Dernières lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine
VII
Les meilleurs amis ne trouvent plus rien à se dire lorsque par aventure ils ont été deux mois sans causer ensemble. C'est qu'ils ont tant de choses à raconter, que l'une fait tort à l'autre, et qu'on ne sait par quel bout commencer. Voilà précisément où j'en suis avec les lecteurs de l'Opinion nationale. Je leur dois compte de tout ce qui s'est passé dans le monde artistique, et les événements n'y manquent pas, Dieu merci!
La jolie façade du palais des Beaux-Arts est découverte; la fontaine Saint-Michel a perdu les singes et les griffons qui n'embellissaient point sa triste architecture; les deux théâtres du Châtelet s'élèvent parallèlement et lourdement comme deux pâtés jumeaux. Tout un peuple d'entrepreneurs s'acharne à construire de grosses maisons en pierres de taille sur des terrains à quinze cents francs le mètre, le long d'une myriade de nouveaux et inutiles boulevards. On s'occupe sérieusement de mettre tout Paris en boulevards, en attendant l'occasion de mettre en ports de mer toutes les côtes de France. De leur côté, les habitants de Paris, émus de la cherté croissante des loyers, et craignant d'habiter bientôt une ville inhabitable, méditent de se racheter à prix d'argent, comme les Vénitiens. Je ne sais pas s'ils donneront suite à ce projet; mais, supposé qu'il leur coûtât deux cents millions pour obtenir le droit de choisir un maire et un conseil municipal, je crois qu'ils ne feraient pas une mauvaise affaire. La répression immédiate de l'agiotage, la diminution des octrois, la baisse des loyers, la suppression du macadam et cent autres bienfaits du nouveau régime nous rembourseraient nos deux cents millions avant la fin de l'année.
Cent soixante et dix architectes ont pris part au concours ouvert pour la construction d'un Opéra. Sur le total des concurrents, on en compte environ cent soixante-neuf qui disent: «Le concours n'est pas sérieux; on ne nous a pas donné assez de temps; le prix était décerné d'avance: nous avons travaillé au profit d'un vainqueur désigné qui s'inspirera de nos projets pour embellir et modifier le sien!» J'imagine pourtant que si, dans tous ces plans, il se trouvait un chef-d'œuvre, l'autorité se rangerait au jugement du public[8].
[8] J'ai eu raison par hasard: une fois n'est pas coutume.
Il ne m'appartient pas de décerner le prix du concours. Un homme spécial vous a dit, il y a huit jours, tout ce qu'on pouvait dire sur la question. Toutefois, j'ose ajouter que les amateurs, les curieux et les architectes eux-mêmes placent en première ligne les projets de M. Garnier, de M. Duc, de M. Duponchel et de M. Viollet-le-Duc. Si les plans de M. Viollet-le-Duc sont adoptés en principe, comme on disait avant le concours, on pourra les modifier utilement, grâce aux travaux de ses voisins. Dans tous les cas, je ne doute point que le gouvernement ne récompense les beaux talents qui se sont produits en cette occasion.
On pouvait prédire à coup sûr que le peuple le plus spirituel du monde ne manquerait pas d'envoyer au concours quelques échantillons de sa sottise. Je ne me charge point de décrire les projets bouffons qui installaient le nouvel Opéra dans une gare de chemin de fer ou dans une cathédrale gothique. Il y aurait trop à dire et trop à rire.
Un éditeur (qu'il soit béni d'avance!) nous promet une collection de photographies représentant l'œuvre de Henri Leys. Nous pénétrerons donc enfin dans l'intimité de ce grand maître de la Flandre moderne! La France ne le connaît pas. Elle l'a entrevu au Salon de 1855. Elle a deviné que les Van Eyck et Hans Hemling revivaient par miracle dans un contemporain; mais il fallait cette publication pour que M. Leys eût droit de cité dans nos cabinets et nos bibliothèques.
Notre Gustave Doré entrera avant un mois dans toutes les bibliothèques de l'Europe, comme Alexandre à Babylone. Il a terminé son illustration de Dante, ce poëme dans un poëme, ce chef-d'œuvre dans un chef-d'œuvre. Après vingt mille dessins, petits et grands, reproduits et vulgarisés par la gravure sur bois, après la traduction de Rabelais en langue visible, après les Contes drolatiques, le Voyage aux Pyrénées, le Juif errant, le Chemin des Écoliers, et tant d'autres œuvres qui nous paraissaient capitales, Gustave Doré s'est persuadé qu'il n'avait encore rien fait. Il a voulu prouver aux connaisseurs et aux artistes que ses premiers travaux, si justement admirés, n'étaient que les tâtonnements du génie qui se cherche. Comme ces chevaliers de l'âge héroïque, qui ne croyaient pas avoir fait leurs preuves tant qu'ils n'avaient pas mis un géant par terre, il a lutté corps à corps, durant toute une année, avec le rude géant de Florence. C'est un noble combat, je vous le jure, et les juges du camp décideront qu'il y a deux vainqueurs et point de vaincu. On dira que le jeune artiste (il n'a pas encore trente ans) est sorti de l'Enfer de Dante comme Achille sortit du Styx: invulnérable.
