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Dernières lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine

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XI
LES SOULIERS DU SOLDAT FRANÇAIS

Ma chère cousine,

Je me rappellerai toute ma vie certain voyage de trois kilomètres et demi que j'ai fait en compagnie de notre grand-père. J'avais six ans; nous allions de Dieuze à Vergaville. Le mois d'octobre était magnifique, et je dévorais déjà dans ma pensée cette belle vendange de 1834: à mi-chemin, vers la tuilerie qui est au bas de la côte, je ralentis le pas, je commençai à geindre et à répéter sur tous les tons que mon soulier me faisait mal.

Le grand-père, qui était bien le plus doux des hommes, me réconforta d'un petit coup de canne dans les mollets et s'écria d'une voix qu'il essayait de rendre terrible:

—Qu'est-ce que tu diras donc, quand tu seras à la guerre?

Cependant il me fit asseoir au pied d'un peuplier, sur un des tas de pierres qui bordaient la route; il me déchaussa lui-même, reconnut qu'une cheville de bois avait traversé la semelle, et rasa avec son couteau de poche la pointe aiguë qui me blessait.

Je me remis en route, soulagé, content et gaillard, mais un peu préoccupé de cette parole menaçante: «Qu'est-ce que tu diras donc, quand tu seras à la guerre?» Je croyais fermement, comme tous les bambins de la Lorraine et de l'Alsace, que l'homme est ici-bas pour s'engager à dix-huit ans et revenir maréchal de France. Mais il n'y a pas d'ambition qui tienne contre une expérience si puissante.

—Grand-papa, disais-je en soupirant, je ne refuse pas de me faire tuer, si la chose est absolument nécessaire; mais jamais je ne traverserai l'Europe en conquérant, avec une pointe de bois dans mon soulier!

A cette réflexion, qui ne manquait pas de justesse, le bonhomme répondit par l'histoire de ses campagnes. Il en avait fait deux ou trois, en volontaire, vers 1793, et il avait rapporté de la guerre un certificat de civisme, un hausse-col et un brevet de sous-lieutenant. Il ne se souvenait pas d'avoir pris un seul drapeau ni tué un ennemi de sa propre main; mais il se rappelait en frémissant les étapes qu'il avait dû faire sans souliers, ou avec des souliers impossibles. De quel cœur il déblatérait contre les intendants, les fournisseurs, et tous ceux qui lésinent ou qui grappillent sur la chaussure du soldat! Il me jura son grand sacrebleu qu'il avait vu des semelles de carton, comme nous voyions le clocher de Vergaville.

Or, nous étions arrivés au haut de la côte, et le clocher du village nous crevait les yeux.

—Tu ne sais pas, me disait-il, et j'espère que tu ne sauras jamais ce que c'est que de doubler l'étape avec des souliers qui vous abandonnent en chemin. Tu n'as pas vu de malheureux soldats réduits à nouer des haillons avec des ficelles autour de leurs pieds ensanglantés. On a maudit les traîtres de 1814, qui distribuaient des cartouches de cendre aux défenseurs de Paris; mais les fournisseurs qui exposent le soldat à marcher nu-pieds sont pires. Un fusilier sans cartouches a toujours sa baïonnette, mais un fantassin sans souliers n'est plus un homme.

Vingt-cinq ans après cette conversation, longtemps après que le pauvre grand-père avait usé sa dernière chaussure, j'appris par les journaux que notre armée d'Italie, cette admirable armée de Magenta et de Solferino, courait grand risque d'aller nu-pieds. L'administration de la guerre, surprise par les événements, avait reconnu l'insuffisance de ses ressources ordinaires. On s'était adressé aux fournisseurs étrangers. L'industrie des Anglais et des Belges nous avait offert des souliers de pacotille et même un certain nombre de semelles de carton.

En désespoir de cause, le ministre avait fait un appel au patriotisme des citoyens. Une affiche placardée dans quarante mille communes invitait non-seulement les cordonniers, mais tous les Français en général, à fournir des chaussures pour l'armée. Les quarante mille communes avaient fait de leur mieux et réuni environ douze mille paires de souliers. Or, nous avions deux cent vingt mille hommes au delà des Alpes. Le fantassin use quatre paires de souliers dans une campagne, ou tout au moins deux, car il ne fait pas raccommoder sa chaussure; il la jette dans le premier fossé, dès qu'il s'aperçoit qu'elle pourra le trahir.

