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Dernières lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine

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Au commencement de décembre 1861, je quittai pour un an mes amis de l'Opinion nationale, après avoir attiré sur leur tête un procès et plusieurs communiqués. M. le docteur Véron, qui dirigeait la politique et la littérature du Constitutionnel, m'invita à écrire un Courrier de Paris dans le feuilleton de son journal, promettant que j'y serais tout à fait libre, et qu'on ne me demanderait pas le sacrifice d'une seule de mes idées. Il tint parole, et me laissa publier, sans rature, les quatre articles suivants:

I
OU L'AUTEUR PREND LA LIBERTÉ GRANDE DE SE RECOMMANDER LUI-MÊME.

Ami lecteur, qui ne m'avez peut-être jamais lu, voulez-vous qu'avant d'aller plus loin nous fassions un peu connaissance? Nous allons nous voir très-souvent, et cela durera pour le moins une année. Or, si l'on vous annonçait qu'un étranger doit venir chez vous tous les dimanches, à l'heure du déjeuner, s'installer sans façon au milieu de la famille, et raconter à votre femme et à vos enfants tout ce qui lui passera par la tête, vous vous hâteriez de courir aux renseignements, et vous feriez bien. Vous voudriez savoir ce qu'il est, ce qu'il pense, d'où il vient, où il va, quels sont ses antécédents, et la conduite qu'il a tenue dans les maisons qui l'ont accueilli. Votre curiosité, monsieur, serait de la prudence.

Eh bien, renseignez-vous sur moi; mais je vous conseille, dans mon intérêt, de ne demander des renseignements qu'à moi-même.

Un assez bon moyen de me connaître à fond serait d'envoyer prendre chez un libraire les quatorze ou quinze volumes que j'ai publiés en huit ans, depuis la Grèce contemporaine, imprimée en 1854, jusqu'à l'Homme à l'oreille cassée, qui vient de paraître avant-hier. Si tous les abonnés du Constitutionnel adoptaient cette ligne de conduite, ils feraient grand plaisir à mon ami M. Hachette, un bien intelligent et bien honorable éditeur. Mais je ne prétends imposer à personne une démarche si coûteuse, et qui élèverait outre mesure le prix de votre abonnement. Rassurez-vous, mon cher lecteur, je sais ce que la discrétion commande.

D'un autre côté, l'instinct de la conservation personnelle me conseille de vous mettre en garde contre les dires de mes ennemis. J'en ai de grands et de petits, et même de gros, comme M. Louis Ulbach, ancien poëte légitimiste, aujourd'hui républicain au Courrier du Dimanche. J'en ai d'inviolables, comme M. Keller, député au Corps législatif; j'en ai de mitrés, comme M. Dupanloup, évêque d'Orléans. Si vous croyez que tous les mandements sont paroles d'Évangile, je suis un homme perdu. M. Dupanloup, de l'Académie française, vous dira que j'ai vomi…—Quoi! vomi?—Oui, vomi de lâches calomnies contre l'innocent cardinal Antonelli. Il vous apprendra que j'ai assassiné la Grèce, que j'adore, parce que j'ai pris la défense du peuple grec contre un déplorable gouvernement. M. Keller vous en dira bien d'autres, si vous l'écoutez aussi patiemment qu'on l'écoutait naguère à la Chambre! Quant à M. Veuillot, toutes les fois qu'on prononce mon nom devant lui, il vide sa hotte et me voilà sali pour quinze jours. A la suite de ce grand homme, les petits jeunes gens du parti clérical vont répétant deux ou trois vieilles calomnies bien usées, mais qui leur font autant de profit que si elles étaient neuves: comment j'ai payé de la plus noire ingratitude un roi et une reine qui m'avaient admis dans leur intimité (je n'ai pas échangé vingt paroles en deux ans avec le roi et la reine de Grèce); comment j'ai volé le roman de Tolla à un célèbre auteur italien que personne n'a pu connaître; et comment j'ai été logé aux frais du pape dans la villa Médicis, qui appartient au peuple français. Ces agréables imaginations et vingt autres non moins ingénieuses s'étalaient encore le mois dernier dans le feuilleton du Monde sous la signature de je ne sais quel débutant.

Les journaux étrangers ne sont pas moins inventifs que les nôtres. J'ai vu des caricatures allemandes où l'on me représentait écrivant sous la dictée de Sa Majesté l'empereur Napoléon, à qui je n'ai jamais eu l'honneur d'être présenté. La presse anglaise répète de temps à autre que je sers de secrétaire à Son Altesse impériale le prince Napoléon, que je n'ai pas vu en face depuis tantôt dix-huit mois. On me dépeint ici comme un salarié du pouvoir, là comme un démagogue de la pire espèce, plus loin comme un ambitieux qui aspire au conseil municipal de Saverne, pour devenir adjoint de la commune et lieutenant de la compagnie de pompiers. Pauvre moi!

La critique littéraire ne m'a pas beaucoup plus choyé que la presse politique. Interrogez l'école du bon sens, ou la horde malsaine des réalistes, ou le joyeux essaim des fantaisistes, ces messieurs sont unanimes sur un seul point. Un Athénien de Thèbes la Gaillarde, M. Armand de Pontmartin m'a fait l'honneur d'écrire que mes romans étaient destinés à garnir le fond des malles. Le dernier numéro de la Revue fantaisiste, qu'on a eu l'attention délicate de m'envoyer à domicile, me comparait élégamment à un ouistiti. Un jeune réaliste de grand avenir, M. Durandy ou Duranty, me dépeignait autrefois sous les traits d'une souris qui trotte partout, touche à tout, et fait partout ses petites… (Décidément, le dernier mot de la phrase était par trop réaliste.)

Quand les honnêtes gens de certains journaux ne savent plus par où me prendre, devinez un peu ce qu'ils imaginent? Ils fabriquent une lettre bien grossière adressée à une personne que son sexe et son rang devraient mettre à l'abri de toutes les injures, et ils accolent mon nom à leur petit travail. Huit jours après, sur les réclamations énergiques de vingt personnes, ils se décident à dire en deux lignes que personne ne lit: «Nous nous étions trompés, M. About n'a pas fait d'impertinence à madame X…»

Je vous assure, ami lecteur, que ces petits désagréments ne m'ont rendu ni triste ni misanthrope; d'ailleurs, vous le verrez bien. Si je vous répète tous les méchants bruits qu'on a fait courir sur mon compte, ce n'est point par rancune, mais tout uniment pour vous mettre en garde contre la calomnie et démentir les faussetés qui pourraient être arrivées jusqu'à vous. Quant à moi, ni la sévérité des critiques, ni la haine des partis, ni même la bassesse de ces gens qui vendent leurs diffamations au petit tas, n'a pu altérer ma bonne humeur.

C'est sans doute parce que je me porte bien. Je suis pauvre et je le serai probablement toujours; mais je gagne facilement ma vie par un travail qui me plaît. J'ai une famille que j'adore et d'excellents amis, dont quelques-uns datent déjà de plus de vingt ans. J'aime les plaisirs de la ville et les plaisirs de la campagne, la promenade en voiture au bois de Boulogne et les longues courses à pied dans les Vosges, le spectacle d'un beau coucher de soleil et le lever de rideau de l'Étoile de Messine. On me mettrait dans un grand embarras le 14 décembre, si l'on me donnait à choisir entre le bal de notre ami Strauss à l'Opéra et une belle chasse au sanglier dans la neige éblouissante.

Sans viser à la réputation de jardinier, comme ce grand ambitieux d'Alphonse Karr, je cultive mon jardin et je mange quelquefois des légumes que j'ai fait planter, suivant le précepte de Candide. Je hais le dandysme de Brummel et de M. Barbey-d'Aurevilly; mais j'aime à me laver les mains de temps à autre et à mettre quelquefois, avant le dîner, une chemise blanche. Lorsqu'il m'arrive de faire des dettes, ce n'est aucunement par gloire, mais faute d'argent pour payer mes fournisseurs. Ce que j'en dis, cher lecteur, n'est point pour m'insinuer dans votre confiance et obtenir la main de mademoiselle votre fille: je suis du bois dont on fait les vieux garçons.

L'agriculture est un art que j'estime et que j'aime; sous prétexte de cultiver quelques arpents, j'ai appris la théorie du drainage et des irrigations; je fais tous les ans dix voitures de foin, souvent douze; j'achète du guano; je sais distinguer le blé de l'avoine, M. Victor Hugo de M. de Laprade; j'ai trois vaches à l'étable, peut-être quatre, et dans l'écurie un vieux cheval de dix-sept ans qui nous mène tous en forêt quand les routes ne sont pas trop défoncées.

Mon père, un bien digne homme que j'ai perdu trop tôt, était petit marchand dans une ville de quatre mille âmes. C'est pourquoi le commerce m'a toujours intéressé passionnément. Je n'en fais pas, oh! non; mais j'étudie à mes moments perdus les grandes questions d'où dépend la prospérité des États modernes. Je compte bien vous étonner un jour par la spécialité de mes connaissances en matière de marchandise. Dans tous les cas, vous ne serez pas fâché d'apprendre qu'à mes yeux, un négociant honnête et capable est au moins l'égal d'un sous-préfet.

La petite ville où je suis né tire sa prospérité d'une saline très-célèbre et d'une grande fabrique de produits chimiques. J'ai donc étudié l'industrie dans la mesure de mes moyens. Partout où j'ai voyagé, je me suis appliqué à observer le travail de l'homme dans ses produits les plus curieux, la filature des soies à Smyrne, le tissage des étoffes à Lyon, les huiles et les savons à Marseille, la quincaillerie à Saverne, l'impression des étoffes à Mulhouse, la conservation des sardines en Bretagne, la pisciculture dans deux petits étangs qui embellissent mon jardin, l'exploitation de la naïveté humaine à Rome, à Corps-la-Salette et à Loreto.

Un digne homme, qui n'existe plus, M. Jauffret, m'a donné gratis quelques rudiments d'éducation classique. En ce temps-là, je suivais les cours du collége Charlemagne, sous des professeurs admirables comme M. Franck, le philosophe, et ce pauvre H. Rigault, qui est mort de ne pouvoir plus enseigner. A la fin de mes études, j'entrai à l'École normale, comme mon ami Grenier, ici présent au Constitutionnel, comme Weiss, Taine et Prévost-Paradol, qui sont aux Débats, comme Francisque Sarcey, qui reste sans moi à l'Opinion nationale. Si la plupart de nos camarades se sont enfuis de l'Université pour échapper aux mauvais traitements de MM. de Falloux, de Crouseilhes et Fortoul, je n'ai pas eu la même excuse. J'avoue qu'en entrant à l'École mon intention était de n'enseigner jamais. Je passais par là pour aller plus loin, et avec le ferme propos de ne point m'arrêter à mi-route. Ce parti pris de voyager me permit de voir Rome, Athènes et Constantinople, tandis que le pauvre Sarcey, par exemple, faisait la rhétorique à six Bretons en sabots, au village de Lesneven, moyennant un traitement de quatre cents écus, style du pays, sur lesquels on retenait 5 pour 100 pour la retraite!

