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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I

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Qu'on ne me mette pas en ce rang ces autres amitiez communes:
i'en ay autant de cognoissance qu'vn autre, et des plus parfaictes
de leur genre. Mais ie ne conseille pas qu'on confonde leurs1
regles, on s'y tromperoit. Il faut marcher en ces autres amitiez, la
bride à la main, auec prudence et precaution: la liaison n'est pas
nouée en maniere, qu'on n'ait aucunement à s'en deffier. Aymez le,
disoit Chilon, comme ayant quelque iour à le haïr: haïssez le,
comme ayant à l'aymer. Ce precepte qui est si abominable en cette
souueraine et maistresse amitié, il est salubre en l'vsage des amitiez
ordinaires et coustumieres: à l'endroit desquelles il faut employer
le mot qu'Aristote auoit tres familier, O mes amys, il n'y a
nul amy.   En ce noble commerce, les offices et les bien-faicts
nourrissiers des autres amitiez, ne meritent pas seulement d'estre2
mis en compte: cette confusion si pleine de nos volontez en est
cause: car tout ainsi que l'amitié que ie me porte, ne reçoit point
augmentation, pour le secours que ie me donne au besoin, quoy
que dient les Stoiciens: et comme ie ne me sçay aucun gré du seruice
que ie me fay: aussi l'vnion de tels amis estant veritablement
parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels deuoirs, et
haïr et chasser d'entre eux, ces mots de diuision et de difference,
bien-faict, obligation, recognoissance, priere, remerciement, et leurs
pareils. Tout estant par effect commun entre eux, volontez, pensemens,
iugemens, biens, femmes, enfans, honneur et vie: et3
leur conuenance n'estant qu'vne ame en deux corps, selon la tres-propre
definition d'Aristote, ils ne se peuuent ny prester ny donner
rien. Voila pourquoy les faiseurs de loix, pour honnorer le mariage
de quelque imaginaire ressemblance de cette diuine liaison,
defendent les donations entre le mary et la femme. Voulans inferer
par là, que tout doit estre à chacun d'eux, et qu'ils n'ont rien à
diuiser et partir ensemble.   Si en l'amitié dequoy ie parle, l'vn
pouuoit donner à l'autre, ce seroit celuy qui receuroit le bien-fait,
qui obligeroit son compagnon. Car cherchant l'vn et l'autre, plus
que toute autre chose, de s'entre-bien faire, celuy qui en preste la
matiere et l'occasion, est celuy là qui faict le liberal, donnant ce
contentement à son amy, d'effectuer en son endroit ce qu'il desire
le plus. Quand le Philosophe Diogenes auoit faute d'argent, il disoit,
qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'il le demandoit. Et
pour montrer comment cela se pratique par effect, i'en reciteray
vn ancien exemple singulier. Eudamidas Corinthien auoit deux1
amis, Charixenus Sycionien, et Aretheus Corinthien: venant à mourir
estant pauure, et ses deux amis riches, il fit ainsi son testament:
Ie legue à Aretheus de nourrir ma mere, et l'entretenir en
sa vieillesse: à Charixenus de marier ma fille, et luy donner le
doüaire le plus grand qu'il pourra: et au cas que l'vn d'eux vienne
à defaillir, ie substitue en sa part celuy, qui suruiura. Ceux qui
premiers virent ce testament, s'en moquerent: mais ses heritiers
en ayants esté aduertis, l'accepterent auec vn singulier contentement.
Et l'vn d'eux, Charixenus, estant trespassé cinq iours apres,
la substitution estant ouuerte en faueur d'Aretheus, il nourrit curieusement2
cette mere, et de cinq talens qu'il auoit en ses biens,
il en donna les deux et demy en mariage à vne sienne fille vnique,
et deux et demy pour le mariage de la fille d'Eudamidas, desquelles
il fit les nopces en mesme iour.   Cet exemple est bien plein: si
vne condition en estoit à dire, qui est la multitude d'amis. Car cette
parfaicte amitié, dequoy ie parle, est indiuisible: chacun se donne
si entier à son amy, qu'il ne luy reste rien à departir ailleurs: au
rebours il est marry qu'il ne soit double, triple, ou quadruple, et
qu'il n'ait plusieurs ames et plusieurs volontez, pour les conferer
toutes à ce subiet. Les amitiez communes on les peut départir, on3
peut aymer en cestuy-ci la beauté, en cet autre la facilité de ses
mœurs, en l'autre la liberalité, en celuy-là la paternité, en cet autre
la fraternité, ainsi du reste: mais cette amitié, qui possede
l'ame, et la regente en toute souueraineté, il est impossible qu'elle
soit double. Si deux en mesme temps demandoient à estre secourus,
auquel courriez vous? S'ils requeroient de vous des offices
contraires, quel ordre y trouueriez vous? Si l'vn commettoit à vostre
silence chose qui fust vtile à l'autre de sçauoir, comment vous en
desmeleriez vous? L'vnique et principale amitié descoust toutes
autres obligations. Le secret que i'ay iuré ne deceller à vn autre,4
ie le puis sans pariure, communiquer à celuy, qui n'est pas
autre, c'est moy. C'est vn assez grand miracle de se doubler: et
n'en cognoissent pas la hauteur ceux qui parlent de se tripler. Rien
n'est extreme, qui a son pareil. Et qui presupposera que de deux
i'en aime autant l'vn que l'autre, et qu'ils s'entr'aiment, et m'aiment
autant que ie les aime: il multiplie en confrairie, la chose la plus
vne et vnie, et dequoy vne seule est encore la plus rare à trouuer
au monde. Le demeurant de cette histoire conuient tres-bien à ce
que ie disois: car Eudamidas donne pour grace et pour faueur à
ses amis de les employer à son besoin: il les laisse heritiers de1
cette sienne liberalité, qui consiste à leur mettre en main les moyens
de luy bien-faire. Et sans doubte, la force de l'amitié se montre bien
plus richement en son fait, qu'en celuy d'Aretheus. Somme, ce sont
effects inimaginables, à qui n'en a gousté: et qui me font honnorer
à merueilles la responce de ce ieune soldat, à Cyrus, s'enquerant à
luy, pour combien il voudroit donner vn cheual, par le moyen
duquel il venoit de gaigner le prix de la course: et s'il le voudroit
eschanger à vn royaume: Non certes, Sire: mais bien le lairroy ie
volontiers, pour en aquerir vn amy, Si ie trouuoy homme digne de
telle alliance. Il ne disoit pas mal, Si ie trouuoy. Car on trouue2
facilement des hommes propres à vne superficielle accointance:
mais en cettecy, en laquelle on negotie du fin fons de son courage,
qui ne fait rien de reste: il est besoin, que tous les ressorts soyent
nets et seurs parfaictement.   Aux confederations, qui ne tiennent
que par vn bout, on n'a à prouuoir qu'aux imperfections, qui particulierement
interessent ce bout là. Il ne peut chaloir de quelle religion
soit mon medecin, et mon aduocat; cette consideration n'a
rien de commun auec les offices de l'amitié, qu'ils ne doiuent. Et en
l'accointance domestique, que dressent auec moy ceux qui me
seruent i'en fay de mesmes: et m'enquiers peu d'vn laquay, s'il est3
chaste, ie cherche s'il est diligent: et ne crains pas tant vn muletier
ioueur qu'imbecille: ny vn cuisinier iureur, qu'ignorant. Ie ne me
mesle pas de dire ce qu'il faut faire au monde: d'autres assés s'en
meslent: mais ce que i'y fay,

Mihi sic vsus est: tibi, vt opus est facto, face.
A la familiarité de la table, i'associe le plaisant, non le prudent:
au lict, la beauté auant la bonté: et en la societé du discours, la
suffisance, voire sans la preud'hommie, pareillement ailleurs. Tout
ainsi que cil qui fut rencontré à cheuauchons sur vn baton, se
iouant auec ses enfans, pria l'homme qui l'y surprint, de n'en rien
dire, iusques à ce qu'il fust pere luy-mesme, estimant que la passion
qui luy naistroit lors en l'ame, le rendroit iuge equitable d'vne telle
action. Ie souhaiterois aussi parler à des gens qui eussent essayé ce
que ie dis: mais sçachant combien c'est chose esloignee du commun
vsage qu'vne telle amitié, et combien elle est rare, ie ne m'attens
pas d'en trouuer aucun bon iuge. Car les discours mesmes que
l'antiquité nous a laissé sur ce subiect, me semblent lasches au
prix du sentiment que i'en ay. Et en ce poinct les effects surpassent1
les preceptes mesmes de la philosophie.

