Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4)
Sagan, 11 mars 1862.—J'ai lu hier les journaux, et pour ne pas tomber de plein saut dans l'ignorance des choses de ce monde, j'y ai mis plus d'attention que de coutume. Je ne réponds cependant pas d'y avoir plongé très intelligemment; aussi n'y ai-je été frappée que de la liberté de langage de MM. de Pierres, Picard et Jules Favre; ils n'ont épargné aucune critique sur le gouvernement intérieur de la France et ses fallacieuses promesses. Cela rappelait le temps passé, et sans changer actuellement les votes, cela ne peut manquer de déplaire beaucoup et de gêner pas mal en haut lieu, disons mieux: en très bas lieu.
Sagan, 12 mars 1862.—On m'écrit ce qui suit de Paris: «Les discussions dans les deux Chambres ont été chaudes. Pour Palikao, l'affaire a été désagréable. L'Empereur aura pu juger ce que c'est que l'opinion publique. En retirant la proposition, il a bien fait, mais en demandant une somme pour récompenser les grands services, il a fait une faute énorme [360]. Le général Fleury est le coupable de toute cette affaire. C'est lui qui a inventé le général Montauban; puis il a poussé à ce qu'on lui donnât un titre et une dotation.»
Voilà donc la Chambre prussienne dissoute; j'ai bien peur que les mêmes Ministres, incapables d'agir sur l'opinion publique, n'obtiennent une Chambre pire que celle qu'on renvoie [361]. Le monde est au moins aussi malade que moi.
Sagan, 14 mars 1862.—M. Guizot m'écrit de Paris: «Il y a un peu de réveil dans les esprits; mais dans tout cela la médiocrité des hommes égale la gravité des situations; agresseurs ou défenseurs, conspirateurs ou fonctionnaires, tous paraissent petits ou ternes, quelque grandes que soient les choses auxquelles ils touchent. Les Anglais qui sont à Paris disent tous que les tories reprennent de l'ascendant, qu'ils pourraient, s'ils voulaient, dès aujourd'hui renverser le Cabinet, mais qu'il y a dissentiment à ce sujet entre lord Derby et son fils, lord Stanley, le fils étant plus pressé que le père.
Nous sommes un peu inquiets de ce qui se passe en Prusse. Les pessimistes disent qu'elle est, au fond, plus malade que l'Autriche; j'espère qu'elles ne le sont définitivement ni l'une ni l'autre; je craindrais bien plus la révolution en Allemagne qu'en Italie.»
Un ami de M. de Falloux m'écrit aussi: «En quittant Paris, M. de Falloux s'est rendu en Bretagne pour des affaires de famille toutes personnelles. En arrivant à Rennes, il a trouvé au débarcadère deux amis de l'Archevêque pour excuser le prélat de ne pouvoir le recevoir, à cause de dépêches télégraphiques, parties du ministère, pour lui ôter la liberté de voir M. de Falloux, qu'on signale voyageant en Bretagne dans un but politique. Le pauvre prélat était, disaient ses amis, honteux et désolé, mais trop faible pour ne pas fléchir. Si un fait pareil était porté à la tribune comme spécimen de la liberté dont nous jouissons, les Ministres sans portefeuille auraient beau jeu pour nier audacieusement; car c'est là tout leur savoir-faire! Opprimer en criant: Vivent les principes de 1789!
«L'Archevêque de Tours vient de traverser Paris en revenant de Rome; il m'a rapporté une bonne impression. Tous les cardinaux, ainsi que le Saint-Père, lui ont paru très fermes, très résolus, mais sans illusions sur l'issue finale qu'une politique hypocrite leur prépare.»
