Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4)
Sagan, 5 janvier 1854.—Lady Westmorland m'écrit de Vienne du 3: «Cette nouvelle année s'ouvre bien tristement. Je ne vois pas de possibilité de paix depuis la déclaration qui accompagne l'envoi des flottes dans la mer Noire. Cette pièce est venue briser l'espoir que nous avions d'un bon résultat aux démarches faites par les quatre Puissances réunies, et auxquelles la réponse n'est point encore arrivée de Constantinople.»
Sagan, 7 janvier 1854.—J'ai lu les cent premières pages de l'ouvrage de Villemain intitulé: Souvenirs historiques et littéraires [107]. Assurément, je suis ravie du style, des pensées, des jugements. Seulement, comme j'ai connu M. de Narbonne, je m'avise de penser et même de dire, tout bas, que Villemain s'est amusé à fabriquer un M. de Narbonne. Le véritable était autre. Mais à une époque où on dit et où on croit du mal de tout le monde, même de ceux auxquels on a été le plus redevable, on est bien aise de voir quelqu'un trompé par la louange. Du reste, l'erreur n'est certainement pas involontaire: c'est un cadre bien choisi et spirituellement rempli pour stigmatiser le présent qui déplaît, à juste titre, par le contraste avec le passé. Pour ce qui regarde les passages sur M. de Talleyrand, j'aurais voulu une impartialité moins absolue. Le jugement est sans haine, sans aigreur, peut-être même sans injustice; mais aussi, il est sans faveur, et fort en deçà, comme bienveillance, de la part que M. Villemain fait à M. de Talleyrand dans les pages si belles que l'ingratitude de Thiers lui a inspirées. Villemain touche même à l'injustice en représentant M. de Talleyrand comme beaucoup plus insouciant et froid pour ses amis, qu'il ne l'était en effet. Je me souviens, du reste, fort bien que M. de Narbonne et M. de Choiseul se plaignaient que leur ancien camarade de collège leur rendait bien moins de services qu'à Montrond, Sainte-Foix et Cie. Certes, M. de Talleyrand avait tort de se laisser arracher pieds et ailes par des gens tarés; mais M. de Choiseul oubliait cinquante mille francs qu'il devait à mon oncle, et dont celui-ci a fait généreusement remise à sa succession; et, quant à M. de Narbonne, qu'il trouvait spirituel causeur et aimable convive, il n'en faisait aucun cas comme homme politique, ni même comme homme privé. M. de Talleyrand prétendait que Mme de Staël faisait ses discours pendant son ministère de la guerre, même ses rapports sur l'état de l'armée et des forteresses; il avait mille contes plaisants à ce sujet.
M. de Narbonne a longtemps vécu des privations que s'imposaient la généreuse abnégation et l'aveugle dévouement de la vicomtesse de Laval, dont M. de Narbonne acceptait les sacrifices sans ménager son amie, ni dans ses propos, ni dans ses actions. M. de Narbonne a laissé des dettes à Vienne, que M. de Talleyrand, lors du Congrès, s'est hâté de payer pour ne pas ébruiter des désordres qui auraient souillé la mémoire de son ami d'enfance. Voilà ce que Villemain ignore sans doute, et qu'il n'eût pas été à propos de citer; seulement, la froideur qu'il reproche à M. de Talleyrand n'était pas réelle, ou s'il en éprouvait pour M. de Narbonne, elle était motivée.
Des trois amis, que j'ai connus d'assez près pour les juger, quoique je fusse fort jeune encore, lors de la mort de M. de Narbonne, le plus aimable, le plus simple, celui dont le goût était le plus fin et les façons les plus nobles, était assurément M. de Talleyrand, et cela à grande distance.
M. de Choiseul qui, tout d'abord, à mon arrivée en France, quand j'avais quinze ans, m'avait prise en amitié, prédisait à M. de Talleyrand, qui ne s'en doutait pas, que j'avais de l'esprit et que je serais distinguée un jour. M. de Choiseul que j'aimais et qui a passé beaucoup de temps chez moi, à Rosny et à Paris, M. de Choiseul était le plus instruit des trois, d'un commerce sûr, d'une conversation un peu trop abondante pour être vive, mais toujours instructive et attachante, sans éclat, mais du goût d'ailleurs le plus irréprochable. Celui de M. de Narbonne était souvent fort risqué, surtout avec les jeunes femmes, il aimait les antithèses et visait à l'effet; il brillantait trop. A un âge où il aurait été plus convenable d'imiter les allures paternelles de M. de Choiseul, il conservait celles qui jadis lui avaient valu des succès d'un autre genre.
Je me souviens qu'il avait pris à tâche de m'éblouir, il ne parvenait qu'à m'embarrasser. Un jour, à un petit dîner chez ma mère, où chacun entendait ce que disaient les autres, M. de Narbonne se mit à me faire des compliments très directs, mais sous la forme de contre-vérités, parlant de mes petits yeux, de mes airs à la fois gauches et féroces, etc. Je ne comprenais pas bien, et mes dix-sept ans ne trouvaient pas de répliques à une langue dont le dictionnaire était fermé pour moi. M. de Talleyrand me prit en pitié, ou plutôt, bien aise de donner un coup de patte à M. de Narbonne, il reprit tout haut: «Tais-toi, Narbonne, Mme de Périgord est trop jeune pour te comprendre et trop allemande pour t'apprécier.» Parler de ma jeunesse était une critique pour l'un, parler de mon allemanderie une critique pour l'autre. Il y en avait donc pour chacun, mais même, en me laissant arracher plume de mon aile, je sus gré à mon oncle de m'avoir délivrée de mon persécuteur.
Les hommes de cette époque, et j'en ai encore vu et connu plus d'un, m'ont toujours semblé mettre bien plus leur esprit dans la conversation que dans leurs actions, leurs affaires et leurs correspondances privées.
Sagan, 9 janvier 1854.—Je suis à moitié du livre de Villemain; j'y trouve un peu trop de conversation faite. Il est évident que si le fond des pensées, des opinions est exact, que, si même quelques expressions sont originales, il est cependant impossible que le mot à mot soit textuel, car il aurait fallu que, dans le tête-à-tête de l'Empereur Napoléon et de M. de Narbonne, ils eussent été l'un et l'autre des sténographes. Dès lors, il y a trop de Villemain dans ces longues citations, ce qui leur ôte de l'importance historique, quoique le style de l'écrivain reste charmant et brillant, sage, habile et élégant; seulement, il y a un peu trop de prévisions, après coup.
Berlin, 15 janvier 1854.—M. de Humboldt m'a parlé avant-hier de M. de Narbonne et de M. Villemain; il n'honore pas beaucoup la mémoire de l'un, ni le caractère du second.
Ici, il y a une disposition généralement soucieuse; il me semble entendre murmurer que la neutralité sera bien difficile à conserver; et, si on la rompt ici, ce ne sera pas au profit de l'alliance française.
J'ai achevé la lecture de Villemain, les morceaux sur la Sorbonne et sur M. de Feletz contiennent de jolies, de justes et bienveillantes phrases sur M. de Talleyrand. Les allusions critiques contre Louis-Napoléon y sont plus claires encore, un peu trop tirées par les cheveux; mais cela m'a plu beaucoup, comme langue et comme mouvement.
