Dernières lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine
V
COMMENT ON PERD LA QUALITÉ DE FRANÇAIS
Ma chère cousine,
Tu as lu dans les journaux que deux ou trois cents jeunes Français, presque tous gentilshommes, s'étaient enrôlés dans l'armée du pape sans autorisation de l'empereur.
Ces volontaires, ou (pour parler comme eux) ces croisés, appartenaient pour la plupart à l'opinion légitimiste. Ils avaient les meilleures raisons du monde pour se passer de toutes les permissions impériales. Napoléon III n'était à leurs yeux qu'un usurpateur élu par sept ou huit millions de complices.
Catholiques par croyance, ou tout au moins par esprit de parti, ils se laissèrent persuader que Rome était la première patrie des catholiques. Les sermons et les mandements leur firent oublier que le sang français n'appartient qu'à la France. Ils cédèrent à l'entraînement d'un courage aveugle et d'un honneur mal conseillé, et coururent à Rome, sans entendre le bruit des portes de la France qui se refermaient derrière eux.
Ils se sont bravement battus; c'est une justice à leur rendre. Comme les défenseurs de Messine et de Gaëte, ils ont été les héros d'une mauvaise cause. Ils ignoraient que nos lois sont impitoyables pour une certaine catégorie de héros.
A leurs yeux, la cause qu'ils défendaient était non-seulement sacrée, mais française. Ils voyaient à leur tête un général français très-illustre, autorisé par l'empereur à combattre pour le pape. Une armée française protégeait la capitale de Pie IX. La nation française, assez silencieuse depuis quelques années, n'avait pas encore exprimé son opinion sur le temporel. Ces jeunes gens ne pouvaient guère deviner qu'ils encouraient des peines sévères en essayant à Castelfidardo ce que M. de Goyon faisait légalement à Rome.
Ils savaient bien qu'ils exposaient leur vie, mais ils ne s'arrêtaient pas pour si peu. Je me figure qu'ils y auraient regardé à deux fois si, avant de signer leur passe-port, on leur eût donné à lire l'article 21 du Code civil:
«Le Français qui, sans autorisation du roi, prendrait du service militaire chez l'étranger ou s'affilierait à une corporation militaire étrangère, perdra sa qualité de Français. Il ne pourra rentrer en France qu'avec la permission du roi, et recouvrer sa qualité de Français qu'en remplissant les conditions imposées à l'étranger pour devenir citoyen; le tout sans préjudice des peines prononcées par la loi criminelle contre les Français qui ont porté ou porteront les armes contre leur patrie.»
Il est bien évident que les volontaires du pape se sont engagés comme soldats dans une armée étrangère. Ils l'ont fait sans autorisation, ils ont donc perdu la qualité de Français. Ils ne peuvent rentrer en France sans la permission de l'empereur; ils ne peuvent redevenir Français qu'en traversant les interminables formalités de la naturalisation.
Ce n'est pas tout. Le décret du 26 août 1811 ajoute encore à la sévérité de la loi. Non-seulement les vaincus de Castelfidardo, rentrés en France sans permission, doivent être expulsés par la police, mais ils ne peuvent ni recueillir une succession, ni même jouir des droits civils de l'étranger résidant en France. (Duranton, t. 1, 195.) Le décret de 1811 n'est pas abrogé. Il a été maintenu par la charte de 1814 (art. 68) et par la charte de 1830 (art. 59). La Cour de cassation (27 juin 1831; 8 et 22 avril 1831) décide qu'il a acquis force de loi. Le gouvernement l'a rappelé et visé en 1823 (ordonnance du 10 avril). La cour de Toulouse a décidé, le 18 juin 1831, qu'il avait force de loi.
C'est beau, la loi; c'est bon, c'est excellent, c'est admirable; mais c'est implacable. Je comprends le désespoir des malheureux Romains, qui sollicitent en vain, depuis tant de siècles, la faveur de vivre sous des lois. Mais je ne pourrais pas rester indifférent au désespoir de trois cents familles françaises, si l'article 21 du Code et le décret du 26 avril 1811 étaient appliqués dans toute leur rigueur.
La France a ri, le mois passé, lorsqu'un volontaire jeune, bien portant, décoré par le pape et sollicitant la faveur de porter sa croix reçut de la chancellerie cette réponse laconique:
«Portez-la si vous voulez, vous n'êtes plus Français.»
La France a ri; je le comprends: c'était presque de la comédie. On n'a vu dans cette affaire que le châtiment imprévu d'une petite ambition, une vanité froissée.
Mais, si demain la police allait prendre à Quimper ou à Laval tous les survivants de Castelfidardo, les uns sains, les autres convalescents, quelques-uns malades encore de leurs blessures; si elle les expulsait du territoire français en vertu de l'article 21 et du décret de 1811, la comédie tournerait au drame et personne ne rirait plus.
On les connaît tous, ces volontaires. Ils ne se cachent pas. Ils ont publié eux-mêmes leurs noms, leurs états de service, et toutes les circonstances qui les placent sous le coup de la loi. Ils acceptent les dernières conséquences de leur courageuse folie. Que fera le gouvernement? Épargnera-t-il les uns après avoir frappé les autres? Que deviendrait ce premier principe de toutes nos constitutions, l'égalité devant la loi? Les comprendra-t-il tous dans une seule mesure de rigueur? Aucun homme ne verrait d'un œil sec une telle hécatombe de jeunes courages. Laissera-t-on la loi suspendue sur leurs têtes comme une menace? Ce serait les condamner au pire de tous les supplices: l'incertitude. J'ai beau chercher, je ne vois qu'une solution digne du prince qui nous gouverne. C'est un décret d'amnistie qui ramènerait dans le giron de la France tous ces nobles enfants égarés.
Ils ont violé la loi, c'est plus que certain. Et pourtant, quel juge oserait les déclarer coupables? Les coupables sont les orateurs en robe longue, qui leur ont prêché la croisade et n'y ont pas couru avec eux.
Cet article 21 du Code, et le décret qui l'appuie, ont des conséquences tout à fait curieuses et que le législateur ne prévoyait point.
Les princes des dynasties déchues sont exclus du territoire de la France; mais il ne s'ensuit aucunement qu'ils aient perdu la qualité de Français. M. le comte de Chambord, M. le duc d'Aumale sont Français; personne ne le conteste.
Mais deux jeunes princes de la famille d'Orléans, réduits à vivre dans l'oisiveté et à ignorer le métier des armes, prennent du service militaire chez l'étranger. Ils ne demandent pas l'autorisation de l'empereur Napoléon III; on devine aisément pour quelle cause. L'un s'engage dans l'armée espagnole, envahit le Maroc, et se bat courageusement pour la civilisation contre la barbarie. L'autre est enrôlé dans l'armée piémontaise. Il marche avec nos alliés, avec nous, contre l'Autriche. Il affronte, à Magenta et à Solferino, les mêmes balles qui sifflaient autour de Napoléon III, et il perd ainsi la qualité de Français. Voilà deux jeunes princes qui seraient restés Français jusqu'à la mort, s'ils avaient été inutiles ou lâches. Leur bravoure les condamne à un nouvel exil dans l'exil, en vertu de l'article 21.
Ce n'est pas tout. L'illustre auteur du décret de 1811 ne prévoyait pas assurément qu'il condamnait par avance son neveu le plus cher et son auguste héritier. Car le prince Louis-Napoléon Bonaparte s'est placé, lui aussi, sous le coup du terrible décret. Je ne le blâme point d'avoir servi comme capitaine dans l'artillerie suisse, sans la permission du roi Louis-Philippe. S'il avait respecté l'article 21 du Code et le terrible décret de 1811, notre artillerie ne serait peut-être pas aujourd'hui la première de l'Europe. Mais enfin la loi est formelle. Napoléon III a encouru les mêmes peines que les chevaliers de Castelfidardo, et le gouvernement de 1848 avait deux raisons de l'expulser lorsque la nation lui accorda l'amnistie et quelque chose de plus.
Ce qui n'est guère moins curieux, c'est que l'article 21, si dur aux volontaires du pape, ne peut absolument rien contre les soldats de Garibaldi.
Qu'entend-on par ces mots: «Prendre du service à l'étranger?»
La jurisprudence et le simple bon sens vous répondent: C'est s'engager comme soldat dans une armée régulière appartenant à une république ou à un prince reconnu officiellement par la diplomatie. Un corps de volontaires qui n'est ni enrôlé, ni payé, ni commandé par aucun gouvernement, n'est pas une armée. C'est pourquoi l'on peut être soldat de Garibaldi et rester Français.
On s'enrôle dans un comité révolutionnaire; on reçoit des armes fournies par le comité. Les comités sont indépendants de tout gouvernement; le ministère piémontais les tolère, les favorise, les disperse et les violente, suivant l'intérêt du moment: il ne saurait ni les organiser ni les diriger. Les transports sont confiés à l'industrie privée: qui est-ce qui nolise, achète, emprunte les navires? Garibaldi. Les chefs ne sont pas nommés par le gouvernement. Si quelque officier de Victor-Emmanuel veut suivre Garibaldi, il commence par envoyer sa démission au roi. Garibaldi lui-même a rendu ses épaulettes de général piémontais, avant de se mettre en campagne.