Sagan, 18 mars 1861.—Voici un petit extrait d'une de mes lettres d'hier: «L'Archevêque de Tours est revenu rapportant d'excellentes impressions de Rome et du Sacré-Collège, qui l'ont accueilli avec une distinction toute particulière. Plus de vingt Cardinaux sont allés le visiter et tous ont annoncé fermeté et résolution dans les épreuves que chacun entrevoit comme très prochaines. Le Saint-Père est préparé à tout et ne songe qu'à sauver l'honneur. L'Archevêque et son compagnon de voyage ont refusé les invitations à dîner du duc de Gramont et du général de Goyon. Dès l'arrivée des prélats à Paris, revenant de Rome, ils ont eu la visite d'un employé supérieur du ministère des Cultes, pour leur reprocher, officiellement, l'inconvenance de ce refus, ajoutant que la seule chose à faire, pour la réparer, était d'aller faire leur cour aux Tuileries et une visite au Ministre. «Ni l'un ni l'autre, a répondu le pieux prélat de Tours.»—«Mais prenez-y garde, a-t-on répliqué, une telle attitude indisposera le Gouvernement contre vous, et l'œuvre de saint Martin en souffrira.»—«A Dieu ne plaise, a repris l'Archevêque, que je sacrifie jamais saint Pierre à saint Martin; ce dernier ne me le pardonnerait pas [362].»
Si, dès le début, le haut clergé de France avait en une attitude aussi nette et aussi digne, bien des disgrâces eussent été épargnées, et à l'Église, et à l'honneur de la France.
C'est aujourd'hui un anniversaire qui pourrait bien ne pas passer inaperçu à Berlin: 18 mars! Il y a quatorze ans qu'il s'est livré une bataille, qui, gagnée, a été reperdue pour le présent et pour l'avenir; le tout en douze heures de temps. Je m'inquiète des manifestations qui pourraient avoir lieu le 22, au jour de naissance du Roi. L'année dernière, à cette date, Berlin était des plus unheimlich [363] et il ne faisait pas bon d'y circuler avec des livrées et des armoiries. Et depuis lors, on a été également faible et imprudent. Les Ministres laissent tout aller à la dérive, et le Roi improvise un peu trop, il me semble! Je voudrais espérer que tout s'apaisera et rentrera dans le calme; mais nous sommes tous sous le réseau des sociétés secrètes; elles sont bien actives et on en trouve la trace à chaque pas.
On me mande de Berlin que la crise ministérielle préoccupe tous les esprits; il paraît que le changement ne sera pas partiel; on ignore encore quelle est la partie qui s'en ira. M. de Bernstorff doit avoir dit que, depuis qu'il est au Ministère, il n'a éprouvé qu'amertume et ingratitude, et qu'entre son poste de Londres et celui de Berlin, il y a toute la distance du ciel à l'enfer [364].
Sagan, 19 mars 1862.—Le journal d'hier m'apporte la composition du nouveau Ministère prussien qui aura, du moins, le mérite de l'homogénéité. Dieu veuille que ce ne soit pas le seul.
De Vienne, on m'écrit de tristes nouvelles. Le général Schlic est mort, le prince Windisch-Graetz a été administré, le comte Walmoden expirant et le pauvre Zedlitz aussi. Toute une génération du bon temps disparue.
Sagan, 20 mars 1862.—Ma cousine de Chabannes m'écrit, de Claremont, que la Reine Marie-Amélie se porte parfaitement bien, mais qu'elle est inquiète du Roi des Belges, qui se fait faire des opérations successives de la pierre, qui l'éprouvent et l'épuisent. Le duc de Brabant, en passant dernièrement par Claremont, y a fait la plus triste impression; il est fort menacé de la poitrine. La princesse de Joinville souffre beaucoup du foie.
