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Dernières lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine

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SALON DE 1861

I
LES ABSENTS.

«Les absents ont tort,» dit le proverbe. Quand je vois les artistes présents si cruellement exposés, je suis tenté de dire que les absents ont raison.

MM. les membres de l'Institut connaissaient le local et l'éclairage, et toutes ces ingénieuses combinaisons qui nous coûtent trois cent mille francs pour cette année. Ils se sont tenus à distance, ils ont mis leurs chefs-d'œuvre en sûreté; ils se sont dérobés en corps.

La section de peinture se compose de quatorze membres. M. Flandrin seul est venu; les treize autres ne brillent ici que par leur absence. Les huit sculpteurs, absents à l'appel. Les huit architectes, absents. Les quatre graveurs sont représentés par un seul et unique envoi de M. Martinet. Deux membres de l'Institut sur trente-quatre! Quatre portraits à l'huile et un portrait gravé, pour exhiber à la France et à l'Europe ce que l'Académie des beaux-arts est capable de produire en deux ans! C'est maigre. Toutefois, je ne blâme pas MM. les membres de l'Institut. C'est dans l'intérêt de leur réputation qu'ils ont évité cette lumière et cette bagarre.

Après avoir constaté leur absence, j'ai lu, avec un certain étonnement, à la page XXVII du livret:

«Le jury d'admission et de récompense des œuvres d'art envoyées à l'exposition de 1861 a déclaré, dans la première séance de ses réunions, et à l'unanimité, renoncer pour chacun de ses membres à la médaille d'honneur de la valeur de quatre mille francs que le règlement destine à l'artiste qui se sera fait remarquer entre tous, dans cette exposition, par un ouvrage d'un mérite éclatant. En conséquence, la médaille d'honneur est réservée à celui des autres exposants que le jury en aura reconnu le plus digne.»

Voilà un acte de désintéressement qui pourrait être méritoire, s'il n'était un peu ridicule. L'homme qui ne prend pas de billets à la loterie, et qui donne ses chances de gain au bureau de bienfaisance, est généreux à bon marché.

M. Couture, M. Troyon, M. Maréchal (de Metz), M. Henri Lehmann, madame Rosa Bonheur et bien d'autres qui auraient pu disputer les médailles d'honneur, se sont tenus hors du concours. Ils ont imité la prudence de MM. Ingres et Delacroix, Horace Vernet et Robert Fleury, Dumont et Duret. On ferait une exposition magnifique avec les œuvres de ceux qui n'exposent pas cette année, et, si je voulais seulement les nommer tous, je ne finirais pas aujourd'hui.

D'autres ont exposé pour la forme. M. Riesener, par exemple, qui envoie deux pastels et rien de plus: il a craint que le jury ne fût sévère pour sa peinture. Si M. Willems figure au livret, c'est que M. le comte de Morny a détaché un petit tableau de sa royale galerie pour le prêter à l'exposition. M. Théodore Rousseau a fait porter vingt-cinq paysages à l'hôtel des Ventes au lieu de les envoyer à la halle aux arts. Il a bien fait.

II
PEINTURE DÉCORATIVE

MM. PIERRE DE CHAVANNES, FEYEN-PERRIN, LÉVY, MONGINOT.

Si je commence la liste des peintres présents par le nom de M. de Chavannes, ce n'est pas une façon de lui décerner indirectement la grande médaille d'honneur. Je ne suis pas un maître de pension, pour distribuer des prix aux artistes, et je ne veux pas m'exposer à recevoir des pains de sucre au jour de l'an. Mais, lorsqu'un jeune homme aborde hardiment le genre le plus élevé, le plus difficile, le plus abandonné des peintres de notre époque; lorsqu'il déploie dans cette tentative audacieuse des qualités de premier ordre, il mérite assurément de n'être pas confondu dans la foule et d'obtenir une place à part.

On pourra critiquer ces deux immenses toiles qui représentent la Paix et la Guerre dans leurs traits les plus généraux. On dira, non sans quelque apparence de raison, que la deuxième est composée moins savamment que la première. On regrettera surtout que le modelé des figures ne soit pas poussé un peu plus avant; on surprendra même, çà et là, dans ce dessin libre et hardi, certains signes d'inexpérience. Mais il faudrait être aveugle pour dénier à M. de Chavannes le titre glorieux de décorateur.

Nous construisons des Louvres et des palais en tous genres. L'habitude de bâtir des églises ne s'est pas encore perdue. On élève dans toute la France des édifices de grandeur ou d'utilité publique, des écoles, des gares, des mairies, des bibliothèques, des maisons de réunion pour la finance et le commerce. Et nous n'avons pas dix peintres à qui l'on puisse confier la décoration intérieure d'un monument!

Les anciens étaient plus heureux, c'est-à-dire moins dépourvus. Non-seulement leurs palais et leurs temples, mais les maisons des moindres bourgeois se revêtaient de chefs-d'œuvre durables. Si jamais vous visitez les ruines de Pompéi, une sous-préfecture de dix mille âmes, vous envierez assurément les citoyens de cette bicoque, qui vivaient dans l'art comme les poissons dans l'eau, comme les Parisiens dans la dorure, le carton-pâte et le mauvais goût. Le moindre cabaret, le plus modeste lupanar était orné d'un petit bout de fresque; les rentiers se donnaient le luxe d'une mosaïque, décoration impérissable que nous retrouvons toute fraîche après dix-neuf cents ans.

On ne fait pas de mosaïque à Paris, et nous n'avons pas dans toute la France un homme qui sache peindre la fresque. D'où vient cela, je vous prie? Est-ce que les procédés sont perdus? Point du tout. Les grands artistes de la Renaissance les ont tous retrouvés. Michel-Ange, Raphaël, Jules Romain, Annibal Carrache et cent autres ont ressuscité non-seulement la perfection des moyens, mais la grandeur et la liberté des compositions antiques.