Depuis le débarquement des mille à Palerme, Garibaldi et ses compagnons se sont entendu appeler brigands par tous les réactionnaires de l'Europe. Brigands, soit. Mais, s'ils acceptent l'injure, il convient que les bénéfices du mot leur soient acquis. Une demi-douzaine de brigands qui s'embarqueraient à Marseille avec des revolvers plein leurs poches, pour écumer le golfe de Gênes, s'exposeraient à être pendus, mais ils conserveraient leur nationalité jusqu'à la dernière heure, et ils seraient des pendus français. Eh bien, l'insurrection est une violation du droit écrit, comme la piraterie et le brigandage. Les glorieux insurgés qui viennent de sauver l'Italie sont, comme les voleurs et les pirates, hors la loi.
On nous objectera que ces illustres brigands avaient pris pour devise: Victor-Emmanuel, roi d'Italie. Mais ce cri de guerre ne prouve rien, sinon la bonne volonté et le désintéressement de ceux qui crient. Entre le cri de guerre d'un insurgé et l'engagement régulier d'un soldat, la distance est aussi grande qu'entre la prière d'un dévot et les vœux perpétuels d'un capucin. Les volontaires de Garibaldi ne s'enrôlent point pour un temps déterminé. Le comité de Gênes n'a jamais fait souscrire aucun engagement. En tête des brevets et des feuilles de route, on lisait:
Italia una e libera,
Vittorio-Emmanuele, re d'Italia,
Il comitato di soccorso a Garibaldi
Della città di …, etc.
Qu'est-ce que les deux premières lignes? Deux aspirations vers l'avenir, deux cris de guerre. L'Italie n'était ni une ni libre; on souhaitait qu'elle le devînt. Victor-Emmanuel était roi de Piémont; on désirait ardemment qu'il fût bientôt roi d'Italie. Ces deux lignes, qui n'exprimaient rien d'actuel et qui attendaient toute leur réalité de l'avenir, enlèvent au document toute signification officielle. Suppose un peu qu'on te mette sous les veux une feuille de route ainsi rédigée:
Italie désunie et morcelée.
Lucien Murat, roi de Naples.
Le comité de secours organisé par la ville de Paris
Pour l'expédition de M. U…
Dirais-tu qu'un tel document peut avoir un caractère officiel, et que le volontaire qui s'y est laissé inscrire a perdu la qualité de Français? Il la conserve tout entière, et la qualité de niais par-dessus le marché.
Tu pourrais craindre, chère cousine, que mon grand amour de l'Italie et mon admiration pour Garibaldi ne m'égarassent un peu dans le paradoxe; mais rassure-toi. Nos cours et nos tribunaux ont résolu la question tout comme nous.
En 1833, le général Clouet, condamné à mort par contumace à la suite de l'insurrection de Vendée, se réfugia en Portugal et s'enrôla sous les ordres de dom Miguel. Il revint en France après l'amnistie de 1840, et réclama sa pension au ministère des finances. Le ministre soutint que M. Clouet avait perdu sa qualité de Français, puisqu'il avait pris du service à l'étranger sans autorisation du roi. Mais le tribunal civil de la Seine:
«Attendu que dom Miguel, dans les troupes duquel il a accepté de l'emploi, n'était pas une puissance dont le droit fût reconnu;
«Qu'en droit, le service militaire chez l'étranger, qui, aux termes de l'article 21 du Code civil, fait perdre la qualité de Français, ne peut, par la gravité même de ses conséquences, être dans l'esprit de la loi que celui qui constitue un lien solennel et durable, enchaînant l'homme à un ordre de choses stable et permanent, et faisant supposer l'abjuration de toute affection pour la patrie;
«Que ce ne peut être en conséquence qu'un service véritable, comme on l'entend dans le sens ordinaire du mot, c'est-à-dire l'acceptation d'une fonction militaire qui présente un avenir et qui soit conférée par une puissance qui ait elle-même un avenir légitime;
«Que le pouvoir éphémère, partiel et contesté de dom Miguel n'avait, en 1833, qu'une existence de fait…»
Tu devines le jugement qui s'ensuivit. M. Clouet ne perdit point la qualité de Français.
Devant la Cour, M. l'avocat général Nouguier combattit la décision des premiers juges. Il insista sur le caractère de souverain que dom Miguel avait réellement, sinon légitimement, possédé depuis 1828; mais il fit cette réserve, très-précieuse pour les soldats de Garibaldi:
«Nous ferons cette concession qu'il est nécessaire que le service ait lieu près d'une puissance, et que, si M. Clouet était allé jouer le rôle de chevalier errant ou de capitaine d'aventuriers, il n'aurait pas servi à l'étranger. Il faut qu'il ait servi une puissance étrangère.»
Malgré ce réquisitoire, la Cour, en audience solennelle, confirma la sentence des premiers juges (14 mars 1846).
Le ministre des finances se pourvut en cassation. Le pourvoi fut rejeté par la chambre des requêtes (2 février 1847), et n'arriva point jusqu'à la chambre civile.
La Cour de Toulouse, le 18 juin 1841, décida que les frères Souquet, volontaires de don Carlos, n'avaient point perdu la qualité de Français. Écoute encore une fois le langage de la justice:
«Qu'était don Carlos en s'entourant de soldats et de nombreux adhérents, en prenant les armes contre la reine d'Espagne, sinon un prétendant à la tête du parti qu'il avait soulevé contre cette reine; le chef d'une guerre civile? Don Carlos, par ses entreprises, sera-t-il élevé au rang de ces puissances étrangères reconnues par la France, les seules dont s'occupe le décret de 1811? Il ne peut pas sans doute prétendre à ce titre, et avoir servi sous lui, n'est pas avoir servi chez une puissance étrangère.»
Garibaldiens, mes braves amis, vous serez chers à l'Italie, sans cesser d'appartenir à la France. Une jeune et grande nation conservera votre mémoire avec un respect filial, sans que la vieille patrie vous chasse de son giron maternel. L'article 21 du Code et le décret de 1811 n'ont point de prise sur vous, et pourquoi? Parce que Garibaldi n'est pas une puissance. Garibaldi est une force, rien de plus. Une force appuyée sur le droit.
Mais j'y songe: le souverain de Rome et de quelques faubourgs est-il une puissance? Peut-on le mettre au rang des princes légitimes? La révolution de 1848 a promulgué un nouveau code politique qui fait son chemin dans l'Europe. Ce n'est plus seulement le droit de succession ni le consentement des cabinets qui fondent les puissances légitimes, c'est la volonté des peuples.
Or, le peuple de Rome et des environs a rejeté depuis longtemps la domination temporelle du pape. Donc, le pape n'est pas, plus que don Carlos ou dom Miguel, une puissance. Donc, les volontaires de Castelfidardo pourraient échapper à l'article 21 et au décret de 1811, s'ils me permettaient de plaider leur cause à ma façon. Mais je parie qu'ils ne voudront jamais de moi pour avocat.
P. S. Quant aux Gottliebs, ils m'écrivent de tous côtés et m'adjurent de les défendre. Je ne demanderais pas mieux; mais M. le juge d'instruction du tribunal de Saverne me mande à comparaître devant lui dimanche prochain, quoique je n'aie jamais attaqué les autorités de cette petite ville. Que deviendrai-je, bons dieux! si tous les maires et tous les sous-préfets de France viennent à se reconnaître dans Ignacius et Sauerkraut, comme tous les opprimés se sont reconnus dans le personnage allégorique de Gottlieb?
Je devais être jugé et condamné le 24 mai suivant. Le maire de Saverne avait déposé une plainte en diffamation. Un jeune substitut plein de zèle avait préparé un réquisitoire dont le succès ne semblait douteux à personne. Le 24 mai, l'affaire ne fut point appelée. Tous les cléricaux d'Alsace, qui comptaient sur moi pour inaugurer la prison neuve de Saverne, poussèrent les hauts cris. L'honorable M. Keller, ancien candidat du gouvernement, député de Belfort au Corps législatif, se fit l'écho du mécontentement de ses amis. Je crois devoir transcrire ici, d'après le Moniteur du 8 juin 1861, tout ce qui me concerne dans son discours:
FRAGMENT D'UN DISCOURS DE M. KELLER.
… Un pamphlétaire qui a le malheur d'employer son esprit à dénigrer tous les lieux qui lui ont donné l'hospitalité, et qui ne mérite pas d'être nommé dans cette enceinte, avait fait sur Rome un livre calomnieux. A la rigueur, on comprend que, comme certaine publication récente, celle-ci ait pu tromper pendant quelques heures la vigilance du ministère de l'intérieur. Mais non; ce sont des jours, ce sont des semaines qu'on lui donne; on la saisit quand l'édition tout entière est vendue; et, quant au procès, on n'en a plus entendu parler.