Nil ego contulerim iucundo sanus amico.
L'ancien Menander disoit celuy-là heureux, qui auoit peu rencontrer
seulement l'ombre d'vn amy: il auoit certes raison de le
dire, mesmes s'il en auoit tasté. Car à la verité si ie compare tout
le reste de ma vie, quoy qu'auec la grace de Dieu ie l'aye passee
douce, aisee, et sauf la perte d'vn tel amy, exempte d'affliction
poisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant prins en payement
mes commoditez naturelles et originelles, sans en rechercher d'autres:
si ie la compare, dis-ie, toute, aux quatre annees, qu'il m'a2
esté donné de iouyr de la douce compagnie et societé de ce personnage,
ce n'est que fumee, ce n'est qu'vne nuict obscure et
ennuyeuse. Depuis le iour que ie le perdy,

quem semper acerbum,
Semper honoratum (sic, Dii, voluistis!) habebo,

ie ne fay que trainer languissant: et les plaisirs mesmes qui s'offrent
à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de
sa perte. Nous estions à moitié de tout: il me semble que ie luy
desrobe sa part,

Nec fas esse vlla me voluptate hic frui3
Decreui, tantisper dum ille abest meus particeps.
I'estois desia si faict et accoustumé à estre deuxiesme par tout,
qu'il me semble n'estre plus qu'à demy.

Illam meæ si partem animæ tulit
Maturior vis, quid moror altera?
Nec charus æquè nec superstes
Integer? Ille dies vtramque
Duxit ruinam.

Il n'est action ou imagination, où ie ne le trouue à dire, comme si
eust-il bien faict à moy: car de mesme qu'il me surpassoit d'vne4
distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisoit-il
au deuoir de l'amitié.

Quis desiderio sit pudor aut modus
Tam chari capitis?

O misero frater adempte mihi!
Omnia tecum vnà perierunt gaudia nostra,
Quæ tuus in vita dulcis alebat amor.
Tu mea, tu moriens fregisti commoda, frater;
Tecum vna tota est nostra sepulta anima,
Cuius ego interitu tota de mente fugaui
Hæc studia, atque omnes delicias animi.

Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem?
Nunquam ego te, vita frater amabilior,
Aspiciam posthac? at certè semper amabo.
Mais oyons vn peu parler ce garson de seize ans.
Parce que i'ay trouué que cet ouurage a esté depuis mis en lumiere,
et à mauuaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer1
l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, qu'ils
ont meslé à d'autres escrits de leur farine, ie me suis dédit de le
loger icy. Et affin que la memoire de l'autheur n'en soit interessee
en l'endroit de ceux qui n'ont peu cognoistre de pres ses opinions
et ses actions: ie les aduise que ce subiect fut traicté par luy en
son enfance, par maniere d'exercitation seulement, comme subiect
vulgaire et tracassé en mil endroits des liures. Ie ne fay nul doubte
qu'il ne creust ce qu'il escriuoit: car il estoit assez conscientieux,
pour ne mentir pas mesmes en se iouant: et sçay d'auantage que
s'il eust eu à choisir, il eust mieux aymé estre nay à Venise qu'à2
Sarlac; et auec raison. Mais il auoit vn' autre maxime souuerainement
empreinte en son ame, d'obeyr et de se soubmettre tres-religieusement
aux loix, sous lesquelles il estoit nay. Il ne fut iamais
vn meilleur citoyen, ny plus affectionné au repos de son païs, ny
plus ennemy des remuëments et nouuelletez de son temps: il eust
bien plustost employé sa suffisance à les esteindre, qu'à leur fournir
dequoy les émouuoir d'auantage: il auoit son esprit moulé au patron
d'autres siecles que ceux-cy. Or en eschange de cest ouurage
serieux i'en substitueray vn autre, produit en cette mesme saison
de son aage, plus gaillard et plus enioué.3

CHAPITRE XXVIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXVIII.)
Vingt et neuf sonnets d'Estienne de la Boetie,
à Madame de Grammont Contesse de Guissen.

MADAME ie ne vous offre rien du mien, ou par ce qu'il est desia
vostre, ou pour ce que ie n'y trouue rien digne de vous. Mais
i'ay voulu que ces vers en quelque lieu qu'ils se vissent, portassent
vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'auoir pour
guide cette grande Corisande d'Andoins. Ce present m'a semblé
vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France, qui
iugent mieux, et se seruent plus à propos que vous, de la poësie:
et puis qu'il n'en est point qui la puissent rendre viue et animee,
comme vous faites par ces beaux et riches accords, dequoy parmy
vn milion d'autres beautez, nature vous a estrenee: Madame ces
vers meritent que vous les cherissiez: car vous serez de mon aduis,
qu'il n'en est point sorty de Gascongne, qui eussent plus d'inuention1
et de gentillesse, et qui tesmoignent estre sortis d'vne plus
riche main. Et n'entrez pas en ialousie, dequoy vous n'auez que le
reste de ce que pieça i'en ay faict imprimer sous le nom de Monsieur
de Foix, vostre bon parent: car certes ceux-cy ont ie ne sçay
quoy de plus vif et de plus bouillant: comme il les fit en sa plus
verte ieunesse, et eschauffé d'vne belle et noble ardeur que ie vous
diray, Madame, vn iour à l'oreille. Les autres furent faits depuis,
comme il estoit à la poursuitte de son mariage, en faueur de sa
femme, et sentant desia ie ne sçay quelle froideur maritale. Et moy
ie suis de ceux qui tiennent, que la poësie ne rid point ailleurs,2
comme elle faict en vn subiect folatre et desreglé.

SONNETS

I

Pardon amour, pardon, ô Seigneur ie te voüe
Le reste de mes ans, ma voix et mes escris,
Mes sanglots, mes souspirs, mes larmes et mes cris:
Rien, rien tenir d'aucun, que de toy ie n'aduoue.

Helas comment de moy, ma fortune se ioue.
De toy n'a pas long temps, amour, ie me suis ris.
I'ay failly, ie le voy, ie me rends, ie suis pris.
I'ay trop gardé mon cœur, or ie le desaduoüe.

Si i'ay pour le garder retardé ta victoire,3
Ne l'en traitte plus mal, plus grande en est ta gloire.
Et si du premier coup tu ne m'as abbatu,

Pense qu'vn bon vainqueur et nay pour estre grand,
Son nouueau prisonnier, quand vn coup il se rend,
Il prise et l'ayme mieux, s'il a bien combattu.

