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Comment on Prononce le Français: Traité complet de prononciation pratique avec le noms propres et les mots étrangers

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... eux, déchiffrer Homère, ces gens-là!
Ces diacres, ces bedeaux dont le gro-in renifle[376].

Mais alors on est obligé de prononcer gro-in, ce qui altère le mot sensiblement[377]. Ailleurs, il écrit grou-in pour la rime[378]: cela vaut encore mieux; d’autres l’avaient fait avant lui, et quelques personnes prononcent ainsi. Mais c’est une erreur, et, malgré les trois consonnes initiales (grw), groin n’est pas plus difficile à prononcer en une syllabe que bruit, instruit ou croix, qui en ont autant[379]. Voyez Saint-Amant, dans le Melon:

Et des truffes... qu’un porc.....
Fouille pour notre bouche et renverse du groin.

Le groupe ouin, dissyllabe autrefois, est aujourd’hui monosyllabe, comme oin[380].

6º Les cas particuliers de la nasale ON.

La nasale on n’a d’intéressant que monsieur, où on, réduit d’abord à o—on dit encore parfois mosieu par plaisanterie—s’est réduit en définitive à un e muet (mesieu) qui, comme la plupart des e muets, disparaît ordinairement dans la prononciation rapide[381].

Nous avons parlé plus haut des mots en -aon, à finale monosyllabique, prononcée an[382].

On final ne se nasalise pas dans quelques mots empruntés au grec: epsilon, omicron, kyrie eleison, gnôthi seauton, etc., ni dans sine qua non ou baralipton, ou les expressions italiennes con brio, con moto, etc.; mais en physique on nasalise micron[383].

7º Les cas particuliers de la nasale UN.

La nasale un (ou um) se prononce on dans les mots latins: secundo, conjungo, de profundis; dans rhumb, lumbago et plumbago, dans jungle et junte, et dans punch[384]. Mais pourquoi ponch, qui n’est ni anglais, ni français? et pourquoi ponch à côté de lunch, qui se francise avec la nasale un, si bien que nous en avons fait luncher? Ce sont des mystères que nul ne peut expliquer.

Mais le point capital à propos de la nasale un, c’est de ne pas la prononcer in! On entend trop souvent in jour, in homme. Heureusement ce n’est pas encore chose très fréquente chez les gens qui ont quelque instruction; mais il est peu de fautes plus choquantes.

VII.—L’E MUET[385]

1º Considérations préliminaires sur l’E non muet et l’élision.

L’e muet est ainsi nommé parce qu’on le prononce le moins possible, et le plus souvent pas du tout; mais il s’en faut bien qu’il soit toujours muet: s’il l’était toujours, il n’y aurait rien à en dire, et il s’agit précisément de savoir quand il est réellement muet, et quand il ne l’est pas.

Éliminons d’abord ce qui n’est pas dans le sujet proprement dit.

Il y a, d’une part, un cas où l’e dit muet est tellement loin d’être muet, qu’il est même tonique; c’est dans le pronom le précédé d’un impératif: dis-le[386]. L’e dit muet est alors ouvert et bref, moins ouvert, mais aussi bref que eu dans œuf. Et de même toutes les fois qu’il se prononce: il y a, par exemple, une différence très sensible entre le rôt et leur eau, où leur est long et le très bref. C’est encore ainsi qu’il se prononce constamment devant une h aspirée: le haut, ou en épelant: l, e, d, e, tandis qu’on prononce é dans e muet.

On sait, d’autre part, que l’e n’est jamais muet ni devant z final, ni devant deux consonnes, quoique, dans ces cas-là, il ne porte pas d’accent. Nous n’avons donc point à parler non plus de celui-là[387].

Ce n’est pas tout: il y a encore et surtout l’élision, où l’e ne compte plus pour rien du tout. On sait que l’e final s’élide devant un mot commençant par une voyelle, même précédée de l’h muet: l’état, l’herbe, il aim(e) à rire, plein d’honneur, la vi(e) est courte. On voit qu’il n’importe pas que cette élision soit notée par l’écriture[388].

On doit noter ici toutefois, avant de passer outre, un certain nombre d’élisions qui ne se font pas dans l’usage courant, ce qui oblige à prononcer l’e muet: ce sont, la plupart du temps, des hiatus seulement apparents, que la versification elle-même admet ou devrait admettre.

 

1º On parlera tout à l’heure des semi-voyelles, et notamment du yod. L’y grec appuyé sur une voyelle devient yod, c’est-à-dire consonne, aussi bien en tête que dans le corps des mots, et l’on dit, sans élision, le yatagan, comme la yole. C’est une idée que les poètes acceptent difficilement. V. Hugo, notamment, par crainte de faire un hiatus, ne manque pas de dire l’y-ole ou l’y-atagan; et l’erreur est double, car il fait une élision qui n’est point à faire, et cette élision l’amène à donner aux mots victimes une syllabe de trop. Les poètes devraient bien parler comme tout le monde, et dire le ya-tagan (et les yatagans, sans liaison), comme le yacht, le yak, le yucca, le yod, le youyou, le youtre, car il n’y a là aucun hiatus[389].

2º Le groupe ou initial est également consonne devant une voyelle. Cela n’empêche certainement pas de dire à l’ouest, un(e) ouaille, un(e) ouïe. Mais devant oui pris substantivement, on n’élide ni le, ni de, pas plus qu’on ne lie un, les, ces, etc., ou qu’on ne remplace ce par cet, même en vers, malgré l’hiatus apparent:

Oui, ma sœur.—Ah! ce oui se peut-il supporter?[390].

Il est vrai qu’on dit fort bien, familièrement, je crois qu’oui; mais cette élision ne s’impose pas toujours, et les poètes eux-mêmes s’en abstiennent souvent. Ainsi, La Fontaine, dans un vers de Clymène, souvent cité:

Qu’on me vienne aujourd’hui
Demander: «Aimez-vous?» Je répondrai que oui[391].

On dit aussi plus volontiers le ouistiti que l’ouistiti, quoiqu’on fasse fort bien la liaison dans un ouistiti ou des ouistitis.

Pour ouate, l’usage est flottant. Il est vrai qu’on dit plus ordinairement aujourd’hui de la ouate que de l’ouate, malgré une tendance fâcheuse à revenir à l’ancienne prononciation: scrupule de purisme fort déplacé, qui se manifeste, paraît-il, chez certains médecins et chez les premières des grandes maisons de couture. Mais dire la ouate n’empêche pas du tout de faire l’élision de l’e muet: un(e) ouate, plein d’ouate, sont généralement usités[392].

3º L’habitude d’isoler les noms de nombre, qui commencent généralement par des consonnes, fait qu’on traite souvent comme les autres ceux qui commencent par des voyelles, un et onze, et aussi huit, dont l’h, naturellement muet, ne s’est aspiré (et encore pas toujours) que par suite de cette convention spéciale[393]. On dit donc le onze et le onzième, et non pas l’onze et l’onzième, témoin la complainte du Vengeur:

Le onze, un gabier de vigie
S’écria: Voile sous le vent.

On n’a probablement jamais dit une lettre de l’onze, et pas souvent sans doute à l’onzième siècle, quoiqu’on trouve cette façon de parler dans Th. Corneille[394]. Pourtant on dit à peu près indifféremment le train de onze heures ou le train d’onze heures; et Littré écrira dans son dictionnaire: bouillon d’onze heures.

Les astres aujourd’hui, sous le soleil d’onze heures,
Brillent comme des prés[395].

Ceci est un cas spécial, qui permet même la liaison du t du verbe être: on dit presque uniquement il est onze heures avec liaison, et c’est la seule liaison qu’on fasse avec onze; l’élision d’onze heures en est la conséquence naturelle. Mais on ne dirait pas avec Corneille, l’œuvre d’onze jours[396].

L’élision est beaucoup plus libre avec un qu’avec onze. Cependant, on dira uniquement le un, soit pour numéroter, soit pour dater, en opposition avec l’un, où un n’est plus le nom du nombre[397]. On dit aussi fort bien livre un, chapitre un, comme chapitre onze, quoiqu’on élide parfois dans ces deux expressions, et qu’on dise plutôt pag(e) un et pag(e) onze. On dit de même, le huit, livre huit, chapitre huit, quoiqu’on dise quarant(e)-huit, et que mill(e) huit cents soit identique à mil huit cents.

4º Enfin, on dit aussi le uhlan et non l’uhlan. C’est peut-être pour des raisons d’euphonie; mais on dira tout aussi bien du uhlan, qui n’est pas plus harmonieux que l’uhlan, et V. Hugo lui-même a osé risquer cet hiatus nécessaire:

Quand Mathias livre Ancône au sabre du uhlan[398].

Ce mot est donc traité comme s’il avait un h aspiré sans qu’on sache pourquoi (en allemand: ulan).

Nous venons d’examiner les cas où l’e muet ne s’élide pas devant une voyelle. Il y en a un où il s’élide encore en réalité devant une voyelle, mais en apparence devant une consonne: c’est quand on désigne par leurs noms les sept consonnes dont l’articulation est précédée d’un e: l’f, l’h, l’l, l’m, l’r, l’s, l’x, plein d’m, beaucoup d’r, etc.; mais on dira au contraire suivi ou précédé de r ou s, comme de a ou i, parce que les lettres sont ici comme des mots qu’on cite; de même je crois que r ou s..., comme je crois que a..., ou je dis que x....

2º La prétendue loi des trois consonnes.

Ces questions étant éliminées, arrivons au vrai sujet, l’e muet.

Sur ce point, un certain nombre de philologues font grand état, depuis une vingtaine d’années, d’une prétendue loi des trois consonnes, qui dominerait toute la question de l’e muet; cette loi peut se formuler ainsi:

Lorsqu’il n’y a que deux consonnes entre deux voyelles non caduques, elles ne sont jamais séparées par un e muet; mais lorsqu’il y en a trois ou plus, il reste (ou il s’intercale) un e muet après la seconde, et de deux en deux, s’il y a lieu[399]. Ainsi la f’nêtre, mais un’ fenêtre, et qu’est-c’ que j’ te disais.

A vrai dire, l’auteur commence par déclarer que sa «loi» ne vaut, à Paris, que «pour le français de la bonne conversation», et non pour «le parler populaire», et il oppose ça ne m’ fait rien, qui est, dit-il, populaire, à ça n’ me fait rien. Mais alors on se demande ce que c’est qu’une loi phonétique régissant un parler qui doit avoir, qui ne peut pas ne pas avoir quelque chose d’artificiel, au moins sur certains points, et à laquelle se dérobe précisément le parler le plus naturel, le plus spontané, celui qui, en principe, obéit le plus rigoureusement aux lois phonétiques. D’autre part, on se demande en quoi veux-tu te l’ver est plus populaire et de moins «bonne conversation» que veux-tu t’lever? Et moi-même, ai-je dit on se d’mande ou on s’ demande? L’auteur traite ici les monosyllabes absolument comme les autres e muets, ce qui est une grave erreur. Il reconnaît d’ailleurs plus loin que les monosyllabes mettent à chaque instant sa «loi» en défaut.

Mais, même à l’intérieur des mots, «sa loi» n’est pas plus sûre, et il doit reconnaître que les liquides, l et r, y font de perpétuels accrocs.

D’abord les groupes de trois consonnes ne sont pas rares, quand la seconde est une muette ou explosive (b, c, d, g, t, p), ou une fricative (f, v), suivie d’une liquide, l ou r, ces groupes étant presque aussi faciles à prononcer qu’une consonne seule: arbre, ordre, pourpre, tertre, astre, terrestre, etc. Ils ne sont guère plus rares quand la seconde consonne est un s: lorsque, obscur, texte (tecste) ou expédier. On peut même avoir quatre consonnes consécutives, si les deux conditions sont réalisées simultanément, comme dans abstrait, extrême ou exprimer. Et jamais on n’a éprouvé le besoin d’intercaler un e muet après la seconde ou la troisième consonne de ast(e)ral ou abst(e)rait, pas plus que dans un’ planche.

Les innombrables mots du type chapelier, aimerions, aimeriez, contredisent aussi la «loi», en maintenant l’e muet entre les deux consonnes, si l’on n’en voit que deux dans ces mots, ou plutôt après la première, et non la seconde, si, comme il convient, on prend l’i pour une troisième consonne.

D’autre part, il y a des phénomènes que l’auteur n’a point aperçus. Je ne parle pas des mots du type achèt’rai, qui maintiennent l’e après la première consonne: on pourrait me dire que cette prononciation est artificielle. Mais pourquoi dit-on uniquement échev’lé, quand la «loi» exigerait éch’ve[400]? Pourquoi, à côté de pell’terie, ou plutôt pel’t’rie, avec trois consonnes, a-t-on papet’rie, avec maintien du premier e muet, qui même devient le plus souvent un e à demi ouvert?

Ainsi nous ne nous embarrasserons pas de cette fausse loi. Nous constaterons, si l’on veut, qu’il y a là une tendance très générale, nécessaire même, en français, du moins, et qui se manifeste certainement dans la pluralité des cas[401]. Mais une tendance n’est pas une loi. Nous nous bornerons donc à examiner sans prévention les faits, dont la variété est presque infinie, et nous nous efforcerons d’y mettre le plus d’ordre et de clarté que nous pourrons, sans méconnaître qu’on peut différer d’avis sur beaucoup de points de détails.

3º L’E muet final dans les polysyllabes.

I. Dans les mots isolés.—A la fin des mots pris isolément, ou s’il n’y a rien à la suite, l’e non accentué est réellement muet, c’est-à-dire qu’on ne l’entend plus[402]. Les instruments délicats de la phonétique expérimentale peuvent bien en constater encore l’existence après certaines consonnes ou certains groupes de consonnes (je ne parle pas de la consonne double, qui compte comme simple); mais alors il est involontaire, car ces instruments le constatent, après les consonnes dont je parle, aussi bien quand il n’est pas écrit que quand il est écrit; autrement dit, est, point cardinal, et la finale -este se prononcent de la même manière, tout aussi bien que beurre et labeur, mortel et mortelle, sommeil et sommeille[403].

Nous avons vu au cours des chapitres précédents que la présence même de l’e muet après une voyelle finale ne change plus rien ni au timbre ni à la quantité de la voyelle qui précède, au moins dans la conversation courante. Il y a exception pour la rime, mais ceci est voulu, et par suite artificiel[404]: on ne parle ici que de la prononciation spontanée[405].

Ce n’est pas tout. Quand la consonne qui précède l’e muet final est une liquide, l ou r, précédée elle-même d’une explosive ou d’une fricative, la prononciation populaire supprime souvent la liquide avec l’e: du suc(re), du vinaig(re), datent de fort loin, mais cette prononciation n’est plus admise dans la bonne conversation. Pourtant mart(r)e a fini par avoir droit de cité.

 

II. Devant un autre mot.—Considérons maintenant l’e muet final dans un mot suivi d’un autre mot.

Si le second mot commence par une voyelle ou un h muet, nous savons que l’e s’élide. Mais si le second mot commence par une consonne (autre que l’h aspiré), l’e muet n’en tombe pas moins: el(l)’ m’a dit[406].

Le phénomène est le même si les consonnes qui se rencontrent sont pareilles: el(l)’ lit[407].