Je revins en France au bout de deux ans, avec sept cents francs de capital, huit cents francs de dettes et une famille à nourrir. Vous avouerez, monsieur, que j'étais dans les meilleures conditions du monde pour entrer dans la littérature. Aussi n'hésitai-je pas un instant. Je fis mon chemin assez vite, grâce aux bontés d'un protecteur très-juste et très-généreux. Il a trente-six millions de têtes et s'appelle le public.

Il m'a gâté quelquefois, c'est une justice à lui rendre; quelquefois aussi, il m'a traité durement. Vous l'auriez trouvé juste, mais un peu sévère, si vous l'aviez entendu siffler Guillery à la Comédie-Française. Il s'est montré trop doux pour les Mariages de Paris, un volume de nouvelles fort médiocres et que je n'écrirais plus si c'était à refaire. En revanche, il n'a peut-être pas assez goûté le Roi des montagnes, qui, sans être un chef-d'œuvre, est assurément ce que j'ai publié de mieux. Puisse-t-il être plus indulgent pour l'Homme à l'oreille cassée, mon dernier né, mon Benjamin!

Pardonnez-moi, cher lecteur, de vous entretenir si longtemps du même sujet, et d'un assez mauvais sujet. Je n'ignore pas que le moi est haïssable; mais, si j'épuise aujourd'hui cette matière, c'est pour n'y plus revenir jusqu'à la fin de 1862. Nous sommes ici, ce matin, pour faire connaissance; vous me connaîtrez tout à fait quand je vous aurai dit un mot de mes opinions religieuses, politiques et littéraires.

J'ai la religion de Stendhal, de M. Littré et de M. Prosper Mérimée. Toutefois, croyez bien que je ne suis ni fanatique ni intolérant. J'apprécie la foi qui a construit le dôme de Saint-Pierre et inspiré tant de chefs-d'œuvre aux artistes de la Renaissance. J'admire le génie du libre examen qui a fondé la grandeur de l'Angleterre et la liberté de la Hollande, tandis qu'il affranchissait les esprits en Suisse, en Suède, et dans la meilleure moitié de l'Allemagne. J'estime que le mahométisme avait du bon en son temps, et qu'il a fait du bien sur la terre; mais on ne peut pas être et avoir été, comme dit le père Passaglia. Je révère et je plains sincèrement le peuple d'Israël, qui a conservé la foi de ses ancêtres au milieu des persécutions les plus atroces. Je ne suis intolérant que pour l'intolérance, et j'entre en fureur, quand je vois la faiblesse arrogante de quelques hommes s'insurger contre un gouvernement qui les soutient. Ah! si j'étais le maître ici pendant vingt-quatre heures!… Mais, pardon, ce n'est point de cela qu'il s'agit.

En politique, j'aime la paix, comme vous, monsieur; mais nous n'accepterions ni l'un ni l'autre ce que l'on appelait autrefois la paix à tout prix. La paix sera fondée solidement en Europe et l'on pourra licencier toutes les armées lorsqu'il n'y aura ni une nation opprimée par une autre, ni un souverain odieux à la majorité de ses sujets.

J'espère donc, et de toute mon âme, qu'avant dix ans, toutes les nations seront chez elles et qu'elles se gouverneront elles-mêmes par le suffrage universel. Le vif intérêt que je porte à quelques peuples opprimés ne me fera jamais oublier nos propres affaires. Si le monde ne pouvait être libre qu'au prix de la servitude du peuple français, j'abandonnerais le monde à son malheureux sort. Mais nous n'en sommes pas là, Dieu merci! A mesure que tous les opprimés de l'Europe, qui sont nos alliés naturels, se rapprochent de l'indépendance, la France se rapproche de la liberté. Nous ne touchons pas au but, mais nous l'apercevons, et c'est quelque chose. Encore deux ou trois coups d'État en novembre, et le gouvernement impérial ne nous laissera plus rien à désirer. Lorsque j'étais petit garçon, je regrettais que tous les jours de la semaine ne fussent pas des dimanches. Il ne faudrait que la volonté d'un homme, pour que tous les mois de l'année fussent des mois de novembre, et l'homme à qui nous avons mis nos destinées en main est intéressé à notre résurrection autant que nous-mêmes.

En littérature, monsieur, j'ai le goût le plus ridicule, mais vous aussi; et cela me réconcilie avec moi-même. J'aime tout ce qui me plaît, et je me soucie des règles d'Aristote ou de Laharpe comme d'un feuilleton du petit M. Édouard Fournier. Après une oraison funèbre de Bossuet, qui m'a fait dresser les cheveux sur la tête, je me gaudis en lisant l'oraison funèbre de Gicquel, par Mgr l'évêque de Poitiers. J'admire le génie de madame Sand; j'adore le style de Mérimée et de Gautier, qui est la perfection même; j'ai pleuré sur les vers de M. de Lamartine, la poésie de M. Hugo m'a donné des éblouissements comme vous en avez eu sans doute en regardant le soleil. M. Ponsard me rend froid, comme Dieu fit l'homme à son image; et cependant il y a un acte de Charlotte Corday qui m'a rappelé le génie de Corneille. Émile Augier me ravit; c'est un des Français les plus français qui aient émerveillé la France. Mais comment oserai-je vous avouer que j'aime beaucoup son grand-père Pigault-Lebrun, et que je ne méprise aucunement le gros rire de M. Paul de Kock? Je range Madame Bovary parmi les chefs-d'œuvre de l'art contemporain. Vous le dirai-je? Les livres de notre temps que je goûte le moins sont ceux qui portent mon nom. Ils m'enchantent lorsque je les écris et m'attristent quand j'essaye de les relire. Et cependant j'entre en fureur quand je les vois déchirer à belles dents par des critiques qui ne me valent pas. N'allez pas croire au moins que je haïsse la critique en général! Les Sainte-Beuve et les Janin sont placés au plus haut de mon estime, et je vous ai dit quelle place Sarcey occupe dans mon cœur. Il y a trente écrivains à Paris qui jugent les œuvres d'imagination avec infiniment de goût et de droiture; ceux-là seront mes amis, quoi qu'ils disent pour ou contre moi.

Il est heureux que je n'aie jamais à vous entretenir de musique. Je serais forcé d'écrire ici que je préfère Mozart à M. X… et Rossini à M. Z.: ce qui me mettrait mal avec au moins deux personnes. Mais nous parlerons souvent des autres arts. Je vous décrirai les théâtres de la place du Châtelet, et le nouvel Opéra, que mon ami Charles Garnier construit dans un style beaucoup plus agréable. Toutes les fois qu'on exposera un tableau, une statue, soit dans un monument public, soit au boulevard des Italiens, je vous en donnerai mon avis, en amateur plus passionné que compétent, mais toujours sincère; car j'ai oublié de vous dire que j'étais fanatique de peinture et que je me ferais couper en morceaux plutôt que de laisser transformer les toiles de Rubens en toiles à matelas.

Maintenant, cher lecteur, vous me connaissez comme si j'avais déjeuné chez vous ce matin et bavardé à tort et à travers, selon mon habitude. Si je ne vous ai pas fait l'effet d'un méchant homme, vous me lirez dimanche prochain, et ainsi de suite durant toute une année. Et je m'engage à ne plus vous parler de moi.

II
DE LA QUESTION FINANCIÈRE ET DE QUELQUES AUTRES

Voici tout juste un mois qu'une auguste volonté a inscrit à l'ordre du jour, en trois mots pleins de promesses: Équilibre du budget. Le soin de rétablir nos finances est confié à un homme hardi, fécond en ressources, célèbre à juste titre par les services qu'il a rendus. Au seul bruit de son avénement, le crédit public est ressuscité comme Lazare.

Bientôt le premier élan s'est ralenti; on a compris que l'équilibre d'un budget ne se prenait point d'assaut comme la tour Malakoff; les esprits sont entrés dans une période de réflexion. Personne ne doute du résultat définitif: la France sait qu'avant peu elle sera tirée d'affaire; mais les esprits curieux se demandent comment.

Il n'y a que deux moyens d'égaler les recettes aux dépenses. Le premier consiste dans la réduction des dépenses; le deuxième, dans l'augmentation des recettes. Mais les impôts existants sont déjà d'un certain poids. Il y a des patentes bien lourdes; je ne sais pas s'il serait possible d'aggraver les droits de mutation; le décime de guerre, qui fut voté durant l'expédition de Crimée, se perçoit encore aujourd'hui sur tous les chemins de fer; le tabac vient d'être augmenté de 25 pour 100. C'est bien; mais c'est assez, et qui voudrait faire plus ferait peut-être un peu trop.

On a parlé de nouveaux impôts à créer; soit. Va pour les pianos et les allumettes chimiques! La taxe des pianos contribuerait sans doute à la tranquillité publique, comme la taxe des chiens. L'une a fait disparaître quelques milliers d'animaux errants, galeux, braillards, ou même hydrophobes; l'autre supprimerait un nombre égal de clavecins aigris et d'épinettes à la voix acide. J'aime à croire que le Trésor exempterait de tout droit le piano du pauvre comme le chien de l'aveugle. Les anciens prix de Rome, qui composent des opéras-comiques in partibus infidelium, faute de trente mille francs pour se faire représenter, seraient admis à tapoter gratis. En revanche, je recommanderais à toute la sévérité de M. le percepteur ma voisine du deuxième étage, qui m'étourdit du matin au soir, et qui ne joue pas en mesure. Mais combien la France possède-t-elle de pianos? Quatre cent mille, suivant les uns; six cent mille, suivant les autres. Mettons six cent mille. A combien taxera-t-on ces contribuables à queue ou sans queue? Il me semble que dix francs sont un impôt raisonnable. Total, six millions au maximum. Hélas! qu'est-ce que six millions dans le budget de la France? Nos paysans de Lorraine vous répondraient en leur langage pittoresque: «Une fraise dans la gueule d'un loup!»