II

C'est amour c'est amour, c'est luy seul, ie le sens;
Mais le plus vif amour, la poison la plus forte,
A qui onq pauure cœur ait ouuerte la porte.
Ce cruel n'a pas mis vn de ses traitz perçans,

Mais arc, traits et carquois, et luy tout dans mes sens.
Encor vn mois n'a pas, que ma franchise est morte,
Que ce venin mortel dans mes veines ie porte,
Et des-ja i'ay perdu, et le cœur et le sens.

Et quoy? si cest amour à mesure croissoit,
Qui en si grand tourment dedans moy se conçoit?1
O croistz, si tu peuz croistre, et amende en croissant.

Tu te nourris de pleurs; des pleurs ie te prometz,
Et pour te refreschir, des souspirs pour iamais.
Mais que le plus grand mal soit au moings en naissant.

III

C'est faict mon cœur, quitons la liberté.
Dequoy meshuy seruiroit la deffence,
Que d'agrandir et la peine et l'offence?
Plus ne suis fort, ainsi que i'ay esté.

La raison fust vn temps de mon costé,
Or reuoltée elle veut que ie pense2
Qu'il faut seruir, et prendre en recompence
Qu'oncq d'vn tel neud nul ne fust arresté.

S'il se faut rendre, alors il est saison,
Quand on n'a plus deuers soy la raison.
Je voy qu'amour, sans que ie le deserue,

Sans aucun droict, se vient saisir de moy?
Et voy qu'encor il faut à ce grand Roy
Quand il a tort, que la raison luy serue.

IIII

C'estoit alors, quand les chaleurs passées,
Le sale Automne aux cuues va foulant,3
Le raisin gras dessoubz le pied coulant,
Que mes douleurs furent encommencées.

Le paisan bat ses gerbes amassées,
Et aux caueaux ses bouillans muis roulant,
Et des fruitiers son automne croulant,
Se vange lors des peines aduancées.

Seroit ce point vn presage donné
Que mon espoir est des-ja moissonné?
Non certes, non. Mais pour certain ie pense,

I'auray, si bien à deuiner i'entends,
Si l'on peut rien prognostiquer du temps,
Quelque grand fruict de ma longue esperance.1

V

I'ay veu ses yeux perçans, i'ay veu sa face claire:
(Nul iamais sans son dam ne regarde les dieux)
Froit, sans cœur me laissa son œil victorieux,
Tout estourdy du coup de sa forte lumiere.

Comme vn surpris de nuit aux champs quand il esclaire
Estonné, se pallist si la fleche des cieux
Sifflant luy passe contre, et luy serre les yeux,
Il tremble, et veoit, transi, Iupiter en colere.

Dy moy Madame, au vray, dy moy si tes yeux vertz
Ne sont pas ceux qu'on dit que l'amour tient couuertz?2
Tu les auois, ie croy, la fois que ie t'ay veüe,

Au moins il me souuient, qu'il me fust lors aduis
Qu'amour, tout à vn coup, quand premier ie te vis,
Desbanda dessus moy, et son arc, et sa veüe.

VI

Ce dit maint vn de moy, de quoy se plaint il tant,
Perdant ses ans meilleurs en chose si legiere?
Qu'a il tant à crier, si encore il espere?
Et s'il n'espere rien, pourquoy n'est il content?

Quand i'estois libre et sain i'en disois bien autant.
Mais certes celuy là n'a la raison entiere,3
Ains a le cœur gasté de quelque rigueur fiere,
S'il se plaint de ma plainte, et mon mal il n'entend.

Amour tout à vn coup de cent douleurs me point,
Et puis l'on m'aduertit que ie ne crie point.
Si vain ie ne suis pas que mon mal i'agrandisse

A force de parler: s'on m'en peut exempter,
Ie quitte les sonnetz, ie quitte le chanter.
Qui me deffend le deuil, celuy là me guerisse.

VII

Quant à chanter ton los, par fois ie m'aduenture,
Sans oser ton grand nom, dans mes vers exprimer,
Sondant le moins profond de cette large mer,
Ie tremble de m'y perdre, et aux riues m'asseure.

Ie crains en loüant mal, que ie te face iniure.
Mais le peuple estonné d'ouir tant t'estimer,
Ardant de te connoistre, essaie à te nommer,1
Et cherchant ton sainct nom ainsi à l'aduenture,

Esbloui n'attaint pas à veoir chose si claire,
Et ne te trouue point ce grossier populaire,
Qui n'ayant qu'vn moyen, ne voit pas celuy là:

C'est que s'il peut trier, la comparaison faicte
Des parfaictes du monde, vne la plus parfaicte,
Lors s'il a voix, qu'il crie hardimant la voyla.

VIII

Quand viendra ce iour la, que ton nom au vray passe
Par France, dans mes vers? combien et quantes fois
S'en empresse mon cœur, s'en demangent mes doits?2
Souuent dans mes escrits de soy mesme il prend place.

Maugré moy ie t'escris, maugré moy ie t'efface.
Quand astrée viendroit et la foy et le droit,
Alors ioyeux ton nom au monde se rendroit.
Ores c'est à ce temps, que cacher il te face,

C'est à ce temps maling vne grande vergogne
Donc Madame tandis tu seras ma Dourdouigne.
Toutesfois laisse moy, laisse moy ton nom mettre,

Ayez pitié du temps, si au iour ie te metz,
Si le temps ce cognoist, lors ie te le prometz,3
Lors il sera doré, s'il le doit iamais estre.

IX

O entre tes beautez, que ta constance est belle.
C'est ce cœur asseuré, ce courage constant,
C'est parmy tes vertus, ce que l'on prise tant:
Aussi qu'est-il plus beau, qu'vne amitié fidelle?

Or ne charge donc rien de ta sœur infidele,
De Vesere ta sœur: elle va s'escartant
Tousiours flotant mal seure en son cours inconstant.
Voy tu comme à leur gré les vens se ioüent d'elle?

Et ne te repens point pour droict de ton aisnage
D'auoir des-ia choisi la constance en partage.
Mesme race porta l'amitié souueraine

Des bons iumeaux, desquels l'vn à l'autre despart
Du ciel et de l'enfer la moitié de sa part,
Et l'amour diffamé de la trop belle Heleine.1

X

Ie voy bien, ma Dourdouigne encore humble tu vas:
De te monstrer Gasconne en France, tu as honte.
Si du ruisseau de Sorgue, on fait ores grand conte,
Si a il bien esté quelquefois aussi bas.

Voys tu le petit Loir comme il haste le pas?
Comme des-ia parmy les plus grands il se conte?
Comme il marche hautain d'vne course plus prompte
Tout à costé du Mince, et il ne s'en plaint pas?

Un seul Oliuier d'Arne enté au bord de Loire,
Le faict courir plus braue et luy donne sa gloire.2
Laisse, laisse moy faire. Et vn iour ma Dourdouigne,

Si ie deuine bien, on te cognoistra mieux:
Et Garonne, et le Rhone, et ces autres grands Dieux
En auront quelque enuie, et possible vergoigne.

XI

Toy qui oys mes souspirs, ne me sois rigoureux
Si mes larmes apart toutes miennes ie verse,
Si mon amour ne suit en sa douleur diuerse
Du Florentin transi les regrets languoreux,

Ny de Catulle aussi, le folastre amoureux,
Qui le cœur de sa dame en chatouillant luy perce,3
Ny le sçauant amour du migregeois Properce
Ils n'ayment pas pour moy, ie n'ayme pas pour eux.

Qui pourra sur autruy ses douleurs limiter,
Celuy pourra d'autruy les plaintes imiter:
Chacun sent son tourment, et sçait ce qu'il endure.