Stimulé par ce premier succès, notre pamphlétaire, dans trois feuilletons de l'Opinion nationale, s'en prend à l'innocente ville de province qui l'abrite pendant la belle saison et qui n'a d'autre tort que de ne lui avoir pas encore élevé de statue, de ne lui avoir pas même donné un siége dans son conseil municipal. Indignement calomnié dans sa vie publique et privée, le maire n'écoute que la voix de sa conscience et dépose une plainte en diffamation. Peu importe que, plus tard, M. le ministre de l'intérieur le supplie ou le somme de la retirer. Le maire n'est pas seul offensé; l'honneur de vingt familles a été cruellement blessé; et d'ailleurs l'Alsace entière se sent insultée dans la personne de cet infortuné maire Sauerkraut, dont le nom seul est une insulte à notre agriculture; dans la personne de cet infortuné sous-préfet Ignacius, en qui l'on veut sans doute atteindre un des courageux sénateurs qui défendent le saint-siége. (Nouvelles rumeurs.) D'ailleurs, le délit est constant; la justice est saisie; les assignations sont données, l'audience est fixée. L'affaire en étant là, il n'est pas de force humaine qui puisse l'empêcher d'avoir son cours; il n'est pas de force humaine qui puisse empêcher un tribunal saisi de se prononcer.
Au moment où l'opinion publique attendait ainsi une légitime satisfaction, la veille même de l'audience, un bruit se répand avec la rapidité de la foudre.
Plusieurs membres. Oh! oh!
M. Keller. De Paris est tombé tout à coup un personnage mystérieux, muni de pouvoirs supérieurs; ce personnage demande communication du dossier, le met dans son sac, et, à la stupeur du tribunal, l'emporte pour l'examiner à loisir. (Réclamations sur plusieurs bancs. Interruptions diverses.)
Quelques membres. Parlez! parlez!
M. Keller. Sans doute, on craignait la passion des juges; on craignait peut-être l'influence occulte de la société de Saint-Vincent de Paul.
Le fait est qu'à l'heure qu'il est, le personnage dont je parle, qui n'est autre, dit-on, qu'un certain procureur général, conserve le dossier et l'examine encore; et l'Alsace, attristée, blessée dans son honneur… (Vives réclamations sur plusieurs bancs.)
M. le baron de Reinach. Parlez en votre nom! ne parlez pas au nom de l'Alsace!
M. Keller. L'Alsace se demande si un pareil mépris de la légalité est possible en France, et se dit que, certainement, l'empereur ne sait pas comment on rend la justice en son nom. (Vives et nombreuses réclamations.)
M. Rigaud. Vous attaquez la magistrature, et jamais personne ne l'a fait en France! Elle est au-dessus de toutes les attaques, de tous les soupçons! (Très-bien! très-bien!)
M. Keller. Messieurs, ces faits sont notoires. Ils m'ont été confirmés de Strasbourg par les lettres les plus détaillées que je pourrais lire à la Chambre, si je ne craignais de fatiguer son attention; et, tant que le gouvernement ne les aura pas démentis, je les avance comme tout à fait certains… (Rumeurs et dénégations sur plusieurs bancs.)
M. Abatucci. Le maire a retiré sa plainte!
M. Keller. Lorsqu'un tribunal est saisi, peu importe que la plainte soit retirée!
S. Exc. M. Baroche, ministre, président du conseil d'État. Pas en matière de diffamation!
M. Keller. Je vous demande pardon, mais je crois que, sauf le cas d'adultère, toutes les fois qu'un tribunal est saisi, il doit se prononcer.
M. le Ministre. Vous êtes dans l'erreur. En matière de diffamation, il faut que le plaignant insiste.
Du reste, nous ne savons pas un mot de tout ce que vous racontez là (mouvement), et à ce sujet je dois faire une observation.
Quand on veut mettre en cause le gouvernement sur des faits spéciaux, un sentiment que je ne veux pas dire, mais que la Chambre comprendra, devrait conduire l'orateur, ainsi que cela se fait partout, ainsi que cela se fait en Angleterre, ainsi que cela se faisait autrefois en France, à prévenir le gouvernement, de manière à le mettre à même de prendre des renseignements et de vérifier les faits que l'on veut porter devant la Chambre. Le gouvernement est ainsi en mesure de répondre aux interpellations; il peut même prévenir ces interpellations par des explications. Il me semble que mon observation trouve ici sa place. (Très-bien! très-bien!)
M. Keller, continuant son discours. Quelle était la cause de cet abus de pouvoir?…
M. le Ministre. Et mon observation, il faut y répondre! Pourquoi M. Keller ne répond-il pas?
M. Keller, continuant. Quelle était la cause de cet abus de pouvoir, inouï dans nos annales judiciaires? Messieurs, elle est fort simple.
Et d'abord, il eût été pénible de voir une fois de plus le ruban de la Légion d'honneur sur les bancs de la police correctionnelle.
Et puis, chose plus grave, vous savez que, dans l'état de notre législation sur la presse, deux condamnations suffisent pour faire supprimer de droit le journal le plus dévoué. Il n'en faut pas tant pour un journal ordinaire. Eh bien, l'Opinion nationale venait précisément d'être frappée à Montpellier pour avoir diffamé le président d'une association charitable. Une seconde condamnation, c'était son arrêt de mort. La France allait être privée des éminents services que lui rend ce journal. Il fallait le sauver: on l'a sauvé.
Cependant, le cas pourrait bien se reproduire. Il n'est pas dit que les gens que les journaux insultent ne finiront pas par se lasser de leur longanimité; il n'est pas dit que tous les tribunaux se montreront aussi complaisants que celui que je viens de citer… (Vives réclamations.)
Voix nombreuses. C'est intolérable! A l'ordre! à l'ordre!
S. Exc. M. Baroche, ministre, président du conseil d'État. Vous ne pouvez pas dire qu'un tribunal s'est montré complaisant.
Permettez-moi un mot, monsieur le président…
M. Roques-Salvaza. C'est une affaire de discipline qui regarde le président. Nous demandons le rappel à l'ordre!
M. le Président. Monsieur Keller, vous avez, à deux reprises différentes, insulté la magistrature; vous avez porté une accusation grave contre la magistrature et contre le gouvernement. Je vous ai laissé continuer, parce que je croyais, en mon âme et conscience, que le gouvernement, averti par vous, avait pu se mettre en mesure de réfuter vos accusations. J'ai toujours pensé que, quelle que fût la gravité d'une incrimination dirigée contre le gouvernement, le mieux était de ne pas interrompre l'orateur, de le laisser produire en toute liberté et jusqu'au bout ses imputations, afin de fournir au gouvernement l'occasion de se justifier immédiatement vis-à-vis de la Chambre et du pays.
Mais il vient d'être déclaré par M. le président du conseil d'État qu'aucun avis ne lui avait été préalablement donné; et il s'en est plaint à bon droit. J'insiste à cet égard sur l'observation que vient de faire M. le président du conseil d'État. Jamais, dans aucune assemblée parlementaire (c'est une question de loyauté, de parti à parti, d'opposition à gouvernement), jamais on ne s'est permis de porter une accusation sur des faits aussi ténébreux, sans prévenir le gouvernement, afin qu'il puisse procéder à une enquête et éclaircir les faits, de manière à se justifier devant le pays. Agir autrement, je suis obligé de vous le dire, n'est pas loyal. (Très-bien! très-bien!)
Maintenant, je vous rappelle à l'ordre: je ne permets pas que, dans cette enceinte, on insulte l'institution la plus respectable et la plus désintéressée, la magistrature. (Très-bien! Bravo!) Et, si vous continuez, je vous interdirai la parole. (Oui! oui! Très-bien!)
M. Keller. Messieurs, on vient de pourvoir à cette situation exceptionnelle de certains journaux par une loi qui, sous prétexte d'agrandir la liberté de la presse, achèvera, je le crains bien, de déposséder la légalité en faveur de l'arbitraire. M. le ministre de l'intérieur pourra toujours, du jour au lendemain, et par mesure administrative, faire supprimer un journal; les tribunaux ne le pourront plus. Voilà, je le crois, le véritable sens du projet que nous n'avons fait qu'entrevoir en comité secret. Le Siècle et l'Opinion nationale pourront continuer leur triste polémique: ils n'en seront pas moins immortels, et, à l'heure où je vous parle, vous venez de voir jusqu'où se permet d'aller maintenant cette audace impunie, et, pour moi, je suis encore ému d'indignation et de dégoût par la lecture de cet article sans nom, dans lequel on a insulté, non-seulement les malheurs du saint-siége, mais l'honneur de notre armée de Crimée, mais la dignité même du trône, article dans lequel on est venu nous vanter les délices et les raffinements du despotisme païen sous le nom de je ne sais quel fils légitime de la révolution française. Mais que veut-on dire par là? Tenez, malgré moi, cette insolence m'en a rappelé une autre.
«Vous seul, disait un autre pamphlétaire s'adressant à un autre prince, vous seul, enveloppé d'une auréole d'azur et d'or, vous sommeillez au milieu des orages; votre quiétude m'ennuie comme la vertu d'Aristide fatiguait le paysan d'Athènes; mais non, la France sait que, relégué à la pairie, vous subissez un ostracisme involontaire qui vous interdit toute participation aux affaires publiques.»