Un grand peintre du dix-septième siècle, Mignard, se souvenait encore de leurs leçons lorsqu'il peignit la Gloire du Val-de-Grâce. Relisez, à la fin des œuvres de Molière, les beaux vers dont il salua ce chef-d'œuvre. De quel cœur il célèbre les «mâles appas de la fresque,»

… dont la promptitude et les brusques fiertés
Veulent un grand génie à toucher ses beautés.

Avec quel dédain il traite la peinture à l'huile, qu'il appelle négligemment l'autre:

La paresse de l'huile, allant avec lenteur,
Du plus tardif génie attend la pesanteur;
Elle sait secourir, par le temps qu'elle donne,
Les faux pas que peut faire un pinceau qui tâtonne.
....... .......... ...
....... .......... ...
Mais la fresque est pressante, et veut, sans complaisance,
Qu'un peintre s'accommode à son impatience,
La traite à sa manière, et, d'un travail soudain,
Saisisse le moment qu'elle donne à sa main.
La sévère rigueur de ce moment qui passe
Aux erreurs du pinceau ne fait aucune grâce;
Avec elle il n'est point de retour à tenter,
Et tout, au premier coup, on doit exécuter.
....... .......... ...
C'est par là que la fresque, éclatante de gloire,
Sur les honneurs de l'autre emporte la victoire.

En attendant qu'il se forme des improvisateurs assez savants pour ressusciter la fresque, M. de Chavannes l'imite laborieusement sur ses grandes toiles. Il ne se contente pas de chercher les tons grisâtres, les contours cerclés et toutes ces ressemblances matérielles qu'un artiste vulgaire s'applique à reproduire; il entre dans l'esprit même de la fresque, et c'est en cela qu'il se montre décorateur.

Une grande idée exprimée clairement par de belles figures: voilà en trois mots, si je ne me trompe, la formule de la décoration. Elle diffère autant de la peinture de chevalet que les discours du forum diffèrent de la conversation des gens d'esprit. C'est un art qui parle au peuple: il n'y faut que des traits généraux, des beautés simples, de grands coups frappés juste. Les recherches ingénieuses du détail, les friandises de l'exécution, si goûtées dans les tableaux de galeries, n'ont rien à faire ici.

Tout l'esprit petillant de M. Meissonnier, toute la grâce intime et pénétrante de van Ostade, seraient du bien perdu dans une peinture décorative. Je dis plus: la suavité de la Vierge à la Chaise, la perfection de la Sainte Famille, y paraîtrait déplacée, ou du moins inutile. C'est pourquoi Raphaël, qui avait autant de bon sens que de génie, oubliait toutes les finesses de son art lorsqu'il couvrait les murs du Vatican. Michel-Ange, lorsqu'il décora la Sixtine, ne mit ses soins qu'à faire vivre les murailles, à faire parler les voûtes, à prêter une voix terrible à ce monument prophétique qui raconte, dans le style de Dante, les menaces du jugement dernier.

Nous voilà, direz-vous, bien loin de M. de Chavannes. Mais non, pas trop. Ce jeune homme est un écolier de bonne race qui marche assez fièrement dans la route où les maîtres ont passé. Il a le sentiment du beau, du grand, du simple. Ses deux compositions disent clairement ce qu'elles ont à dire. On en est frappé au premier abord; on en garde une impression bien nette. Je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir ce beau tableau de la Paix. Les guerriers nus se reposent à côté de leurs armes, les belles jeunes femmes distribuent des corbeilles de fruits. On trait les chèvres, on verse le vin dans les coupes, au bord d'un clair ruisseau, sous les lauriers-roses en fleur.

Dans le fond du paysage, au pied de quelques platanes puissants, les jeunes gens domptent des chevaux, ou se poursuivent à la course, ou contemplent, dans une douce quiétude, les plaisirs de leurs amis. Fénelon, le plus aimable des chrétiens, goûterait ce tableau de M. de Chavannes. Il le placerait avec joie, sinon dans son évêché, au moins dans son Télémaque. Il n'en ôterait rien, il n'y ajouterait rien, pas même des draperies, car M. de Chavannes fait la nudité chaste, comme tous les artistes qui ont le respect du beau.

La composition de la Guerre est moins satisfaisante dans son ensemble; mais on n'a pas besoin de l'étudier longtemps pour y trouver de grandes beautés. Les trois guerriers à cheval qui sonnent la victoire sont d'une tournure magnifique; la femme attachée au tronc de l'arbre est belle et touchante, les vieux parents qui pleurent sur le cadavre de leur fils représentent bien la violence et la simplicité des douleurs épiques. Le pillage, l'incendie, le viol, la destruction stupide de tous les biens, les arbres coupés, les bœufs assommés auprès de la charrue, remplissent le tableau et complètent l'expression de l'idée.

Je ne sais si M. de Chavannes obtiendra la faveur de couvrir un mur officiel, mais il est le seul artiste, dans la nouvelle génération, qui soit capable de le faire. Je voudrais qu'en attendant les grands travaux qui lui viendront peut-être, il pût voir ses deux compositions de cette année reproduites en tapisserie.

Les Gobelins n'ont pas souvent l'occasion de copier la peinture décorative. On les condamne presque toujours à reproduire de grands tableaux de chevalet et à lutter péniblement contre une tâche ingrate; car une toile de M. Horace Vernet, fût-elle admirable, ne fera jamais une décoration. Si les Gobelins ne veulent pas copier M. Pierre de Chavannes, je le recommande aux frères Braquenié et à tous les industriels qui conservent parmi nous l'art de la tapisserie.

