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Dernières lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine

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III
LA MACHINE LENOIR

Ma chère cousine,

Nous avons, par la grâce de Dieu, deux Conservatoires à Paris:

Le Conservatoire de la routine musicale, au faubourg Poissonnière;

Le Conservatoire de la routine industrielle, qu'on nomme aussi Conservatoire des arts et métiers, rue Saint-Martin.

MM. Berlioz et consorts ne sont pas, comme on pourrait le supposer, des phénomènes uniques. L'habile directeur du Conservatoire des arts et métiers se couvre de gloire à leurs côtés, dans la lutte généreuse du passé contre l'avenir, de l'inertie contre le progrès.

Tandis que ces grands polémistes, aussi grands dans la discussion que dans la mélodie, repoussent l'invasion du barbare Chevé, qui menaçait de nous faire tous musiciens en un rien de temps, voici ce qui se passe aux environs de la rue Saint-Martin:

Deux envoyés du Conservatoire se présentent, le front haut, dans une modeste imprimerie:

—Monsieur, disent-ils au patron, nous nous sommes laissé conter que vous aviez une machine Lenoir?

—Oui, messieurs; la voici.

Il leur montre, dans un coin de l'atelier, un petit appareil fort simple, et pas plus encombrant qu'un poêle sans cheminée.

—Ça! disent les petits Berlioz de l'industrie. Voilà ce que nous avons entendu vanter sous le nom de machine Lenoir! Heureusement, elle ne marche pas!

—En effet, répond l'imprimeur, elle ne marche pas pour le moment, mais elle va marcher dans un quart de minute.

Il pousse un volant, tourne un robinet, la machine fait entendre un petit bruit, le bruit d'une respiration un peu forte, et tout s'anime autour d'elle. Et deux presses mécaniques se mettent à travailler à la fois, comme si une forte commande s'était abattue sur la maison.

Les délégués du Conservatoire, en présence d'un résultat si évident, hochent la tête d'un air de doute. Habitude de Conservatoire!

—Vous ne nous persuaderez jamais, disent-ils, que ce misérable outil fonctionne régulièrement.

—Il fonctionne comme je veux: quatre-vingts coups de piston à la minute. Mais l'expérience nous a démontré qu'en forçant de vitesse, on pouvait aller jusqu'à huit cents.

—Alors, votre machine vous tuera un jour ou l'autre. C'est une force aveugle que l'homme ne saurait dompter.

Pour toute réponse, l'imprimeur ferme un robinet. Le moteur s'arrête, les presses se reposent, il se fait un grand silence dans la maison.

—Tout cela est bel et bon, répliquent les deux lévites de la routine; mais, si votre machine ne vous tue point, elle vous mettra du moins sur la paille. Nous savons ce qu'elle vous coûte, mon brave homme!

—Elle me coûte mille francs d'achat, ou cent francs d'intérêt par an, y compris l'amortissement du capital. Elle consomme un mètre cube de gaz hydrogène, ou six sous par heure de travail, qui font trois francs pour une journée de dix heures. Ajoutez l'achat et l'entretien de la pile, l'établissement d'un flotteur pour le gaz, le coût d'une petite prise d'eau et tous les faux frais, nous n'arriverons pas à un total de six francs. Or, cette machine, qui est de la force d'un cheval, remplace avantageusement le travail de quatre manœuvres qu'il me fallait payer quatre francs par jour, ou seize francs en tout. Elle me procure donc une économie de plus de dix francs, et je ne vois pas comment elle pourrait me mettre sur la paille.

Les hommes du Conservatoire levèrent les épaules comme M. Berlioz à l'avant-dernière séance de M. Chevé. Ils déclarèrent dogmatiquement que des hommes comme eux ne se laissaient tromper ni par les inventeurs ni par leurs compères; que la direction du Conservatoire publierait prochainement un mémoire foudroyant contre la machine Lenoir, et que les hommes de progrès recevraient de leurs mains une correction mémorable.