L’e tombe encore s’il y a deux consonnes en tête du second mot: el(l)’ croit, el(l)’ scandalise, un’ statue.

Toutefois l’e se prononce, si le mot suivant commence par r ou l, suivi d’une diphtongue: il ne mange rien[408]. On dit même, sans élision, qu’il devienne roi, les trois consonnes nrw s’accommodant mal ensemble, tandis qu’on dit avec élision, si j’ crois, qui, pourtant, réunit quatre consonnes, jcrw: nous verrons plus d’une fois que la liquide ne peut figurer dans un groupe de trois consonnes réelles que si elle est première (lorsque) ou troisième (si j’ crois) et non seconde[409].

Ici encore ce n’est pas tout. Si l’e muet final est lui-même précédé de deux consonnes différentes devant la consonne initiale du mot suivant, en principe l’e se prononce: reste là, pauvre femme, Barbe-bleue. Mais il s’en faut bien que le phénomène soit général.

D’une part, on dit fort bien, en parlant vite: rest’ là.

D’autre part, devant un autre mot encore mieux qu’isolément, la prononciation populaire, ou simplement familière, supprime à la fois, et depuis des siècles, l’e et la liquide qui précède, l ou r, à la suite d’une muette ou explosive ou d’une fricative: pauv’ femme, bouc’ d’oreille.

Ce phénomène affecte surtout l’r; et on peut dire que l’r tombe régulièrement dans maît’ d’hôtel, maît’ d’étude, maît’ de conférences, où il est rare qu’on le fasse sonner; cela est même tout à fait impossible dans telle expression uniquement familière, comme à la six quat(re) deux. Dès longtemps, les grammairiens ont constaté et apprécié diversement cet usage avec les mots notre, votre et autre. Aujourd’hui cette prononciation n’est jamais considérée comme tout à fait correcte. Elle est, il est vrai, seule usitée dans la conversation courante, mais non dans la lecture, ni simplement quand ou parle à quelqu’un à qui l’on doit des égards, et devant qui on ne veut pas se négliger: je citerai, comme exemples plus particulièrement probants, Notre Père, qui êtes aux cieux, ou Notre-Dame. On dit aussi uniquement quatre-vingts.

Ajoutons que la présence d’un s après l’e muet ne change rien à l’élision, et pas davantage celle de nt dans les troisièmes personnes du pluriel: j’aim(e) bien, tu aim(es) bien ou ils aime(nt) bien, la ru(e) de Paris ou les ru(es) de Paris, tombait dru ou tombai(en)t dru, ont des prononciations identiques[410].

4º L’E muet à l’intérieur des mots.

I. Entré voyelle et consonne.—Entre une voyelle et une consonne, l’e muet ne se prononce plus depuis bien longtemps, et, pour ce motif, il est tombé dans un grand nombre de mots, sans qu’on puisse savoir pourquoi il s’est maintenu dans les autres. Aussi n’y a-t-il pas de raison pour prononcer gai(e)ment, qui a gardé son e, autrement que vraiment, qui a perdu le sien. D’ailleurs, quand l’e s’est maintenu, on peut le remplacer à volonté dans la finale -ement (substantifs et adverbes) par un accent circonflexe sur la voyelle qui précède: gai(e)ment ou gaîment, remerci(e)ment ou remercîment, dénou(e)ment ou dénoûment, dénu(e)ment ou dénûment.

Mais ceci pourrait faire croire que la voyelle qui précède l’e est réellement allongée par lui; en réalité, elle ne l’est pas plus ici qu’à la fin des mots, et la prononciation est la même partout, avec ou sans accent, avec ou sans e, dans remerci(e)ment et poliment, dans assidûment et ingénu(e)ment[411].

Le même phénomène se produit avec la finale -erie précédée d’une voyelle: soi(e)rie, qui a gardé son e, se prononce comme voirie ou plaidoirie, qui ont perdu le leur; sci(e)rie est identique à Syrie, et l’u est à peu près le même dans furie, qui n’a jamais eu d’e, tu(e)rie, qui a gardé le sien, ou écurie, qui l’a perdu[412].

Enfin, le cas est encore le même dans les futurs et conditionnels des verbes en -ier et -yer, ceux-ci changeant régulièrement leur y en i devant l’e muet: j’étudi(e)rai, je balai(e)rai, j’aboi(e)rai, j’appui(e)rai. Tout au plus y a-t-il ici cette différence, que l’e, qui ne peut pas disparaître, allonge assez facilement la voyelle précédente, surtout dans les mots de deux syllabes: je pai(e)rai, je ne ni(e)rai pas; dans les autres, l’allongement tend aussi à disparaître.

Les verbes en -ayer ou -eyer, quelques-uns du moins, ont gardé la faculté de conserver leur y dans les mêmes temps, et aussi au présent, je pay(e), je pay(e)rai. En ce cas, on entend une consonne de plus, le yod, comme dans sommeil et sommeil(le)rai; mais on n’entend pas davantage l’e muet[413]. Cette faculté est complètement perdue pour les verbes en -oyer: flamboyent, qu’on trouve dans Leconte de Lisle, en trois syllabes:

Au fond de l’antre creux flamboyent quatre souches,

est presque un barbarisme[414]. De telles formes ne valent pas mieux que soyent ou ayent, qu’on entend parfois dans le peuple[415].

 

II. Entre consonne et voyelle.—Entre une consonne et une voyelle, comme devant une voyelle en tête du mot, l’e muet n’est plus qu’un résidu inutile d’anciennes diphtongues, conservé malencontreusement dans quelques formes du verbe avoir: (e)u, j’(e)us, j’(e)usse, dans ass(e)oir, dans à j(e)un[416].

Il en est de même dans le groupe eau: (e)au, tomb(e)au, ép(e)autre, etc.[417].

Ou bien l’e muet n’est qu’un simple signe orthographique destiné à donner à la gutturale douce g, devant les voyelles a, o, u, le son qu’elle a normalement devant e et i, c’est-à-dire celui de la spirante palatale douce, j: mang(e)a, g(e)ai, afflig(e)ant, g(e)ôlier, pig(e)on, gag(e)ure[418].

 

III. Entre deux consonnes.—Entre deux consonnes, dont la première peut être indifféremment simple ou double, l’e muet tombe régulièrement, à condition que les consonnes ainsi rapprochées puissent s’appuyer sur deux voyelles non caduques, une devant, une derrière; ainsi dans ruiss’ler ou chanc’ler, aussi bien que dans app’ler ou ép’ler (où pl font un groupe naturel); de même dans gab’gie, épanch’ment[419], command’rie, échauff’ment, jug’ment, longu’ment, mul’tier, raill’rie, parfum’rie, ân’rie, group’ment, craqu’ment, dur’té, honnêt’ment, naïv’té, et même lay’tier, aussi bien que dans prud’rie, moqu’rie ou pot’rie[420].

On voit qu’il n’est pas du tout nécessaire qu’il y ait affinité entre les consonnes[421]. Mieux encore: l’e muet tombe aussi, comme entre deux mots, même si les consonnes sont identiques: honnêt’té, là-d’dans, extrêm’ment, verr’rie, trésor’rie, serrur’rie[422]. Quelques personnes répugnent à laisser tomber l’e après gn mouillé; mais c’est une erreur: renseign’ra ou renseign’ment se prononcent comme pill’ra ou habill’ment, car la difficulté n’est pas plus grande.

 

Toutefois, quand l’e muet est suivi d’une liquide qui s’appuie sur les finales -ier, -iez et -ions, il se prononce ordinairement: bachelier, chandelier, chapelier, muselière, hôtelier, etc.; de même, appelions, appeliez (avec e muet et non e fermé), aimerions, aimeriez[423].

Ce qui empêche l’e muet de tomber devant ces finales à liquide, c’est que, s’il tombait, il arriverait ici ce qui est arrivé aux mots tels que meurtr-ier, ouvr-ier, tabl-ier, voudr-ions, voudr-iez, où les groupes de consonnes que terminent l ou r ont diérésé les finales -ier, -ions, -iez, en -i-er, -i-ons, -i-ez[424]. Or, le français aime encore mieux conserver une diphtongue que de laisser tomber un e muet; et alors plutôt que d’avoir chandli-er ou chapli-er, on préfère articuler l’e muet[425].

Exceptionnellement, l’e muet tombe dans bourr’lier, parce que rien ne s’y oppose: c’est ainsi qu’on a, sans diérèse, ourl-iez ou parl-iez[426].

En revanche, on prononce assez généralement l’e muet dans centenier ou souteniez, et même dans un denier[427].

D’autre part, si l’e muet est précédé de deux consonnes différentes, en principe il ne tombe pas non plus, puisque le français tolère mal trois consonnes de suite: ainsi fourberie, supercherie, débordement, bergerie, aveuglement, ferme, ornement, escarpement, propre, appartement.

A vrai dire, là même, quand on parle vite, il y en a bien quelques-uns qui tombent encore, toutes les fois qu’il n’y a pas incompatibilité entre les consonnes; et si cela est impossible après une liquide, comme dans propre, cela peut se faire par exemple dans appart’ment ou pard’sus, et surtout quand l’e muet sépare les groupes br, cr, etc., comme dans fourb’rie, étourd’rie ou lampist’rie; mais cette prononciation n’est plus considérée comme correcte, et quand on parle posément on ne l’emploie pas.

 

IV. Dans la syllabe initiale.—En tête des mots, l’e muet se prononce en principe, faute d’appui en arrière pour la consonne initiale: belette, refaire, tenir; mais aussi, que devant le mot il y ait un son vocal, l’e tombe aussitôt, dans les mêmes conditions qu’à l’intérieur du mot: la b’lette, à r’faire, vous t’nez, à côté de pour refaire, ou il tenait. Naturellement, s’il y a une finale muette devant la muette initiale, c’est la finale qui cède la place, car l’e muet final tombe, toutes les fois qu’il peut: ell’ tenait ou ell’ tenaient, et jamais elle t’nait[428].

D’ailleurs, même sans un son vocal placé devant le mot, l’e muet de la syllabe initiale tombe encore assez facilement dans la conversation courante, pourvu qu’il y ait affinité suffisante entre les consonnes qui l’enferment: b’lette ou rat, rat ou b’lette se disent presque aussi facilement l’un que l’autre, à cause du groupe naturel bl. On dit aussi très bien, v’nez ici ou c’la fait, avec spirante initiale; avec l ou r, m ou n, c’est beaucoup moins commode: m’nez moi, r’mettez-vous, sont durs et moins généralement employés. On dira moins encore c’lui-là, parce qu’il y aurait en tête du mot trois consonnes qui ne s’accommodent pas[429].

Pendant que je parle de l’e muet de la syllabe initiale, je dois mettre le lecteur en garde contre la tendance qu’on a parfois à le fermer mal à propos. Cette tendance n’est pas nouvelle, car un très grand nombre de mots ont vu un e fermé se substituer à leur e muet initial au cours des siècles; par exemple, crécelle, prévôt, pépie, séjour, béni, désert, péter ou pétiller, etc. Quelques lecteurs peuvent encore se rappeler que l’archaïsme desir (d’sir, d’sirer) faisait jadis les délices de Got, et qu’il était de tradition à la Comédie-Française; pourtant l’Académie avait donné un accent à ce mot depuis 1762[430]. Rébellion a aussi pris l’accent, malgré l’e muet de rebelle et se rebeller. Plus récemment, réviser et révision ont fait de même, ainsi que tétin, tétine ou téton[431]. Retable tend manifestement à céder la place à rétable, formé sans doute par l’analogie malencontreuse de rétablir, et que les dictionnaires admettent aujourd’hui, concurremment avec retable[432].

En revanche, les dictionnaires écrivent encore uniquement avec e muet refréner, seneçon, chevecier et brechet, qu’on prononce presque toujours avec un e fermé. Breveté paraît les suivre de près[433]. Quoique la prononciation de vedette et besicles avec e muet soit encore loin d’avoir disparu, il est probable que védette et bésicles l’emporteront prochainement. Enfin céler est en voie de remplacer celer, sous l’influence de recéler, qui a pris l’accent, probablement par l’analogie de recel.

D’autres mots sont aussi touchés, mais beaucoup moins jusqu’à présent: les personnes qui parlent correctement ne disent pas encore ou ne disent plus déhors pour dehors (comparez dedans), ni dégré, sénestre, gélinotte (de geline) ou frélon, ni enfin réfléter, malgré réflecteur[434].

Il est vrai qu’on entend bien souvent régistre, et, par suite, enrégistrer et enrégistrement, même dans la bouche de personnes fort instruites; et l’on pourrait croire que cette prononciation est aussi en voie de remplacer l’autre, si nous n’avions précisément une administration qui porte ce nom, et qui ignore l’é fermé: c’est un obstacle sérieux à sa diffusion et à sa prépondérance.

J’ajoute que secret a donné, à tort ou à raison, secrétaire et non sécretaire, qu’on entend parfois, concurremment avec secretaire ou sécrétaire, toutes formes encore fort peu admises[435].

Il nous reste à examiner un cas particulier.

On sait que l’e suivi d’une consonne double n’est pas un e muet. Il y a à cela quelques exceptions. Il a paru nécessaire de doubler l’s dans dessus et dans dessous, et après le préfixe re-, pour éviter que l’s ne prît le son du z entre deux voyelles; mais cela n’a rien changé à la nature du préfixe, qui est toujours re-, avec e muet: ressaisir, ressasser, ressaut, ressembler, ressemblance, ressemeler, ressemelage, ressentir, ressentiment, resserrer, resserrement, ressort, ressortir, ressource, ressouvenir et quelques autres, et aussi ressac, par analogie ou confusion d’étymologie. Si l’on dit ressusciter par é fermé, c’est parce que le mot vient directement du latin resuscitare, et non du français susciter. On prononce de même ressuyer, qui est composé d’essuyer. Mais prononcer un é fermé dans ressembler ou ressource est une faute très grave.

Ces e muets peuvent même et doivent tomber comme les autres: il est sans r’source, tu r’sembles et tu me r’essembles, concurremment avec tu m’ressembles.

La prononciation de l’e muet se maintient aussi dans cresson et cressonnière, au moins à Paris et dans une partie de la France du Nord, quelquefois même dans besson[436].

5º L’E muet intérieur dans deux syllabes consécutives.

Ceci est un phénomène qui se produit d’abord dans certains mots composés, et alors le traitement de l’e muet dépend des circonstances. Il est clair que, dans arrière-neveu, c’est le premier e qui ne compte pas. Mais les mots de cette espèce sont presque tous des composés d’entre et contre, dont l’e est soutenu par le groupe tr; c’est donc le premier e qui se maintiendra: s’entre-r’garder, contre-v’nir, contre-m’sure. Cependant, dans entrepreneur ou entreprenant, il faut bien les prononcer tous les deux, et je crois bien que dans entretenir, et surtout contrepeser, c’est encore le second qui se prononce le plus complètement.

Il peut arriver d’autre part, et ceci est plus intéressant, qu’à la suite d’une première syllabe muette, la dérivation transforme une syllabe accentuée en atone contenant un e: papetier, papeterie.

