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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I

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Toutes choses, disoit vn mot ancien, sont esperables à vn homme
pendant qu'il vit. Ouy mais, respond Seneca, pourquoy auray-ie
plustost en la teste cela, que la Fortune peut toutes choses pour
celuy qui est viuant; que cecy, que Fortune ne peut rien sur celuy
qui sçait mourir? On voit Iosephe engagé en vn si apparent danger
et si prochain, tout vn peuple s'estant esleué contre luy, que par
discours il n'y pouuoit auoir aucune resource: toutefois estant,
comme il dit, conseillé sur ce point, par vn de ses amis de se deffaire,
bien luy seruit de s'opiniastrer encore en l'esperance: car la
Fortune contourna outre toute raison humaine cet accident, si qu'il
s'en veid deliuré sans aucun inconuenient. Et Cassius et Brutus au1
contraire, acheuerent de perdre les reliques de la Romaine liberté,
de laquelle ils estoient protecteurs, par la precipitation et temerité,
dequoy ils se tuerent auant le temps et l'occasion. A la iournée de
Serisolles Monsieur d'Anguien essaïa deux fois de se donner de
l'espée dans la gorge, desesperé de la fortune du combat, qui se
porta mal en l'endroit où il estoit: et cuida par precipitation se
priuer de la iouyssance d'vne si belle victoire. I'ay veu cent lieures
se sauuer sous les dents des leuriers: Aliquis carnifici suo superstes
fuit.

Multa dies variúsque labor mutabilis æui2
Rettulit in melius; multos alterna reuisens
Lusit, et in solido rursus fortuna locauit.
Pline dit qu'il n'y a que trois sortes de maladie, pour lesquelles
euiter on aye droit de se tuer. La plus aspre de toutes, c'est la
pierre à la vessie, quand l'vrine en est retenuë. Seneque, celles
seulement, qui esbranlent pour long temps les offices de l'ame.
Pour euiter vne pire mort, il y en a qui sont d'aduis de la prendre
à leur poste. Damocritus chef des Ætoliens mené prisonnier à
Rome, trouua moyen de nuict d'eschapper. Mais suiuy par ses gardes,
auant que se laisser reprendre, il se donna de l'espee au trauers3
le corps. Antinoüs et Theodotus, leur ville d'Epire reduitte à
l'extremité par les Romains, furent d'aduis au peuple de se tuer
tous. Mais le conseil de se rendre plustost, ayant gaigné, ils allerent
chercher la mort, se ruants sur les ennemis, en intention de
frapper, non de se couurir. L'isle de Goze forcée par les Turcs, il y
a quelques années, vn Sicilien qui auoit deux belles filles prestes à
marier, les tua de sa main, et leur mere apres, qui accourut à leur
mort. Cela faict, sortant en ruë auec vne arbaleste et vne arquebouze,
de deux coups il en tua les deux premiers Turcs, qui s'approcherent
de sa porte: et puis mettant l'espée au poing, s'alla4
mesler furieusement, où il fut soudain enuelopé et mis en pieces:
se sauuant ainsi du seruage, apres en auoir deliuré les siens. Les
femmes Iuifues apres auoir faict circoncire leurs enfans, s'alloient
precipiter quant et eux, fuyant la cruauté d'Antiochus. On m'a
compté qu'vn prisonnier de qualité, estant en nos conciergeries, ses
parens aduertis qu'il seroit certainement condamné, pour euiter la
honte de telle mort, aposterent vn prestre pour luy dire, que le
souuerain remede de sa deliurance, estoit qu'il se recommandast à
tel sainct, auec tel et tel vœu, et qu'il fust huict iours sans prendre
aucun aliment, quelque deffaillance et foiblesse qu'il sentist
en soy. Il l'en creut, et par ce moyen se deffit sans y penser de sa
vie et du danger. Scribonia conseillant Libo son nepueu de se
tuer, plustost que d'attendre la main de la Iustice, luy disoit que1
c'estoit proprement faire l'affaire d'autruy que de conseruer sa vie,
pour la remettre entre les mains de ceux qui la viendroient chercher
trois ou quatre iours apres; et que c'estoit seruir ses ennemis,
de garder son sang pour leur en faire curée.   Il se lict dans la Bible,
que Nicanor persecuteur de la Loy de Dieu, ayant enuoyé ses
satellites pour saisir le bon vieillard Rasias, surnommé pour l'honneur
de sa vertu, le Pere aux Iuifs, comme ce bon homme n'y veist
plus d'ordre, sa porte bruslée, ses ennemis prests à le saisir, choisissant
de mourir genereusement, plustost que de venir entre les
mains des meschans, et de se laisser mastiner contre l'honneur de2
son rang, qu'il se frappa de son espée: mais le coup pour la haste,
n'ayant pas esté bien assené, il courut se precipiter du haut d'vn
mur, au trauers de la trouppe, laquelle s'escartant et luy faisant
place, il cheut droictement sur la teste. Ce neantmoins se sentant
encore quelque reste de vie, il ralluma son courage, et s'esleuant
en pieds, tout ensanglanté et chargé de coups, et fauçant la presse
donna iusques à certain rocher couppé et precipiteux, où n'en pouuant
plus, il print par l'vne de ses playes à deux mains ses entrailles,
les deschirant et froissant, et les ietta à trauers les poursuiuans,
appellant sur eux et attestant la vengeance diuine.   Des violences3
qui se font à la conscience, la plus à euiter à mon aduis, c'est celle
qui se faict à la chasteté des femmes; d'autant qu'il y a quelque
plaisir corporel, naturellement meslé parmy: et à cette cause, le
dissentement n'y peut estre assez entier; et semble que la force soit
meslée à quelque volonté. L'histoire Ecclesiastique a en reuerence
plusieurs tels exemples de personnes deuotes qui appelerent la
mort à garant contre les outrages que les tyrans preparoient à leur
religion et conscience. Pelagia et Sophronia, toutes deux canonisées,
celle-là se precipita dans la riuiere auec sa mere et ses sœurs, pour
euiter la force de quelques soldats: et cette-cy se tua aussi pour
euiter la force de Maxentius l'Empereur.   Il nous sera à l'aduenture
honnorable aux siecles aduenir, qu'vn sçauant autheur de ce
temps, et notamment Parisien, se met en peine de persuader aux
Dames de nostre siecle, de prendre plustost tout autre party, que
d'entrer en l'horrible conseil d'vn tel desespoir. Ie suis marry qu'il
n'a sceu, pour mesler à ses comptes, le bon mot que i'apprins à
Toulouse d'vne femme, passée par les mains de quelques soldats:1
Dieu soit loüé, disoit-elle, qu'au moins vne fois en ma vie, ie m'en
suis soulée sans peché. A la verité ces cruautez ne sont pas dignes
de la douceur Françoise. Aussi Dieu mercy nostre air s'en voit infiniment
purgé depuis ce bon aduertissement. Suffit qu'elles dient
Nenny, en le faisant, suyuant la regle du bon Marot.   L'Histoire
est toute pleine de ceux qui en mille façons ont changé à la mort
vne vie peneuse. Lucius Aruntius se tua, pour, disoit-il, fuir et
l'aduenir et le passé. Granius Siluanus et Statius Proximus, apres
estre pardonnez par Neron, se tuerent: ou pour ne viure de la grace
d'vn si meschant homme, ou pour n'estre en peine vne autre fois2
d'vn second pardon: veu sa facilité aux soupçons et accusations, à
l'encontre des gents de bien. Spargapizés fils de la Royne Tomyris,
prisonnier de guerre de Cyrus, employa à se tuer la premiere
faueur, que Cyrus luy fit de le faire destacher: n'ayant pretendu
autre fruit de sa liberté, que de venger sur soy la honte de sa prinse.
Bogez gouuerneur en Eione de la part du Roy Xerxes, assiegé par
l'armée des Atheniens sous la conduitte de Cimon, refusa la composition
de s'en retourner seurement en Asie à tout sa cheuance,
impatient de suruiure à la perte de ce que son maistre luy auoit
donné en garde: et apres auoir deffendu iusqu'à l'extremité sa ville,3
n'y restant plus que manger, iecta premierement en la riuiere de
Strymon tout l'or, et tout ce dequoy il luy sembla l'ennemy pouuoir
faire plus de butin. Et puis ayant ordonné allumer vn grand
bucher, et d'esgosiller femmes, enfants, concubines et seruiteurs,
les meit dans le feu, et puis soy-mesme.   Ninachetuen seigneur
Indois, ayant senty le premier vent de la deliberation du vice-Roy
Portugais, de le deposseder, sans aucune cause apparante, de la
charge qu'il auoit en Malaca, pour la donner au Roy de Campar:
print à part soy, cette resolution. Il fit dresser vn eschaffault plus
long que large, appuyé sur des colomnes, royallement tapissé, et
orné de fleurs, et de parfuns en abondance. Et puis, s'estant vestu
d'vne robbe de drap d'or chargée de quantité de pierreries de hault
prix, sortit en ruë: et par des degrez monta sur l'eschaffault en vn
coing duquel il y auoit vn bucher de bois aromatiques allumé. Le
monde accourut voir, à quelle fin ces preparatifs inaccoustumés.
Ninachetuen remontra d'vn visage hardy et mal contant, l'obligation
que la nation Portugaloise luy auoit: combien fidelement il
auoit versé en sa charge: qu'ayant si souuent tesmoigné pour autruy,
les armes à la main, que l'honneur luy estoit de beaucoup plus1
cher que la vie, il n'estoit pas pour en abandonner le soing pour
soy mesme: que Fortune luy refusant tout moyen de s'opposer à l'iniure
qu'on luy vouloit faire, son courage au moins luy ordonnoit
de s'en oster le sentiment: et de ne seruir de fable au peuple, et de
triomphe, à des personnes qui valoient moins que luy. Ce disant il
se iecta dans le feu.   Sextilia femme de Scaurus, et Paxea femme
de Labeo, pour encourager leurs maris à euiter les dangers, qui les
pressoient, ausquels elles n'auoyent part, que par l'interest de l'affection
coniugale, engagerent volontairement la vie pour leur seruir
en cette extreme necessité, d'exemple et de compagnie. Ce2
qu'elles firent pour leurs maris, Cocceius Nerua le fit pour sa patrie,
moins vtilement, mais de pareil amour. Ce grand Iurisconsulte,
fleurissant en santé, en richesses, en reputation, en credit,
pres de l'Empereur, n'eut autre cause de se tuer, que la compassion
du miserable estat de la chose publique Romaine. Il ne se peut rien
adiouster à la delicatesse de la mort de la femme de Fuluius, familier
d'Auguste. Auguste ayant descouuert, qu'il auoit esuenté vn
secret important qu'il luy auoit fié: vn matin qu'il le vint voir, luy
en fit vne maigre mine. Il s'en retourne au logis plain de desespoir,
et dict tout piteusement à sa femme, qu'estant tombé en ce malheur,3
il estoit resolu de se tuer. Elle tout franchement, Tu ne feras que
raison, veu qu'ayant assez souuent experimenté l'incontinance de
ma langue, tu ne t'en és point donné de garde. Mais laisse, que ie
me tue la premiere: et sans autrement marchander, se donna d'vne
espée dans le corps.   Vibius Virius desesperé du salut de sa ville
assiegée par les Romains, et de leur misericorde, en la derniere
deliberation de leur Senat, apres plusieurs remonstrances employées
à cette fin, conclud que le plus beau estoit d'eschapper à la Fortune
par leurs propres mains. Les ennemis les en auroient en honneur,
et Hannibal sentiroit de combien fideles amis il auroit abandonnés.4
Conuiant ceux qui approuueroient son aduis, d'aller prendre vn bon
souper, qu'on auoit dressé chez luy, où apres auoir fait bonne
chere, ils boiroyent ensemble de ce qu'on luy presenteroit; breuuage
qui deliurera noz corps des tourments, noz ames des iniures,
noz yeux et noz oreilles du sentiment de tant de villains maux, que
les vaincus ont à souffrir des vainqueurs tres cruels et offencez.
I'ay, disoit-il, mis ordre qu'il y aura personnes propres à nous ietter
dans vn bucher au deuant de mon huis, quand nous serons expirez.
Assez approuuerent cette haute resolution: peu l'imiterent. Vingt
sept Senateurs le suiuirent: et apres auoir essayé d'estouffer dans1
le vin cette fascheuse pensée, finirent leur repas par ce mortel
mets: et s'entre-embrassans apres auoir en commun deploré le
malheur de leur païs: les vns se retirerent en leurs maisons, les
autres s'arresterent, pour estre enterrez dans le feu de Vibius auec
luy: et eurent tous la mort si longue, la vapeur du vin ayant
occupé les veines, et retardant l'effect du poison, qu'aucuns furent
à vne heure pres de veoir les ennemis dans Capouë, qui fut emportée
le lendemain, et d'encourir les miseres qu'ils auoyent si cherement
fuy.   Taurea Iubellius, vn autre citoyen de là, le Consul
Fuluius retournant de cette honteuse boucherie qu'il auoit faicte de2
deux cents vingtcinq Senateurs, le rappella fierement par son nom,
et l'ayant arresté: Commande, fit-il, qu'on me massacre aussi apres
tant d'autres, afin que tu te puisses vanter d'auoir tué vn beaucoup
plus vaillant homme que toy. Fuluius le desdaignant, comme
insensé: aussi que sur l'heure il venoit de receuoir lettres de
Rome contraires à l'inhumanité de son execution, qui luy lioient les
mains: Iubellius continua: Puis que mon païs prins, mes amis
morts, et ayant occis de ma main ma femme et mes enfants, pour
les soustraire à la desolation de cette ruine, il m'est interdict de
mourir de la mort de mes concitoyens: empruntons de la vertu la3
vengeance de cette vie odieuse. Et tirant vn glaiue, qu'il auoit
caché, s'en donna au trauers la poictrine, tumbant renuersé, mourant
aux pieds du Consul.   Alexandre assiegeoit vne ville aux
Indes, ceux de dedans se trouuans pressez, se resolurent vigoureusement
à le priuer du plaisir de cette victoire, et s'embraiserent
vniuersellement tous, quand et leur ville, en despit de son humanité.
Nouuelle guerre, les ennemis combattoient pour les sauuer,
eux pour se perdre, et faisoient pour garentir leur mort, toutes les
choses qu'on fait pour garentir sa vie.   Astapa ville d'Espaigne se
trouuant foible de murs et de deffenses, pour soustenir les Romains,
les habitans firent amas de leurs richesses et meubles en la place,
et ayants rengé au dessus de ce monceau les femmes et les enfants,
et l'ayants entouré de bois et matiere propre à prendre feu soudainement
et laissé cinquante ieunes hommes d'entre eux pour l'execution
de leur resolution, feirent vne sortie, où suiuant leur vœu,
à faute de pouuoir vaincre, ils se feirent tous tuer. Les cinquante,
apres auoir massacré toute ame viuante esparse par leur ville, et
mis le feu en ce monceau, s'y lancerent aussi, finissants leur genereuse
liberté en un estat insensible plus tost, que douloureux et1
honteux: et montrant aux ennemis, que si Fortune l'eust voulu, ils
eussent eu aussi bien le courage de leur oster la victoire, comme
ils auoient eu de la leur rendre et frustratoire et hideuse, voire et
mortelle à ceux, qui amorsez par la lueur de l'or coulant en cette
flamme, s'en estants approchez en bon nombre, y furent suffoquez
et bruslez: le reculer leur estant interdict par la foulle, qui les
suiuoit.   Les Abydeens pressez par Philippus, se resolurent de
mesmes: mais estans prins de trop court, le Roy qui eut horreur
de voir la precipitation temeraire de cette execution (les thresors
et les meubles, qu'ils auoyent diuersement condamnez au feu et au2
naufrage, saisis) retirant ses soldats, leur conceda trois iours à se
tuer, auec plus d'ordre et plus à l'aise: lesquels ils remplirent de
sang et de meurtre au delà de toute hostile cruauté: et ne s'en
sauua vne seule personne, qui eust pouuoir sur soy.   Il y a infinis
exemples de pareilles conclusions populaires, qui semblent plus
aspres, d'autant que l'effect en est plus vniuersel. Elles le sont moins
que separées. Ce que le discours ne feroit en chacun, il le fait en
tous: l'ardeur de la societé rauissant les particuliers iugements.
Les condamnez qui attendoyent l'execution, du temps de Tibere,
perdoyent leurs biens, et estoyent priuez de sepulture: ceux qui3
l'anticipoyent en se tuants eux mesmes, estoyens enterrez, et pouuoyent
faire testament.   Mais on desire aussi quelquefois la mort,
pour l'esperance d'vn plus grand bien. Ie desire, dict Sainct Paul,
estre dissoult, pour estre auec Iesus Christ: et, Qui me desprendra
de ces liens? Cleombrotus Ambraciota ayant leu le Phædon de Platon,
entra en si grand appetit de la vie aduenir, que sans autre
occasion il s'alla precipiter en la mer. Par où il appert combien
improprement nous appellons desespoir cette dissolution volontaire,
à laquelle la chaleur de l'espoir nous porte souuent, et souuent
vne tranquille et rassise inclination de iugement.   Iacques du1
Chastel Euesque de Soissons, au voyage d'outremer que fit Sainct
Loys, voyant le Roy et toute l'armée en train de reuenir en France,
laissant les affaires de la religion imparfaictes, print resolution de
s'en aller plus tost en Paradis; et ayant dict à Dieu à ses amis,
donna seul à la veuë d'vn chacun, dans l'armée des ennemis, où il
fut mis en pieces. En certain Royaume de ces nouuelles terres, au
iour d'vne solemne procession, auquel l'idole qu'ils adorent, est
promenée en publicq, sur vn char de merueilleuse grandeur: outre
ce qu'il se void plusieurs se detaillants les morceaux de leur chair
viue, à luy offrir: il s'en void nombre d'autres, se prosternants2
emmy la place, qui se font mouldre et briser souz les rouës, pour
en acquerir apres leur mort, veneration de saincteté, qui leur est
rendue. La mort de cet Euesque les armes au poing, a de la generosité
plus, et moins de sentiment: l'ardeur du combat en amusant
vne partie.   Il y a des polices qui se sont meslées de regler la
iustice et opportunité des morts volontaires. En nostre Marseille il
se gardoit au temps passé du venin preparé à tout de la cigue, aux
despens publics, pour ceux qui voudroient haster leurs iours;
ayants premierement approuué aux six cens, qui estoit leur Senat,
les raisons de leur entreprise: et n'estoit loisible autrement que3
par congé du magistrat, et par occasions legitimes, de mettre la
main sur soy. Cette loy estoit encor' ailleurs.   Sextus Pompeius
allant en Asie, passa par l'Isle de Cea de Negrepont; il aduint de
fortune pendant qu'il y estoit, comme nous l'apprend l'vn de ceux
de sa compagnie, qu'vne femme de grande authorité, ayant rendu
compte à ses citoyens, pourquoy elle estoit resolue de finir sa vie,
pria Pompeius d'assister à sa mort, pour la rendre plus honorable:
ce qu'il fit, et ayant long temps essayé pour neant, à force d'eloquence,
[qui luy estoit merueilleusement à main] et de persuasion,
de la destourner de ce dessein, souffrit en fin qu'elle se contentast.
Elle auoit passé quatre vingts dix ans, en tres-heureux estat d'esprit
et de corps, mais lors couchée sur son lict, mieux paré que de
coustume, et appuyée sur le coude: Les Dieux, dit elle, ô Sextus
Pompeius, et plustost ceux que ie laisse, que ceux que ie vay trouuer,
te sçachent gré dequoy tu n'as desdaigné d'estre et conseiller1
de ma vie, et tesmoing de ma mort. De ma part, ayant tousiours
essayé le fauorable visage de Fortune, de peur que l'enuie de trop
viure ne m'en face voir vn contraire, ie m'en vay d'vne heureuse
fin donner congé aux restes de mon ame, laissant de moy deux
filles et vne legion de nepueux. Cela faict, ayant presché et enhorté
les siens à l'vnion et à la paix, leur ayant departy ses biens, et recommandé
les Dieux domestiques à sa fille aisnée, elle print d'vne
main asseurée la coupe, où estoit le venin, et ayant faict ses vœux
à Mercure, et les prieres de la conduire en quelque heureux siege
en l'autre monde, auala brusquement ce mortel breuuage. Or entretint2
elle la compagnie, du progrez de son operation: et comme
les parties de son corps se sentoyent saisies de froid l'vne apres
l'autre: iusques à ce qu'ayant dict en fin qu'il arriuoit au cœur et
aux entrailles, elle appella ses filles pour luy faire le dernier office,
et luy clorre les yeux.   Pline recite de certaine nation Hyperborée,
qu'en icelle, pour la douce temperature de l'air, les vies ne se finissent
communément que par la propre volonté des habitans; mais
qu'estans las et saouls de viure, ils ont en coustume au bout d'vn
long aage, apres auoir faict bonne chere, se precipiter en la mer,
du hault d'un certain rocher, destiné à ce seruice.   La douleur,3
et vne pire mort, me semblent les plus excusables incitations.

