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Dernières lettres d'un bon jeune homme à sa cousine Madeleine

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LA HALLE AUX ARTS

Ma chère cousine,

Je ne savais pas hier ce que je t'écrirais aujourd'hui. Ce n'est pas que la matière me manque; mais elle surabonde.

J'avais une étude toute prête sur l'application de la peine de mort. Triste étude, que j'ai commencée un jour du mois de mars 1861, à sept heures du matin, devant le plus terrible spectacle que la société moderne offre aux gens de cœur.

Je pouvais te parler de la liberté des théâtres, une grosse question qui s'est mise à l'ordre du jour, et que j'ai étudiée de tout près, de trop près.

Un digne homme m'avait apporté des renseignements curieux sur l'affaire Lesurques, vieille affaire en apparence, mais toujours jeune et toujours actuelle pour les fanatiques du bon droit, puisque les descendants de cette innocente victime n'ont pas encore obtenu justice.

La question du Mont-de-Piété me tracassait encore un peu. L'administration ne m'a pas répondu. Il s'agit pourtant de protéger le bien des pauvres, qui est sacré.

J'avais jeté les bases d'un travail assez curieux sur la cuisine de la guerre. On ne sait pas encore aujourd'hui si nous aurons la guerre en 1861, ni si la comédie des Trembleurs, représentée avec tant de succès au Gymnase, a gouaillé légitimement. Mais l'administration prend ses mesures comme si nous devions avoir l'Europe sur les bras. On songe à réformer certains ateliers qui ont fait leurs preuves d'insuffisance. On a construit des manufactures gigantesques, assez puissantes pour habiller et chausser un régiment par jour et suffire aux besoins les plus invraisemblables. J'ai étudié de tout près cette nouvelle industrie; j'ai entendu les orateurs du gouvernement et les avocats de l'ancien système, et je crois être assez éclairé pour résumer les débats. Mais chaque chose en son temps. Nous sommes les humbles serviteurs de l'actualité, nous qui écrivons le matin ce qu'on doit lire le soir.

Et nous devons choisir, entre les sujets actuels, ceux qui intéressent le plus de monde. Si, par exemple, je t'entretenais aujourd'hui de la Comédie-Française et des tempêtes qui agitent ce verre d'eau bénite; si je te racontais l'histoire d'un directeur très-chrétien, qui fait son salut dans un lieu de perdition et se ménage infiniment plus d'amis au ciel que sur la terre, je serais agréable à presque tous les auteurs dramatiques de ma connaissance. Mais le public, dont tu fais partie, me trouverait un peu trop spécial.

Si je te racontais qu'une dame sociétaire, qui n'a ni l'âge ni le talent de la retraite, mademoiselle Judith, est sur le point de se retirer; qu'on ne la retient pas; que plusieurs amis du théâtre songent à la remplacer par une jeune et belle, et spirituelle pécheresse, douée d'un talent incontestable, mais que tous les hommes de principes repoussent la nouvelle venue sous prétexte qu'elle est de Marseille et non de Nanterre, tu répondrais que je me moque de toi et que ces histoires invraisemblables ne mériteront jamais d'occuper tout Paris.

Mais le salon des Beaux-Arts s'est ouvert mercredi matin, 1er mai. Pour la première fois depuis deux ans, nos artistes, ou du moins quelques-uns d'entre eux, ont obtenu la faveur d'exposer leurs ouvrages. Le public, qui depuis deux ans n'avait pas vu de peinture moderne, sinon aux étalages des marchands, se rue en affamé sur le palais de l'Industrie. Voilà l'événement du jour, le sujet de toutes les conversations; l'importance et la rareté du fait ne me permettent pas de te parler d'autre chose.

Le jour même où l'Industrie, qui est bonne fille, prêtait un petit coin de son palais à l'exposition des Beaux-Arts, on lisait dans tous les journaux de Paris une nouvelle intéressante: «Le tir national de Vincennes va passer, nous dit-on, du provisoire au définitif.»