Il y aurait gros à gagner sur les allumettes chimiques. J'ai lu, je ne sais où, que chaque citoyen français en usait huit par jour. Ce chiffre ne peut qu'aller croissant, si la nation adopte les allumettes au phosphore amorphe. Elles ne sont pas positivement incombustibles, mais on en casse au moins dix avant d'en allumer une. Cela tient-il à la maladresse du consommateur? Est-ce tout simplement parce que nous commettons la faute de les frotter sur une espèce de carton rougi? Elles s'enflamment volontiers sur le verre, sur la faïence, sur le marbre, sur le papier blanc; beaucoup plus difficilement sur les plaques préparées et vendues par l'inventeur.

Si vos allumettes miraculeuses sont destinées, comme on l'assure, à remplacer toutes les autres, et si l'État, par surcroît de précaution, les frappe d'un impôt, les chances d'incendie deviendront presque nulles dans les petits ménages. Mais on inventera de nouveau les vieilles allumettes de chanvre trempé dans le soufre, ou même l'art de faire du feu comme les Cherokees, en frottant deux bâtons l'un contre l'autre.

Décidément, mieux vaut réduire nos dépenses que de chercher dans les petits moyens un accroissement de recettes. Appliquons-nous à simplifier la perception des impôts. Elle coûte 14 pour 100 en France, et 8 pour 100 en Angleterre. Faisons de notre mieux pour égaler en cela le peuple anglais. On parle de supprimer les receveurs généraux: c'est peut-être une idée en l'air; peut-être même, depuis ce matin, est-ce une idée par terre. Cependant il me semble que l'État, grâce aux chemins de fer et au télégraphe électrique, pourrait économiser certains ressorts coûteux.

C'est le budget de l'armée qui a bon dos! Toutes les fois que la France éprouve un embarras d'argent, les sages de s'écrier: «Réduisez donc l'armée! Ayez cent mille hommes de moins, vous aurez cent millions de plus!» Le compte est exact, ou peu s'en faut; mais, entre nous, le moment serait-il bien choisi pour licencier une partie de nos troupes? Nous sommes en paix, je l'avoue, et nous n'avons rien à craindre de personne; mais la physionomie de l'Europe et de l'Amérique n'a rien de très-rassurant. Il se peut que, dans une dizaine d'années, tous les soldats européens soient rendus à la vie civile. Quand un ordre logique et durable sera fondé autour de nous; quand toutes les nations vivront chez elles; quand le suffrage universel aura dit son mot en tout pays; quand les deux principes qui sont en guerre depuis 1789 auront livré leur dernière bataille, la France réalisera sans danger une économie annuelle de cinq cents millions. Jusque-là, contentons-nous de supprimer quelques dépenses inutiles et de rappeler quelques régiments dont l'exil prolongé ne nous rapporte ni gloire ni profit.

Les ouvriers cordonniers de Paris viennent de terminer les bottes à l'écuyère qu'ils ont offertes au général Garibaldi. Ils les ont même exposées en public durant trois ou quatre jours; mais j'ai été averti trop tard, et je ne les ai pas vues. J'espère, mes bons amis, que vous n'avez pas oublié les éperons, une paire d'éperons solides! La traite est longue à faire, le cavalier est infatigable, il ne faut pas que sa monture le laisse en chemin.

Est-ce Garibaldi qui nous a envoyé cette admirable et singulière cargaison qu'on voit au pont des Saints-Pères? J'en doute. Figurez-vous une centaine de beaux grands bénitiers naturels, faits d'une seule coquille nacrée. Le mollusque prédestiné qui tire de son propre fond cette richesse calcaire ne doit pas habiter les côtes de Caprera; il se briserait aux rochers du voisinage, comme la poésie de M. de Laprade s'écorne au contact brutal de la loyauté populaire.

La nation sous-marine des mollusques est plaisante au dernier point. Je me figure qu'on doit rire à valve déployée dans le royaume verdâtre de la blonde Amphitrite. La naïveté des huîtres, l'ampleur majestueuse des bénitiers, l'agilité maligne des nautiles, l'innocence paradoxale de la concha veneris, la rondeur béate des coquilles de Saint-Jacques, chères au pèlerin… Mais pardon! je me garde de la fantaisie; c'est le plus périlleux de tous les arts. Orphée aux Enfers est à mes yeux un chef-d'œuvre de fantaisie grotesque, et pourtant mon illustre ami, M. Jules Janin, homme de goût s'il en fut, et fantaisiste au premier chef, l'a écrasé d'une chiquenaude. Rabelais et Shakspeare, ces dieux de la fantaisie, n'ont pas trouvé grâce devant l'auteur de Micromégas. L'art de dérider les hommes par l'absurde et l'exclusif navigue entre mille écueils et s'y brise au moindre souffle.

La France possède aujourd'hui un de ces fantaisistes qui suffisent à la gloire d'un siècle: c'est mon camarade et mon ami Gustave Doré. Depuis son interprétation de Rabelais, qu'il crayonnait en maître au sortir du collége, il a touché à tout avec une baguette de fée. Il a ressuscité la légende du Juif errant, et ce chef-d'œuvre de maestria élégant a provoqué un éclat de rire homérique. Il fera revivre Homère un de ces jours, et la Bible, et la légende de don Quichotte, qui est déjà chez le graveur. En attendant, il donne un corps aux visions funèbres du Dante et ranime le vieux bourreau catholique et satirique de Florence. Il brode les arabesques les plus jeunes et les plus folâtres sur le canevas immortel du bon Perrault. Quel artiste! quel poëte! quel homme! Les contemporains de Dédale auraient dit: «Quel dieu!» Hier encore, dans une heure de récréation, il se plaisait à illustrer le Capitaine Castagnette, une joyeuseté du jour de l'an, qui durera cent ans et plus. C'est l'épopée comique du grand Empire, l'histoire bouffonne d'un de ces argonautes grognards qui laissaient un membre de leur corps à tous les écueils de la gloire. Le livre est assaisonné de vin et de larmes, comme ces mets indiens où l'on mélange avec art le sucre et le piment. Les bras, les jambes, les têtes, les boulets, les calembours, voltigent dans l'air, pêle-mêle, avec les hirondelles.

On y voit la retraite de Russie, et l'aigle dorée du drapeau impérial escarbouillant à coups de serre les corbeaux qui suivaient la grande armée. Le collaborateur de Gustave Doré, l'homme qui a écrit ce livre étrange, n'a pas signé son œuvre de son nom: c'est le jeune et charmant secrétaire d'un musicien de beaucoup d'esprit, d'un auteur de fantaisies fleuries et chou-fleuries, qui préside, à ses moments perdus, un des grands corps de l'État.

Notre siècle est encore un peu gourmé; les hommes d'imagination cachent leur talent comme un vice. On signe avec orgueil un mémoire insignifiant, un rapport de commission, une étude sur le drainage; mais il faut presque de l'audace pour avouer un vaudeville, un drame, un roman. A qui la faute? Sans doute aux doctrinaires qui ont régné avant nous. Je crois pourtant que l'heure approche où chacun, sans fausse honte, couvrira ses œuvres de son nom. M. Mocquart, après avoir signé Jessie, avouera le drame qui va sortir de son roman.

Si, par la suite, il aventure sur le boulevard quelque Tireuse de cartes ou quelque Fausse Adultère, il n'aura plus aucune raison de faire le modeste et de se cacher à l'ombre d'un collaborateur. Son exemple sera suivi, j'aime à le supposer, et le public, qui dédaigne, sans savoir pourquoi, les simples gens de lettres, reconnaîtra qu'un homme en place ne déroge pas en se faisant jouer ou imprimer, mais s'élève.

L'Académie française, auguste représentante d'un passé qui s'en va, s'est fait longtemps tirer l'oreille avant d'ouvrir sa porte aux romanciers. Passe pour les grands seigneurs, les orateurs, les historiens, les auteurs tragiques ou comiques; mais Jules Sandeau lui-même n'a pas été admis sans débats, et l'on ne parle ni de Dumas, ni de Gozlan, ni de Gautier. Cependant il y a deux places vacantes, puisque le père Lacordaire est allé rejoindre Scribe au pays où les dominicains et les vaudevillistes s'habillent du même drap. Scribe (on rendra bientôt justice à cet aimable génie) a laissé un grand vide à l'Académie comme au théâtre. L'opinion publique désigne, dès aujourd'hui, son successeur au théâtre; mais M. Sardou est trop jeune pour se présenter à l'Institut.

Il y viendra, n'en doutez point, et j'ose dire qu'il fera honneur à l'illustre compagnie. En attendant, le mieux serait, je pense, de nommer M. Octave Feuillet, un galant homme et un joli poëte, plein d'esprit et de grâce,—tout capitonné d'idées fines et de sentiments délicats. Il est aimé de toutes les femmes (en tout bien tout honneur) et estimé de tous les hommes; l'Académie serait une grande bégueule, si elle demandait quelque chose de plus. Je le propose en première ligne, parce que Janin ne s'est pas mis sur les rangs; mais Janin ne veut pas faire le voyage de Passy à l'Institut. Janin est en littérature ce que Pons est en escrime: une Académie à lui tout seul. Et quelle compagnie! Horace lui a prêté son fauteuil aux pieds d'ivoire; Diderot lui a passé sa robe de chambre, la fameuse! Et tous les écrivains de bonne famille, en costume de veau doré, s'étalent en cercle autour de lui dans son admirable chalet.

Le révérend père Lacordaire, qui fut éloquent et libéral à ses heures, mérite un successeur éloquent et libéral. On a pensé à M. Dufaure, et je crois qu'on ne pouvait mieux choisir. Si M. Victor de Laprade, qui cumule la gloire des académiciens et la turpitude des fonctionnaires, jugeait à propos de donner sa démission, nous avons un nouveau candidat, M. Baudelaire, génie très-inégal et parfois limoneux, mais plus grand poëte assurément que le satirique lyonnais, et pur de tout salaire du gouvernement.

On m'assure que l'Académie française, ou du moins un des partis qui l'agitent, songe à nommer un galant homme étranger à la littérature, mais honorablement connu pour ses idées rétrogrades. A Dieu ne plaise que je conteste la légitimité d'un tel choix! Mais on me permettra de dire qu'il n'est pas des plus opportuns; car enfin les idées rétrogrades ne manquent pas de représentants à l'Académie, et le passé y occupe une place assez importante, sinon trop!

Si toutes les classes de l'Institut étaient sœurs, les quarante immortels prendraient exemple sur leurs confrères de l'Académie des beaux-arts. Cette illustre et intelligente compagnie s'est rajeunie de cent ans, en élisant M. Meissonier, le plus jeune de nos grands peintres. Ce faisant, elle a donné satisfaction au goût du siècle, et sacrifié une hécatombe de trois ou quatre vieilles victimes sur l'autel du progrès. Elle a expié l'élection de M. Signol, et fermé la porte à toutes les nullités pédantes et gourmées. Désormais les jeunes peuvent venir; je vois poindre à l'horizon Baudry, Gérôme et Cabanel.