Mais je m'aperçois que l'admiration me pousse à la métaphore. En relisant le paragraphe ci-dessus, j'y trouve des mots qui n'appartiennent pas à la langue de notre temps, comme génie, chef-d'œuvre, etc. Faut-il les effacer? Ma foi, non. Le lecteur les rétablirait de lui-même après avoir vu le livre de M. Doré ou simplement les échantillons splendides qui sont exposés au boulevard des Italiens.
Je vous ai déjà dit un mot de cette exposition permanente, créée par M. Martinet au profit du public et des artistes. Il est probable que nous en parlerons encore, et souvent. On ne saurait trop encourager les établissements artistiques et littéraires qui se fondent sans le concours de l'État. La société chorale de MM. Paris et Chevé, les entretiens et lectures de la rue de la Paix, les expositions du boulevard des Italiens et de la rue de Provence ont droit à toute notre sympathie, à part le mérite des doctrines et le degré des divers talents. C'est qu'on ne saurait trop vivement réagir contre l'indolence de notre nation, qui remet tout aux mains des gouvernements et ne laisse rien à l'initiative des individus. Le peuple français veut être gouverné, comme le lapin aime à être écorché vif. Nous sommes tous les fils ou du moins les bâtards de ces gentilshommes qui ne savaient pas se refuser le luxe d'un intendant, sans ignorer qu'il en coûtait assez cher. Voulons-nous réformer un abus, sentons-nous le besoin de quelque nouveauté utile ou honorable, nous élevons les bras vers ceux qui nous gouvernent, au lieu de nous aider nous-mêmes. Il suit de là que, si les intendants ont l'oreille dure, le bien ne se fait pas, le progrès s'arrête à mi-chemin, les idées fécondes restent en souffrance. Que le ciel nous envoie une administration des Beaux-Arts un peu nonchalante et mondaine, les expositions officielles deviendront de plus en plus rares, et les artistes, privés de tout autre encouragement, s'endormiront. Le salon du boulevard des Italiens est institué tout exprès pour les tenir en éveil. Ce n'est pas une spéculation, ni un commerce. Le produit des entrées paye le loyer et les frais généraux; l'administration peut intervenir gratis entre le producteur et l'acheteur et remettre à l'artiste le prix intégral de son œuvre. Grâce à l'excellente idée de M. Martinet, un peintre n'est plus réduit à passer sous les fourches caudines du marchand, ni à guetter l'heureux accident d'une exposition officielle. Il y a mieux: on peut exposer là les ouvrages destinés au Salon, juger de l'effet qu'ils produisent, et corriger les défauts qui avaient passé inaperçus dans la lumière complaisante de l'atelier. On peut, après le Salon, remettre sous les yeux du public une œuvre sacrifiée que la commission de placement avait portée aux nues, c'est-à-dire au plafond. Les jeunes gens éliminés par le jury du palais de l'Industrie peuvent se pourvoir en appel au boulevard des Italiens. Voici, par exemple, M. Mouchot, un jeune homme sans expérience, mais non sans talent. Ses études du Caire auraient offusqué les yeux académiques de la section des Beaux-Arts, et pourtant la sincérité charmante de ce débutant mérite d'être encouragée. M. Henri de Brackeleer se place dans la même catégorie. Son tableau d'intérieur est une œuvre d'écolier. Mais M. de Brackeleer est un écolier d'une excellente école. C'est un jeune Courbet, mais un Courbet sans morgue, qui n'a pas eu le nez cassé par l'encensoir de M. Champfleury. M. Saint-François, autre élève, mais qui pourra bien devenir un maître.
Tel artiste qui boude les salons officiels ne craint pas de s'exposer ici. Madame Cavé, par exemple. Elle a envoyé deux de ces aquarelles vigoureuses, hautes en couleur et d'une énergie toute masculine, qui nous aveuglent à force de nous éblouir et dérobent au critique lui-même les incorrections du dessin.