La carabine, cette gloire de la France, n'avait pas un logement digne d'elle. Ce n'est plus une baraque qu'il lui faut, mais un temple. Le temple se bâtit, les plans sont arrêtés. Gardes nationaux de Paris, francs tireurs de Rueil et de Palaiseau, vous aurez un Parthénon à votre usage!

Il y a plus de cent soixante ans que les artistes français sollicitent la même faveur et ne l'obtiennent point.

Quel singulier peuple nous sommes! Nous construisons un palais définitif pour les expositions de l'industrie, qui ont lieu tous les cinq ans. Le vaudeville est installé par toute la France dans des théâtres définitifs. Il y a des salles de danse définitives; le beurre se vend à la halle dans un temple définitif; le Panorama des Champs-Élysées, où les provinciaux vont se promener quelquefois, est un pâté définitif; on parle de bâtir des tribunes définitives pour tous nos champs de course, où l'on se rassemble cinq ou six fois l'an; le Pré-Catelan, qui a coûté un million et demi à un pauvre diable d'entrepreneur, est une promenade définitive; la carabine enfin s'établit à Vincennes dans un domicile solide et définitif. Mais les Beaux-Arts seront toujours des vagabonds sans feu ni lieu. On croit leur faire une grâce lorsqu'on leur prête quelques galeries de marchandises, ou qu'on range en leur faveur quelques boxes à loger les bœufs.

Cette lésinerie serait excusable chez un bourgeois; mais note bien qu'ici c'est le gouvernement, c'est la France, c'est un budget de deux milliards qui lésine.

On ne veut pas s'embarquer dans de trop grands frais; on suppute les deux ou trois millions qu'il faudrait dépenser pour une galerie durable. On aime mieux débarrasser quelques salles du Louvre, ou improviser quelque chose aux Tuileries, ou bâtir un hangar au Palais-Royal, aux Menus-Plaisirs; ou placer quelques cloisons dans les hautes avenues du palais de l'Industrie!

Ce qu'on n'a jamais examiné, c'est le prix monstrueux de ce provisoire. Additionnez les frais de tous les déménagements, de tous les aménagements, de toutes les constructions, de toutes les démolitions que vous avez faites, depuis 1699 jusqu'en 1861, pour mal exposer nos tableaux et nos statues! Vous avez dépensé la monnaie d'un Louvre, et, de tout ce que vous avez fait depuis Louis XIV jusqu'à Napoléon III, que reste-t-il aujourd'hui? Rien.

Si du moins à ce prix vous aviez satisfait les artistes? Mais l'ouverture du Salon se signale toujours par un concert de doléances. C'est la fête du découragement. Tout ce qui était grand dans l'atelier devient petit; tout ce qui était modelé finement devient plat; les délicatesses les plus exquises de la couleur sont dévorées par un jour brutal.

Un plancher peint en blanc se reflète dans les vernis; des panneaux gris se confondent avec les ciels et les anéantissent. La hauteur absurde des galeries écrase tout. Je ne parle ici que des ouvrages bien placés: que dirions-nous des tableaux clairs et riants qu'on ensevelit dans l'ombre! Il y a des toiles si bien exposées, que vous ne les verrez jamais. Quelques-unes sont visibles de dix heures à midi; quelques autres de trois à quatre, comme mon médecin. Voilà des renseignements qu'il faudrait ajouter au livret.