Chacun parla d'amour ainsi qu'il l'entendit.
Ie dis ce que mon cœur, ce que mon mal me dict.
Que celuy ayme peu, qui ayme à la mesure.

XII

Quoy? qu'est-ce? ô vens, ô nues, ô l'orage!
A point nommé, quand d'elle m'aprochant
Les bois, les monts, les baisses vois tranchant
Sur moy d'aguest vous poussez vostre rage.

Ores mon cœur s'embrase d'auantage.
Allez, allez faire peur au marchant,
Qui dans la mer les thresors va cherchant:1
Ce n'est ainsi, qu'on m'abbat le courage.

Quand i'oy les vents, leur tempeste et leurs cris,
De leur malice, en mon cœur ie me ris.
Me pensent ils pour cela faire rendre?

Face le ciel du pire, et l'air aussi:
Ie veux, ie veux, et le declaire ainsi
S'il faut mourir, mourir comme Leandre.

XIII

Vous qui aimer encore ne sçauez,
Ores m'oyant parler de mon Leandre,
Ou iamais non, vous y debuez aprendre,2
Si rien de bon dans le cœur vous auez.

Il oza bien branlant ses bras lauez,
Armé d'amour, contre l'eau se deffendre,
Qui pour tribut la fille voulut prendre,
Ayant le frere et le mouton sauuez.

Vn soir vaincu par les flos rigoureux,
Voyant des-ia, ce vaillant amoureux,
Que l'eau maistresse à son plaisir le tourne:

Parlant aux flos, leur iecta cette voix:
Pardonnez moy maintenant que i'y veois,3
Et gardez moy la mort, quand ie retourne.

XIIII

O cœur leger, ô courage mal seur,
Penses-tu plus que souffrir ie te puisse?
O bontez creuze, ô couuerte malice,
Traitre beauté, venimeuse douceur,

Tu estois donc tousiours sœur de ta sœur?
Et moy trop simple il falloit que i'en fisse
L'essay sur moy? et que tard i'entendisse
Ton parler double et tes chants de chasseur?

Depuis le iour que i'ay prins à t'aimer,
I'eusse vaincu les vagues de la mer.
Qu'est-ce meshuy que ie pourrais attendre?

Comment de toy pourrais i'estre content?
Qui apprendra ton cœur d'estre constant,
Puis que le mien ne le luy peut aprendre?1

XV

Ce n'est pas moy que l'on abuse ainsi:
Qu'à quelque enfant ses ruses on employe,
Qui n'a nul goust, qui n'entend rien qu'il oye:
Ie sçay aymer, ie sçay hayr aussi.

Contente toy de m'auoir iusqu'icy
Fermé les yeux, il est temps que i'y voye:
Et que mes-huy, las et honteux ie soye
D'auoir mal mis mon temps et mon soucy,

Oserois tu m'ayant ainsi traicté
Parler à moy iamais de fermeté?2
Tu prens plaisir à ma douleur extreme:

Tu me deffends de sentir mon tourment:
Et si veux bien que ie meure en t'aimant.
Si ie ne sens, comment veux-tu que i'ayme?

XVI

O l'ay ie dict? helas l'ay ie songé?
Ou si pour vray i'ay dict blaspheme telle?
S'a fauce langue, il faut que l'honneur d'elle
De moy, par moy, desus moy, soit vangé,

Mon cœur chez toy, ô madame, est logé:
Là donne luy quelque geene nouuelle:3
Fais luy souffrir quelque peine cruelle:
Fais, fais luy tout, fors luy donner congé.

Or seras tu (ie le sçay) trop humaine,
Et ne pourras longuement voir ma peine.
Mais vn tel faict, faut il qu'il se pardonne?

A tout le moins haut ie me desdiray
De mes sonnets, et me desmentiray,
Pour ces deux faux, cinq cent vrais ie t'en donne.

XVII

Si ma raison en moy s'est peu remettre,
Si recouurer astheure ie me puis,
Si i'ay du sens, si plus homme ie suis
Ie t'en mercie, ô bien heureuse lettre.

Qui m'eust (helas) qui m'eust sçeu recognoistre
Lors qu'enragé vaincu de mes ennuys,
En blasphemant madame ie poursuis?1
De loing, honteux, ie te vis lors paroistre

O sainct papier, alors ie me reuins,
Et deuers toy deuotement ie vins.
Ie te donrois vn autel pour ce faict,

Qu'on vist les traicts de cette main diuine.
Mais de les voir aucun homme n'est digne,
Ny moy aussi, s'elle ne m'en eust faict.

XVIII

I'estois prest d'encourir pour iamais quelque blasme.
De colere eschauffé mon courage brusloit,
Ma fole voix au gré de ma fureur branloit,
Ie despitois les dieux, et encore ma dame.2

Lors qu'elle de loing iette vn breuet dans ma flamme
Ie le sentis soudain comme il me rabilloit,
Qu'aussi tost deuant luy ma fureur s'en alloit,
Qu'il me rendoit, vainqueur, en sa place mon ame.

Entre vous, qui de moy, ces merueilles oyez,
Que me dites vous d'elle? et ie vous prie voyez,
S'ainsi comme ie fais, adorer ie la dois?

Quels miracles en moy, pensez vous qu'elle fasse
De son œil tout puissant, ou d'vn ray de sa face.
Puis qu'en moy firent tant les traces de ses doigts.3

XIX

Ie tremblois deuant elle, et attendois, transi,
Pour venger mon forfaict quelque iuste sentence,
A moy mesme consent du poids de mon offence,
Lors qu'elle me dict, va, ie te prens à mercy.

Que mon loz desormais par tout soit esclarcy:
Employe là tes ans: et sans plus, mes-huy pense
D'enrichir de mon nom par tes vers nostre France,
Couure de vers ta faute, et paye moy ainsi.

Sus donc ma plume, il faut, pour iouyr de ma peine
Courir par sa grandeur, d'vne plus large veine.
Mais regarde à son œil, qu'il ne nous abandonne.

Sans ses yeux, nos esprits se mourroient languissants.
Ils nous donnent le cœur, ils nous donnent le sens.
Pour se payer de moy, il faut qu'elle me donne.1

XX

O vous maudits sonnets, vous qui printes l'audace
De toucher à madame: ô malings et peruers,
Des Muses le reproche, et honte de mes vers:
Si ie vous feis iamais, s'il faut que ie me fasse

Ce tort de confesser vous tenir de ma race,
Lors pour vous, les ruisseaux ne furent pas ouuerts
D'Appollon le doré, des muses aux yeux verts,
Mais vous receut naissants Tisiphone en leur place.

Si i'ay oncq quelque part à la postérité
Ie veux que l'vn et l'autre en soit desherité.
Et si au feu vangeur des or ie ne vous donne,2

C'est pour vous diffamer, viuez chetifs, viuez,
Viuez aux yeux de tous, de tout honneur priuez
Car c'est pour vous punir, qu'ores ie vous pardonne.

XXI

N'ayez plus mes amis, n'ayez plus cette enuie
Que ie cesse d'aimer, laissez moy obstiné,
Viure et mourir ainsi, puis qu'il est ordonné,
Mon amour c'est le fil, auquel se tient ma vie.

Ainsi me dict la fée, ainsi en Æagrie
Elle feit Meleagre à l'amour destiné,3
Et alluma sa souche à l'heure qu'il fust né,
Et dict, toy, et ce feu, tenez vous compaignie.