Pourquoi donc ces élections, qui passionnaient tout le monde il y a vingt ans, n'intéressent-elles plus qu'un petit nombre de dilettanti? Je me rappelle le jour où M. Flourens fut élu par-dessus la tête de M. Victor Hugo: une moitié de Paris voulait égorger l'autre. Aujourd'hui, on va voir à Saint-Sulpice la chapelle de M. Delacroix, puis à Saint-Germain-des-Prés la décoration de M. Flandrin, avec plus de curiosité que de fureur. L'âpreté des jugements est tempérée par une sorte de résignation voisine de l'indifférence. Un grand artiste inconnu vient de produire une œuvre importante au boulevard des Italiens: c'est M. Justin Mathieu, pauvre, presque aveugle, et puissant comme Doré lui-même par l'audace et l'originalité de ses conceptions. Qui s'en émeut? qui en parle? Est-ce donc que la politique nous absorbe tout entiers? Mais nous sommes presque aussi indifférents en matière politique. Réveillons-nous! réveillons-nous! si nous ne voulons pas qu'on dise en Europe: «Les Français ne sont plus sensibles qu'au talent divin de madame Ferraris ou au tapage des bals de l'Opéra.»

C'est aujourd'hui que Strauss nous offre la primeur de ses quadrilles. Samedi dernier, on a sanctifié la salle, en y donnant un bal de charité. La municipalité du XIe arrondissement avait organisé la fête. On parle d'une recette de quarante mille francs et plus. Bravo! L'hiver n'est pas trop rude; mais il n'en est pas moins dur, car le pain ne se donne pas, cette année.

J'ai voulu assister à ce bal, où tant de personnes honorables avaient contribué pour une somme si ronde. J'y ai vu vingt jolies toilettes, quelques beaux diamants, deux ou trois officiers municipaux en uniforme, et une multitude de femmes de chambre, de cuisinières, de cochers, de concierges, sans compter les danseuses des bals publics, qui s'étalaient dans certaines loges. Il faut avouer, gens de Paris, que vous êtes des Athéniens bizarres. Vous croyez être généreux quand vous avez pris pour quarante francs de billets au profit des pauvres; et vous ne sentez pas combien il est impertinent d'envoyer vos domestiques danser un vis-à-vis avec les dames patronnesses! Vos amis sont là, en grande toilette; ils y ont amené leurs femmes et leurs filles, et vous ne craignez pas d'y faire aller vos laquais! Je comprends que ce bal vous ennuie, que vous préfériez le théâtre, ou le monde, ou le cercle, ou même votre lit; mais, s'il vous coûtait trop de payer de votre personne, ne pouviez-vous jeter les billets au feu? Vous auriez épargné une avanie à quelques personnes de votre monde, et à moi un dégoût qui me soulève encore le cœur.

III

Avez-vous remarqué cette phrase que le gouvernement anglais a publiée après la mort du prince Albert:

«On espère que, dans cette triste circonstance, tout le monde prendra un deuil convenable.»

Que de choses en quelques mots! Il y aurait tout un traité à faire là-dessus. La reine d'une grande nation vient de perdre son mari, et elle espère que, dans ses trois royaumes, tout le monde prendra un deuil convenable. Ce n'est ni un décret, ni une ordonnance, ni un ordre tombé d'en haut: c'est un appel à la sympathie publique en même temps que le rappel d'une obligation sociale. Il y a dans cette formule un mélange de hauteur, de confiance et de familiarité. Vous sentez, dès le premier mot, que la dynastie qui parle est dans les relations les plus courtoises, sinon les plus intimes, avec ses sujets; que personne ne discute ses droits; qu'elle n'a point d'ennemis déclarés dans la nation; qu'elle peut compter, en toute occasion, sur cette fidélité sans bassesse que les Anglais affichent avec une sorte de coquetterie. Vous devinez une reine qui règne et ne gouverne pas; un peuple qui fait ses affaires lui-même, et qui craint d'autant moins de paraître humble et soumis qu'il est sûr de rester libre; un pays de tradition, de décence et de convenance, gouverné par les mœurs plus encore que par les lois.

Nous sommes fiers d'être Français, voilà qui est convenu; mais il se passera bien des années avant que nos mœurs politiques s'élèvent à la hauteur des mœurs anglaises. Rien n'est plus inégal, plus capricieux, moins logique que nos rapports avec les hommes qui nous gouvernent. Le peuple français se conduit avec la monarchie comme avec une maîtresse: il l'embrasse, il la met à la porte, il retourne chez elle et se traîne à ses genoux. Hier, il en disait pis que pendre; il la flatte aujourd'hui, non sans rougir de sa bassesse actuelle et de ses violences passées. C'est une question de fougue et de tempérament. Nous avions adoré Louis XIV comme un dieu; nous avons éclaboussé son convoi funèbre. Tel bonhomme de roi à qui nous serrions la main des deux mains, pleins de respect pour sa coiffure et d'admiration pour son parapluie, a dû s'enfuir au milieu des huées, tout honnête homme qu'il était de sa personne. De quelles acclamations n'avons-nous pas étourdi Lamartine sur la place de l'Hôtel-de-Ville! Apollon, descendu sur terre pour nous apporter l'harmonie, n'aurait pas été mieux accueilli. Quatorze ans après ce beau triomphe, Apollon meurt de faim, et les généreux petits journaux le poursuivent de leurs cris les plus aigres.

J'ai déjà assisté à quelques ovations, politiques et autres. Ces scènes bruyantes me remplissent d'une profonde tristesse. Ce n'est pas jalousie, au moins! Non, je plains le bénéficiaire. J'aimerais mieux pour lui les témoignages d'une approbation convenable, comme on dit à Londres; il serait exposé à des revirements moins terribles.

Supposez que nos vieux ancêtres ne nous aient pas laissé la loi salique, et représentez-vous une reine de France, jeune et jolie, choisissant à l'étranger un mari qui ne sera pas roi. Quel beau rêve pour ce jeune prince! mais aussi quel réveil, après la lune de miel de la popularité! Quels pamphlets! quels couplets et quelles caricatures! De deux choses l'une: ou cet infortuné s'enfuirait honteusement, pour échapper à l'injustice populaire, ou il essayerait d'écraser notre mauvais vouloir et de renverser nos lois. Le prince Albert, pour qui l'on vient de demander et d'obtenir là-bas un deuil convenable, n'a jamais été placé dans cette dangereuse alternative. La nation l'avait accueilli poliment, non comme un étranger, mais comme un hôte: il a rendu aux Anglais courtoisie pour courtoisie. Il a donné à la couronne de beaux et nombreux héritiers, et créé une famille vraiment royale. Modeste et délicat, il s'est tenu discrètement en dehors de la politique; sa plus chère étude a été l'éducation de ses enfants. Dans les heures de loisir, il a encouragé les arts et l'industrie, si bien qu'après avoir vécu plus de vingt ans auprès du trône, sans avoir jamais été populaire dans le sens français de ce terrible mot, il meurt regretté et estimé d'un grand peuple, et son deuil est porté convenablement.

Ceci n'est point une satire de nos mœurs. Nous avons du bon, quoi qu'on dise, et peut-être que, dans une juste balance, la légèreté française serait de meilleur poids que toute la gravité des Anglais. Nous sommes plus ardents, plus généreux, plus vivants que nos voisins d'outre-Manche. Je relisais hier un petit livre amphigourique, mais plein d'idées: le Dandysme et Brummel, par M. Barbey d'Aurevilly. L'auteur compare deux célèbres dandys qui ont ébloui un instant l'Angleterre et la France: Brummel et d'Orsay. Absurdes et inutiles l'un et l'autre, je le veux bien, car le dandysme est la vanité la plus vaine de toutes; mais qui pourrait hésiter une minute entre le dandysme glacé, gourmé, compassé de Brummel et la folie capiteuse de ce beau d'Orsay, qui provoque un officier pour avoir parlé légèrement de la Vierge Marie? «Elle est femme, disait-il, et je ne permettrai jamais qu'on insulte une femme devant moi!» Il se battit pour elle comme un chevalier pour sa dame, et cela en plein XIXe siècle; et il ne faudrait pas plus de deux traits de ce genre pour me réconcilier avec la folie française.

J'ai promis de vous raconter tous les événements, petits et grands, qui agitent le monde où l'on pense. Je ne peux donc oublier la réouverture de la galerie d'Apollon. Hâtez-vous d'y courir, si vous êtes amoureux de ces nobles plaisirs que l'homme perçoit par les yeux. Faites demain ce que j'ai fait hier; si vous n'êtes pas content, ami lecteur, je vous permets de m'écrire une de ces lettres anonymes et féroces que la poste jette souvent chez mon portier.

Dire que la galerie d'Apollon, au Louvre, est une merveille d'architecture; que M. Delacroix y a peint un plafond qui comptera parmi les chefs-d'œuvre du maître, bien avant la chapelle de Saint-Sulpice; que vingt artistes de second ordre, interprétés par l'industrie des Gobelins, y ont placé toute une collection de portraits fort estimables, c'est répéter une banalité. Je passe donc à cette exposition nouvelle et prodigieuse que M. de Nieuwerkerke, dans un moment de loisir, a bien voulu organiser là pour notre instruction et notre joie.

Les bijoux que possède le Louvre étaient ensevelis dans un cabinet obscur; les ivoires étaient logés de telle façon, qu'au mois de mai 1860 un amateur intelligent et délicat a pu acheter, vers la gare de Rouen, une demi-douzaine de chefs-d'œuvre appartenant à l'État, volés par un filou vulgaire, et mis en étalage à une devanture de boutique, sans que l'administration des musées en eût senti le vent. Si l'acquéreur de ces merveilles n'avait pas été aussi désintéressé que sagace, la France aurait perdu un trésor inestimable, et elle n'aurait guère entendu parler de la perte qu'elle avait faite.

Rien de pareil ne saurait plus arriver aujourd'hui. La galerie d'Apollon a mis en lumière, et sous scellés, la plus curieuse collection de notre trésor national. Curieuse est le mot: les biens qui sont logés là rentrent dans la catégorie de ce qu'on désigne, en vente publique, sous le nom de curiosité. Un rang de vitrines modestes, encastrées dans toutes les fenêtres, permet d'admirer les faïences irisées, les chefs-d'œuvre de Faenza, les merveilles nationales de Bernard Palissy, les laques de Chine, d'un goût et d'une légèreté incroyables. Quelques crédences, logées en face, renferment les émaux de Limoges, et notamment ce que l'illustre Léonard Limosin nous a laissé de plus beau.