J'avais vu dans les ateliers quelques-uns des ouvrages que j'ai revus hier au Salon. Quel déchet, bonté divine! On les reconnaissait à peine, et les artistes atterrés commençaient à rabattre 90 pour 100 de leurs espérances de gloire. J'ai commencé par le jardin, qui est orné de statues. Les sculptures embellissent un jardin, c'est convenu; mais la réciproque n'est pas toujours vraie, et j'ai reconnu qu'un jardin n'embellissait pas toutes les sculptures. La Vénus de Milo, faite pour être admirée dans la cella mystérieuse d'un temple, ne serait guère appréciée sous les marronniers des Tuileries. Les incomparables figures que Phidias avait groupées dans les frontons du Parthénon feraient un piteux effet sur la place de la Concorde. Comment veut-on que des bustes exécutés pour un salon ou pour une galerie particulière ne perdent rien de leur valeur dans ce jardin, ce parc, cette agora vitrée qui s'appelle l'exposition de sculpture? On n'y devrait montrer que des ouvrages décoratifs comme le monument de don Pédro, qui est fait pour braver l'éclat du jour. Mais la sculpture fine, intime, destinée à l'intérieur des palais, la sculpture de Perraud, de Guillaume, de Crauk, de Cavelier, que vient-elle faire dans cette galère? C'est le petit Chaperon-Rouge dans la gueule du loup.

Je n'accuse pas les organisateurs de cette destruction, et je les tiens pour sages et bienveillantes personnes. Je plaide contre la peine de mort en matière d'art sans demander la tête des fonctionnaires qui l'appliquent. Je crois que ces messieurs cherchent à contenter tout le monde dans les limites d'un programme et d'un local qui leur permet à peine de contenter leurs amis. Est-ce leur faute, à eux, si dans l'espace de cent soixante-deux ans la France n'a pas trouvé le temps de construire une galerie d'exposition? Il ne leur appartient pas de combler cette lacune. C'est vous, artistes, qui devez adresser des pétitions au Sénat, si vous voulez qu'elle soit comblée.

La première exposition (1699) fut organisée par un personnel d'hommes polis, bien élevés, peu compétents, admirablement chaussés, habillés chez Alfred, surchargés de décorations étrangères et d'occupations mondaines. Tels ont été, sous tous les régimes, sauf peut-être en 1848, les arbitres des destinées de l'art français. Ne leur demandez pas l'impossible, que diable!

Demandez-leur seulement de transporter dans ce jardin une demi-douzaine de moulages d'après les chefs-d'œuvre de l'antiquité. Il ne faut rien de plus pour démontrer à tous les yeux le vice de cet éclairage.

Obtenez aussi qu'ils exposent à l'étage supérieur quelques-uns des beaux tableaux du Louvre. On les verra pâlir et se dépouiller subitement comme s'ils avaient passé par les mains de M. Villot, et l'on comprendra peut-être à la fin que les meilleures halles font les pires galeries. Tous les amateurs le savent, et de reste: non-seulement les grands, les fins, les riches, ceux de la première caste, les Morny, les Lacaze, les Didier, les Véron, mais aussi les plus modestes et les plus obscurs. J'ai vu, dans une maison bourgeoise de Marseille, sept tableaux, sept! disposés avec un goût exquis, avec un art merveilleux, dans une galerie construite ad hoc. Le plafond n'était pas d'une hauteur écrasante, le plancher n'était pas peint en blanc, le fond des panneaux n'était pas gris; les tableaux ne se serraient pas les uns contre les autres comme pour s'entre-détruire en s'étouffant; un jour discret, savamment distribué suivant l'heure, éclairait les toiles sans les illuminer et complétait, en quelque façon, le travail des artistes.

Je ne suis pas un ennemi de la lumière, tu le sais bien, ma chère cousine; et, si les autres ne le savent pas, j'emploierai ma vie à le leur prouver. Mais il faut user des meilleures choses avec quelque discernement. La nature seule est assez robuste pour s'étaler sans crainte au grand jour. L'art, qui est une imitation, une convention, une perpétuelle et charmante tricherie, a besoin d'un peu de mystère. Fi du vilain machiniste qui laisserait entrer le soleil dans une salle de spectacle! La rampe pâlit, le rouge et le blanc des jolies comédiennes se décomposent, les beaux décors montrent la corde, le parterre siffle, et fait bien.

J'ai vu hier une jeune dame, retenue au milieu du grand salon par une conversation un peu animée, ouvrir son ombrelle sans songer à mal. Quelle leçon pour les distributeurs de lumière officielle! Comment des œuvres d'art pourront-elles supporter ce jour inquiétant pour la nature elle-même?