1º Si l’un de ces e muets se prononce nécessairement, la question est tranchée: ainsi, pal’frenier, où le second e est soutenu par le groupe fr, car frn serait impossible[437]. De même, mais inversement, bufflet’rie, marquet’rie, parquet’rie, mousquet’rie, où c’est le premier e qui est maintenu; mais on notera que l’e devient généralement mi-ouvert dans tous ces mots, soit par analogie avec tablett’rie et coquett’rie, qui ont deux t, soit sous l’influence de marquète, parquet, mousquet[438].

2º Si aucun des deux e muets ne se prononce nécessairement, l’appui manque à la fois en avant pour l’un et en arrière pour l’autre. En ce cas, la tendance populaire étant de faire tomber le plus d’e possible, et de préférence le premier qu’on rencontre, c’est souvent le premier qui tombera, et au besoin les deux. On dit, quelquefois, pell’terie, pan’terie, grèn’terie, louv’terie, suivant l’analogie de pell’tier, pan’tier, grèn’tier, louv’teau; mais on dit mieux encore, ou du moins plus souvent, et même presque toujours, pell’t’rie, pan’t’rie, gren’t’rie, louv’t’rie, grâce au groupe naturel tr[439].

D’autres fois, c’est le second e qui tombe, pour des raisons diverses: échev’lé, par exemple, a gardé l’e qui se prononce dans chev’lu, où il est initial[440]; on dit de même ensev’lir. Mais dans ce cas l’e conservé prend parfois le son de l’e mi-ouvert: ainsi on prononce généralement caquèt’erie, sous l’influence de caquet ou caquète; bonnèt’rie et briquèt’rie, sous l’influence de bonnet et briquette, en concurrence avec celle de bonn’tier, et briqu’tier; et surtout papèt’rie, plutôt que papet’rie[441]. Même l’e de brevet, qui se prononçait déjà nécessairement dans brevet, à cause du groupe br, prend très souvent le son de l’e mi-ouvert dans brev’té[442].

On remarquera que, dans breve, les deux e muets étaient en tête du mot, comme dans seneçon et chevecier: c’est ce qui explique l’e mi-ouvert qu’on donne à ces mots, comme on l’a donné à chénevis. En dehors de ces exemples, ce cas ne se présente que dans un très petit nombre de mots, chevelu et chevelure, devenir, et une dizaine de verbes de formation populaire, avec préfixe re- et non ré-, comme dans tous les mots qui ne viennent pas directement du latin: recevoir, redemander, redevoir, regeler, rejeter, relever, remener, retenir, revenir, avec leurs dérivés[443]; de plus, quelques formes verbales de refaire et reprendre. Voyons ce qui arrive à ces mots.

Il est clair que si le mot est en tête d’un membre de phrase ou à la suite d’une consonne, c’est re qu’on prononce, sans d’ailleurs en modifier le timbre: rev’nez, il rev’nait. Si le mot est précédé d’un son vocal, on a le choix: si vous rev’nez ou si vous r’venez; le second est plus populaire et plus conforme à la tendance générale que nous avons signalée tout à l’heure. D’ailleurs, nous verrons un peu partout que re- initial est une des syllabes où l’e est le plus caduc, apparemment par suite du grand usage qu’on en fait: c’est probablement une question de sens plutôt qu’une question de phonétique. Néanmoins, il est peut-être plus correct de prononcer le premier e, comme s’il n’y avait rien devant le mot. En tout cas, c’est toujours le premier qui se prononce dans chev’lu et chev’lure, et c’est peut-être en partie pour cela qu’on prononce échev’lé et non éch’ve. Dans les formes comme reprenez, reprenais, c’est le second e qui se prononce nécessairement, et par conséquent les deux, quand le mot ne s’appuie sur rien: vous r’prenez, mais reprenez vos papiers.

Mais voici qui est plus extraordinaire: il y a deux verbes qui commencent par trois syllabes muettes, à savoir redevenir et ressemeler. Dans ces deux mots, le second e ne tombe jamais, peut-être parce qu’il rappelle et représente le premier e de devenir et de semelle; par suite, le troisième e tombe toujours; quant au premier, il peut tomber après un son vocal; mais on trouve plus élégant de le conserver. Ainsi, vous redev’nez est plus distingué; vous r’dev’nez, plus populaire, avec ses deux e qui tombent sur trois. Et peut-être les puristes seraient-ils tentés de dire vous red’venez, pour ne laisser tomber que l’e du milieu; mais c’est là une prononciation affectée, qu’on doit absolument s’interdire; quant à ress’meler, il ne s’est peut-être jamais dit.

6º L’E muet dans les monosyllabes.

J’ai réservé jusqu’ici les monosyllabes, le, ce, je, me, te, se, de, ne et que, pour les considérer à part, parce qu’ils ont un peu plus d’importance que les syllabes muettes ordinaires.

 

I. Un monosyllabe seul.—Le monosyllabe seul est traité en thèse générale comme les syllabes muettes initiales, et non comme les syllabes muettes finales. Ainsi l’e se maintient en principe dans je dis et tombe dans si j’ dis, et même si j’ crois, malgré les quatre consonnes, et même si j’ joue, malgré la répétition du même son, tandis qu’il reparaît dans car je dis[444]. On dit de même, la rob’ me va, à ce rien, à ce roi, à ce ruisseau, pas de scrupules[445].

Mieux encore: si le monosyllabe est précédé d’une finale muette qui se prononce nécessairement, lui aussi se prononce en même temps le plus souvent: je veux entendre le discours[446].

Toutefois, ici encore, dans la conversation courante, les trois monosyllabes je, ce et se, dont la consonne est une spirante, s’élident assez facilement, même sans appui antérieur: s’ laver les mains, j’ sais bien, c’ qu’on a fait[447]. Mais cette prononciation n’est point indispensable; elle est surtout très peu admissible avec les autres monosyllabes: l’ métier, n’ fais rien, qu’ tu es sot, réclament un appui antérieur; on ne dit guère même qu’ réclames-tu, malgré le groupe cr. Il en résulte seulement qu’on pourra dire: je veux entendre c’ qu’on dit, à côté de entendre ce qu’on dit, avec dre à peine sensible. En fait, on dit presque toujours je veux entend’ ce qu’on dit, et même, entend’ c’ qu’on dit, à cause de la spirante médiane, comme on dit fort correctement tu demand’ c’ qu’on dit, avec double élision, l’s médian permettant la consonne triple.

Mais il y a un cas particulier à considérer: le monosyllabe suivi d’une syllabe initiale à e muet. Dans ce cas, il y a hésitation. La tendance à laisser tomber le premier e se manifeste souvent: on l’ devine, pas d’ retraite, si tu t’ relèves, sont aussi usités, quoique moins élégants, que on le d’vine, pas de r’traite, où si tu te r’lèves; mais du moins on a le choix, tandis que plus haut on disait uniquement ell’ tenait, et jamais elle t’nait, elle n’étant pas un monosyllabe. D’autre part, en tête de phrase, il faut bien dire le r’pas et non l’ repas.

Avec l’s médian, on peut avoir ici encore une double élision: tu n’ s’ras pas reçu[448].

 

II. Deux monosyllabes consécutifs.—S’il y a deux monosyllabes de suite, il faut presque toujours que l’un des deux tombe, et c’est généralement le premier, sauf empêchement: si j’ te prends est infiniment plus usité que si je t’ prends. Mais, naturellement, on est obligé de dire, en tête de phrase, ne m’ bats pas, à côté de si tu n’ me bats pas; et je t’ prends est peut-être mieux reçu que j’ te prends, quoique moins usité.

Surtout on dit à peu près toujours fais attention à c’ que tu dis, et non à ce qu’ tu dis, qui est affecté; on va même, nous venons de le voir, grâce à l’s médian, jusqu’à pour c’ que tu dis, avec c’ que tu dis, écrir’ c’ que tu dis, car dans l’assemblage si fréquent ce que, c’est toujours ce qui s’efface devant que; et si les sons paraissent trop durs, on prononcera à la fois ce et que, comme plus haut dans parce que, plutôt que de sacrifier que. Il semble que ce soit une loi générale que que ne tombe jamais devant une consonne, quand il est précédé d’une autre syllabe muette[449].

Au contraire, le est généralement sacrifié au monosyllabe qui précède, quel qu’il soit: on me l’ donne, on te l’ donne, si je l’ savais, sont certainement plus usités et considérés comme plus corrects que on m’ le donne, on t’ le donne, si j’ le savais. C’est probablement parce que me, te, je, pourraient être remplacés par des mots inélidables, nous, vous, tu: on vous l’ donne, si tu l’ savais, tandis que le est toujours le, et toujours élidable, outre qu’on a une très grande habitude de l’élider par ailleurs.

D’autre part, je et de l’emportent aussi généralement sur ne, quand rien ne s’y oppose: si je n’veux pas, comme si tu n’veux pas, et non si j’ne veux pas[450]; de même je promets de n’pas sortir et non d’ne pas sortir, sans doute à cause de la fréquence du groupe n’pas. Toutefois on sera bien obligé de dire je promets d’ne rien manger, pour le même motif que l’e se maintient dans chapelier ou mangeriez, ou dans à ce rien.

 

Et maintenant, s’il y a concurrence entre que et je, ou entre que et de, c’est encore que qui l’emporte de préférence: on dit il est certain que j’viens et non qu’je viens, et plutôt que d’fuir est préféré à plutôt qu’de fuir, qui est plus familier.

 

On voit donc qu’il y a une véritable hiérarchie entre les monosyllabes: au sommet, que, puis je; au plus bas degré le, suivi de la muette initiale des mots, et en dernier lieu de la muette finale, celle-ci ne se prononçant que quand il est impossible de faire autrement.

Dernière observation: deux monosyllabes peuvent aussi être suivis d’un mot commençant par une syllabe muette. En ce cas, c’est elle qui s’élide de préférence quand elle peut; on dira donc il fut content d’ne r’trouver personne, et même, familièrement, j’ne r’grette rien, aussi bien que j’le r’grette ou j’me d’mande: c’est ici l’e du milieu qui se maintient, comme nous allons le voir avec trois monosyllabes, et qui se maintient d’autant mieux que le troisième e est plus faible[451]. Et si le premier monosyllabe est obligé de se prononcer, on les prononce donc tous les deux: on dit au sortir de ce ch’min, plutôt que de c’chemin; ell’ ne me r’vient pas, plutôt que ell’ ne m’revient pas, qui se dit aussi.

 

III. Trois monosyllabes consécutifs.—S’il y a trois monosyllabes de suite, quelques puristes prononcent le premier et le troisième: si je t’le dis; mais tout le monde prononce en général le second seul: si j’te l’dis, et même au besoin j’te l’dis, sans si, comme tout à l’heure j’le r’grette. Tout ce qu’ je dis est particulièrement affecté, et tout c’ que j’dis est la seule prononciation usitée; et si pour écrir’ c’ que j’dis paraît trop dur, nous savons déjà qu’on prononce ce avec que, c’est-à-dire les deux e médians, plutôt que d’élider que: pour écrir’ ce que j’dis, pour prendr(e) ce que j’remets (ou c’que j’remets, ou c’ que je r’mets).

Toutefois, ne étant subordonné à je et de, on dira si je n’le dis pas plus correctement que si j’ne l’dis pas; et en tête de phrase on disait bien j’ne r’grette rien, à cause de la faiblesse de re initial, mais on ne dirait pas j’ ne l’sais pas, et pas davantage j’ne l’regrette pas, avec ou sans si, mais uniquement je n’le r’grette pas. En revanche, la prédominance de que sur je fait qu’on peut dire c’que j’demande aussi bien que c’que je d’mande, et même c’est c’que j’regrette.

D’autre part, si, sur trois monosyllabes, que est en concurrence avec je, c’est celui des deux qui est médian qui l’emporte; on a donc c’est qu’je n’sais pas, et non c’est que j’ne sais pas, à côté de c’est c’que j’sais bien. On voit même je médian se maintenir à côté de que obligé: il est sûr que je n’sais pas, et non que j’ne sais pas, malgré il est sûr que j’te crains peu. Mais que reprend sa primauté, s’il y a une muette initiale supplémentaire, et qu’il faille choisir: c’est que j’ne r’viens pas est plus usité que c’est qu’je n’reviens pas.

IV. Plus de trois monosyllabes consécutifs.—S’il y a plus de trois monosyllabes de suite, avec ou sans syllabe muette antérieure ou postérieure, il y aura certainement dans le nombre que, et même ce que, ou bien je, sinon les deux; dès lors la prédominance de que, ou, le cas échéant, celle de je, et d’autre part l’effacement ordinaire de le et ne, détermineront aisément le choix, ou même couperont la série en deux ou trois membres, où que fera l’effet d’une tonique, et aussi je, le cas échéant: si je n’te l’dis pas, si je n’me l’demande pas, c’est c’que j’me d’mande, c’est c’que j’me r’demande.

On voit qu’en général les e élidés alternent avec les autres. Mais ici encore, bien entendu, que et je pourront être prononcés à côté l’un de l’autre. Ainsi l’on dira aussi bien, et même mieux, c’est c’que je r’demande, que c’est c’que j’red’mande, et nécessairement c’est c’que je n’te d’mande pas et c’est c’que je n’te r’demande pas, tu veux t’instruir’ de c’que je n’sais pas, parc’que (ou puisque) je n’te l’fais pas dire, tu réclam’ c’que je n’te r’mets pas, parce que je n’te le r’mets pas[452].

On notera que, dans ce dernier exemple, on peut prononcer jusqu’à cinq e muets sur sept, dont trois de suite; le plus fort écrasement en laissera encore trois debout, dont que et je de suite: parc’ que je n’t’ le r’mets pas, car ni que ne peut s’élider après parce, ni je devant ne.

On avait ici sept e muets de suite; en voici huit et même neuf: tiens-moi quitt’ de c’que je n’te r’mets pas, et tu t’lament’ de c’que je n’te le r’mets pas (ou je n’te l’remets pas, ou plus souvent je n’t’le r’mets pas).

7º Conclusions.

De toutes ces considérations il résulte qu’il y a souvent plusieurs façons de prononcer les mêmes phrases, même sans parler des cas où l’on tient à mettre en relief une syllabe particulière. D’une façon générale les e muets, quels qu’ils soient, peuvent tomber en plus ou moins grand nombre, suivant les personnes, suivant les lieux, et surtout suivant l’allure du débit. On parle plus rapidement qu’on ne lit: la lecture conservera donc des e muets que la langue parlée laisse tomber. On parle ou on peut parler dans la conversation plus rapidement que dans un discours: la conversation rapide ou simplement négligée écrase donc une foule d’e muets qui se conservent partout ailleurs. Mais alors on arrive facilement à des incorrections que rien ne peut justifier.

C’est le défaut des phonéticiens, et surtout des phonéticiens étrangers, de recueillir précieusement les façons de parler les plus négligées, pour les offrir comme modèles; et alors on voit des étrangers s’évertuer consciencieusement à reproduire dans un discours étudié et lent des formes de langage que la rapidité du débit pourrait seule excuser: cela est ridicule. Ces phénomènes se produiront toujours assez tôt et spontanément, quand la connaissance de la langue sera parfaite et qu’on en fera un usage habituel et constant.