Il est heureux pour nous que l'intrépidité de nos soldats ait abrégé la campagne. Si elle avait duré trois mois de plus, l'Autriche nous traitait peut-être comme des va-nu-pieds. Mais ce curieux déficit dans nos munitions de guerre m'inspira des réflexions sérieuses, et je vois que les plus grands personnages de l'État firent aussi un retour sur eux-mêmes. On examina de tout près les ressources ordinaires de l'armée, et l'on se demanda si elles offraient des garanties suffisantes pour l'avenir. Car enfin l'Empire, c'est la paix, mais celui qui veut la paix doit se tenir prêt pour la guerre.

L'ancienne organisation de l'armée, qui avait beaucoup de bon, sans être parfaite, voulait qu'un régiment se suffît à lui-même. Le soldat ne récoltait pas son blé, mais il faisait son pain; il n'élevait pas de bétail, mais il faisait sa soupe; il ne fabriquait point de drap, mais il taillait et cousait ses habits; il ne tannait pas le cuir, mais il faisait ses souliers.

Ce n'est pas à dire que le troupier français ait été jamais un maître Jacques habile à tout faire. Mais, dans la conscription de chaque année, il se trouve des jeunes gens qui ont appris un état. On commence par leur donner une teinture du métier de soldat; après quoi, on les inscrit comme tailleurs ou cordonniers dans une compagnie hors rang, où ils travaillent sous la direction d'un entrepreneur qui est en même temps leur chef militaire. Il y avait, il y a encore aujourd'hui dans l'armée quatre cents ateliers de ce genre où des soldats qui ne sont guère soldats travaillent à l'habillement et à la chaussure du soldat.

Ces ateliers fonctionnent assez bien; c'est une justice à leur rendre. Leurs confections ne sont pas de la dernière élégance, mais elles se distinguent par un excès de solidité. Il est bien rare qu'un soulier fabriqué au régiment fasse banqueroute à son homme. Le prix de la main-d'œuvre est très-modéré; cela se comprend de reste. Un ouvrier peut travailler à vingt-cinq sous par jour, lorsqu'il est logé, nourri, chauffé, éclairé, blanchi et habillé aux frais de l'État. Son salaire n'est pour lui qu'une haute paye, une sorte de superflu.

Quels sont les défauts de ce système, qui est encore en vigueur aujourd'hui? J'en vois deux, pas davantage.

Le premier, c'est qu'au moment d'entrer en campagne, un souverain croit avoir sous les armes un effectif de trois cent mille hommes, lorsqu'il n'en a que deux cent quatre-vingt-dix. Il s'étonne, il s'informe: on lui dit que les compagnies et les pelotons hors rang ont pris environ dix mille soldats. Personnel non pas inutile, mais décevant. Je ne parle pas d'un matériel encombrant, qui tient sa place dans les casernes. Mais on se demande, en temps de guerre, s'il ne vaudrait pas mieux rendre ces dix mille ouvriers à la vie civile et les occuper chez eux, tandis que dix mille vrais soldats, sans autre profession que le métier des armes, revêtiraient leurs tuniques et s'armeraient de leurs fusils?

Si du moins les compagnies hors rang pouvaient fournir à tous les besoins de la guerre! Mais le contraire n'est que trop prouvé par l'expérience de 1859. Organisés sur le pied de paix, sur une échelle assez restreinte, ces ateliers ont beau redoubler de zèle et de patriotisme en présence de l'ennemi: il faut recourir à des expédients, quêter des souliers dans les communes, ou se livrer pieds et poings liés à l'exploitation des fournisseurs étrangers.

Ajoute, s'il te plaît, que le zèle, le patriotisme et tous les bons sentiments de l'homme ne suffisent pas pour faire des souliers. Il faut encore d'autres matériaux et notamment du cuir. Tant que la marchandise s'achète à bas prix, les cordonniers de régiment travaillent volontiers, parce qu'ils y trouvent leur compte. Les façons payées par l'État, si modestes qu'elles soient, laissent encore un certain bénéfice. Mais vienne la hausse: ces petits entrepreneurs, pour limiter leur perte, se rabattront forcément sur les matériaux de rebut, ou restreindront leur production.