J'ai lu l'article de Cousin sur Mme de Sablé dans la Revue des Deux Mondes [108]. On voit bien que Cousin n'en n'est pas rétrospectivement amoureux, comme de Mme de Longueville; c'est pâle et froid, mais c'est une silhouette de plus, d'un temps dont j'aime jusqu'aux découpures. Comme Cousin garde rancune à Mme de Sablé de ne pas s'être exposée à la petite vérole de Mme de Longueville! C'est drôle d'être si fort d'un autre temps, quand on est tellement du sien: bourgeois et philosophe, converti à la Fronde et à Port-Royal.
Ce sont là, du reste, de bonnes conversions au moins! Il y en a de tout aussi inattendues qui n'ont pas la même grâce, témoin MM. de La Rochejaquelein et Pastoret [109].
Le maréchal Radetzky perd à peine une habitude en perdant sa femme, habitude qui avait été vingt-cinq ans interrompue pour raisons très multipliées [110].
On fera à Berlin les plus grands efforts pour prolonger la neutralité; mais, si on était absolument forcé d'y renoncer, je ne crois pas que ce soit au profit de l'alliance anglo-française. On dit ici que M. de Nesselrode est tombé sérieusement malade. Nouvelle complication. Il paraît qu'il était fortement prononcé contre la guerre et que toute cette affaire lui a fait faire bien du mauvais sang.
Berlin, 24 janvier 1854.—On n'entend parler que de maladies et de guerre. Quelle triste perspective! J'apprends à l'instant qu'Orloff est attendu ici aujourd'hui. On se demande pourquoi, et on est fort agité [111].
Les gazettes de Berlin disent qu'Orloff est à Vienne; celles de Vienne qu'il est à Berlin. C'est drôle, mais ce n'est pas risible.
L'Autriche est très aigrie contre les Turcs qui, au lieu d'accomplir la clause du traité conclu avec Vienne, par laquelle la Porte s'engageait à interner en Asie les réfugiés, sujets autrichiens, les laisse tous venir se mêler activement à la lutte sur le Danube. L'Autriche vient en conséquence de faire marcher un corps considérable d'observation vers les frontières ottomanes. La Russie a proposé à Vienne et ici, un traité par lequel la neutralité de la Prusse et de l'Autriche serait reconnue pour le moment, mais aussi par lequel la Russie, la Prusse et l'Autriche s'engageraient à s'entr'aider réciproquement pour maintenir l'intégrité de leurs territoires respectifs, dans le cas où cette intégrité se trouverait violée sur un point quelconque. Cette proposition n'a reçu, jusqu'ici, du Cabinet prussien, que des réponses évasives.
L'Autriche, qui prévoit des attaques en Italie, pourrait s'y montrer plus favorable; il y a, du reste, des personnes qui prétendent que les vaisseaux anglais voudront pénétrer assez avant dans la Baltique pour exciter des mouvements dans la Pologne russe, qui ne s'arrêteraient pas là, et qui feraient immédiatement soulever la Pologne prussienne, ce qui ne permettrait pas au Cabinet de Berlin de rester neutre. Tout est compliqué et le lendemain n'appartient plus à la veille.
Berlin, 1er février 1854.—Nous voici au début d'un mois qui éclaircira l'horizon politique; mais j'ai peur que ce ne soit bien plus à coups de canon, que par les rayons d'un joyeux soleil, que les nuages ne se rompent.
Orloff est bien décidément à Vienne; il y a des personnes qui croient que, vu les réponses évasives faites ici à M. de Budberg, Orloff ne se souciera, ni de les modifier, ni de les entendre confirmer.
J'ai vu une lettre de Paris qui annonce que, bien décidément, Brunnow et Kisséleff s'en vont, que Mme de Lieven est au désespoir, mais qu'elle se dispose à suivre ce dernier à Bruxelles. On ajoute que la France et l'Angleterre n'admettent pas que la Prusse et l'Autriche restent simples spectatrices de la lutte; et que l'on ne tardera pas, de Paris et de Londres, à les mettre en demeure de se prononcer en impliquant tacitement: à bon entendeur salut; que, si on ne se réunit pas à l'Occident pour combattre le Czar, l'Italie sera soulevée, et les provinces rhénanes de même, par des irruptions armées auxquelles les populations seraient fort disposées à répondre. De l'autre côté, l'Empereur Nicolas pourrait bien faire des propositions plus ou moins menaçantes. Il est certain que pour ici le moment est bien embarrassant et bien gros d'éventualités.
Berlin, 4 février 1854.—Le but de la mission d'Orloff à Vienne est tenu fort secret; on en est à des conjectures; ce qui est certain, c'est qu'elle ne mène pas à la paix entre l'Occident et l'Orient. Il est fort douteux qu'il vienne ici. A Vienne et à Berlin, on a répondu à M. de Bourqueney, qui voulait faire modifier cette neutralité au profit de son gouvernement, qu'on la conserverait réelle tant qu'on ne chercherait pas à susciter des embarras à l'Autriche en Italie; mais, qu'à la première étincelle, la neutralité autrichienne se romprait en faveur de la Russie.
On m'écrit de Paris qu'on y attend le Duc et la Duchesse de Brabant en échange de la visite du prince Napoléon à Bruxelles [112]. Il paraît que lord Palmerston pour éviter, le cas échéant, que la France ne fît irruption conquérante en Belgique, aurait rapproche les deux Cours de Laeken et des Tuileries, et négocié ces visites. Il faut convenir que si le Duc et la Duchesse de Brabant vont aux Tuileries, lui, portera un grand sacrifice à l'intégrité de la Belgique, car le petit-fils de Louis-Philippe, surtout après les décrets du 22 janvier [113], rentrant aux Tuileries comme hôte de Louis-Napoléon, quelle tache et quelle amertume!
Berlin, 8 février 1854.—Le départ des diplomates russes est accompli à Londres et à Paris. Orloff et Budberg n'ont rien obtenu ni à Vienne, ni ici, mais Bourqueney et de Moustiers n'ont rien obtenu non plus. On se tient dans la plus rigoureuse neutralité; elle coûte à la reconnaissance de l'Empereur d'Autriche ainsi qu'aux liens de parenté de la Prusse. Ainsi on cherchera à maintenir l'équilibre le plus longtemps que faire se pourra. Mais, ou il faudra que l'Empereur Nicolas cède, ce dont je doute, ou que les Puissances allemandes l'aident efficacement, ce qui est contre leurs intérêts, ou qu'elles le combattent avec la France et l'Angleterre, ce qui est contre leur goût; car, pour maintenir longtemps cette rigoureuse neutralité proclamée aujourd'hui, je ne crois pas que cela se puisse.