CHAPITRE IIII.    (TRADUCTION LIV. II, CH. IV.)
A demain les affaires.

IE donne auec raison, ce me semble, la palme à Iacques Amiot,
sur tous noz escriuains François; non seulement pour la naïfueté
et pureté du langage, en quoy il surpasse tous autres, ny pour la
constance d'vn si long trauail, ny pour la profondeur de son sçauoir,
ayant peu deuelopper si heureusement vn autheur si espineux et
ferré: car on m'en dira ce qu'on voudra, ie n'entens rien au
Grec, mais ie voy vn sens si bien ioint et entretenu, par tout en sa
traduction, que ou il a certainement entendu l'imagination vraye de
l'autheur, ou ayant par longue conuersation, planté viuement dans
son ame, vne generale idée de celle de Plutarque, il ne luy a aumoins1
rien presté qui le desmente, ou qui le desdie: mais sur tout,
ie luy sçay bon gré, d'auoir sçeu trier et choisir vn liure si digne
et si à propos, pour en faire present à son païs. Nous autres ignorans
estions perdus, si ce liure ne nous eust releué du bourbier:
sa mercy nous osons à cett'heure et parler et escrire: les dames
en regentent les maistres d'escole: c'est nostre breuiaire. Si ce
bon homme vit, ie luy resigne Xenophon pour en faire autant.
C'est vn' occupation plus aisée, et d'autant plus propre à sa vieillesse.
Et puis, ie ne sçay comment il me semble, quoy qu'il se
desmesle bien brusquement et nettement d'vn mauuais pas, que2
toutefois son stile est plus chez soy, quand il n'est pas pressé, et
qu'il roulle à son aise.   I'estois à cett'heure sur ce passage, où
Plutarque dit de soy-mesmes, que Rusticus assistant à vne sienne
declamation à Rome, y receut vn pacquet de la part de l'Empereur,
et temporisa de l'ouurir, iusques à ce que tout fust faict: En quoy,
dit-il, toute l'assistance loua singulierement la grauité de ce personnage.
De vray, estant sur le propos de la curiosité, et de cette
passion auide et gourmande de nouuelles, qui nous fait auec tant
d'indiscretion et d'impatience abandonner toutes choses, pour entretenir
vn nouueau venu, et perdre tout respect et contenance,3
pour crocheter soudain, où que nous soyons, les lettres qu'on nous
apporte: il a eu raison de louër la grauité de Rusticus: et pouuoit
encor y ioindre la louange de sa ciuilité et courtoisie, de n'auoir
voulu interrompre le cours de sa declamation. Mais ie fay doubte
qu'on le peust louër de prudence: car receuant à l'improueu lettres,
et notamment d'vn Empereur, il pouuoit bien aduenir que le
differer à les lire, eust esté d'vn grand preiudice.   Le vice contraire
à la curiosité, c'est la nonchalance: vers laquelle ie panche
euidemment de ma complexion; et en laquelle i'ay veu plusieurs
hommes si extremes, que trois ou quatre iours apres, on retrouuoit
encores en leur pochette les lettres toutes closes, qu'on leur
auoit enuoyées. Ie n'en ouuris iamais, non seulement de celles,
qu'on m'eust commises: mais de celles mesmes que la Fortune1
m'eust faict passer par les mains. Et fais conscience si mes yeux
desrobent par mesgarde, quelque cognoissance des lettres d'importance
qu'il lit, quand ie suis à costé d'vn grand. Iamais homme ne
s'enquit moins, et ne fureta moins és affaires d'autruy.   Du temps
de noz peres Monsieur de Boutieres cuida perdre Turin, pour, estant
en bonne compagnie à soupper, auoir remis à lire vn aduertissement
qu'on luy donnoit des trahisons qui se dressoient contre cette
ville, où il commandoit. Et ce mesme Plutarque m'a appris que
Iulius Cæsar se fust sauué, si allant au Senat, le iour qu'il y fut tué
par les coniurez, il eust leu vn memoire qu'on luy presenta. Et fait2
aussi le compte d'Archias Tyran de Thebes, que le soir auant l'execution
de l'entreprise que Pelopidas auoit faicte de le tuer, pour
remettre son païs en liberté, il luy fut escrit par vn autre Archias
Athenien de poinct en poinct, ce qu'on luy preparoit: et que ce
pacquet luy ayant esté rendu pendant son soupper, il remit à l'ouurir,
disant ce mot, qui depuis passa en prouerbe en Grece: A demain
les affaires.   Vn sage homme peut à mon opinion pour l'interest
d'autruy, comme pour ne rompre indecemment compagnie
ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer vn autre affaire d'importance,
remettre à entendre ce qu'on luy apporte de nouueau:3
mais pour son interest ou plaisir particulier, mesmes s'il est homme
ayant charge publique; pour ne rompre son disner, voyre ny son
sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement estoit à
Rome la place Consulaire, qu'ils appelloyent, la plus honorable à
table, pour estre plus à deliure, et plus accessible à ceux qui suruiendroyent,
pour entretenir celuy qui y seroit assis. Tesmoignage,
que pour estre à table, ils ne se departoyent pas de l'entremise
d'autres affaires et suruenances. Mais quand tout est dict, il est malaisé
és actions humaines, de donner regle si iuste par discours de
raison, que la Fortune n'y maintienne son droict.4

CHAPITRE V.    (TRADUCTION LIV. II, CH. V.)
De la Conscience.

VOYAGEANT vn iour, mon frere Sieur de la Brousse et moy, durant
noz guerres ciuiles, nous rencontrasmes vn Gentilhomme
de bonne façon: il estoit du party contraire au nostre, mais ie
n'en sçauois rien, car il se contrefaisoit autre. Et le pis de ces
guerres, c'est, que les chartes sont si meslées, vostre ennemy n'estant
distingué d'auec vous d'aucune marque apparente, ny de langage,
ny de port, nourry en mesmes loix, mœurs et mesme air,
qu'il est mal-aisé d'y euiter confusion et desordre. Cela me faisoit
craindre à moy-mesme de r'encontrer nos trouppes, en lieu où ie ne
fusse cogneu, pour n'estre en peine de dire mon nom, et de pis à1
l'aduanture. Comme il m'estoit autrefois aduenu: car en vn tel
mescompte, ie perdis et hommes et cheuaux, et m'y tua lon miserablement,
entre autres, vn page Gentil-homme Italien, que ie nourrissois
soigneusement; et fut estainte en luy vne tresbelle enfance,
et pleine de grande esperance. Mais cettuy-cy en auoit vne frayeur
si esperduë, et ie le voyois si mort à chasque rencontre d'hommes
à cheual, et passage de villes, qui tenoient pour le Roy, que ie deuinay
en fin que c'estoient alarmes que sa conscience luy donnoit.
Il sembloit à ce pauure homme qu'au trauers de son masque et des
croix de sa cazaque on iroit lire iusques dans son cœur, ses secrettes2
intentions. Tant est merueilleux l'effort de la conscience.
Elle nous fait trahir, accuser, et combattre nous mesmes, et à
faute de tesmoing estranger, elle nous produit contre nous,

Occultum quatiens animo tortore flagellum.
Ce conte est en la bouche des enfans. Bessus Pœnien reproché
d'auoir de gayeté de cœur abbatu vn nid de moineaux, et les auoir
tuez: disoit auoir eu raison, par ce que ces oysillons ne cessoient
de l'accuser faucement du meurtre de son pere. Ce parricide iusques
lors auoit esté occulte et inconnu: mais les furies vengeresses
de la conscience, le firent mettre hors à celuy mesmes qui en3
deuoit porter la penitence. Hesiode corrige le dire de Platon, que
la peine suit de bien pres le peché: car il dit qu'elle naist en l'instant
et quant et quant le peché. Quiconque attent la peine, il la
souffre, et quiconque l'a meritée, l'attend. La meschanceté fabrique
des tourmens contre soy.

Malum consilium consultori pessimum.

Comme la mouche guespe picque et offence autruy, mais plus soy-mesme,
car elle y perd son esguillon et sa force pour iamais;

Vitásque in vulnere ponunt.

Les cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur
poison de contrepoison, par vne contrarieté de nature. Aussi à
mesme qu'on prend le plaisir au vice, il s'engendre vn desplaisir1
contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations
penibles, veillans et dormans,

Quippe vbi se multi, per somnia sæpe loquentes,
Aut morbo delirantes, procraxe ferantur,
Et celata diu in medium peccata dedisse.

Apollodorus songeoit qu'il se voyoit escorcher par les Scythes, et
puis bouillir dedans vne marmitte, et que son cœur murmuroit en
disant; Ie te suis cause de tous ces maux. Aucune cachette ne sert
aux meschans, disoit Epicurus, par ce qu'ils ne se peuuent asseurer
d'estre cachez, la conscience les descouurant à eux mesmes,2

Prima est hæc vltio, quòd se
Iudice nemo nocens absoluitur.
Comme elle nous remplit de crainte, aussi fait elle d'asseurance
et de confiance. Et ie puis dire auoir marché en plusieurs hazards,
d'vn pas bien plus ferme, en consideration de la secrette science
que i'auois de ma volonté et innocence de mes desseins.

Conscia mens vt cuique sua est, ita concipit intra
Pectora pro facto spémque metúmque suo.

Il y en a mille exemples: il suffira d'en alleguer trois de mesme
personnage. Scipion estant vn iour accusé deuant le peuple Romain3
d'vne accusation importante, au lieu de s'excuser ou de flatter ses
iuges: Il vous siera bien, leur dit-il, de vouloir entreprendre de
iuger de la teste de celuy, par le moyen duquel vous auez l'authorité
de iuger de tout le monde. Et vn' autre fois, pour toute responce
aux imputations que luy mettoit sus vn Tribun du peuple,
au lieu de plaider sa cause: Allons, dit-il, mes citoyens, allons rendre
graces aux Dieux de la victoire qu'ils me donnerent contre les
Carthaginois en pareil iour que cettuy-cy. Et se mettant à marcher
deuant vers le temple, voylà toute l'assemblée, et son accusateur
mesmes à sa suitte. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour4
luy demander compte de l'argent manié en la prouince d'Antioche,
Scipion estant venu au Senat pour cet effect, produisit le liure des
raisons qu'il auoit dessoubs sa robbe, et dit, que ce liure en contenoit
au vray la recepte et la mise: mais comme on le luy demanda
pour le mettre au greffe, il le refusa, disant, ne se vouloir pas faire
cette honte à soy-mesme: et de ses mains en la presence du Senat
le deschira et mit en pieces. Ie ne croy pas qu'vne ame cauterizée
sçeust contrefaire vne telle asseurance: il auoit le cœur trop gros
de nature, et accoustumé à trop haute fortune, dit Tite Liue, pour
sçauoir estre criminel, et se demettre à la bassesse de deffendre
son innocence.   C'est vne dangereuse inuention que celle des
gehennes, et semble que ce soit plustost vn essay de patience
que de verité. Et celuy qui les peut souffrir, cache la verité, et
celuy qui ne les peut souffrir. Car pourquoy la douleur me fera
elle plustost confesser ce qui en est, qu'elle ne me forcera de dire
ce qui n'est pas? Et au rebours, si celuy qui n'a pas faict ce dequoy
on l'accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoy1
ne le sera celuy qui l'a faict, vn si beau guerdon, que de la
vie, luy estant proposé? Ie pense que le fondement de cette inuention,
vient de la consideration de l'effort de la conscience. Car au
coulpable il semble qu'elle aide à la torture pour luy faire confesser
sa faute, et qu'elle l'affoiblisse: et de l'autre part qu'elle fortifie
l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est vn moyen plein
d'incertitude et de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on pour
fuyr à si griefues douleurs?

Etiam innocentes cogit mentiri dolor.

D'où il aduient, que celuy que le iuge a gehenné pour ne le faire2
mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et
mille en ont chargé leur teste de faulces confessions. Entre lesquels
ie loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu'Alexandre
luy fit, et le progrez de sa gehenne. Mais tant y a que c'est,
dit-on, le moins mal que l'humaine foiblesse aye peu inuenter:
bien inhumainement pourtant, et bien inutilement à mon aduis.
Plusieurs nations moins barbares en cela que la Grecque et la
Romaine, qui les appellent ainsin, estiment horrible et cruel de
tourmenter et desrompre vn homme, de la faute duquel vous estes
encore en doubte. Que peut il mais de vostre ignorance? Estes vous3
pas iniustes, qui pour ne le tuer sans occasion, luy faites pis que
le tuer? Qu'il soit ainsi, voyez combien de fois il ayme mieux mourir
sans raison, que de passer par cette information plus penible
que le supplice, et qui souuent par son aspreté deuance le supplice,
et l'execute. Ie ne sçay d'où ie tiens ce conte, mais il rapporte
exactement la conscience de nostre iustice. Vne femme de village
accusoit deuant le General d'armée, grand justicier, vn soldat, pour
auoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui luy restoit
à les substanter, cette armée ayant tout rauagé. De preuue il n'y
en auoit point. Le General apres auoir sommé la femme, de regarder
bien à ce qu'elle disoit, d'autant qu'elle seroit coulpable de son
accusation, si elle mentoit: et elle persistant, il fit ouurir le ventre
au soldat, pour s'esclaircir de la verité du faict: et la femme se
trouua auoir raison. Condemnation instructiue.

CHAPITRE VI.    (TRADUCTION LIV. II, CH. VI.)
De l'exercitation.

IL est malaisé que le discours et l'instruction, encore que nostre
creance s'y applique volontiers, soyent assez puissants pour nous
acheminer iusques à l'action, si outre cela nous n'exerçons et formons
nostre ame par experience au train, auquel nous la voulons
renger: autrement quand elle sera au propre des effets, elle s'y1
trouuera sans doute empeschée. Voylà pourquoy parmy les Philosophes,
ceux qui ont voulu atteindre à quelque plus grande excellence,
ne se sont pas contentez d'attendre à couuert et en repos les
rigueurs de la Fortune, de peur qu'elle ne les surprinst inexperimentez
et nouueaux au combat: ains ils luy sont allez au deuant,
et se sont iettez à escient à la preuue des difficultez. Les vns en
ont abandonné les richesses, pour s'exercer à vne pauureté volontaire:
les autres ont recherché le labeur, et vne austerité de vie
penible, pour se durcir au mal et au trauail: d'autres se sont
priuez des parties du corps les plus cheres, comme de la veuë et2
des membres propres à la generation, de peur que leur seruice
trop plaisant et trop mol, ne relaschast et n'attendrist la fermeté
de leur ame.   Mais à mourir, qui est la plus grande besoigne que
nous ayons à faire, l'exercitation ne nous y peut ayder. On se peut
par vsage et par experience fortifier contre les douleurs, la honte,
l'indigence; et tels autres accidents: mais quant à la mort, nous
ne la pouuons essayer qu'vne fois: nous y sommes tous apprentifs,
quand nous y venons.   Il s'est trouué anciennement des hommes
si excellens mesnagers du temps, qu'ils ont essayé en la mort
mesme, de la gouster et sauourer: et ont bandé leur esprit, pour3
voir que c'estoit de ce passage: mais ils ne sont pas reuenus nous
en dire les nouuelles.

Nemo expergitus extat,
Frigida quem semel est vitaï pausa sequuta.
Canius Iulius noble Romain, de vertu et fermeté singuliere, ayant
esté condamné à la mort par ce marault de Caligula: outre plusieurs
merueilleuses preuues qu'il donna de sa resolution, comme
il estoit sur le poinct de souffrir la main du bourreau, vn Philosophe
son amy luy demanda: Et bien Canius, en quelle démarche est
à cette heure vostre ame? que fait elle? en quels pensemens estes
vous? Ie pensois, luy respondit-il, à me tenir prest et bandé de
toute ma force, pour voir, si en cet instant de la mort, si court et
si brief, ie pourray apperceuoir quelque deslogement de l'ame, et
si elle aura quelque ressentiment de son yssuë, pour, si i'en aprens1
quelque chose, en reuenir donner apres, si ie puis, aduertissement
à mes amis. Cestuy-cy philosophe non seulement iusqu'à la mort,
mais en la mort mesme. Quelle asseurance estoit-ce, et quelle
fierté de courage, de vouloir que sa mort luy seruist de leçon, et
auoir loisir de penser ailleurs en vn si grand affaire?

Ius hoc animi morientis habebat.
Il me semble toutesfois qu'il y a quelque façon de nous appriuoiser
à elle, et de l'essayer aucunement. Nous en pouuons auoir experience,
sinon entiere et parfaicte: aumoins telle qu'elle ne soit
pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez. Si nous ne2
la pouuons ioindre, nous la pouuons approcher, nous la pouuons
reconnoistre: et si nous ne donnons iusques à son fort, aumoins
verrons nous et en pratiquerons les aduenuës. Ce n'est pas sans
raison qu'on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour la
ressemblance qu'il a de la mort. Combien facilement nous passons
du veiller au dormir, auec combien peu d'interest nous perdons la
connoissance de la lumiere et de nous! A l'aduenture pourroit sembler
inutile et contre Nature la faculté du sommeil, qui nous priue
de toute action et de tout sentiment, n'estoit que par iceluy Nature
nous instruict, quelle nous a pareillement faicts pour mourir, que3
pour viure, et dés la vie nous presente l'eternel estat qu'elle nous
garde apres icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la
crainte.   Mais ceux qui sont tombez par quelque violent accident
en defaillance de cœur, et qui y ont perdu tous sentimens, ceux là
à mon aduis ont esté bien pres de voir son vray et naturel visage.
Car quant à l'instant et au poinct du passage, il n'est pas à craindre,
qu'il porte auec soy aucun trauail ou desplaisir: d'autant que
nous ne pouuons auoir nul sentiment, sans loisir. Nos souffrances
ont besoing de temps, qui est si court et si precipité en la mort,
qu'il faut necessairement qu'elle soit insensible. Ce sont les approches
que nous auons à craindre: et celles-là peuuent tomber en
experience.   Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination,
que par effect. I'ay passé vne bonne partie de mon aage
en vne parfaite et entiere santé: ie dy non seulement entiere, mais
encore allegre et bouillante. Cet estat plein de verdeur et de feste,
me faisoit trouuer si horrible la consideration des maladies, que
quand ie suis venu à les experimenter, i'ay trouué leurs pointures
molles et lasches au prix de ma crainte. Voicy que i'espreuue tous
les iours: Suis-ie à couuert chaudement dans vne bonne sale, pendant1
qu'il se passe vne nuict orageuse et tempesteuse: ie m'estonne
et m'afflige pour ceux qui sont lors en la campaigne: y suis-ie
moy-mesme, ie ne desire pas seulement d'estre ailleurs. Cela seul,
d'estre tousiours enfermé dans vne chambre, me sembloit insupportable:
ie fus incontinent dressé à y estre vne semaine, et vn
mois, plein d'émotion, d'alteration et de foiblesse: et ay trouué
que lors de ma santé, ie plaignois les malades beaucoup plus, que
ie ne me trouue à plaindre moy-mesme, quand i'en suis; et que la
force de mon apprehension encherissoit pres de moitié l'essence et
verité de la chose. I'espere qu'il m'en aduiendra de mesme de la2
mort: et qu'elle ne vaut pas la peine que ie prens à tant d'apprests
que ie dresse, et tant de secours que i'appelle et assemble pour en
soustenir l'effort. Mais à toutes aduantures nous ne pouuons nous
donner trop d'auantage.   Pendant nos troisiesmes troubles, ou
deuxiesmes, il ne me souuient pas bien de cela, m'estant allé vn
iour promener à vne lieuë de chez moy, qui suis assis dans le
moiau de tout le trouble des guerres ciuiles de France; estimant
estre en toute seureté, et si voisin de ma retraicte, que ie n'auoy,
point besoin de meilleur equipage, i'auoy pris vn cheual bien aisé,
mais non guere ferme. A mon retour, vne occasion soudaine s'estant3
presentée de m'aider de ce cheual à vn seruice, qui n'estoit pas
bien de son vsage, vn de mes gens grand et fort, monté sur vn
puissant roussin, qui auoit vne bouche desesperée, frais au demeurant
et vigoureux, pour faire le hardy et deuancer ses compaignons,
vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre
comme vn colosse sur le petit homme et petit cheual, et le foudroyer
de sa roideur et de sa pesanteur, nous enuoyant l'vn et
l'autre les pieds contre-mont: si que voila le cheual abbatu et
couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, estendu à la
renuerse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que4
i'auoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pieces,
n'ayant ny mouuement, ny sentiment, non plus qu'vne souche. C'est
le seul esuanouissement que i'aye senty, iusques à cette heure.
Ceux qui estoient auec moy, apres auoir essayé par tous les moyens
qu'ils peurent, de me faire reuenir, me tenans pour mort, me prindrent
entre leurs bras, et m'emportoient auec beaucoup de difficulté
en ma maison, qui estoit loing de là, enuiron vne demy
lieuë Françoise. Sur le chemin, et apres auoir esté plus de deux
grosses heures tenu pour trespassé, ie commençay à me mouuoir
et respirer: car il estoit tombé si grande abondance de sang dans1
mon estomach, que pour l'en descharger, Nature eut besoin de
resusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où ie rendy vn
plein seau de bouillons de sang pur: et plusieurs fois par le chemin,
il m'en falut faire de même. Par là ie commençay à reprendre
vn peu de vie, mais ce fut par les menus, et par vn si long traict
de temps, que mes premiers sentimens estoient beaucoup plus approchans
de la mort que de la vie.