C'était en 1827; ce prince qu'on outrageait par un encens non moins coupable, mais pourtant moins grossier, c'était le duc d'Orléans. Loin de moi, messieurs, loin de moi la pensée de faire entre ces deux personnages le moindre rapprochement déplacé; mais il est évident que l'intention des deux auteurs était la même. Et quand je vois M. le ministre de l'intérieur si facile à alarmer par les souvenirs de l'ancien Palais-Royal, je me demande s'il ne serait pas plus prudent et plus sage d'empêcher une si compromettante apothéose du Palais-Royal actuel. (Mouvements divers.)
En réponse à cette agression, je publiai immédiatement chez Dentu la brochure suivante:
LETTRE A M. KELLER
Monsieur,
L'Alsace n'a pas besoin de «me dresser une statue,» puisque le plus éloquent de ses députés a bien voulu m'élever tout vivant sur un piédestal de gros mots, dans l'enceinte même du Corps législatif.
J'étais absent, monsieur, lorsque vous m'avez honoré de cette marque de haine. Je me promenais innocemment dans Paris, ignorant du danger, comme les orateurs du gouvernement, que vous n'aviez pas avertis. C'est le lendemain du discours, en lisant le Moniteur, que j'ai pu admirer les grands coups d'épée que vous m'allongiez par derrière, conformément aux lois de l'escrime ecclésiastique. Peste! vous attaquez vaillamment ceux qui ne sont pas là pour se défendre! Mais je ne suis pas mort, grâce aux dieux, et je viens à la riposte sur le terrain que vous-même avez choisi.
Maintenant que nous sommes face à face, avec trente-huit millions de Français pour témoins, vous plaît-il de régler à l'avance les conditions du combat? Ce soin ne serait pas inutile, car il est à présumer que nous voilà aux prises pour longtemps. Nous sommes encore jeunes l'un et l'autre. J'adore la Révolution aussi sincèrement que vous aimez la Réaction; j'ai foi dans l'avenir comme vous dans le passé; nous sommes également convaincus que toute transaction est impossible entre nos deux partis, et que l'un doit tuer l'autre. Tuons-nous donc, s'il vous plaît, dans un style parlementaire, comme il sied aux honnêtes gens. Laissons aux goujats des deux armées le vocabulaire des halles et de l'Univers. Promettez-moi de ne plus m'appeler ni pamphlétaire, ni calomniateur indigne, et de ne plus dire, à partir de ce moment, que mes écrits vous dégoûtent. Consentez à me nommer par mon nom, lorsque vous me ferez l'honneur de parler de moi, et perdez l'habitude de voiler ma personnalité sous des périphrases injurieuses. Le saint-père, qui vous vaut bien, m'a imprimé en toutes lettres dans le Journal de Rome; cela vous prouve qu'on peut dire M. About sans tomber en enfer. En échange de la courtoisie que je réclame, je vous promets, monsieur, de discuter avec vous en homme bien élevé. Je ne vous appellerai ni sectaire, ni fanatique, ni jésuite, ni même ultramontain; car tous ces mots, tombés dans le mépris public, sont devenus de véritables injures. Vous serez toujours M. Keller, et même (puisque le gouvernement impérial a obtenu pour vous un mandat de député) l'honorable M. Keller.
Ceci posé, monsieur, j'entre de plain-pied dans la défense, et j'essaye d'écarter les unes après les autres les nombreuses accusations dont vous m'avez chargé.
Vous ne trouverez pas mauvais que je discute un peu cette savante périphrase par laquelle il vous a plu de remplacer les deux syllabes de mon nom: «Un pamphlétaire qui a le malheur d'employer son esprit à dénigrer tous les lieux qui lui ont donné l'hospitalité!» Pamphlétaire? nous avons promis de ne plus nous injurier; je passe donc condamnation. Ce n'est pas que je méprise un genre de littérature honoré par le courage d'Agrippa d'Aubigné, de Voltaire, de Paul-Louis Courier, de Cormenin et de quelques évêques. Je repousse le mot parce que c'est un gros mot, mais je ne méprise aucunement la chose. Attaquer les abus, plaider pour la justice et la vérité, terrasser les monstres de la tyrannie et de la superstition, ce n'est pas démériter de l'estime des hommes. Hercule, dont l'antiquité a fait un dieu, était un pamphlétaire qui ne savait pas écrire. Lorsqu'il écrasa d'un seul coup les sept têtes de l'hydre, il fit en gros ce que j'essaye de faire en détail. Les apôtres chrétiens, que vous approuvez sans doute, quoique vous ne les imitiez pas, étaient des pamphlétaires ambulants qui poursuivaient en tout lieu les vices du paganisme, comme je pourchasse les abus du catholicisme vieilli.
C'est pourquoi je vous pardonne de m'avoir lancé le nom de pamphlétaire dans le feu d'une improvisation étudiée. Mais je regrette sincèrement, pour votre réputation de clairvoyance et d'équité, que vous ayez pu voir en moi un pamphlétaire ingrat.
J'ai reçu la plus gracieuse hospitalité dans quelques grandes villes de France, à Marseille, à Bordeaux, à Dijon, à Grenoble, à Rouen, à Dunkerque, à Strasbourg. Lorsque vous trouverez le temps de parcourir les premiers chapitres de Rome contemporaine, vous verrez comment j'ai dénigré Marseille et les Marseillais. Si jamais vous ouvrez un petit livre intitulé Maître Pierre, vous reconnaîtrez que je n'ai pas payé d'ingratitude le bon accueil et la franche cordialité des Bordelais. Je ne désespère pas de m'acquitter un jour, dans la mesure de mes moyens, envers les autres villes où j'ai trouvé des esprits sympathiques et des cœurs ouverts; en attendant, je m'abstiens religieusement de critiquer les hommes qui m'ont accueilli.
J'ai été l'hôte de la France en Grèce et en Italie. A l'école de Rome, aussi bien qu'à l'école d'Athènes, je me suis efforcé d'acquitter ma petite dette envers notre patrie en lui apprenant un peu de vérité. Je ne devais rien aux Grecs ni aux Romains, qui ne me connaissaient pas, sinon pour m'avoir coudoyé dans la rue. Cependant, comme j'avais touché du doigt leur oppression et leur misère, j'ai pris sur moi de les défendre contre deux détestables petits gouvernements. Informez-vous en Italie: on vous dira si je passe pour un ennemi du peuple italien. Un philhellène éminent, M. Saint-Marc Girardin, a publié dans les Débats un panégyrique du peuple grec, découpé avec des ciseaux dans la Grèce contemporaine. Il faut être plus Bavarois que Sa Majesté le roi Othon pour voir en moi un ennemi de la nation hellénique. Je la connais: donc, je l'aime; j'ai étudié son gouvernement: donc, je la plains. Le jour approche où elle s'affranchira de ses entraves, comme la nation italienne. Je n'attendrai pas jusque-là pour me placer aux premiers rangs de la presse, à la tête de ses défenseurs. Si c'est faire un acte d'ingratitude que de défendre les opprimés qu'on a rencontrés en chemin, je fais vœu d'encourir le même reproche partout où l'on me donnera l'hospitalité.
Je ne suis pas l'hôte de la ville de Saverne, quoiqu'elle m'abrite fort agréablement, comme vous l'avez dit, pendant la belle saison. Acheter une propriété rurale auprès d'une jolie petite ville de province, s'y établir en famille, la cultiver et l'embellir avec soin, occuper toute l'année un certain nombre d'ouvriers, donner l'aumône aux pauvres, appuyer de son crédit les gens dans l'embarras, faire de sa bibliothèque un cabinet de lecture à l'usage des habitants, attirer chez soi un certain nombre de voyageurs et d'artistes, répandre au loin la réputation d'un pays admirable et trop peu connu, enfin, monsieur, faire retentir par votre bouche, au sein du Corps législatif, le nom d'une modeste sous-préfecture, est-ce bien là ce qu'on appelle recevoir l'hospitalité? Lorsque les plus honorables habitants de Saverne me font l'amitié de s'asseoir à ma table, je suis leur hôte, il est vrai, mais dans le sens actif du mot que vous avez dit.
J'estime infiniment la population de l'Alsace en général et de Saverne en particulier. Depuis bientôt trois ans que j'ai dressé ma tente dans ce petit coin des Vosges, j'ai eu le temps d'apprécier la bonhomie des mœurs, la solidité des dévouements, la naïveté des courages. Rien ne manque à ces gens-là, qu'une excellente administration. Il ne m'appartient pas de la leur donner; mais, toutes les fois qu'on les brutalise un peu, il m'appartient de les défendre. Je le fais, ils le savent, et, s'il est vrai que quelques-uns vous ont fourni contre moi des armes rouillées et hors de service, ce n'est pas moi qui suis un ingrat, mais eux.
L'ingratitude, monsieur, est un vice honteux, et nous nous entendrons toujours, vous et moi, sur ce point de morale. Je ne suis pas un chrétien parfait, et il m'est difficile de pardonner une injure; mais, en revanche, il m'est impossible d'oublier un bon office. Si vous voulez me convaincre d'ingratitude, ne cherchez pas dans mon passé, il est pur. Attendez qu'un gouvernement crédule me recommande ou m'impose au choix des électeurs; que vingt-cinq mille honnêtes Alsaciens, trompés par mon attitude et mes déclarations, m'envoient au Corps législatif pour y défendre la politique impériale; que j'accomplisse mon mandat en sens inverse et que je tourne contre le gouvernement les armes qu'il m'aura confiées lui-même. Si jamais vous me prenez à jouer ce jeu-là, je n'aurai plus qu'à baisser la tête et à subir comme un honteux toutes les récriminations que votre conscience pourra vous dicter[4].