Au milieu de la grande salle s'élèvent de vastes écrins, les dignes écrins d'un grand peuple. Sur des socles dorés, du plus beau style Louis XIV, chefs-d'œuvre d'un Boule contemporain qui s'appelle M. Rossigneux, on a construit de grandes cages de cristal et de cuivre. Le seul reproche qu'on ait à faire à ces beaux meubles, c'est un peu trop de nudité dans la partie haute, qui ne rappelle aucunement la riche décoration de la base. Un simple ornement doré, aux angles supérieurs, aurait achevé l'édifice. On peut reprendre aussi la couleur des tentures, qui est de ce bleu cru que les artistes et les bijoutiers eux-mêmes ont abandonné depuis longtemps aux perruquiers. Il était facile de trouver une nuance intermédiaire entre le bleu des coiffeurs et le bleu des émaux. Si madame de Léry ou mademoiselle Augustine Brohan, qui la personnifie si bien dans le Caprice, va visiter la galerie d'Apollon, elle pensera tout de suite à madame de Blainville. A part ce petit défaut, qui se peut corriger en quelques heures, la nouvelle exposition de nos bijoux et de nos ivoires ne laisse rien à désirer. J'y ai passé une heure dans l'éblouissement continu; faites comme moi, ami lecteur, c'est la grâce que je vous souhaite.

Vous irez ensuite faire un tour dans la grande galerie des maîtres français et étrangers. Vous fermerez les yeux pour ne pas voir le Saint Michel de Raphaël, la Kermesse de Rubens, et tous ces pauvres chefs-d'œuvre qui ont tant souffert depuis quelques années; mais Léonard de Vinci, le Corrége, le Titien, le Lorrain et tous les grands maîtres qui ont échappé au massacre des innocents, fourniront à votre admiration une riche matière. Si vous avez le temps de parcourir un peu les grands appartements de l'école française, je vous recommande Prudhon, ce Corrége français, et David, qui fut l'Ingres de son temps, et Géricault, le père de M. Delacroix, et Chardin, le dieu Chardin, que nos réalistes poursuivent en pataugeant et en éclaboussant, mais, hélas! sans le rejoindre.

Et, si vous n'avez pas une indigestion de bonne peinture, vous irez vous reposer à l'exposition du boulevard des Italiens, à moins qu'il ne vous soit plus agréable d'y venir en ma compagnie dimanche prochain.

Une bonne nouvelle, en attendant. M. Justin Mathieu, ce sculpteur que sa verve et sa puissance nous permettent de ranger parmi les précurseurs de Doré; ce grand artiste, pauvre, presque aveugle et peu connu, vient d'obtenir du ministère d'État une pension modeste mais honorable. Cela nous prouve qu'en dépit de l'envie, et même malgré quelques mécontentements officiels, cette petite exposition du boulevard des Italiens n'est pas inutile au vrai mérite. M. le préfet de police, qui va quelquefois se promener par là, s'est adjoint spontanément à la générosité du ministère; il a prié M. Justin Mathieu de vouloir bien accepter un témoignage de sa sympathie et de son admiration.

On me dit qu'un certain nombre de gens du monde, curieux de compléter sur le tard leur éducation artistique, se donnent rendez-vous dans l'atelier de M. Bauderon, rue Vintimille, no 16, pour assister à ses entretiens sur les beaux-arts. M. Bauderon est un peintre qui sait l'Italie comme M. Renan sait l'Orient ancien, comme Théophile Gautier sait l'Espagne moderne, comme Méry sait l'Inde anglaise, comme le général Daumas sait l'Algérie, comme Taine sait l'Angleterre, comme Louis Énault sait la Laponie, comme aucun gouvernement français n'a su la France. Il promet de nous parler Italie et peinture, et cela tous les samedis à trois heures et demie. M. Dumanoir et quelques autres dilettanti de première classe vont à ces entretiens avec joie et en parlent avec reconnaissance. J'y compte aller aussi, et je serais charmé de vous y rencontrer, ami lecteur; car c'est double plaisir que de s'instruire en bonne compagnie.

J'ai eu cette joie durant trois jours de la semaine, et sans quitter le coin de mon feu. Je lisais et relisais un savant rapport de l'honorable général Morin sur le chauffage et la ventilation des théâtres.

Voilà une grave question qui m'intéresse fort, et vous aussi. Que de fois vous avez maudit l'incommodité nauséabonde et malsaine de nos salles de spectacle! Combien de migraines vous avez rapportées à la maison, entre minuit et une heure du matin! Vous avez déploré, comme moi, que le théâtre ne pût être un instrument de plaisir sans devenir par surcroît un instrument de supplice. Ah! la commission des logements insalubres approuvera la démolition de ces grandes baraques asphyxiantes qui vont s'écrouler dans quelques mois le long du boulevard du Temple.

La ville de Paris s'applique à les remplacer par des monuments d'une élégance contestable, mais qui seront, s'il plaît à Dieu, plus commodes et plus sains. Tandis que l'architecte pétrissait dans la pierre de taille les deux pâtés majestueux qui décorent la place du Châtelet, une réunion de savants, choisis par M. le préfet de la Seine, cherchait le meilleur moyen de ventiler ces énormes édifices. S'il nous est donné, l'an prochain, d'écouter sans migraine la jolie musique de Massé, de Grisar et de Gounod; si nous ne mourons plus d'apoplexie aux beaux drames de M. d'Ennery, nous devrons des actions de grâces à la commission et à M. le général Morin.

Voilà bientôt trente ans que l'autorité municipale a posé ce problème. Est-il enfin résolu? Je n'ose l'affirmer encore; mais on peut dire, à la louange du savant rapporteur, qu'il l'a très-longuement et très-laborieusement débattu. Six mois de patientes et coûteuses études ont prouvé qu'en matière de salubrité publique la commission ne regardait ni au temps ni à la dépense. Si M. le général Morin et ses honorables collègues n'ont réussi qu'imparfaitement, leur bonne volonté ne sera pas mise en cause; il ne faudra nous en prendre qu'aux difficultés du sujet et à l'avarice de la nature, qui ne crée pas un homme de génie tous les jours.

Vous connaissez le mal: M. le général Morin vous l'explique par principes; il vous le fait toucher du doigt, en attendant qu'un autre soit assez heureux pour trouver le remède. Les hommes ne sont pas organisés pour s'entasser au nombre de deux ou trois mille dans une chambre bien close. Chacun d'eux, tout en pleurant sur les malheurs de Mimi, ou en éclatant de rire devant la figure spirituelle d'Arnal, dévore de l'oxygène, brûle du carbone, dégage de la chaleur, décompose l'air ambiant par la respiration pulmonaire et cutanée. Que la pièce soit bonne ou mauvaise, que la claque applaudisse ou que l'orchestre siffle, les phénomènes physiologiques vont leur train. Chacun des spectateurs est un foyer qui brûle du carbone, à raison de deux cent quarante grammes par jour; chaque paire de poumons est un calorifère assez puissant pour chauffer à soixante et quinze degrés trente-huit kilogrammes de glace fondante.

Au bout d'une heure de spectacle, deux mille gentlemen, fussent-ils les mieux élevés du monde, deux mille ladies, fussent-elles aussi jolies que la duchesse d'A… et aussi distinguées que la marquise de B…, ont répandu dans la salle une atmosphère à tuer les porteurs d'eau. Car l'homme n'est pas un pur esprit, quoiqu'il soit le plus spirituel des animaux après le singe.

Il s'agit d'expulser l'air méphitique et de le remplacer par un air pur. Mais comment faire? L'illustre Darcet, justement loué par M. le général Morin, a émis une idée qui était excellente il y a trente ans: évacuer le mauvais air par les combles, amener le bon par les caves, et créer ainsi un courant que M. Purgon appellerait détersif. Dans ce système, la chaleur effroyable du lustre établit un courant violent; une myriade de conduits débouchent en avant des loges et renouvellent de bas en haut l'atmosphère de la salle.

Le principal défaut de ce système est de renouveler incessamment l'air le moins vicié et de laisser en paix les petits miasmes de l'orchestre, du parterre et des loges. Il présente un autre inconvénient, surtout dans les théâtres lyriques. Le courant d'air interposé entre les chanteurs et les auditeurs emporte au grenier les plus belles notes de M. et madame Gueymard, ces notes précieuses qui coûtent un louis d'or le brin, comme les plumes du chapeau de Mascarille: si bien que le public de l'orchestre et des loges obtient peu de musique et aspire beaucoup de mauvais air.

Un architecte de grand talent que M. le général Morin a oublié de citer à l'ordre du jour, M. Charpentier, a singulièrement amélioré le plan de Darcet; mais les beaux travaux qu'il avait faits à l'Opéra-Comique ont été neutralisés par l'incurie de l'administration.

Dans l'état actuel des théâtres, les miasmes s'en vont comme ils peuvent par le trou circulaire ouvert au-dessus du lustre. L'air pur se répand en nappe glaciale par cette large ouverture que donne le lever du rideau. Il s'insinue aussi dans la salle par cette petite lucarne des loges qui vous glace la nuque et refroidit votre plaisir toutes les fois que vous oubliez de la fermer. C'est primitif et désagréable, et l'on pourrait trouver beaucoup mieux. Mais les commissions cherchent quelquefois sans trouver, fussent-elles dirigées par un mathématicien de l'Académie des sciences.

Un certain nombre de savants, qui n'appartiennent à aucune commission, à aucune académie, et que M. le général Morin a cru devoir passer sous silence, ont imaginé de ventiler les salles de spectacle jusque dans leurs derniers recoins, et à fond; d'évacuer les miasmes en contre-bas, à l'aide de cheminées d'appel; d'amener l'air pur de haut en bas, sans aucun mécanisme et sans aucune dépense, au moyen d'une simple ouverture pratiquée dans le fronton de la scène. Le rapport de la commission ne parle pas assez de ces excellents travaux, qui contiennent, selon moi, la solution du problème.

Il semble que l'illustre rapporteur ait un peu trop cédé au désir, légitime d'ailleurs, de mettre en lumière ses expériences personnelles. L'amour de la gloire, passion louable dans son principe, mais regrettable dans ses excès, l'a porté à honorer de son nom l'invention des rampes couvertes, que les Annales d'hygiène attribuent à un simple universitaire, M. Lissajoux.