Perchè, dubbiosa anchor del suo ritorno,
Non s'assecura attonita la mente.
Cette recordation que i'en ay fort empreinte en mon ame, me representant2
son visage et son idée si pres du naturel, me concilie
aucunement à elle. Quand ie commençay à y voir, ce fut d'vne
veuë si trouble, si foible, et si morte, que ie ne discernois encores
rien que la lumiere,

—come quel ch'or apre, or chiude
Gli occhi, mezzo tra'l sonno è l'esser desto.

Quant aux functions de l'ame, elles naissoient auec mesme progrez,
que celles du corps. Ie me vy tout sanglant: car mon pourpoinct
estoit taché par tout du sang que i'auoy rendu. La premiere
pensée qui me vint, ce fut que i'auoy vne harquebusade en la teste:3
de vray en mesme temps, il s'en tiroit plusieurs autour de nous. Il
me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu'au bout des léures:
ie fermois les yeux pour ayder, ce me sembloit, à la pousser hors,
et prenois plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. C'estoit vne
imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame,
aussi tendre et aussi foible que tout le reste: mais à la verité non
seulement exempte de desplaisir, ains meslée à cette douceur, que
sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil.   Ie croy que c'est
ce mesme estat, où se trouuent ceux qu'on void défaillans de foiblesse,
en l'agonie de la mort: et tiens que nous les plaignons4
sans cause, estimans qu'ils soyent agitez de griéues douleurs, ou
auoir l'ame pressée de cogitations penibles. Ç'a esté tousiours mon
aduis, contre l'opinion de plusieurs, et mesme d'Estienne de la
Boetie, que ceux que nous voyons ainsi renuersez et assoupis aux
approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par
accident d'vne apoplexie, ou mal caduc,

(vi morbi sæpe coactus
Ante oculos aliquis nostros, vt fulminis ictu,
Concidit, et spumas agit: ingemit, et fremit artus,
Desipit, extentat neruos, torquetur, anhelat,
Inconstanter et in iactando membra fatigat.)

ou blessez en la teste, que nous oyons rommeller, et rendre par
fois des souspirs trenchans, quoy que nous en tirons aucuns signes,
par où il semble qu'il leur reste encore de la cognoissance, et1
quelques mouuemens que nous leur voyons faire du corps: i'ay
tousiours pensé, dis-ie, qu'ils auoient et l'ame et le corps enseueli,
et endormy.

Viuit, et est vitæ nescius ipse suæ.

Et ne pouuois croire qu'à vn si grand estonnement de membres, et
si grande défaillance des sens, l'ame peust maintenir aucune force
au dedans pour se recognoistre: et que par ainsin ils n'auoient
aucun discours qui les tourmentast, et qui leur peust faire iuger et
sentir la misere de leur condition, et que par consequent, ils n'estoient
pas fort à plaindre.   Ie n'imagine aucun estat pour moy si insupportable2
et horrible, que d'auoir l'ame vifue, et affligée, sans moyen
de se declarer. Comme ie dirois de ceux qu'on enuoye au supplice,
leur ayant couppé la langue: si ce n'estoit qu'en cette sorte de
mort, la plus muette me semble la mieux seante, si elle est accompaignée
d'vn ferme visage et graue. Et comme ces miserables prisonniers
qui tombent és mains des vilains bourreaux soldats de ce
temps, desquels ils sont tourmentez de toute espece de cruel traictement,
pour les contraindre à quelque rançon excessiue et impossible:
tenus cependant en condition et en lieu, où ils n'ont moyen
quelconque d'expression et signification de leurs pensées et de leur3
misere.   Les Poëtes ont feint quelques Dieux fauorables à la deliurance
de ceux qui trainoient ainsin vne mort languissante:

Hunc ego Diti
Sacrum iussa fero, téque isto corpore soluo.

Et les voix et responses courtes et descousues, qu'on leur arrache
quelquefois à force de crier autour de leurs oreilles, et de les tempester,
ou des mouuemens qui semblent auoir quelque consentement
à ce qu'on leur demande, ce n'est pas tesmoignage qu'ils
viuent pourtant, au moins vne vie entiere. Il nous aduient ainsi sur
le beguayement du sommeil, auant qu'il nous ait du tout saisis, de4
sentir comme en songe, ce qui se faict autour de nous, et suyure
les voix, d'vne ouye trouble et incertaine, qui semble ne donner
qu'aux bords de l'ame: et faisons des responses à la suitte des dernieres
paroles, qu'on nous a dites, qui ont plus de fortune que de
sens.   Or à present que ie l'ay essayé par effect, ie ne fay nul
doubte que ie n'en aye bien iugé iusques à cette heure. Car premierement
estant tout esuanouy, ie me trauaillois d'entr'ouurir mon
pourpoinct à beaux ongles, car i'estoy desarmé, et si sçay que ie
ne sentois en l'imagination rien qui me blessast. Car il y a plusieurs
mouuemens en nous, qui ne partent pas de nostre ordonnance.

Semianimésque micant digiti, ferrúmque retractant.1

Ceux qui tombent, eslancent ainsi les bras au deuant de leur cheute,
par vne naturelle impulsion, qui fait que nos membres se prestent
des offices, et ont des agitations à part de nostre discours:

Falciferos memorant currus abscindere membra,
Vt tremere in terra videatur ab artubus, id quod
Decidit abscissum, cùm mens tamen atque hominis vis
Mobilitate mali, non quit sentire dolorem.

I'auoy mon estomach pressé de ce sang caillé, mes mains y couroient
d'elles-memes, comme elles font souuent, où il nous demange,
contre l'aduis de nostre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des2
hommes mesmes, apres qu'ils sont trespassez, ausquels on voit
resserrer et remuer des muscles. Chacun sçait par experience, qu'il
a des parties qui se branslent, dressent et couchent souuent sans
son congé. Or ces passions qui ne nous touchent que par l'escorse,
ne se peuuent dire nostres. Pour les faire nostres, il faut que
l'homme y soit engagé tout entier: et les douleurs que le pied ou
la main sentent pendant que nous dormons, ne sont pas à nous.
Comme i'approchay de chez moy, où l'alarme de ma cheute
auoit desia couru, et que ceux de ma famille m'eurent rencontré,
auec les cris accoustumez en telles choses: non seulement ie respondois3
quelque mot à ce qu'on me demandoit, mais encore ils
disent que ie m'aduisay de commander qu'on donnast vn cheual à
ma femme, que ie voyoy s'empestrer et se tracasser dans le chemin,
qui est montueux et mal-aisé. Il semble que cette consideration
deust partir d'vne ame esueillée; si est-ce que ie n'y estois
aucunement: c'estoyent des pensemens vains en nuë, qui estoyent
esmeuz par les sens des yeux et des oreilles: ils ne venoyent pas de
chez moy. Ie ne sçauoy pourtant ny d'où ie venoy, ny où i'aloy, ny
ne pouuois poiser et considerer ce qu'on me demandoit: ce sont
de legers effects, que les sens produysoyent d'eux mesmes, comme4
d'vn vsage: ce que l'ame y prestoit, c'estoit en songe, touchée bien
legerement, et comme lechée seulement et arrosée par la molle
impression des sens. Cependant mon assiette estoit à la verité tres-douce
et paisible: ie n'auoy affliction ny pour autruy ny pour moy:
c'estoit vne langueur et vne extreme foiblesse, sans aucune douleur.
Ie vy ma maison sans la recognoistre. Quand on m'eut couché,
ie senty vne infinie douceur à ce repos: car i'auoy esté vilainement
tirassé par ces pauures gens, qui auoyent pris la peine de me porter
sur leurs bras, par vn long et tres-mauuais chemin, et s'y
estoient lassez deux ou trois fois les vns apres les autres. On me
presenta force remedes, dequoy ie n'en receuz aucun, tenant pour
certain, que i'estoy blessé à mort par la teste. C'eust esté sans
mentir vne mort bien heureuse: car la foiblesse de mon discours1
me gardoit d'en rien iuger, et celle du corps d'en rien sentir. Ie me
laissoy couler si doucement, et d'vne façon si molle et si aisée, que
ie ne sens guere autre action moins poisante que celle-la estoit.
Quand ie vins à reuiure, et à reprendre mes forces,

Vt tandem sensus conualuere mei,

qui fut deux ou trois heures apres, ie me senty tout d'vn train rengager
aux douleurs, ayant les membres tous moulus et froissez de
ma cheute, et en fus si mal deux ou trois nuits apres, que i'en cuiday
remourir encore vn coup: mais d'vne mort plus vifue, et me
sens encore de la secousse de cette froissure. Ie ne veux pas oublier2
cecy, que la derniere chose en quoy ie me peuz remettre, ce fut la
souuenance de cet accident: et me fis redire plusieurs fois, où
i'aloy, d'où ie venoy, à quelle heure cela m'estoit aduenu, auant
que de le pouuoir conceuoir. Quant à la façon de ma cheute, on me
la cachoit, en faueur de celuy, qui en auoit esté cause, et m'en
forgeoit on d'autres. Mais long temps apres, et le lendemain, quand
ma memoire vint à s'entr'ouurir, et me representer l'estat, où ie
m'estoy trouué en l'instant que i'auoy aperçeu ce cheual fondant sur
moy (car ie l'auoy veu à mes talons, et me tins pour mort: mais ce
pensement auoit esté si soudain, que la peur n'eut pas loisir de s'y3
engendrer) il me sembla que c'estoit vn esclair qui me frapoit l'ame
de secousse, et que ie reuenoy de l'autre monde.   Ce conte d'vn
euénement si leger, est assez vain, n'estoit l'instruction que i'en ay
tirée pour moy: car à la verité pour s'apriuoiser à la mort, ie
trouue qu'il n'y a que de s'en auoisiner. Or, comme dit Pline, chacun
est à soy-mesmes vne tres bonne discipline, pourueu qu'il ait
la suffisance de s'espier de pres. Ce n'est pas icy ma doctrine, c'est
mon estude: et n'est pas la leçon d'autruy, c'est la mienne. Et ne
me doibt on pourtant sçauoir mauuais gré, si ie la communique. Ce
qui me sert, peut aussi par accident seruir à vn autre. Au demeurant,
ie ne gaste rien, ie n'vse que du mien. Et si ie fay le fol, c'est
à mes despends, et sans l'interest de personne: car c'est en follie,
qui meurt en moy, qui n'a point de suitte. Nous n'auons nouuelles
que de deux ou trois anciens, qui ayent battu ce chemin: et si ne
pouuons dire, si c'est du tout en pareille maniere à cette-cy, n'en
connoissant que les noms. Nul depuis ne s'est ietté sur leur trace.
C'est vne espineuse entreprinse, et plus qu'il ne semble, de suyure
vne alleure si vagabonde, que celle de nostre esprit: de penetrer1
les profondeurs opaques de ses replis internes: de choisir et arrester
tant de menus airs de ses agitations: et est vn amusement
nouueau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes
du monde: ouy, et des plus recommandées.   Il y a plusieurs
années que ie n'ay que moy pour visée à mes pensées, que
ie ne contrerolle et n'estudie que moy. Et si i'estudie autre chose,
c'est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux
dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il se faict des autres
sciences, sans comparaison moins vtiles, ie fay part de ce que i'ay
apprins en cette cy: quoy que ie ne me contente guere du progrez2
que i'y ay faict. Il n'est description pareille en difficulté, à la description
de soy-mesmes, ny certes en vtilité. Encore se faut il
testonner, encore se faut il ordonner et renger pour sortir en
place. Or ie me pare sans cesse: car ie me descris sans cesse.
La coustume a faict le parler de soy, vicieux: et le prohibe
obstinéement en hayne de la ventance, qui semble tousiours estre
attachée aux propres tesmoignages. Au lieu qu'on doit moucher
l'enfant, cela s'appelle l'enaser,

In vicium ducit culpæ fuga.

Ie trouue plus de mal que de bien à ce remede. Mais quand il seroit3
vray, que ce fust necessairement, presomption, d'entretenir le peuple
de soy: ie ne doy pas suyuant mon general dessein, refuser vne
action qui publie cette maladiue qualité, puis qu'elle est en moy:
et ne doy cacher cette faute, que i'ay non seulement en vsage, mais
en profession. Toutesfois à dire ce que i'en croy, cette coustume a
tort de condamner le vin, par ce que plusieurs s'y enyurent. On ne
peut abuser que des choses qui sont bonnes. Et croy de cette regle,
qu'elle ne regarde que la populaire defaillance. Ce sont brides à
veaux, desquelles ny les Saincts, que nous oyons si hautement parler
d'eux, ny les Philosophes, ny les Theologiens ne se brident. Ne
fay-ie moy, quoy que ie soye aussi peu l'vn que l'autre. S'ils n'en
escriuent à point nommé, aumoins, quand l'occasion les y porte, ne
feignent ils pas de se ietter bien auant sur le trottoir. Dequoy traitte
Socrates plus largement que de soy? A quoy achemine il plus souuient
les propos de ses disciples, qu'à parler d'eux, non pas de la
leçon de leur liure, mais de l'estre et branle de leur ame? Nous
nous disons religieusement à Dieu, et à nostre confesseur, comme
noz voisins à tout le peuple. Mais nous n'en disons, me respondra-on,
que les accusations. Nous disons donc tout: car nostre vertu1
mesme est fautiere et repentable. Mon mestier et mon art, c'est
viure. Qui me defend d'en parler selon mon sens, experience et
vsage: qu'il ordonne à l'architecte de parler des bastiments non
selon soy, mais selon son voisin, selon la science d'vn autre, non
selon la sienne. Si c'est gloire, de soy-mesme publier ses valeurs,
que ne met Cicero en auant l'eloquence de Hortense; Hortense celle
de Cicero? A l'aduenture entendent ils que ie tesmoigne de moy par
ouurage et effects, non nuement par des paroles. Ie peins principalement
mes cogitations, subiect informe, qui ne peut tomber en
production ouuragere. A toute peine le puis ie coucher en ce corps2
aëré de la voix. Des plus sages hommes, et des plus deuots, ont
vescu fuyants tous apparents effects. Les effects diroyent plus de la
Fortune, que de moy. Ils tesmoignent leur roolle, non pas le mien,
si ce n'est coniecturalement et incertainement. Eschantillons d'vne
montre particuliere. Ie m'estalle entier: c'est vn skeletos, où d'vne
veuë les veines, les muscles, les tendons paroissent, chasque piece
en son siege. L'effect de la toux en produisoit vne partie: l'effect de
la palleur ou battement de cœur vn' autre, et doubteusement. Ce ne
sont mes gestes que i'escris; c'est moy, c'est mon essence.   Ie tien
qu'il faut estre prudent à estimer de soy, et pareillement conscientieux3
à en tesmoigner: soit bas, soit haut, indifferemment. Si ie
me sembloy bon et sage tout à fait, ie l'entonneroy à pleine teste.
De dire moins de soy, qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie: se
payer de moins, qu'on ne vaut, c'est lascheté et pusillanimité selon
Aristote. Nulle vertu ne s'ayde de la fausseté: et la verité n'est iamais
matiere d'erreur. De dire de soy plus qu'il n'en y a, ce n'est
pas tousiours presomption, c'est encore souuent sottise. Se complaire
outre mesure de ce qu'on est, en tomber en amour de soy
indiscrete, est à mon aduis la substance de ce vice. Le supreme remede
à le guarir, c'est faire tout le rebours de ce que ceux icy ordonnent,
qui en défendant le parler de soy, defendent par consequent
encore plus de penser à soy. L'orgueil gist en la pensée: la
langue n'y peut auoir qu'vne bien legere part.   De s'amuser à soy,
il leur semble que c'est se plaire en soy: de se hanter et prattiquer,
que c'est se trop cherir. Mais cet excez naist seulement en ceux qui1
ne se tastent que superficiellement, qui se voyent apres leurs affaires,
qui appellent resuerie et oysiueté de s'entretenir de soy, et
s'estoffer et bastir, faire des chasteaux en Espaigne: s'estimants
chose tierce et estrangere à eux mesmes. Si quelcun s'enyure de sa
science, regardant souz soy: qu'il tourne les yeux au dessus vers les
siecles passez, il baissera les cornes, y trouuant tant de milliers
d'esprits, qui le foulent aux pieds. S'il entre en quelque flateuse
presomption de sa vaillance, qu'il se ramentoiue les vies de Scipion,
d'Epaminondas, de tant d'armées, de tant de peuples, qui le laissent
si loing derriere eux. Nulle particuliere qualité n'enorgueillira celuy,2
qui mettra quand et quand en compte, tant d'imparfaittes et foibles
qualitez autres, qui sont en luy, et au bout, la nihilité de l'humaine
condition. Parce que Socrates auoit seul mordu à certes au precepte
de son Dieu, de se connoistre, et par cet estude estoit arriué à se
mespriser, il fut estimé seul digne du nom de Sage. Qui se connoistra
ainsi, qu'il se donne hardiment à connoistre par sa bouche.

L'AUTEUR AU LECTEUR.    (ORIGINAL : AV LECTEVR)

Ce livre, lecteur, est un livre de bonne foi.

Il t'avertit, dès le début, que je ne l'ai écrit que pour moi et quelques intimes, sans me préoccuper qu'il pût être pour toi de quelque intérêt, ou passer à la postérité; de si hautes visées sont au-dessus de ce dont je suis capable. Je le destine particulièrement à mes parents et à mes amis, afin que lorsque je ne serai plus, ce qui ne peut tarder, ils y retrouvent quelques traces de mon caractère et de mes idées et, par là, conservent encore plus entière et plus vive la connaissance qu'ils ont de moi. Si je m'étais proposé de rechercher la faveur du public, je me serais mieux attifé et me présenterais sous une forme étudiée pour produire meilleur effet; je tiens, au contraire, à ce qu'on m'y voie en toute simplicité, tel que je suis d'habitude, au naturel, sans que mon maintien soit composé ou que j'use d'artifice, car c'est moi que je dépeins. Mes défauts s'y montreront au vif et l'on m'y verra dans toute mon ingénuité, tant au physique qu'au moral, autant du moins que les convenances le permettent. Si j'étais né parmi ces populations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des lois primitives de la nature, je me serais très volontiers, je t'assure, peint tout entier et dans la plus complète nudité.

Ainsi, lecteur, c'est moi-même qui fais l'objet de mon livre; peut-être n'est-ce pas là une raison suffisante pour que tu emploies tes loisirs à un sujet aussi peu sérieux et de si minime importance.

Sur ce, à la grâce de Dieu.

A Montaigne, ce 1er mars 1580.

Nota.—Cette traduction a été faite d'après l'édition de 1595, en tenant compte toutefois de quelques variantes du manuscrit de Bordeaux, complétant ou accentuant la pensée de l'auteur.—Ces variantes, dont le relevé est donné dans le quatrième volume, sont pour la plupart de très minime importance: elles portent en très grand nombre sur l'orthographe; de-ci, de-là, constituent des additions ou des suppressions de mots ou encore des substitutions d'un mot à un autre, soit pour éviter des répétitions, soit pour préciser; et parfois, mais rarement, de légères modifications dans la construction de membres de phrase; dans la quantité, il n'en est pas une qui modifie sensiblement le sens. Celles dont il a été tenu compte sont signalées par un astérisque (*).


LIVRE  PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.    (ORIGINAL LIV. I, CH. I.)
Divers moyens mènent à même fin.

La soumission vous concilie d'ordinaire ceux que vous avez offensés; parfois une attitude résolue produit le même résultat.—La façon la plus ordinaire d'attendrir les cœurs de ceux que nous avons offensés, quand, leur vengeance en main, nous sommes à leur merci, c'est de les émouvoir par notre soumission, en leur inspirant commisération et pitié; toutefois la bravoure, la constance et la résolution, qui sont des moyens tout contraires, ont quelquefois produit le même résultat.

Edouard, prince de Galles, celui-là même qui, si longtemps, fut régent de notre province de Guyenne, personnage dont les actes et la fortune ont maintes fois témoigné de beaucoup de grandeur d'âme, s'étant emparé de vive force de Limoges, avait ordonné le massacre de ses habitants qui l'avaient gravement offensé. Il cheminait à travers la ville, et les cris de ceux, hommes, femmes et enfants, ainsi voués à la mort, qui, prosternés à ses pieds, imploraient merci, n'avaient pu attendrir son âme; quand s'offrirent à sa vue trois gentilshommes français, qui, avec une hardiesse incroyable, tenaient tête, à eux seuls, à son armée victorieuse. Un tel courage lui inspira une considération et un respect qui calmèrent subitement sa colère; sur-le-champ il leur fit grâce, et cette grâce, il l'étendit à tous les autres habitants de la ville.