[4] Voyez un peu avec quelle bonne foi un écrivain légitimiste a cité cette phrase! «Attendez qu'un gouvernement crédule me recommande ou m'impose au choix des électeurs; que vingt-cinq mille honnêtes Alsaciens, trompés par mon attitude et mes déclarations, m'envoient au Corps législatif pour y défendre la politique impériale. A Dieu ne plaise, dit-il, que j'accomplisse mon mandat en sens inverse et que je tourne contre le gouvernement les armes qu'il m'aura confiées lui-même. Quelle magnifique réclame!»
(M. E. About et sa Lettre à M. Keller, par Joseph de Rainneville. Paris, Dentu, 1861.)
En attendant ce triste jour, qui ne luira jamais sur mon front, vous vous rabattez sur une accusation que je croyais désormais impossible: vous affirmez, après M. Veuillot, M. Dupanloup et quelques publicistes de la même école, que j'ai écrit sur Rome un livre calomnieux. Hélas! monsieur, ne sortirons-nous donc jamais de cette polémique expéditive? Croyez-vous encore, à votre âge, qu'un dossier plein de faits, un réquisitoire appuyé de mille preuves se puisse réfuter par un gros mot? Depuis deux ans et plus que j'ai publié la Question romaine, vous avez eu, vous et les vôtres, autant de loisir qu'il en fallait pour contredire mes assertions. Comment ne s'est-il pas trouvé dans votre camp un champion assez dévoué pour défendre pied à pied le terrain que je disputais au saint-père? C'est une tâche difficile, mais bien digne de vous, monsieur, qui êtes plein de zèle et de patience. Essayez-la; vous vous ferez plus d'honneur qu'en proclamant les droits problématiques d'un maire et d'un sous-préfet. Prouvez-nous qu'on n'a point séquestré le petit Mortara; qu'on n'a pas ravi à M. Padova sa femme et ses enfants; qu'il y a des lois à Rome et qu'il ne s'y commet point de crimes; que le clergé n'y a jamais opprimé le peuple; que les moines y sont laborieux et chastes; que les libertés, les sciences et les vertus découlent du trône pontifical comme de leur source naturelle. Prouvez que j'ai menti en disant que trois millions d'Italiens supportaient impatiemment la domination des prêtres. Mais peut-être est-il un peu tard, maintenant que tous les sujets du pape ont manifesté par leurs actes les sentiments que j'osais leur prêter.
Non, monsieur, je n'ai pas calomnié le saint-père en disant que ses sujets aspiraient à la liberté. J'en atteste l'histoire des deux dernières années et le cri de soulagement qui s'est élevé à Bologne, à Ancône, à Pérouse et dans toutes les villes affranchies! J'atteste l'éloquence des faits, plus irrésistible encore que la vôtre! J'atteste enfin cette sourde et infatigable doléance qui s'élève en murmurant au-dessus de la grande capitale opprimée, et que tous les vents de l'horizon emportent chaque jour vers les princes équitables et les peuples généreux!
J'ai dit la vérité, la triste vérité, comme je l'avais vue et touchée du doigt dans les plaies saignantes d'un peuple martyr. Mon livre était irréfutable; il l'est encore, il le sera toujours, tant qu'il restera dans un coin de l'univers un laïque en puissance de prêtre. Croyez-vous donc que votre parti m'aurait voué cette haine mortelle si j'avais dit autre chose que la vérité? Non, monsieur, si vos amis avaient pu me prendre en faute, vous ne seriez pas réduit à la triste nécessité de me dire des injures dans une discussion du budget au Corps législatif. On m'aurait écrasé depuis longtemps sous le poids de mes erreurs les plus légères, et le parti clérical, triomphant de ma sottise, me saurait un gré infini de lui avoir fait si beau jeu. Mais j'ai frappé juste, et voilà mon crime. J'ai arraché la clef de voûte de la vieille prison, et c'est pourquoi j'ai maille à partir jusque dans Saverne avec tous les amis du geôlier.
Nous ne sommes pas encore assez liés, monsieur, pour que je vous raconte en détail les trois ans que j'ai passés en Alsace. Il me suffira de rectifier les erreurs involontaires où vous êtes tombé, faute de renseignements vrais. Que n'en demandiez-vous aux personnes de votre famille qui sont établies dans le pays? La bonne madame Keller, votre spirituelle et respectable tante, M. Henri de Juilly, votre cousin, ont assisté à toute l'affaire, et j'ai trouvé en eux, jusqu'à la fin, les plus fidèles et les meilleurs amis. Mieux que personne, ils pouvaient vous mettre en garde contre les dénonciations inexactes de mes ennemis, qui sont les leurs.
Vous vous êtes laissé persuader (tant est grande la candeur de votre âme!) qu'après avoir égorgé le souverain temporel de Rome, j'avais jugé très-utile et très-urgent de compléter l'hétacombe en immolant un maire et un sous-préfet. Sûr de l'impunité, confiant dans l'appui d'un gouvernement qui pousse à la destruction des maires, des sous-préfets et des papes, j'avais complété l'œuvre de la Question romaine en publiant trois feuilletons dans ce journal maudit qui s'appelle l'Opinion nationale.
Il est bon de vous apprendre, monsieur, que la Question romaine a paru la veille du départ de nos soldats pour l'Italie. C'était, si j'ai bonne mémoire, au printemps de 1859. Les trois feuilletons que vous incriminez, et qui sont (permettez-moi de vous le dire) au nombre de deux, portent la date du 23 février et du 20 mars 1861. Vous voyez que, si le succès de mon premier crime m'a stimulé à en commettre un second, il ne m'a pas stimulé bien vite.
On vous a d'ailleurs mal renseigné sur l'heureuse et facile publication de la Question romaine. Ce livre avait été imprimé en Belgique; il ne s'est pas distribué en France pendant «des semaines» ni même pendant une semaine. On ne l'a pas saisi «quand l'édition tout entière était vendue.» L'édition était de douze mille exemplaires; nous n'en avons pu faire entrer que quatre mille. Vous vous trompez donc des deux tiers. Si je n'avais pas été plus précis ni plus vrai dans les attaques que j'ai dirigées contre le pape, vos amis et vous-même auriez eu bientôt fait de me réfuter. Vous regrettez que les tribunaux ne m'aient pas répondu par une bonne condamnation. On vous avait promis de me faire un procès, le procès n'a pas eu lieu, et cela vous scandalise. Mais rappelez-vous que le délit d'impression, si toutefois il y a jamais eu délit, s'était commis à l'étranger. Apprenez que le délit de publication avait été commis en France par un éditeur exilé à Bruxelles, et votre haute sagesse comprendra pourquoi «l'on n'a plus entendu parler du procès.»
Si ces informations ne vous suffisaient pas et s'il fallait absolument vous donner le fin mot de cette vieille histoire, je vous rappellerais que les procès de librairie sont le plus souvent des questions d'opportunité. A l'exception des ouvrages obscènes, la plupart des livres ne sont saisis et poursuivis que parce qu'ils ont paru trop tôt. Il fut un temps où c'était un crime de lèse-religion que de traduire la Bible en langue vulgaire. Aujourd'hui, l'on admire les traducteurs de la Bible, on les plaint même un peu, et personne ne les poursuit plus. Dieu sait au milieu de quels dangers Pascal a fait imprimer les Provinciales, que l'État met aujourd'hui entre les mains des écoliers. Rappelez-vous les précautions sans nombre dont Voltaire entourait la publication de ses écrits: tous les éditeurs de notre temps sont libres de réimprimer Voltaire. Le même fait se reproduit à toutes les époques, pour les plus modestes auteurs aussi bien que pour les grands. Témoin votre humble serviteur et cette même Question romaine, qui se vend aujourd'hui sans réclamation chez tous les libraires de France. Elle ne scandalise plus personne, elle n'étonne plus personne, et pourquoi? Parce que le temps a marché; parce que les vérités qu'elle annonçait sont devenues presque banales; parce que les faits qu'elle racontait ne sont plus ni contestés ni contestables. Et je me plais à remarquer que vous-même, dans le réquisitoire dont vous m'avez accablé, vous n'avez pas demandé pourquoi le gouvernement ne saisissait plus la Question romaine.
Mais revenons à cette jolie ville de Saverne, où vous avez établi, un peu légèrement, votre base d'opérations. Je suis prêt à vous raconter, ab ovo, cette mémorable querelle «qui a attristé l'Alsace, qui l'a blessée dans son honneur, qui s'est terminée par un abus de pouvoir inouï dans nos annales judiciaires.»
Il y a dix mois environ, lorsqu'on renouvela les conseils municipaux dans tous les départements de la France, je me présentai comme candidat aux électeurs de Saverne. Vous dire les raisons publiques et privées qui m'avaient inspiré cette ambition modeste, serait peut-être un peu trop long. Je me présentai tout seul, après avoir sollicité vainement l'appui de l'administration.