Elle le dict ainsi, et la fin ordonnée
Suyuit apres le fil de cette destinée,
La souche (ce dict lon) au feu fut consommée,
Et deslors (grand miracle) en vn mesme moment
On veid tout à vn coup, du miserable amant
La vie et le tison, s'en aller en fumée.

XXII

Quand tes yeux conquerans estonné ie regarde,
I'y veoy dedans à clair tout mon espoir escript,
I'y veoy dedans amour, luy mesme qui me rit,
Et m'y monstre mignard le bon heur qu'il me garde.

Mais quand de te parler par fois ie me hazarde,
C'est lors que mon espoir desseiché se tarit.
Et d'aduouer iamais ton œil, qui me nourrit,1
D'vn seul mot de saueur, cruelle tu n'as garde.

Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que ie dis,
Ce sont ceux-là, sans plus, à qui ie me rendis.
Mon Dieu quelle querelle en toy mesme se dresse,

Si ta bouche et tes yeux se veulent desmentir.
Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les departir,
Et que ie prenne au mot de tes yeux la promesse.

XXIII

Ce sont tes yeux tranchans qui me font le courage
Ie veoy saulter dedans la gaye liberté,
Et mon petit archer, qui mene à son costé2
La belle gaillardise et plaisir le volage.

Mais apres, la rigueur de ton triste langage
Me montre dans ton cœur la fiere honnesteté
Et condamné ie veoy la dure chasteté,
Là grauement assise et la vertu sauuage,

Ainsi mon temps diuers par ces vagues se passe.
Ores son œil m'appelle, or sa bouche me chasse.
Helas, en cest estrif, combien ay i'enduré.

Et puis qu'on pense auoir d'amour quelque asseurance,
Sans cesse nuict et iour à la seruir ie pense,3
Ny encor de mon mal, ne puis estre asseuré.

XXIIII

Or dis-ie bien, mon esperance est morte.
Or est-ce faict de mon aise et mon bien.
Mon mal est clair: maintenant ie veoy bien,
I'ay espousé la douleur que ie porte.

Tout me court sus, rien ne me reconforte,
Tout m'abandonne et d'elle ie n'ay rien,
Sinon tousiours quelque nouueau soustien,
Qui rend ma peine et ma douleur plus forte.

Ce que i'attends, c'est vn iour d'obtenir
Quelques soupirs des gens de l'aduenir:
Quelqu'vn dira dessus moy par pitié:

Sa dame et luy nasquirent destinez,
Egalement de mourir obstinez,
L'vn en rigueur, et l'autre en amitié.1

XXV

I'ay tant vescu, chetif, en ma langueur,
Qu'or i'ay veu rompre, et suis encor en vie,
Mon esperance auant mes yeux rauie,
Contre l'escueil de sa fiere rigueur.

Que m'a seruy de tant d'ans la longueur?
Elle n'est pas de ma peine assouuie:
Elle s'en rit, et n'a point d'autre enuie,
Que de tenir mon mal en sa vigueur.

Donques i'auray, mal'heureux en aimant
Tousiours vn cœur, tousiours nouueau tourment.2
Ie me sens bien que i'en suis hors d'halaine,

Prest à laisser la vie soubs le faix:
Qu'y feroit-on sinon ce que ie fais?
Piqué du mal, ie m'obstine en ma peine.

XXVI

Puis qu'ainsi sont mes dures destinées,
I'en saouleray, si ie puis, mon soucy.
Si i'ay du mal, elle le veut aussi.
I'accompliray mes peines ordonnées.

Nymphes des bois qui auez estonnées,
De mes douleurs, ie croy quelque mercy,3
Qu'en pensez vous? puis-ie durer ainsi,
Si à mes maux trefues ne sont donnees?

Or si quelqu'vne à m'escouter s'encline,
Oyez pour Dieu ce qu'ores ie deuine.
Le iour est pres que mes forces ia vaines

Ne pourront plus fournir à mon tourment.
C'est mon espoir, si ie meurs en aymant,
A donc, ie croy, failliray-ie à mes peines.

XXVII

Lors que lasse est, de me lasser ma peine,
Amour d'vn bien mon mal refreschissant,
Flate au cœur mort ma playe languissant,
Nourrit mon mal, et luy faict prendre alaine,

Lors ie conçoy quelque esperance vaine:
Mais aussi tost, ce dur tyran, s'il sent
Que mon espoir se renforce en croissant,1
Pour l'estoufer, cent tourmens il m'ameine

Encor tous frez: lors ie me veois blasmant
D'auoir esté rebelle à mon tourmant.
Viue le mal, ô dieux, qui me deuore,

Viue à son gré mon tourmant rigoureux.
O bien-heureux, et bien-heureux encore
Qui sans relasche est tousiours mal'heureux.

XXVIII

Si contre amour ie n'ay autre deffence
Ie m'en plaindray, mes vers le maudiront,
Et apres moy les roches rediront2
Le tort qu'il faict à ma dure constance.

Puis que de luy i'endure cette offence,
Au moings tout haut, mes rithmes le diront,
Et nos neueus, alors qu'ils me liront,
En l'outrageant, m'en feront la vengeance.

Ayant perdu tout l'aise que i'auois,
Ce sera peu que de perdre ma voix.
S'on sçait l'aigreur de mon triste soucy,

Et fut celuy qui m'a faict cette playe,
Il en aura, pour si dur cœur qu'il aye,3
Quelque pitié, mais non pas de mercy.

XXIX

Ia reluisoit la benoiste iournée
Que la nature au monde te deuoit,
Quand des thresors qu'elle te reseruoit
Sa grande clef, te fust abandonnée.

Tu prins la grace à toy seule ordonnée,
Tu pillas tant de beautez qu'elle auoit:
Tant qu'elle, fiere, alors qu'elle te veoit
En est par fois, elle mesme estonnée.

Ta main de prendre en fin se contenta:
Mais la nature encor te presenta,
Pour t'enrichir cette terre ou nous sommes.

Tu n'en prins rien: mais en toy tu t'en ris,
Te sentant bien en auoir assez pris
Pour estre icy royne du cœur des hommes.1

CHAPITRE XXIX.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXIX.)
De la Moderation.

COMME si nous auions l'attouchement infect, nous corrompons par
nostre maniement les choses qui d'elles mesmes sont belles et
bonnes. Nous pouuons saisir la vertu, de façon qu'elle en deuiendra
vicieuse: si nous l'embrassons d'vn desir trop aspre et violant.
Ceux qui disent qu'il n'y a iamais d'exces en la vertu, d'autant que
ce n'est plus vertu, si l'exces y est, se iouent des paroles.

Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,
Vltra quàm satis est, virtutem si petat ipsam.