Il y a quelques autres essais de décoration, mais moins heureux, au Salon de 1861. La Jeunesse de l'Arétin, grande toile de M. Feyen-Perrin, ne manque pas d'une certaine dose d'élégance et de simplicité; mais il est bien difficile d'inventer une fête italienne dans un atelier de Paris, devant des modèles empruntés au jardin Bullier. Ce qui sauve M. de Chavannes, c'est qu'il prend son point de départ dans la tradition des maîtres. On sent qu'il est nourri de bonnes gravures et qu'il ne prend modèle que pour donner un peu plus de corps à ses souvenirs. C'est une imagination érudite, qui se retrempe de temps en temps dans l'étude de la nature vivante.

M. Feyen-Perrin procède autrement, si je ne me trompe. Il part de la réalité, cette triste réalité de Paris, et il s'en va hardiment, en jeune homme aventureux, vers un certain idéal de beauté, de luxe, de splendeur, qui ne se laisse pas toujours atteindre.

Quant à M. Lévy, qui expose un plafond et une arcade pour montrer ses talents de décorateur, je me hâte de l'arrêter dès son début: il fait fausse route. Il est incroyable qu'un artiste de talent, qui revient de Rome, qui a vu la Sixtine et la Farnésine, comprenne si peu la décoration. Cet Olympe d'aztèques qui danse dans un plafond vide, c'est maigre, c'est pauvre, c'est faux, c'est triste.

Les figures de l'arcade, quoique grimaçantes et drapées de zinc, sont plus près de la vérité décorative. Mais M. Lévy, en homme incertain de sa voie, tombe d'un excès dans un autre. Les dieux de son plafond étaient des bambins dans l'âge ingrat; les bambins de son arcade nous montrent des jambes d'Hercule.

M. Monginot, peintre très-vivant de nature morte, a voulu, lui aussi, aborder la décoration. Sur une toile immense, il a semé des fleurs, des fruits, du gibier, des hommes, des femmes, des ânes. Tout cela est joli, spirituellement peint, et presque partout d'une couleur bien fine. Mais ce n'est pas une décoration, faute d'unité. La composition s'éparpille; chaque morceau pris à part vaut son prix: l'ensemble est inconsistant. Ce n'est qu'une grande quantité de choses semées au hasard sur un tapis.

III
DÉCORATION, HISTOIRE ET PORTRAIT

§ IerM. PAUL BAUDRY.

Le ministre qui a attaché son nom à la construction du nouveau Louvre, le financier homme d'État qui a inauguré chez nous le système démocratique des emprunts directs, M. Achille Fould (on peut le louer sans pudeur, maintenant qu'il n'est plus aux affaires), avait un hôtel à décorer. Il s'était fait bâtir au faubourg Saint-Honoré, sur les plans de M. Lefuel, une maison un peu moins grande qu'un palais, un simple palazzino, comme on dit en Italie. Il avait trop de goût pour permettre aux doreurs et aux ornemanistes de décorer son salon dans un style de café. Cependant les dimensions de l'architecture moderne ne laissaient point de place à la grande fresque des Raphaël et des Michel-Ange. Que fit-il? Il chercha parmi les artistes contemporains le plus capable de créer une décoration élégante et savante, limitée dans ses dimensions, grande par le choix des sujets et la beauté des figures, antique par le goût, moderne par la grâce. Son choix, qu'un Médicis n'aurait point désapprouvé, s'arrêta sur un jeune peintre âgé de deux expositions, M. Paul Baudry.

Je regrette que les mœurs françaises ne permettent pas au grand public de pénétrer dans les salons des riches particuliers. Ce qui se fait tous les jours à Rome et à Londres n'est guère possible chez nous. Mais du moins le monde officiel a pu juger cette merveille de goût délicat, ce chef-d'œuvre de mythologie intime, distribué dans quatorze panneaux admirables. Le jour qui les éclaire est un jour intelligent et sage; ces tableaux baignent dans une douce lumière, ils ne sont pas noyés dans le soleil. La nuit même, et dans les fêtes les plus éblouissantes, l'éclat des lustres se tempère et s'éteint un peu afin de les respecter.

M. Théophile Gautier les a vus; il les a décrits ou plutôt gravés dans son feuilleton du Moniteur. J'aime mieux vous renvoyer à cette eau-forte de notre illustre maître que de vous donner ici une contre-épreuve effacée. Feuilletez la collection du journal officiel; vous retrouverez facilement la belle page où le Rembrandt de la critique moderne a esquissé d'un trait hardi la décoration de l'hôtel Fould. Pour le moment, nous sommes dans ce bazar qu'on appelle le Salon de 1861; ouvrons nos parasols, et restons-y.

C'est la troisième fois que M. Baudry soumet ses ouvrages à l'examen du public. Personne n'a oublié cette mémorable exposition de 1857, qui fut son début, ou, pour mieux dire, son avénement. Une grande toile d'histoire, le Supplice d'une vestale; trois magnifiques tableaux de genre, la Fortune, le Saint Jean, la Léda, un portrait de M. Beulé, qui devint célèbre en peu de temps, composaient le bagage du jeune artiste. Devant cet étalage, il n'y eut qu'une opinion, qu'une voix, qu'un cri. Tant de science unie à tant d'originalité! Un souvenir si pur des maîtres de la Renaissance! Un sentiment si vif de la nature telle qu'elle est!