Scanderberg, prince d'Epire, poursuivait avec l'intention de le tuer, un de ses soldats; celui-ci, après avoir essayé en vain de l'apaiser par des protestations de toutes sortes et les plus humbles supplications, se résolut, en désespoir de cause, à l'attendre l'épée à la main. Cet acte de résolution arrêta net l'exaspération de son maître qui, en le voyant prendre un si honorable parti, lui fit grâce. Ce fait est susceptible d'être interprété autrement que je ne le fais, mais par ceux-là seulement qui ignorent la force prodigieuse et le courage dont ce prince était doué.

L'empereur Conrad III, assiégeant Guelphe, duc de Bavière, n'avait consenti à ne laisser sortir de la ville que les femmes des gentilshommes qui s'y trouvaient enfermées avec son ennemi, s'engageant à respecter leur honneur, mais ne leur accordant de sortir qu'à pied, en n'emportant que ce qu'elles pourraient porter elles-mêmes; et il s'était refusé à adoucir ces conditions, quelques autres satisfactions qu'on lui offrît, si humiliantes qu'elles fussent. N'écoutant que leur grand cœur, ces femmes s'avisèrent alors de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le duc lui-même. L'empereur fut tellement saisi de cette touchante marque de courage, qu'il en pleura d'attendrissement; la haine mortelle qu'il avait vouée au duc, dont il voulait la perte, en devint moins ardente; et, à partir de ce moment, il le traita lui et les siens avec humanité.

Comment s'explique que ces deux sentiments contraires produisent le même effet.—L'un et l'autre de ces deux moyens réussiraient aisément auprès de moi, car j'ai une grande propension à la miséricorde et à la bienveillance; cependant j'estime que je céderais encore plus facilement à la compassion qu'à l'admiration, bien que la pitié soit considérée comme une passion condamnable par les stoïciens, qui concèdent bien qu'on secoure les affligés, mais non qu'on s'attendrisse et qu'on compatisse à leurs souffrances. Les exemples qui précèdent me semblent rentrer davantage dans la réalité des choses; ils nous montrent l'âme aux prises avec ces deux sentiments contraires: résister à l'un sans fléchir, et céder à l'autre. Cela peut s'expliquer en admettant que se laisser gagner par la pitié, est plus facile et le propre des cœurs débonnaires et peu énergiques; d'où il résulte que les êtres les plus faibles, comme les femmes, les enfants et les gens du commun y sont plus particulièrement portés; tandis que ne pas se laisser attendrir par les larmes et les prières, et finir par se rendre seulement devant les signes manifestes d'un courage incontestable, est le fait d'une âme forte et bien trempée, aimant et honorant les caractères énergiques et tenaces.

Et cependant, l'étonnement et l'admiration peuvent produire ces mêmes effets sur des natures moins généreuses; témoin le peuple thébain qui, appelé à prononcer dans une accusation capitale intentée contre les capitaines de son armée, pour s'être maintenus en charge au delà du temps durant lequel ils devaient l'exercer, acquitta à grand'peine Pélopidas qui, accablé de cette mise en jugement, ne sut, pour se défendre, que gémir et supplier; tandis qu'au contraire, à l'égard d'Epaminondas qui, après avoir exposé en termes magnifiques les actes de son commandement, la tête haute, la parole sarcastique, se mit à reprocher au peuple son ingratitude, l'assemblée, pénétrée d'admiration vis-à-vis de cet homme d'un si grand courage, se dispersa sans même oser aller au scrutin.

Cruauté obstinée de Denys l'ancien, tyran de Syracuse.—Denys l'ancien, s'étant emparé, après un siège très long et très difficile, de la ville de Reggium, et avec elle de Phyton, homme de grande vertu, qui y commandait et avait dirigé cette défense opiniâtre, voulut en tirer une vengeance éclatante qui servît d'exemple. Tout d'abord, il lui apprit que la veille, il avait fait noyer son fils et tous ses autres parents; à quoi Phyton se borna à répondre: «Qu'ils en étaient d'un jour plus heureux que lui.» Puis il le livra aux bourreaux qui le dépouillèrent de ses vêtements et le traînèrent à travers la ville, le fouettant ignominieusement à coups redoublés, l'accablant en outre des plus brutales et cruelles injures. Phyton, conservant toute sa présence d'esprit et son courage, ne faiblit pas; ne cessant de se targuer à haute voix de l'honorable et glorieuse défense qu'il avait faite et qui était cause de sa mort, n'ayant pas voulu livrer sa patrie aux mains d'un tyran, le menaçant lui-même d'une prochaine punition des dieux. Lisant dans les yeux de la plupart de ses soldats qu'au lieu d'être excités par ses bravades contre cet ennemi vaincu, qui les provoquait au mépris de leur chef et dépréciait son triomphe, étonnés d'un tel courage, ils s'en laissaient attendrir et commençaient à murmurer, parlant même d'arracher Phyton des mains de ses bourreaux, Denys mit fin à ce martyr et, à la dérobée, l'envoya noyer à la mer.

L'homme est ondoyant et divers; conduite opposée de Sylla et de Pompée dans des circonstances analogues.—En vérité, l'homme est de nature bien peu définie et étrangement ondoyant et divers; il est malaisé de porter sur lui un jugement ferme et uniforme. Ainsi, voilà Pompée qui pardonne à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il était fort animé, en considération de la vertu et de la grandeur d'âme de Zénon l'un de leurs concitoyens qui, se donnant comme l'unique coupable de leur conduite envers lui, demandait en grâce d'en porter seul la peine; tandis qu'à Pérouse, en semblable circonstance, un citoyen de cette ville, également distingué par ses vertus, dont Sylla avait été l'hôte, par un dévouement pareil, n'en obtient rien ni pour lui-même, ni pour les autres.

Cruauté d'Alexandre le Grand envers des ennemis dont la valeur méritait mieux.—A l'encontre des premiers exemples que j'ai cités, nous voyons Alexandre, l'homme le plus hardi qui fut jamais, d'ordinaire si généreux à l'égard des vaincus, devenu maître, après de nombreuses et grandes difficultés, de la ville de Gaza, en agir tout autrement à l'égard de Bétis qui commandait cette place et qui, pendant le siège, avait donné les preuves d'une éclatante valeur. Le rencontrant seul, abandonné des siens, ses armes brisées, couvert de sang et de plaies et combattant encore au milieu d'un groupe de Macédoniens qui le harcelaient de toutes parts, Alexandre, vivement affecté d'une victoire si chèrement achetée (entre autres dommages, lui-même venait d'y recevoir deux blessures), lui dit: «Tu ne mourras pas comme tu le souhaites, Bétis; sois certain qu'avant, il te faudra souffrir les plus cruels tourments qui se puissent imaginer contre un captif.» A cette menace, Bétis ne répondant rien et, au plus grand calme, joignant une attitude hautaine et pleine de défi, Alexandre, devant * ce silence fier et obstiné, s'écria: «A-t-il seulement fléchi le genou! s'est-il laissé aller à quelques supplications! ah vraiment, je vaincrai ce mutisme; et si je ne puis lui arracher une parole, j'arriverai bien à lui arracher quelque gémissement.» Et, passant de la colère à la rage, il lui fit percer les talons et, encore plein de vie, attacher à l'arrière d'un char et traîner ainsi jusqu'à ce que, mis en pièces, les membres rompus, il rendît le dernier soupir. Quel peut avoir été le mobile de tant de cruauté chez Alexandre? Serait-ce qu'à lui-même, courageux au delà de toute expression, cette vertu semblait tellement naturelle, que non seulement elle ne le transportait pas d'admiration, mais encore qu'il en faisait peu de cas; ou bien que, la considérant comme son apanage exclusif, il ne pouvait la supporter à un aussi haut degré chez les autres, sans en être jaloux; ou enfin, est-ce qu'il était hors d'état de se modérer dans ses transports de colère?—Certainement, s'il eût été capable de se maîtriser, il est à croire que lors de la prise et du sac de Thèbes, il se fût contenu à la vue de tant de vaillants guerriers, dont la résistance était désorganisée et qui furent passés au fil de l'épée; car il en périt bien ainsi six mille, dont pas un ne fut vu cherchant à prendre la fuite ou demandant merci; bien au contraire, ils allaient de ci, de là, à travers les rues, affrontant les vainqueurs, les provoquant à leur donner la mort dans des conditions honorables. On n'en vit aucun, si criblé qu'il fût de blessures, qui, jusqu'à son dernier soupir, n'essayât encore de se venger; dans leur désespoir, ils faisaient arme de tout, se consolant de leur propre mort par celle de quelqu'un de leurs ennemis. Ce courage malheureux n'éveilla cependant chez Alexandre aucune pitié; tout un long jour de carnage ne suffit pas pour assouvir sa vengeance; le massacre ne prit fin que lorsque les victimes firent défaut; seules, les personnes hors d'état de porter les armes, vieillards, femmes et enfants, furent épargnés, et, au nombre de trente mille, réduits en esclavage.

CHAPITRE II.    (ORIGINAL LIV. I, CH. II.)
De la tristesse.

La tristesse est une disposition d'esprit des plus déplaisantes.—La tristesse est une disposition d'esprit dont je suis à peu près exempt; je ne l'aime, ni ne l'estime; bien qu'assez généralement, comme de parti pris, on l'ait en certaine considération et qu'on en pare la sagesse, la vertu, la conscience, c'est un sot et vilain ornement. Les Italiens ont, avec plus d'à propos, appelé de ce nom la méchanceté, car elle est toujours nuisible, toujours insensée; toujours aussi, elle est le propre d'une âme poltronne et basse; les stoïciens l'interdisent au sage.

Effet des grandes douleurs en diverses circonstances; tout sentiment excessif ne se peut exprimer.—L'histoire rapporte que Psamménitus, roi d'Égypte, défait et pris par Cambyse, roi de Perse, voyant passer sa fille, captive comme lui, habillée en servante, qu'on envoyait puiser de l'eau, demeura sans mot dire, les yeux fixés à terre, tandis qu'autour de lui, tous ses amis pleuraient et se lamentaient. Voyant, peu après, son fils qu'on menait à la mort, il garda cette même contenance; tandis qu'à la vue d'un de ses familiers conduit au milieu d'autres prisonniers, il se frappa la tête, témoignant d'une douleur extrême.

On peut rapprocher ce trait de ce qui s'est vu récemment chez un de nos princes qui, étant à Trente, y reçut la nouvelle de la mort de son frère aîné, le soutien et l'honneur de sa maison; bientôt après, il apprenait la perte de son frère puîné sur lequel, depuis la mort du premier, reposaient toutes ses espérances. Ces deux malheurs, il les avait supportés avec un courage exemplaire; quand, quelques jours plus tard, un homme de sa suite vint à mourir. A ce dernier accident, il ne sut plus se contenir, sa résolution l'abandonna, il se répandit en larmes et en lamentations, au point que certains en vinrent à dire qu'il n'avait été réellement sensible qu'à cette dernière secousse. La vérité est que la mesure était comble, et qu'un rien suffit pour abattre son énergie et amener ce débordement de tristesse. On pourrait, je crois, expliquer de même l'attitude de Psamménitus, si l'histoire n'ajoutait que Cambyse, s'étant enquis auprès de lui du motif pour lequel, après s'être montré si peu touché du malheur de son fils et de sa fille, il était si affecté de celui * d'un de ses amis, n'en eût reçu cette réponse: «C'est que ce dernier chagrin, seul, peut s'exprimer par les larmes; tandis que la douleur ressentie pour les deux premiers, est de beaucoup au delà de toute expression.»

A ce propos, me revient à l'idée le fait de ce peintre ancien qui, dans le sacrifice d'Iphigénie, ayant à représenter la douleur de ses divers personnages, d'après le degré d'intérêt que chacun portait à la mort de cette belle et innocente jeune fille; ayant à cet effet, quand il en arriva au père de la vierge, déjà épuisé toutes les ressources de son art; devant l'impossibilité de lui donner une contenance en rapport avec l'intensité de sa douleur, il le peignit le visage couvert. C'est aussi pour cela qu'à l'égard de Niobé, cette malheureuse mère, qui, après avoir perdu d'abord ses sept fils, perdit ensuite ses sept filles; les poètes ont imaginé qu'écrasée par une telle succession de malheurs, elle finit elle-même par être métamorphosée en rocher, «pétrifiée par la douleur (Ovide)», marquant de la sorte ce morne, muet et sourd hébétement qui s'empare de nous, lorsque les accidents qui nous accablent, dépassent ce que nous en pouvons supporter. Et, en effet, un chagrin excessif, pour être tel, doit stupéfier l'âme au point de lui enlever toute sa liberté d'action, ainsi qu'il arrive, au premier moment, sous le coup d'une très mauvaise nouvelle: nous sommes saisis d'étonnement, pénétrés d'effroi ou d'affliction et comme perclus en tous nos mouvements, jusqu'à ce qu'à cette prostration, succède la détente; alors les larmes et les plaintes se font jour, l'âme semble se dégager de son étreinte, renaître et peu à peu être plus au large et rentrer en possession d'elle-même: «C'est avec peine qu'enfin il recouvre la voix et peut exprimer sa douleur (Virgile).»

Pendant la guerre, autour de Bude, du roi Ferdinand contre la veuve du roi Jean de Hongrie, un homme d'armes se fit particulièrement remarquer dans un des combats qui se livrèrent, par sa valeur absolument hors ligne. Nul ne l'avait reconnu, et chacun le louait à qui mieux mieux et le plaignait, car il avait succombé; mais personne plus qu'un certain de Raïsciac, seigneur allemand, réellement enthousiasmé d'un courage aussi rare. Son corps ayant été rapporté, de Raïsciac s'approcha comme tout le monde, pour voir qui il était; et lorsqu'on l'eut débarrassé de son armure, il reconnut son fils. L'émotion des assistants s'en accrut d'autant; de Raïsciac, seul, demeura impassible; sans mot dire, sans un cillement d'yeux, debout, contemplant fixement ce corps, jusqu'à ce que la violence de son chagrin atteignant le principe même de la vie, il tomba raide mort.

«Qui peut dire à quel point il brûle, ne brûle que d'un petit feu (Pétrarque)», disent les amoureux qui veulent exprimer une passion qu'ils ne peuvent plus contenir: «Misérable que je suis! l'amour trouble mes sens. A ta vue, ô Lesbie, je suis hors de moi; il est au-dessus de mes forces de parler; ma langue s'embarrasse, une flamme subtile court dans mes veines, mes oreilles résonnent de mille bruits confus et le voile de la nuit s'étend sur mes yeux (Catulle).» Aussi, n'est-ce pas au plus fort de nos transports, quand notre sang bouillonne dans nos veines, que nous sommes le plus à même de trouver des accents qui apitoyent et qui persuadent; dans ces moments, l'âme est trop absorbée dans ses pensées, le corps trop abattu et languissant d'amour; de là parfois, l'impuissance inattendue en laquelle tombent, si hors de propos, les amoureux que paralyse leur ardeur extrême, au siège même de la jouissance. Toute passion qui se raisonne, qui se peut goûter et savourer avec calme, mérite à peine ce nom: «Les soucis légers sont loquaces, les grandes passions sont silencieuses (Sénèque).»

Saisissement causé par la joie, la honte, etc.—La surprise d'un plaisir inespéré nous cause un saisissement semblable: «Dès qu'elle me voit venir, dès qu'elle aperçoit de tous côtés les armes troyennes, hors d'elle-même, frappée comme d'une vision effrayante, elle demeure immobile; son sang se glace, elle tombe et ce n'est que longtemps après, qu'elle peut enfin parler (Virgile).» Outre cette Romaine qui mourut de joie en voyant son fils échappé à la déroute de Cannes; Sophocle et Denys le tyran qui, également, trépassèrent d'aise en recevant une heureuse nouvelle; Thalna qui, de même, mourut en Corse à l'annonce des honneurs que le Sénat de Rome lui avait décernés; n'avons-nous pas vu, en ce siècle, le pape Léon X, apprenant la prise de Milan, qu'il avait ardemment désirée, en éprouver un tel excès de joie, que la fièvre le prit et qu'il en mourut. Un témoignage encore plus probant de la faiblesse humaine, relevé par les anciens: Diodore le dialecticien s'étant, en son école et en public, trouvé à court pour développer un argument qu'on lui avait posé, en ressentit une telle honte, qu'il en mourut du coup. Pour moi, je suis peu prédisposé à ces violentes passions; par nature, je ne m'émeus pas aisément; et je me raisonne tous les jours, pour m'affirmer davantage en cette disposition.

CHAPITRE III.    (ORIGINAL LIV. I, CH. III.)
Nous prolongeons nos affections et nos haines au delà de notre propre durée.

L'homme se préoccupe trop de l'avenir.—Ceux qui reprochent aux hommes de toujours aller se préoccupant des choses futures, et nous engagent à jouir des biens présents et à nous en contenter, observant que nous n'avons pas prise sur ce qui est à venir, que nous en avons même moins que sur ce qui est passé, s'attaquent à la plus répandue des erreurs humaines; si on peut appeler erreur, un penchant qui, bien que nous y soyons convié par la nature elle-même, en vue de la continuation de son œuvre, fausse, comme tant d'autres choses, notre imagination, chez laquelle l'action est un besoin, alors même que nous ne savons pas où cela nous mène. Nous ne sommes jamais en nous, nous sommes toujours au delà; la crainte, le désir, l'espérance nous relancent constamment vers l'avenir, nous dérobant le sentiment et l'examen de ce qui est, pour nous amuser de ce qui sera; bien qu'à ce moment nous ne serons plus: «Tout esprit inquiet de l'avenir, est malheureux (Sénèque).»

Son premier devoir est de chercher à se bien connaître.—«Fais ce pourquoi tu es fait et connais-toi toi-même», est un grand précepte souvent cité dans Platon. Chacun des deux membres de cette proposition, pris séparément, nous trace notre devoir dans son entier, l'un complète l'autre. Qui s'appliquerait à faire ce pourquoi il est fait, s'apercevrait qu'il lui faut tout d'abord acquérir cette connaissance de lui-même et de ce à quoi il est propre; et celui qui se connaît, ne fait pas erreur sur ce dont il est capable; il s'aime, et tendant avant tout à améliorer sa condition, il écarte les occupations superflues, les pensées et les projets inutiles. De même que la folie n'est jamais satisfaite lors même qu'on cède à ses désirs, la sagesse, toujours satisfaite du présent, n'est jamais mécontente d'elle-même; au point qu'Épicure estime que ni la prévoyance, ni le souci de l'avenir ne sont de nécessité pour le sage.

On doit obéissance aux rois, mais l'estime et l'affection ne sont dues qu'a leurs vertus.—Parmi les lois qui ont été établies, concernant l'homme après sa mort, celle qui soumettait les actions des princes à un jugement posthume, me semble des mieux fondées. Les princes sont, en effet, soumis aux lois et non au-dessus d'elles; et, par ce fait même que la justice, de leur vivant, a été impuissante contre eux, il est équitable que, lorsqu'ils ne sont plus, elle ait action sur leur réputation et sur les biens qu'ils laissent à leurs successeurs, choses que souvent nous préférons à la vie. C'est un usage qui procure de sérieux avantages aux nations qui le pratiquent; et les bons princes, qui ont sujet de se plaindre, quand on traite la mémoire des méchants comme la leur, doivent le désirer.—Nous devons soumission et obéissance à tous les rois, qu'ils soient bons ou mauvais, cela est indispensable pour leur permettre de remplir leur charge; mais notre estime et notre affection, nous ne les leur devons que s'ils les méritent. Admettons que les nécessités de la politique nous obligent à les supporter patiemment, si indignes qu'ils puissent être; à dissimuler leurs vices, à appuyer autant qu'il est en notre pouvoir, leurs actes quels qu'ils soient, quand cet appui est nécessaire à leur autorité; mais ce devoir rempli, ce n'est pas une raison pour que nous refusions à la justice et que nous n'ayons pas la liberté d'exprimer à leur endroit nos ressentiments, si nous en avons de fondés; et en particulier, que nous nous refusions à honorer ces bons serviteurs qui, bien que connaissant les imperfections du maître, l'ont servi avec respect et fidélité, exemple qu'il y a utilité à transmettre à la postérité.—Ceux qui, par les obligations personnelles qu'ils lui ont, défendent à tort la mémoire d'un prince qui en est indigne, font, en agissant ainsi, acte de justice privée, aux dépens de la justice publique. Tite Live dit vrai, quand il écrit que le langage des hommes inféodés à la royauté, est toujours plein de vaines ostentations et de faux témoignages; chacun faisant de son roi, quels que soient ses mérites, un souverain dont la valeur et la grandeur ne sauraient être dépassées. On peut désapprouver la magnanimité de ces deux soldats, répondant en pleine face à Néron, qui leur demandait: à l'un, pourquoi il lui voulait du mal: «Je t'aimais, quand tu en étais digne; mais depuis que tu es devenu parricide, incendiaire, histrion, cocher, je te hais, comme tu le mérites»; à l'autre, pourquoi il voulait le tuer: «Parce que je ne vois pas d'autre remède à tes continuels méfaits»; mais quel homme de bon sens peut trouver à redire aux témoignages publics et universels qui, après sa mort, ont été portés contre ce prince, pour ses tyranniques et odieux débordements, et qui l'ont stigmatisé à tout jamais, et, avec lui, tout méchant comme lui.

