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Dernières lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine

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II
LES TYRANNEAUX DE PROVINCE

La lettre que je t'écrivais il y a quelques semaines sur les libertés municipales[1], a produit, ma chère cousine, des effets curieux. Je me doutais bien un peu que les mésaventures de Gottlieb n'étaient pas uniques dans leur genre, que la France possédait plus d'un maire Sauerkraut et plus d'un sous-préfet Ignacius; mais je n'aurais jamais cru que le nombre en fût si grand.

[1] Voir les Lettres d'un Bon Jeune Homme, page 353.

Le pauvre Eugène Guinot se mit un jour quatorze affaires sur les bras, pour avoir raconté qu'un monsieur X… avait trouvé un monsieur Z… dans l'armoire de sa femme. Quatre maris s'étaient reconnus dans la personne de l'infortuné X…; dix jeunes gens, tous beaux, tous bien faits, tous bouillants du plus noble courage, revendiquaient l'initiale victorieuse de Z… L'honnête et bienveillant chroniqueur avait beau alléguer que l'anecdote était de pure invention: il avait précisé le jour et l'heure de l'événement, et on lui prouva que, le même jour, à la même heure, dans cet heureux pays de France, quatorze maris avaient ouvert quatorze armoires meublées de quatorze amants.

On a cherché querelle à Gavarni dans une occasion plus singulière encore. Le grand artiste avait dessiné deux individus assis face à face devant une table d'estaminet, avec cette légende:

«Tu vois ce monsieur qui entre là-bas?

—Oui.

—Sais-tu ce que c'est?

—Non.

—C'est pas grand'chose.»

Le troisième personnage, le pas grand'chose en question, n'était représenté ni de face, ni de profil, ni même de dos. Il ne brillait que par son absence. Et pourtant il y eut dans Paris un homme assez susceptible pour se reconnaître dans cette figure absente et demander raison au peintre qui ne l'avait pas dessinée!

Mon cas est tout différent, chère cousine. Aucun maire, aucun sous-préfet ne s'est reconnu aux portraits que j'ai tracés; mais voici des communes entières qui me félicitent d'avoir fustigé leur maire; voilà des arrondissements qui me remercient d'avoir dit la vérité sur leur sous-préfet.

J'ai reçu tout d'abord une lettre signée d'un nom fort décent, et datée de X…, département de… La voici:

«Monsieur,

«Je suis Gottlieb. Tous mes concitoyens de la ville de X… sont autant de Gottliebs… C'est notre maire que vous avez peint au naturel sous le nom de Jean Sauerkraut. Comment donc se fait-il que vous nous connaissiez si bien, sans être jamais venu chez nous?

«Venez-y bien vite, monsieur. Le peuple reconnaissant vous recevra à bras ouverts. Le jour où il vous plaira d'entendre nos doléances et de juger par vos yeux des injustices de nos tyrans, j'espère que vous me ferez l'honneur de descendre chez moi, à l'Écu de France. Mes prix sont infiniment plus modérés que ceux du Soleil d'or, et ma table d'hôte est mieux servie, si l'on en croit MM. les voyageurs du commerce.

«Agréez, etc.»

Je m'apprêtais à répondre: «Monsieur, vous me faites trop d'honneur. Mon ami Gottlieb, qui n'est point un personnage symbolique, n'a jamais mis les pieds dans votre département.» Mais on introduisit chez moi un jeune avocat fort aimable, que j'avais intimement connu dans une ville de l'Est.


—Mon cher ami, me dit-il en entrant, j'ai failli me faire annoncer chez vous sous le nom de Gottlieb fils. Mon père habitait depuis sa naissance le chef-lieu que vous savez. Il y a rempli, durant une vingtaine d'années, des fonctions modestes mais honorables, et qui suffisaient à son ambition. Malheureusement, ses concitoyens, qui l'estimaient, l'ont élu vice-président d'une société de bienfaisance: il y avait un concurrent légitimiste. Cette nomination, que mon père n'avait pas même sollicitée, a fait grand bruit. Nos ennemis se sont mis en mouvement. Un haut fonctionnaire, qui aurait dû se déclarer pour nous[2], s'est mis en route pour Paris; quelques jours après, mon pauvre père était nommé à une autre résidence. Le voilà exilé de sa ville natale, séparé de ses amis, éloigné de ses propriétés, troublé dans toutes ses habitudes, à un âge où l'homme ne sait plus changer. Quant à moi, je comptais poursuivre ma carrière sans quitter ma famille. Mais, aujourd'hui, que voulez-vous que je devienne?

[2] Le préfet.