C'est vne subtile consideration de la philosophie. On peut et trop
aymer la vertu, et se porter excessiuement en vne action iuste. A2
ce biaiz s'accommode la voix diuine, Ne soyez pas plus sages qu'il
ne faut, mais soyez sobrement sages. I'ay veu tel grand, blesser la
reputation de sa religion, pour se montrer religieux outre tout
exemple des hommes de sa sorte. I'ayme des natures temperees et
moyennes. L'immoderation vers le bien mesme, si elle ne m'offense,
elle m'estonne, et me met en peine de la baptizer. Ny la mere de
Pausanias, qui donna la premiere instruction, et porta la premiere
pierre à la mort de son fils: ny le dictateur Posthumius, qui feit
mourir le sien, que l'ardeur de ieunesse auoit heureusement poussé
sur les ennemis, vn peu auant son reng, ne me semble si iuste,3
comme estrange. Et n'ayme ny à conseiller, ny à suiure vne vertu
si sauuage et si chere. L'archer qui outrepasse le blanc, faut comme
celuy, qui n'y arriue pas. Et les yeux me troublent à monter à coup,
vers vne grande lumiere également comme à deualler à l'ombre.
Calliclez en Platon dit, l'extremité de la philosophie estre dommageable:
et conseille de ne s'y enfoncer outre les bornes du profit:
que prinse auec moderation, elle est plaisante et commode:
mais qu'en fin elle rend vn homme sauuage et vicieux: desdaigneux
des religions, et loix communes: ennemy de la conuersation ciuile:
ennemy des voluptez humaines: incapable de toute administration
politique, et de secourir autruy, et de se secourir soy-mesme:
propre à estre impunement souffletté. Il dit vray: car en son exces,
elle esclaue nostre naturelle franchise: et nous desuoye par vne
importune subtilité, du beau et plain chemin, que nature nous
trace.   L'amitié que nous portons à nos femmes, elle est tres-legitime:1
la Theologie ne laisse pas de la brider pourtant, et de la
restraindre. Il me semble auoir leu autresfois chez S. Thomas, en
vn endroit où il condamne les mariages des parans és degrez deffendus,
cette raison parmy les autres: Qu'il y a danger que l'amitié
qu'on porte à vne telle femme soit immoderée: car si l'affection
maritale s'y trouue entiere et parfaicte, comme elle doit; et qu'on
la surcharge encore de celle qu'on doit à la parentele, il n'y a point
de doubte, que ce surcroist n'emporte vn tel mary hors les barrieres
de la raison.   Les sciences qui reglent les mœurs des hommes,
comme la Theologie et la Philosophie, elles se meslent de tout.2
Il n'est action si priuée et secrette, qui se desrobbe de leur cognoissance
et iurisdiction. Bien apprentis sont ceux qui syndiquent leur
liberté. Ce sont les femmes qui communiquent tant qu'on veut leurs
pieces à garçonner: à medeciner, la honte le deffend. Ie veux donc
de leur part apprendre cecy aux maris, s'il s'en trouue encore qui
y soient trop acharnez: c'est que les plaisirs mesmes qu'ils ont à
l'accointance de leurs femmes, sont reprouuez, si la moderation n'y
est obseruée: et qu'il y a dequoy faillir en licence et desbordement
en ce subiect là, comme en vn subiect illegitime. Ces encheriments
deshontez, que la chaleur premiere nous suggere en ce ieu,3
sont non indecemment seulement, mais dommageablement employez
enuers noz femmes. Qu'elles apprennent l'impudence au
moins d'vne autre main. Elles sont tousiours assés esueillées pour
nostre besoing. Ie ne m'y suis seruy que de l'instruction naturelle
et simple.   C'est vne religieuse liaison et deuote que le mariage:
voyla pourquoy le plaisir qu'on en tire, ce doit estre vn plaisir retenu,
serieux et meslé à quelque seuerité: ce doit estre vne volupté
aucunement prudente et consciencieuse. Et par ce que sa principale fin
c'est la generation, il y en a qui mettent en doubte, si lors que nous
sommes sans l'esperance de ce fruict, comme quand elles sont hors4
d'aage, ou enceintes, il est permis d'en rechercher l'embrassement.
C'est vn homicide à la mode de Platon. Certaines nations, et entre
autres la Mahumetane, abominent la conionction auec les femmes
enceintes. Plusieurs aussi auec celles qui ont leurs flueurs. Zenobia
ne receuoit son mary que pour vne charge; et cela fait elle le laissoit
courir tout le temps de sa conception, luy donnant lors seulement
loy de recommencer: braue et genereux exemple de mariage.
C'est de quelque poëte disetteux et affamé de ce deduit, que Platon
emprunta cette narration: Que Iuppiter fit à sa femme vne si chaleureuse
charge vn iour, que ne pouuant auoir patience qu'elle eust
gaigné son lict, il la versa sur le plancher: et par la vehemence1
du plaisir, oublia les resolutions grandes et importantes, qu'il
venoit de prendre auec les autres Dieux en sa cour celeste: se ventant
qu'il l'auoit trouué aussi bon ce coup là, que lors que premierement
il la depucella à cachette de leurs parents.   Les Roys de
Perse appelloient leurs femmes à la compagnie de leurs festins,
mais quand le vin venoit à les eschauffer en bon escient, et qu'il
falloit tout à fait, lascher la bride à la volupté, ils les r'enuoioient
en leur priué; pour ne les faire participantes de leurs appetits
immoderez; et faisoient venir en leur lieu, des femmes, ausquelles
ils n'eussent point cette obligation de respect. Tous plaisirs et toutes2
gratifications ne sont pas bien logées en toutes gens. Epaminondas
auoit fait emprisonner vn garçon desbauché; Pelopidas le pria de
le mettre en liberté en sa faueur; il l'en refusa, et l'accorda à vne
sienne garse, qui aussi l'en pria: disant, que c'estoit vne gratification
deuë à vne amie, non à vn Capitaine. Sophocles estant
compagnon en la Preture auec Pericles, voyant de cas de fortune
passer vn beau garçon: O le beau garçon que voyla! feit-il à Pericles.
Cela seroit bon à vn autre qu'à vn Preteur, luy dit Pericles;
qui doit auoir non les mains seulement, mais aussi les yeux chastes.
Ælius Verus l'Empereur respondit à sa femme comme elle se3
plaignoit, dequoy il se laissoit aller à l'amour d'autres femmes;
qu'il le faisoit par occasion consciencieuse, d'autant que le mariage
estoit vn nom d'honneur et dignité, non de folastre et lasciue
concupiscence. Et nostre histoire Ecclesiastique a conserué auec
honneur la memoire de cette femme, qui repudia son mary, pour
ne vouloir seconder et soustenir ses attouchemens trop insolens et
desbordez. Il n'est en somme aucune si iuste volupté, en laquelle
l'excez et l'intemperance ne nous soit reprochable. Mais à parler
en bon escient, est-ce pas vn miserable animal que l'homme? A
peine est-il en son pouuoir par sa condition naturelle, de gouster
vn seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher
par discours: il n'est pas assez chetif, si par art et par estude
il n'augmente sa misere,