Sagan, 24 mars 1862.—J'ai eu hier la visite de mon voisin silésien, le comte de Rittberg, arrivant de Berlin. Voici le résumé de ses dires. Il n'a pas accepté, lui, le Ministère qui lui a été proposé, parce qu'il se sent fatigué corporellement, que sa femme est inquiète de lui et qu'elle a insisté pour qu'il refusât. Je crois que ce qu'il souhaiterait serait de remplacer le prince de Hohenlohe à la présidence de la Chambre des seigneurs. Il dit du bien des nouveaux Ministres qu'il connaît; il les dit très honnêtes, sincèrement dévoués au Roi, n'appartenant pas au parti de la Croix, comme le parti démocratique se plaît à les représenter. Il les dit capables, chacun dans sa spécialité; il craint seulement que le talent parlementaire leur fasse défaut. Il ajoute que si le Roi avait fait, il y a six mois, ce qu'il vient de faire maintenant, il y aurait d'assez bonnes élections, tandis qu'aux mauvaises élections de décembre dernier, nous en verrons succéder, très probablement, de détestables au mois de mai. Il regrette qu'on se soit tant hâté de dissoudre la Chambre; il en accuse les Ministres sortants, qui, ayant jugé qu'ils seraient battus sur toutes les questions, ne s'étaient pas souciés d'en avoir la honte; que d'ailleurs, la désunion dans le Cabinet rendait tout impossible. Il est surtout fort irrité contre le comte Schwerin et M. d'Auerswald; il voit dans l'esprit borné et doctrinaire du premier, dans les expédients souvent peu loyaux dont le second leurrait le Roi, les deux principales causes des grandes difficultés du moment. Il désire vivement qu'Auerswald ne reste pas à Berlin, car il craint ses intrigues à la sourdine.
J'ai eu hier une lettre de Paris: «On va nous retirer les petites libertés qui nous ont été données le 24 novembre. La discussion des Chambres prouve que le Gouvernement ne peut supporter le contrôle et les observations motivées. Le discours du député de Rouen a produit un effet immense; on a bien sapé M. de Persigny; il n'en reste pas moins [365]. Il coûte cher à l'Empereur; il a quinze cent mille francs de dettes. Dernièrement, l'Empereur lui reprochait d'être resté trois jours sans paraître à l'hôtel de son ministère. «Auriez-vous préféré, a-t-il répondu, que je fusse arrêté? J'avais signé un billet de trois cent mille francs et je serais à Sainte-Pélagie si je ne m'étais pas caché.» L'Empereur fit chercher la somme et la lui remit.
La première et la dernière lettre adressées par la duchesse de Dino et de Talleyrand à sa petite fille, la princesse Radziwill, née Castellane.
I
Sagan, 3 janvier 1859.
Ma chère Marie, je te remercie de ta lettre du 20 décembre et des bons souhaits qu'elle contient pour moi; qui, de mon côté, prie Dieu avec ferveur pour ta santé et le développement de ton âme et de ton intelligence. Tu es en bonnes mains, en bon air [366], et les fréquentes visites de ta chère maman [367] et d'Antoine [368] te procurent de douces distractions! J'espère aussi que nous ne tarderons pas à nous revoir, ma chère Minette, et que nous nous aimerons encore plus après nous être embrassées en réalité. En attendant je t'envoie de loin mes baisers et mes bénédictions.
D. D Duchesse DE SAGAN TAL.
II
Sagan, 31 août 1862.
Ma chère fillette,
Merci des intéressants détails sur la petite visite de notre Saint Évêque [369]. Il a eu la grande bonté de m'écrire lui-même quelques lignes du cher asyle [370]!
Je ne m'étonne pas du succès de Georges [371] auprès de lui, car il est de la sphère des anges!
Je suis ravie que tu puisses retrouver ton mari ici. Tu sais que vous êtes mes CHERS enfants.
Ton beau-père s'est annoncé pour ce soir. Ton oncle Dino et Élisabeth [372], à l'improviste pour cette nuit. Probablement un article stupide des journaux de Berlin, par lequel il m'aura cru à toute extrémité, aura réveillé son inquiétude et hâté son arrivée. Enfin Louis [373] s'annonce pour demain ou après-demain. Je vais être terriblement envahie. Je voudrais que M. de Bacourt [374] vînt m'abriter.
Boson [375], Jeanne [376] et Adalbert [377] viennent aussi me menacer!
Certes, je ne manque pas de cœur pour mes enfants; mais je manque de force pour écouter, pour entendre, pour parler, pour répondre; dès que j'ai fait le plus petit effort, les vomissements reprennent et la transpiration m'inondent! Adieu, ma chère fille, j'ai pour toi et pour Dear Rochecotte une affection toute exceptionnelle.