Je regrette que, dans les usages et coutumes si sages de Lacédémone, ait été introduite cette cérémonie si empreinte de fausseté: A la mort des rois, tous les confédérés et peuples voisins, ainsi que tous les Ilotes, hommes et femmes, allaient pêle-mêle, se tailladant le front en signe de deuil, disant dans leurs cris et lamentations que le défunt, quel qu'il eût été, était le meilleur de tous les rois qu'ils avaient eus; donnant ainsi à la situation les louanges qui auraient dû revenir au mérite et reléguant au dernier rang ce qui le constitue et lui assigne le premier.

Réflexions sur ce mot de Solon, que nul, avant sa mort, ne peut être dit heureux.—Aristote, qui traite tous les sujets, recherche à propos de ce mot de Solon: «Que nul, avant sa mort, ne peut être dit heureux», si celui-là même qui a vécu et a eu une mort telle qu'on peut la souhaiter, peut être qualifié d'heureux, s'il laisse une mauvaise renommée ou sa postérité dans le malheur. Tant que nous vivons, nous avons la faculté de faire que notre pensée se reporte où nous voulons; quand nous avons cessé d'exister, nous n'avons plus aucune communication avec le monde vivant, c'est pourquoi Solon eût été mieux fondé à dire que jamais l'homme n'est heureux, puisqu'il ne peut l'être qu'après sa mort: «On trouve à peine un sage qui s'arrache totalement à la vie et la rejette; ignorant de l'avenir, l'homme s'imagine qu'une partie de son être lui survit, et il ne peut s'affranchir de ce corps qui périt et tombe (Lucrèce).»

Honneurs rendus et influence prêtée à certains, après leur mort.—Bertrand du Guesclin mourut au siège du château de Randon, près du Puy, en Auvergne; les assiégés ayant capitulé après sa mort, furent contraints d'aller déposer les clefs de la place sur son cadavre.—Barthélemy d'Alviane, général de l'armée vénitienne, étant mort en guerroyant autour de Brescia, il fallait, pour ramener son corps à Venise, traverser le territoire ennemi de Vérone; la plupart des chefs vénitiens étaient d'avis qu'on demandât un sauf-conduit aux Véronais, pour le passage dans leur état; Théodore Trivulce s'y opposa, préférant passer de vive force, dut-on combattre: «N'étant pas convenable, dit-il, que celui qui, en sa vie, n'avait jamais eu peur de ses ennemis, semblât les redouter après sa mort.»—Les lois grecques nous présentent quelque chose d'analogue: celui qui demandait un corps à l'ennemi, pour lui rendre les honneurs de la sépulture, renonçait par cela même à la victoire, et il ne pouvait plus la consacrer par un trophée; celui auquel la demande était faite, était réputé vainqueur. Nicias perdit ainsi l'avantage, qu'il avait cependant nettement gagné sur les Corinthiens; et inversement, Agésilas assura de la sorte un succès des plus douteux remporté sur les Béotiens.

Ces faits pourraient paraître étranges si, de tous temps, à la préoccupation de lui-même au delà de cette vie, l'homme n'avait joint la croyance que bien souvent les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau et s'étendent à nos restes; les exemples sur ce point abondent tellement, chez les anciens comme chez nous, qu'il ne m'est pas besoin d'insister.—Édouard premier, roi d'Angleterre, ayant constaté dans ses longues guerres contre Robert, roi d'Écosse, combien sa présence contribuait à ses succès, la victoire lui demeurant partout où il se trouvait en personne; sur le point de rendre le dernier soupir, obligea son fils, par un serment solennel, à faire, une fois mort, bouillir son corps; pour que, les chairs se séparant des os, il enterrât celles-là et transportât ceux-ci avec lui à l'armée, chaque fois qu'il marcherait contre les Écossais; comme si la destinée avait fatalement attaché la victoire à la présence de ses ossements.—Jean Ghiska, qui troubla la Bohême pour la défense des erreurs de Wiclef, voulut qu'après sa mort, on l'écorchât; et que, de sa peau, on fît un tambour, que l'on emporterait, lorsqu'on prendrait les armes contre ses ennemis; estimant aider ainsi à la continuation des avantages qu'il avait obtenus, dans les guerres qu'il avait dirigées contre eux.—Certaines tribus indiennes portaient de même au combat contre les Espagnols, les ossements d'un de leurs chefs, en raison des chances heureuses qu'il avait eues en son vivant; d'autres peuplades, sur ce même continent, traînent avec elles, lorsqu'elles vont en guerre, les corps de ceux de leurs guerriers qui se sont distingués par leur vaillance et ont péri dans les combats, comme susceptibles de leur porter bonheur et de servir d'encouragement.—Des exemples qui précèdent, les premiers montrent le souvenir de nos hauts faits, nous suivant au tombeau; les derniers attribuent, en outre, à ce souvenir, une action effective.

Fermeté de Bayard sur le point d'expirer.—Le cas de Bayard est plus admissible: ce capitaine, se sentant blessé à mort d'une arquebusade dans le corps, pressé de se retirer du combat, répondit que ce n'était pas au moment où il touchait à sa fin, qu'il commencerait à tourner le dos à l'ennemi; et il continua à combattre, tant que ses forces le lui permirent; jusqu'à ce que se sentant défaillir et ne pouvant plus tenir à cheval, il commanda à son écuyer de le coucher au pied d'un arbre, mais de telle façon qu'il mourût le visage tourné vers l'ennemi; et ainsi fut fait.

Particularités afférentes à l'empereur Maximilien et à Cyrus.—J'ajouterai cet autre exemple, comme aussi remarquable en son genre que les précédents: l'empereur Maximilien, bisaïeul du roi Philippe actuellement régnant, était un prince doué de nombreuses et éminentes qualités, et remarquable entre autres par sa beauté physique. Parmi ses singularités, il avait celle-ci qui ne ressemble guère à celle de ces princes qui, trônant sur leur chaise percée, y traitent les affaires les plus importantes, c'est que jamais il n'eut de valet de chambre avec lequel il fût familier, au point de se laisser voir par lui à la garde robe; il se cachait pour uriner, aussi pudibond qu'une pucelle, pour ne découvrir à qui que ce fût, pas même à son médecin, les parties du corps qu'on a coutume de tenir cachées. Moi, qui ai un langage si libre, je suis cependant, par tempérament, également enclin à semblable retenue; et, à moins que je n'y sois amené par nécessité ou par volupté, je n'expose guère, aux yeux de personne, les parties de mon corps ou les actes intimes que nos mœurs nous font une loi de dérober à la vue; et je m'en fais une obligation plus grande, qu'à mon sens il ne convient à un homme, surtout à un homme de ma profession. L'empereur Maximilien en était arrivé à une telle exagération, qu'il ordonna expressément dans son testament, qu'on lui mît un caleçon quand il serait mort; il eût dû ajouter aussi, par codicille, que celui qui le lui mettrait, le ferait les yeux bandés.—La volonté qu'exprima Cyrus à ses enfants, que ni eux, ni personne ne touchât à son corps après sa mort, vient, j'imagine, de quelque pratique de dévotion qui devait lui être propre; et, ce qui me porte à le croire, c'est que son historien et lui-même, entre autres grandes qualités, ont manifesté dans tout le cours de leur vie, un soin et un respect tout particuliers pour la religion.

Nos funérailles doivent être en rapport avec notre situation, et n'être ni d'une pompe exagérée ni mesquines.—Le fait suivant ne me plaît guère; il m'a été conté par un homme de haut rang et s'applique à une personne qui me touche de près, assez connue par les situations qu'elle a occupées pendant la paix comme durant la guerre. Cette personne, qui mourut à sa cour à un âge avancé, souffrant cruellement de la pierre, passa ses dernières heures, uniquement occupée à régler avec un soin exagéré la cérémonie de son enterrement, s'appliquant à ce qu'elle eût le plus de relief possible. Il demandait à toute la noblesse qui le visitait, d'engager sa parole d'assister à son convoi; au prince lui-même, de qui je tiens le fait et qui le vit à ses derniers moments, il demanda avec instance d'y faire assister sa maison, citant des exemples, donnant des raisons pour prouver que cela était dû à un homme de sa condition; et, en ayant obtenu la promesse et arrêté, selon ses idées, la distribution et l'ordre de cette parade, il sembla expirer satisfait. Je n'ai guère vu de vanité plus persistante.

S'ingénier à régler son service funèbre, soit d'une façon bizarre, soit avec une parcimonie peu ordinaire; le réduire par exemple à un serviteur se bornant à porter une lanterne est une singularité inverse de la précédente, quoique sa proche parente, et dont aussi je trouverais aisément des exemples dans ma famille. Il en est cependant qui l'approuvent; de même qu'ils approuvent la défense que fit Marcus Lepidus à ses héritiers, d'employer à son égard le cérémonial accoutumé en pareil cas. Si en agissant ainsi, on croit faire acte de tempérance et d'austérité, en évitant une dépense et une satisfaction dont nous ne serons plus à même d'être témoin ni de jouir, c'est là une réforme aisée et peu coûteuse. S'il me fallait décider sur ce point; je serais d'avis que dans cette circonstance, comme dans toutes les actions de la vie, chacun doit se régler sur sa situation dans la société; et que le philosophe Lycon fit acte de sagesse, quand il prescrivit à ses amis de l'enterrer là où ils trouveraient que ce serait pour le mieux et de lui faire des funérailles ni exagérées, ni mesquines. En ce qui me touche, qu'on se conforme simplement à ce qui sera dans les usages; je m'en remets à la discrétion de ceux à la charge desquels je me trouverai à ce moment: «C'est un soin qu'il faut mépriser pour soi-même et ne pas négliger pour les siens (Cicéron).» Saint Augustin parle un langage digne de lui, quand il dit: «Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques, sont moins nécessaires à la tranquillité des morts, qu'à la consolation des vivants.» C'est dans ce même esprit que Socrates répondait à Criton lui demandant, au moment de sa mort, comment il voulait être enterré: «Comme vous voudrez.» Si j'étais amené à m'en occuper complètement, il me plairait assez d'imiter ceux qui, de leur vivant et en pleine possession d'eux-mêmes, entreprennent de jouir par avance des honneurs funèbres qui leur seront rendus et se délectent à voir leur effigie reproduite sur le marbre de leur tombeau. Heureux ceux pour lesquels voir ce qu'ils seront, quand ils ne seront plus, est une jouissance et qui vivent de leur propre mort.

Cruelle et dangereuse superstition des Athéniens sur la sépulture à donner aux morts.—Bien que je tienne la souveraineté du peuple comme la plus naturelle et la plus rationnelle, peu s'en faut que je n'en devienne un adversaire irréconciliable tant j'éprouve d'aversion contre elle, lorsque je me remémore l'injustice et l'inhumanité du peuple d'Athènes, condamnant à mort, sans même vouloir les entendre dans leur défense, et ordonnant l'exécution immédiate de ces vaillants capitaines qui venaient de vaincre les Lacédémoniens, près des îles Argineuses, dans la bataille navale la plus disputée et la plus considérable que les Grecs aient jamais livrée sur mer, par l'importance des forces, entièrement composées de navires grecs, qui se trouvaient en présence. Et pourquoi cette condamnation? Parce que ces chefs, après la victoire, s'étaient appliqués, conformément aux principes de l'art de la guerre, à poursuivre les résultats qu'elle pouvait leur procurer, au lieu de s'attarder à recueillir leurs morts et à leur rendre les derniers devoirs. L'odieux de cette exécution est encore accru par l'attitude de Diomédon, l'un des condamnés, soldat et homme politique de haut mérite. Après le prononcé de la sentence, le calme s'étant rétabli dans l'assemblée, et se trouvant seulement alors, avoir possibilité de prendre la parole, Diomédon, au lieu d'en user pour le bien de sa cause, de faire ressortir l'évidente iniquité d'un si cruel verdict, n'a souci que de ses juges; il prie les dieux que ce jugement tourne à leur avantage, et leur fait connaître les vœux que ses compagnons et lui ont faits à la Divinité, en reconnaissance de l'éclatant succès qu'ils ont obtenu, afin que faute de les tenir, ils ne s'attirent la colère céleste; puis, sans rien ajouter autre, sans faire entendre aucune récrimination, il marche courageusement au supplice.

Quelques années après, la Fortune punit les Athéniens par là même où ils avaient péché: Chabrias, capitaine général de leur flotte, ayant battu, près de l'île de Naxos, Pollis amiral de Sparte, perdit, par la crainte d'un sort semblable, tout le fruit immédiat d'une victoire qui était pour eux d'une importance capitale. Pour ne pas laisser sans sépulture les corps de quelques-uns des siens qui surnageaient sur les flots, il laissa échapper un nombre considérable d'ennemis qui, mis à nouveau en ligne contre lui, lui firent, depuis, payer cher l'observation si inopportune de cette superstition.—«Tu voudrais savoir où tu seras après ta mort? Tu iras où sont les choses encore à naître (Sénèque).» Une autre école, au contraire, concède en principe le repos au corps que l'âme abandonne: «Qu'il n'ait pas de tombeau pour le recevoir et où, déchargé du poids de la vie, son corps puisse reposer en paix (Ennius).» Tout nous porte à croire que la mort n'est pas notre fin dernière; et la nature elle-même nous fournit des exemples de relations mystérieuses entre ce qui n'est plus et ce qui vit encore: le vin ne subit-il pas dans la cave des modifications correspondant à celles que les saisons impriment à la vigne; ne dit-on pas aussi que les viandes provenant des animaux tués à la chasse conservées dans les saloirs, se modifient et que leur goût change, comme il arrive de la chair ces mêmes animaux encore vivants.

CHAPITRE IV.    (ORIGINAL LIV. I, CH. IIII.)
L'âme exerce ses passions sur des objets auxquels elle s'attaque sans raison, quand ceux, cause de son délire, échappent à son action.

Il faut à l'âme en proie à une passion, des objets sur lesquels, à tort ou à raison, elle l'exerce.—Un gentilhomme de notre société, sujet à de très forts accès de goutte, avait coutume de répondre en plaisantant, à ses médecins, quand ils le pressaient de renoncer à l'usage des viandes salées, que, lorsqu'il était aux prises avec son mal, et qu'il en souffrait, il voulait avoir à qui s'en prendre; et que c'était un soulagement à sa douleur, que de pouvoir en rejeter la cause, tantôt sur le cervelas, tantôt sur la langue de bœuf ou le jambon qu'il avait pu manger et de les vouer au diable.

De fait, de même que le bras levé pour frapper, nous fait mal si le coup vient à ne pas porter et à n'atteindre que le vide; de même que pour faire ressortir un paysage, il ne faut pas qu'il soit en quelque sorte perdu et isolé dans l'espace, mais qu'il apparaisse, à distance convenable, sur un fond approprié; «de même que le vent, si d'épaisses forêts ne viennent lui faire obstacle, perd ses forces et se dissipe dans l'immensité (Lucain)»; de même aussi, il semble que l'âme, troublée et agitée, s'égare quand un but lui fait défaut; dans ses transports, il lui faut toujours à qui s'en prendre et contre qui agir.

Plutarque dit, à propos de personnes qui affectionnent plus particulièrement les guenons et les petits chiens, que le besoin d'aimer qui est en nous, quand il n'a pas possibilité de s'exercer légitimement, plutôt que de demeurer inassouvi, se donne carrière sur des objets illicites ou qui n'en sont pas dignes. Nous voyons pareillement l'âme, aux prises avec la passion, plutôt que de ne pas s'y abandonner, se leurrer elle-même, et, tout en ayant conscience de son erreur, s'attaquer souvent de façon étrange à ce qui n'en peut mais. C'est ainsi que les animaux blessés s'en prennent avec rage à la pierre ou au fer qui a causé leur blessure, ou encore se déchirent eux-mêmes à belles dents, pour se venger de la douleur qu'ils ressentent: «Ainsi l'ourse de Pannonie devient plus féroce, quand elle a été atteinte du javelot que retient la mince courroie de Libye; furieuse, elle veut mordre le trait qui la déchire et poursuit le fer qui tourne avec elle (Lucain).»

Souvent en pareil cas, nous nous en prenons même a des objets inanimés.—Quelles causes n'imaginons-nous pas aux malheurs qui nous adviennent? A qui, à quoi, à tort ou à raison, ne nous en prenons-nous pas, pour avoir contre qui nous escrimer?—«Dans ta douleur, tu arraches tes tresses blondes, tu te déchires la poitrine, au point que le sang en macule la blancheur; sont-elles donc cause de la mort de ce frère bien-aimé, qu'une balle mortelle a si malheureusement frappé? Non, eh bien! prends-t'en donc à d'autres.»—A propos de l'armée romaine qui, en Espagne, venait de perdre ses deux chefs Publius et Cneius Scipion, deux frères, tous deux grands hommes de guerre, Tite Live dit: «Dans l'armée entière, chacun se mit aussitôt à verser des larmes et à se frapper la tête.» N'est-ce pas là une coutume généralement répandue?—Le philosophe Bion n'était-il pas dans le vrai, quand, en parlant de ce roi qui, dans les transports de sa douleur, s'arrachait la barbe et les cheveux, il disait plaisamment: «Pense-t-il donc que la pelade adoucisse le chagrin que nous cause la perte des nôtres?»—Qui n'a vu des joueurs déchirer et mâcher les cartes, avaler les dés, dans leur dépit d'avoir perdu leur argent.—Xercès fit fouetter la mer * de l'Hellespont, la fit charger de fers, et accabler d'insultes, et envoya un cartel de défi au mont Athos.—Cyrus se donna en spectacle à son armée, pendant plusieurs jours, par la vengeance qu'il prétendait tirer de la rivière du Gyndus, pour la peur qu'il avait eue en la franchissant.—Caligula ne détruisit-il pas un magnifique palais, pour le déplaisir qu'y avait éprouvé sa mère, qui y avait été enfermée.

Folie d'un roi voulant se venger de Dieu lui-même, d'Auguste contre Neptune, des Thraces contre le ciel en temps d'orage.—Dans ma jeunesse, il se contait dans le peuple qu'un roi de nos voisins, châtié par Dieu, jura de s'en venger. Pour ce faire, il ordonna que pendant dix ans, on ne le priât pas, on ne parlât pas de lui, ni même, autant qu'il pouvait l'obtenir, qu'on ne crût pas en lui. Et ce n'était pas tant la sottise de cet acte, que ce conte avait pour objet de faire ressortir, que la gloire de la nation, dont le souverain en agissait ainsi vis-à-vis de Dieu. L'outrecuidance et la bêtise vont toujours de pair; mais de tels faits tiennent plus encore du premier de ces défauts que du second.—L'empereur Auguste, ayant éprouvé sur mer une violente tempête, se mit à défier Neptune, et, pour se venger de lui, fit, dans les jeux solennels du cirque, ôter la statue de ce dieu d'avec celles des autres divinités, extravagance encore moins excusable que les précédentes. Il le fut davantage plus tard, quand, après la défaite en Allemagne de son lieutenant Quintilius Varus, de colère et de désespoir il allait, se heurtant la tête contre les murailles, en criant: «Varus, Varus, rends-moi mes légions.» De semblables insanités sont plus que de la folie, surtout quand l'impiété s'y joint et qu'elles s'attaquent à Dieu même, ou simplement à la Fortune, comme si elle pouvait nous voir et nous entendre. C'est agir à la façon des Thraces qui, pendant les orages, quand il tonne ou qu'il fait des éclairs, à l'instar des Titans, pensent amener les dieux à composition en les intimidant, et lancent des flèches contre le ciel.—Un ancien poète, rapporte Plutarque, dit «qu'il ne faut point nous emporter contre la marche des affaires qui, elles, n'ont pas souci de nos colères»; nous ne saurions en effet assez condamner cette sorte de déréglement de notre esprit.

CHAPITRE V.    (ORIGINAL LIV. I, CH. V.)
Le commandant d'une place assiégée doit-il sortir de sa place pour parlementer?