Je vous laisse le plaisir de vous expliquer à vous-même pourquoi M. le maire de Saverne me refusa l'hospitalité de la liste officielle. Cet honorable fonctionnaire est cousin du sous-préfet, qui est beau-frère de M. de Heckeren, qui est, suivant votre belle expression, «un de ces courageux sénateurs qui défendent le saint-siége.» Le zèle qui vous pousse aujourd'hui à plaider la cause de ces messieurs nous dit assez quelles sont leurs opinions politiques et religieuses. Une sympathie des plus touchantes les unit à M. le préfet du Bas-Rhin. Tout se tient et s'enchaîne dans notre département, et c'est le cas d'admirer le doigt de la Providence. Que vous ayez reçu vos informations de Saverne ou de Strasbourg, c'est tout un. Avouez, monsieur, que l'empereur est heureux de pouvoir compter sur des fonctionnaires qui s'entendent si bien entre eux et avec vous[5]!
[5] Je suis heureux d'apprendre à mes lecteurs que le sous-préfet de Saverne vient d'être décoré de la Légion d'honneur (15 août 1862).
La population ne marche pas dans le même sens, à moins qu'on ne la pousse; mais on sait la pousser quand il le faut: on sait même pousser en prison, pour le bon exemple, un pauvre distributeur de bulletins malsonnants. Cependant les Savernois ne manquent pas de courage. Je ne me présentais pas devant eux comme vous êtes venu devant les électeurs du Haut-Rhin. On ne prêchait pas pour moi dans les églises; on prêchait même contre moi. On ne disait pas au peuple de la ville: «Voici un homme dévoué au gouvernement; si vous voulez faire un vrai cadeau à l'empereur, votez pour notre candidat!» Il se trouva pourtant à Saverne, même dans votre famille, monsieur, des électeurs assez hardis pour me donner leur voix; et j'arrivai bon vingt-quatrième sur une liste de vingt-trois.
Je comptais sur un meilleur résultat; et ne riez pas de ma superstition, j'ai cru longtemps que j'avais été victime d'un miracle. Vous me comprendrez assurément, vous qui avez la foi. Il était six heures du soir; on venait de clore le scrutin. M. le maire ouvrit une grande boîte de sapin, bien et dûment scellée, qui renfermait les volontés du peuple et l'avenir du conseil municipal. Mon cœur battit avec violence. On se mit à compter les bulletins, comme on avait compté les votants. O prodige! Les bulletins étaient en majorité. Oui, monsieur, il se trouva dix bulletins de plus qu'il n'était venu de votants. J'ai vu cela de mes yeux, moi qui vous parle. J'ai vu même à Strasbourg le conseil de préfecture, saisi d'une protestation en règle contre ce trop-plein du suffrage universel, déclarer que la multiplication des bulletins, quoique miraculeuse en elle-même, n'était pas de nature à invalider une élection.
A dater de ce jour, le vainqueur, c'est-à-dire l'autorité locale, appliqua à tous mes amis, sans excepter vos parents, un axiome de droit provincial que les Romains résumaient en deux mots: Væ victis! Les petits sbires de la mairie me favorisèrent de trois ou quatre procès-verbaux dans la même semaine. Mon cousin germain, Paul About, aujourd'hui brigadier au troisième régiment d'artillerie, fut traduit en justice pour avoir tué un pinson sur un arbre avec un de mes pistolets. Le tribunal de Saverne, ce tribunal que vous accusez bien injustement de complaisance envers moi, condamna le pauvre garçon à l'amende et à la confiscation de l'arme, sans oublier les frais du procès. Votre cousin à vous, M. de Juilly, architecte inspecteur du château de Saverne et père de trois beaux enfants qui sont vos neveux à la mode de Bretagne, fut dénoncé à Paris par les soins de M. le sous-préfet. On l'accusa d'avoir manqué de politesse envers le premier fonctionnaire de l'arrondissement, et il serait peut-être destitué à l'heure qu'il est, si un excellent homme, d'infiniment d'esprit, M. de X…, chef de division au ministère de Z…, n'avait mis la dénonciation dans sa poche. Allons, monsieur, retournez au Corps législatif et dénoncez cet abus de pouvoir! Demandez de quel droit M. de X… s'est permis de sauver un père de famille, et de votre famille; de quel droit il a coupé la vengeance sous le pied de «cet infortuné sous-préfet!» Rassurez-vous, cependant, la dénonciation de l'infortuné n'a pas été tout à fait perdue. Elle a arrêté une augmentation de traitement qui était promise depuis une année à votre cousin M. de Juilly.
Je vous ai confessé, monsieur, que j'adorais la justice; c'est une passion malheureuse dans certains départements. Toutefois, les décrets du 24 novembre et la loyauté avec laquelle je les vis exécuter à Paris me rendirent un peu de courage. Je publiai un de ces trois feuilletons, c'est-à-dire un de ces deux feuilletons: où diable avez-vous trouvé le troisième? Je publiai, dis-je, au bas de l'Opinion nationale, un feuilleton léger dans la forme, assez sérieux dans le fond, comme la plupart des choses que j'écris. Je suppose que vous l'avez lu, puisque vous en parlez; le troisième est le seul dont vous ayez parlé sans avoir eu l'ennui de le lire. Mais, si vous avez parcouru ce petit travail sur les libertés municipales, si vous ne vous l'êtes pas fait résumer par vos amis de Saverne ou de Strasbourg, je m'étonne que vous ayez pu y trouver «d'indignes calomnies contre la vie publique et privée de M. le maire de Saverne.» J'ai commencé par discuter très-raisonnablement la question électorale; j'ai montré que les pouvoirs les plus heureux étaient quelquefois trompés en cette matière par le zèle de leurs préfets; j'ai fait allusion à la candidature officielle d'un honorable député du Haut-Rhin qui vous touche de bien près; j'ai prouvé par votre exemple qu'un gouvernement
Après quoi, comme il me paraissait inutile de garder le ton sérieux durant plus d'un quart d'heure, je me suis mis à crayonner la caricature d'une élection municipale. Pour amuser mes lecteurs et moi-même, j'ai fait une collection de traits épars dans les journaux, dans les discours de la Chambre, dans les protestations adressées au conseil d'État, enfin dans mes souvenirs personnels. J'ai réuni le tout au sein d'une ville imaginaire nommée Schlafenbourg; j'ai inventé un maire appelé Jean Sauerkraut, en français, Jean Choucroute; un sous-préfet bigot, du nom d'Ignacius, un candidat grotesque qui ne me ressemble pas plus par le caractère et la figure que vous ne ressemblez à Démosthènes par l'improvisation. De quel droit, s'il vous plaît, me reconnaissez-vous dans le personnage de ce Gottlieb? Sur quoi vous fondez-vous pour affirmer devant les représentants de la France que cet Ignacius est le sous-préfet de Saverne, que ce Jean Choucroute est le maire de la ville? Voulez-vous donc les tuer par le ridicule, et ne vous suffit-il pas de les avoir compromis par votre patronage?
Mais, avant de pousser plus loin, permettez que je m'arrête en admiration devant une de vos phrases. «Cet infortuné maire Choucroute, avez-vous dit, dont le nom seul est une insulte à notre agriculture!» Ai-je insulté l'agriculture française, et les planteurs de choux vont-ils me demander raison? Mais moi-même, monsieur, je suis planteur de choux. Si jamais vous vous arrêtiez à Saverne et si vous me faisiez l'honneur de dîner à la Schlittenbach avec M. de Juilly, votre cousin, et madame Keller, votre tante, on vous servirait de la choucroute fabriquée chez nous. De la choucroute excellente, et nullement susceptible, et qui ne se croit pas insultée par une innocente plaisanterie. Le chou, monsieur, ne peut qu'être honoré d'un rapprochement qui le met au rang des autorités municipales. Qu'allons-nous devenir si les légumes eux-mêmes nous attaquent en diffamation? Lorsque M. Louis Veuillot, votre maître en l'art de bien dire, a comparé les philosophes à des navets, on a pensé qu'il traitait légèrement la philosophie; mais nul n'a trouvé qu'il insultât l'agriculture française dans la personne du navet!
Aucun agriculteur ne réclama contre mon premier article, le seul dont un passage ait été incriminé par la suite. Aucun maire ne s'en plaignit dans le premier moment, pas même M. le maire de Saverne. Vous nous montrez, monsieur, cet honorable fonctionnaire «n'écoutant que la voix de sa conscience» et courant à la justice comme au feu. Permettez-moi de vous faire observer qu'il attendit depuis le 23 février jusqu'au 30 mars pour déposer sa plainte! Cinq semaines de réflexions! n'est-ce pas étonnant d'un homme «indignement calomnié?»
Que s'était-il donc passé dans l'intervalle? Avais-je arraché le masque de Sauerkraut pour montrer au public la figure d'un maire vivant? Tout au contraire: dans un deuxième feuilleton, le feuilleton du 20 mars, j'avais raconté que plusieurs petites villes reconnaissaient leur maire dans la personne de Sauerkraut. Le fait est, monsieur, que nombre de citoyens m'avaient écrit de divers départements: «C'est moi qui suis Gottlieb, et notre maire est le vrai Sauerkraut!» J'ai eu l'honneur de mettre ce dossier sous les yeux de M. le juge d'instruction du tribunal de Saverne.