Les critiques s'appliquèrent à formuler l'admiration publique. Ils donnèrent un corps à la pensée de tout le monde. Ils expliquèrent à la foule les impressions qu'elle avait reçues, et lui prouvèrent par A plus B qu'elle avait grandement raison de trouver cela beau. Les critiques sont ainsi faits dans notre cher pays de France: faciles à l'homme qui débute, terribles à l'homme qui a réussi. Le premier tableau, le premier livre, le premier drame d'un inconnu les enflamment; la récidive du succès les éteint. Ils se servent volontiers de nos œuvres de jeunesse pour écraser les ouvrages de notre maturité. Ils nous conduisent par la main au temple de la Gloire; mais, une fois entrés, ils ferment toutes les portes et nous assomment à coups de bâton.

M. Baudry a vérifié à ses dépens cette loi de la nature, ou plutôt de la civilisation parisienne. Sa seconde exposition était meilleure que la première. On y voyait une Madeleine qui restera comme un des plus beaux spécimens de l'art moderne, et une Toilette de Vénus que les musées de l'Europe se disputeront quelque jour. Dans ces deux pièces capitales, l'originalité de l'artiste se montrait à nu, dégagée de tous les souvenirs de l'école. Le brillant pensionnaire de Rome s'asseyait tranquillement dans la tribune des maîtres. Un portrait de petite fille, désigné par le joli nom de Guillemette, rappelait encore un peu les infantes de Vélasquez; mais il y avait un baron Jard de Panvilliers qui ne devait rien à personne. C'était la nature saisie par la main vigoureuse de l'artiste, comme autrefois Lycas fut empoigné par Hercule. J'ai rencontré hier au Salon M. le baron Jard de Panvilliers. Un gardien qui l'avait reconnu comme moi le suivait d'un regard inquiet. La physionomie de ce brave homme disait clairement: «Voilà un portrait de M. Baudry qui s'est échappé de son cadre; s'il fait un pas de plus, je vas le réintégrer.» La critique de 1859 fut sévère pour le jeune artiste qui avait exposé tant de belles choses. On lui fit expier son succès de 1857. Le jury l'oublia dans la distribution des récompenses; on ne songea pas même à rappeler dans le procès-verbal la première médaille qu'il avait obtenue à l'Exposition précédente. On ne mit pas de ruban rouge à sa boutonnière, et je tiens à vous dire qu'aujourd'hui même, en 1861, ce décorateur charmant, qui travaille chez les ministres, n'est pas encore décoré[10]. Les éreinteurs de profession s'avisèrent que son talent était assez mûr et que le temps était venu de le décourager.

[10] Il l'a été après l'Exposition de 1861.

Il ne se découragea point, et vous en avez la preuve. Cette Charlotte Corday que la foule environne du matin au soir, ce Saint Jean, ces quatre portraits, ces deux esquisses de décoration mignonne, ne sont que des échantillons du travail qu'il a fait en deux ans. Son talent n'a pas faibli, non plus que son courage.

La Charlotte Corday après le meurtre, est un tableau d'histoire composé avec la plus haute intelligence, exécuté avec la dernière perfection. Quels que soient les ravages causés par la lumière du Salon, cette toile reste entière, parce que le sujet est fortement construit. D'un côté, le Marat qui meurt dans sa baignoire; de l'autre, la criminelle héroïque, la nièce de Corneille, la parente d'Émilie, cette aimable furie que M. de Lamartine a appelée l'ange de l'assassinat. Elle s'est jetée dans un coin, pâle, frémissante, roide, crispée, tremblante, non de peur, mais de dégoût. Elle a fui aussi loin qu'elle a pu, non pour échapper à la Justice, qui monte l'escalier, mais pour éviter le contact du monstre. Entre Charlotte et Marat, dans ce cabinet grand comme la main, on voit un vide énorme rempli par la carte de France. C'est qu'en effet, entre la victime et le meurtrier, il y a la France. Le destin d'une grande nation vient de se jouer sur un seul coup.

Si l'artiste avait voulu spéculer sur l'horreur de son sujet, la chose était facile. Il n'avait qu'à créer un de ces effets de lumière auxquels la foule des expositions se laisse toujours prendre: noyer le Marat dans une ombre sinistre; éclairer d'une auréole la tête de Charlotte. M. Baudry a mieux aimé rester vrai. Il a placé son drame dans ce jour cru, brutal, uniforme, qui se répand dans les chambres de Paris à travers un rideau de percale. L'ombre qui enveloppe le cadavre de Marat est un voile transparent qui ne cache rien; tous les détails de l'action se montrent aux yeux du public comme ils ont dû apparaître aux yeux du commissaire. Le sujet n'est pas enveloppé de ces lueurs poétiques qui font le charme et le défaut du récit de M. de Lamartine; il s'étale à nu dans la lumière de l'histoire.

Delaroche le vrai, Delaroche le dramatique, s'il pouvait revivre un instant, apprécierait sans doute l'œuvre de M. Baudry. Il louerait la puissante simplicité de la conception, la beauté de la figure, la recherche du détail vrai, le choix et le rendu des moindres accessoires. Pas de violence inutile, pas de sang prodigué, pas de désordre voulu: le drame sans mélodrame. J'ai entendu quelques amateurs critiquer la perfection exagérée de certaines parties. «C'est trop bien fait, disaient-ils. Cet encrier, ce journal, ce chapeau, cette chaise renversée, cette eau répandue, tous ces admirables trompe-l'œil détournent notre attention du sujet principal. Nous ne voudrions voir que la Charlotte.»—Eh! bonnes gens, regardez-la! elle en vaut la peine. Dites-moi si toute l'exaltation du fanatisme, si toute la résolution du meurtre, si toute l'horreur du sang versé, si le combat de mille passions contraires ne se reflète pas dans ce beau visage? On pourrait supprimer les accessoires et le cadavre lui-même. Rien qu'à la voir ainsi, acculée dans son coin, vous diriez: «Voilà celle qui vient de tuer Marat.» Mais, comme le tableau n'est pas fait pour être regardé en passant, comme il doit se placer tôt ou tard dans quelque musée, dans quelque galerie où l'on viendra le revoir et le revoir encore, le peintre a ramassé sur sa toile une collection de faits, d'observations, de détails exacts, afin que cette œuvre fût complète et qu'on y découvrît encore, après dix ans, de nouveaux traits de vérité.