Jadis on réprouvait la ruse contre un ennemi.—Lucius Marcius qui commandait les Romains, lors de leur guerre contre Persée, roi de Macédoine, voulant gagner le temps qui lui était encore nécessaire pour que son armée fût complètement sur pied, fit au roi des propositions de paix qui endormirent sa prudence et l'amenèrent à accorder une trêve de quelques jours, dont son ennemi profita pour compléter à loisir ses armements; ce qui fut cause de la défaite de ce prince et lui coûta le trône et la vie. A Rome, quelques vieux sénateurs, imbus des mœurs de leurs ancêtres, condamnèrent ce procédé, comme contraire à ce qui jadis était de règle. «Alors, disaient-ils, on faisait assaut de courage et non d'astuce; on n'avait recours ni aux surprises, ni aux attaques de nuit, non plus qu'aux fuites simulées suivies de retours inopinés; la guerre ne commençait qu'après avoir été déclarée, souvent même après qu'eussent été assignés le lieu et l'heure où les armées en viendraient aux mains. C'est à ce sentiment d'honnêteté que nos pères obéissaient, en livrant à Pyrrhus son médecin qui le trahissait, et aux Phalisques leur si pervers maître d'école. En cela, ils agissaient vraiment en Romains, et non comme d'astucieux Carthaginois, ou des Grecs, qui, dans leur subtilité d'esprit, attachent plus de gloire au succès acquis par des moyens frauduleux que par la force des armes. Tromper l'ennemi est un résultat du moment; mais un adversaire n'est réellement dompté que s'il a été vaincu non par ruse, ni par un coup du sort, mais dans une guerre * loyale et juste, où les deux armées étant en présence, la victoire est demeurée au plus vaillant.» Les sénateurs qui tenaient ce langage honnête, ne connaissaient évidemment pas encore cette belle maxime émise plus tard par Virgile: «Ruse ou valeur, qu'importe contre un ennemi!»

L'emploi à la guerre de toute ruse ou stratagème, dit Polybe, répugnait aux Achéens; une victoire n'était telle, suivant eux, qu'autant que toute confiance en ses forces était anéantie chez l'ennemi. «L'homme sage et vertueux, dit Florus, doit savoir que la seule véritable victoire est celle que peuvent avouer la bonne foi et l'honneur.» «Que notre valeur décide, lisons-nous dans Ennius, si c'est à vous ou à moi que la Fortune, maîtresse des événements, destine l'empire.»

Chez certains peuples, de ceux même que nous qualifions de barbares, les hostilités étaient toujours précédées d'une déclaration de guerre.—Au royaume de Ternate, l'une de ces peuplades que nous qualifions sans hésitation de barbares, on a coutume de ne commencer les hostilités qu'après avoir au préalable fait une déclaration de guerre, y ajoutant l'énumération précise des moyens qu'on se propose d'employer: le nombre d'hommes qui seront mis en ligne, la nature des armes (offensives et défensives) et des munitions dont il sera fait usage; mais, par contre, cela fait, si l'adversaire ne se décide pas à entrer en composition, ils se considèrent dès lors comme libres d'user sans scrupule, pour obtenir le succès, de tous les moyens qui peuvent y aider.

Jadis, à Florence, on était si peu porté à chercher à vaincre par surprise qu'on prévenait l'ennemi, un mois avant d'entrer en campagne, sonnant continuellement à cet effet un beffroi, appelé Martinella.

Aujourd'hui, nous admettons comme licite tout ce qui peut conduire au succès; aussi est-il de principe que le gouverneur d'une place assiégée n'en doit pas sortir pour parlementer.—Quant à nous, moins scrupuleux, nous tenons comme ayant les honneurs de la guerre, celui qui en a le profit, et, après Lysandre, estimons que «là où la peau du lion ne peut suffire, il faut y coudre un morceau de celle du renard». Or, comme c'est pendant qu'on parlemente et qu'on semble prêts à tomber d'accord, que les surprises se pratiquent le plus ordinairement; nous reconnaissons que c'est surtout dans ces moments, qu'un chef doit particulièrement avoir l'œil au guet; et c'est pour cela qu'il est de règle, chez tous les hommes de guerre de notre temps, «que le gouverneur d'une place assiégée n'en sorte jamais pour parlementer».

Nos pères ont fait reproche aux seigneurs de Montmord et de l'Assigny, défendant Pont-à-Mousson contre le comte de Nassau, d'avoir contrevenu à ce principe.—Par contre, celui-là serait excusable qui sortirait de sa place pour parlementer, mais seulement après avoir pris ses mesures pour, le cas échéant, n'avoir rien à redouter, et que tout incident pouvant se produire, tourne à son avantage.—Ainsi fit le comte Guy de Rangon, qui défendait la ville de Reggium: le seigneur de l'Ecut s'étant présenté pour parlementer, Guy de Rangon s'éloigna si peu de la place, qu'une échauffourée s'étant produite pendant les pourparlers, non seulement M. de l'Ecut et son escorte, dont était Alexandre Trivulce qui y fut tué, eurent le dessous, mais lui-même, pour sa propre sûreté, fut dans l'obligation d'entrer en ville avec le comte qui le prit sous sa sauvegarde. Ce fait est attribué par du Bellay au comte de Rangon; Guicciardin, qui le rapporte également, se l'attribue à lui-même.

Antigone assiégeant Eumènes dans Nora et le pressant d'en sortir pour venir, en personne, parlementer avec lui, alléguant que c'était à lui, Eumènes, à venir le trouver, parce que lui, Antigone, était plus puissant et de rang plus élevé, s'attira cette noble réponse: «Je ne reconnaîtrai personne au-dessus de moi, tant que j'aurai la faculté d'user de mon épée.» Et il ne consentit à aller à lui que lorsque Antigone lui eut donné en otage Ptolémée, son propre neveu.

Exemple d'un cas où le gouverneur d'une place s'est bien trouvé de se fier a son adversaire.—Et cependant, il y en a qui se sont très bien trouvés, en pareille occurrence, d'être sortis en se fiant à la parole de leur adversaire; témoin Henry de Vaux, chevalier de Champagne, qui était assiégé par les Anglais dans le château de Commercy. Barthélemy de Bonnes, qui les commandait, ayant, de l'extérieur, réussi à saper la majeure partie du château, et n'ayant plus qu'à y mettre le feu pour accabler les assiégés sous ses ruines, manda à Henry de Vaux, qui déjà lui avait envoyé trois parlementaires, de venir de sa personne, dans son propre intérêt. Celui-ci vint, et, ayant constaté par lui-même l'imminence de la catastrophe à laquelle il ne pouvait échapper, en sut profondément gré à son ennemi et se rendit à discrétion, lui et sa troupe; le feu ayant alors été mis à la mine, les bois qui étançonnaient les murailles cédèrent et le château croula, ruiné de fond en comble.

Pour moi, j'ai assez facilement foi en autrui; cependant je m'y fierais difficilement, si cela pouvait donner à supposer que c'est, de ma part, un acte de faiblesse ou de lâcheté, et non parce que je suis franc et crois à la loyauté de mon adversaire.

CHAPITRE VI.    (ORIGINAL LIV. I, CH. VI.)
Le temps durant lequel on parlemente est un moment dangereux.

La parole des gens de guerre, même sans que cela dépende d'eux, est sujette à caution.—Dernièrement, non loin de chez moi, à Mussidan, un détachement ennemi qui occupait cette ville, contraint par les nôtres de se retirer, criait à la trahison, et avec lui tous autres de son parti, parce qu'on l'avait surpris et battu pendant des pourparlers et avant que rien ne fût conclu. Ces récriminations auraient pu se comprendre dans un autre siècle; mais comme je l'ai dit dans le chapitre précédent, nos procédés actuels sont tout autres, et on ne saurait trop se méfier tant que la signature définitive n'est pas donnée, sans compter qu'à ce moment même, tout n'est pas encore fini.

Il a été de tous temps bien hasardeux, et c'est toujours courir risque de ne pouvoir tenir la parole donnée et exposer aux excès d'une armée victorieuse une ville qui vient de se rendre et à laquelle ont été faites des conditions douces et avantageuses, que d'en permettre l'entrée aux soldats, aussitôt la reddition obtenue.—L. Emilius Reggius, préteur romain, retenu depuis longtemps devant la ville de Phocée, dont il ne parvenait pas à s'emparer, en raison de l'ardeur que les habitants mettaient à se défendre, convint avec eux de les admettre comme amis du peuple romain; et, les ayant complètement convaincus de ses intentions pacifiques, obtint d'entrer dans leur ville, comme il l'eût fait dans toute autre ville alliée. Mais, dès que lui et son armée, dont il s'était fait suivre pour donner plus de solennité à son entrée, s'y trouvèrent, il ne fut plus en son pouvoir, quoi qu'il fît, de contenir ses gens qui, sous ses yeux, pillèrent plusieurs quartiers, l'amour du butin, l'esprit de vengeance l'emportant sur le respect de son autorité et l'observation de la discipline militaire.

Cléomènes prétendait que le droit de la guerre, en ce qui concerne le mal qu'on peut faire à l'ennemi, est au-dessus des lois de la justice divine, comme de celles de la justice humaine, et ne relève pas d'elles. Ayant conclu une trêve de sept jours avec les Argiens, trois jours après, il les attaquait de nuit pendant leur sommeil et les taillait en pièces, prétendant justifier cette trahison en disant que, dans la convention passée, il n'avait pas été question des nuits; quelque temps après, les dieux le punirent de cette subtilité de mauvaise foi.

C'est souvent pendant les conférences en vue de la capitulation d'une place, que l'ennemi s'en rend maître.—Étant en pourparlers, et ses défenseurs s'étant départis de leur vigilance, la ville de Casilinum fut emportée par surprise; et cela, en des temps où Rome avait une armée parfaitement disciplinée et des chefs chez lesquels régnait le sentiment de la justice. C'est qu'aussi on ne peut blâmer que, dans certaines circonstances, nous profitions des fautes de l'ennemi, tout comme, le cas échéant, nous profitons de sa lâcheté. La guerre admet en effet comme licites, beaucoup de pratiques condamnables en dehors d'elle; et le principe que «personne ne doit chercher à faire son profit de la sottise d'autrui (Cicéron)», est ici en défaut. Néanmoins Xénophon, auteur si compétent en pareille matière, lui-même grand capitaine et philosophe, disciple des plus distingués de Socrates, dans les propos qu'il fait tenir et les exploits qu'il prête à son héros, dans le portrait qu'il trace de son parfait général d'armée, donne à ces prérogatives une extension pour ainsi dire sans limite, qui m'étonne de sa part et que je ne puis admettre en tout et partout.

M. d'Aubigny assiégeait Capoue où commandait le seigneur Fabrice Colonna. Celui-ci, après un combat sanglant livré sous les murs de la place, dans lequel il avait été battu, engagea, du haut d'un bastion, des pourparlers durant lesquels ses gens s'étant relâchés de leur surveillance, les nôtres pénétrèrent dans la ville et la mirent à feu et à sang.—Plus récemment, à Yvoy, le seigneur Julian Romméro, ayant commis ce pas de clerc, de sortir de la ville pour parlementer avec M. le Connétable, trouva à son retour la place au pouvoir de l'ennemi.—Mais nous-mêmes, n'avons pas été exempts de semblables déconvenues: le marquis de Pescaire assiégeant Gênes où commandait le duc Octavian Fregose, que nous soutenions, l'accord entre eux était considéré comme fait, la convention à intervenir était arrêtée, quand, au moment où elle allait être signée, les Espagnols qui avaient réussi à s'introduire dans la ville, en agirent comme s'ils l'avaient emportée d'assaut.—Depuis, à Ligny, en Barrois, où commandait le comte de Brienne et qu'assiégeait l'empereur Charles-Quint en personne, Bertheville lieutenant du comte étant sorti pour parlementer, la ville fut prise pendant qu'il négociait.

La victoire devrait toujours être loyalement disputée.«Il est toujours glorieux de vaincre, que la victoire soit due au hasard ou à l'habileté (Arioste)», disent les Italiens. Le philosophe Chrysippe n'eût pas été de leur avis, et je partage sa façon de penser. Ceux qui, disait-il, prennent part à une course, doivent bien employer toutes leurs forces à gagner de vitesse leurs adversaires; mais il ne leur est pourtant pas permis de porter la main sur eux pour les arrêter, ni de leur donner des crocs en jambe pour les faire tomber.—Alexandre le Grand en agissait d'une façon encore plus chevaleresque, quand Polypercon, cherchant à le persuader des avantages d'une nuit obscure pour tomber sur Darius, il lui répondait: Non, il n'est pas de ma dignité de chercher à vaincre à la dérobée, «j'aime mieux avoir à me plaindre de la fortune, qu'à rougir de ma victoire (Quinte-Curce).» Comme dit Virgile: «Il (Mezence) dédaigne de frapper Orode dans sa fuite, de lui lancer un trait qui le blesserait par derrière; il court à lui, et c'est de front, d'homme à homme, qu'il l'attaque; il veut vaincre, non par surprise, mais par la seule force des armes.»

CHAPITRE VII.    (ORIGINAL LIV. I, CH. VII.)
Nos actions sont à apprécier d'après nos intentions.

Il n'est pas toujours vrai que la mort nous libère de toutes nos obligations.—La mort, dit-on, nous libère de toutes nos obligations. J'en sais qui ont interprété cette maxime de singulière façon. Henri VII, roi d'Angleterre, s'était engagé vis-à-vis de Dom Philippe, fils de l'empereur Maximilien, ou, pour le désigner plus honorablement encore, père de l'empereur Charles-Quint, à ne pas attenter à la vie de son ennemi le duc de Suffolk, chef du parti de la Rose blanche, qui s'était enfui d'Angleterre, avait gagné les Pays-Bas, où Dom Philippe l'avait fait arrêter et livré au roi sous cette condition. Se sentant près de sa fin, le roi, dans son testament, ordonna à son fils de faire mettre le duc à mort, aussitôt que lui-même serait décédé.—Tout récemment, les événements tragiques qui, à Bruxelles, amenèrent le supplice des comtes de Horn et d'Egmont, ordonné par le duc d'Albe, donnèrent lieu à des particularités qui méritent d'être relevées, celle-ci entre autres: le comte d'Egmont, sur la foi et les assurances duquel le comte de Horn s'était livré au duc d'Albe, revendiqua avec instance qu'on le fît mourir le premier, afin que sa mort l'affranchît de l'obligation qu'il avait contractée vis-à-vis du comte de Horn.—Il semble que, dans ces deux cas, la mort ne dégageait pas le roi de sa parole, et que le comte d'Egmont, même vivant, ne manquait pas à la sienne. Nos obligations sont limitées par nos forces et les moyens dont nous disposons; l'exécution et les conséquences de nos actes ne dépendent pas de nous; seule, notre volonté en dépend réellement. De ce principe, fondé sur ce que nécessité fait loi, dérivent les règles qui fixent nos devoirs; c'est pourquoi le comte d'Egmont, qui se considérait comme engagé par sa promesse, bien qu'il ne fût pas en son pouvoir de la tenir, ne l'était pas, alors même qu'il eût survécu au comte de Horn; tandis que le roi d'Angleterre, manquant intentionnellement à la sienne, n'en était pas dégagé par le fait d'avoir retardé, jusqu'à sa mort, l'acte déloyal qu'il a ordonné.—C'est le même cas que celui du maçon d'Hérodote qui, ayant loyalement gardé, sa vie durant, le secret sur l'endroit où étaient déposés les trésors du roi d'Egypte, son maître, le révéla, à sa mort, à ses enfants.

Il est trop tard de ne réparer ses torts qu'à sa mort, et odieux de remettre à ce moment de se venger.—J'ai vu, de mon temps, nombre de gens, auxquels leur conscience reprochant de s'être approprié le bien d'autrui, insérer dans leur testament des dispositions pour que restitution en soit faite après leur mort. Ce n'est pas se conduire honorablement, que d'ajourner ainsi une restitution qui devrait être immédiate et de réparer ses torts dans des conditions où il vous en coûte si peu. Ils auraient dû y ajouter de ce qui leur appartenait en propre; la réparation de leur faute eût été d'autant plus conforme à la justice et d'autant plus méritoire, que les sacrifices qu'ils se seraient ainsi imposés, auraient été plus lourds et plus pénibles; faire pénitence, demande d'aller au delà de la stricte réparation du dommage causé.—Ceux qui attendent d'être passés de vie à trépas pour, dans leurs dernières volontés, manifester vis-à-vis du prochain les mauvais sentiments qu'ils lui portent et qu'ils n'ont osé lui déclarer de leur vivant, font encore pis. Ils montrent qu'ils ont peu de souci de leur honneur, ne regardant pas à soulever contre leur mémoire l'irritation de ceux qu'ils offensent; ils font encore moins preuve de conscience, ne respectant pas la mort elle-même, en laissant leur malignité leur survivre et se prolonger au delà d'eux-mêmes; tels des juges prévaricateurs qui remettent à juger, alors qu'ils n'auront plus la cause en main. Autant qu'il sera en mon pouvoir, j'espère me garder de rien dire après ma mort, que je n'aie déjà dit ouvertement pendant ma vie.

CHAPITRE VIII.    (ORIGINAL LIV. I, CH. VIII.)
De l'oisiveté.

L'esprit est une terre qu'il faut sans cesse cultiver et ensemencer; l'oisiveté la rend ou stérile ou fantasque.—De même que nous voyons des terres non cultivées, si elles sont grasses et fertiles, produire à foison des milliers d'herbes sauvages et inutiles, et que, pour les remettre en état, il faut les travailler et les ensemencer suivant ce que nous en voulons tirer; de même que chez la femme se produisent d'eux-mêmes des flux périodiques de substances sans consistance, qui ne concourent à la génération dans des conditions favorables et naturelles qu'autant que, par l'intervention d'un germe étranger, la fécondation se produit; de même l'esprit, qui n'a pas d'occupations qui le contiennent et l'absorbent, va, de-ci, de-là, à l'aventure, se perdant dans le vague de l'imagination: «Ainsi, lorsque dans un vase d'airain une onde agitée réfléchit les rayons du soleil ou l'image adoucie de la lune, la lumière voltigeant incertaine de tous côtés, à droite, à gauche, monte, descend, frappant les lambris de ses reflets mobiles (Virgile)»; et, en cet état, il n'est ni rêve, ni folie qu'il ne soit capable de concevoir, «se forgeant de vaines illusions, semblables aux songes d'un malade (Horace)». L'âme sans but précis, s'égare; ne dit-on pas, en effet: «C'est n'être nulle part, ô Maxime, que d'être partout (Martial).»

En ces temps derniers, je me retirais dans mon domaine, résolu, autant que cela me serait possible, à ne me mêler de rien, à passer à l'écart et au repos les quelques jours qui me restent encore à vivre. Il me semblait que je ne pouvais me donner plus grande satisfaction, que de laisser mon esprit absolument inactif, vivant avec lui-même, en dehors de toute impression étrangère et se recueillant. J'espérais qu'il pourrait en être ainsi désormais, cette partie de moi-même ayant acquis, avec l'âge, plus de poids et de maturité; mais je m'aperçois que «dans l'oisiveté, l'esprit s'égare en mille pensées diverses (Lucain)»; et qu'au contraire de ce que je m'imaginais, vagabondant comme un cheval échappé, il se crée de lui-même cent fois plus de préoccupations, que lorsqu'il avait un but défini qui ne lui était pas personnel; et il m'enfante les unes sur les autres, sans ordre ni à propos, tant de chimères, tant d'idées bizarres, que pour me rendre compte plus aisément de leur ineptie et de leur étrangeté, je les ai consignées par écrit, espérant, avec le temps, lui en faire honte à lui-même.

CHAPITRE IX.    (ORIGINAL LIV. I, CH. IX.)
Des menteurs.

Montaigne déclare qu'il manque de mémoire; inconvénients qu'il en éprouve.—Il n'est homme à qui il convienne, moins qu'à moi, de parler de mémoire. Cette faculté me fait pour ainsi dire complètement défaut; et je ne crois pas qu'il y ait au monde quelqu'un d'aussi mal partagé que moi à cet égard. Sous tous autres rapports, je n'offre rien de particulier et suis comme tout le monde; mais sur ce point, mon cas, singulier et très rare, mérite d'être signalé et remarqué.—Outre l'inconvénient qui en résulte naturellement dans la vie ordinaire (et certes, vu son importance, Platon a bien raison de la qualifier de grande et puissante déesse), comme dans mon pays on dit de quelqu'un qui manque de bon sens, qu'il n'a pas de mémoire, quand je me plains de la mienne, c'est comme si je me disais atteint de folie; on ne me croit pas, on conteste mon dire, ne faisant pas de distinction entre la mémoire et le jugement, ce qui aggrave singulièrement mon affaire. En cela on me fait tort; d'autant plus, et c'est là un fait d'observation, qu'on trouve très fréquemment, au contraire, une excellente mémoire jointe à peu de jugement. Cette confusion des gens sur ce point, m'est également préjudiciable, en ce qu'à l'égard de mes amis, que j'affectionne cependant par-dessus tout, ce qui est ma qualité maîtresse, mon défaut de mémoire devient à leurs yeux de l'ingratitude; on m'impute ses défaillances comme des manques d'affection, et, au lieu d'y voir un défaut purement physique, on incrimine ma conscience: «Il a oublié, dit-on, telle prière, telle promesse; il ne se souvient pas de ses amis; son affection pour moi n'a pu le déterminer à dire, à faire ou à taire telle ou telle chose». Certes, oui, je commets facilement des oublis, mais je n'ai garde de négliger, de propos délibéré, une démarche dont mon ami m'a chargé. C'est bien assez d'avoir une semblable infirmité, sans qu'encore on la transforme en une sorte de mauvaise volonté, constituant un manque de franchise, absolument opposé à mon caractère.