Il est à regretter aussi que les travaux de la commission n'aient pas précédé la construction des théâtres, car on étudiait la ventilation au Conservatoire des arts et métiers, tandis que M. Davioud bâtissait à grands frais des conduits solides et provisoires en vue d'une ventilation quelconque (tels sont les termes du rapport). Si bien qu'il faudra démolir et rebâtir; et pourquoi? Pour établir dans deux théâtres neufs un système qui ne peut être définitif, car il est loin d'être parfait.

La préfecture de la Seine paraît être de mon avis sur le travail consciencieux mais incomplet de M. le général Morin. On m'assure qu'elle a admis les conclusions du rapport pour l'un des théâtres du Châtelet, et qu'elle les a rejetées pour l'autre.

IV
DE QUELQUES IMPOTS SINGULIERS: LE POURBOIRE, LES ÉTRENNES, ETC.

Le premier de mes devoirs aujourd'hui serait de vous décrire l'exposition de Barbedienne, ou les magasins de Lafontaine. Ces messieurs étalent, au jour de l'an, tout ce que l'art du bronzier a produit ou reproduit de plus artistique, et leurs collections méritent sans doute un coup d'œil. Je devrais aussi vous recommander quelques beaux livres d'étrennes, comme le Perrault, ou le Savant du foyer, de mon spirituel ami M. Louis Figuier, ou la Comédie enfantine de Louis Ratisbonne, ou les Récréations instructives de M. Jules Delbruch, ou l'Histoire d'une bouchée de pain, véritable chef-d'œuvre de M. Macé, ou même cette belle édition du Roi des montagnes, que Doré a illustrée avec tant de verve et tant d'esprit…; mais non. La perspective du jour de l'an me paralyse, et le seul nom des étrennes me fait horreur.

Je veux bien vous parler de Castellani, mais à une condition: c'est que vous n'irez point acheter des étrennes dans son musée. Décompléter une collection comme celle-là serait un crime. Heureusement, les chefs-d'œuvre qu'il expose ne sont pas de ceux qui plaisent au bon public de Paris; heureusement encore, on les vend cher, très-cher, absurdement cher. Bravo, Castellani! repoussez, chassez, découragez la bourgeoisie parisienne. Dites-lui clairement que vous n'êtes pas un industriel, mais un archéologue et un artiste; que vous ne travaillez pas pour la vente, mais pour la gloire. Et gardez votre collection au grand complet, pour la joie de quelques adeptes et l'admiration de quelques amis.

Ceci n'est point une plaisanterie. Tout le monde connaît l'histoire de ce fameux Cardillac qui assassinait ses clients en plein Paris, pour reprendre les bijoux qu'il leur avait vendus. Castellani ne pousse pas si loin la jalousie; mais je suis persuadé qu'il trouve cent fois plus de plaisir à garder ses ouvrages qu'à les vendre. J'ai surpris son secret dès notre première entrevue. C'était à Rome, il y a quatre ans. J'étais entré dans cette maison, dans ce musée, où l'on ressuscite, depuis trente ans et plus, tous les miracles de l'orfévrerie antique. Lorsque j'abordai Alexandre Castellani, il me prit pour un acheteur, et fronça légèrement le sourcil. Je le rassurai bien vite, en lui disant que j'étais un simple curieux, un amateur platonique. Alors il s'attacha gracieusement à moi, et me retint deux heures au milieu de ses merveilles. Il me montra, par le menu, tout ce qu'il possédait de plus beau en couronnes, en colliers, en bracelets, en épingles, anneaux et pendants d'oreilles; ses bijoux sacerdotaux, conjugaux, militaires, funéraires, religieux; la série grecque, la série étrusque, la série romaine, la série byzantine et le moyen âge jusqu'à la renaissance; il m'apprit à déchiffrer toutes ses inscriptions, me fit voir à la loupe toutes ses pierres gravées, et retourna tous ses scarabées sur le dos. C'était plaisir de voir avec quelle sensualité charmante il aspirait les parfums du passé! Lorsqu'il allait prendre au fond d'un tiroir quelqu'un de ses précieux modèles, une bulle de Cumes, un collier de Kertch ou un bracelet de Tarquinie, ses yeux s'allumaient d'une flamme sacrée et renvoyaient étincelle pour étincelle à chacun des petits granules d'or.

C'est qu'il est savant comme l'Académie des inscriptions, cet orfévre! Un des petits bonheurs de sa vie, c'est d'avoir retrouvé au fond d'un tombeau les boucles d'oreilles triglene qu'Homère avait décrites dans le portrait de Junon. Les procédés de soudure employés par les Étrusques semblaient perdus depuis longtemps. Il a eu l'idée de chercher jusqu'au fond des Apennins si la tradition ne les aurait pas conservés dans quelque bourgade; et il a découvert, à Sant'Angelo in Vado, des paysans qui soudaient l'or à la mode étrusque! N'est-ce pas prodigieux?

Il me fit remarquer que, dans les bijoux chrétiens de l'époque byzantine, on trouvait de tout, excepté des pendants d'oreilles: les Pères de l'Église les avaient proscrits, comme des ornements païens.

—Le clergé d'aujourd'hui n'est plus si sévère, ajoutait-il; la madone de Loreto n'a-t-elle pas à chaque oreille une girandole de diamants?

Je me rappellerai toute ma vie cette longue et charmante conversation, qui m'initia pour la première fois aux mille petits secrets de l'art le plus délicat et le plus friand. Mais je n'oublierai pas non plus l'expression de reconnaissance qui se peignit sur le visage de l'artiste lorsque je pris congé de lui sans rien emporter de son trésor. Il me salua d'un regard qui semblait dire: «Vous étiez libre de tout prendre ici pour quelques centaines de mille francs. La société est si mal organisée, la loi si brutale, que j'aurais été sans défense contre une telle spoliation: vous renoncez généreusement à votre droit, merci!»

A quelque temps de là, je pris la liberté d'écrire au bas du Moniteur toute l'admiration que j'avais éprouvée chez Castellani. J'appris ensuite que le pauvre Alexandre avait été exilé de Rome par le ministère Antonelli. Chaque gouvernement encourage les arts à sa manière. L'orfévre romain avait commis un crime politique en ciselant la poignée d'une épée pour l'empereur Napoléon III. A Dieu ne plaise que je blâme la logique de Son Éminence le cardinal Antonelli! mais enfin l'empereur Napoléon III a besoin d'une épée, ne fût-ce que pour défendre le saint-siége et le saint-père.

Alexandre Castellani, chassé de Rome, vint à Paris. Il employa son temps à écrire des vers et à faire de la musique; car il est poëte et dilettante, et l'un des meilleurs amis de Rossini. Ce n'est guère que depuis un an qu'on l'a décidé à importer ici quelques bijoux de Rome. Il s'est fait un petit cabinet au rez-de-chaussée du no 120, avenue des Champs-Élysées. Pas d'enseigne, pas d'annonces; la prudence d'un conspirateur! Il aurait volé ses bijoux, qu'il ne les cacherait pas mieux. Quelques amis, quelques savants, quelques clients, triés dans l'aristocratie européenne, connaissent seuls le chemin. Il faut sonner à la porte; il faut presque un mot de passe pour entrer. Entré, l'on ne voit rien que trois tables couvertes de velours. Mais, si votre figure inspire une certaine confiance; si vous ressemblez plus à un érudit qu'à un financier; si l'on peut espérer que vous ne ferez point une razzia de merveilles, on écarte les tapis de velours, et vous contemplez l'art antique face à face.

Peu de personnes ont pénétré dans cet intérieur: l'album où les empereurs et les gens de lettres écrivent leurs noms à la file est à peine à la quinzième page. Ah! je vous ai prévenu qu'on n'entrait pas là comme au moulin! La porte ne s'ouvre jamais avant midi; on ferme rigoureusement à quatre heures. Toutes les précautions ont été prises pour écarter la grosse foule. Quelques gens du monde, quelques académiciens, quelques princes, quelques lettrés, rien de plus. On veut rester entre soi, et l'on fait bien.

Je ne crois pas que le succès de Castellani puisse faire aucun tort à la bijouterie parisienne. L'illustre Romain est trop exclusif et trop cher; mais j'espère que ses petites expositions et la prochaine arrivée de la collection du musée Campana amèneront une sorte de révolution dans l'art français. Le premier Empire, après l'expédition d'Égypte et quelques études sommaires sur l'antiquité grecque et romaine, a produit, en sculpture, en architecture et en orfévrerie, une école un peu roide, un peu froide, et légèrement gourmée. C'est le faux antique; aujourd'hui, grâce à Dieu, à Castellani et à l'infortuné Campana, nous arriverons peut-être au vrai. On ne tardera guère à s'apercevoir que les anciens, nos maîtres en tous arts, ont travaillé avec une liberté très-légère et très-élégante. On abandonnera le rococo régnant, qui était magnifique dans les œuvres du Bernin, mais qui, réduit à des proportions mesquines, est tombé peu à peu dans la mollesse et la pommade. J'espère que les Lemonnier, les Mellerio, les Fontana, tous ces artistes de haute valeur qui font encore trop de concessions à une école décrépite, apprécieront, avant deux ans, les beaux modèles de l'antiquité. Déjà, à Londres, les Mortimer et les Hancock travaillent dans le solide et dans le grand, et la France, qui va se parer chez eux, leur pardonne un certain excès de robustesse pesante. Le temps approche où nos maîtres, retrempés aux sources pures de l'antiquité, deviendront, comme Achille, invulnérables à la concurrence. En avant, messieurs les orfévres! essayez dans votre art une de ces révolutions généreuses que les frères Ponon entreprennent avec tant de succès dans l'ameublement. J'ai rencontré deux visiteurs, en tout, chez mon ami Castellani. L'un était M. Beulé, de l'Institut, mon cher compagnon de l'école d'Athènes; il venait chercher un collier étrusque pour sa jeune femme. L'autre était un jeune Valaque terriblement riche, et pourtant homme de goût, M. A…, qui vient de se meubler un appartement grec en plein cœur de Paris. Voilà des signes du temps, si je ne m'abuse. Si la science et la naissance se donnent rendez-vous au même rez-de-chaussée, ce n'est pas sans de bonnes raisons. Amen!

Mais je me rappelle un peu tard que j'avais trempé ma plume dans l'encrier pour foudroyer l'abominable institution des étrennes. Je les déteste autant que vous, et pour cause. Les étrennes sont un impôt progressif, qui pèse sur le pauvre bien plus lourdement que sur le riche.