Ainsi tout à l’heure nous citions parce que réduit à pasque: ces choses-là se constatent, mais ne doivent pas s’imiter volontairement.

On a vu aussi que, dans la prononciation populaire ou simplement négligée, la chute de l’e muet entraîne souvent celle de l’r: vot’ père, quat’ jours, un maît’ d’anglais, pour entend’ le discours. C’est également pour permettre à l’e muet final de tomber qu’on supprime l’l dans quelque; mais ce n’est que dans une conversation très familière qu’on dit que’qu’chose, ou que’qu’fois. On va plus loin: on dit couramment c’t homme, qui au temps de Restaut était considéré comme correct, et même c’t un fou, où l’on fait tomber non pas un e muet, mais un e ouvert; comme dans s’pas, pour n’est-pas, et même pas? tout court; et l’on dit encore p’têt’ bien (ou ben), où ce n’est plus un e qui tombe, mais eu, assimilé à l’e muet, sans compter la finale re: tout cela est-il à recommander? Le peuple, et même les gens les plus cultivés en disent bien d’autres: qu’ est qu’ c’est qu’ça, ou même simplement c’est qu’ça, ou encore qu’ça fait, sans parler de ou ’st-c’ que c’est, ou plus brièvement où qu’c’est. Car on parle uniquement pour se faire comprendre, et avec le moins de frais possible: c’est le principe de moindre action, qui s’applique là comme ailleurs. Mais d’abord ce n’est peut-être pas ce qu’on fait de mieux; ensuite on ne dit pas cela partout, ni à tout le monde; enfin, quand on parle ainsi, on n’a nullement la prétention de fournir un modèle à suivre.

 

On voit que l’écueil de la prononciation, relativement à l’e muet, c’est l’abus des élisions. Mais le contraire se produit aussi parfois. Comme deux consonnes tendent à maintenir l’e muet devant une troisième, il arrive aussi qu’elles en appellent un qui n’existe pas! Il n’est pas rare d’entendre prononcer lorseque, exeprès, Oueste-Ceinture, ourse blanc, qui rappellent bec ed gaz[453]. Évidemment l’est de Paris est difficile à prononcer, à cause des deux dentales qui se heurtent: on est obligé de les fondre à peu près en une seule. D’autre part le français répugne à commencer les mots par deux consonnes, si la seconde n’est pas une liquide; de là la formation de mots tels que esprit, é(s)chelle, é(s)tat, qui ont gardé ou perdu leur s après addition de l’e; mais il faut éviter d’augmenter le nombre de ces mots en disant une estatue, ou d’intercaler un e dans s(e)velte[454].

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Nous ne pouvons pas terminer ce chapitre sans dire un mot de la question des vers, dont l’e muet est un des charmes les plus sensibles, comme aussi les plus mystérieux. L’e muet est une des caractéristiques les plus remarquables de la poésie française. Aussi les principes que nous venons de développer ne sauraient-ils en aucune façon s’appliquer à la lecture des vers, qui exige un respect particulier de l’e muet.

Voici un vers de l’Expiation, de V. Hugo:

Sombres jours! l’empereur revenait lentement.

On laissera les acteurs articuler neuf syllabes, comme si c’était une phrase de Thiers: ici il en faut douze, si l’on peut. L’e muet d’empereur est le seul qui évidemment ne puisse pas se prononcer, car il est de ceux qu’on ne devrait pas écrire; s’ensuit-il qu’il faille le laisser tomber complètement? En aucune façon: l’oreille doit en percevoir la trace, ne fût-ce qu’un demi-quart d’e muet; il suffira même d’appuyer un peu plus sur la syllabe précédente pour faire sentir à l’oreille qu’il y a là quelque chose comme une demi-syllabe. Et sans doute cela est difficile; mais les autres n’offrent aucune difficulté. Les e de revenait doivent se prononcer pleinement tous les deux, et quand à celui de lentement, on peut aisément le faire sentir plus que celui d’empereur: le sens même ne l’exige-t-il pas?

Voici un vers d’une toute autre espèce, qui ne peut, pas être dit non plus de n’importe quelle manière:

Je veux ce que je veux, parce que je le veux[455].

Le premier élément je veux doit être suivi d’une pause; le second a quatre syllabes dont il sera bon de prononcer la première et la troisième, contrairement à l’usage courant[456]; le second hémistiche doit se diviser en deux parties égales avec un accent fort sur que; ou si l’on accentue sur par, il faudra faire sentir tous les e muets.

Dans cet autre vers de V. Hugo:

Mais ne me dis jamais que je ne t’aime pas[457],

qui aurait huit syllabes en prose rapide, tous les e muets doivent être prononcés, sauf le dernier, qu’on doit encore sentir à moitié; et je dis sentir plutôt qu’entendre, le prolongement du son ai et aussi de l’m suffisant à marquer l’existence de la muette qui suit.

Il est bien vrai que les poètes ne manient pas toujours l’e muet avec l’art et la prudence qu’il faudrait, et qu’ils mettent souvent le lecteur à de rudes épreuves. Il ne faut pourtant pas les trahir, même s’ils le méritent parfois[458].

VIII.—LES SEMI-VOYELLES

1º Divorce entre la poésie et l’usage.

On se rappelle que les trois voyelles extrêmes, i, u, ou, quand elles sont suivies d’autres voyelles, font presque nécessairement diphtongue avec elles, et, se prononçant très rapidement, doivent être tenues pour des consonnes autant que pour des voyelles.

Quand le groupe est précédé d’une autre voyelle, il n’y a pas de discussion possible, et la synérèse entre les deux dernières est nécessaire et manifeste: na-ïade, plé-ïade, pa-ïen, fa-ïence, a-ïeux, ba-ïonnette[459].

Si au contraire le groupe est précédé d’une consonne, il y a alors une très grande différence à faire entre la prose et la poésie, car les poètes s’en tiennent encore aujourd’hui, dans la plupart des cas, à des traditions de plusieurs siècles, qui remontent aux origines latines, et par suite ils ne comptent guère comme diphtongues que les diphtongues étymologiques. Or il n’y en a plus que deux en français: et ui. Encore ie et ui ne sont-ils pas diphtongues partout étymologiquement: aussi ie est-il diphtongue pour les poètes dans pied, mais non dans épi-é; dans dieu, mais non dans odi-eux; dans rien, mais non aéri-en; ui est diphtongue pour eux dans puits, mais non ru-ine, dans bruit, mais non ingénu-ité[460].

Les poètes admettent encore les diphtongue ions et iez dans les imparfaits et les conditionnels, mais point ailleurs: ils distinguent ainsi les imparfaits alliez, mandiez, des présents alli-ez, mendi-ez, etc., les imparfaits portions, inventions, etc., des substantifs porti-ons, inventi-ons[461].

En dehors de ces cas, les diphtongues sont rares chez eux: les groupes ia, io, iu, fournissent à peine quelques exceptions courantes, comme diable ou pioche; de même les autre groupes, commençant par u et ou: ainsi dgne et oui.

Nous n’insisterons pas sur la question, ceci n’étant pas un traité de versification, mais il importait que le lecteur fût averti que dans ces rencontres les vers doivent très souvent se prononcer autrement que la prose.

2º La semi-voyelle Y.

La plus importante et la plus fréquente des semi-voyelles, et celle qui se forme le plus facilement, c’est celle qui provient de l’i: dans cette fonction elle s’appelle yod, et sa prononciation se marque commodément par y.

 

I. Après une consonne.—Le groupe ia est assez fréquent, et se trouve par exemple dans un grand nombre de finales: -ia, -iable, -iaque, -iacre, -iade, -iaffe, -iage, etc. Le groupe ie n’est pas moins fréquent. Mais quel que soit le groupe, ia, iai ou ian, , , ien ou ieu, io, ion ou iu, partout c’est ya, yai, , etc., qui se prononcent, même si l’i appartient étymologiquement à la syllabe précédente, ce qui d’ailleurs est le cas ordinaire: mar-yage, byais, or-yent, ép-yer, nce, coméd-yen, pluv-yeux, ag-yoter, pass-yon, bin-you, op-yum.

Toutefois, si l’i appartient à un préfixe qui garde son sens plein, la séparation est maintenue: anti-alcoolisme, archi-épiscopal.

D’autre part, il ne faut pas non plus qu’il y ait dans la prononciation même un obstacle à la formation de la diphtongue. Ainsi il est clair que lier ou nier en tête d’une phrase se prononceront difficilement en une syllabe.

Mais surtout la synérèse est impossible, quand l’i est précédé soit de l’u consonne, soit, et plus encore, de l’un des groupes à liquide finale, bl, br, cl, cr, etc. L’i (ou y) reste donc nécessairement voyelle dans des mots comme qui-étisme, et surtout maestri-a, dry-ade, tri-ait, fabli-au, oublier, pri-ère, Adri-en, oubli-eux, bri-oche, tri-omphe, Bri-oude, stri-ure ou atri-um. Mieux encore: on sait qu’à la suite des mêmes groupes, les diphtongues originelles ont dû se décomposer avec une nécessité qui s’est imposée aux poètes eux-mêmes, dans les mots tels que meurtri-er, sabli-er, devri-ons, devri-ez[462].

Mais on notera ici un phénomène remarquable: dans tous les mots où l’i reste ainsi rattaché à la syllabe précédente, il se développe spontanément entre l’i et la syllabe qui en reste séparée, un yod, qui s’ajoute à l’i: qui-étisme, bri-oche et meurtri-er se prononcent en réalité qui-yétisme, bri-yoche, et meurtri-yer, de même que plus haut nous avons vu la finale i-e prolongée aboutir à i-ye: la vi-ye[463]. Que dis-je? pour distinguer l’imparfait du présent dans les verbes en i-er, tandis que vous étudi-ez se prononce ordinairement étud-yez, étudi-iez se prononce en réalité étudiy-yez[464]. Daign-iez, dont le cas est pareil, est même fort difficile à prononcer.

 

II. Décomposition de l’y grec entre deux voyelles.—Nous avons dit que l’i est assez rare entre deux voyelles dans le corps d’un mot. L’y grec y est au contraire assez fréquent. Il se produit alors une décomposition de l’y grec en deux i, qui appartiennent à des syllabes différentes; et alors le premier altère ou diphtongue la voyelle précédente, tandis que le second devient semi-voyelle: payer ou grasseyer se prononcent pai-yer et grassei-yer; royal se prononce roi-yal; fuyard se prononce fui-yard.

Il est évident que roi ne peut pas s’accommoder de ro-yal, ni fuir de fu-yard. Mo-yen, qu’on entend encore parfois, est tout à fait suranné et détestable, malgré les efforts de Littré[465]; vo-yons ou a-yant, qu’on entend aussi, sont peut-être encore pires; savo-yard et bru-yant, qui ne sont pas rares, ne sont guère meilleurs; écu-yer serait plus justifié, mais il y a beau temps qu’il est passé à écui-yer.

Mais voici un phénomène plus curieux: l’y grec se décompose même à la fin du mot, le second i faisant syllabe à lui seul, dans pays (pè-i), et par suite payse, paysan, paysage, dépayser, malgré la consonne articulée qui suit. Il en est de même devant l’e muet, dans abbaye (abè-i), qui a ainsi quatre syllabes, si on compte la muette. On prononce d’ailleurs abè-yi aussi souvent que abè-i; mais on dit plus généralement pè-i, pèi-se, pè-isage[466].

J’ajoute qu’ici aussi, bien entendu, la décomposition de l’y grec n’empêche pas la formation de deux yods dans les imparfaits et subjonctifs en -ions et -iez: fuyions, fuyiez se prononcent en réalité fuiy-yons, fuiy-yez.

Cette décomposition de l’y grec entre deux voyelles est en français une règle très générale. On y trouve cependant un certain nombre d’exceptions qu’il faut indiquer: je veux dire des mots qui ne décomposent pas l’y grec, mais gardent intacte la voyelle qui le précède[467].

1º L’a reste intact dans le populaire fa-yot, dans ta-yon et ta-yaut, qui s’écrit aussi taïaut, dans bra-yette, qui est plutôt braguette (mais non dans brayer ou brayon), et dans ba-yer aux corneilles, qui devrait être bai-yer (comparez bouche bée, béant): une confusion s’est faite avec bailler depuis fort longtemps, contre laquelle il est impossible de réagir[468].

L’a se maintient aussi dans coba-ye, cipa-ye, ba-yadère et papa-yer, qui sont des mots d’origine étrangère, ainsi que dans l’expression exotique en paga-ye[469].

2º L’o reste intact dans bo-yard et go-yave, mots étrangers, et dans cacao-yère, pour conserver le simple cacao, mais non dans voy-ou, qui vient de voie, ni dans savoy-ard, qui vient de Savoie, ni dans les mots en -oyau, où la prononciation par o est devenue exclusivement populaire[470].

3º L’u reste intact dans gru-yer, mot étranger, ordinairement aussi dans thu-ya, qui est dans le même cas; de plus dans bru-yère, qui a peut-être été maintenu par le nom propre La Bru-yère, et dans gru-yère, qui est aussi originellement un nom propre.

La tendance à décomposer l’y dans les mots français est si forte qu’on prononce quelquefois thui-ya et que gru-yère lui-même, nom propre francisé en nom commun, est parfois articulé grui-yère, malgré la difficulté; mais c’est assez rare. Avec l’u, c’est plutôt le phénomène contraire qui se produit, c’est-à-dire qu’on paraît tendre parfois à revenir de ui à u.

Ainsi le mot tuyau, peut-être sous l’influence de gru-yère, est en voie de perdre sa prononciation correcte; sans doute, même en dehors des puristes, il y a encore beaucoup de gens, des femmes surtout, qui prononcent tui-yau; mais la prononciation populaire tu-yau est aujourd’hui répandue partout et paraît devoir prévaloir[471].

De même tu-yère. On altère parfois jusqu’à bruyant, qui vient de bruit, sans doute par l’analogie de bru-yère; mais je ne pense pas que bru-yant, qui est fort incorrect, puisse se généraliser[472].

On peut ajouter ici que le mot alleluia, quoiqu’il n’ait point d’y grec, se prononce le plus généralement allelui-ya, comme le latin quia.

 

III. Changement de l’Y grec en I.—Une autre modification s’est faite à la prononciation de l’y grec dans les verbes en -ayer, -oyer, -uyer; ou plutôt il s’est changé en i simple devant un e muet, au présent, au futur et au conditionnel, d’où disparition du yod: noi(e), noi(e)ra, noi(e)rait[473].

Seuls les verbes en -eyer ont gardé partout l’y grec; mais grasseyer est le seul qui soit répandu.

Les verbes en -ayer, qui sont fort rapprochés des précédents, hésitent souvent entre deux formes et deux prononciations: pai(e) et pai(e)ra, ou paye (pai-ye) et payera (pai-yera). Au futur et au conditionnel, l’i l’emporte sans conteste, et si l’on dit encore rai-yera ou pai-yera, on ne dit plus effrai-yera, plus guère essai-yera ou balai-yera. Au présent, l’y grec se maintient un peu mieux: j’essai-ye et surtout je rai-ye sont fort usités; je balai-ye ou je pai-ye le sont moins, mais sont encore très corrects[474].