Il en était là de ses doléances quand je vis entrer un inconnu de cinquante ans environ: une figure intelligente, ouverte et sympathique.

—Monsieur, me dit-il après avoir décliné son nom, je suis ancien député. J'exerce, dans un département du Nord, une industrie importante. Ma maison occupe tout un peuple d'ouvriers. J'ai entrepris, dans mes loisirs, un grand travail d'utilité publique. Ce que votre maître Pierre a fait dans les landes de la Gironde, je l'essaye à mes frais sous un autre climat. Outre cela, je suis Gottlieb.

—Vous, monsieur?

—Hélas! oui. Toutes les persécutions que vous avez énumérées, et bien d'autres encore, s'exercent contre moi. Je me suis mis à dos l'autorité locale. Tous les Ignacius et tous les Sauerkraut de l'arrondissement sont déchaînés contre votre serviteur. Si vous venez me voir, vous jugerez par vos yeux de ce que je puis être et de ce que l'on est pour moi; vous verrez ce que je fais et ce qu'on me fait.

Cet honorable visiteur me résuma, dans un court abrégé, les vexations qu'il avait subies et qui se renouvelaient tous les jours. Je reconnus que mon ami Gottlieb était un privilégié, un aristocrate, un enfant gâté de la mairie et de la sous-préfecture, en comparaison de l'ancien député. Je lui présentai le jeune avocat qui était arrivé avant lui, et nous nous mîmes à chercher ensemble un spécifique contre leur mal.

Mais ma servante reparut avec un paquet de lettres que j'ouvris devant eux, avec leur permission.

La première venait du Midi. Elle était datée d'une place de guerre. La vignette enluminée qui décorait la tête de la première page représentait un guerrier entouré de drapeaux. L'écriture et le style ne pouvaient appartenir qu'à un jeune soldat.

«Monsieur, disait l'enfant (un de ces enfants héroïques qui jouent si bien à la bataille), j'ai dix-huit ans et je me ferais tuer pour l'empereur, à preuve que je me suis engagé volontairement en novembre, et que je suis candidat brigadier, en attendant le bâton de maréchal. Pour lors que vous n'avez pas raconté positivement mon histoire, puisque ce n'est pas un mulot que j'ai tué, mais un moineau, sauf le respect que je vous dois.

«Identiquement, ce n'est pas moi qui me suis porté au conseil municipal, n'en ayant ni l'âge ni le vouloir, mais mon cousin germain, fils du frère aîné de mon propre père, et que vous désignez dans vos feuilles sous le nom illusoire de Gottlieb. Lequel, s'étant porté contre la liste du maire au mois d'août, demeura, ensemblement avec toute sa famille, en butte à toutes les vexations de l'autorité civile. D'où m'étant aventuré sur la route dont il était borné, et ayant tué un moineau (passez-moi le mot) d'un coup de pistolet sur un arbre, je fus empoigné par les gardes champêtres qui faisaient le guet autour de sa maison par inimitié contre lui, et livré à la justice civile, qui me condamna pour délit de chasse à l'amende, aux frais et à la confiscation de l'arme.

«Le tout montant à une somme totale d'environ quatre-vingts francs, dont je ne garde point rancune à la justice, qui exécutait sa consigne en appliquant la loi, mais aux gardes champêtres et nommément à M. le maire, qui les avait apostés autour de la maison de mon cousin, pour nous prendre en faute, dont ils auraient parfaitement pu se dispenser. Vous avouerez, monsieur, que c'est un moineau payé un peu cher, et que je n'avais rien fait à M. le maire, n'ayant pas même pu voter, faute d'âge, en faveur de mon cousin.

«Ce qui ne m'empêche pas, monsieur, de crier avec tous les cœurs français en présence de l'ennemi, absent ou présent: Vive l'Empereur! Puisse-t-il être servi par les civils comme il le sera en toute occasion par votre bien dévoué

«X…,
«Candidat brigadier à la… du… d'…
en garnison à…»

La deuxième lettre était signée d'un fonctionnaire assez important d'une de nos grandes administrations. La voici:

«Monsieur,

«La simple lecture de mon nom vous dira dans quel département je suis né et pourquoi je suis bonapartiste de naissance. L'Histoire de Napoléon est l'Évangile où mon vénéré père m'a appris à lire. Dès ma première jeunesse, j'ai rêvé le retour de la dynastie napoléonienne. Dans l'âge où nous passons facilement du désir à l'action, j'ai conspiré. Toute ma vie et toute ma fortune ont été consacrées à la sainte cause que j'ai toujours confondue avec la cause de mon pays. L'empereur a daigné récompenser mes modestes services en me nommant lui-même à l'emploi que j'occupe depuis tantôt dix ans.