P.-S.—Toi et ton mari ne me gênent ni en santé ni en maladie et quant à ton frère, il serait aussi le très bien venu. Tu sais que je te dis vrai.
Sagan, 2 avril 1862.—On me mande que la plupart des évêques de France répondront à l'appel qui leur a été fait de Rome pour les martyrs japonais [378]; qu'ils partiront en avertissant le Gouvernement, mais sans demander de permission, et que l'Empereur n'en sera pas trop mécontent. Cette question romaine l'embarrasse tellement qu'il en est, dit-on, encore plus attristé qu'irrité. M. de Lavalette se défend d'être mal avec le Pape [379], c'est avec M. de Goyon qu'il ne peut vivre.
La Reine Marie-Amélie va passer un mois à Holland-House pour être plus près de la grande Exposition dont elle est curieuse. Être encore curieuse, à son âge, et après avoir été crucifiée! c'est merveilleux et enviable!
Le prince Windisch-Graetz laisse six enfants et très peu de fortune; il avait de gros traitements qui finissent avec lui; sa fille, veuve, sans enfants, âgée de vingt-six ans, qui, depuis son veuvage s'était consacrée à son père, est particulièrement à plaindre. Les journaux allemands ont donné un récit touchant des obsèques qui ont eu lieu à Vienne et à Prague; et surtout, de ce qui s'est passé dans cette dernière ville au haut du Hradchin, où le cardinal Schwarzenberg, beau-frère du défunt, a béni le corps, et d'où les salves de deuil ont retenti du même point, juste d'où l'illustre mort a tenu la ville en échec, lorsqu'il a sauvé à son maître la couronne de Bohême, en 1848. Naturellement, le cortège aurait dû traverser le bas de la ville pour prendre la route de Tachau, où se trouve le caveau de famille; mais l'Empereur a donne l'ordre que le cortège traversât toute la ville, montât au haut du Hradchin où se trouve la Cathédrale, fît halte à la porte de l'église et y reçût les honneurs militaires. Le concours de monde de tous les genres paraît avoir été énorme, et le recueillement touchant et honorable.
Sagan, 1er mai 1802.—Voici le joli mois arrivé tout plein de soleil, de verdure et de parfums. Eh bien! tout cela me semble une dérision, car ce soleil n'éclaire pour moi que des souffrances qui augmentent à chaque instant de cruauté. Je n'ai pour ainsi dire plus un moment de vrai répit. Cependant voici deux jours que je suis sortie; mais hier, après une tournée d'une demi-heure dans le parc, je suis rentrée pour être torturée avec une rage incessante qui vient de me ressaisir.
Ici s'arrête la Chronique. La maladie de celle qui l'écrivit allait chaque jour s'aggravant; les eaux d'Ems, pas plus que celles du Schlangenbad qu'elle prit ensuite, n'apportèrent aucune amélioration à son état. Elle avait hâte de retourner à Sagan pour y mourir, comme elle le répétait sans cesse.
En effet, elle atteignit Sagan le 3 août, et expira le 19 septembre 1862.
FIN
PIÈCES JUSTIFICATIVES
I
Article du Times donné par le Galignany du 17 février 1853.
L'adresse aux dames américaines, partie de Stafford-House, a reçu l'accueil auquel nous nous attendions. Les dames du monde de l'État de Virginie qui, à l'exemple de leurs mères, ont toujours eu des esclaves, se soulèvent maintenant à l'unanimité contre cette ingérence dans ce qu'elles considèrent comme un privilège séculaire.
Par l'organe d'un journal de la Virginie, le Richmond-Enquirer, ces dames en appellent à Mme Julia Gardiner Tyler (l'ex-présidente Tyler, comme on l'appelle officiellement), qui, élevée par ses alliances, ses talents, sa naissance, son mariage avec l'ex-président, et enfin, par son long séjour dans une plantation de Virginie comme maîtresse d'une colonie d'esclaves, était le digne champion de l'esclavage considéré comme institution sociale.