Je vous disais qu'une exposition particulière répare quelquefois les injustices du placement officiel. Voyez plutôt les Pâtres arabes de M. Gustave Boulanger: ils ont été exposés au Salon; on me le dit du moins et je le crois. Cependant je ne les avais jamais vus, quoique j'aie fureté soigneusement dans les moindres recoins du Palais de l'Industrie.
Comment ai-je donc fait pour ne pas voir, pour ne pas admirer ce merveilleux tableau d'une belle soirée dans le désert? Quel nuage s'est mis devant mes yeux, pour me dérober un aspect si original et si nouveau de l'Algérie? Ce n'est pas le désert de convention, le désert aride, brûlé par le simoûn, la terre cuite au soleil; c'est le désert verdoyant, frais et fleuri, ce grand pâturage d'Afrique où les pluies d'automne réveillent tous les ans une fécondité prodigieuse.
Parmi les peintres auxquels la lumière du boulevard des Italiens aura donné des enseignements utiles, je n'en veux citer que trois: M. Mazerolle, M. Luminais, M. de Curzon. Le tableau de M. Mazerolle, grandement conçu, largement traité, ressemblait hier encore à une décoration en détrempe. Un léger changement dans le fond, un ton nouveau jeté dans le ciel, a modifié en un jour l'aspect de la peinture. Les chairs sont vraies et vivantes; le tableau a gagné cent pour cent.
L'immense composition de M. Luminais, œuvre de vrai talent et de grand courage, paraissait une et solide dans l'atelier. On l'apporte à l'exposition du boulevard, elle faiblit. Hommes et chevaux se dissipent, s'éparpillent, se fondent, s'évaporent comme les flocons d'un ciel pommelé sous les feux du soleil levant. L'artiste vient, voit et s'étonne. Il éprouve cette déception si commune à l'ouverture du Salon. Heureusement, rien n'est désespéré; le Salon officiel n'est pas encore ouvert; il est temps de chercher un remède. A l'œuvre! Le remède est trouvé. Quelques glacis ranimeront les vigueurs molles. Il faut appuyer ici, et là, et un peu partout. Quelques journées de travail, et cette grande toile un peu languissante vivra de la vie la plus robuste.
Vous aussi, mon cher Curzon, mon excellent ami, mon vieux compagnon de voyage, vous tirerez grand profit de cette petite exposition. Non-seulement elle a remis sous nos yeux votre Jardin du couvent, une petite merveille de vérité aimable, mais elle vous montrera des imperfections que ni vous ni moi n'avions remarquées dans ce joli tableau de l'Amour. Vous sentirez que le ton de la figure est trop pâle, et que le plus puissant des dieux est comme entaché de débilité. Vous éteindrez l'éclat de certains accessoires; vous effacerez quelques boucles de cette belle petite chevelure empruntée à l'agneau de saint Jean-Baptiste. C'est l'affaire de quelques heures pour un homme de votre talent et de votre volonté, et la belle Psyché que nous avons admirée il y a deux ans recevra de vos mains un amant digne d'elle. Ses bras blancs ne seront plus en danger de saisir un nuage rose artistement modelé.
Je ferais concurrence au catalogue si je voulais énumérer ici toutes les œuvres intéressantes qui remplissent l'Exposition du boulevard. Le foyer de la Comédie-Française, démoli pour un an ou deux, a envoyé là les tableaux historiques dont il s'enorgueillissait autrefois. Il y en a de toutes mains: de Gérard et de Dubufe, de M. Delacroix et de M. Picot, de Latour et de Vanloo, et de notre vaillant Geffroy, grand comédien et peintre excellent: Doctor in utroque.
La grande nouveauté (pour moi du moins) dans cette collection, c'est la Mort de Talma, par M. Robert Fleury. Rien n'est plus vrai, plus poignant, plus mourant que ce dernier acte d'une belle existence tragique. Je croyais connaître l'œuvre complète de M. Robert Fleury; cette page me le montre sous un aspect nouveau. Il est aussi puissant et aussi original dans cette chambre de malade éclairée par un triste rayon de jour pâle et froid, que dans le Colloque de Poissy.
Si le premier salon est occupé par les tableaux de la Comédie-Française, le second et le troisième sont remplis un peu au hasard, dans un désordre charmant, par tous les maîtres de l'école moderne. Madame Rosa Bonheur et M. Troyon s'y disputent, comme partout, l'héritage de Paul Potter. M. Corot, le plus jeune, le plus frais et le plus poétique des paysagistes, M. Corot, l'homme-printemps, y conduit le chœur des nymphes au bord des eaux claires, sous la tendre feuillée. En approchant de ses tableaux, on entend le chant des oiseaux, le bruissement des lézards sous l'herbe, et aussi quelque vague harmonie oubliée dans les airs par la lyre de Théocrite. Une vague senteur de foin coupé vous enivre, et le cœur se gonfle doucement.