Puisque j'ai prononcé le nom de Paul Delaroche, je puis passer, sans autre transition, au portrait de M. Guizot. Delaroche en a fait un, qui est célèbre; M. Baudry en expose un autre, qui est excellent. Je les vois d'ici tous les deux, et je les compare aisément, sans un grand effort de mémoire.

Delaroche a peint l'homme dans son plein; le ministre triomphant et plus roi que le roi, l'orateur qui écrasait l'opposition de tout le poids de son mépris, le doctrinaire qui improvisait pour les besoins du moment des théories cyclopéennes. Ce portrait semble dire à la multitude, du haut de la tribune souveraine: «Agitez-vous, criez, accusez, réclamez des droits imaginaires! Je suis sûr de mes principes et de ma majorité; je protége les intérêts, et les intérêts m'appuient. La bourgeoisie est derrière moi, l'exemple de l'Angleterre est devant moi, l'autorité de la vertu est en moi.»

C'est un beau portrait, cet ouvrage de Paul Delaroche; médiocrement peint, mais d'une ressemblance superbe.

Que les temps sont changés! Voici le portrait de M. Baudry. Les déceptions et les malheurs, plus encore que les années, ont ridé cette noble tête, creusé ce front olympien. Ces yeux ont vu tomber un trône qu'on croyait fondé solidement sur la justice et la vérité. Ces oreilles ont entendu les lamentations de l'exil; elles ont appris des morts aussi terribles qu'imprévues. Les foudres de l'adversité sont tombées comme une grêle de feu sur ces rares cheveux gris. Ces mains puissantes ont laissé échapper le sceptre qu'elles pensaient tenir jusqu'à la mort. Les petites misères, quelquefois plus insupportables que les grandes, ont essayé d'achever ce vieillard. Il a vu le marteau des démolisseurs s'abattre sur la maison où il avait élevé ses enfants. Le boulevard Malesherbes a rasé le petit jardin où il préparait ses discours et construisait le plan de ses livres. Triste, triste vieillesse! encore verte pourtant et bien vivante. Le corps paraît un peu cassé, mais les morceaux en sont bons, Dieu merci! L'œil est vif et profond, la main ferme et nerveuse; le cœur est toujours vaillant dans l'amitié et dans la haine. Le cerveau pense, raisonne, et veut.

M. Guizot n'est plus un homme d'État en activité de service; mais il est encore, il sera longtemps un historien, un publiciste, un mécontent, un chef de parti, un drapeau. A-t-il renoncé à la politique? Il renoncerait plutôt à la vie. Nous le reverrons sans doute à la tribune dès que la tribune sera relevée. En attendant, il s'amuse à l'Académie comme Charles-Quint à Saint-Just: il remonte de vieilles horloges et s'applique à les faire marcher ensemble. A quoi songe-t-il, dans ce fauteuil où M. Baudry l'a voulu peindre? Est-ce qu'il médite son traité d'alliance avec le dominicain Lacordaire? est-ce qu'il prépare un discours aux protestants en faveur du pouvoir temporel? Songe-t-il à flétrir la corruption électorale, ou à réclamer pour nous cette liberté de la presse qu'il ne nous a jamais donnée? En tout cas, soyez certains qu'il n'a rien oublié, rien abdiqué, et que ces admirables mains, si elles ressaisissaient le pouvoir, nous conduiraient encore sans trembler jusqu'au fond de l'abîme.

Mais nous ne sommes pas ici pour nous amuser à la politique, et c'est de peinture qu'il s'agit. Il ne m'est pas permis de laisser sans réponse une critique que j'ai entendu faire devant le portrait de M. Guizot. On prétendait, sans parti pris de dénigrement, et tout en rendant justice au talent du jeune maître, que la tête était appliquée sur le fond comme une découpure; que les détails de l'exécution étaient exquis, mais que l'ouvrage manquait de masses et de plans. Je ne relèverais pas cette observation, si elle n'était fondée sur quelque apparence. Il est certain que les portraits de M. Charles Dupin et du jeune M. de Caumont se soutiennent mieux au Salon que celui de M. Guizot. C'est un fait incontestable; il ne s'agit que de l'expliquer. Lorsque toutes ces toiles étaient ensemble dans l'atelier du peintre, éclairées par le jour qui leur convient, et non par ce soleil d'Austerlitz qui brille à l'Exposition, le Guizot primait tout le reste. On prévoyait qu'il serait dans l'œuvre de M. Baudry ce que le Bertin est dans l'œuvre de M. Ingres, ce que le prince Napoléon sera désormais dans l'œuvre de M. Flandrin.

Tout le reste pâlissait devant cette admirable peinture. La grâce, la coquetterie, la suavité de la belle Madeleine nous laissait presque indifférents; on oubliait de regarder ce curieux portrait de M. Charles Dupin, tout pétillant de finesse à travers le demi-sommeil ruminant de la statistique. A peine si l'on donnait cinq minutes d'attention au portrait de ce jeune homme si libre d'allure, si gentlemanlike, si heureux de vivre, de monter à cheval, d'être joli garçon et bien mis. M. Guizot faisait tort à tous ses voisins, sans excepter Charlotte et Marat; il tirait à lui toute la couverture. Personne alors ne songeait à dire qu'il était découpé sur le fond, ni surtout qu'il manquait de plans et de masses. On trouvait en revanche, et non sans quelque raison, que le portrait de M. de Caumont était encore un peu enveloppé dans les limbes de l'ébauche. La lumière absurde du Salon a renversé la proposition; elle a détruit l'ensemble et la grande harmonie du portrait de M. Guizot, elle a caché ce qu'il y avait d'inachevé dans les autres.