Berlin, 12 février 1854.—Le comte de Stolberg est mort, âgé de soixante-neuf ans, plein de vie, de force, de santé et de vertu; serviteur dévoué du Roi, père de famille excellent, ami sûr et affectueux, le seul grand seigneur dans l'âme et dans les formes qui restât ici; il a fini sa vie laborieuse en chrétien, après cinq jours d'une maladie aussi inattendue que fatale. Il s'était écorché à la jambe à la chasse du Roi; il n'a pas soigné ce mal qui, en un rien de temps, a amené un érésipèle; celui-ci a tourné immédiatement à la gangrène, et tout a été fini. Le Comte était venu chez moi le samedi 4, au soir, il était resté bien longtemps seul à seule à causer de bien des choses qui le préoccupaient dans l'intérêt de son maître. Le dimanche 5, il m'a écrit pour me donner un renseignement que je lui avais demandé; le lundi, il s'est couché, et hier samedi, il est mort à l'heure même où il devait dîner chez moi. Je suis très affectée de cette perte; il m'avait rendu de très bons offices, son zèle pour moi augmentait en raison d'une connaissance plus approfondie de mon caractère qui lui inspirait estime et confiance. Tout cela est fini. Du reste, il était personnellement bien fatigué, et dégoûté de sa tâche, que son dévouement chevaleresque pour son maître pouvait seul lui faire supporter. Il est au repos maintenant, repos bien mérité et que Dieu lui rendra particulièrement doux et lumineux, car il a porté pieusement la lourdeur et la chaleur du jour, comme dit l'Écriture.
On n'en est encore à Vienne et à Berlin qu'à la neutralité; les affections de famille combattront longtemps encore ici une union étroite contre la Russie; cependant, elles ne seront pas insurmontables. A Vienne, on se prêterait plus facilement à une entente, si déjà on ne croyait à des intrigues révolutionnaires fomentées par les Puissances occidentales en Italie et par la mauvaise foi des Turcs qui, contrairement aux traités, emploient des réfugiés hongrois sur le Danube. Tout est suspens, incertitude, obscurité.
Berlin, 17 février 1854.—Les femmes assistant ici aux cérémonies funèbres, dont elles sont exclues en France, j'ai été à la bénédiction ou lever du corps du comte de Stolberg. Un monde énorme s'était réuni à la maison mortuaire, à commencer par le Roi et la Reine qui étaient tous deux en larmes et suffoquant de sanglots. Les chants, la liturgie et surtout le discours du pasteur protestant, parfaitement simple et doux, comme l'était celui dont il avait à parler; tout l'arrangement matériel de la grande salle où se trouvait la bière (il était sept heures du soir), tout était en harmonie et m'a fait une impression profonde.
Je viens de lire la lettre de Louis-Napoléon au Czar, qui est dans tous les journaux; il ne m'appartient pas d'en discuter la justice et l'exactitude politique, mais en tout cas, je trouve de la dernière inconvenance de publier une lettre confidentielle, de souverain à souverain, sans même en avoir attendu la réponse. Voilà une façon de faire, révolutionnaire s'il en fut [114]. Il me semble de la disposition des esprits ici, qu'il y a une confusion inimaginable, des factions et des scissions à l'infini, et à tout prendre, un grand dégoût des formes représentatives, auxquelles le pays n'est pas accoutumé, qui dérangent la vie privée de chacun, blessant les uns sans satisfaire les autres. Les Prussiens des bords du Rhin, plus rapprochés de cette forme de gouvernement, se trouvent en opposition avec les mœurs, les coutumes et les tendances des anciennes provinces. Il résulte de l'indifférence des uns, des dégoûts des autres, de la vivacité de certains groupes, de grandes aigreurs sociales et une stagnation fatale pour les intérêts de la localité qui restent en suspens.
On accuse le Prince et la Princesse de Prusse d'avoir fait dévier par leur influence la fraction Hohenlohe [115] et de l'avoir jetée à gauche pour faire crouler M. de Westphalen, ministre de l'Intérieur, qui seul, dans le Cabinet, appartenait à la droite pure. Le Ministre du Commerce est un Rhénan dont les tendances sont différentes. M. de Manteuffel se laisse ballotter et ne sait comment suffire tout à la fois aux grandes complications extérieures et aux irritantes questions intérieures. En un mot, il y a des tiraillements et un décousu déplorables.
Quant à ce qui est de la politique extérieure, il me semble voir quatre partis se dessiner très nettement. Le parti russe qui aurait voulu que les propositions Budberg-Orloff fussent acceptées, qui tremble de la rupture plus marquée avec la Russie et qui cherche à l'empêcher par toutes les influences de famille. Peut-être, pourrait-on personnifier ce parti plus précisément en disant qu'il se place sous l'étendard du Prince Charles de Prusse.
Puis vient le parti autrichien qui désire, avant tout, que les Cabinets de Vienne et de Berlin se tiennent fermement unis dans une neutralité armée, et également armée contre l'Ouest et l'Orient, alliance à laquelle se rattacherait toute l'Allemagne; celle-ci se fractionnerait si l'Autriche et la Prusse ne marchaient pas identiquement ensemble; et une fois l'Allemagne scindée, elle deviendrait bien vite la pâture de ses ambitieux voisins. Peut-être la Reine est-elle la personne dans laquelle ce parti autrichien trouve le plus de sympathie.
Le troisième parti est celui qui se sentirait disposé à une quadruple alliance et qui abandonnerait la neutralité pour arrêter d'une part, les mouvements révolutionnaires, et de l'autre, les mouvements agressifs des Moscovites; je ne serais pas étonnée que ce fût là le secret désir de M. de Manteuffel, qui y trouve encore quelques obstacles dans les affections de famille, les liens de parenté et dans la reconnaissance qu'on conserve encore en Autriche pour les secours reçus, il y a quatre ans, en Hongrie. M. de Manteuffel n'est pas quelqu'un qui sache donner une impulsion marquée; il n'a pas d'ailleurs beaucoup d'usage diplomatique, il n'en manie pas bien la langue, il se laisse trop absorber par les ferraillements des Chambres qui, ici, n'ont en vérité d'autre importance que celle qu'on veut bien leur donner encore, tant elles sont peu dans les mœurs.
Enfin, il y a un quatrième parti, le plus vif, le plus actif de tous, qui est hautement conduit par la Cour de Coblentz [116]: c'est le parti anglais qui pousse à conclure une alliance intime avec Saint-James et les Tuileries, sans se soucier du parti que prendrait l'Autriche, sans s'arrêter au déchirement qui en résulterait pour l'Allemagne et la faiblesse qui en naîtrait pour elle tout entière. Je crois avoir tracé un tableau très vrai de ce clavier qui rend des sons assez peu harmonieux.
Berlin, 21 février 1854.—Dans ce pays-ci, les formes constitutionnelles entrent plus aisément dans les esprits et les mœurs de telle province que de telle autre. Le malheur de la Prusse est d'être une agglomération successive de parties hétérogènes, différentes, souvent opposées dans leurs intérêts matériels, leurs traditions, leurs sympathies; ce qui peut convenir aux uns déplaît aux autres; ce qui est utile à ceux-ci est nuisible à ceux-là; c'est une grande plaie à laquelle je ne connais pas de vrai remède. Ainsi, cette manie constitutionnelle est positivement nulle en Silésie, en Poméranie, dans la Prusse orientale; mais elle existe entre l'Elbe et le Rhin très positivement; aussi entre l'Elbe et la Vistule; mais entre la Sprée et la Vistule, non.