M. Daubigny a-t-il jamais rien exposé de plus beau que cette peinture du soir et ce troupeau rentrant au village sous le regard de la lune? Je ne sais. Voici une, deux, trois toiles de M. Théodore Rousseau. Les premières ne sont que des études de maître; la troisième a l'aspect grandiose et les lignes d'un paysage historique. Parlerons-nous maintenant de M. Tabar, de M. Villevieille et de M. Harpignies? Je n'ose trop; j'ai pris d'un ton trop haut. Et pourtant, que de grâce et de vérité dans les deux derniers, et quelle vigueur dans l'autre!
Prenez vos lunettes bleues: ceci vous représente les lagunes de Venise, embellies par le pinceau prismatique de M. Ziem. Nous irons voir ensuite les portraits de M. Ricard et de M. Bonnegrâce, éclairés par un pétard de lumière en plein visage, et nous viendrons nous reposer de nos éblouissements devant la Marie-Antoinette de M. Müller.
C'est une toile de grande valeur, juste d'aspect et de proportion, composée avec beaucoup de goût, élaborée consciencieusement à la lumière la plus vraie de l'histoire. Je ne crois pas que M. Müller ait jamais montré plus de talent que dans ce petit drame politique, bourgeois et surtout humain, car il n'y a point d'indifférence ou d'esprit de parti qui tiennent là contre. Malheureusement, le drame est plutôt dans le sujet et dans la composition que dans la peinture. M. Müller, si vivant et si bien portant, périra par le joli. C'est son ver rongeur. Les bourreaux de la reine sont destinés à nous faire peur; et cependant ils sont presque jolis. Leurs gilets chatoient par la force de l'habitude ou du tempérament de M. Müller. Les rayons de lumière folâtrent dans le cachot, comme ces polissons du cimetière qui jouent aux billes sur une tombe.
Je suis sûr que j'oublie une bonne moitié de ce que je voulais vous dire, car nous n'avons parlé ni de M. Delacroix, ni d'une merveilleuse aquarelle de M. Gavarni, ni d'un tableau de M. Daumier, un vrai tableau, ma foi! une sorte de Millet mâtiné de Decamps.
Nous n'avons rien dit de M. Diaz, qui pourtant a exposé là quelques-uns de ses plus petits et de ses meilleurs ouvrages. Nous avons passé sous silence la peinture de M. Chaplin, une jeune personne qui a la voix aussi fausse que fraîche. Il est trop facile de la critiquer, mais on ne se lasse pas de l'entendre.
Ce qu'on ne saurait oublier sans ingratitude, ce sont les derniers ouvrages de Decamps. Ce qu'on ne pourrait omettre sans crime, c'est la sœur de la Vénus Anadyomène, la nièce de l'Odalisque, la Naïade de M. Ingres.
Vous vous demanderez sur quelle herbe j'ai marché, mais c'est plus fort que moi, il faut encore que je crie au chef-d'œuvre. Jamais le roi, jamais le dieu de la peinture moderne, jamais M. Ingres n'a rien exposé de plus noble, de plus chaste, de plus beau, de plus parfait, de plus divin.
Il faudrait ressusciter Virgile et Racine et tous les Ingres de la poésie pour louer dignement ce miracle de l'art; il faudrait relever les temples de la Grèce pour donner à cette naïade un logement digne de sa beauté.
J'ai entendu plus d'un critique assez stupide pour avancer que M. Ingres n'était pas coloriste. Peut-être même ai-je imprimé moi-même cette monstruosité-là. Eh! qu'est-ce donc que la couleur de cette naïade, sinon le coloris même de la vie? Ne dirait-on pas que la lumière est heureuse de se répandre autour des formes divines de ce beau corps, d'en caresser les contours, de l'envelopper amoureusement, comme ces fleuves de la Fable qui noyaient leurs maîtresses dans un embrassement!
Et voilà ce qu'on appelle une œuvre de vieillesse! Que notre génération est caduque, si je la compare à ces vieillards-là! Ils sont quelques-uns à Paris qui entament gaillardement leur troisième ou leur quatrième jeunesse. Allez entendre la Circassienne après avoir vu la Naïade, et lisez les premières livraisons de Jessie avant de vous mettre au lit!
Un dernier mot, s'il vous plaît. J'ai peur d'avoir été trop long.