Le pourboire, institution parisienne (car le trinkgeld des Allemands et la buona mano des Italiens ne sont que des jeux d'enfant), le pourboire, dis-je, est aussi un impôt progressif en sens inverse. Les riches, qui vont au bois de Boulogne dans leur voiture, qui dînent chez eux, prennent le café chez eux et se font raser par leur valet de chambre, ne connaissent que de réputation l'odieuse tyrannie du pourboire. Mais le pauvre diable qui dîne mal et cher au restaurant, et qui est condamné, par l'usage, à payer un surplus de cinq à dix pour cent aux garçons qui l'ont fait attendre; le malheureux qui paye dix sous une tasse de café de quarante centimes, ajoute vingt pour cent au tarif normal de la consommation, et fournit ainsi, de sa grâce, cent ou cent vingt mille francs par an à la recette de quelques estaminets! Voilà un homme qu'il faut plaindre. Et personne ne le plaint! et, ce que j'admire par-dessus tout, il est tellement acoquiné à son mal, que l'infortuné oublie de se plaindre lui-même!

Les cochers de Paris recevaient, il y a dix ans, deux sous de pourboire, et remerciaient le voyageur. Il y a cinq ans, on a pris l'habitude de leur donner vingt-cinq centimes par heure ou par course, et ils ont bien voulu dire merci. Aujourd'hui, je leur donne dix sous, et vous aussi, probablement, et ils ne nous remercient que pour la forme. Dans deux ans, si rien ne change, ils accableront d'injures le mal-appris qui ne leur donnera pas un franc. A qui la faute? A vous, à moi, à l'usage, à ce despote que les démocrates les plus purs n'ont pas encore mis hors la loi.

On pourrait s'affranchir de cette contribution; mais il faudrait d'abord être riche. Je connais un jeune homme qui donne aux cochers de remise le prix du tarif, et rien de plus. Un jour qu'il avait devant moi payé deux francs pour une course, je ne pus me défendre de laisser voir un certain étonnement.

—Mon cher ami, me dit-il, les cochers oubliaient trop souvent de me dire merci, quand je leur mettais en main une aumône de dix sous. J'ai pris un grand parti, et supprimé le pourboire: mes moyens me le permettent, car j'ai quatre-vingt mille francs de rente. Vous n'oseriez jamais en faire autant, vous qui n'êtes qu'un ouvrier de la plume, et qui vivez de votre travail. On dirait: «Cet homme est pauvre; donc, il est mal payé; donc, il n'a point de talent.» Et vous ne vous consoleriez jamais de laisser une telle idée dans l'esprit d'un cocher qui ne sait pas votre nom et qui ne vous reverra probablement jamais. C'est la vanité qui donne pour boire aux êtres les moins intéressants de la société. Moins on a de quoi donner, plus on donne; car le plaisir de paraître est le luxe des pauvres, dans notre glorieux pays. Quant à moi, je n'ai pas besoin de paraître, puisque j'ai quatre-vingt mille francs de rente; c'est pourquoi je paye la course du cheval sans acheter l'estime du cocher.

—Mais si le cocher vous disait des injures?

—J'écrirais quatre mots à la préfecture de police, et l'on s'empresserait de faire droit à ma réclamation, puisque j'ai quatre-vingt mille francs de rente. Notez, d'ailleurs, que le pourboire, si quelques riches comme moi n'y mettaient bon ordre, deviendrait un abus trop abusif. Dans la plupart des hôtels, le service se paye à part, et le voyageur se soumet encore à l'obligation de donner pour boire aux gens de service. A la taverne britannique de la rue de Richelieu, le service est coté sur la carte payante; mais oubliez ensuite de donner pour boire au garçon, vous verrez s'il vous aide à passer les manches de votre paletot!

Mon ami riche avait raison, je suis forcé d'en convenir; et pourtant je n'oserai jamais faire comme lui, parce que je ne serai jamais aussi riche. Moins on a, plus on donne; c'est la devise du peuple français, le plus spirituel peuple du monde, comme dit le Guide des Voyageurs.

Le pire est qu'un malheureux, après s'être épuisé toute l'année en pourboires, est tenu de payer, au jour de l'an, un pourboire supplémentaire à tous ceux qui l'ont mal servi. En vérité, les riches sont bien heureux: d'abord, parce qu'ils ont de l'argent; ensuite, parce que nul n'a le droit de le leur prendre. Toutes les grandes familles de Paris demeurent à la campagne jusqu'au milieu du mois de janvier. Elles économisent sur leurs revenus, tandis que le rentier modeste ou le petit employé d'un ministère se laisse plumer sans résistance par les garçons de sa gargote, les clercs de son coiffeur, le facteur, qui lui fait acheter cinq francs un almanach de deux liards, et le commis du pâtissier voisin, et le porteur de pain, et le porteur du journal, et le porteur d'eau, et le conducteur de l'omnibus, et la laitière, et vingt autres! S'il avait au moins un domestique pour expulser tous ces importuns! Mais non: l'infortuné ouvre sa porte lui-même, et il reste désarmé, sans cuirasse, devant ces malfaiteurs privilégiés qui lui demandent la bourse ou la vie! Les Anglais ont inscrit dans la loi l'inviolabilité de la personne, l'habeas corpus. Ne pourrait-on y ajouter l'inviolabilité de la bourse, surtout pour ceux qui ont la bourse vide? Messieurs du Corps législatif, donnez-nous, pour nos étrennes de l'an prochain, un bon habeas pecuniam!

J'avoue que, pour les riches vraiment riches, pour les Sina, les Rothschild et les Péreire, le premier jour de l'année doit être un heureux moment. Il est si doux de faire des heureux, et surtout des heureuses! Avoir ses entrées au foyer de l'Opéra, et envoyer, le 31 décembre, deux parures de cent mille francs à mademoiselle Thibert et à mademoiselle Savel, c'est faire le métier d'un dieu sur la terre; c'est jouer le rôle de Jupiter dans l'incomparable féerie de Danaé! Mais porter soi-même, dans les poches d'un gros paletot, un kilogramme de bonbons à douze francs chez une jolie femme qui en a reçu deux cent cinquante, quelle pitié! quelle déception! quelle duperie! A quoi bon, juste ciel? A faire ressortir la misère du donateur et à frapper d'indigestion quelque femme de chambre au nez retroussé; car les bonbons durent huit jours, au maximum, et la dame la mieux constituée ne saurait en manger plus de cinq ou six kilogrammes dans la semaine.

Il est vrai que les kilogrammes de bonbons ne pèsent pas beaucoup plus de sept cents grammes. On n'a jamais su pourquoi. C'est encore une des friponneries du nouvel an, et celle-là s'abrite derrière les immunités les plus anciennes: la police n'y prend garde, ni les acheteurs non plus. Nous faisons condamner à quinze jours de prison et à cinquante francs d'amende un boulanger qui a triché de six grammes sur un pain de quatre livres; personne ne conduit au poids public les confiseurs, qui nous trompent d'un quart ou d'un cinquième sur la quantité de la marchandise livrée. Est-ce parce que le bénéfice des confiseurs est dix fois plus considérable que celui des boulangers? Non; c'est tout bêtement parce que les boulangers servent un besoin, et que les confiseurs à la mode exploitent une vanité.

Il y a encore un impôt progressif que je voudrais signaler au public. Celui-là se prélève toute l'année, non sur la vanité, mais sur la gloire. Qu'un homme fasse un beau trait, un beau livre, un beau drame, une comédie charmante, le lendemain du succès il a contre lui non-seulement ses confrères, par esprit de concurrence, et les critiques, par esprit de dénigrement, mais le public lui-même. On réagit contre son bonheur, on s'ennuie de l'entendre appeler brillant, comme les Athéniens se fâchaient contre Aristide le Juste. Ce phénomène ne s'est jamais vu que dans deux villes: Athènes et Paris. A Rome, les triomphateurs étaient insultés, mais bassement, et par des esclaves. A Paris, c'est l'homme libre qui veut montrer son indépendance en s'insurgeant contre sa propre admiration.

Je n'ai pas beaucoup voyagé, mais j'ai pu remarquer que la Grèce, l'Italie, l'Allemagne et l'Angleterre brûlaient des feux de Bengale autour de leurs enfants plus ou moins illustres. Nous avons un autre système: nous brûlons un feu de paille en l'honneur de nos jeunes talents, et nous les y précipitons le jour même, pour leur griller le poil.


Le lecteur impartial reconnaîtra que les pages précédentes ne sentent point l'apostasie. Mais une jeunesse soi-disant intelligente et lettrée en jugea autrement, sans avoir lu. Elle se laissa persuader que j'avais été enrôlé à prix d'or pour guerroyer contre la démocratie dans les colonnes du Constitutionnel. Si bien que, le 3 janvier 1862, au nom de la justice et de la liberté, quelques centaines de petits messieurs très-spirituels empêchèrent la représentation d'une pièce en cinq actes que je pensais faire jouer à l'Odéon.

Le lendemain de cet événement, j'envoyai au Constitutionnel l'article que vous allez lire.

V
LES ÉMOTIONS D'UN AUTEUR SIFFLÉ

M. Victor Hugo, dans un de ses plus beaux livres, analyse les sentiments et les idées d'un condamné à mort. Toutefois, il manque un chapitre à l'ouvrage. Le malheureux qu'on a mis en scène, et qui raconte ses impressions lui-même, ne peut pas nous dire la fin. Il laisse la curiosité du lecteur à moitié satisfaite; il nous fait tort de sa dernière émotion: on voudrait le ressusciter, pour entendre de sa bouche ce qu'il a souffert sous le couteau.

Les auteurs sifflés survivent généralement à la chute de leurs ouvrages; vous n'avez pas besoin de les ressusciter pour apprendre d'eux-mêmes ce qu'ils ont senti au bon moment. Êtes-vous désireux d'étudier cette question sur le vif? Écoutez, c'est le condamné qui raconte, comme dans le beau livre de M. Victor Hugo. La scène se passe le lendemain de l'exécution, je veux dire de la représentation.


«Ne me croyez pas meilleur que je ne suis. J'ai commis le crime. Oui, j'ai fait un drame avec préméditation et sans aucune circonstance atténuante. Rien au monde ne m'y obligeait; je pouvais rester innocent, il suffisait de me croiser les bras. Je pouvais passer le temps à boire de la bière et à fumer des pipes au fond d'une brasserie, et mériter ainsi l'estime et l'amitié de mes jeunes contemporains. Peut-être la nature m'avait-elle créé pour cette riante destinée: c'est la lecture des romanciers qui m'a perdu.

«Une jolie nouvelle de Charles de Bernard m'inspira la première idée. Quelques amis, quelques complices, si le mot vous paraît plus juste, m'aveuglèrent sur les dangers d'une telle action, et me poussèrent en avant. Je travaillai plusieurs mois de ce travail assidu, obstiné, opiniâtre, qui trouve toujours sa récompense, dit-on, et je finis par écrire cinq actes.