Avantages qu'il en retire.—Je m'en console du reste quelque peu. D'abord, parce que je dois à ce mal d'avoir été préservé d'avoir de l'ambition, mal plus grand encore, qui aurait eu facilement prise sur moi; une bonne mémoire est en effet indispensable à qui veut se mêler des affaires publiques. J'y gagne que mes autres facultés, ainsi qu'on en trouve des exemples dans la nature, se sont accrues dans la mesure où celle-ci s'est trouvée amoindrie; si j'eusse eu constamment présent à la mémoire tout ce que les autres ont dit ou fait, au lieu de juger par moi-même, je me serais facilement laissé aller, * comme cela a lieu d'ordinaire, à ce que mon esprit et mon jugement s'en rapportent paresseusement aux appréciations portées par autrui.—Une autre conséquence, c'est que je cause plus brièvement; parce que d'ordinaire la mémoire est plus abondamment fournie que l'imagination. Si j'avais été mieux doué sous ce rapport, j'eusse étourdi mes amis par mon verbiage, tout sujet de causerie, par la grande facilité avec laquelle je m'en saisis et le traite, provoquant, et excitant déjà trop ma verve. C'est, en effet, pitié de voir, ainsi que je l'ai constaté chez certains de mes amis particuliers, nombre de personnes, lorsqu'elles ont la parole, faire remonter leurs récits de plus en plus haut, au fur et à mesure que leur mémoire leur en fournit matière, les accompagnant d'une foule de détails qui n'ont pas raison de se produire, si bien que si la question était par elle-même intéressante, elle cesse de l'être, et que, si elle est sans intérêt, vous vous prenez à maudire la trop grande mémoire du narrateur ou son peu de jugement. Et c'est chose difficile que de clore convenablement un discours ou de l'interrompre à propos, une fois qu'il est en train; il en est de cela comme de la vigueur d'un cheval, qui apparaît surtout quand, dans un tournant, il peut s'arrêter net. Même parmi les gens le plus en possession de leur sujet, j'en connais qui voudraient et ne peuvent s'arrêter dans leur débit; ils cherchent comment s'y prendre et vont poursuivant leurs discours en des phrases oiseuses et insignifiantes, comme s'ils tombaient en pâmoison. Cela s'accentue particulièrement chez les vieillards, qui conservent le souvenir du passé et ne se souviennent pas de leurs redites; j'ai vu des récits fort agréables, devenir très ennuyeux dans la bouche d'un haut personnage de qui chacun, dans l'assistance, les avait déjà entendus cent fois.

En second lieu, la faiblesse de ma mémoire fait, ainsi que le disait un sage de l'antiquité, que je conserve moins souvenance des offenses qui me sont faites. Il me faudrait quelqu'un chargé de me les rappeler, comme en agissait Darius; qui, pour ne pas oublier l'offense qu'il avait reçue des Athéniens, avait commis un de ses pages pour lui répéter par trois fois, à l'oreille, chaque fois qu'il se mettait à table: «Seigneur, souvenez-vous des Athéniens!»—J'y trouve enfin cet avantage que tous les sites que je revois, tous les livres que je relis, me charment constamment par leur incessante nouveauté.

Un menteur doit avoir bonne mémoire.—Ce n'est pas sans raison que l'on dit que celui qui n'a pas de mémoire ne doit pas se permettre d'être menteur. On sait que les grammairiens établissent une différence entre dire un mensonge et mentir; dire un mensonge, d'après eux, c'est avancer une chose fausse, que l'on croit vraie; tandis que dans la langue latine, d'où la nôtre est dérivée, mentir est synonyme de parler contre sa conscience; ce que je dis ici, ne s'applique donc qu'à ceux qui parlent contrairement à ce qu'ils savent. Ces gens-là, ou inventent tout ce qu'ils disent, le fond et les détails, ou se bornent à déguiser et altérer un fond de vérité. Lorsqu'ils racontent souvent une même affaire en l'altérant, il leur est difficile de ne pas se contredire, parce que la chose s'étant tout d'abord logée dans leur mémoire, telle qu'on la leur a rapportée ou qu'ils l'ont vue eux-mêmes, il ne leur est guère possible, après l'avoir racontée à diverses reprises, et chaque fois avec plus ou moins d'inexactitude, de se remémorer, quand elle leur revient à l'idée, toutes les altérations qu'ils lui ont fait subir, tandis que l'impression première demeure et, sans cesse présente à leur esprit, efface de leur mémoire le souvenir de toutes les faussetés qu'ils ont greffées sur la vérité. Lorsqu'ils inventent leurs récits de toutes pièces, aucune impression première n'existant qui puisse troubler leurs dires, il semble qu'ils sont moins exposés à des mécomptes; et cependant, une chose qui n'existe pas, que rien ne fixe, à moins qu'on ne soit bien maître de soi, échappe facilement à la mémoire. J'en ai vu bien des exemples, parfois très plaisants et pas toujours à leur avantage, chez ces gens dont la profession est de toujours parler soit dans un sens, soit dans un autre, suivant l'intérêt qu'ils ont dans l'affaire, ou suivant ce qui plaît aux grands de ce monde auxquels ils parlent. Les circonstances où ils ont à aller ainsi contre la vérité et leur conscience sont si variables, il leur faut si souvent modifier chaque fois leur langage, qu'ils en arrivent à dire d'une même chose tantôt gris, tantôt jaune; à l'un, d'une façon; à l'autre, d'une autre; et, si par hasard leurs auditeurs viennent à se rapporter les uns aux autres ces dires, leurs contradictions apparaissent; que résulte-t-il alors de leur talent d'imagination! Outre ce que, par imprudence, ils peuvent laisser échapper et qui si souvent les trahit, quelle mémoire suffirait à ce qu'ils se rappellent les formes si diverses de leurs inventions, sous lesquelles ils ont présenté un même sujet. J'ai vu des personnes envier cette réputation d'homme adroit, toujours prêt à conformer son langage aux circonstances; elles ne voyaient pas qu'une fois cette réputation faite, le profit que cette adresse a pu procurer, cesse.

Mentir est un vice exécrable; l'altération de la vérité est, avec l'entêtement, a combattre dès le début, chez l'enfant.—En vérité, mentir est un vice odieux. N'est-ce pas la parole qui fait que nous sommes des hommes, au lieu d'être des animaux; et n'est-ce pas elle qui nous met en relations les uns avec les autres? Si nous nous faisions une juste idée de l'horreur que doit nous inspirer le mensonge et de l'importance qu'il peut avoir, nous réclamerions contre lui le supplice du feu, qu'on applique pour d'autres crimes qui le justifient moins.—M'est avis que d'ordinaire on s'occupe de châtier très mal à propos les enfants, pour des fautes dont ils ne se rendent pas compte, ou on leur adresse des reproches pour des actes inconsidérés, dont ils ne gardent aucune impression et sont sans conséquences; tandis que la menterie, cette altération de la vérité dans les choses les plus insignifiantes, et, ce qui est un peu moins grave, l'entêtement, sont, ce me semble, à combattre chez eux avec le plus grand soin, pour en arrêter les débuts et les progrès. Ces défauts croissent avec eux; et il est vraiment étonnant combien, quand ils sont passés à l'état d'habitude, il devient impossible de les leur faire perdre; c'est ce qui fait que nous voyons des hommes, honnêtes à tous autres égards, s'y abandonner et en être esclave. J'ai un tailleur qui est un bon garçon; jamais je ne lui ai entendu dire la vérité, pas même quand elle pouvait lui être utile. Si, comme la vérité, le mensonge n'avait qu'une face, je m'en accommoderais encore; nous en serions quittes pour tenir comme certain le contraire de ce que nous dirait un menteur; mais il y a cent mille manières d'exprimer le contraire de la vérité et le champ d'action du mensonge est sans limites. Les Pythagoriciens tenaient le bien comme chose certaine et nettement définie; le mal, comme infini et incertain. Mille chemins détournent du but, un seul y conduit. Toutefois, je ne garantis pas avoir sur moi assez d'empire, pour ne pas me laisser aller à faire un mensonge effronté et solennel, si c'était le seul moyen à ma disposition pour échapper à un péril extrême et dont j'aurais la certitude.—Un ancien Père de l'Église dit que la compagnie d'un chien qui nous est connu, est préférable à celle d'un homme dont nous ne connaissons pas le langage, «de sorte que deux hommes de nations différentes, ne sont point hommes, l'un à l'égard de l'autre (Pline)». Combien, pour vivre en société, la compagnie de qui garde le silence n'est-elle pas préférable à celle de qui la langue est menteuse!

Mésaventures de deux ambassadeurs.—Le roi François Ier se vantait d'avoir, à force de le presser, contraint dans ses derniers retranchements Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforza, duc de Milan, homme qui passait pour parfaitement manier la parole et qui lui avait été envoyé pour justifier son maître, au sujet d'un fait d'une haute gravité. Le roi, pour se ménager constamment des intelligences en Italie d'où il venait d'être chassé, et précisément dans ce duché de Milan, avait imaginé de placer auprès du duc un de ses gentilshommes, en réalité son ambassadeur, mais en apparence simple particulier, ayant l'air de s'y trouver pour ses propres affaires. Le duc avait, du reste, lui-même grand intérêt à ne pas paraître être en relations avec nous, étant beaucoup plus sous la dépendance de l'empereur que sous la nôtre, surtout à ce moment, où il négociait son mariage avec la nièce de ce souverain, fille du roi de Danemark, laquelle est actuellement duchesse douairière de Lorraine. Pour cela, le roi fit choix d'un nommé Merveille, gentilhomme milanais, écuyer de ses écuries. Merveille partit avec des instructions et des lettres secrètes l'accréditant comme ambassadeur, auxquelles en furent jointes d'autres le recommandant au duc à propos de ses affaires personnelles, ces dernières lettres destinées à être produites en public et à dissimuler sa mission. Mais Merveille demeura si longtemps près du duc, que l'empereur eut des soupçons, ce qui, croyons-nous, fut cause de ce qui suivit. Sous prétexte de meurtre, le duc lui fit, une belle nuit, trancher la tête, après un procès expédié en deux jours. Le roi, pour avoir raison de cet acte, s'adressa à tous les princes de la chrétienté et au duc lui-même, et Messire Francisque, envoyé pour exposer l'affaire dûment dénaturée pour les besoins de la cause, fut admis à une des audiences du matin. Comme base de son plaidoyer, après avoir présenté le fait en mettant toutes les apparences de son côté, il dit que son maître avait toujours considéré Merveille comme un simple gentilhomme, son propre sujet, venu à Milan pour ses affaires et jamais autrement; niant même avoir su qu'il fît partie de la maison du roi, que le roi le connût, et par suite n'avoir jamais eu l'idée de le considérer comme son ambassadeur. Le roi, à son tour, le pressa de questions et d'objections, les multipliant sur tous les points; et, en arrivant enfin à l'exécution, il lui demanda pourquoi elle avait été faite de nuit et en quelque sorte à la dérobée? Sur quoi, le pauvre homme embarrassé, pensant faire acte de courtoisie, répondit que, par respect pour Sa Majesté, le duc eût été bien au regret qu'elle eût été faite de jour. On peut penser comme le roi le releva, après qu'il se fut à son nez si maladroitement coupé, au nez de François Ier!

Le pape Jules II avait envoyé un ambassadeur au roi d'Angleterre, pour le presser d'agir contre ce même roi de France. Cet ambassadeur ayant exposé sa mission, le roi d'Angleterre lui objecta les difficultés qu'il éprouvait à réunir les forces et faire les préparatifs nécessaires pour combattre un adversaire si puissant, lui en détaillant les raisons. A quoi l'ambassadeur répliqua, assez mal à propos, que ces raisons lui étaient également venues à l'esprit et qu'il les avait soumises au Pape. Cette parole, si peu en rapport avec la mission qu'il avait de pousser le roi d'Angleterre à entrer immédiatement en campagne, donna à penser à celui-ci, ce qui par la suite fut reconnu exact, que cet ambassadeur, en son for intérieur, penchait pour la France; il en avertit son maître; ses biens furent confisqués et peu s'en fallut qu'il ne perdît la vie.

CHAPITRE X.    (ORIGINAL LIV. I, CH. X.)
De ceux prompts à parler et de ceux auxquels un certain temps est nécessaire pour s'y préparer.

Certaines gens ayant à parler en public, ont besoin de préparer ce qu'ils ont à dire; d'autres n'ont pas besoin de préparation.—Jamais il n'a été donné à personne de réunir tous les dons de la nature; aussi, parmi ceux qui ont reçu celui de l'éloquence, en voyons-nous avoir la parole facile et prompte, et, quoi qu'on leur dise, avoir la repartie si vive, qu'à tous moments ils sont prêts; et d'autres, moins prompts, ne parlant qu'après avoir longuement élaboré leur sujet arrêté à l'avance.

La première de ces qualités est le propre du prédicateur, la seconde convient à l'avocat.—On conseille aux dames de se livrer de préférence aux jeux et aux exercices du corps qui font le plus valoir leurs grâces; je ferais de même, si j'avais à émettre un avis sur les avantages de ces deux genres d'éloquence qui semblent, en notre siècle, la spécialité des prédicateurs et des avocats; ne pas se hâter convient mieux aux premiers, l'opposé aux seconds. Le prédicateur peut prendre, pour se préparer, autant de temps qu'il lui plaît; et quand il prêche, c'est tout d'un trait et sans qu'on l'interrompe. L'avocat, lui, doit, à tout moment, être prêt à entrer en lice; les réponses imprévues de la partie adverse le tiennent toujours en suspens, et l'obligent à modifier, à tout bout de champ, ses dispositions premières.

C'est cependant le contraire qui se produisit, lors de l'entrevue, à Marseille, du pape Clément et du roi François Ier. M. Poyet, qui avait passé sa vie dans le barreau et y était en grande réputation, fut chargé de haranguer sa Sainteté; il s'y était préparé de longue main, avait même, dit-on, apporté de Paris son discours complètement achevé. Le jour où il devait le prononcer, le Pape, craignant de voir aborder des sujets dont pourraient se froisser les ambassadeurs des autres princes qui l'accompagnaient, manda au roi le thème qui lui paraissait le mieux approprié au moment et au lieu, et qui se trouva malencontreusement être tout autre que celui sur lequel avait travaillé M. Poyet; si bien que la harangue qu'il avait composée ne pouvant être utilisée, il lui fallait en refaire promptement une autre; il s'en sentit incapable, et ce fut M. le cardinal du Bellay qui dut s'en charger.—La tâche de l'avocat est plus difficile que celle du prédicateur; et m'est avis que nous trouvons pourtant, du moins en France, plus de bons avocats que de bons prédicateurs. On dirait que la promptitude et la soudaineté sont le propre de l'esprit, tandis que le jugement va lentement et posément. Quant à celui qui demeure complètement muet, s'il n'a été à même de préparer ce qu'il a à dire, c'est un cas tout aussi particulier que celui de qui, pouvant y penser à loisir, n'arrive pas à mieux dire.

Parmi les avocats, il en est chez lesquels la contradiction stimule le talent oratoire; beaucoup de personnes parlent mieux qu'elles n'écrivent.—On rapporte que Sévérus Cassius parlait d'autant mieux qu'il n'y était pas préparé; qu'il était redevable de son talent plus à la nature qu'au travail. Les interruptions, quand il pérorait, le servaient si bien, que ses adversaires regardaient à l'exciter, de peur que la colère n'accrût son éloquence. Je connais, par expérience, ce genre particulier de talent oratoire, qui n'a que faire d'une étude préalable et approfondie, et qui, s'il ne peut aller bon train et en toute liberté, ne donne rien qui vaille. Il est des discours dont on dit qu'ils sentent l'huile et la lampe, quand ils affectent un certain caractère d'âpreté et de rudesse que leur imprime le travail, quand il y a eu une trop grande part. Mais en outre, la préoccupation de bien faire, une trop grande contention de l'esprit en gestation, * la harassent, l'entravent, souvent même arrêtent son essor; effet analogue à ce qui se produit pour l'eau qui, sous une trop forte pression, par la violence et l'abondance avec lesquelles elle arrive, ne peut s'écouler par un goulet étroit, alors même que l'orifice en est ouvert. Il arrive aussi que les talents oratoires de cette nature, ce ne sont pas les passions violentes qui les ébranlent et les excitent, comme le faisait la colère chez Cassius (la colère produit de trop vives excitations); la violence est sans action sur eux; ce qu'il leur faut pour qu'ils s'échauffent et s'éveillent, c'est d'y être sollicités par les incidents inattendus qui se produisent sur le moment même. Que rien ne les arrête, leur parole se traîne et languit; mais que le milieu où elle se fait entendre soit un peu agité, elle se ranime et acquiert toute sa grâce.

A cet égard, je ne suis pas absolument maître de moi; le hasard influe beaucoup sur les dispositions en lesquelles je puis être; l'occasion, la société, le feu même de ma parole ont beaucoup d'action sur mon esprit, qui donne alors beaucoup plus que lorsque, seul à seul avec lui, je le consulte et le fais travailler. Aussi mes paroles valent-elles mieux que mes écrits, si toutefois on peut faire un choix entre des choses qui n'ont pas de valeur. Il en résulte également que je ne me retrouve pas, quand je fais un retour sur moi-même; ou, si je me retrouve, c'est fortuitement, plutôt qu'en faisant appel à mon jugement. Si, en écrivant, je me suis laissé aller à quelque trait d'esprit (bien entendu insignifiant pour autrui et plein de subtilité pour moi; mais à quoi bon tant de façons, chacun, de fait, en agit suivant ses moyens), il m'arrive de le perdre si bien de vue, que je ne sais plus trop, en le relisant, ce que j'ai voulu dire et que d'autres en découvrent parfois le sens avant moi; et si je grattais tous les passages de mes écrits où il en est ainsi, tout y passerait. Une autre fois au contraire, il m'arrivera d'en saisir le sens, qui m'apparaît plus clair que le soleil en plein midi, et je m'étonne alors de mon hésitation.

CHAPITRE XI.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XI.)
Des pronostics.

Les anciens oracles avaient déjà perdu tout crédit, avant l'établissement de la religion chrétienne.—Pour ce qui est des oracles, il est certain que, depuis longtemps déjà avant la venue de Jésus-Christ, ils avaient commencé à perdre de leur crédit; car nous voyons Cicéron se mettre en peine de rechercher la cause de leur défaveur, et ces mots sont de lui: «D'où vient que de nos jours, et même depuis longtemps, Delphes ne rend plus de tels oracles? d'où vient que rien n'est si méprisé?» Quant aux autres pronostics qui se tiraient de l'anatomie des animaux offerts en sacrifice, dont l'organisation physique, d'après Platon, a été en partie déterminée par le Créateur en vue de ce genre d'observations; à ceux tirés du trépignement des poulets, du vol des oiseaux, «nous croyons qu'il est des oiseaux qui naissent exprès pour servir à l'art des augures (Cicéron)»; de la foudre, des remous de rivière, «les aruspices voient quantité de choses; les augures en prévoient beaucoup; nombre d'événements sont annoncés par les oracles, quantité par les devins, d'autres par les songes, d'autres encore par les prodiges (Cicéron)»; et autres qui, dans l'antiquité, intervenaient dans la plupart des entreprises publiques et privées, notre religion y a mis fin.

On croit encore, cependant, à certains pronostics; origine de l'art de la divination chez les Toscans, art vain et dangereux qui ne rencontre la vérité que par l'effet du hasard.—Cependant nous pratiquons encore quelques moyens de divination, notamment par les astres, les esprits, les lignes de notre corps, les songes, etc., témoignages irrécusables de la curiosité forcenée qui est en nous et fait que nous allons perdant notre temps à nous préoccuper des choses futures, comme si nous n'avions pas assez à faire avec les incidents de la vie de chaque jour: «Pourquoi, maître de l'Olympe, lorsque les pauvres mortels sont en butte à tant de maux présents, leur faire connaître encore, par de cruels présages, leurs malheurs futurs?... Si tes destins doivent s'accomplir, fais qu'ils restent cachés et nous frappent à l'improviste! qu'il nous soit permis au moins d'espérer en tremblant (Lucain)!»