Ce phénomène a complètement disparu des verbes en oyer, et des formes comme noye ou flamboye sont tout à fait inusitées, malgré le voisinage de noyons et flamboyons. Il est vrai qu’on entend encore assez souvent dans le peuple soye (soi-ye) et soyent, sans doute par analogie avec soyons, soyez; mais cette prononciation est extrêmement vicieuse, d’autant plus qu’on écrit sois et soit au singulier; et quoiqu’on écrive assez sottement aie et aies, comme voie, avec des e muets, la prononciation ai-ye ou voi-ye, qu’on entend parfois, n’est pas moins condamnable aujourd’hui[475].

 

IV. L’I ou Y grec initial devant une voyelle.—L’y grec initial devant une voyelle est toujours consonne: yacht, yatagan, et les poètes eux-mêmes ont bien de la peine à le séparer[476].

On peut considérer le groupe il y a comme un cas particulier de ce fait général: ce n’est qu’en vers que il y a peut compter pour trois syllabes; mais quand on parle, on n’en fait que deux, quoiqu’il y ait trois mots[477].

Le phénomène est le même pour il y eut, il y aura et toute la conjugaison, et aussi pour la conjugaison de il y est. Le phénomène est même bien plus marqué encore pour ça y est, où y se trouve entre deux voyelles, cas identique à celui de na-ïade ou go-yave[478].

Quant à l’i, on ne le trouve en tête des mots que dans quelques mots savants d’origine latine, où l’usage ordinaire, à défaut des poètes, en fait aussi une consonne: ïambe, iode, ionique, iota, iule et leurs dérivés. En revanche, l’adverbe hi-er a deux syllabes depuis le XVIᵉ siècle, et ne doit pas se prononcer yer, sauf en vers, quand la mesure l’exige; tout au plus peut-on dire avantyer, et ce n’est nullement nécessaire[479]. Il n’en est pas de même du groupe initial hiér- (hroglyphe, hrarchie), qui ne fait deux syllabes qu’en vers et encore pas toujours[480].

Pour terminer sur ce point, nous ajouterons que la prononciation actuelle des ll mouillés les assimile complètement au yod, par exemple dans taille, abeille, fille, etc., qui se prononcent ta-ye, abe-ye, fi-ye; d’où il résulte que les finales de prier et briller se prononcent exactement de la même manière: pri-yer, bri-yer[481].

Le gli italien est dans le même cas que les ll mouillés. Enfin gn mouillé diffère peu de ny: les finales de daigner et dernier sont à peu près identiques. Nous reviendrons sur tous ces points dans les chapitres consacrés aux consonnes[482].

3º La semi-voyelle U.

Les autres semi-voyelles nous arrêteront moins.

Les groupes de voyelles qui commencent par u, à savoir ua, uai, , , uei, ui, uin, et même uon, sont aussi des diphtongues en général dans l’usage courant, sinon en vers; et l’on sait que le groupe ui est généralement diphtongue, même en vers. Ainsi u fait fonction de consonne dans per-sua-der, s-uaire, insi-nuant, sué-dois, impé-tueux, fuir, juin et même nous nous ruons[483].

Pourtant le phénomène est moins constant que dans les groupes qui commencent par i.

D’abord l’u est parfois suivi lui-même d’un groupe où i est semi-voyelle, auquel cas l’u doit rester distinct, comme dans tu-ions, tu-iez[484].

Mais surtout deux consonnes différentes quelconques suffisent généralement ici pour empêcher la synérèse, par exemple dans argu-er, sanctu-aire ou respectu-eux, et presque tous les mots en -ueux, aussi bien que dans obstru-er, conclu-ant, conclu-ons, flu-ide, bru-ine et dru-ide, où figurent les groupes connus cl, br, etc.

Toutefois la diphtongue étymologique s’est maintenue, même en vers, malgré les mêmes consonnes, dans autrui, dans pluie et truie, dans bruit, fruit et truite, dans détruire, instruire et construire[485]; elle s’est diérésée seulement dans bru-ire, bru-issant, bru-issement, qui sont plutôt des mots poétiques, et même dans ébru-iter. Euphu-isme, mot savant, n’a pas subi la synérèse, non plus que du-o.

L’u est semi-voyelle à fortiori, même en vers, quand il se prononce dans les groupes qua, que et qui, gua, gue et gui; mais il ne garde le son u que devant e et i: questeur, aiguille; il prend le son de la semi-voyelle ou devant a: équation, guano[486].

Il va sans dire que, dans juin, l’u ne doit pas prendre le son ou, comme il arrive souvent (cela arrive parfois même dans puis). Quelques-uns prononcent jun, ce qui est encore pis; d’autres même prononcent juun sans s’en apercevoir! Juin doit se prononcer comme il est écrit, mais en une seule syllabe.

Enfin il faut éviter avec soin de réduire ui à u dans menuisier ou fruitier, comme de le réduire à i dans puis ou puisque.

4º La semi-voyelle OU.

Les groupes de voyelles qui commencent par ou, à savoir oua, ouai, ouan, oué, ouè, ouen, oueu, oui, ouin, et même ouon, sont également diphtongues dans l’usage courant, sinon en vers, et même plus facilement que ceux qui commencent par u. Ainsi ou fait fonction de consonne dans des mots comme ouail-les, couen-ne, douai-re, jouer, mouette, joueuse, fouine ou baragouin et, nous jouons[487]; et la synérèse n’est guère empêchée que par les groupes de consonnes bl, br, etc., dans des mots tels que flou-er, trou-er, trou-ait, trou-ons, prou-esse, éblou-ir, qui ne sont pas très nombreux[488].

Pourtant des mots comme bou-eux et nou-eux subissent mal la synérèse, et le discours soutenu, qui se rapproche du vers, l’évite souvent dans des mots tels que jou-er, lou-er, comme aussi tu-er. Il faut y ajouter naturellement les formes comme jou-ions, jou-iez, qui sont dans le même cas que tu-ions, tu-iez.

 

On sait que le w anglais est précisément la consonne que nous représentons par ou: ainsi dans whist ou tramway, mais ces deux mots sont les seuls mots de la langue, noms propres à part, où le w conserve régulièrement le son ou[489].

Nous venons de voir ou semi-voyelle quand l’u se prononce dans les groupes qua et gua. Nous avons vu aussi que la diphtongue oi représentait en réalité oua ou wa; et il en est de même de oin qui est identique à ouin.

La prononciation de oi et oin en une seule syllabe est même si facile que les groupes de consonnes bl, br, etc., ne produisent jamais ici la diérèse, pas plus dans groin, malgré Victor Hugo, que dans croix ou emploi[490].

Il arrive aussi parfois que l’o s’assourdit en ou même devant une voyelle autre que in. Cela est nécessaire dans joaillier, qui, malgré son orthographe, est apparenté à joyau, et il n’y a que les poètes pour obliger le lecteur à scander jo-aillier. Mais le phénomène se produit parfois même dans oasis ou casoar, qu’on prononce facilement ouasis et casouar, quand on parle un peu vite[491].

Autrefois, notamment au XVIᵉ siècle, cet assourdissement de l’o en ou était un phénomène général; jusqu’à la Révolution, poète et poème, où Boileau avait rétabli définitivement la diérèse en vers, se prononcèrent en prose et dans l’usage courant pouème et pouète. Mais cette prononciation ne saurait aujourd’hui être admise[492].

Je rappelle que moelle, moelleux, moellon, poêle, poêlon, devraient s’écrire par oi[493]. De même on a respecté l’orthographe adoptée, à tort ou à raison, pour go-éland (en breton gwélan) et pour go-élette (autrefois goualette); mais ici l’orthographe a réagi sur la prononciation, surtout en vers, et l’on est bien obligé de séparer l’o.

DEUXIÈME PARTIE

LES CONSONNES.

Quoique nous ayons établi au début de ce livre un classement des consonnes, qui nous a été fort utile pour l’étude des voyelles, nous suivrons ici l’ordre alphabétique, qui paraît plus pratique, en mettant ch après c, et l’n mouillé (gn) à la suite de l’n.

Mais avant de passer à l’étude particulière des consonnes, quelques observations générales ne seront pas déplacées.

1º Le changement spontané des consonnes.

Avant tout, nous devons constater une fois pour toutes, pour n’y pas revenir à chaque instant, un phénomène d’ordre général, qui est le changement spontané de certaines consonnes[494].

Pour prendre l’exemple le plus simple et le plus aisé à constater, on croit prononcer obtenir, mais on prononce en réalité optenir; pour prononcer exactement obtenir, il faudrait un effort qu’on ne fait jamais, pas plus en vers qu’en prose, pas plus en discourant lentement qu’en parlant vite. Ce phénomène s’appelle accommodation, ou même assimilation[495].

Ceux qui ont fait un peu de grec connaissent bien ce phénomène: quand une muette, leur dit la grammaire, est suivie d’une autre muette, elle se met au même degré qu’elle. Dans obtenir, la labiale douce b, suivie de la dentale forte t, se change en la labiale forte p; elle s’accommode à la consonne qui suit, et cela spontanément et nécessairement, par le jeu naturel des organes[496].

En français, ce phénomène est extrêmement général.

D’abord, une muette ne s’accommode pas seulement à une autre muette, comme dans obtenir, où la douce devient forte, et anecdote (anegdote) où la forte devient douce, mais aussi bien à une spirante, comme dans tous les mots commençant par abs- (aps) ou obs- (ops) et même subs- (sups, sauf devant i).

D’autre part, une spirante aussi peut s’accommoder soit à une autre spirante, comme dans transvaser (tranzvaser) ou disjoindre (dizjoindre), soit à une muette, comme dans rosbif (rozbif), Asdrubal (azdrubal) ou disgrâce (dizgrâce).

Il est vrai que ces heurts de consonnes sont assez rares dans les mots français; mais cette accommodation passe aussi bien par-dessus l’e muet, toutes les fois que l’e muet peut tomber, comme dans paquebot (pagbot) ou decine (métsine), dans clavecin (clafcin) ou nous faisons (vzons), dans crévecœur (crefkeur), rejeton (rechton), naïve (naïfté), ou le second (lezgon)[497].

Mais tout ceci se fait normalement, dans le langage le plus soutenu et le plus lent. Dans le langage très rapide, on en voit bien d’autres, car l’accommodation s’y fait même entre des mots différents. Le b devient p dans qu’exhibes-tu là? et inversement le p devient b dans Philippe de Valois; le d se change en t dans et ainsi de suite, et le t se change en d dans vous êtes insensé (cette fois, c’est l’s final, prononcé uniquement pour la liaison, et prononcé doux, qui détermine le changement); de même encore g devient k, et k devient g, dans on navigue chez nous (ikch) et chaque jour (agj)[498].

Même phénomène pour les spirantes: on peut comparer grave cela (afs) avec griffes aiguës (ivz), voyages-tu? (acht), avec tache de vin (ajd), rose pourpre (osp), avec est-ce bien? (ezb). Le langage tres rapide rapproche même des muettes ou des spirantes identiques, changeant par exemple une dentale forte t en dentale douce d devant un autre d, et ceci est l’assimilation proprement dite: vous êtes dur (edd), il galope bien (obb), je ne navigue qu’ici (ikk), tu brises ce pot (iss), je mange chez vous (chch), etc. On va plus loin encore: dans la prononciation populaire, ou simplement familière, qui supprime non seulement l’e muet, mais aussi l’r qui précède, à la suite d’une muette ou d’une spirante, on arrive à un maître d’hôtel (aidd) ou une pauvre femme (auff).

Les appareils de là phonétique expérimentale ont même constaté une assimilation plus extraordinaire encore, par-dessus une voyelle sonore. Dans les mots couché sous un pin, il arrive que le premier s se rapproche sensiblement du second[499].

Tous ces phénomènes sont spontanés et involontaires. Aussi doivent-ils rester tels, et par conséquent ne se produire que dans un débit très rapide. Ils sont extrêmement curieux pour le savant, mais ne doivent être étudiés qu’à un point de vue purement scientifique. Je ne puis que répéter ici ce que j’ai dit à propos de l’e muet: les phonéticiens étrangers recueillent précieusement ces phénomènes pour les offrir à l’étude de leurs compatriotes, ayant pour principe unique: cela est, donc cela doit être[500]. Ils ne se doutent pas que beaucoup de façons de parler ne sont acceptables que lorsque et parce que personne ne s’en aperçoit, mais qu’elles sont ridicules, quand elles sont voulues et manifestes. Il faut parler naturellement. On n’a pas besoin d’effort pour prononcer un p dans obtenir: on le prononce nécessairement, et, par suite, il est toujours légitime. Mais on ne met pas nécessairement un s doux dans est-ce bien; on doit donc prononcer le c naturellement, et ne jamais faire effort pour prononcer autre chose que c, même quand on parle vite: il se change toujours assez tôt en z, sans qu’on s’en aperçoive, ni celui qui parle, ni celui qui écoute, et c’est alors seulement que le phénomène devient légitime.

De ce phénomène spontané on peut rapprocher un autre phénomène qui se produit aussi spontanément: c’est le redoublement de la première consonne, dans certains mots sur lesquels on veut appuyer, surtout dans l’interjection: mmisérable! inssensé! Si la première consonne est suivie d’un r, c’est l’r qui se redouble; il est ttoujours là à grratter. On voit que ce redoublement est un phénomène analogue à l’accent oratoire, et qui coïncide généralement avec lui[501].

2º Quelques observations générales.

Première observation: les consonnes finales, qui autrefois se prononçaient toutes, comme en latin, ont peu à peu cessé en grande majorité de se prononcer[502]; toutefois, depuis un siècle, grâce à l’orthographe, beaucoup ont reparu de celles qui ne se prononçaient plus. Il y a notamment quatre consonnes finales qui se prononcent aujourd’hui régulièrement; ce sont les deux liquides: l et r, avec f et c.

En second lieu, les consonnes intérieures se prononcent aussi presque toutes aujourd’hui. Ce n’est pas qu’il n’y ait encore beaucoup d’exceptions; mais leur nombre tend toujours à diminuer, et toujours par l’effet de la fâcheuse réaction orthographique, due surtout à la diffusion de l’enseignement primaire[503]. Depuis qu’une foule de mots sont appris par l’œil avant d’être appris par l’oreille, on les prononce naturellement comme ils sont écrits. Et puis il y a là aussi l’effet naturel d’un pédantisme naïf et inconscient; car enfin, quand on prononce sculpeter, lègue ou aspecte, cela ne prouve-t-il pas qu’on a fait des études, et qu’on sait l’orthographe? Aussi les plus coupables dans cette affaire sont encore ceux, journalistes ou hommes de lettres, qui s’opposent par tous les moyens à la réforme de l’orthographe. Quant à ceux qu’on appelle dédaigneusement les «primaires», ils sont plus excusables: sachant bien qu’il ne dépend pas d’eux d’écrire comme on parle, ils parlent comme on écrit! Nous verrons, chemin faisant, les altérations que la langue a déjà subies ou subira encore, par le fait de notre orthographe.