Fortunæ miseras auximus arte vias.
La sagesse humaine faict bien sottement l'ingenieuse, de s'exercer
à rabattre le nombre et la douceur des voluptez, qui nous appartiennent:
comme elle faict fauorablement et industrieusement,
d'employer ses artifices à nous peigner et farder les maux, et en alleger
le sentiment. Si i'eusse esté chef de part, i'eusse prins autre1
voye plus naturelle: qui est à dire, vraye, commode et saincte: et
me fusse peut estre rendu assez fort pour la borner. Quoy que noz
medecins spirituels et corporels, comme par complot faict entre
eux, ne trouuent aucune voye à la guerison, ny remede aux maladies
du corps et de l'ame, que par le tourment, la douleur et la
peine. Les veilles, les ieusnes, les haires, les exils lointains et solitaires,
les prisons perpetuelles, les verges et autres afflictions, ont
esté introduites pour cela. Mais en telle condition, que ce soyent
veritablement afflictions, et qu'il y ait de l'aigreur poignante: et
qu'il n'en aduienne point comme à vn Gallio, lequel ayant esté2
enuoyé en exil en l'isle de Lesbos, on fut aduerty à Rome qu'il s'y
donnoit du bon temps, et que ce qu'on luy auoit enioint pour peine,
luy tournoit à commodité. Parquoy ils se rauiserent de le r'appeler
pres de sa femme, et en sa maison; et luy ordonnerent de s'y tenir,
pour accommoder leur punition à son ressentiment. Car à qui le
ieune aiguiseroit la santé et l'allegresse, à qui le poisson seroit plus
appetissant que la chair, ce ne seroit plus recepte salutaire: non
plus qu'en l'autre medecine, les drogues n'ont point d'effect à l'endroit
de celuy qui les prent auec appetit et plaisir. L'amertume et
la difficulté sont circonstances seruants à leur operation. Le naturel3
qui accepteroit la rubarbe comme familiere, en corromproit l'vsage:
il faut que ce soit chose qui blesse nostre estomac pour le guerir: et
icy faut la regle commune, que les choses se guerissent par leurs contraires:
car le mal y guerit le mal.   Cette impression se rapporte
aucunement à cette autre si ancienne, de penser gratifier au Ciel et
à la nature par nostre massacre et homicide, qui fut vniuersellement
embrassée en toutes religions. Encore du temps de noz peres,
Amurat en la prinse de l'Isthme, immola six cens ieunes hommes
Grecs à l'ame de son pere: afin que ce sang seruist de propitiation
à l'expiation des pechez du trespassé. Et en ces nouuelles terres4
descouuertes en nostre aage, pures encore et vierges au prix des
nostres, l'vsage en est aucunement receu par tout. Toutes leurs
Idoles s'abreuuent de sang humain, non sans diuers exemples
d'horrible cruauté. On les brule vifs, et demy rostis on les retire
du brasier, pour leur arracher le cœur et les entrailles. A d'autres,
voire aux femmes, on les escorche vifues, et de leur peau ainsi
sanglante en reuest on et masque d'autres. Et non moins d'exemples
de constance et resolution. Car ces pauures gens sacrifiables,
vieillars, femmes, enfans, vont quelques iours auant, questans eux
mesmes les aumosnes pour l'offrande de leur sacrifice, et se presentent1
à la boucherie chantans et dançans auec les assistans.   Les
ambassadeurs du Roy de Mexico, faisans entendre à Fernand Cortez
la grandeur de leur maistre; apres luy auoir dict, qu'il auoit trente
vassaux, desquels chacun pouuoit assembler cent mille combatans,
et qu'il se tenoit en la plus belle et forte ville qui fust soubs le
Ciel, luy adiousterent, qu'il auoit à sacrifier aux Dieux cinquante
mille hommes par an. De vray, ils disent qu'il nourrissoit la guerre
auec certains grands peuples voisins, non seulement pour l'exercice
de la ieunesse du païs, mais principallement pour auoir dequoy fournir
à ses sacrifices, par des prisonniers de guerre. Ailleurs, en2
certain bourg, pour la bien-venue dudit Cortez, ils sacrifierent
cinquante hommes tout à la fois. Ie diray encore ce compte: Aucuns
de ces peuples ayants esté battuz par luy, enuoyerent le recognoistre
et rechercher d'amitié: les messagers luy presenterent trois
sortes de presens, en cette maniere: Seigneur voyla cinq esclaues:
si tu és vn Dieu fier, qui te paisses de chair et de sang, mange les,
et nous t'en amerrons d'auantage: si tu és vn Dieu debonnaire,
voyla de l'encens et des plumes: si tu és homme, prens les oiseaux
et les fruicts que voicy.

CHAPITRE XXX.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXX.)
Des Cannibales.

QVAND le Roy Pyrrhus passa en Italie, apres qu'il eut recongneu3
l'ordonnance de l'armée que les Romains luy enuoyoient au deuant;
Ie ne sçay, dit-il, quels barbares sont ceux-cy (car les Grecs appelloyent
ainsi toutes les nations estrangeres) mais la disposition de
cette armée que ie voy, n'est aucunement barbare. Autant en dirent
les Grecs de celle que Flaminius fit passer en leur païs: et Philippus
voyant d'vn tertre, l'ordre et distribution du camp Romain, en
son Royaume, sous Publius Sulpicius Galba. Voilà comment il se
faut garder de s'attacher aux opinions vulgaires, et les faut iuger
par la voye de la raison, non par la voix commune.   I'ay eu long
temps auec moy vn homme qui auoit demeuré dix ou douze ans en
cet autre monde, qui a esté descouuert en nostre siecle, en l'endroit
où Vilegaignon print terre, qu'il surnomma la France Antartique.
Cette descouuerte d'vn païs infiny, semble de grande consideration.
Ie ne sçay si ie me puis respondre, qu'il ne s'en face à l'aduenir1
quelqu'autre, tant de personnages plus grands que nous ayans esté
trompez en cette-cy. I'ay peur que nous ayons les yeux plus grands
que le ventre, et plus de curiosité, que nous n'auons de capacité.
Nous embrassons tout, mais nous n'estreignons que du vent.   Platon
introduit Solon racontant auoir appris des Prestres de la ville
de Saïs en Ægypte, que iadis et auant le deluge, il y auoit vne
grande Isle nommée Atlantide, droict à la bouche du destroit de
Gibaltar, qui tenoit plus de païs que l'Afrique et l'Asie toutes deux
ensemble: et que les Roys de cette contrée là, qui ne possedoient
pas seulement cette Isle, mais s'estoyent estendus dans la terre2
ferme si auant, qu'ils tenoyent de la largeur d'Afrique, iusques en
Ægypte, et de la largeur de l'Europe, iusques en la Toscane, entreprindrent
d'eniamber iusques sur l'Asie, et subiuguer toutes les
nations qui bordent la mer Mediterranée, iusques au golfe de la
mer Maiour: et pour cet effect, trauerserent les Espaignes, la Gaule,
l'Italie iusques en la Grece, où les Atheniens les soustindrent:
mais que quelque temps apres, et les Atheniens et eux et leur Isle
furent engloutis par le deluge. Il est bien vray-semblable, que cet
extreme rauage d'eau ait faict des changemens estranges aux habitations
de la terre: comme on tient que la mer a retranché la3
Sicile d'auec l'Italie:

Hæc loca vi quondam, et vasta conuulsa ruina
Dissiluisse ferunt, cùm protinus vtraque tellus
Vna foret;

Chypre d'auec la Surie; l'Isle de Negrepont, de la terre ferme de la
Bœoce: et ioint ailleurs les terres qui estoient diuisées, comblant
de limon et de sable les fosses d'entre-deux.

Sterilisque diu palus aptáque remis
Vicinas vrbes alit, et graue sentit aratrum.