Il faut, cousine, que ces animaux-là (les hommes de progrès) soient véritablement incorrigibles, car les conservatoires de tous les temps ne leur ont point épargné les leçons. Un Chevé de l'âge d'or, qui s'appelait Orphée, fut déchiré, non dans une brochure par vingt-trois signataires, mais dans les plaines de la Thrace, par une multitude de jeunes femmes qui chantaient faux, comme les élèves de notre Conservatoire. Un philosophe du nom de Socrate fut mis à mort par les Victor Cousin de son temps réunis en Conservatoire des erreurs officielles. Galilée, qui avait la folle prétention de faire tourner la terre autour du soleil, fut emprisonné par les soins de la cour de Rome. La cour de Rome était alors, comme aujourd'hui, le Conservatoire obstiné d'une auguste mythologie. Les premiers imprimeurs furent persécutés par la Sorbonne, Conservatoire très-pédant de l'ignorance nationale. Tous les Conservatoires du premier Empire repoussèrent unanimement la navigation à vapeur, et l'on sait quels services cette sage mesure nous rendit dans nos luttes contre l'Angleterre. M. Thiers, un Conservatoire en abrégé, s'opposa comme un héros à l'établissement des chemins de fer en France. Aujourd'hui, les Conservatoires et les conservateurs sacrifient la machine Lenoir aux machines à vapeur qu'ils ont adoptées malgré eux et par contrainte.

Mais peut-être est-il temps de te révéler le secret de cette machine infernale qui trouble le sommeil conservateur de M. le général Morin.

Le jour où une chaudière d'eau bouillante souleva son couvercle devant un physicien qui n'avait pas l'esprit de Conservatoire, la force de la vapeur fut révélée à l'homme: il ne s'agit plus que de l'employer. La vapeur nous apparut comme un ouvrier vigoureux et terrible: les mécaniciens s'occupèrent de l'embaucher et de le dompter.

Quelques années plus tard, une fille de boutique oublie de fermer un bec de gaz. L'hydrogène se répand et se mélange avec l'air. Un commis attardé rentre dans la maison, le cigare à la bouche ou la lanterne à la main. L'air s'enflamme, se dilate et centuple son volume primitif. La boutique, cent fois trop étroite pour son contenu, éclate comme une bombe. «Quel malheur! dit le peuple!—Quelle fortune! s'écrie le physicien penché sur ces ruines. Si une étincelle jetée dans un certain milieu a pu faire tant de mal, quels services ne pourra-t-elle pas nous rendre dès que nous saurons l'employer? C'est un ouvrier de plus. Embauchons-le bien vite!» Voilà l'idée de M. Lenoir.

Ces embauchages intelligents, ce recrutement des forces de la nature sera la gloire de notre siècle aux yeux de la postérité. L'homme, au commencement, n'eut pas d'autres ouvriers que lui-même. Lorsqu'il sut mettre les animaux à son service, et, suivant la belle expression de Buffon, les conquérir sur la nature, il s'éleva d'un rang dans l'échelle des êtres. Le premier qui dompta un cheval, le premier qui attela deux taureaux à la charrue furent honorés comme des dieux. Quelle reconnaissance ne doit-on point à ces Neptunes modernes qui nous fabriquent sur une enclume des machines de la force de mille chevaux? Nous leur décernerions aussi le beau titre de dieu, s'il n'avait fini par tomber en désuétude par le grand abus qu'on en a fait.

Par eux, l'eau des torrents, l'étincelle de la foudre, la vapeur, le vent et toutes les forces aveugles de la nature ont pris du service dans cette grande usine que nous gérons. L'eau travaille à bas prix, mais la vapeur fait plus de besogne. L'étincelle porte nos messages au bout du monde; le vent conduit les navires et fait tourner les moulins. C'est le plus capricieux de tous nos serviteurs; il se met en grève pour un oui, pour un non; il s'emporte contre ses maîtres et conduit les navires à la côte. Aussi l'a-t-on remplacé, ou peu s'en faut. Dans son chômage forcé, il se déchaîne en vagabond et nous joue tous les mauvais tours imaginables. Vous l'avez vu souvent, par une belle nuit d'hiver, décoiffer de leur toit les maisons frileuses, ou secouer comme des pruniers les campaniles de nos églises. Peut-être même vous a-t-il arrêté sur le pont Neuf, mon cher monsieur, et vous a-t-il dit, en lançant votre chapeau dans la rivière: «Ayez pitié d'un pauvre travailleur sans ouvrage!»

Patience, mon garçon! nous reviendrons à toi. Nous promettons de t'atteler à nos ballons, si nous trouvons un cocher qui sache te conduire.

C'est l'étincelle électrique qui conduit la machine de M. Lenoir, et voici comment.

Tu as vu des machines à vapeur; nous n'en manquons point à Quevilly. Une machine à vapeur n'est pas autre chose qu'un piston allant et venant dans un cylindre. La vapeur arrive en bas et pousse: le piston monte. La vapeur arrive en haut et pousse: le piston descend. La vapeur revient en bas, et il faut, bon gré malgré, que le piston remonte, comme le couvercle de la fameuse marmite. La vapeur revient en haut, et le piston redescend. Ce mouvement de va-et-vient, imprimé au piston par la force irrésistible de la vapeur, est comme le grand ressort de toutes les machines. Du jour où le physicien eut trouvé ce secret-là, les mécaniciens ont fait le reste.