Berlin, 26 février 1854.—Le Roi et le Grand-Duc de Mecklembourg-Strelitz s'étaient donné le mot pour dîner hier chez moi: en tout, dix convives autour d'une table ronde, ce qui a permis une conversation générale, animée et dont la politique a été soigneusement bannie. Le Roi y a trouvé un peu de détente et de distraction; et le tout s'est passé simplement et confortablement. A part quelques rares moments semblables, on est généralement ici bien soucieux, bien tiraillé; on est au moment de se rapprocher de ceux qu'on n'aime pas, auxquels on ne se fie pas, pour se brouiller plus ou moins avec ceux qu'on estime et qu'on aime.
On cite un mot de M. de Metternich, qu'il aurait dit la semaine dernière: «Il ne nous reste plus qu'à être ingrats.» Cela rappelle le mot de Félix Schwarzenberg qui, deux jours avant sa mort, aurait dit à quelqu'un qui lui parlait du trop grand poids que la Russie avait acquis par les services qu'elle avait rendus à l'Autriche: «Nous étonnerons le monde par notre ingratitude.»
Il faut convenir que la politique ne supporte pas le microscope moral.
Henri Redern, ministre de Prusse à Dresde, qui est venu faire une course ici avec sa femme, m'a raconté que la Princesse Carola vivait fort bien avec son mari, qu'elle était généralement fort bien vue par la Famille Royale, par la société et par le public; mais qu'on voyait avec peine que, probablement, elle n'aurait pas d'enfants. Cela jette un triste voile sur cette union. Le frère du Prince Albert a la poitrine en mauvais état, et la succession ne compte pas d'autre représentant.
Berlin, 3 mars 1854.—Le manifeste russe et la réponse de l'Empereur Nicolas à l'Empereur Louis-Napoléon ont paru hier dans les journaux allemands. On les trouve dignes et modérés dans la forme, mais on ne suppose pas qu'on en permettra la publication en France.
La Reine de Grèce a écrit à la Reine de Prusse une lettre de vingt pages, pleine de la plus vive exaltation hellénique; charmée des populations, ravie de l'insurrection grecque qui se propage. La pauvre femme pourrait bien se broyer dans le conflit.
On avait répandu le bruit que l'Autriche avait accédé au traité anglo-franco-turc. Il n'en est rien encore. Aussi de Berlin et de Vienne, on se proclame plus que jamais neutre, mais armé, et voulant défendre de droite et de gauche cette neutralité à laquelle le reste de l'Allemagne se rattacherait. Cela même se pourra-t-il à la longue?
La duchesse de Lévis, cette digne et spirituelle femme, se meurt. La princesse de Metternich est également fort mal et a reçu, il y a deux jours, les derniers sacrements. Bon Dieu, quelle année! Et l'abbé de Lamennais qui meurt comme un pauvre chien aveugle!
Les Seymour sont arrivés ici de Saint-Pétersbourg, après un affreux voyage. On attend à chaque instant les Castelbajac.
Berlin, 5 mars 1854.—On vit ici dans des agitations politiques incroyables. On ne sait à quoi se décider, on hésite, on tergiverse, on veut jouer au fin, on se dupe soi-même; je crains bien qu'on ne finisse par rester fort isolé, ou bien par se soumettre de mauvaise grâce, se laissant tirer à la remorque par l'un ou par l'autre, sans que ni les uns ni les autres vous en sachent gré. Le pis, c'est que probablement l'Allemagne, au lieu d'être imposante par son unité, deviendra la pâture trop facile de ses ennemis naturels ou de ses ennemis de circonstance, quand elle n'aura pas un ensemble compact à leur opposer.
L'Autriche a fait parvenir ici des propositions, que même des anti-autrichiens prononcés trouvent avantageuses, convenables [117]. Projet d'entente intime, non pour entrer immédiatement en hostilité contre la Russie, mais pour fortifier l'Union allemande, pour entrer, à de certaines conditions et avec de certaines garanties, en intelligence avec les deux puissances maritimes, et posant enfin des éventualités éloignées de rupture plus complète avec la Russie. Il semblait que le Roi signerait tout de suite; au lieu de cela, il y a un revirement de bord rapide et inattendu: refus de signer, appel à Francfort de M. de Bismarck-Schœnhausen, qui est personnellement mal avec le comte Thun, ministre d'Autriche ici. On a chargé M. de Bismarck de discuter le projet autrichien avec M. de Thun, en écartant ainsi le Ministre des Affaires étrangères, M. de Manteuffel, et aussi Albert de Pourtalès envoyé dernièrement à Londres et qui était resté, jusque-là, mêlé à la négociation. Tout cela a été avant-hier un vrai coup de théâtre, dont le parti russe, beaucoup de généraux et force officiers triomphent; car, il faut le dire, l'armée est toute russe. En général, on ne se fie pas aux promesses de l'Empereur des Français et l'on peut avoir raison. On n'aime pas, dans le public, à se brouiller avec l'Empereur Nicolas, auquel on ne peut supposer, comme à l'autre, l'envie de s'agrandir aux dépens de la Prusse; cependant, on n'aime pas plus à être tenu à la lisière par la Russie.
Le Roi est tiré à quatre par mille intrigues et par les différents partis que j'ai signalés il y a quelque temps. Tout cela fait le plus déplorable gâchis. Je ne vois nulle part, ni un grand courage, ni un esprit lumineux pour prendre, en temps utile, je ne dis pas le meilleur parti, car tous ont des inconvénients incontestables, mais celui qui présente le moins de côtés fâcheux. Et puis l'à-propos, ce dieu rancuneux, qui ne pardonne pas de ne pas être saisi au vol, quelle vengeance ne tirera-t-il pas de ces oscillations?
M. de Bismarck veut, dans la négociation avec le comte Thun, se faire prier, tenir la dragée haute; il dit que moins on se montrera pressé, plus on mettra à Vienne de prix à obtenir la coopération de la Prusse; et, par conséquent, qu'il la fera payer plus cher par de nouvelles concessions et par une prépondérance moins contestée à la Diète. Bref, il fait le juif et traite à la manière dont Rothschild fait un emprunt. Je ne trouve pas que ce soit la bonne et vraie manière dont un grand État doive, à travers de grandes crises européennes, conduire une barque qui, dirigée ainsi, pourrait bien chavirer.
Charles de Talleyrand, qui est venu de Weimar me voir ici, raconte que Mme la Duchesse d'Orléans avait entièrement changé d'allures; elle a quitté l'attitude d'exilée, de veuve enveloppée de voiles lugubres. Elle a des jours de réception, pendant lesquels, assise à une table de whist, elle fait défiler devant elle les dames dont elle reçoit, par un signe de tête, les révérences. A Weimar, elle paraît au spectacle en grande loge. On la dit mal entourée, mal conseillée, fort en intrigues et en agitations plus ou moins souterraines; elle touche très régulièrement les trois cent mille francs que la France lui paie; elle s'est fait, soit par la vente d'une partie de son écrin, soit par d'autres arrangements, un revenu considérable qu'elle dépense avec assez d'évidence.