Le gouvernement français, qui ne veut pas la guerre, mais qui la prévoit, a pris ses mesures en conséquence, et je crois que les événements, si soudains qu'ils puissent être, ne le trouveront plus si dépourvu. Sans dissoudre les compagnies hors rang, sans faire appel aux fournisseurs étrangers, sans se faire tailleur et cordonnier lui-même, l'État vient d'assurer pour toujours l'habillement et la chaussure de nos troupes. Et voici comme:

On a dit à un industriel français bien connu pour sa hardiesse et sa capacité: «Construisez dans Paris, à vos frais, une machine assez puissante pour habiller et chausser un régiment en vingt-quatre heures; l'État vous achètera vos produits, s'ils sont excellents, et l'on vous les payera ce qu'ils vaudront.»

L'entrepreneur improvisa la machine demandée. Il construisit côte à côte deux usines gigantesques, destinées, l'une à la confection des habits, l'autre à la fabrication des souliers. La deuxième est la plus intéressante, car elle est absolument nouvelle, et l'on n'avait encore rien imaginé de pareil. Qu'un grand tailleur du boulevard cède sa clientèle civile pour fabriquer des pantalons rouges et des tuniques d'uniforme; qu'il découpe à la scie deux ou trois cents pièces de drap tous les jours; qu'il occupe de six à huit cents hommes, de mille à douze cents femmes et toute une armée de machines à coudre; que le résultat de cette organisation soit un salaire de deux à quatre francs pour les ouvrières, de quatre à six francs pour les ouvriers; un habillement irréprochable et presque élégant pour les soldats, il n'y a pas là grand miracle.

Mais que, sans modèle, sans précédents, après quelques rapides études, on fabrique à la vapeur une excellente paire de souliers, voilà ce qui m'a frappé d'étonnement la première fois que je l'ai vu. Sans doute il y a quelque mérite à multiplier et à perfectionner les patrons d'habillement, si bien que le soldat ait à choisir entre quatre cents modèles celui qui s'ajuste le mieux à sa taille. Ce système est préférable à l'ancien, qui consistait à prendre mesure sur la guérite. Mais j'ai surtout admiré qu'un soldat, une fois qu'il sait les chiffres exacts de sa pointure, puisse aller, pour ainsi dire, les yeux fermés, dans n'importe quel magasin de l'État, et trouver, sans essai ni tâtonnement, chaussure à son pied.

Un des traits curieux de cette fabrication, c'est la surveillance exercée par l'État à toutes les périodes du travail.

L'entrepreneur achète les cuirs après s'être assuré qu'ils ne sont pas tannés au moyen des acides. Il découpe la marchandise pour rejeter les ventres et les collets, et garder exclusivement ce qu'on appelle les cœurs. Une machine armée de marteaux bat le cuir dès qu'il est coupé; dès qu'il est battu, les experts cordonniers et tanneurs, nommés par l'administration de la guerre, l'examinent feuille par feuille, et repoussent tout ce qui leur paraît douteux.

Le fabricant reçoit de la main des experts les cuirs qu'ils ont reconnus bons, et les découpe à la mécanique. Il y a vingt-deux pièces dans une paire de souliers. Chacune de ces vingt-deux pièces, grande ou petite, est examinée séparément par un expert juré vérificateur, qui l'accepte sous sa responsabilité et le signe de son nom. Les vingt-deux pièces vont ensuite, les unes après les autres, défiler sous les yeux d'une commission militaire composée de trois capitaines. La commission admet ou rejette, fait appliquer un timbre d'admission sur les pièces reçues, un timbre de rejet sur les pièces défectueuses. Si les directeurs de nos spectacles prenaient cette précaution, les auteurs ne rapporteraient pas cinq ou six fois la même pièce au même théâtre. Si le jury infaillible qui préside à nos expositions de peinture avait soin d'apposer un timbre de rejet sur les tableaux refusés, il n'aurait pas reçu en 1861 une toile de mon ami Le Cygne, qu'il avait rejetée en 1857.

L'assemblage du soulier se fait à la main, comme chez les cordonniers de l'âge d'or. On réunit les pièces qui doivent aller ensemble; on les met sous la forme (il y a quarante mille paires de formes dans l'établissement); on les adapte, on les coud; chaque soulier passe dans quinze mains avant d'être achevé; après quoi, il est reçu et examiné par un expert juré cordonnier, qui le marque d'un cachet à son nom, et il est jugé, en dernière instance, sans appel, par une commission militaire, composée d'un commandant et de trois capitaines. Timbre d'admission s'il y a lieu; timbre de rejet s'il manque un seul clou, ou si l'alêne et si le fil ciré n'ont pas cousu tel nombre de points autour de la semelle dans une longueur de deux centimètres.