Il n'est pas difficile de planter au milieu du piston une bonne tige de fer qui va et vient avec lui, d'une marche régulière et sûre. Ce mouvement en ligne droite se change en mouvement circulaire par un petit mécanisme aussi simple qu'ingénieux. Cela n'est pas plus malin que de faire tourner la roue de ton rouet en appuyant le pied sur la planchette. Et, de même que la pression de ton petit pied, allant et venant en ligne droite, fait marcher le rouet en ligne circulaire, un simple piston qui va et qui vient dans un cylindre fait tourner les roues d'une usine, d'une locomotive ou d'un bateau à vapeur.

La machine Lenoir est construite tout de même: il n'y manque que la vapeur. Suppose que le piston soit bien tranquille au beau milieu de son cylindre, entre deux espaces vides. Il monterait sans hésiter, si on lui lâchait par le bas un bon jet de vapeur. Il descendrait du même train, si la vapeur lui arrivait par le haut. Faisons mieux: mettons-lui sous le ventre ce mélange d'air et de gaz hydrogène qui fait de si belles explosions dans les boutiques. Ajoutons la petite étincelle qui dilate violemment le mélange: le piston montera sans perdre de temps; il faudrait qu'il fût bien obstiné pour se le faire dire deux fois. Dès qu'il sera monté au haut du cylindre, on le fera redescendre par le même moyen, et l'on aura ce va-et-vient régulier qu'on admire dans les machines à vapeur.

Voilà donc une machine à vapeur sans vapeur, qui produit les mêmes résultats sous l'impulsion d'une autre force. Mais cette force, combien coûte-t-elle à produire? Si nous l'avions pour rien, comme le vent, ou pour presque rien, comme l'eau des rivières, il faudrait jeter à la ferraille toutes les machines à vapeur construites ou en construction.

Mais non, et ceci doit rassurer les Conservatoires. La machine Lenoir consomme des étincelles électriques qui ne coûtent presque rien, de l'air atmosphérique qui ne coûte rien du tout, et du gaz hydrogène qui coûte encore assez cher. On le paye trente centimes le mètre cube, et les Compagnies qui nous le vendent sont trop bien avec l'administration municipale pour songer à réduire leurs prix. Une machine de deux cents chevaux, travaillant dix heures par jour, consommerait deux mille mètres cubes d'hydrogène ou six cents francs dans la journée. La vapeur coûte beaucoup moins cher.

Il est vrai qu'un Américain, domicilié à Paris, se fait fort de nous donner bientôt l'hydrogène à un centime le mètre cube. Il décompose l'eau instantanément et à froid, au moyen d'un mélange dont il n'a pas encore livré le secret. S'il n'exagère pas le mérite économique de son invention, la vapeur sera détrônée partout; nous aurons même des steamers Lenoir, voyageant sans charbon et fabriquant leur hydrogène au fur et à mesure de leurs besoins. Mais nous n'y sommes pas encore, et il convient de fonder nos calculs sur l'état présent de l'industrie. Le mètre cube de gaz à Paris coûte six sous, et nous devons partir de là.

Tant que cette denrée de première nécessité se vendra si cher, tous les manufacturiers feront sagement de s'en tenir à la vapeur et de laisser la machine Lenoir à la petite industrie.

Tout le monde n'a pas le moyen de travailler en grand et de produire beaucoup, sur un vaste terrain, avec un capital énorme. Nous comptons en France une multitude de petits industriels, demi-fabricants, demi-ouvriers, qui vivotent modestement dans des ateliers étroits. La vapeur est un luxe qu'ils ne pourront jamais se permettre, et cela pour mille et une raisons. Le premier établissement d'une machine à vapeur coûte fort cher. Il faut un emplacement spécial, le consentement du propriétaire et des voisins. On a le danger des explosions et des incendies. Il faut un chauffeur. La vapeur, si utile qu'elle soit, n'est pas tout à fait aux ordres de l'homme: entre l'instant où l'on allume le feu et la minute où se produit une pression utile, il s'écoule une heure pour le moins. Si vous suspendez le travail au moment du repas, il faut entretenir le feu de la machine. Le travail terminé, la machine dépense encore et brûle son charbon pour le prince qui règne à Berlin.

La machine Lenoir ne dépense que lorsqu'elle travaille. On la met en mouvement à l'instant même où l'on en a besoin; on arrête les frais dès que l'ouvrage est suspendu; on n'emploie pas un centimètre cube de gaz qui ne profite. Tous les emplacements sont bons: une force d'un cheval se range commodément dans le coin le plus obscur du plus modeste atelier. Aucun propriétaire, aucun voisin ne peut s'opposer à l'établissement d'un appareil qui ne fait ni bruit, ni feu, ni fumée, et qui procède par petites explosions aussi douces et aussi inoffensives que la respiration d'un ronfleur.