Enfin, il y a la question des consonnes doubles: Quand se prononcent-elles doubles ou simples[504]? Cette question doit être étudiée à propos de chaque consonne, dans un intérêt pratique; mais il y a encore là un phénomène d’ordre général, dont il faut dire un mot d’avance.

Il va sans dire que la question ne se pose qu’entre deux voyelles non caduques, appuis nécessaires des deux consonnes en avant et en arrière: col-laborer. Et en effet, à la fin d’un mot, ou devant un e muet, qui tombe régulièrement, la question ne se pose plus: djin(n), bal(le), ter(re), dilem(me), al(le)mand se prononcent nécessairement comme si la consonne était simple[505].

Or, entre voyelles non caduques, la règle générale est que, dans les mots purement français, et d’usage très courant, la consonne double se prononce simple: a(l)ler, do(n)ner; et il y en a souvent deux ou même trois dans le même mot, comme a(s)suje(t)ti(s)sant ou a(t)te(r)ri(s)sage. On ne devrait donc prononcer les deux consonnes que dans les mots tout à fait savants, où l’on peut, à la rigueur, conserver légitimement la prononciation attribuée à l’original sur lequel ils sont calqués: col-lapsus, com-mutateur, septen-nat, ir-récusable, proces-sus, dilet-tante[506].

Malheureusement l’emphase naturelle de l’accent oratoire a étendu cette prononciation à beaucoup d’autres mots, comme hor-reur ou hor-rible. Et surtout le pédantisme encore s’en est mêlé. Beaucoup de gens ont cru voir un signe certain d’éducation supérieure, d’instruction complète, dans cette prononciation réputée savante, qui est celle du latin et du grec. Aussi s’est-elle étendue progressivement. Aujourd’hui encore on voit très bien qu’elle gagne de plus en plus, et atteint beaucoup de mots fort usités qu’elle devrait respecter, parce qu’ils n’ont rien de nouveau ni de savant[507]. Elle respecte encore assez généralement les muettes ou explosives, à cause de la difficulté que produit l’occlusion complète que la bouche doit subir en les prononçant, comme dans ap-parat; elle atteint beaucoup plus les spirantes (f et s sont d’ailleurs les seules qui se répètent), car elles ne présentent pas cet inconvénient, mais surtout l, m, n, r, les quatres liquides des grammairiens grecs. Ainsi, de tous les mots commençant par ill, imm, inn-, irr-, et qui, presque tous, sont privatifs, il n’y a plus qu’i(n)nocent et ses dérivés immédiats qui soient à peu près respectés, et dans la plupart des mots on prononce toujours les deux consonnes, à moins qu’on ne parle très vite[508].

Il faut dire en effet que cette prononciation dépend beaucoup du plus ou moins de rapidité de l’élocution: entre les mots où on ne prononce jamais qu’une consonne et ceux où on en prononce toujours deux, il y en a beaucoup où on en prononce tantôt une, tantôt deux, suivant qu’on parle plus ou moins vite. D’ailleurs, en cas d’hésitation, il sera bon de se pénétrer de ce principe qu’on ne fera jamais une faute grave en prononçant une consonne simple quand l’usage est de la prononcer double, tandis qu’on peut être parfaitement ridicule en la prononçant double quand elle doit rester simple, comme de dire don-ner ou nous al-lons.

NOTE SUR LA PRONONCIATION DU LATIN

Puisque la prononciation latine est en cause dans ce cas plus qu’ailleurs, on nous saura peut-être gré de réunir ici, en tête des consonnes, les règles spéciales qui la concernent, et qui sont disséminées un peu partout dans le livre, avec les exemples nécessaires.

En principe, nous prononçons le latin, à tort ou à raison, plutôt à tort, à peu près comme le français. Nous ne l’en distinguons que dans un petit nombre de cas, dont l’énumération n’est pas longue.

On a vu déjà précédemment comment nous prononçons les voyelles: que l’e ouvert ou fermé n’a pas d’accent, que l’u ne sonne jamais ou, que um se prononce toujours ome (même après un o), et que un se prononce toujours on, sauf dans hunc, nunc et tunc, et les mots commençant par cunct-.

Les nasales sont identiques à celles du français, sauf qu’il ne peut y en avoir que devant une consonne, et non en fin de mot, et que en a toujours le son in, notamment dans la finale -ens.

On a vu aussi que les seules diphtongues latines, æ, œ et au, sont prononcées comme les voyelles é et o. Il en résulte que devant æ et œ, le c et le g gardent le même son qu’en français devant e.

Nous faisons aussi de fausses diphtongues avec l’u, après g ou q, mais seulement devant a, e (ou æ) et i: l’u se prononce u devant e et i, et ou devant a, tandis que devant o et u il ne compte pas.

Ch a toujours le son guttural.

Il n’y a jamais de son mouillé, ni pour gn, ni pour ll.

Ti devant une voyelle est sifflant, comme en français, sauf en tête des mots, ou après s ou x.

Les consonnes finales s’articulent toujours: c’est ce qui fait qu’il n’y a point de nasales à la fin des mots.

Cette prononciation est d’ailleurs détestable, et peut-être le jour n’est-il plus éloigné où on en adoptera une autre, un peu moins française, mais plus latine.

B

A la fin des mots, le b, très rare dans les mots proprement français, ne s’y prononce pas: plom(b), aplom(b), surplom(b), et autrefois coulom(b)[509].

Il se prononce dans les mots étrangers, qui sont naturellement beaucoup plus nombreux, comme: nabab, baobab, cab, naïb, snob, rob, club, tub, rhumb, etc.[510].

Dans radoub, le b ne devrait pas davantage se prononcer, et les gens de métier ne le prononcent pas; mais la vérité est qu’ils emploient fort peu ce mot, se contentant du mot bassin; ils laissent ainsi le champ libre à ceux qui n’apprennent ce mot que par l’œil, et qui naturellement articulent le b: ce sont de beaucoup, aujourd’hui, les plus nombreux.

 

Dans le corps des mots, le b se prononce aujourd’hui partout devant une consonne. On fera bien de veiller à ne pas le changer en m dans tomb(e) neuve, et plus encore à ne pas le supprimer dans obstiné et obstination[511].

Le b double, assez rare, compte pour un seul à peu près partout: a(b), sa(b)bat, ra(b)bin, et aussi bien ra(b)bi, qui est le même mot au vocatif. On n’en prononce deux que dans deux ou trois mots savants: gib-beux et gib-bosité, peut-être ab-batial ou sab-batique; encore n’est-ce pas indispensable[512].

C

1º Le C final.

Le c est une des quatre consonnes qui se prononcent aujourd’hui normalement à la fin des mots:

I. Après une voyelle orale, d’abord, le c final sonne généralement: cognac, bac, lac, sac, bec, sec, avec, trafic, public, choc, bloc, roc, bouc, duc, caduc, suc, etc.[513].

La plupart de ces mots sont d’ailleurs des mots plus ou moins techniques ou étrangers, des substantifs verbaux, des adverbes, ou des mots où le c a reparu après éclipse, par analogie avec le plus grand nombre[514].

Contrairement à la majorité des mots, mais conformément à la règle des consonnes finales, le c est devenu ou resté muet dans un certain nombre de mots suffisamment populaires: dans estoma(c) et taba(c), et dans cotigna(c), moins usité, où il tend à se rétablir[515]; dans cri(c), machine; dans bro(c), cro(c), accro(c), raccro(c) et escro(c); dans caoutchou(c)[516].

Pendant longtemps la prononciation familière a volontiers omis le c d’avec devant une consonne: ave(c) moi, ave(c) lui: cette prononciation est aujourd’hui dialectale, et on la tourne même en ridicule.

Le c d’arsenic, qui s’était amui, s’est aussi généralement rétabli[517].

Au pluriel, le c sonne aussi bien qu’au singulier, les deux nombres ayant pris peu à peu avec les siècles une prononciation identique[518]. Même dans le pluriel échecs, qui s’est longtemps écrit échets, au sens de jeu, la suppression du c est tout à fait surannée, le pluriel s’étant à la fin, là aussi, assimilé au singulier.

Toutefois le c ne sonne pas devant l’s dans la(cs) et entrela(cs).

Le k ou le q joints au c final n’y ajoutent rien: colbac(k), biftec(k), stic(k), boc(k), etc.[519].

II. Après une voyelle nasale, le c final est resté muet: ban(c), blan(c), flan(c) et fran(c), vain(c) et convain(c), jon(c), ajon(c) et tron(c)[520].

Le cas de donc est particulier. En principe, le c n’y sonne pas non plus. Toutefois, si le mot est en tête d’un membre de phrase, pour annoncer une conclusion (je pense, donc je suis), et, d’une façon générale, si l’on veut souligner le mot pour une raison quelconque, on prononce le c (ainsi que dans adonc et onc). En dehors de ces cas, on l’articule rarement, même quand il termine la phrase: laissez don(c). Surtout on ne l’articule pas devant une consonne: vous êtes don(c) bien riche? Devant une voyelle, il est encore correct ou élégant de le lier: où êtes-vous donc allé? Mais cela même n’est pas indispensable.

Le c de zinc, se prononce toujours, mais il sonne comme un g. On n’a jamais su pourquoi; car autrefois, c’était le g final qui s’assourdissait en c, comme toutes les sonores finales; or, c’est justement le contraire qui se fait ici. Mais c’est un fait contre lequel les efforts des grammairiens n’ont pu prévaloir[521].

III. Après une consonne articulée, le c final sonne généralement: talc, arc, turc, fisc, musc[522]. Il sonne même aujourd’hui dans les composés arc-bouter et arc-boutant ou arc-doubleau, quoi qu’en disent les Dictionnaires, qui retardent sur ce point: telle est du moins la prononciation des architectes. Il faut seulement éviter arque-boutant.

Toutefois, il ne se prononce pas encore dans mar(c), résidu: eau-de-vie de mar(c); ni dans mar(c), poids: au mar(c) le franc[523].

Le c ne sonne pas davantage dans cler(c)[524].

De plus, le c de porc, qui ne sonnait plus nulle part depuis longtemps, ne sonne toujours pas à la cuisine ou chez le charcutier: on n’y achète pas du porc frais, mais du por(c) frais, du por(c) salé, etc. Si au contraire on veut désigner l’animal lui-même, on rétablit volontiers le c, même au pluriel: un troupeau de por(cs) ou de porc(s), mais surtout au singulier: un porc, et plus encore si l’on prend le mot au figuré dans un sens injurieux. Le c sonne également dans le composé porc-épic.

2º Les mots en-CT.

Les mots en -ct demandent un examen particulier, car leur histoire est complexe et n’est pas terminée.

1º Dans tact, intact, contact, et dans compact, il semble que ct s’est toujours prononcé. Exact, plus populaire, a tendu à perdre le c ou le t, ou les deux; et si l’on ne prononce plus exac(t) ni exa(c)t, on entend encore exa(ct); pourtant exact a fini par l’emporter, et sans doute on ne reviendra pas en arrière[525].

Parmi les mots en -ect, les mots direct et indirect, correct et incorrect ne paraissent pas avoir jamais perdu leurs consonnes finales, non plus que le mot savant intellect, sans parler de l’anglais select. Il n’en est pas de même des autres.

Abject et infect ont flotté longtemps, avec préférence pour le son è, avant de reprendre définitivement ct[526].

Restent les mots en -spect: aspect, respect, suspect, circonspect. Ils ont longtemps flotté aussi entre trois ou quatre prononciations, et La Fontaine, pour rimer avec bec, n’hésite pas à écrire respec et circonspec[527]. La prononciation par t seul a complètement disparu, mais les prononciations par c ou ct ont encore l’espoir de vaincre. La seconde, par ct, admissible peut-être pour suspect, est certainement la plus mauvaise pour aspe(ct) et respe(ct); l’autre, par c seul, est admissible en liaison, et même tout à fait générale dans respec(t) humain; mais, en dehors de la liaison, je crois qu’on peut encore provisoirement la condamner, et s’en tenir à respe(ct), aussi bien qu’à aspe(ct), circonspe(ct), et même suspe(ct)[528].

En revanche, le c et le t se prononcent également dans suspecte et circonspecte: sur ce point, il n’y a pas de discussion.

Il ne faut pas assimiler aux autres mots en -spect le mot technique anspec(t), terme de marine, qui n’a pris un t dans l’orthographe que par une fausse analogie avec les autres: c’est le seul mot où le c doive toujours se prononcer, et toujours seul.

3º Parmi les mots en -ict, le c et le t se prononcent encore dans strict et district, et naturellement dans l’anglais verdict et convict, mais non dans ami(ct), terme de liturgie, qui n’est guère employé que par des gens du métier, ce qui est une garantie contre l’altération.

4º Les mots en -inct ont flotté longtemps, comme les mots en -ect, avant de perdre leurs consonnes finales. Mais distinct et succinct les ont reprises au cours du dernier siècle, et sans doute ne les perdront plus: succin(ct), et par suite succinte, sont surannés. Au contraire, instin(ct) résiste fort bien sans c ni t, et l’on doit encore condamner instinc(t)[529].

3º Le C intérieur.

Dans le corps des mots, le c n’a le son guttural que devant a, o, u, et devant une consonne: calibre, coller, reculer, action, instinctif, et même arctique, où le c amui s’est rétabli; il a le son sifflant devant e et i: ceci, cence, cygne, larcin[530].

On donne au c le son sifflant devant a, o, u, au moyen d’une cédille; mais aucun artifice ne lui donne le son guttural devant e et i, sauf le changement de eu en œu, dans cœur (c’est-à-dire l’addition ou le maintien d’un o), et d’autre part l’addition ou le maintien d’un u dans le groupe cueil (keuil): cueillir, accueillir, etc.[531]. Partout ailleurs le c est remplacé dans ce rôle par qu dans les mots français, par k ou ck dans les mots étrangers, comme jockey[532].

Devant une consonne, le c intérieur sonne aujourd’hui partout, même après une nasale, comme dans sanctuaire, sanction ou sanctifier[533].

Le c ne prend pas le son du g seulement dans zinc; il le prend aussi dans second et tous ses dérivés (même dans le latin secundo), qui devraient s’écrire avec un g, comme on le fait en d’autres langues[534].

Le c a eu longtemps aussi le son du g dans reine-Claude[535]; mais il a peu à peu repris le son de la forte sous l’influence de l’écriture, et le son du g y devient aujourd’hui populaire ou dialectal.

Ajoutons pour terminer qu’un grave défaut à éviter dans la prononciation du c consiste à mouiller le c initial, par exemple dans cœur, qu’on entend quelquefois sonner presque comme kyeur.

 

Le c double se prononce comme un c simple devant a, o, u, et devant l ou r, dans les mots d’usage courant: a(c)cabler, a(c)caparer, ba(c)calauréat, a(c)climater, a(c)créditer, a(c)croc, e(c)clésiastique, o(c)casion, su(c)comber, etc.; les deux c peuvent se prononcer dans ec-chymose, oc-clusion et oc-culte, et, si l’on veut, bac-chante, humeurs pec-cantes, impec-cable, peccadille et pec-cavi; encore n’est-ce pas indispensable, sauf dans le latin pec-cavi[536].

Devant e et i, ils se prononcent toujours tous les deux, le premier guttural, le second sifflant: ac-cident, vac-cin, ac-cès[537]; au contraire sc se réduit ordinairement à un s ou un c seul: ob(s)cène, s(c)ie[538].