Cette Exposition est comme les tremblements de terre, qui culbutent les temples parfaits et respectent les maisons en construction.

§ II.—MM. HIPPOLYTE FLANDRIN, HÉBERT, CABANEL, BOUGUEREAU, CLÉMENT, GIACOMOTTI, G. R. BOULANGER.

L'héritier présomptif du roi des dessinateurs modernes, le Jules Romain de M. Ingres, M. Hippolyte Flandrin, pour tout dire en un mot, n'a exposé que des portraits cette année. Mais ces portraits sont des chefs-d'œuvre en leur genre, un surtout, qui a dès aujourd'hui sa place marquée parmi les monuments du génie français.

Le public de Paris court volontiers à ce qui brille. Il va brûler ses ailes aux chandelles allumées par le pinceau de M. Riedel, et il passe auprès de la perfection sans retourner la tête. Pour cette fois cependant, la foule a rendu prompte justice au portrait du prince Napoléon. Les critiques n'ont pas eu besoin de lui dire: «Allez là, et admirez!» Elle n'a pas même attendu le jugement des artistes qui décernent par avance, et avec plus d'impartialité qu'on ne croit, le prix du concours. Dès l'ouverture du Salon, le public s'entassait autour du chef-d'œuvre, comme la limaille de fer autour d'un aimant.

C'est que les grandes qualités de M. Flandrin, un peu discrètes et voilées dans la plupart de ses ouvrages, ont pris une vigueur et un éclat singuliers au contact de ce modèle. Lorsque M. Flandrin entreprend le portrait de M. G. ou de madame X, il se préoccupe uniquement de rendre l'ensemble de la personne, l'habitude du corps, la construction d'une charpente humaine, le modelé des chairs et cet admirable jeu de la lumière à travers les plans, les méplats, les saillies et tout ce qui constitue la forme d'un individu. Peu soucieux des friandises de la couleur, il laisse à part les qualités si diverses de la lumière et ne craint pas d'envelopper son admirable dessin d'une atmosphère grise et cendrée. Au contraire de ces cuisiniers qui sauvent la médiocrité des viandes par la succulence du ragoût, il dédaigne de parer sa marchandise et nous sert la forme pure, telle qu'il la voit. Il suit de là que ses portraits, quelle que soit la perfection du modelé, restent toujours un peu en deçà de la nature vivante et colorée.

On n'adressera point ce reproche au portrait du prince Napoléon. Non que M. Flandrin ait emprunté pour un jour la palette de Rubens ou de Delacroix; non qu'il ait oublié de répandre çà et là sur ce merveilleux dessin quelques légères pincées de cendre, mais parce que la splendeur d'une grande chose aveugle la critique elle-même sur les manques et les imperfections du détail. Le spectateur, entraîné par l'admiration, franchit les défauts sans les voir, comme un soldat courant à la victoire enjambe les fossés qui coupent la route.

Ce portrait n'est pas seulement un beau dessin, c'est une grande œuvre, l'étude d'un esprit supérieur, le fruit d'une haute intelligence. Si tous les documents de l'histoire contemporaine venaient à périr, la postérité retrouverait dans ce cadre le prince Napoléon tout entier. Le voilà bien, ce César déclassé, que la nature a jeté dans le moule des empereurs romains, et que la fortune a condamné à se croiser les bras sur les marches d'un trône: fier du nom qu'il porte et des talents qu'il a révélés, mais atteint au fond du cœur d'une blessure invisible, et révolté secrètement contre la fatalité qui pèse sur lui; aristocrate par éducation, démocrate par instinct, fils légitime et non bâtard de la révolution française; né pour l'action, condamné, peut-être pour toujours, à l'agitation sans but et au mouvement stérile; affamé de gloire, dédaigneux de la popularité vulgaire, sans souci du qu'en dira-t-on, trop haut de cœur pour faire sa cour au peuple ou à la bourgeoisie, suivant la vieille tradition du Palais-Royal.

C'est bien lui qui sollicitait l'honneur de conduire les colonnes d'assaut au siége de Sébastopol, et qui est revenu à Paris en haussant les épaules, parce que la lenteur d'un siége lui paraissait stupide. C'est lui qui, par curiosité, par désœuvrement, pour éteindre un peu les ardeurs d'une âme active, est allé se promener, les mains dans les poches, au milieu des banquises du pôle Nord, où sir John Franklin avait perdu la vie. C'est lui qui a pris d'un bras vigoureux le gouvernement de l'Algérie, et qui l'a rejeté avec dégoût, parce que ses mouvements n'étaient pas tout à fait libres. C'est lui qui, hier encore, au Sénat, s'est placé d'un seul bond au rang de nos orateurs les plus illustres, écrasant la papauté comme un lion du Sahel écrase d'un coup de griffe une vieille chèvre tremblante, puis tournant les talons et revenant à sa villa de la rue Montaigne, où l'on respire la fraîcheur la plus exquise de l'élégante antiquité.

Si M. Flandrin a laissé dans l'ombre un côté de cette noble et singulière figure, c'est le côté artistique, délicat, fin, florentin, par où le prince se rapproche des Médicis. On pouvait, si je ne me trompe, indiquer par quelque trait les grâces de cet esprit puissant, délicat et mobile qui étonne, attire, inquiète, séduit sans chercher à séduire, et enchaîne les dévouements autour de lui sans rien faire pour les retenir.