«Je m'applique à me rendre digne de ses bontés, dont je garde une reconnaissance éternelle. Mon chef immédiat, aussi bien que MM. les inspecteurs de mon service et ces messieurs de l'administration centrale, ont toujours rendu justice à mes modestes efforts. Je serais un ingrat si je ne me louais pas hautement de leur bienveillance. Pourquoi faut-il que, dans les dernières élections municipales, j'aie voté ouvertement pour un homme de mon opinion, dévoué comme moi aux idées libérales de l'empereur? Ce malheureux, que vous avez désigné ingénieusement sous le nom de Gottlieb, a entraîné tous ses amis dans sa perte. Le maire de cette ville et le sous-préfet de cet arrondissement ont juré de faire sauter tous ceux qui avaient pris parti pour Gottlieb. Leurs dénonciations contre moi seul forment un dossier énorme, sous lequel mon innocence sera infailliblement étouffée. Que faire? A qui m'adresser?

«J'attends tous les jours mon changement, qu'ils demandent, qu'ils espèrent, qu'ils annoncent à haute voix dans la ville et au chef-lieu. J'aimerais mieux qu'on nous débarrassât du maire, qui s'est rendu antipathique à toute la population, ou qu'on changeât le sous-préfet. C'est un ultramontain riche et bien apparenté. Je suppose que vous l'avez désigné sous le nom d'Ignacius, parce qu'il a des relations étroites avec la société de Jésus, fondée par saint Ignace. En l'ôtant de chez nous, on ne lui ferait aucun tort, car il dit lui-même à qui veut l'entendre qu'il donnera sa démission dès qu'il aura la croix. Ne pourriez-vous obtenir, monsieur, qu'on le décorât tout de suite? Notre pays y gagnerait; mais le plus soulagé de tout le département serait votre dévoué serviteur.

«X…»

Troisième dépêche.—Celle-ci vient de beaucoup plus loin, d'un pays perdu.

«Monsieur,

«Je suis père d'une nombreuse famille et j'occupe une place de dix-huit cents francs. J'ai voté pour Gottlieb. Ni le maire ni le sous-préfet ne me le pardonneront jamais. C'est sans doute parce que, Gottlieb et moi, nous sommes plus dévoués que lui au gouvernement de l'empereur.

«Au jour de l'an, je suis allé avec ma femme faire une visite officielle à M. le sous-préfet. Ce haut fonctionnaire étant absent, nous avons laissé nos cartes de visite. Comme nous sortions de la sous-préfecture, M. le sous-préfet, qui rentrait, se croisait avec nous. J'attendais son coup de chapeau pour le saluer à mon tour.

«Ne devais-je pas agir ainsi, puisque j'étais avec ma femme? Vous savez sans doute, monsieur, qu'on peut être à la fois homme du monde et fonctionnaire à dix-huit cents francs. M. le sous-préfet, qui me conserve une dent depuis les élections, affecta de ne point nous voir, entra dans son bureau, et écrivit à mes chefs que j'avais passé devant lui sans le saluer. Il n'en faut pas davantage pour motiver la destitution d'un employé à dix-huit cents francs. Heureusement, monsieur, la dénonciation tomba aux mains d'un très-excellent et très-honnête homme, qui se trouva être par surcroît un homme de beaucoup d'esprit.

«C'est pourquoi je ne suis pas destitué. Mais un avancement qui m'était annoncé et promis depuis plus de six mois a été arrêté par ce prétendu crime de chapeau. Je ne me plains de rien, je n'accuse personne. Un employé à dix-huit cents francs n'a pas le droit d'ouvrir la bouche, sinon pour manger quelquefois. Mais je vous prie instamment, vous qui semblez porter quelque intérêt aux opprimés, de me fournir une arme défensive. Celle qui délivra la Suisse et Guillaume Tell dans une célèbre question de chapeau est tombée en désuétude. Vous seriez vraiment bon d'en indiquer une autre à votre tout dévoué

«X…»

La dernière lettre du paquet n'était pas aussi importante, et je ne la cite que pour mémoire. J'ai écrit que la ville de Schlafenbourg ne comptait qu'un seul mari de Molière. Un monsieur qui a cru se reconnaître m'écrit une longue lettre anonyme pour me dire que je me suis trompé, qu'il n'est pas seul de son espèce; que, d'ailleurs, nous n'avons pas le droit de trouver mauvais ce qu'il trouve bon; que l'amitié vit de concessions, et mille raisons de cette force qu'il ne m'appartient pas de discuter.