Devant les mêmes voyelles e et i, quand le c est suivi de qu, on ne prononce qu’une gutturale: a(c)quitter, a(c)quérir, à fortiori be(c)queter ou gre(c)que[539].

 

Devant e et i toujours, le c italien reste sifflant, si le mot est suffisamment francisé, comme dans gracioso, concetti, ac-celerando (trop voisin d’ac-célérer pour se prononcer autrement) et quattrocentiste[540]. Autrement, et surtout quand il est double, il se prononce tch: dolce, sotto voce, a piacere, furia francese, fantoccini[541]. Pour sc, le son de ch suffit, sans t: crescendo (chèn), lasciate ogni speranza.

Czar se prononce gsar plutôt que csar; mais c’est là une mauvaise graphie, due sans doute à la fausse étymologie cæsar; ce mot, qui en polonais s’écrie car, doit se transcrire et se prononcer tsar[542].

CH

Le son normal de ch en français n’a guère de rapport avec le son du c, qui est le son de ch en latin; mais, étant donné l’ordre suivi dans ce chapitre, sa place normale est pratiquement ici. D’ailleurs ch prend souvent le son du c, même en français.

1º Le CH final.

A la fin des mots, ch appartient presque uniquement à des mots étrangers, et garde presque partout le son du c guttural: krac(h), varec(h) et loc(h), et aussi yac(ht)[543].

Il garde pourtant le son chuintant du français dans match et tzaréwitch, dans chaouch, tarbouch et farouch, dans lunch et punch francisés[544].

Ch est muet dans almana(ch), où la réaction orthographique n’a pas encore réussi à le rétablir, le mot étant trop populaire, et connu par l’oreille encore plus que par l’œil, comme estoma(c) et taba(c)[545].

2º Le CH intérieur.

Dans le corps ou en tête des mots proprement français, ch a naturellement le son chuintant devant une voyelle; chuintante forte, bien entendu, et non chuintante douce: il faut se garder de prononcer ajète pour achète, comme il arrive trop souvent à Paris[546].

Toutefois, dans un très grand nombre de mots plus ou moins savants, et notamment des mots tirés du grec, ch a gardé, parfois même il a repris, après l’avoir perdu, le son que nous lui donnons en latin, c’est-à-dire celui du c guttural.

 

I. Devant a, o, u.—Devant les voyelles a, o, u, le phénomène ne souffrait pas de difficultés, parce que l’oreille était accoutumée au son guttural du c devant ces voyelles. Par suite:

1º On prononce ca (ou can) dans gutta-perc(h)a et les mots en -archat, dans c(h)aos, c(h)alcédoine, c(h)alcographie, bacc(h)anale et bacc(h)ante, dans arc(h)ange, arc(h)aïque, troc(h)anter, euc(h)aristie, sacc(h)arifère; mais non dans fil d’archal, qui est français et très ancien[547].

2º On prononce co dans éc(h)o; dans tous les mots commençant par chol- et chor-, comme c(h)oléra, c(h)orus, c(h)oral, etc., avec c(h)œur, et leurs dérivés ou composés, comme anac(h)orète; dans psyc(h)ologie[548], calc(h)ographie, inc(h)oatif, batrac(h)omyomachie, dic(h)otomie, bronc(h)opneumonie ou bronc(h)otomie (malgré bronche et bronchite), dans arc(h)onte et péric(h)ondre et quelques autres mots moins répandus; mais non dans maillechort (tiré des noms propres français Maillot et Chorier), ni dans vitchoura, où tch représente le polonais cz[549].

3º On prononce cu dans catéc(h)umène ou isc(h)urie[550].

 

II. Devant e et i.—Devant e et surtout devant i, le phénomène est moins régulier, parce que l’oreille n’était pas habituée jadis chez nous au son guttural devant ces voyelles, et que même le ch grec, ou le ch latin venu du grec, s’y prononçait, au XVIᵉ siècle, comme le ch français. Aussi la francisation du ch en son chuintant était-elle générale autrefois devant e et i.

Toutefois beaucoup de mots, même francisés complètement, ont pris depuis le son guttural, comme les mots grecs ou latins correspondants, non sans beaucoup de fluctuations et d’incertitude.

1º Devant un e muet, le son chuintant s’est maintenu partout, dans archevêque, bronches ou aristoloche, comme dans marchepied, broncher ou brioche. Il en est de même dans la finale -chée: trachée, archée, trochée, aussi bien que bouchée ou nichée[551].

Mais on prononce aujourd’hui dans achéen, manichéen ou eutychéen[552]; dans archéologie et archétype; dans cheiroptères (keye), chélidoine, chélonien, chénisque et chénopode; dans lichen, épichérème, orchestre et chétodon; dans trescheur ou trécheur et dans trachéotomie (malgré trachée). En revanche, on chuinte dans cachexie et cachectique, aussi bien que dans chérif et chérubin[553].

2º C’est surtout pour le groupe chi que la question est délicate, car cette syllabe est beaucoup plus fréquente que la syllabe che, et il n’est pas toujours facile d’indiquer l’usage le plus répandu.

En général, les mots savants d’usage ancien ont gardé le son chuintant: non seulement chimie, chimère ou chirurgie (et très souvent chiromancie), mais tous les mots en -archie ou -machie, avec entéléchie et branchie[554]; de même tous les mots en -chin et -chine, en -chique, -chisme et -chiste: c’est ainsi que Bacc(h)us ou psyc(h)ologie, qui ont le son guttural, n’empêchent nullement bachique ou psychique de chuinter[555].

En tête des mots, le préfixe archi- fait de même partout. Seul le mot archiépiscopal, étant plus récent, s’est prononcé arki, au moins depuis Ménage, et les dictionnaires continuent à l’excepter; mais il a fini par suivre l’analogie des autres, au moins dans l’usage le plus ordinaire, et c’est bien à tort que beaucoup de personnes se croient encore obligées de suivre les dictionnaires[556].

On chuinte encore dans rachis (d’où rachitique) et arachide, dans kamichi, letchi et mamamouchi, dans chibouque et bachi-bouzouck, dans chimpanzé, enfin devant y grec, dans chyle, chyme et ses composés et diachylon[557].

En revanche, on prononce aujourd’hui ki dans beaucoup d’autres mots savants, généralement les plus récents et les moins usités; d’abord dans les mots en -chite (sauf bronchite, à cause de bronche et bronchial), dans le chi grec, dans trichinose (malgré trichine, qui par suite tend à devenir trikine), dans achillée le plus souvent (malgré Achille), dans chiragre, chirographaire et souvent chiromancie (malgré chirurgie), dans orchis et orchidée, brachial et brachiopode, ischion, et aussi dans brachycéphale, conchyliologie, ecchymose, trachyte, et, le plus souvent, pachyderme et tachygraphie, sur lesquels on hésite encore[558].

Ajoutons ici, pour en finir avec les mots français, que, devant les consonnes, le ch est toujours d’origine savante et garde partout le son guttural. Ces consonnes sont les liquides, l, m, n, r, et parfois s et t: c(h)lore, drac(h)me, tec(h)nique, c(h)rétien, fuc(h)sine, ic(h)tyologie[559].

*
* *

Le ch anglais se prononce tch en principe: speech, sandwich, mail-coach, rocking-chair et steeple-chase; de même l’espagnol chulo, cachetera ou cachucha. On francise pourtant le ch dans chester, comme dans chinchilla et chipolata, souvent aussi quand il est final comme dans speech ou sandwich[560].

Le groupe étranger sch a partout le son du ch français: ha(s)chi(s)ch, scotti(s)ch, kir(s)ch ou (s)chabraque, (s)chlague et (s)chnick, et (s)chibboleth, et même p(s)chent qu’on prononce aussi pskent[561].

Le son chuintant de ce groupe est si connu qu’il est passé même à des mots d’origine grecque (devant e et i), où il n’est pas justifié du tout: (s)chéma ou (s)chème, (s)chisme et (s)chiste auraient dû se prononcer par sk, comme nous prononçons schola cantorum, eschare, ou l’italien scherzo[562].

D

A la fin des mots, le d est muet dans les mots français ou tout à fait francisés. Ces mots se terminent presque tous en -and, -end (prononcé an) et -ond, comme gourman(d), défen(d) ou fécon(d); en -aud et -oud, comme chau(d) et cou(d); en -ard, -erd, -ord et -ourd, comme regar(d), per(d), accor(d) et sour(d), tous avec ou sans s[563].

C’est par un abus tout à fait injustifié qu’on prononce parfois le d de quan(d) devant une consonne, comme s’il y avait une liaison, c’est-à-dire avec le son d’un t[564].

Parmi ces finales, seule la finale -and comprend quelques mots étrangers où le d se prononce: hinterland, stand[565].

Pour les autres finales, le d est également muet dans les mots proprement français; mais ils sont peu nombreux: pie(d), longtemps écrit pié, et sie(d), avec leurs composés; nœu(d), lai(d) et plai(d), poi(ds) et froi(d), ni(d) et mui(d), avec palino(d), et, par analogie, l’anglais plai(d), qui n’a pas de rapport avec l’autre.

 

A part plai(d), le d final se fait entendre dans tous les mots étrangers: lad, oued, caïd, celluloïd, lloyd, li(e)d, zend, éphod, yod, kobold, talmud et sud, avec le latin ad[566].

 

Dans le corps des mots, le d autrefois tombait devant une consonne[567]. Il a revécu progressivement dans un certain nombre de mots où l’orthographe l’a conservé, comme adjuger, adjudant, adjoindre, adversaire, adverbe, admirer, etc., si bien que le d intérieur n’est plus muet nulle part, pas plus dans les mots français que dans les mots étrangers, comme bridge, landgrave, landsturm, etc., sauf peut-être fel(d)spath[568].

Dans mad(e)moiselle, le d tombe facilement quand on parle vite, mais ce n’est pas correct; quant à mamzelle, c’est un peu familier ou même impertinent.

 

Le d double, assez rare, se prononce double dans ad-denda et quid-dité, dans ad-ducteur et même, si l’on veut, dans red-dition[569]; mais non dans des mots d’usage aussi courant que a(d)dition et a(d)ditionner, quoiqu’on l’y ait prononcé double autrefois.

F

L’f est une des quatre consonnes qui se prononcent aujourd’hui normalement à la fin des mots, notamment dans les mots en -ef, -euf, et surtout -if, ceux-ci très nombreux[570].

Les exceptions sont rares.

1º Il y a d’abord cle(f), qui peut aussi s’écrire clé. C’est le seul mot dont l’f final ne se prononce jamais: pourquoi l’écrit-on encore[571]?

2º On prononce sans f che(f)-d’œuvre, mais l’e reste ouvert: c’est un reste de la prononciation ancienne qui supprimait l’f devant une consonne. L’f s’est rétabli dans chef-lieu.

3º De plus on prononce encore au pluriel œu(fs) et bœu(fs), reste de la prononciation des pluriels, car autrefois on disait également des habits neu(fs). Même au singulier, si l’on ne dit plus, sans f, du bœu(f) salé, un œu(f) frais, un œu(f) dur, comme on faisait encore assez généralement il n’y a pas cent ans, on dit toujours le bœu(f) gras, nouveau reste de la prononciation qui supprimait l’f devant une consonne. Mais je crois bien que cette prononciation est en voie de disparaître. Je ne sais ce que durera bœu(f) gras, mais il me semble bien que l’f est destiné à se rétablir partout, un jour ou l’autre, dans les pluriels œu(fs) et bœu(fs), car on voit très bien le mouvement de réviviscence de l’f se continuer. Beaucoup de personnes déjà ne prononcent œu(fs) qu’à la suite d’un s doux: trois œu(fs), douze œu(fs), quinze œu(fs), par analogie sans doute avec les œu(fs), des œu(fs), dont la prononciation ne peut pas s’altérer facilement; mais elles disent avec l’f quatre œufs, huit œufs, combien d’œufs, un cent d’œufs. Cette distinction, d’autant plus curieuse qu’elle est naturellement involontaire, est sans doute l’étape qui nous mènera un jour à prononcer l’f partout, car œu(fs) et bœu(fs) sont presque aujourd’hui les seuls mots qui se prononcent encore au pluriel autrement qu’au singulier; et sans doute il est temps que cela finisse[572].

4º Dans cerf, où l’amuissement de l’f a été général jusqu’à une époque toute récente, l’f a revécu quelque peu aujourd’hui, même au pluriel. Cer(f) et même cer(fs) seront peut-être un jour surannés; dès maintenant il semble qu’ils ne sont admis qu’en vénerie, dans le style très oratoire, et en poésie, surtout pour la rime. Cer(f)-volant continue à se passer d’f; il lui serait, du reste, difficile de faire autrement.

5º L’évolution de nerf est beaucoup moins avancée. Au pluriel on prononce encore uniquement ner(fs), et je ne crois pas qu’on ait jamais dit encore une attaque de nerf(s). Au singulier, cela dépend des cas, et il faut distinguer le sens propre du figuré; car il y a fort longtemps qu’on dit par exemple: ce style a du nerf; on dira même: cet homme a du nerf ou manque de nerf, voire même le nerf de la guerre ou le nerf de l’intrigue; mais ceci est déjà moins général. Quant au sens propre, quoi qu’en disent les dictionnaires et les livres, c’est encore ner(f) qui l’emporte, et de beaucoup, non seulement chez le boucher, où l’on ne se plaint pas d’avoir du nerf dans sa viande, mais aussi bien à l’amphithéâtre, où le mot ner(f) a un sens fort différent. Nerf viendra certainement, mais n’est pas encore venu. A fortiori prononce-t-on encore ner(f) de bœuf, sans parler de ner(f) foulé ou ner(f)-férure, qu’on pourrait difficilement prononcer d’une autre manière.

6º Enfin il y a encore l’adjectif numéral neuf. Nous avons vu[573] qu’on prononce encore neu(f) fermé dans certains cas. Mais, de même que pour bœuf ou cerf, ces cas se sont fort réduits. Le phénomène a lieu, non pas devant une consonne, comme on le dit souvent, mais devant un pluriel commençant par une consonne[574]. Ainsi les personnes qui savent le français disent encore le plus généralement neu(f) sous, les neu(f) premiers, neu(f) fois neuf, dix-neu(f) cents, neu(f) mille; mais, avec f sonore et eu ouvert, le neuf mai, comme le neuf de cœur, neuf par neuf, en voilà neuf de faits, de même que page neuf, ou j’en ai neuf. On peut même distinguer au besoin trois Japonais et neu(f) Chinois, de trois panneaux japonais et neuf chinois, parce qu’il y a ellipse ici entre neuf et chinois. Ce n’est donc pas la consonne seulement qui détermine la prononciation neu, ni même proprement le pluriel, mais le lien étroit qui existe entre neuf et le mot suivant, lien qui ne se réalise qu’avec un pluriel, c’est-à-dire par la multiplication de l’objet par neuf.