Appelée par un pareil devoir, l'illustre citoyenne prit la plume et ne l'a quittée qu'après avoir fait justice sommaire de la Duchesse (de Sutherland) et de ses amis.
Notre correspondant de New-York, qui est, certes, fort américain, ne s'est pas rendu compte, comme il aurait dû le faire, de l'importance à donner à cette rivalité de dames en colère, se battant aux yeux du monde pour leurs compatriotes. Nous ne doutons point que, malgré les huit années passées à la tête d'une plantation, Mme Tyler ne soit encore jeune, belle, intelligente et charmeuse, comme le décrit le New-York Herald; mais décidément, on peut dire qu'elle est agressive et bavarde. Elle voudrait que la doctrine de Monroe fût appliquée, non seulement au territoire, mais aussi aux institutions de l'Amérique du Nord; et elle se venge de la Duchesse, en énumérant soigneusement toutes les allusions déplaisantes pour les institutions anglaises que lui fournissent son intelligence, sa mémoire et ses amis. Au fait, en allant au fond des choses, nous y trouvons pour les neuf dixièmes des redites; comme la presse anglaise semble prendre un soin tout particulier de mettre les étrangers au courant de nos défauts, la tâche de cette dame était facile, et l'intérêt pour le lecteur anglais en reste minime.
En disant que la réponse de Mme Julia Tyler contient des redites et des contradictions, nous devons ajouter que le même jugement peut s'appliquer à la Duchesse. On n'aurait jamais dû publier une lettre ouverte, capable de provoquer une semblable réponse, et, d'autre part, quand une semblable publication a été faite et que le bon sens du pays où elle a eu lieu la désapprouve, les personnes auxquelles elle était adressée auraient donné une preuve de tact en ne la relevant pas.
Il faut dire à l'honneur des dames américaines qu'aucune d'entre elles n'a répondu, à l'exception de la propriétaire d'une plantation de tabac, seule capable, peut-être, de manier la plume avec autant de férocité. Elle ne nous fait grâce sur aucun point: l'Islande, la corruption de la métropole, le Dun robin Estate, l'ancien commerce des esclaves, les diamants de la duchesse de Sutherland, notre journalisme, notre impôt des pauvres, nos souscriptions de bienfaisance, notre reine, nos évêques, nos hommes d'État, nos importations de coton et nos larmes de crocodile, tout, tout est successivement attaqué avec autant d'adresse que d'âpreté, tout et tous ont leur part.
Nous en sommes redevables à une petite coterie de femmes philanthropes, que les souffrances de l'oncle Tom et de ses compagnons héroïques touchèrent au point de leur faire oublier que ces types, modèles de toutes les vertus, étaient le fruit du système qu'elles blâmaient.
Notre métier de journaliste nous met en contact si intime avec la fragilité de notre édifice social, que nous hésitons à lancer des pierres que nos adversaires pourraient trop facilement nous rejeter.
La témérité de l'appel Sutherland prouve que les belles plaignantes ne connaissent aucunement les maux existant beaucoup plus près d'elles, qu'il aurait été peut-être de leur devoir de connaître et de secourir. Cependant, nous ne saurions subir les verges de Mme Julie sans réagir; nous ne saurions tolérer que l'ex-présidente Tyler écrive, comme si l'Angleterre n'avait jamais rien fait, rien souffert, rien payé pour la cause de l'abolition de l'esclavage. Nous ne saurions admettre que rien n'ait changé chez nous, depuis le temps où la Reine Anne partageait, avec le Roi d'Espagne, le gain produit par la traite des nègres, et que nos hommes d'État, nos législateurs, nos prélats, nos pairesses, soient ce qu'ils étaient encore il y a deux cents ans. Pour appuyer son raisonnement, la belle Julie attribue le procès Wilberforce et Clarkson à des causes que jamais le lutteur n'aurait imaginées. Selon elle, il serait dû à l'envie que nous éprouvons pour les États-Unis, au désir de nous venger du succès de leur récolte, la douleur d'y avoir perdu un marché (que d'ailleurs nous n'avons pas perdu), au dessein infâme de semer la discorde entre les États du Nord et du Sud, et à d'autres motifs semblables qui pourront paraître évidents à une certaine classe de femmes, mais qui paraissent absurdes à tout homme de bon sens.