Le portrait de Son Altesse Impériale madame la princesse Clotilde n'a point de succès, et le public, si juste aujourd'hui pour M. Flandrin, est presque brutal avec M. Hébert. Quel mauvais maître tu fais, ô public, animal à trente-six millions de têtes! Et combien les écrivains et les artistes de Paris sont malheureux à ton service! Tu nous gâtes à nos débuts, tu exagères nos qualités, tu fermes les yeux sur nos défauts; puis la girouette tourne, et tu nous prends en grippe. Nos défauts grossissent comme des monstres, et toutes nos qualités sont mises en oubli. On dirait, Dieu me pardonne! que tu prends de la jalousie contre ceux qui t'ont forcé à l'admiration, et que tu te venges sur eux de tout le plaisir qu'ils t'ont donné.

Hébert n'a exposé que deux portraits de femme et un petit paysage de Cervara, qui est une merveille, un bijou d'Italie, un vrai bijou de Castellani. Il n'a pu faire davantage, étant malade et fiévreux la moitié de l'année. Ses deux portraits sont malades aussi, ou, pour mieux dire, la morbidesse qu'on admirait tant autrefois dans ce célèbre tableau de la Mal'aria s'est aggravée sensiblement. Mais s'ensuit-il de là qu'Hébert soit devenu un mauvais peintre ou même un artiste médiocre? A-t-il perdu la place qu'il s'est faite depuis dix ans parmi les jeunes maîtres? Point du tout. Il compose, il peint, il dessine toujours en maître. Son défaut s'est aggravé, nous en sommes convenus; mais aucune de ses qualités n'a péri. Peut-être ne se serait-il pas laissé entraîner à ces excès de pâleur et de transparence, si les expositions de peinture étaient un peu plus rapprochées l'une de l'autre. En comparant ses œuvres aux œuvres de ses rivaux, il eût mesuré le chemin qu'il faisait hors de la vérité et de la santé. Peut-être aussi un ou deux critiques de bon conseil lui auraient mis le doigt sur la plaie. On l'eût averti que l'éclat de ses ciels et l'exécution trop brillante de certains accessoires sacrifiait un peu les figures. Ces enseignements lui ont manqué; c'est un malheur. Disons, si vous voulez, que c'est un crime, et qu'Hébert a pris sa place au nombre des scélérats; mais ne contestez pas son talent, qui est immense.

Les grands peintres sans défaut sont très-rares; on les compte. Michel-Ange était excessif, le Pérugin était sec, le Corrége était mou, Rubens était rouge, Jordaens était vulgaire. Que penseriez-vous d'un critique qui ne verrait que la vulgarité de Jordaens, que la mollesse du Corrége, que la sécheresse du Pérugin, que la truculence de Michel-Ange et la grosse santé des nourrices de Rubens?

Le devoir de la critique, lorsqu'elle s'adresse aux artistes vivants, est de les taquiner sur leurs défauts, afin qu'ils s'en corrigent. C'est surtout lorsqu'ils sont les favoris du public, et qu'ils seraient tentés de se croire parfaits, que nous devons mettre de l'eau dans leur vin et leur montrer par où ils sont hommes… Mais, le jour où le public est tenté de nier les qualités d'un homme de talent, nous devons monter sur les toits et crier à la foule qu'elle est injuste, absurde et cruelle.

Je vous assure que, dans deux cents ans, lorsque les tableaux de M. Hébert et ses portraits seront au Louvre, on parlera de lui comme d'un maître français qui avait exagéré la morbidesse, mais personne ne lui contestera le titre de maître.

En ce temps-là, il ne sera plus question de M. Bouguereau.

Est-ce donc que l'énormité de ses défauts l'aura fait proscrire de nos musées? A Dieu ne plaise! M. Bouguereau est un artiste sans défaut, correct comme une tragédie de M. Viennet. Élève de M. Picot, continuateur de M. Blondel, M. Bouguereau a sa place marquée à l'Institut, à la gauche de M. Signol.

Et pourtant il expose un portrait de femme qui n'est pas sans intérêt. C'est apparemment qu'il s'était arraché à la contemplation de ses maîtres pour regarder la nature une fois par hasard.

M. Cabanel a failli tomber dans le Bouguereau. Ses deux dernières expositions nous ont donné à tous de sérieuses inquiétudes. Mais il se relève aujourd'hui par un vigoureux effort. Décidément, c'est un artiste de race: l'Académie et la banalité ne prévaudront point contre lui.

Ses deux portraits de femme sont vraiment bien, surtout le portrait de madame W. R… Sa petite composition florentine est empreinte d'un goût pur et d'un sentiment élevé; enfin on ne peut nier que ce grand tableau d'une Nymphe enlevée par un Faune ne soit une des œuvres capitales de l'Exposition.

Le demi-dieu mâtiné de bouc a saisi gaillardement la belle créature blanche. Prendra-t-il le temps de l'emporter dans son antre tapissé de lierre, où la mousse s'étend en lit voluptueux? Je croirais plus volontiers qu'il va, séance tenante, ajouter un chapitre aux poésies d'Ovide. Tout son être est tendu par la passion; chaque muscle de son corps exprime la brutalité du désir; il épate son nez dans un de ces baisers fougueux qui mordent. La nymphe, domptée par ces deux bras irrésistibles, cède mollement et s'abandonne; ses yeux languissants et sa bouche entr'ouverte la montrent demi-morte de fatigue, de peur, et qui sait? de quelque avant-goût du plaisir. Elle est jolie et bien faite, cette victime consolable. Quant à lui, le chasseur de chevelures blondes, la nature l'a taillé pour ce courre et cet hallali. C'est le neveu du faune de Perraud, le cousin germain du faune de Crauk. Les dentelés sont superbes et les articulations fines, dans cette robuste famille.