Hier au soir, il y a eu ici un petit concert dans le salon de la Reine, très beau comme musique. Le Roi ayant fait venir la partition du grand Miserere d'Allegri, de Rome, et l'ayant fait chercher par quelqu'un chargé d'étudier la manière dont cet admirable morceau est exécuté à la Chapelle Sixtine, le Dom-Chor d'ici l'a chanté hier. On n'a pas même omis la partie psalmodiée qui alterne avec le chant et donne à l'ensemble un caractère si particulier. Des voix, des voix seules, admirablement bien conduites, un grand ensemble, un religieux silence; mais hélas! pas d'église, pas de cierges, pas d'encens, pas de génuflexions. Des femmes parées et quelques pasteurs protestants me faisaient, malgré leurs allures piétistes, l'effet de prêtres de Baal. J'étais la seule catholique. On avait convoqué, en dehors de la Famille Royale, une douzaine d'hommes et de femmes qu'on ne voit pas habituellement à la Cour, parce qu'ils appartiennent to the rather serious turn [118]. Cela faisait le plus singulier auditoire pour cette musique latine, toute parfumée de l'encens de Saint-Pierre, toute colorée des feux sacrés du Vatican!
Vieuxtemps est venu à son tour et m'a tirée de mon extase; il a cependant le plus magnifique coup d'archet que j'aie entendu.
J'ai vu avant-hier M. et Mme de Castelbajac revenant de Saint-Pétersbourg. Lui a parlé très librement devant moi, déplorant la guerre, très frappé de l'enthousiasme russe, de l'impossibilité pour l'Empereur Nicolas de reculer, assurant qu'il ne désirait pas la guerre et que c'est le mélange de ruse, de mauvaise foi, d'intrigue et d'insolence de l'Angleterre, qui a envenimé la plaie et l'a rendue incurable.
Voici l'extrait d'une lettre de lady Westmorland de Vienne, 1er mars: «L'état des affaires publiques ne laisse pas que d'agir sur la société. Les Russes ne viennent plus chez nous, ni chez le ministre de France. Bourqueney exulta et s'anima [119] sur la gloire de son maître qui a bien certainement joué ses cartes; car il est incontestablement, dans ce moment, à la tête des Conseils de l'Europe. Nous le suivons à la remorque et il entraîne ce gouvernement-ci. J'avoue que je ne puis oublier son passé et le nôtre; et je me sens profondément humiliée de cette alliance tant vantée. Le jeune Empereur a été placé dans la position la plus difficile. Je vois qu'il a été fort blessé du refus de l'Empereur Nicolas d'accepter les propositions qu'il lui avait recommandées si chaleureusement; et depuis le départ d'Orloff, il paraît avoir pris son parti et s'être résolu à se mettre du côté des alliés occidentaux [120].
«Je suis sûre qu'une fois décidé, il suivra son chemin avec droiture et loyauté, mais il n'entraînera pas ici toutes les opinions. Les Meyendorff sont profondément affligés: lui, avec douceur, elle, avec irritation, surtout contre son frère [121] qui est anti-russe.
«La princesse de Metternich est dans un état désespéré. Le Prince est fort ému, malgré son calme habituel si près de l'indifférence. Pendant que j'étais ce matin chez lui, Monténégro est venu le prier d'entrer chez la Princesse qui le désirait; et quand il y est allé, Monténégro m'a dit que la fin s'approchait, que la respiration devenait bien pénible, la faiblesse excessive et que cela ne pouvait durer longtemps. La Princesse est soignée par lui, par son fils et par son gendre avec un grand dévouement. Elle a reçu les sacrements avec beaucoup de piété; elle connaît son danger et se montre résignée et patiente.»
Berlin, 10 mars 1854.—Je pars demain pour Sagan fort ignorante des destinées du monde et par conséquent des miennes propres. Le prince de Hohenzollern et le général de Grœben envoyés à Paris et à Londres sont chargés de faire reconnaître et respecter la neutralité de la Prusse [122]. Si on me demandait si ces messieurs réussiront, je dirais, non. Si on me demandait alors au profit de qui on la rompra? je plaiderais ignorance complète. Si je crois que ce sera pour l'Occident? je dirai que je ne le crois pas. Si alors ce sera pour le voisin septentrional? je dirai non, de même. Si on me pousse pour me faire dire si on s'entendra avec l'Autriche? je hausserai les épaules. Si on compte alors s'isoler complètement et voir l'Allemagne se fractionner? je répondrai: Quelles questions! Faut-il encore plus de négations, j'en ai la poche pleine, mais faut-il une seule affirmation? qu'on demande ailleurs, je n'en ai pas à mon service et les plus haut placés ne sauraient, je crois, dire plus ou mieux.
Cette hésitation, ces obscurités sont insupportables et déplorables dans leur source et dans leurs résultats; et depuis mars 1848, je ne sache pas un moment plus critique, plus fatal que ne le sera peut-être mars 1854. Je ne sais si je me trompe; mais il me semble que la plus mauvaise voie, bien prononcée, vaudrait mieux que le ballottage du moment actuel.
Le Prince de Prusse est rétabli, c'est-à-dire qu'il sort en voiture pour se promener. Il n'a pas reparu au Château; la Reine est venue le voir pendant sa maladie, mais non le Roi. Il y a eu seulement, à ce que je crois, des communications fraternelles écrites, des plus aigres de part et d'autre [123]. Le Prince a très mauvais visage, et je le crois agité et irrité.
La princesse de Metternich a fait dire la messe le matin de sa mort dans sa chambre, l'autel placé de façon à le voir de son lit; elle a expiré sans agonie, à la fin du saint sacrifice. Son mari est, dit-on, très affligé, ce qui n'empêche pas qu'il ne donne lui-même aux visiteurs des détails anatomiques sur la cause du mal de sa femme.
Je ne savais rien du châle donné par l'Impératrice de Russie à Mme de Castelbajac; mais, j'ai remarqué la tendance du mari qui est bien plus russe, malgré les hostilités, qu'anglaise, malgré l'entente cordiale.
Sagan, 20 mars 1854.—Le Gouvernement prussien, pour faire respecter sa neutralité aux Chambres, a besoin de trente millions d'écus qui vont se traduire en une augmentation d'impôts qui font faire bien des grimaces [124].
Je reste bien décidée à mon voyage du Rhin, de la Seine et de la Loire; mais quand je lis les gazettes, que je regarde la carte européenne et que j'écoute les échos qui ci et là m'arrivent, je me demande, non sans hésitation, ce qui sera possible dans deux mois.
Je lis avec une grande curiosité les pièces diplomatiques publiées à Londres, les conversations de sir Hamilton Seymour avec le Czar, et les réponses de lord John Russel [125]. Le Czar me paraît y jouer le rôle d'un mauvais comédien, d'un Tartuffe politique; ses précédents ont si mal préparé à le juger ainsi qu'il faut attendre les publications russes qui, sans doute, suivront celles qui ont été faites à Londres pour asseoir un jugement absolu sur ce singulier incident. Il me semble qu'il y aurait eu folie ou stupidité à soulever la curiosité publique, comme on l'a fait dans le Journal de Saint-Pétersbourg, si on n'avait provoqué par là les publications dont retentissent les gazettes en ce moment.