«Je les portai à la Comédie-Française, et le comité de lecture, moins lettré sans doute que les brasseries réalistes du quartier latin, eut la faiblesse de les recevoir. On trouva là-dedans quelques scènes hardies et nouvelles, et je persiste à croire aujourd'hui que ce drame aurait pu intéresser le public, si le public avait pu l'entendre.

«Heureux l'auteur qui fait admettre une pièce au Théâtre-Français! il est sur le chemin des honneurs et de la fortune. Qu'il soit habile, insinuant, protégé, bien en cour, il distancera tous ses rivaux en un rien de temps, et s'emparera de l'affiche. Je fus mis en répétition au bout de quatorze mois; on me répéta avec beaucoup de zèle et de talent. La pièce était admirablement montée: Geffroy, Got, Bressant, Monrose, Mirecour et cet excellent Barré; mademoiselle Favart, ce camée antique, et mademoiselle Riquier, ce pastel de Latour! Je retirai la pièce, après deux mois de répétitions.

«Mademoiselle Favart était tombée malade; à son défaut, je ne voyais plus dans le rôle que mademoiselle Thuillier. D'ailleurs, l'été approchait; la direction de la Comédie-Française, après m'avoir fait attendre un peu plus que de raison, annonçait la résolution de me jouer en pleine canicule. Je repris mon manuscrit, et je passai les ponts.

«Ce ne fut pas sans regretter amèrement les interprètes que je laissais en arrière. Je savais que la troupe de l'Odéon, à part quelques artistes de premier ordre, ne vaut pas celle du Théâtre-Français; mais je comptais (voyez un peu comme on s'abuse!) sur la sympathie d'un public jeune.

«Le public de la Comédie-Française est bien élevé, mais un peu froid, blasé et sceptique. Il ne se fâche pas pour un rien; mais, en revanche, il est difficile à émouvoir. Tout bien pesé, j'aimais mieux offrir ma pièce à la jeunesse des écoles. J'ai vécu par là dans mon temps; il y aura juste dix ans, le 15 de ce mois, que j'en suis sorti pour aller voir Athènes. J'ai fait, entre le Panthéon et la Sorbonne, une petite provision d'idées et de sentiments qui sont encore aujourd'hui le fond de mon être. J'ai applaudi aux cours de Jules Simon et donné quelques coups de poing dans l'amphithéâtre de Michelet. Que diable! le quartier latin serait bien changé, si je ne trouvais pas un peu de sympathie chez nos jeunes camarades! N'ai-je point bataillé sept ou huit ans pour cette pauvre Révolution que tous les jeunes gens aimaient en ce temps-là? Ai-je déserté nos anciens drapeaux, religieux ou politiques? Ai-je insulté les dieux de la littérature ou de l'art? Ai-je manqué une occasion de défendre Victor Hugo à Guernesey, David (d'Angers) dans l'exil ou dans la tombe? David, le grand David, m'embrassait comme un fils à son lit de mort, et je garde un médaillon de Rouget de l'Isle où il inscrivit mon nom de la main gauche, lorsqu'il était déjà paralysé du côté droit.

«Il est vrai que je n'ai sacrifié ni mon temps ni ma santé sur les autels de la bohème. Est-ce un crime? La rive droite dit non, la rive gauche dit oui. Pauvres enfants du quartier latin! Les brillants capitaines de la bohème ne sont plus, et vous obéissez au commandement des goujats de l'armée. Murger, que j'aimais comme un frère, et qui me le rendait bien, m'a dit encore l'an passé:

«—La bohème n'est pas une institution; c'est une maladie, et j'en meurs!

«Mais pardon, c'est de Gaetana qu'il s'agit pour le moment. Les artistes de l'Odéon l'ont répétée six ou sept semaines. Vous ne savez peut-être pas, ô travailleurs naïfs, qu'il y a près d'un an de labeur assidu dans l'œuvre que vous abattez d'un coup de sifflet! On ne vous a pas dit que la clef de votre chambre, appuyée contre vos lèvres, faisait tomber des murailles plus douloureusement bâties que les remparts de Jéricho!

«Si du moins les auteurs étaient vos seules victimes! Mais voici mademoiselle Thuillier, une grande comédienne, une âme intrépide dans un corps fragile, une pauvre Pythie inspirée et souffrante qui transforme les tréteaux en trépieds! Voilà Tisserant, l'honnête, le sincère, le courageux artiste; un des précepteurs de votre jeunesse, s'il vous plaît! car les belles vérités qui sont tombées dans vos oreilles depuis dix ans et plus avaient toutes passé par sa bouche! Et Ribes, si jeune et si fier! Et Thiron, qui est des vôtres, car c'est un véritable étudiant de la comédie, et le plus gai, le plus spirituel, le plus laborieux de vous tous! Vous avez sifflé ces gens-là comme des cabotins de banlieue! Vous leur avez lancé à la face cet outrage sanglant qui a tué, le mois dernier, une pauvre femme appelée madame Fougeras. Et pourquoi l'avez-vous fait? Pour suivre l'impulsion de quelques meneurs aux mains sales qui écriront peut-être les Mémoires du père Bullier, mais qui ne feront jamais ni un drame, ni une comédie, ni un livre, ni rien!

«Je ne suis pas contraire au sifflet, quoique je préfère assurément les formes polies de la critique. J'ai sifflé à ma façon, poliment, un certain nombre d'abus. Mais je ne comprends pas qu'on siffle une pièce avant de l'avoir entendue, et pour le plaisir stérile de se montrer ennemi de l'auteur. Je comprends encore moins qu'on siffle bêtement et sans comprendre les choses. L'un de vous, par exemple, a relevé énergiquement cette phrase: «Les jeunes gens de notre temps ne s'en vont jamais sur un baiser fraternel.» L'homme qui parlait ainsi sur la scène était un mari jaloux. Sa femme venait de lui dire: «Un jeune homme est amoureux de moi, il souffre, il est parti, il s'est engagé comme soldat dans l'armée de l'indépendance italienne. En lui disant adieu, je lui ai donné un baiser sur le front, le baiser d'une sœur à son frère.—Alors, ma chère,» répond le jaloux, votre amant n'est point parti. Les jeunes gens de notre temps ne s'en vont jamais sur un baiser fraternel!» Là-dessus, ô jeunes gens, un habitant du parterre s'est écrié:

«—N'insultez pas la jeunesse!

«Mais cet orateur était-il bien l'un de vous? Y a-t-il dans les écoles de Paris un futur médecin, un avocat de l'avenir assez naïf pour prendre ainsi la mouche? Le niveau des intelligences s'est-il abaissé à ce point depuis dix ans? Non, ce n'est pas un de vous, c'est plutôt quelqu'un de vos concierges qui s'est dit, dans son zèle excessif:

«—On insulte mes locataires!

«J'ai su, vers les dernières répétitions, qu'une forte cabale s'armait contre la pièce. Et, faut-il l'avouer? j'estime tant la jeunesse française, que j'ai souri au lieu de trembler. Quelques étudiants m'ont fait l'amitié de me mettre sur mes gardes; j'ai insisté pour que la police fût exclue de la représentation. On n'a pas voulu m'écouter; on a même arrêté une quinzaine de grands enfants qui avaient fait du bruit sans savoir pourquoi. A la première nouvelle de cet accident, j'ai couru les réclamer, comme s'ils avaient été de mes amis, et je les ai fait rendre à la liberté sur l'heure. Je ne les connais pas, ils me connaissent peu ou mal. Mais, si ces lignes tombent jamais sous leurs yeux, ils auront peut-être un instant de remords. Qu'ils songent à leur première thèse, à leur premier examen, à leur premier concours, à leur première plaidoirie. Qu'ils se figurent autour d'eux un auditoire comme celui qu'ils m'ont fait! Peut-être alors reconnaîtront-ils qu'il y a de l'injustice à siffler les gens sans les entendre.

«Une dernière observation. Elle ne s'adresse pas aux meneurs, que je n'aurais pas la prétention de convaincre, mais à la foule des jeunes gens honnêtes qui se laissent quelquefois mener. Il se trouve, heureusement pour eux, que l'auteur est un caractère robuste, qui rebondit contre la haine au lieu de s'y briser en éclats. Mais, si j'étais un de ces esprits craintifs qu'un rien dégoûte de la vie; si j'étais allé me jeter à la Seine, du haut d'un pont, au lieu d'aller conter cette chaude soirée à ma mère, avouez, messieurs, que vous auriez fait là une belle besogne! Ou si même j'étais dans un de ces embarras qui ne sont, hélas! que trop fréquents dans la vie des gens de lettres; si j'avais eu besoin du succès d'hier au soir pour déjeuner ce matin, vous auriez commis une cruauté gratuite et vous n'auriez pas eu l'excuse de la passion littéraire, car vous ne savez pas si la pièce est bonne ou mauvaise, bien ou mal écrite; vous avez toussé, sifflé et crié dès le commencement du premier acte!

«Je me hâte de vous affranchir d'un tel souci. Je me porte bien, j'ai dormi cette nuit, j'ai déjeuné tant bien que mal ce matin, et, si j'ai les nerfs un peu agacés, il n'y paraîtra plus dans une heure.

«Il y a mieux: j'espère que la pièce se relèvera d'elle-même après avoir lassé la cabale, et je ne la tiens pas pour morte.»


Ainsi parlait, ami lecteur, un dramaturge sifflé hier au soir.

Il prétend que sa pièce n'est pas morte; je lui ris au nez, et je répète ce mot d'un sergent qui ramassait les morts sur un champ de bataille:

—Si on les écoutait, ils diraient tous qu'ils ne sont que blessés!


Les jeunes amis de la liberté se firent un devoir de lacérer ou de souiller cet article dans tous les cafés de Paris. Cela se passait en 1862, je tiens à préciser la date, car personne n'y voudra croire dans dix ans. Les héros de cet exploit n'y croiront pas eux-mêmes, lorsqu'ils seront médecins, avocats ou substituts en province. Que serait-ce donc, si l'on disait qu'ils sont venus par centaines, au milieu de la nuit, hurler sous les fenêtres d'une femme âgée et mourante? Ils jureraient qu'on les calomnie, et qu'ils n'ont jamais été bêtes et cruels à ce point-là. Le fait est qu'ils étaient menés, et cela suffit.

Quelques jours après ces orages, M. le docteur Véron sortit du Constitutionnel; j'eus peur d'y être moins libre sans lui, et je donnai ma démission.

FIN

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