Nous avons à Paris, à Lyon, à Saint-Étienne et dans nos grandes villes industrielles, un million de petits fabricants ou d'ouvriers en chambre. C'est une population très-intéressante, non-seulement parce qu'elle est morale et paisible, mais parce qu'elle travaille avec une certaine spontanéité. L'initiative individuelle, comprimée par la division du travail chez l'ouvrier des manufactures, se développe tout à l'aise dans ces libres artisans. Sans parler des capacités éminentes qui se révèlent de temps à autre chez quelqu'un d'entre eux, on peut dire qu'ils contribuent tous à donner aux produits de la France ce cachet de bon goût que l'étranger apprécie et paye si bien. Voilà les hommes qui sauront tirer parti de la machine Lenoir. C'est à eux que l'inventeur aurait dû dédier son œuvre.

Nous les verrons bientôt, la caisse d'épargne aidant, placer dans leurs petits ateliers un compagnon de travail de la force d'un cheval, ou même de moitié. Un demi-cheval consomme trois sous de gaz à l'heure et fait la besogne de deux hommes. Un demi-cheval ne sera jamais intelligent ni adroit de ses mains comme nos fins ouvriers de Paris, mais il se chargera des gros ouvrages et des labeurs indignes d'un citoyen.

Quand je pense qu'il y a dans notre beau pays non-seulement des chiens, mais encore des électeurs qui tournent une roue depuis le matin jusqu'au soir pour gagner le pain de leur famille!

Au reste, il était temps que M. Lenoir inventât sa jolie machine. La petite industrie courait un danger de mort. Les capitaux se groupaient en masses imposantes pour fonder des manufactures énormes. On pouvait déjà fixer le jour où le dernier des petits poissons aurait été mangé par les gros. Petits poissons, devenez grands! et bénissez le nom de M. Lenoir, qui vous sauve la vie.

Nous parlerons un autre jour de certaines applications de la machine Lenoir. Le théâtre, par exemple, lui demandera de grands services. Tu sais, cousine, ou plutôt tu ne sais pas que tous ces beaux mouvements qui s'opèrent sur la scène, les déplacements de décors, les trucs, les changements à vue, sont exécutés par les moyens les plus primitifs. Lorsqu'il s'agit d'enlever une forêt et d'apporter un salon, vingt gaillards robustes tirent la forêt en arrière; vingt autres poussent le salon en avant. C'est ingénieux comme l'arche de Noé, mais pas davantage. Tout le monde demande aux directeurs pourquoi ils ne confient pas cette besogne stupide à une petite machine à vapeur. Les directeurs répondent qu'ils ont peur du feu. Qu'ils prennent donc la machine Lenoir!

J'ai crié sur les toits tout ce que j'avais à dire, ou peu s'en faut. Maintenant, ma chère cousine, ne va pas te mettre en tête que ceci est une réclame au profit d'un inventeur. M. Lenoir n'a besoin de personne. Il n'est pas traqué par ses créanciers comme l'honorable M. Cartéron, auteur d'une des plus belles inventions de notre époque. Il n'est pas menacé de périr par la contrefaçon ou par les procès comme MM. Renard, de Lyon, ces illustres inventeurs de la fuchsine. M. Lenoir, et surtout M. Marinoni, le grand constructeur, s'exténuent à produire des machines et désespèrent de suffire à toutes les demandes. On s'inscrit longtemps à l'avance, comme pour obtenir une loge aux Effrontés. Et je me garderai bien d'écrire ici leur adresse, de peur de m'attirer leurs reproches.

Mais je crois bon d'annoncer aux petits industriels de Paris cette heureuse nouvelle. Il n'est pas inutile d'opposer aux négations aveugles du Conservatoire le témoignage d'un homme qui a vu.

Lorsque les nouveaux ateliers que M. Marinoni fait bâtir pourront suffire à tous les besoins de Paris; lorsqu'on sera en mesure de donner à nos ouvriers en chambre ce précieux demi-cheval qui leur manque, alors il sera temps de fonder un comité de patronage pour la propagation de la machine Lenoir.

M. le comte de Morny et quelques musiciens sans préjugé ont lancé la méthode Chevé, en dépit du Conservatoire de musique. On trouvera toujours une demi-douzaine de citoyens intelligents pour lancer une invention utile, quoi qu'en dise le Conservatoire des arts et métiers.

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