Mais pourtant il s'était produit quelque fait nouveau? Peut-être avais-je «cruellement blessé l'honneur de vingt familles,» comme vous l'avez dit éloquemment, par cette figure de rhétorique qu'on appelle hypothèse gratuite? Non, monsieur, je n'avais blessé l'honneur d'aucune famille dans les deux articles qui ont paru. Si j'ai été assez malheureux pour commettre le crime dont vous m'accusez, cela ne peut être que dans le troisième feuilleton. Pour celui-là, je vous le livre, je vous l'abandonne, il m'est impossible de le défendre contre vous, attendu qu'il n'a jamais existé. Et dans quel intérêt, je vous prie, aurais-je blessé cruellement l'honneur de vingt familles? Est-ce que la politique la plus élémentaire ne me commandait pas de mettre le peuple de mon côté? D'ailleurs, je connais peu la vie privée de mes voisins les plus proches. Lorsqu'on travaille autant que je le fais, on n'a pas le loisir de s'intéresser aux méchants bruits de la province. Y a-t-il en Alsace quelques ménages scandaleux, quelques fortunes mal acquises, quelques familles enrichies par l'usure ou par la contrebande? C'est à vous que je le demanderai, car je n'ai jamais arrêté mon attention à ces curiosités locales.
Cependant une plainte en diffamation fut déposée contre moi. Le fait est exact, et je suis aise de trouver enfin dans votre discours une parole conforme à la vérité. Une plainte fut déposée, et voici comme:
La Société anonyme des Amis de Rome, cette sainte alliance si puissante pour le bonheur de l'Alsace et que vous représentez si brillamment au Corps législatif, s'imagina, après cinq semaines de réflexion, qu'elle avait trouvé le défaut de ma cuirasse.
Un paragraphe de mon premier feuilleton disait que Jean Sauerkraut (et non M. le maire de Saverne) ne serait pas fâché de faire passer un boulevard au travers de son jardin. Personne ne pouvait se tromper sur cette allusion transparente à l'un des vices les plus généraux de notre époque. D'ailleurs, j'avais eu soin d'ajouter moi-même, pour l'édification des esprits paresseux: «Jean Sauerkraut n'est pas le seul qui raisonne ainsi, dans ce siècle d'expropriations, de démolitions et de boulevards.»
C'est par là que je pensai être pris; ou du moins c'est par là, monsieur, que vos amis pensèrent me prendre. Ils se rappelèrent que, longtemps avant mon arrivée dans la commune, le conseil municipal avait agité certain projet de rue qui perçait le jardin et démolissait la maison de M. le maire. Inutile de vous dire que le maire de Saverne avait repoussé avec toute l'énergie du désintéressement une démolition qui menaçait de l'enrichir. On répéta durant cinq semaines, à cet «infortuné», que j'avais contesté sa vertu dominante; on le supplia de me poursuivre et d'attaquer aussi l'Opinion nationale; on lui promit qu'il serait soutenu à Saverne, à Strasbourg, à Colmar, à Paris même, par cette faction puissante dont vous êtes, monsieur, le glorieux orateur. On finit par lui inspirer une demi-confiance, et, s'il n'osa pas se porter partie civile, il s'enhardit au moins jusqu'à déposer la plainte que vous savez.
Je ne crois point vous étonner, monsieur, en vous disant que je courais certains risques. Non que la magistrature française soit capable de ces honteuses complaisances qu'il vous a plu de lui imputer; mais, s'il est impossible de corrompre ou d'intimider nos juges, ils sont hommes après tout. Lorsqu'un maire et un sous-préfet qu'ils estiment, qu'ils aiment, qu'ils fréquentent tous les jours de l'année dans l'intimité la plus étroite, viennent se plaindre d'un journaliste obscur et qu'ils ne connaissent que de vue, comment ne seraient-ils pas prédisposés à juger sévèrement les choses? Je dois pourtant cette justice au tribunal de Saverne qu'il ne se laissa pas entraîner légèrement par les préventions si douces et si excusables de l'amitié. Il ouvrit une enquête, il manda une fourmilière de témoins, ce qui ne s'était pour ainsi dire jamais vu dans une affaire de presse. Il ne se décida à lancer une assignation qu'après avoir entendu tous les amis du maire, tous les amis du sous-préfet, toutes les personnes de votre honorable parti, monsieur, répéter unanimement et comme un mot d'ordre cette formule sacramentelle: «Nous avons reconnu M. le maire de Saverne dans le portrait de Jean Sauerkraut.»
Vous l'avouerai-je cependant? ma confiance était telle dans mon bon droit et dans l'impartialité des magistrats, que j'attendais, sans trop de soucis, l'heure de la justice. Au lieu d'invoquer l'appui de quelque prince du barreau comme M. Jules Favre ou M. Ernest Desmarets, j'avais confié ma cause à un tout jeune avocat de mes amis, qui a plus de cœur et de talent que de réputation et d'expérience. Je préparais la défense avec lui, lorsque le coup de foudre dont vous avez parlé nous étonna nous-mêmes et nous donna cette secousse que les physiciens désignent par le nom de choc en retour. Le maire de Saverne avait retiré sa plainte! Le tribunal n'avait plus aucune raison de nous poursuivre, et le procès n'avait pas lieu.
Par quelles raisons un fonctionnaire municipal, «indignement calomnié dans sa vie publique et privée», avait-il renoncé à sa vindicte personnelle? Voilà, monsieur, ce que je ne me charge point de vous expliquer. Celui qui lit dans les consciences connaît seul les motifs qui ont décidé le maire de Saverne. Je ne sais, quant à moi, que deux explications: celle que les amis de M. le maire ont répandue dans toute l'Alsace, et celle que vous avez donnée vous-même au Corps législatif.
La première des deux affecte une couleur légendaire qui ne satisfait pas complétement la raison. Mais vous savez que l'Alsace est encore éclairée par la lueur mystérieuse des légendes. Le garde champêtre se penche à l'oreille du paysan et lui dit: «M. le maire était allé à Paris pour assister à un mariage. Il dîna aux Tuileries, comme tous les maires de Saverne lorsqu'ils sont de passage dans la capitale; son couvert se trouva mis, selon l'ordre hiérarchique, à la droite du prince Napoléon. «Mon cher ami, lui dit le prince après avoir trinqué deux ou trois fois, vous avez entamé un procès bien juste assurément, mais qui va supprimer l'Opinion nationale.—En effet, répond le maire, c'est pour me venger de M. About, qui m'a causé des contrariétés.—En cela vous avez bien raison, dit le prince; mais cette condamnation me fera du tort. Je ne vous ai donc jamais dit que j'avais placé dix millions dans ce diable de journal?—Dix millions?—Pas un liard de moins. Vous serez dans votre droit, je l'avoue; mais enfin votre vengeance va me coûter cher.—J'aime mieux y renoncer, dit le maire. Entre gens comme nous!…—Vous êtes bien bon, répond le prince, et à charge de revanche!—Bien entendu.»
Nous ne discuterons pas cette tradition orale, quoiqu'elle ait fait, depuis le 24 mai, un assez joli chemin en Alsace. Rabattons-nous plutôt sur la vôtre, monsieur, et voyons si vous n'avez pas péché contre la vraisemblance, le jour où M. le comte de Morny ne vous reprocha qu'un léger manque de loyauté. J'ai le droit de supposer que toutes vos paroles étaient pesées à l'avance, puisque la roideur inflexible de votre improvisation ne vous permit pas même de relever le démenti d'un ministre. Cela étant, comment n'avez-vous pas craint de faire concurrence au génie rêveur de nos gardes champêtres? Comment osez-vous nous montrer le ministre de l'intérieur suppliant ou sommant un maire de retirer une plainte? Depuis quand les ministres de l'empereur ont-ils contracté l'habitude de supplier messeigneurs les maires? Ils ne supplient pas même MM. les évêques: ils les invitent à modérer leurs plaintes lorsqu'elles font trop de tapage dans le pays. Vous qui êtes un homme d'imagination, monsieur (car vous imaginez beaucoup de choses), vous représentez-vous bien M. le comte de Persigny dans une attitude suppliante, embrassant les genoux cagneux d'un gros maire provincial?
Qu'on le somme de retirer sa plainte, c'est une hypothèse un peu moins invraisemblable, et pourtant aucun homme pratique ne voudra l'admettre avec vous. A quoi bon recourir aux sommations, lorsque le plus léger avertissement suffit? Je n'écoute pas aux portes des ministres, et je ne sais pas même si le maire de Saverne a été admis à paraître devant M. de Persigny. Mais soyez assez bon pour supposer un instant avec moi qu'un fonctionnaire inhabile en matière de comptabilité municipale ait touché, dépensé, payé des sommes assez rondes, sans songer à les faire inscrire par le receveur de la commune; supposez que cet honnête maladroit ait encouru quelque réprimande par ignorance ou par oubli des principes élémentaires de l'administration. On ne veut point le punir, car il n'est coupable que d'incapacité, mais on ne veut pas non plus le proposer pour modèle à tous les maires de l'Empire, en lui donnant droit de vie et de mort sur les journaux où il croit lire une critique de sa gestion. «Désistez-vous, lui dira-t-on, et, si vous voulez que nous soyons indulgents, commencez par nous donner l'exemple. Ce n'est qu'aux hommes sans péché qu'il appartient de jeter la pierre.» Voilà, monsieur, le langage équitable et chrétien que je vous conseille de tenir à vos maires, quand vous serez ministre de l'intérieur.