La Princesse Charles de Prusse, qui m'avait confié, il y a vingt jours, à Berlin, les projets de mariage de sa fille Louise, vient de m'écrire pour me les confirmer. Le parti n'est pas riche, pas brillant, mais la bourse généreuse du Roi comblera la lacune financière; et, quant à la jeune Princesse, dont aucun grand Prince ne voulait, qui se mourait d'ennui, de déplaisir, d'impatience, il est très heureux qu'en définitive elle épouse un jeune homme de famille souveraine. Ce n'est pas, du moins, un de ces pitoyables mariages morganatiques, trop à la mode maintenant. Le futur est un prince Alexis de Hesse-Philippsthal, fils aîné d'une branche fort cadette et très pauvre; il est entré au service de la Prusse, il y a six mois. Pour lui, il a tout avantage à épouser une princesse de Prusse, jolie, bonne enfant, nièce du Roi, pour le mari de laquelle il y aura protection, avancement rapide, etc., etc. Je suis convaincue que le mariage remettra la singulière santé de la Princesse, et donnera à tout son être l'équilibre qui parfois lui manque [126].
Depuis ma dernière lettre, j'en ai reçu quelques-unes dont voici les extraits: «Paris, 22 mars.—L'horizon s'obscurcit de plus en plus, la Prusse ne se dessine pas comme il y avait lieu de l'espérer; l'Autriche, elle-même, est moins explicite qu'on ne pouvait le supposer. Nous avons la fièvre intermittente par rapport à ces deux pays, et, en définitive, je prévois que l'Angleterre et la France ne pourront compter que sur elles-mêmes. On dit l'Impératrice triste, ennuyée et délaissée!»
Extrait d'une lettre de Berlin, du 25 mars, écrite par un membre du parti Gerlach. (Traduction.) «D'après les ouvertures et les éclaircissements donnés par le ministre Manteuffel à la Chambre et à la Commission, il résulte que nos efforts, et je les crois sincères, tendent à nous unir fermement à l'Autriche et au reste de l'Allemagne (autant que les intérêts de l'Allemagne, dans l'acception la plus étendue du mot, le demandent), et à écarter tout ce qui pourrait nous gêner dans cette marche. J'ignore si l'Autriche et la Russie peuvent s'entendre sur certaines questions en discussion et sur leurs opérations respectives; mais je n'en désespère pas encore. Si cette entente pouvait s'effectuer, nous n'aurions alors que les inimitiés de l'Occident à redouter; et une union complète entre l'Autriche, le reste de l'Allemagne et nous, serait extrêmement facilitée. Nos adversaires dans les deux Chambres, et tout d'abord dans la Commission, s'appliquent à arracher à M. de Manteuffel les notions les plus détaillées; je ne crois pas que jusqu'à présent il ait dit trop.
«Ces messieurs déclarent, du reste, tout haut, qu'ils ne nous accorderont l'argent demandé que si nous leur donnons, noir sur blanc, la garantie que le gouvernement ne s'unira pas à la Russie et n'agira pas dans les intérêts de cette puissance. Nos adversaires ne se sont pas prononcés sur quoi devait reposer cette garantie; ils veulent traîner la question en longueur et attendre le retour du Prince de Prusse dans lequel ils espèrent trouver un soutien et un appui.»
Extrait d'une lettre de M. de Humboldt, de Berlin, le 24 mars 1854: «Le Roi s'est blessé à la joue, en faisant une de ces promenades solitaires et nocturnes dans le parc de Charlottenbourg, qui inquiètent sous plus d'un rapport. Il s'est blessé au visage contre une grosse branche d'acacia. Cet accident n'aura pas de suites graves; cependant, il y a un peu de fièvre et nécessité absolue de quelques jours de tranquillité. On concevrait ces promenades nocturnes dans une nuit d'été, mais dans cette saison! Goût fantastique du vague dans l'obscurité, plaisir d'imagination cherchant sa nourriture. La veille de l'accident, nous avons eu un grand dîner pour les anges de paix envoyés en Occident [127]. Ils en sont revenus très moroses, car ils n'ont fait que de la bouillie pour les chats. Le prince de Hohenzollern, le seul qui observe juste, l'avait prédit. Malheureusement, encore aujourd'hui, on ne veut pas croire ici combien les choses sont furieusement avancées à Paris et surtout à Londres, d'où Palmerston, dès novembre dernier, avait envoyé à Berlin, par le pieux Bunsen, un projet de démembrement de l'Empire russe.
«Les uns et les autres mettent leurs ennemis à la broche, avant de les avoir expédiés dans l'autre monde. La Russie propose de faciliter l'agonie turque, Albion propose d'écarteler la Russie; on se vaut bien en fait de traîtrise!
«Le pauvre Grœben a frappé à Londres par son ignorance parfaite de la langue française. Son premier mot à lord Clarendon a été, dit-on: «L'Empereur de Russie, guerre veut pas.» Clarendon a fait alors la réflexion qu'il était naturel que la Prusse, se complaisant dans une position inexplicable, eût choisi un représentant qui ne sût pas s'expliquer.
«Il y a ici beaucoup d'humeur contre Bunsen; il y en a aussi à Osborn-House, où il avait fait croire que la Prusse guerroyerait bel et bien contre la Russie, contre cette douce Russie, qui ne veut prendre Constantinople qu'en dépôt.
«L'envoi du général Lindheim au Czar excitera encore l'humeur contre nous, à Paris et à Londres [128]. Je crois l'homme taciturne des Tuileries beaucoup plus entreprenant que ne l'est la Russie; il se pourrait bien que le centre d'action fût déplacé et que la querelle commençât sur la rive gauche du Rhin; on y parviendrait par quelques détours, on n'attaquerait pas tout de suite la Belgique, mais on attaquerait, conjointement avec la Belgique, notre Prusse rhénane. L'Angleterre voudra-t-elle, pourra-t-elle s'y opposer? Bunsen a envoyé ici deux de ses fils (l'aîné a épousé la fille de la prêcheuse Mme Frey). Le Roi ne les a pas reçus. Cependant on ne rappellera pas le père, de peur de contrarier le Prince Albert.
«Vous aurez sans doute lu l'article du journal de Bethmann-Holweg dans le numéro du 18 [129]. Il est d'Albert de Pourtalès, qui raconte la véritable cause de sa défaite. Il s'est cru le maître, tandis qu'il était berné par M. de Manteuffel qu'il pensait détrôner. Celui-ci faisait venir en hâte et en cachette son neveu, qui est persona grata, pour contre-balancer Albert de Pourtalès.»