«On ne gagne rien à connaître l'avenir et c'est malheureux de se tourmenter en vain (Cicéron)»; toujours est-il que la divination est de bien moins grande autorité de nos jours; voilà pourquoi l'exemple de François, marquis de Saluces, me paraît digne de remarque. Ce marquis commandait, au delà des Alpes, l'armée de François Ier; il était très bien en cour et même redevable au roi de son marquisat qui avait été confisqué à son frère. N'ayant aucune raison d'agir comme il le fit, agissant même contre ses propres affections, il se laissa néanmoins si fort impressionner, ainsi que cela a été reconnu, par les belles prophéties qu'on faisait courir de tous côtés, à l'avantage de l'empereur Charles-Quint et à notre détriment (en Italie, ces prophéties furent tellement prises au sérieux, qu'à Rome, l'agiotage s'en mêla et que, spéculant sur notre ruine, de très fortes sommes d'argent furent engagées), que le dit marquis, qui avait souvent témoigné à ses familiers son chagrin des malheurs qu'il voyait inévitablement devoir fondre sur la France et les amis qu'il y avait, nous abandonna et passa à l'ennemi; et ce, à son grand dommage, quelle qu'ait été la constellation sous l'influence de laquelle il agit. En prenant cette détermination, il se conduisit comme un homme en proie aux sentiments les plus opposés; car, disposant des villes et des forces que nous avions, l'armée ennemie sous les ordres d'Antoine de Lèves étant tout proche et personne ne le soupçonnant, il pouvait nous faire beaucoup plus de mal qu'il ne nous en fit, puisque, du fait de sa trahison, nous ne perdîmes pas un homme, pas une ville, sauf Fossano, et encore fut-elle longtemps disputée.

«Un dieu prudent nous a caché d'une nuit épaisse les événements de l'avenir, et se rit du mortel qui s'inquiète du destin plus qu'il ne doit.... Celui-là est maître de lui-même et passe heureusement la vie, qui peut dire chaque jour: «J'ai vécu». Qu'importe que demain, Jupiter obscurcisse l'air de sombres nuages ou nous donne un ciel serein; satisfaits du présent, gardons-nous de nous inquiéter de l'avenir (Horace).»

«Il en est qui raisonnent ainsi: s'il y a divination, il y a des dieux; et s'il y a des dieux, il y a divination (Cicéron)»; ceux-là ont tort qui se rangent à cet aphorisme, contraire à notre thèse. Pacuvius dit beaucoup plus sagement: «Quant à ceux qui entendent le langage des oiseaux et consultent le foie d'un animal plutôt que leur raison, je tiens qu'il vaut mieux les écouter que les croire.»

On prête l'origine suivante à cet art de la divination chez les Toscans qui y acquirent tant de célébrité: Un paysan labourait son champ; le fer de la charrue pénétrant profondément dans la terre, fit apparaître Tagès, ce demi-dieu des devins qui joint au visage d'un enfant, la prudence d'un vieillard. Chacun accourut; ses paroles et sa science, renfermant les principes et les pratiques de cet art, aussi merveilleux par ses progrès que par sa naissance, furent avidement recueillies et se transmirent de siècle en siècle. Quant à moi, pour le règlement de mes propres affaires, je préférerais m'en rapporter au sort des dés, plus qu'à l'interprétation des songes. De fait, dans tous les gouvernements, on a toujours laissé une bonne part d'autorité au hasard. Dans celui qu'il organise de toutes pièces et à son idée, Platon s'en remet à lui pour décider dans plusieurs actes importants; entre autres, il propose que les mariages entre gens de bien aient lieu par voie du sort; et il attache tant d'importance aux unions ainsi faites, qu'il veut que les enfants qui en naissent soient élevés dans le pays; ceux, au contraire, nés d'unions contractées par les mauvaises gens, seraient bannis. Toutefois si, par extraordinaire, quelqu'un de ces derniers semblait, en grandissant, devoir bien faire, on pourrait le rappeler; inversement, on aurait la possibilité d'exiler quiconque, tout d'abord conservé sur le sol natal, semblerait, en prenant de l'âge, ne pas devoir réaliser les espérances qu'on avait conçues de lui.

J'en vois qui étudient et commentent leurs almanachs, faisant ressortir l'exactitude de leurs prévisions appliquées à ce qui se passe actuellement. A force de dire, il faut bien que vérités et mensonges s'y rencontrent: «Quel est celui qui tirant à la cible toute la journée, n'atteindra pas quelquefois le but (Cicéron)?» De ce que parfois ils tombent juste, je n'en fais pas pour cela plus de cas; ils seraient de plus d'utilité, s'il était de règle que toujours ce qui arrive soit le contraire de ce qu'ils prédisent. Comme personne ne prend note de leurs erreurs, d'autant qu'elles sont en nombre infini et constituent le cas le plus ordinaire, on a beau jeu à faire valoir ceux de leurs pronostics, rares, incroyables, prodigieux, qui par hasard viennent à se réaliser. C'est le sens de la réponse que fit Diagoras, surnommé l'athée, à quelqu'un qui, dans l'île de Samothrace, lui montrant un temple où se trouvaient en quantité des ex-voto et des tableaux commémoratifs provenant de personnes échappées à des naufrages, lui disait: «Eh bien! vous qui croyez que les dieux se désintéressent des choses humaines, que dites-vous de ce grand nombre de gens sauvés par leur protection?»—«Oui, répondit-il; mais ceux qui ont péri, n'ont consacré aucun tableau, et ils sont en bien plus grand nombre.»

Cicéron dit que Xénophanes de Colophon, seul de tous les philosophes qui ont admis l'existence des dieux, s'est appliqué à combattre toutes espèces de divination; il est d'autant moins surprenant que ce soit une exception, que nous avons vu certains esprits d'élite donner parfois, à leur grand dommage, dans ces idées folles. Il est deux merveilles en ce genre, que j'aurais bien voulu voir: le livre de Joachim, abbé de la Calabre, qui prédisait tous les papes futurs, donnant leurs noms et leurs signalements; et celui de l'empereur Léon, qui prédisait tous les empereurs et tous les patriarches grecs. Mais ce que j'ai vu, vu de mes yeux, c'est dans les troubles publics, certaines personnes, étonnées de ce qui leur arrivait, se livrer à des pratiques tenant absolument de la superstition, et rechercher dans l'observation des astres, des signes précurseurs des malheurs qui leur étaient arrivés et leur en révélant les causes; et ils s'en trouvent si étrangement heureux, que je suis persuadé que c'est là un passe-temps amusant pour des esprits subtils et inoccupés, et que ceux qui ont acquis la dextérité d'esprit convenable pour découvrir et interpréter ces pronostics, seraient capables de trouver dans n'importe quel écrit tout ce qu'ils voudraient lui faire dire. Ce qui leur donne surtout beau jeu à cet égard, c'est le langage obscur, ambigu, fantastique du jargon prophétique; d'autant que ceux qui l'emploient, ont garde de s'y exprimer clairement, afin que la postérité puisse l'appliquer dans tel sens qu'il lui plaira.

Ce que pouvait bien être le démon familier de Socrates.—Le démon familier de Socrates était probablement certaines inspirations qui, en dehors de sa raison, se présentaient à lui. Dans une âme aussi pure que la sienne, tout entière à la sagesse et à la vertu, il est vraisemblable que ces inspirations, quoique hardies et peu précises, étaient toujours de grande conséquence et méritaient d'être écoutées. Chacun ressent parfois en lui-même semblable obsession d'idées, qui se produit subitement, avec force et sans cause appréciable; c'est affaire à nous de leur donner ou non de la consistance, en dépit de ce que commanderait la prudence que nous écoutons si peu; j'en ai eu de pareilles, ne pouvant raisonnablement se soutenir et cependant agissant si fort en moi, soit pour, soit contre (ce qui était un cas fréquent chez Socrates), que je me laissais entraîner quand même à les suivre; et je m'en suis si bien trouvé, que je pourrais presque les attribuer à quelque chose comme des inspirations divines.

CHAPITRE XII.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XII.)
De la constance.

En quoi consistent la résolution et la constance.—Avoir de la résolution et de la constance, ne comporte pas que nous ne nous gardions pas, autant que cela nous est possible, des maux et des inconvénients qui peuvent nous menacer, ni par conséquent d'appréhender qu'ils nous arrivent. Bien au contraire, tout moyen honnête de nous garantir d'un mal, non seulement est licite, mais louable. La constance consiste surtout à supporter avec résignation les incommodités auxquelles on ne peut apporter remède; c'est ce qui fait qu'il n'y a pas de mouvement d'agilité corporelle, ou que nous permette notre science en escrime, que nous trouvions mauvais, du moment qu'il sert à nous préserver des coups qu'on nous porte.

Il est parfois utile de céder devant l'ennemi, quand c'est pour le mieux combattre.—Chez plusieurs nations très belliqueuses la fuite était un des principaux procédés de combat, et l'ennemi, auquel elles tournaient le dos, avait alors plus à les redouter que lorsqu'elles lui faisaient face; c'est un peu ce que pratiquent encore les Turcs.—Socrates, d'après Platon, critiquait Lachès, qui définissait le courage: «Tenir ferme à sa place, quand on est aux prises avec l'ennemi.» «Quoi, disait Socrates, y a-t-il donc lâcheté à battre un ennemi, en lui cédant du terrain?» Et, à l'appui de son dire, il citait Homère qui loue dans Enée sa science à simuler une fuite. A Lachès qui, se contredisant, reconnaît que ce procédé est pratiqué par les Scythes, et en général par tous les peuples combattant à cheval, il cite encore les guerriers à pied de Lacédémone, dressés plus que tous autres à combattre de pied ferme; qui, dans la journée de Platée, ne pouvant entamer la phalange des Perses, eurent l'idée de céder et de se reporter en arrière, afin que les croyant en fuite et n'avoir plus qu'à les poursuivre, cette masse se rompît et se désagrégeât d'elle-même, stratagème qui leur procura la victoire.

Pour en revenir aux Scythes, lorsque Darius marcha contre eux avec le dessein de les subjuguer, il manda, dit-on, à leur roi force reproches, de ce qu'il se retirait toujours devant lui, refusant le combat. A quoi Indathyrsès, c'était son nom, répondit: «Que ce n'était pas parce qu'il avait peur de lui, pas plus que de tout autre homme vivant; mais que c'était la façon de combattre de sa nation, n'ayant ni terres cultivées, ni maisons, ni villes à défendre et dont ils pouvaient craindre que l'ennemi ne profitât; toutefois, s'il avait si grande hâte d'en venir aux mains, il n'avait qu'à s'approcher jusqu'au lieu de sépulture de leurs ancêtres; et que là, il trouverait à qui parler, autant qu'il voudrait.»

Chercher à se soustraire à l'effet du canon quand on est à découvert, est bien inutile par suite de la soudaineté du coup.—Devant le canon, quand il est pointé sur nous, ainsi que cela arrive dans diverses circonstances de guerre, il ne convient pas de s'émouvoir par la seule crainte du coup, d'autant que par sa soudaineté et sa vitesse, il est à peu près inévitable; aussi combien ont, pour le moins, prêté à rire à leurs compagnons, pour avoir, en pareille occurrence, levé la main ou baissé la tête pour parer ou éviter le projectile.—Et cependant, lors de l'invasion de la Provence par l'empereur Charles-Quint, le marquis du Guast, en reconnaissance devant la ville d'Arles, s'étant montré en dehors de l'abri que lui constituait un moulin à vent, à la faveur duquel il s'était approché, fut aperçu par le seigneur de Bonneval et le sénéchal d'Agénois, qui se promenaient sur le théâtre des arènes. Ils le signalèrent au sieur de Villiers, commandant de l'artillerie, qui pointa sur lui, avec tant de justesse, une couleuvrine, que si le marquis, y voyant mettre le feu, ne se fût jeté de côté, il était atteint en plein corps.—De même, quelques années auparavant, Laurent de Médicis, duc d'Urbin, père de la reine Catherine, mère de notre roi, assiégeant Mondolphe, place d'Italie située dans la région dite du Vicariat, voyant mettre le feu à une pièce dirigée contre lui, se baissa; et bien lui en prit, autrement le coup, qui lui effleura le sommet de la tête, l'atteignait sûrement à l'estomac. Pour dire vrai, je ne crois pas que ces mouvements aient été raisonnés, car comment apprécier, en chose si soudaine, si l'arme est pointée haut ou bas? Il est bien plus judicieux de croire que le hasard servit leur frayeur, et qu'en une autre circonstance ce serait au contraire aller au-devant du coup, que de chercher à l'éviter.—Je ne puis me défendre de tressaillir, quand le bruit éclatant d'une arquebusade retentit à l'improviste à mon oreille, dans un endroit où il ne me semblait pas devoir se produire; et cette même impression, je l'ai vue également éprouvée par d'autres valant mieux que moi.

Les stoïciens ne dénient pas au sage d'être, sur le premier moment, troublé par un choc inattendu; mais sa conduite ne doit pas en être influencée.—Les stoïciens ne prétendent pas que l'âme du sage tel qu'ils le conçoivent, ne puisse, de prime abord, demeurer insensible aux sensations et aux apparitions qui le surprennent. Ils admettent, comme étant un effet de notre nature, qu'elle soit impressionnée, par exemple, par un bruit considérable pouvant provenir soit du ciel, soit d'une construction qui s'écroulerait; qu'il peut en pâlir, ses traits se contracter, comme sous l'empire de toute autre émotion; mais qu'il doit conserver saine et entière sa lucidité d'esprit, et sa raison ne pas s'en ressentir, ne pas en être, en quoi que ce soit, altérée; de telle sorte qu'il ne cède de son plein consentement ni à l'effroi, ni à la douleur. Celui qui n'est point un sage, se comportera de même sur le premier point, mais bien différemment sur le second. L'impression de l'émotion ne sera pas chez lui seulement superficielle, elle pénétrera jusqu'au siège de la raison, l'infectera, la corrompra; et c'est avec cette faculté ainsi viciée, qu'il jugera ce qui lui arrive et qu'il se conduira. «Il pleure, mais son cœur demeure inébranlable (Virgile)»; tel est bien, dit nettement et en bons termes, l'état d'âme que les stoïciens veulent au sage.—A ce même sage, les Péripatéticiens ne demandent pas de demeurer insensible aux émotions qu'il éprouve, mais de les modérer.

CHAPITRE XIII.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XIII.)
Cérémonial des entrevues des rois.

Il n'est pas de sujet si futile, qui ne mérite de prendre place dans ces Essais, faits de pièces et de morceaux.

Attendre chez soi un grand personnage dont la visite est annoncée, est plus régulier que d'aller au-devant de lui, ce qui expose à le manquer.—Dans nos usages, ce serait un grave manque de courtoisie vis-à-vis d'un égal, et à plus forte raison vis-à-vis d'un grand, de ne pas nous trouver chez nous, quand il nous a prévenu qu'il doit y venir. Marguerite, reine de Navarre, ajoutait même à ce propos que pour un gentilhomme c'est une atteinte à la politesse, de quitter sa demeure, comme cela se fait le plus souvent, pour aller au-devant de la personne qui vient chez lui, quel que soit le rang de cette personne; qu'il est plus respectueux et plus poli de l'attendre chez soi pour la recevoir, ne fût-ce que par peur de la manquer en chemin et qu'il suffit de l'accompagner seulement quand elle vous quitte. M'affranchissant chez moi, le plus possible, de toute cérémonie, j'oublie souvent l'une et l'autre de ces futiles obligations; il en est qui s'en offensent, qu'y faire? Il vaut mieux que je l'offense, lui, une unique fois, que d'avoir à en souffrir moi-même tous les jours; ce deviendrait une contrainte continue. A quoi servirait d'avoir fui la servitude des cours, si elle vous suit jusque dans votre retraite?—Il est également dans les usages qu'à toute réunion, les personnes de moindre importance soient les premières rendues; comme faire attendre, est du meilleur genre pour les personnages en vue.

Dans les entrevues des souverains, on fait en sorte que celui qui a la prééminence se trouve le premier au lieu désigné.—Toutefois à l'entrevue qui eut lieu à Marseille entre le pape Clément VII et le roi François Ier, le roi, après avoir ordonné les préparatifs nécessaires, s'éloigna de la ville et laissa au pape, avant de le venir voir, deux ou trois jours pour faire son entrée et se reposer.—De même, à l'entrevue, à Bologne, de ce même pape et de l'empereur Charles-Quint, celui-ci fit en sorte que le pape y arrivât le premier, et lui-même n'y vint qu'après lui.—C'est, dit-on, le cérémonial spécial aux entrevues de tels princes, qui veut que le plus élevé en dignité, arrive le premier au lieu assigné comme rendez-vous, avant même celui dans les États duquel ce lieu se trouve situé; moyen détourné de faire que celui auquel appartient la préséance, paraisse recevoir ceux de rang moins élevé qui, de la sorte, ont l'air d'aller à lui, au lieu que ce soit lui qui vienne à eux.

Il est toujours utile de connaître les formes de la civilité, mais il faut se garder de s'en rendre esclave et de les exagérer.—Non seulement chaque pays, mais chaque ville et même chaque profession ont, sous le rapport de la civilité, leurs usages particuliers. J'y ai été assez soigneusement dressé en mon enfance, et ai assez vécu en bonne compagnie, pour ne pas ignorer ceux qui se pratiquent en France; je pourrais les enseigner aux autres. J'aime à les suivre, mais non pas avec une servilité telle que ma vie en soit entravée. Quelques-uns de ces usages sont gênants; et on ne cesse pas de faire montre de bonne éducation si, par discrétion et non par ignorance, on vient à les omettre. J'ai vu souvent des personnes manquer à la politesse, en l'exagérant au point d'en être importunes.

Au demeurant, c'est une très utile science, que celle de savoir se conduire dans le monde. Comme la grâce et la beauté, elle vous ouvre les portes de la société et de l'intimité; elle nous donne, par suite, occasion de nous instruire par ce que nous voyons faire à autrui; et ce que nous faisons nous-mêmes est mis à profit par les autres, quand cela est bon à retenir et qu'ils peuvent se l'assimiler.

CHAPITRE XIV.    (ORIGINAL LIV. I, CH. XIIII.)
On est punissable, quand on s'opiniâtre à défendre une place au delà de ce qui est raisonnable.

La vaillance a ses limites; et qui s'obstine à défendre à outrance une place trop faible, est punissable.—La vaillance a ses limites, comme toute autre vertu; ces limites outrepassées, on peut être entraîné jusqu'au crime. Cela peut devenir de la témérité, de l'obstination, de la folie, chez qui en ignore les bornes, fort malaisées, en vérité, à définir quand on approche de la limite. C'est de cette considération qu'est née, à la guerre, la coutume de punir, même de mort, ceux qui s'opiniâtrent à défendre une place qui, d'après les règles de l'art militaire, ne peut plus être défendue. Autrement, comptant sur l'impunité, il n'y a pas de bicoque qui n'arrêterait une armée.

M. le connétable de Montmorency, au siège de Pavie, ayant reçu mission de passer le Tessin et de s'établir dans le faubourg Saint-Antoine, s'en trouva empêché par une tour, située à l'extrémité du pont, à la défense de laquelle la garnison s'opiniâtra au point qu'il fallut l'enlever d'assaut; le connétable fit pendre tous ceux qui y furent pris.—Plus tard, accompagnant M. le Dauphin en campagne par delà les monts, et s'étant emparé de vive force du château de Villane, tout ce qui était dedans fut tué par les soldats exaspérés, hormis le capitaine et l'enseigne, que pour punir de la résistance qu'ils lui avaient opposée, il fit étrangler et pendre tous deux.—Le capitaine Martin du Bellay en agit de même à l'égard du capitaine de St-Bony, gouverneur de Turin, dont tous les gens avaient été massacrés, au moment même de la prise de la place.

L'appréciation du degré de résistance et de faiblesse d'une place est difficile; et l'assiégeant qui s'en rend maître, est souvent disposé à trouver que la défense a été trop prolongée.—L'appréciation du degré de résistance ou de faiblesse d'une place résulte des forces de l'assaillant et de la comparaison de ses moyens d'action; tel en effet, qui s'opiniâtre avec juste raison à résister contre deux couleuvrines, serait insensé de prétendre lutter contre trente canons; il y a aussi à considérer la grandeur que donnent à un prince, que l'on a pour adversaire, les conquêtes qu'il a déjà faites, sa réputation, le respect qu'on lui doit. Mais il y a danger à tenir par trop compte de ces dernières considérations qui, en ces mêmes termes, peuvent être de valeur bien différente; car il en est qui ont une si grande opinion d'eux-mêmes et des moyens dont ils disposent, qu'ils n'admettent pas qu'on ait la folie de leur tenir tête; et, autant que la fortune leur est favorable, ils égorgent tout ce qui leur fait résistance. Cela apparaît notamment dans les expressions en lesquelles sont conçues les sommations et défis des anciens princes de l'Orient et même de leurs successeurs; dans leur langage fier et hautain, se répètent encore aujourd'hui les injonctions les plus barbares.—Dans la région par laquelle les Portugais entamèrent la conquête des Indes, ils trouvèrent des peuples chez lesquels c'est une loi générale, d'application constante, que tout ennemi vaincu par le roi en personne, ou par son lieutenant, n'est ni admis à payer rançon, ni reçu à merci; autrement dit, est toujours mis à mort.

Comme conclusion: qui en a la possibilité, doit surtout se garder de tomber entre les mains d'un ennemi en armes, qui est victorieux et a pouvoir de décider de votre sort.

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