C’est un des points sur lesquels on se trompe le plus dans la prononciation courante. Beaucoup de personnes disent encore le neu(f) mai; mais cette prononciation est surannée; elle se maintient encore çà et là, parce que le lien semble étroit entre le chiffre et le nom du mois, mais ce lien est fort loin d’être aussi étroit qu’avec un pluriel: on sait bien ou on doit savoir que neuf mai est en réalité une abréviation de neuvième (jour du mois) de mai, ou neuf de mai; c’est pourquoi l’f s’y prononce depuis longtemps déjà.

En revanche d’autres prononcent neuf sous, avec eu ouvert et f sonore: erreur encore plus grave, mais qui, hélas! tend fort à se répandre, et qui les conduit naturellement à prononcer avec f dix-neuf-cents, au lieu de dix-neu(f)-cents, qui est encore seul correct, dix-neuf multipliant cent.

Il est d’ailleurs fort possible que pour neuf, comme pour œuf et œufs, le mouvement commencé soit destiné à s’achever, et que le son de l’f soit destiné à s’imposer partout un jour ou l’autre; mais nous n’en sommes pas là, et il y a encore une prononciation spéciale, seule correcte provisoirement, pour les adjectifs numéraux suivis d’un pluriel: on doit s’y tenir. Ce qui est le plus surprenant, c’est que ceux qui disent neuf cents avec f sont généralement ceux-là même qui disent neu(f) mai sans f!

Cette prononciation de neuf sans f est naturellement réservée aux pluriels commençant par une consonne, par la raison bien simple que devant une voyelle il se produit un phénomène de liaison. Mais ici encore il y a une remarque à faire. En principe, cette liaison devrait maintenir le son eu fermé, avec changement de f en v, phénomène qui était général autrefois[575]. A vrai dire, le phénomène n’a pas complètement disparu, mais il ne s’est maintenu que dans neu(f) vans et neu(f) vheures; ailleurs on prononce généralement neuf ouvert, comme partout[576].

 

Dans le corps des mots, l’f ne se met plus devant une consonne[577].

 

L’f double final se prononce comme un f simple, le double f intérieur aussi: a(f)faire, a(f)faissé, a(f)fiche, a(f)franchi, en e(f)fet, o(f)fice, su(f)fire, di(f)férence. Toutefois, comme nous avons affaire ici à une spirante, la prononciation des deux f, devenue plus facile, est une tentation à laquelle on ne résiste pas toujours, et on les prononce volontiers dans quelques mots savants: af-fixe et suf-fixe, af-fusion, ef-fusion, dif-fusion (mais non dif-fus), suf-fusion, ef-florescence, dif-fringent et dif-fraction, suf-fète; on hésite même pour des mots comme affabulation, diffluent, effluve, diffamer, effervescence, cause efficiente, effraction; enfin l’accent oratoire sépare volontiers les f dans af-famé, af-fecté, af-féterie, af-firmer, af-folant, ef-faré, ef-féminé, ef-flanqué, ef-fréné, et même ef-froyable, et quelques autres[578].

G

1º Le G final.

A la fin des mots, le g ne se prononce pas dans les mots français. D’ailleurs il ne s’est guère maintenu dans l’écriture que dans deux cas: d’une part dans bour(g) et ses composés, avec faubour(g)[579]; d’autre part après une nasale: ran(g), san(g) ou san(g)sue, étan(g) et haren(g); sein(g), vin(gt) et ses dérivés, coin(g), poin(g), vieux oin(g), lon(g) et lon(g)temps[580].

En dehors de ces deux cas, il y a encore trois mots français qui ont un g final, et ce g ne devrait pas davantage s’y prononcer: ce sont doi(gt), jou(g) et le(gs).

Pour doi(gt), il n’y a pas de discussion, le mot étant appris par l’oreille et non par l’œil.

Mais beaucoup de gens prononcent jougue, et depuis fort longtemps l’Académie a autorisé cette prononciation. Je crois cependant que la majeure partie des gens instruits continue à préférer jou(g), au moins devant une consonne, ou en fin de phrase[581].

Je crois aussi, malheureusement, que la prononciation du g est encore plus fréquente dans le(gs), orthographe déplorable d’un mot qui devrait s’écrire lais, du verbe laisser, dont il vient: il est fort à craindre que la prononciation lègue ne finisse par s’imposer un jour ou l’autre, malgré l’usage ordinaire des hommes de loi et des professeurs de droit, de même que s’est établie l’orthographe legs, par une fausse analogie avec léguer[582].

Le g final ne se prononce pas non plus dans quelques finales nasales étrangères, où il sert seulement à marquer la nasalité, ou bien qui se sont francisées: mustan(g), oran(g)-outan(g), parpain(g), shampoin(g), et, si l’on veut, shellin(g) et sterlin(g)[583].

Le g final se prononce dans les autres mots étrangers: dans drag, thalweg, wigh, bog, grog, toug, etc., ainsi que dans l’onomatopée zigzag et le populaire bon zig; dans erg et iceberg; dans rotang, ginseng et gong, peut-être à tort; dans l’onomatopée dig din don et la plupart des mots anglais en -ing: browning, pouding, skating, meeting, etc. La prononciation exacte de cette finale anglaise est peut-être difficile aux Français; mais il ne s’agit pas ici de prononcer de l’anglais: il s’agit d’accommoder au français une finale qui reste connue comme étrangère, et garde une allure exotique[584].

2º Le G devant une voyelle.

Dans le corps ou en tête des mots, devant une voyelle, le g n’a le son guttural que devant a, o, u: galon, brigand, gorille, gonfler, figure; il a le son chuintant devant e et i: génie, gentil, gingembre, agir, gymnase[585]. Les deux sons sont réunis dans gigot ou gigantesque[586].

On doit cependant pouvoir donner au g le son chuintant devant a, o, u, et le son guttural devant e et i.

 

I.—On donne au g le son chuintant devant a, o, u, par l’intercalation d’un e qui ne se prononce pas: mang(e)a, mang(e)aille, mang(e)ons, mang(e)ure (de vers), g(e)ai, roug(e)ole, pig(e)on, nag(e)oire, etc.[587].

Ce procédé bizarre a amené plus d’une confusion. Ainsi l’e de g(e)ôle, qui d’ailleurs n’est pas artificiel, mais qui aurait pu disparaître, puisqu’il ne se prononçait plus[588], conduit encore beaucoup de gens à prononcer gé-ôle, comme s’il y avait un accent aigu sur l’é, cela parce que g(e)ôle a été remplacé dans l’usage courant par prison, et que le mot est de ceux qu’on apprend par l’œil et non par l’oreille; et naturellement gé-ôle amène souvent gé-ôlier.

Autre exemple, pire peut-être, et dû à la même cause: depuis que le mot gag(e)ure a cédé la place dans l’usage courant au mot pari, beaucoup de personnes ont cru reconnaître dans le mot écrit la finale -eure, et la prononciation par eure est extrêmement répandue. Elle n’en est pas plus acceptable, car le suffixe -eure n’existe en français que dans quelques féminins de comparatifs de formation ancienne: meill-eure, pri-eure, min-eure, maj-eure, et ceux des adjectifs en -érieur; mais les substantifs ne connaissent que le suffixe -ure: blesser-blessure, brocher-brochure, coiffer-coiffure, peler-pelure, couper-coupure, etc.; d’où, étant donné le procédé orthographique, gager-gag(e)ure, verger-verg(e)ure (du papier), manger-mang(e)ure (de vers), et charger-charg(e)ure (terme de blason)[589].

 

II.—D’autre part on donne au g le son guttural devant e et i, y compris l’e muet, par l’addition d’un u, qui ne se prononce pas plus que l’e de pigeon: guerre, guérir, fatiguer, narguer, guirlande, guider, guimpe, ligue, dogue.

Ce procédé n’est guère moins contestable, car il amène d’autres confusions. Il y a, en effet, des mots où l’u ainsi placé appartient au radical, comme dans aiguille, et doit se prononcer, tout en faisant diphtongue d’ordinaire avec la voyelle; et alors comment savoir si l’u de -gué- ou -gui- se prononce? Celle des deux prononciations qui était la plus fréquente, c’est-à-dire ghé et ghi, ne pouvait manquer d’attirer l’autre. Aussi est-ce ghé et ghi, et non gué et gui, qu’on aurait dû écrire, pour éviter les confusions.

Il faut donc que nous recherchions les cas où l’u se fait entendre dans les groupes gué et gui.

Mais auparavant je dois faire une observation: c’est qu’il faut éviter désormais de mouiller le g guttural, aussi bien que le c, par exemple de dire à peu près ghyamin ou ghyerre pour gamin ou guerre: la distinction que Nodier établissait à ce point de vue au profit des voyelles é et i a cessé d’être admise dans la prononciation correcte.

3º Le groupe GU devant une voyelle.

I.—Devant un e, l’u ne se prononce à part en français que dans le verbe argu-er, et devant l’e muet final des quatre adjectifs féminins aiguë, ambiguë, contiguë, exiguë, et des deux substantifs besaiguë et ciguë. On voit que cet e, quoique muet, porte un tréma pour marquer la prononciation de l’u.

Dans le verbe argu-er, le suffixe étant naturellement -er, l’u appartient au radical, qui est le même que dans argu-ment. Les gens de loi savent très bien qu’on prononce argu-er, j’argu-e, nous argu-ons, j’argu-ais, comme tu-er, je tue, etc.; mais que de gens, voire des professeurs, articulent argher, comme narguer, j’arghe, il arghait!

On a mis parfois un tréma dans j’arguë, il arguë, comme dans ciguë, ambiguë, et cette orthographe, qui épargnerait beaucoup d’erreurs, devrait être la seule correcte.

Partout ailleurs les groupes gue et gué se prononcent ghe et ghé: guenille, guérir, draguer, etc.[590].

 

II.—Devant un I le cas est bien plus grave, parce que -gui- est plus fréquent que -gué-. Aussi la plupart des u qui devraient se prononcer ont cessé de le faire, depuis un temps plus ou moins long.

Aiguille et aiguillon, avec leurs dérivés, sont les derniers mots d’usage courant qui aient conservé la prononciation de l’u. Encore faut-il faire une distinction. Aiguille paraît trop commun pour être altéré facilement: c’est un de ces mots qu’on apprend par l’oreille et non par l’œil. Et pourtant aighille n’est déjà pas sans exemple. Quand à aiguillon, il est déjà, hélas! très fréquemment altéré en aighillon, étant moins populaire ou moins général qu’aiguille; pourtant on peut lutter encore pour la prononciation correcte, soutenue qu’elle est par le voisinage d’aiguille.

Outre ces deux mots, on prononce ui naturellement dans ambiguïté, contiguïté, exiguïté, comme dans tous les mots en -uité (u-ité chez les poètes); et enfin dans quelques mots savants, consanguinité ou sanguification, linguiste et linguistique, inextinguible, inguinal, onguiculé et unguis, ou des mots purement latins, comme anguis in herba[591].

Partout ailleurs on prononce ghi aujourd’hui, notamment en tête des mots: guichet, guimauve, guitare, etc.[592]; de même, malgré le latin, dans anguille et dans les mots de la racine de sang (sauf consanguinité et sanguification): sanguin et consanguin, sanguine, sanguinaire, sanguinolent; aussi dans guine et guin, et dans aiguière[593]; enfin dans aiguiser, le dernier des mots de cette catégorie dont l’orthographe a altéré la prononciation.

Il est vrai que quelques puristes soutiennent encore aiguiser par u, mais presque tout le monde aujourd’hui prononce aighiser, et nul n’a raison contre tout le monde. Ce mot a peut-être résisté plus longtemps au sens figuré, plus littéraire et plus restreint que le sens propre; mais là même il a dû céder au courant, et il faut renoncer à réagir[594].

 

III.—Ce n’est pas tout. Les groupes gua et guo ne sont pas français, sauf dans les verbes en -guer, où l’u se conserve partout, pour l’unité de la conjugaison: navigua, naviguons, naviguait. Il suit de là que, hors ce cas, gua ne se prononce pas ga: il se prononce goua (gwa), comme en latin, tout en faisant diphtongue, bien entendu. Ainsi dans jaguar et couguar, dans guano, iguane et alguazil, et même dans lingual. Pourtant l’u a cessé de se prononcer dans aiguade, aiguail ou aiguayer, et aussi dans paraguante, qui est d’ailleurs passé de mode.

Quant à -guo-, même en latin, il se prononce go: disting(u)o[595].

4º Le G devant une consonne.

Les consonnes devant lesquelles on rencontre quelquefois g en français sont les liquides, l, m, n, r, et d ou g[596].

Les groupes gl et gr n’offrent pas de difficultés.

Devant un m ou un d, le g se prononce toujours; il ne s’y trouve d’ailleurs que dans des mots d’origine savante, comme amygdale ou augmenter[597].

Devant n, la question est moins simple, car le français gn n’est normalement qu’un n mouillé[598]. Aussi le groupe gn est-il mouillé presque partout, notamment devant un e muet, sans exception, et même dans les mots d’origine savante, pourvu qu’ils soient suffisamment répandus, comme magnétisme, depuis Mesmer. On a même longtemps mouillé un mot latin comme agnus, parce qu’il était fort usité. Il en résulte qu’on ne sépare le g de l’n que dans quelques mots savants moins usités, ou des mots étrangers, notamment en tête des mots: gneiss; gnome et gnomique, gnomon et gnomonique, avec physiognomie; gnose et gnostique, avec diagnostic, géognosie, recognition et incognito, celui-ci par confusion, car il est italien, et on le mouille encore quelquefois, comme en italien; de plus, dans mag-nificat et ag-nus, mots latins; dans ag-nat et mag-nat, dans cog-nat, et cog-nation, dans stag-nant et stag-nation, dans reg-nicole et inexpug-nable, dans ig- et tous les mots commençant par igne- et igni-; souvent aussi dans lig-nite (mais non ligneux) et dans pig-noratif[599]. Dans magnolia, on mouille encore, mais la cacophonie de nyolya est en voie de séparer l’n du g[600].

Il ne faut pas séparer le g de l’n dans d’autres mots, même d’apparence plus ou moins savante, comme cognassier, désignatif, imprégnation, magnésie ou même magnifier.

Enfin le g double, devant une consonne, se prononce comme un seul g: a(g)glomérer, a(g)glutiner, a(g)graver; mais on peut aussi prononcer les deux. Devant e ou i, on a naturellement un g guttural, puis un g chuintant: sug-gérer[601].

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Dans les mots italiens non francisés, le g simple ou double se prononce dj devant i, par exemple dans a giorno, dramma giocoso ou risorgimento; mais appogiature est francisé, puisqu’il n’a même pas l’orthographe italienne[602].

On prononce de même dj dans giaour et gentry; mais on peut prononcer indifféremment gentleman par jan ou djen, quoique man ne soit jamais nasal, et gin par jin nasal ou djin non nasal; on francise encore à volonté gipsy et bostangi.

Gh est proprement le g guttural étranger devant e et i, et quelquefois ailleurs: ghetto, sloughi, yoghi[603]. On ne l’entend pas dans high, right, dreadnought[604].

Le gli italien n’est pas autre chose qu’un l mouillé, c’est-à-dire chez nous un y, et ne fait pas syllabe à part; mais nous avons complètement francisé, en y ajoutant une syllabe, imbrogli-o et vegli-one[605].

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