En ce temps-là, monsieur, je serai encore au nombre des journalistes, car l'habitude d'écrire la vérité est de celles qu'on ne perd point aisément. Quand vous aurez le pouvoir en main, quand on aura créé pour votre usage des tribunaux complaisants, libre à vous de venger sur moi le pape de Rome et le maire de Saverne! Vous pourrez vous donner le luxe de «montrer sur les bancs de la police correctionnelle» ce petit bout de ruban rouge que je porte avec orgueil, parce que je l'ai laborieusement mérité. Mais ne vous flattez pas: il vous sera, même alors, plus facile de nous condamner que de nous flétrir, et les bancs de la police correctionnelle deviendront les siéges de la justice, quand vous serez les accusateurs et nous les accusés!
J'ai répondu, si je ne me trompe, à toutes vos personnalités, moins une. Il ne m'appartient pas de défendre le gouvernement après M. le président du conseil d'État, ni de plaider la cause de la Révolution, que M. Émile Ollivier a si noblement défendue. Il ne me reste donc plus qu'à vous expliquer, à vous et à beaucoup d'autres, «cet article sans nom qui vous a ému d'indignation et de dégoût, cet article dans lequel j'ai insulté, non-seulement les malheurs du saint-siége, mais l'honneur de notre armée de Crimée, mais la dignité même du trône; cet article dans lequel je suis venu vous vanter les délices et les raffinements du despotisme païen sous le nom de vous ne savez quel fils légitime de la révolution française.»
«Mais que veut-on dire par là?» daignez-vous ajouter à cette équitable tirade. Je vais vous expliquer, monsieur, ce que j'ai voulu dire par là.
Je m'exerce à la critique d'art, et je publie ce qu'on appelle un salon, pour la troisième fois de ma vie. Pour rompre la monotonie d'un sujet qui n'est jamais très-varié par lui-même, j'ai cru qu'il serait intéressant d'y glisser de temps à autre, à propos d'un marbre ou d'une peinture, quelques portraits à la plume. La mode des portraits écrits étant passée depuis longtemps, je me figurais que le moment était peut-être venu de les remettre en usage. C'est un travail assez ingrat, car il prend un temps infini et les lecteurs ne nous tiennent pas toujours compte des efforts que nous avons faits. Ainsi, j'ai débuté par un portrait, que dis-je! par deux portraits de M. Guizot, et je parie, monsieur, que vous ne les connaissez point. Lisez-les, je vous en prie; ils vous montreront dans quel esprit j'ai commencé ce genre d'études, et vous serez moins étonné ensuite lorsque nous arriverons au prince Napoléon[6].
Vous avez lu? Merci. Et maintenant, monsieur, faites-moi l'honneur de me dire quelle intention j'avais, selon vous, en écrivant ce portrait? Vous semble-t-il que j'aie voulu mettre en saillie la supériorité du pouvoir absolu sur l'équilibre constitutionnel, ou que j'aie cherché à émouvoir la compassion de mes lecteurs au profit d'une cause perdue? Ai-je préparé le retour de M. Guizot aux affaires publiques? Ai-je conseillé à l'empereur de le choisir pour ministre? Peut-être mon intention était-elle, au contraire, de tenir les ministres en garde contre un ambitieux de soixante et dix ans? Cet article—ce fragment d'article—est-il un manifeste orléaniste? ou une profession de foi bonapartiste? ou un réquisitoire indirect contre les intrigues de l'Académie française? Rien de tout cela, monsieur. Votre bon sens vous le dit clairement, parce que le sujet n'est pas de ceux qui excitent les passions violentes et aveuglent la raison des partis. Vous comprenez, sans que je vous l'explique, que cet assemblage de détails vrais n'a pas d'autre intention, pas d'autre prétention, pas d'autre ambition, que de représenter au vif la figure de M. Guizot avec ses ombres et ses lumières. C'est une œuvre d'art, bonne ou mauvaise, suivant le goût du lecteur. Placez-la, si le cœur vous en dit, au rang des amplifications de collége, ou même à la hauteur des tapisseries en chenille que les demoiselles exécutent dans leur couvent, ou même au niveau de ces sculptures patientes qu'un galérien taille à coups de canif dans une noix de coco: je ne chicanerai point sur la qualité de l'ouvrage, pourvu que vous reconnaissiez avec moi que ce portrait n'est qu'un portrait.
Tâchez d'être aussi juste pour celui du prince Napoléon. Étudiez-le, nonobstant «l'indignation et le dégoût» que vous avez étalés devant la Chambre; mais surtout étudiez-le de bonne foi, comme je l'ai tracé. Souvenez-vous que c'est une œuvre d'art, et pas autre chose, et ne vous amusez point à chercher des queues de serpent à sonnette où l'auteur n'en a pas mis.
Le voici, ce portrait, non pas exactement tel que vous l'avez lu dans l'Opinion, mais tel que je l'ai écrit et envoyé au journal[7]:
Je vous ai loyalement averti que ce texte n'était pas tout à fait celui que vous avez lu dans l'Opinion. Il s'en faut de seize mots, qui ont été ajoutés au dernier moment sur l'épreuve, et ce mode de correction in extremis ne vous étonnera point, si vous avez quelque notion des nécessités du journalisme et de la responsabilité des rédacteurs en chef.
Ceci posé, dites-moi, je vous prie, si ce portrait est une apothéose? Pas plus qu'une satire. J'ai esquissé de mon mieux les qualités et les défauts d'un homme que je connais peu, avec qui j'ai causé cinq ou six fois, que je n'ai pas vu face à face depuis une année environ. C'est une peinture incomplète, si j'ai omis quelque trait d'ombre ou de lumière: ce ne sera jamais, quoiqu'il vous ait plu de le proclamer devant la Chambre, un tableau dégoûtant. Reprochez-moi, si vous voulez, la témérité de ma plume; dites qu'il ne sied pas à un homme qui n'est rien de distribuer aux grands l'éloge et le blâme; ajoutez qu'on s'expose ainsi aux jugements les plus faux et les plus injustes: vous avez le droit de me le dire après me l'avoir prouvé. Où donc avez-vous vu que «j'insultais aux malheurs du saint-siége?» J'ai rappelé le succès d'un discours éloquent; cela n'offense que les orateurs manqués. Comment ai-je «insulté l'honneur de notre armée de Crimée?» Exactement comme j'ai insulté l'agriculture dans le feuilleton de Sauerkraut. Ai-je «insulté la majesté du trône,» en disant que les uns s'assoient dessus et les autres à côté? Est-ce «vanter les délices et les raffinements du despotisme païen» que d'admirer sur parole une petite maison romaine où je ne suis jamais entré, quoiqu'on m'ait fait l'honneur de m'y inviter une fois?
Que le monde est méchant, monsieur! Je ne crains pas de m'en ouvrir à vous, qui êtes un homme du monde. Il s'est rencontré dans votre parti des esprits assez mal faits pour prétendre que j'attaquais la famille d'Orléans dans ce qu'il y a de plus délicat et de plus sacré. J'égratigne en passant la politique du vieux Palais-Royal, la plus bâtarde que la Révolution ait portée dans ses flancs, et vos amis affectent de trouver dans ce mot de bâtard un outrage monstrueux contre une famille exemplaire!
J'ai dit. Si votre attention m'a suivi jusqu'au bout de cette plaidoirie, agréez mes remercîments, et même permettez-moi de reconnaître tant de longanimité par une modeste récompense: un conseil, un bon conseil, que je tenais en réserve pour vous l'offrir à la fin.
M. le baron de Reinach vous a interrompu l'autre jour par un mot profond: «Parlez en votre nom! vous a-t-il dit; ne parlez pas au nom de l'Alsace!» Les journaux alsaciens soutiennent la même thèse depuis le commencement de la semaine, et semblent persuadés que ce n'est pas l'Alsace qui parle par votre voix. Je suis sûr que vous-même, dans le silence du cabinet, tout en martelant vos improvisations du lendemain, vous songez avec un fin sourire à ces pauvres électeurs qui vous ont réchauffé dans leur sein. Et la conscience, que dit-elle? La logique doit aussi vous rappeler de temps à autre que le propre d'un représentant est de représenter ceux qui l'ont élu. Si du moins vous représentiez ceux qui vous ont fait élire! Mais non.
Croyez-moi donc, monsieur, n'attendez pas les élections générales pour rajeunir votre mandat. Allez vous retremper dans le suffrage universel et revenez invulnérable comme Achille! plus invulnérable que lui! car Achille avait été plongé dans l'eau du Styx par le préfet du Haut-Rhin, ce qui permit au malin Pâris de le blesser au talon.
Je croyais en avoir fini avec le procès de Saverne. Mais je reçus une nouvelle assignation, l'affaire fut de nouveau inscrite, et le tribunal, plus docile à la voix du sens commun qu'à l'éloquence de M. Keller, m'acquitta.