Sagan, 2 avril 1854.—On a eu officiellement à Vienne la certitude que Mazzini avait débarqué à Gênes cinq ou six jours avant l'attentat de Parme [130]. Un groupe de spectateurs, en apparence bénévoles, s'est ouvert pour donner refuge au meurtrier, qui a porté son coup en se glissant derrière le Duc et le blessant par le côté dans le bas-ventre. Le Duc était accompagné de deux officiers, dont l'un l'a reçu dans ses bras, l'autre s'est précipité sur le meurtrier abrité par le groupe, qui, en se refermant, a un instant barré, sans affectation, le chemin à l'officier et a laissé au criminel le temps de s'évader derrière le rideau humain qui l'abritait. Tout ceci est officiel. Il l'est de même que de nouvelles tentatives ont été faites d'empoisonner les puits des casernes dans le royaume lombardo-vénitien. On est obligé de placer des sentinelles près de chacun de ces puits et de les couvrir de grands couvercles fermés à clef.
Sagan, 5 avril 1854.—Lady Westmorland m'écrit de Berlin, où elle s'est rendue de Vienne au-devant de son fils: «J'ai dîné chez la Reine. Le Roi a paru après le dîner, plein de la plus charmante bonté pour moi, mais avec un bien mauvais et pâle visage, la joue couverte d'emplâtres. Il m'a parlé longtemps avec abandon; il s'imagine que la lettre que le duc Georges de Mecklembourg-Strélitz, arrivé en courrier de Saint-Pétersbourg ici, lui a apportée, doit aplanir toutes les difficultés. Personne ici ne partage cette opinion. Le Prince de Prusse est venu me voir entre deux accès de fièvre (il est menacé d'une fièvre quarte, qui n'est pas chose indifférente sur un corps aussi mal disposé); il est très fâché de la venue du duc Georges de Strélitz. En général, je ne vois ici que confusion et méfiance.»
Hélas! Lady Westmorland ne voit que trop juste; et à force d'indécisions, de brouillards et de mauvaises finesses, on découragera l'Autriche; la Prusse détachera d'elle les petits États, et deviendra honteusement la proie de ses grands voisins et la pâture des révolutionnaires qui sont partout, et qui enlacent la pauvre vieille Europe de leur brûlant réseau.
Sagan, 7 avril 1854.—J'ai revu hier à la station voisine, où j'ai été l'embrasser, lady Westmorland retournant de Berlin à Vienne. Elle rapporte une fort triste impression du lieu qu'elle quitte. Tout y est confusion, la plus grande gît dans la tête du Roi. Le voilà qui s'imagine être le maître de l'Europe, empêcher la guerre à son gré; bref, ce sont des rêves creux si étranges qu'on serait tenté de leur donner un autre nom. Où tout cela conduira-t-il? Impossible de le prévoir. En attendant, on perd un temps précieux, on se déconsidère de plus en plus. L'opinion publique s'excite et l'avenir se rembrunit cruellement.
Louis-Napoléon a dit au Prince de Hohenzollern qu'il ne s'agissait plus de la question d'Orient, que c'étaient des billevesées; mais bien d'ôter à la Russie sa prépondérance en Europe, dont, sans doute, il veut à son tour la direction. Le Prince de Prusse a montré beaucoup d'inquiétude pour les provinces rhénanes et une grande indignation contre le Roi Léopold qui, de peur de perdre la Belgique, se lie étroitement à son puissant voisin et se dispose à l'aider dans ses convoitises rhénanes.
On dit M. de Manteuffel très découragé, très fatigué des irrésolutions et des changements continuels. La lettre apportée par le duc Georges de Mecklembourg ne dit rien que des phrases vagues, faites pour plaire à celui à qui elle est adressée, pour ajouter du brouillard au brouillard, pour gagner du temps, ou, pour mieux dire, en faire perdre aux autres. Malheureusement, ce but paraît atteint. Cependant, le Préfet de police de Berlin a dit à son maître qu'il ne pouvait pas répondre de la sûreté publique, si le Gouvernement se rejetait du côte russe. On dit la pauvre Reine triste et bien agitée. La santé du Roi n'est pas ce qu'elle devrait être, et celle du Prince de Prusse est décidément très mauvaise.
Sagan, 25 avril 1854.—On me mande de Vienne que le prince de Metternich a bien pauvre mine. Il paraît que la société viennoise se divise d'une façon très aigre et très absolue en deux camps fort hostiles; la majorité penchant pour la Russie et blâmant le jeune Empereur de s'allier avec, ou, du moins, de se rapprocher des Puissances maritimes qu'on suppose pleines de traîtrise et fomentant sourdement le mouvement révolutionnaire, pour le faire éclater à leur profit et au détriment de la Prusse, aussitôt qu'on n'aura plus besoin d'elle pour contenir et pour diminuer la Russie.
Sagan, 8 mai 1854.—Un mot que je reçois de Berlin me dit que le Prince de Prusse s'est brouillé d'une manière éclatante avec le Roi, ou bien le Roi avec le Prince, tant il y a que celui-ci a dû quitter Berlin hier au soir.
Le renvoi de M. de Bonin, ministre de la Guerre, fait un mauvais effet; il déplaira aux Cours occidentales et donnera de l'humeur à Vienne où, malgré les paroles données au général de Hess et ratifiées depuis, on n'a plus ni estime, ni confiance, ni foi en la franchise du Gouvernement prussien, ni en sa fixité [131]. Quel état, bon Dieu!
Sagan, 19 mai 1854.—La Cour de Potsdam est très préoccupée de la scission des deux frères. Si je puis me permettre une opinion, c'est qu'au fond le Prince de Prusse a parfaitement raison, mais que ses conseils auraient dû rayer quelques expressions qui ont fourni des armes contre lui.
La mission du comte Alvensleben à Vienne est destinée à neutraliser, autant que possible, la portée et les résultats de l'accord conclu avec le général de Hess, et à entraver, par conséquent, la marche de l'Autriche. On voulait surtout empêcher la levée des quatre-vingt-quinze mille hommes; mais Alvensleben aura trouvé la chose faite [132]. Les quatre Rois de Würtemberg, Bavière, Saxe et Hanovre, travaillés par l'intrigue russe et les incertitudes de la Prusse, font bande à part. Tout cela constitue le plus triste état de choses.
On m'assure que Napoléon est dans un fort mauvais état de santé! Autre complication.
Nouvelle réunion des deux correspondants, qui interrompit l'échange de leurs lettres pendant plusieurs mois.
Paris, 14 août 1854.—Je suis arrivée ici, hier. Aujourd'hui dans la matinée, mon fils Louis [133] m'a conduite par la place Louis XV, la terrasse du bord de l'eau, le Carrousel, la colonnade du Louvre, Saint-Germain-l'Auxerrois et la rue de Rivoli: tout cela sans sortir de voiture; mais j'ai vu un peu du nouveau Paris, dont beaucoup de choses sont belles, d'autres manquées. Les bâtiments des Ministères, par lesquels on a rétréci la grande place du Carrousel, écrasent le bâtiment principal; le Louvre, en lui-même, vu de ce côté-là, n'a plus l'air de rien du tout. Je regrette le grand et vaste jardin que je rêvais entre les deux palais.
Orléans, 16 août 1854.—Je suis descendue ici dans le petit ermitage de Pauline, au couvent du Sacré-Cœur. Ici, du moins, je suis à l'abri du bruit extérieur dont j'étais assourdie à Paris. J'ai eu toutes les facilités possibles pour suivre les offices pendant la fête d'hier; ils s'y font très bien et la musique était bonne: les jeunes voix sont les vraies pour chanter la Sainte Vierge. La cloche sonne pour la distribution des prix; par exception j'y suis admise; j'hérite de tous les privilèges de Pauline, quoique je n'en mérite aucun.