Lecture faite, mes deux visiteurs me prièrent de résumer le débat, et je leur dis:

—Votre récit, les lettres de mes correspondants et mon expérience personnelle m'ont prouvé que les petits fonctionnaires de notre pays se laissaient aller sans trop d'effort sur la pente du despotisme. On en voit quelques-uns mettre au service de leurs rancunes personnelles une autorité qui leur a été confiée pour le service de l'État. Peut-être même en trouveriez-vous deux ou trois mille qui tournent contre le gouvernement et ses amis les armes dont ils disposent. C'est un mal, j'en conviens, mais qui n'est ni sans explication, ni sans remède. Cette grosse armée de fonctionnaires ne s'est pas recrutée en un jour, sous une influence unique. Des partis très-divers ont mis la main aux affaires depuis douze ans. Il est évident, par exemple, que M. de Falloux et les ministres de sa couleur n'étaient ni des esprits bien libéraux, ni des démocrates très-prononcés, ni même des bonapartistes bien purs. Chacun d'eux a apporté avec lui un certain nombre de fonctionnaires choisis dans la même nuance, et je ne suis pas convaincu qu'ils les aient tous remportés. Voilà, si je ne me trompe, la cause du mal.

—Et le remède?

—Le voici. Les animaux les plus patients ne se font pas faute de crier lorsqu'on les écorche; c'est un exemple à suivre, et je le recommande à tous les administrés. Criez, morbleu! le souverain vous écoutera. C'est son devoir, son intérêt, son désir. L'empereur ne peut pas trouver bon que les maires et les gardes champêtres lui recrutent des ennemis dans le peuple. Si par hasard vos cris n'arrivent point jusqu'à Paris (car la France est grande), ils seront entendus par vos voisins, qui se mettront à crier avec vous, et il se fera un si grand bruit, que vos tyranneaux seront saisis d'épouvante.

«Je ne vous dis pas de les dénoncer à leurs supérieurs ni de remonter de proche en proche, par la voie hiérarchique, jusqu'à ces hautes régions où le pouvoir s'épure des petites passions et des intérêts mesquins: cela tomberait dans la délation, qui est toujours méprisable; mais appelez-en de toutes les violences, de toutes les injustices, de tous les passe-droits à l'opinion publique. Criez!

«Je ne vous conseille pas de crier dans la rue: le sergent de ville vous conduirait au poste, et ferait bien. Mais vous avez les journaux, qui sont des porte-voix incomparables. Cette gueule de lion qui portait au conseil des Dix les moindres caquets de Venise n'était qu'un jeu d'enfant, une trompette d'un sou, si vous la comparez aux journaux.

«Le ministre de l'intérieur est un honnête homme, estimé de tous les partis, sans exception. Homme de bien et homme de sens, il permet, il veut que l'on crie. Je suis sûr qu'il n'aurait que du mépris pour un écorché qui ne crierait point. Pourvu que nous n'attaquions ni la personne de l'empereur, ni la constitution fondamentale de l'Empire, nous avons carte blanche contre tous les abus. Servons-nous de la liberté qu'on nous donne; sinon, nous ne la méritons pas. Il faut que tous les journaux, sans exception, et jusqu'à la feuille de petites affiches qui s'imprime à Saverne, soient des instruments de justice et des organes de vérité. Ne craignez ni les suppressions, ni les saisies, ni les avertissements: le temps n'est plus où un journal était puni pour avoir discuté les engrais recommandés par la préfecture.

—Mais un fonctionnaire attaqué dans les journaux a toujours le droit de faire un procès!

—Il a même le droit de le perdre, si vous n'avez avancé que des faits exacts.

—En matière de diffamation, la preuve n'est pas admise.

—Contre un particulier, non. Vous n'avez pas le droit d'appeler voleur un homme qui a volé; il vous est défendu de nommer faussaire un voyageur qui se rend à Poissy pour avoir imité la signature du prochain. Ces messieurs vous poursuivraient en diffamation, et leur procès serait gagné d'avance. Mais la loi n'a pas voulu que le fonctionnaire public partageât cette triste inviolabilité. Reprochez-lui hardiment, publiquement, les fautes qu'il commet dans l'exercice de ses fonctions, et ne craignez pas qu'il vous traîne devant la justice. Le tribunal vous permettrait de prouver votre dire et d'accabler votre accusateur[3]. Criez donc! Et, si vous avez la poitrine un peu trop faible, adressez-moi vos doléances. Je ne suis pas phthisique, et je crierai pour vous!

[3] Erreur grossière. Ne vous y fiez point! La loi serait contre vous.

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