Puisque M. Cabanel est rentré si vaillamment dans la bonne voie, qu'il y fasse un pas de plus. Qu'il donne plus de corps à ses figures, qu'il se défasse d'un dernier reste de mollesse et d'afféterie. Ce n'est pas du sang, mais de l'ambroisie, qui coule dans les veines de son faune. Ce père Archange des bois est modelé dans la perfection, et pourtant on ne devine pas assez la réalité de ses chairs et la solidité de ses os. Quelques larmes de sirop, quelques parcelles de pommade sont encore tombées sur la palette du peintre.

Le sirop a sa douceur et la pommade a son charme. Je n'ai jamais contesté le talent souple et varié de M. Arsène Houssaye, ni les mérites poétiques de M. Louis Énault. Mais lisez Lucrèce, mon cher Cabanel, lisez le grand, l'immortel Lucrèce, ce mâle génie qui ne mit dans ses vers ni sirop, ni pommade, ni eau bénite, ni encens, ni aucune des drogues qui affadissent le cœur de l'homme.

Je ne veux pas parler de la Madeleine, ni du portrait de M. Rouher, non que ces deux toiles soient dépourvues de mérite; mais la Madeleine est peinte et dessinée dans cette manière molle que M. Cabanel doit abandonner pour toujours. Quant au portrait du ministre de l'agriculture, il ne me paraît ni bien compris, ni parfaitement composé. La première fois que j'y ai jeté les yeux, je n'ai pas vu M. Rouher, je n'ai pas vu un homme d'État, un administrateur, un orateur: j'ai vu, et quand je ferme les yeux je vois encore… un ventre! M. Rouher n'est pourtant pas un ventre, que diable! c'est un des cerveaux les mieux organisés de notre temps. M. Cobden vous le dira, et le traité de commerce vous le prouvera.

Un nouveau débarqué de l'École de Rome, M. Giacomotti a exposé l'inévitable Martyre de la cinquième année: je n'en veux dire ni bien ni mal.

Savez-vous ce qu'on gagne à faire des martyrs? Je vais vous l'apprendre en quatre mots.

Le paganisme a fait des martyrs, et il a hâté la victoire du christianisme.

Le catholicisme a fait des martyrs, et il a engendré le protestantisme.

Le despotisme a fait des martyrs, et il a produit la Révolution.

La Révolution a fait des martyrs, et elle a donné naissance à l'Empire français.

Les pensionnaires de Rome font des martyrs, et ils nous ennuient.

Mais le talent de M. Giacomotti n'est pas ennuyeux dans son tableau de la Nymphe et le Satyre. Ne craignez pas de vous y arrêter longtemps, même après avoir vu la belle toile de M. Cabanel. C'est quelque chose de moins savant, de moins achevé, de moins complet. Mais n'importe, c'est quelque chose. La touche est bonne, le dessin nerveux, la couleur surtout est charmante. M. Giacomotti a dans les veines quelques gouttes du sang de Corrége et de Baudry.

Un jeune pensionnaire, qui est encore à l'Académie, M. Clément, nous a envoyé deux tableaux. Je ne dis pas deux études, mais deux vrais tableaux, et qui ne sentent pas trop l'école.

Le premier, qu'on ne voit guère, parce qu'il est trop mal placé, représente un Dénicheur d'oiseaux. Il y a un vrai goût de nature dans ce bambin nu comme un ver.

C'est le second enfant de M. Clément, si j'ai bonne mémoire. L'aîné eut un grand succès à Rome en 1858, et fut adopté par M. de Gramont. Il charbonnait gravement sur un mur la silhouette d'un âne. Le cadet n'est pas un sot non plus, et il est dessiné d'une main plus sûre.

Quant à la Femme romaine endormie, c'est une des toiles les plus remarquées à cette Exposition. Peut-être le choix du sujet et le réalisme de certains détails a-t-il contribué à la vogue; mais cette belle et puissante nudité n'est pas seulement un appât offert à la convoitise des vieillards, c'est une excellente figure, comme l'Académie de Rome, voire l'Académie de Paris, n'en produit pas tous les jours.

Est-ce à dire que M. Clément ait le tempérament d'un grand peintre? Je ne sais. A coup sûr, il n'est pas coloriste; à coup sûr, il n'est pas paysagiste, et je regrette bien qu'il ait gâté son tableau par ce vieux fond de vieux arbres d'occasion. Mais il est jeune, il dessine bien, il ne peint pas mal, il a déjà beaucoup d'acquis, et il se fera une place très-honorable, s'il étudie la nature en face, sans loucher du côté de M. Bouguereau.

Je demande qu'avant d'abroger pour toujours la loi de sûreté générale, le gouvernement français déporte à Lambessa mon excellent ami Gustave-Rodolphe Boulanger.

Si vous êtes curieux de savoir pourquoi, je vous conduirai devant ce déplorable tableau d'Hercule aux pieds d'Omphale, qui a coûté tant de travail à un artiste jeune, bien doué, savant, sain d'esprit et de corps.

Nous admirerons ensuite un merveilleux petit Arabe, bien dessiné, bien campé sur ses jambes, vrai, fin, charmant, excellent, d'une couleur tout à fait louable, et que le peintre a fait en se jouant.

Et l'on comprendra que, si je demande pour mon ami la faveur de quelques mois d'exil, c'est afin qu'il nous donne beaucoup d'Arabes comme celui-ci, et qu'il ne nous confectionne plus d'Hercules comme celui-là.

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