Nous voudrions encore prier la belle lutteuse de Sherwood-Forest de jeter un regard sur l'espace occupé sur la carte par son pays, baigné, comme elle le dit, par deux Océans, et de le comparer à celui qu'occupent les Iles-Britanniques; elle verrait qu'on peut nous excuser, si nous avons plus de peine à nourrir une population de trente millions, que les Américains pour en nourrir une de vingt-six. Elle aurait beaucoup mieux fait, pour avoir raison, si, en défendant les institutions de son pays contre toute ingérence anglaise, elle ne se fût pas mêlée de nos affaires; mais, elle se mêle de nos institutions et perd, en les attaquant, le terrain gagné en défendant celles de son pays, justifiant presque, ainsi, l'intervention des philanthropes de Stafford-House. Les institutions monarchiques et aristocratiques, dont elle parle, durent depuis dix siècles et nous ne pourrions, même en le voulant, nous en débarrasser aisément. D'ailleurs, il est incontestable qu'elles ont beaucoup contribué à la formation du caractère de notre race, dont les États-Unis eux-mêmes sont le plus éclatant résultat.
Nous avons encore à régler avec Mme Tyler une petite affaire pour notre propre compte. Quel droit a-t-elle de dire que la lettre de Stafford-House a eu son origine dans les journaux? Nous n'en avons rien su, jusqu'à ce qu'elle fut approuvée par le conclave et couverte de nombreuses signatures. Il nous est fort pénible d'avoir été crus les complices de cette singulière affaire. Quant aux éloges patriotiques, dont Mme Tyler a enjolivé sa réplique, nous sommes enchantés de pouvoir en reconnaître l'exactitude; nous apprécions, selon leur mérite, le territoire des fleuves, les deux Océans, le sol, les ports, la population, l'esprit d'entreprise, la politique, le coton, le riz et le tabac des États-Unis, et quoique nous en ayons souvent entendu parler, nous sommes enchantés qu'une belle dame vienne nous les rappeler; mais nous ne comprenons pas comment toutes ces belles choses puissent nous empêcher de prendre des mesures pour l'abolition complète de l'esclavage.
II
NOUVELLES DISSIDENCES ENTRE LES PRINCES D'ORLÉANS
ET LE COMTE DE CHAMBORD
Lettre du comte de Chambord au duc de Nemours.
5 février 1857.
MON COUSIN,
J'ai lu votre lettre avec un profond sentiment de tristesse et de regret. J'aimais à penser que nous avions compris de la même manière la réconciliation accomplie entre nous, il y a bientôt quatre ans. Ce rétablissement de nos rapports politiques et de famille, en même temps qu'il plaisait à mon cœur, semblait à ma raison un gage de salut pour la France et une des plus fermes garanties de son avenir. Pour justifier mon espérance, pour rendre notre union efficace et digne tout ensemble, il ne fallait que deux choses qui étaient bien faciles: rester de part et d'autre également convaincus de la nécessité d'être unis, mais vouer une confiance inébranlable en nos mutuels sentiments.
Je n'ai pas douté de votre dévouement aux principes monarchiques; personne ne peut mettre en question mon attachement à la France, mon respect de sa gloire, mon désir de sa grandeur et de sa liberté. Ma sympathique reconnaissance est acquise à tout ce qui s'est fait par elle, à toutes les époques, de bien, d'utile et de grand. Ainsi que je n'ai cessé de le dire, j'ai toujours cru, et je crois toujours à l'inopportunité de régler, dès aujourd'hui, et avant le moment où la Providence m'en imposerait le devoir, des questions que résoudront les intérêts et les vœux de notre patrie. Ce n'est pas loin de la France et sans la France, qu'on peut disposer d'elle.