Je ne parle que pour mémoire d'une commission supérieure de surveillance qui inspecte régulièrement les ateliers. Un général de division, un sous-intendant militaire et deux officiers d'administration exercent un contrôle journalier sur ces opérations de haute cordonnerie. Il est donc absolument impossible qu'un soulier sorti de la grande usine pèche par la qualité des matériaux ou le soin de la confection. Le fil, les clous, la poix, la cire, la colle, tout est choisi, vérifié et soumis au contrôle de l'administration de la guerre.

Tu vas peut-être me demander ce qu'il en coûte à l'État pour avoir des troupiers si bien chaussés et si bien vêtus. C'est un peu cher, je l'avoue; mais on aurait tort de lésiner sur les choses de la guerre. La France est assez riche pour payer la santé de ses soldats. Une paire de souliers fabriqués dans la nouvelle usine coûte huit francs; elle n'en coûte pas six dans les ateliers de l'armée. La confection d'un pantalon revient à vingt-cinq sous dans les compagnies hors rang; à quarante dans la fabrique de la rue Rochechouart. Mais, si l'on songe que les soldats ouvriers sont entretenus aux frais de l'État, qu'ils dépensent déjà vingt-cinq sous par jour et qu'ils font tout juste un pantalon dans leur journée, on comprendra facilement qu'un pantalon fait au régiment coûte deux francs cinquante centimes de façon, ou dix sous de plus que s'il sortait de la grande fabrique.

D'ailleurs, cette industrie, qui date d'hier, n'a pas encore dit son dernier mot. L'administration de la guerre s'est réservé le droit d'abaisser graduellement tous les tarifs, à mesure que la fabrication deviendrait plus économique, et j'ai entendu affirmer par des personnes compétentes qu'on arriverait à réduire vingt-cinq pour cent sur les prix actuels.

Voici donc la France en possession d'un atelier central qui met l'habillement, la chaussure, et même le campement du soldat sous la main et sous les yeux du ministère de la guerre. On pourra, dans quelques années, si on le juge à propos, supprimer ou réduire les compagnies hors rang, ou restreindre leur emploi à la réparation courante des effets militaires. Mais la concentration de toutes les ressources de l'armée sur un seul point n'entraînera-t-elle pas quelques dangers? Que deviendrions-nous, par exemple, si, en pleine guerre, les ouvriers de la rue Rochechouart trouvaient bon de se mettre en grève, ou si le feu prenait à l'établissement, ou si l'entrepreneur déposait son bilan après quelque spéculation malheureuse? Voilà trois dangers à craindre.

Le premier ne me paraît pas très-sérieux. J'ai trop bonne opinion du patriotisme des ouvriers français. D'ailleurs, les onze cents hommes employés à la confection des chaussures, par exemple, ne sont pas des cordonniers proprement dits, et la plupart d'entre eux seraient fort en peine s'il leur fallait gagner leur pain ailleurs. L'extrême division du travail les a tous renfermés dans une spécialité si restreinte, qu'ils se condamneraient presque à mourir de faim s'ils désertaient la fabrique. En outre, le ministre pourrait toujours organiser les ateliers militairement, si nous avions la guerre. Le danger des incendies est à peu près nul, car les bâtiments sont construits en matériaux incombustibles. Enfin, si l'entrepreneur faisait banqueroute, l'État en serait quitte pour mettre l'embargo sur l'établissement et donner la gérance à un autre.

Le seul défaut de cette grande institution, ma chère cousine, c'est qu'elle est impopulaire dans l'armée. Les soldats ouvriers avaient tout intérêt à monter la tête de leurs camarades les soldats soldats. Ils n'y ont pas manqué. Le troupier français qui achète sa chaussure au magasin du régiment, sur sa masse individuelle, repousse avec un dédain marqué les souliers à la mécanique. Pour vaincre ce préjugé, je ne connais qu'un seul moyen: Pierre le Grand, Frédéric II, Charles XII, Napoléon Ier, n'auraient pas un seul instant hésité à l'employer. Ils seraient allés prendre une paire de chaussures au magasin central, et ils l'auraient portée huit jours à la face de l'armée. A ce prix, les souliers à la mécanique, qui, d'ailleurs, ne sont pas faits à la mécanique, n'attendraient pas longtemps la popularité, s'ils la méritent[9].

[9] Ils ne la méritent peut-être pas. J'ai recueilli les témoignages d'un assez grand nombre d'officiers sur cette question délicate: neuf sur dix plaident énergiquement la cause des compagnies hors rang.

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