Elles ne le supporteront pas. Elles y périront misérablement, sauf à ressusciter ensuite. Témoin l'exposition de M. Paul Baudry. Je puis en parler savamment; je connaissais tous ses tableaux, je les savais par cœur, et je ne les reconnais plus. La lumière officielle les a disséqués pour l'instruction des curieux; on voit la toile, les couleurs, les frottis, les glacis, les empâtements, tout enfin, excepté la peinture. C'est parfait! Mettez-vous à la place d'un amant qui retrouve sa maîtresse sur une table d'amphithéâtre! Voilà mon pauvre Baudry devant ses tableaux.

Si, maintenant, tu veux étudier l'effet de la nuit noire sur la peinture claire, emprunte le bâton d'un aveugle et cherche le grand tableau de M. Luminais. Nous l'avons vu ensemble à l'exposition du boulevard. Il était frais, riant et plein de vie. La foule des hommes et des chevaux y remuait gaiement sous un joli ciel pommelé. C'est que l'exposition du boulevard est éclairée avec un art parfait, comme les meilleures galeries. M. Luminais y était fort bien et tout à fait à son avantage. Le voilà plongé dans les ténèbres extérieures. Avoue entre nous que le jury lui a rendu un étrange service! Il serait cent fois mieux exposé s'il n'avait pas été reçu.

On dit aux pauvres artistes, par manière de consolation: «Bah! c'est un mauvais quart d'heure à passer.» En effet, les quarts d'heure de trois mois sont réellement de mauvais quarts d'heure. Il est dur de travailler deux ans pour être grillé au soleil ou enseveli dans l'ombre, trois mois durant, sous prétexte de gloire et de publicité.

Quelques artistes ont cherché le moyen de briller malgré tout, en pleine ombre, en pleine lumière, quel que fût le destin de leurs ouvrages et le caprice de la commission. Si tu trouves dans le jardin de l'Industrie quelque statue trop puissante, modelée en saillies énormes, avec des trous à fourrer le poing, avec des muscles plus entortillés que les serpents de Laocoon, tu pourras dire hardiment qu'on l'a faite à l'usage du Salon. Si tu vois au premier étage (et tu les verras, j'en suis sûr) des silhouettes de croque-morts se découper en noir sur un ciel blanc, ne crains pas d'affirmer que le Séraphin de ces ombres chinoises a pris une assurance contre les dangers du placement. Lorsqu'on veut être entendu dans une cohue où personne ne s'entend, on crie. Nous devons donc aux organisateurs du Salon un nouveau genre de mauvais. Et les croque-morts de M. X… conduiront l'art français au Père-Lachaise, si l'on n'y prend garde.

Le remède à tous nos maux, c'est la construction d'un petit palais bien modeste, mais au moins aussi définitif que la rotonde du concert Musard. Que l'État nous donne une vingtaine de salles commodes, éclairées sagement et d'une hauteur médiocre; qu'il ouvre une exposition permanente où les œuvres de tous les artistes seront admises, sous la surveillance d'un simple commissaire de police.

Si l'État n'est pas assez riche pour faire ce que nous demandons, si les démolitions absorbent la totalité du capital disponible à Paris, et s'il ne reste plus d'argent pour construire, qu'on lâche la bride à l'industrie privée; qu'on renonce au système des expositions officielles; qu'on nous permette seulement de nous arranger entre nous, à l'anglaise! Tout ira mieux.

En attendant, je conseille aux artistes refusés de porter leurs ouvrages au boulevard des Italiens. Ils y seront cent fois mieux qu'à la halle des Champs-Elysées. M. Fratin, statuaire, leur offre aussi, avec une cordialité toute fraternelle, de partager l'emplacement qu'il a obtenu au Jardin d'acclimatation.

Quant aux artistes reçus et mal exposés, il faut qu'ils fassent leur temps. Le mal est sans remède. Lasciate ogni speranza!

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