Je n'en conserve pas moins ma conviction profonde, que c'est dans l'union de notre maison, et dans les efforts communs de tous les défenseurs des institutions monarchiques que la France trouvera un jour son salut. Les plus douloureuses épreuves n'ébranlent pas ma foi.
III
Lettre adressée par l'Empereur Napoléon III au Pape Pie IX le 31 décembre 1859.
TRÈS SAINT-PÈRE,
La lettre que Votre Sainteté a bien voulu m'écrire le 2 décembre m'a vivement touché, et je répondrai avec une entière franchise à l'appel fait à ma loyauté.
Une de mes préoccupations, avant comme après la guerre, a été la situation des États de l'Église, et certes, parmi les raisons puissantes qui m'ont engagé à faire si promptement la paix, il faut compter la crainte de voir la révolution prendre tous les jours de plus grandes proportions. Les faits ont une logique inexorable, et, malgré mon dévouement au Saint-Siège, malgré la présence de mes troupes à Rome, je ne pouvais échapper à une certaine solidarité avec les effets du mouvement national, provoqué par la lutte contre l'Autriche.
La paix une fois conclue, je m'empressai d'écrire à Votre Sainteté pour lui soumettre les idées les plus propres, suivant moi, à avancer la pacification des Romagnes, et je crois encore que si, dès cette époque, Votre Sainteté eût consenti à une séparation administrative de ces provinces et à la nomination d'un gouvernement laïque, elles seraient rentrées sous son autorité.
Malheureusement, cela n'a pas eu lieu, et je me suis trouvé impuissant à arrêter l'établissement du nouveau régime. Mes efforts n'ont abouti qu'à empêcher l'insurrection de s'étendre, et la démission de Garibaldi a préservé les Marches d'Ancône d'une invasion certaine.
Aujourd'hui le Congrès va se réunir. Les puissances ne sauraient méconnaître les droits incontestables du Saint-Siège sur les Légations. Néanmoins, il est probable qu'elles seront d'avis de ne pas recourir à la violence pour les soumettre; car si cette soumission était obtenue à l'aide des forces étrangères, il faudrait encore occuper les Légations militairement pendant longtemps. Cette occupation entretiendrait les haines et les rancunes d'une grande portion du peuple italien, comme la jalousie des grandes puissances; ce serait donc perpétuer un état d'irritation, de malaise et de crainte.
Que reste-t-il donc à faire? car enfin, cette incertitude ne peut pas durer longtemps. Après un examen sérieux des difficultés et des dangers que présentaient les diverses combinaisons, je le dis avec un regret sincère, et quelque pénible que soit la solution, ce qui me paraîtrait le plus conforme aux intérêts du Saint-Siège, ce serait de faire le sacrifice des provinces révoltées. Si le Saint-Père, pour le repos de l'Europe, renonçait à ces provinces qui, depuis cinquante ans, suscitent tant d'embarras à son gouvernement, et qu'en échange, il demandât aux puissances de lui garantir la possession du reste, je ne doute pas du retour immédiat de l'ordre. Alors, le Saint-Père assurerait, à l'Italie reconnaissante, la paix pendant de longues années, et au Saint-Siège, la possession paisible des États de l'Église.
Votre Sainteté, j'aime à le croire, ne se méprendra pas sur les sentiments qui m'animent; elle comprendra la difficulté de ma situation; elle interprétera avec bienveillance la franchise de mon langage, en se souvenant de tout ce que j'ai fait pour la religion catholique et pour son auguste chef.
J'ai exprimé, sans réserve, toute ma pensée et je l'ai cru indispensable avant le Congrès. Mais je prie Votre Sainteté, quelle que soit sa décision, de croire qu'elle ne changera en rien la ligne de conduite que j'ai toujours tenue à son égard.
En remerciant Votre Sainteté de la bénédiction apostolique qu'elle a envoyée à l'Impératrice, au Prince Impérial et à moi, je lui renouvelle l'assurance de ma profonde vénération.
De Votre Sainteté, votre dévot fils,
NAPOLÉON.
Palais des Tuileries, le 31 décembre 1859.
Cette pièce est tirée du Journal des Débats du 12 janvier 1860.