Rochecotte, 20 août 1854.—M'y voici, dans ce pauvre Rochecotte qui me serre le cœur plus que je ne puis le dire [134]. Notre vie y est toute conventuelle: chaque matin la messe, chaque soir la prière en commun, un maigre strict, une conversation plus ou moins sainte, jamais profane; aucun autre bruit que celui des deux garçons et de la toux de leur abbé. Je ne demande pas mieux, je m'arrange fort bien de genres fort divers, dès qu'ils ne choquent pas le bon sens ni le goût. Le silence est un grand repos; le coup de cloche vaut mieux que la pendule qui n'avertit pas tout le monde de même. La simplicité apaise et les bons propos musellent les coups de langue impétueux.
J'applaudirai aux spectacles qui se préparent à Valençay; je crois que la vraie bonne grâce est de revêtir la livrée des personnes chez lesquelles on se trouve, dès qu'elle n'est pas choquante. Chez moi, je voudrais un mezzo-termine entre les deux genres, et, peut-être, cela ne serait-il pas meilleur? Tant il y a que Pauline [135] remplit bien le cadre dans lequel elle s'est placée, et il est rare d'y réussir aussi complètement.
Rochecotte, 23 août 1854.—M. de Falloux, qui est ici depuis hier, nous quitte samedi. Je l'honore et le trouve fort aimable par le cœur et par l'esprit: la grande ferveur de sa dévotion n'a rien d'étroit; mais quelle santé! Il m'a raconté des choses curieuses sur M. de Persigny; il lui reconnaît beaucoup de qualités, et il en trouve aussi à Louis-Napoléon. Ce dernier a mandé par télégraphe M. de Persigny à Biarritz; et, malgré une violente cholérine, il s'y est rendu avec son médecin; il en est revenu, mais on n'a pu me dire le motif de l'appel, ni le résultat de l'entrevue.
Valençay, 10 septembre 1854.—M. de Salvandy nous est arrivé hier avec la même verve, la même rédaction brillante, les mêmes nobles et beaux sentiments, la même emphase, le corps grossi, alourdi, le visage ridé et ses longs cheveux cachant péniblement sa triste infirmité [136].
Paris, 18 octobre 1854.—L'Évêque d'Orléans va passer trois mois à Rome; il voudrait que sa réception à l'Académie française eût lieu avant son départ; ce sera probablement le 8 novembre, et comme il tient beaucoup que j'assiste à cette séance, je prolongerai mon séjour jusqu'à cette époque à Paris [137].
Le duc de Noailles est venu hier, de Maintenon, pour me voir; il a dîné chez moi avec Mme de Chabannes, Max de Hatzfeldt et mon fils Alexandre. Il y avait dans ce petit dîner toutes les nuances d'opinions représentées; cela ne rendait pas la conversation plus vive. Tout le monde me paraît vieilli, attristé, ennuyé, et cela en regard d'un luxe effréné, d'une cherté excessive, d'une avidité de jouissances matérielles menaçante.
Les obsèques du maréchal de Saint-Arnaud ont été affreusement arrosées par la pluie, et c'est sur l'air des patineurs de l'opéra du Prophète, joué par la musique des guides, que l'Archevêque de Paris a donné l'absoute [138]. Toute l'époque présente est là.
Sagan, 28 novembre 1854.—Je viens d'arriver ici. Tout est couvert d'une neige épaisse, la misère extrême, les désastres infinis, les santés compromises; les inquiétudes de guerre augmentent, les impôts s'accroissent, les Chambres prussiennes aussi énigmatiques, dans leur composition singulière, que douteuses dans les travaux qu'on leur demande. Les persécutions religieuses contre les catholiques, quoique sourdes encore, deviennent de plus en plus irritantes; je n'ai jamais vu une époque plus compliquée, qui offre moins d'issues consolantes, tant pour les individus que pour les masses.
Sagan, 6 décembre 1854.—A Berlin la division est partout et je ne sais ce qui est le plus envenimé et le plus embrouillé, de la politique extérieure ou de l'état intérieur. On dit déjà que la seconde Chambre va être dissoute. Les deux traités signés coup sur coup entre la Prusse et l'Autriche, et entre celle-ci et les Puissances occidentales, sans se contredire, sans s'exclure, changent cependant l'état des choses. L'Autriche s'était, à la vérité, réservé le droit de conclure indépendamment des traités [139], mais on ne pensait pas, à Berlin, qu'elle ferait un si prompt usage de ce droit, qu'elle en userait sans prévenir la Prusse, et en se bornant à lui laisser la faculté de s'y réunir, si elle le juge convenable. On m'écrit de Berlin que rien n'égale la colère qui y règne, si ce n'est la fureur des Russes qui s'y trouvent. Je suis fort tentée de croire que la Prusse accédera au second traité, mais qu'on ne lui en saura aucun gré. Quel rôle que le sien! mais on peut bien dire: Tu l'as voulu, George Dandin!
Sagan, 11 décembre 1854.—C'est assurément un fort grand événement que le traité du 2 décembre, pour le présent et pour l'avenir. Il fait entrer l'Europe dans une nouvelle phase. C'est, il me semble, la certitude qu'il n'y aura point de guerre allemande révolutionnaire, ce qui était le grand danger des circonstances actuelles; et de l'autre, la certitude de la paix dans un temps donné. J'imagine, néanmoins, que les Français et les Anglais voudront prendre Sébastopol avant de la conclure. Pour l'avenir, c'est un changement complet de la politique européenne; l'arrêt des progrès de la Puissance russe en Orient et la perte de sa prépondérance en Allemagne. C'est aussi, je crois, le pas donné en Allemagne à l'Autriche sur la Prusse (qui l'aura bien voulu); c'est enfin, si je m'en souviens bien, la réalisation des projets et de la politique de M. de Talleyrand et la rupture du redoutable faisceau des trois Cours du Nord, qui existait depuis trente ans. Tous ces événements, s'ils arrivent à bonne fin, serviront admirablement l'Empereur Louis-Napoléon.
Pauline, ma fille, m'écrit de Rome des volumes sur l'unanimité des Évêques à l'occasion de l'Immaculée-Conception [140]. Elle est dans un ravissement séraphique. Je crains cependant que les Évêques aient voulu plaire au Pape en se conformant à ses désirs, car j'en connais plus d'un qui reculait devant une innovation inutile. Je ne sais rien de particulier sur la manière dont Mgr l'Évêque d'Orléans a été reçu à Rome. L'Église raisonnable sera-t-elle écoutée plus favorablement que l'Église exagérée et agressive? Ces querelles intestines dans le clergé sont funestes à la religion. Je crois que la querelle des Jésuites et des Jansénistes a été pour beaucoup dans l'incrédulité du dix-huitième siècle, comme les discordes de l'Église, du temps des Conciles de Bâle et de Constance, ont amené la Réforme. Le Pape actuel a l'air d'être créé pour toucher à tout, c'est-à-dire pour tout ébranler.