Mais il n'y a pas grande apparence, que cette Isle soit ce monde
nouueau, que nous venons de descouurir: car elle touchoit quasi4
l'Espaigne, et ce seroit vn effect incroyable d'inundation, de l'en
auoir reculée comme elle est, de plus de douze cens lieuës. Outre
ce que les nauigations des modernes ont des-ia presque descouuert,
que ce n'est point vne isle, ains terre ferme, et continente
auec l'Inde Orientale d'vn costé, et auec les terres, qui sont soubs
les deux poles d'autre part: ou si elle en est separée, que c'est d'vn
si petit destroit et interualle, qu'elle ne mérite pas d'estre nommée
Isle, pour cela.   Il semble qu'il y aye des mouuemens naturels
les vns, les autres fieureux en ces grands corps, comme aux nostres.
Quand ie considere l'impression que ma riuiere de Dordoigne faict
de mon temps, vers la riue droicte de sa descente; et qu'en vingt1
ans elle a tant gaigné, et desrobé le fondement à plusieurs bastimens,
ie vois bien que c'est vne agitation extraordinaire: car si
elle fust tousiours allée ce train, ou deust aller à l'aduenir, la figure
du monde seroit renuersée. Mais il leur prend des changements.
Tantost elles s'espandent d'vn costé, tantost d'vn autre, tantost
elles se contiennent. Ie ne parle pas des soudaines inondations dequoy
nous manions les causes. En Medoc, le long de la mer, mon
frere Sieur d'Arsac, voit vne sienne terre, enseuelie soubs les sables,
que la mer vomit deuant elle: le feste d'aucuns bastimens paroist
encore: ses rentes et domaines se sont eschangez en pasquages2
bien maigres. Les habitans disent que depuis quelque temps, la
mer se pousse si fort vers eux, qu'ils ont perdu quatre lieuës de
terre. Ces sables sont ses fourriers. Et voyons de grandes montioies
d'arenes mouuantes, qui marchent vne demie lieuë deuant elle,
et gaignent païs.   L'autre tesmoignage de l'antiquité, auquel on
veut rapporter cette descouuerte, est dans Aristote, au moins si ce
petit liuret des merueilles inouyes est à luy. Il raconte là, que certains
Carthaginois s'estants iettez au trauers de la mer Atlantique,
hors le destroit de Gibaltar, et nauigé long temps, auoient descouuert
en fin vne grande isle fertile, toute reuestuë de bois, et arrousée3
de grandes et profondes riuieres, fort esloignée de toutes terres
fermes: et qu'eux, et autres depuis, attirez par la bonté et fertilité
du terroir, s'y en allerent auec leurs femmes et enfans, et commencerent
à s'y habituer. Les Seigneurs de Carthage, voyans que
leur pays se dépeuploit peu à peu, firent deffence expresse sur peine
de mort, que nul n'eust plus à aller là, et en chasserent ces nouueaux
habitans, craignants, à ce qu'on dit, que par succession de
temps ils ne vinsent à multiplier tellement qu'ils les supplantassent
eux mesmes, et ruinassent leur estat. Cette narration d'Aristote
n'a non plus d'accord auec nos terres neufues.   Cet homme que
i'auoy, estoit homme simple et grossier, qui est vne condition
propre à rendre veritable tesmoignage. Car les fines gens remarquent
bien plus curieusement, et plus de choses, mais ils les glosent:
et pour faire valoir leur interpretation, et la persuader, ils
ne se peuuent garder d'alterer vn peu l'Histoire: ils ne vous representent
iamais les choses pures; ils les inclinent et masquent
selon le visage qu'ils leur ont veu: et pour donner credit à leur
iugement, et vous y attirer, prestent volontiers de ce costé là à la
matiere, l'allongent et l'amplifient. Ou il faut vn homme tres-fidelle,1
ou si simple, qu'il n'ait pas dequoy bastir et donner de la vraysemblance
à des inuentions fauces; et qui n'ait rien espousé. Le
mien estoit tel: et outre cela il m'a faict voir à diuerses fois plusieurs
mattelots et marchans, qu'il auoit cogneuz en ce voyage.
Ainsi ie me contente de cette information, sans m'enquerir de ce
que les Cosmographes en disent. Il nous faudroit des topographes,
qui nous fissent narration particuliere des endroits où ils ont esté.
Mais pour auoir cet auantage sur nous, d'auoir veu la Palestine, ils
veulent iouïr du priuilege de nous conter nouuelles de tout le demeurant
du monde. Ie voudroye que chacun escriuist ce qu'il sçait,2
et autant qu'il en sçait: non en cela seulement, mais en tous autres
subiects. Car tel peut auoir quelque particuliere science ou
experience de la nature d'vne riuiere, ou d'vne fontaine, qui ne sçait
au reste, que ce que chacun sçait: il entreprendra toutesfois, pour
faire courir ce petit loppin, d'escrire toute la Physique. De ce vice
sourdent plusieurs grandes incommoditez.   Or ie trouue, pour
reuenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauuage
en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté: sinon que chacun appelle
barbarie, ce qui n'est pas de son vsage. Comme de vray nous
n'auons autre mire de la verité, et de la raison, que l'exemple et3
idée des opinions et vsances du païs où nous sommes. Là est tousiours
la parfaicte religion, la parfaicte police, parfaict et accomply
vsage de toutes choses. Ils sont sauuages de mesmes que nous
appellons sauuages les fruicts, que nature de soy et de son progrez
ordinaire a produicts: là où à la verité ce sont ceux que nous
auons alterez par nostre artifice, et destournez de l'ordre commun,
que nous deurions appeller plustost sauuages. En ceux là
sont viues et vigoureuses, les vrayes, et plus vtiles et naturelles,
vertus et proprietez; lesquelles nous auons abbastardies en ceux-cy,
les accommodant au plaisir de nostre goust corrompu. Et si pourtant4
la saueur mesme et delicatesse se trouue à nostre goust mesme
excellente à l'enui des nostres, en diuers fruits de ces contrées là,
sans culture: ce n'est pas raison que l'art gaigne le poinct d'honneur
sur nostre grande et puissante mere nature. Nous auons tant
rechargé la beauté et richesse de ses ouurages par noz inuentions,
que nous l'auons du tout estouffée. Si est-ce que par tout où sa
pureté reluit, elle fait vne merueilleuse honte à noz vaines et friuoles
entreprinses.

Et veniunt hederæ sponte sua melius,
Surgit et in solis formosior arbutus antris,
Et volucres nulla dulcius arte canunt.1

Tous nos efforts ne peuuent seulement arriuer à representer le nid
du moindre oyselet, sa contexture, sa beauté, et l'vtilité de son
vsage: non pas la tissure de la chetiue araignée. Toutes choses, dit
Platon, sont produites ou par la nature, ou par la fortune, ou par
l'art. Les plus grandes et plus belles par l'vne ou l'autre des deux
premieres: les moindres et imparfaictes par la derniere.   Ces
nations me semblent donc ainsi barbares, pour auoir receu fort
peu de façon de l'esprit humain, et estre encore fort voisines de
leur naifueté originelle. Les loix naturelles leur commandent encores,
fort peu abbastardies par les nostres. Mais c'est en telle2
pureté, qu'il me prend quelque fois desplaisir, dequoy la cognoissance
n'en soit venuë plustost, du temps qu'il y auoit des hommes
qui en eussent sçeu mieux iuger que nous. Il me desplaist que Lycurgus
et Platon ne l'ayent euë: car il me semble que ce que nous
voyons par experience en ces nations là, surpasse non seulement
toutes les peintures dequoy la poësie a embelly l'aage doré, et toutes
ses inuentions à feindre vne heureuse condition d'hommes:
mais encore la conception et le desir mesme de la philosophie. Ils
n'ont peu imaginer vne naifueté si pure et simple, comme nous la
voyons par experience: ny n'ont peu croire que nostre societé se3
peust maintenir auec si peu d'artifice, et de soudeure humaine.
C'est vne nation, diroy-ie à Platon, en laquelle il n'y a aucune espece
de trafique; nulle cognoissance de lettres; nulle science de
nombres; nul nom de magistrat, ny de superiorité politique; nul
vsage de seruice, de richesse, ou de pauureté; nuls contrats; nulles
successions; nuls partages; nulles occupations, qu'oysiues; nul
respect de parenté, que commun; nuls vestemens; nulle agriculture;
nul metal; nul vsage de vin ou de bled. Les paroles mesmes,
qui signifient la mensonge, la trahison, la dissimulation, l'auarice,
l'enuie, la detraction, le pardon, inouyes. Combien trouueroit il4
la republique qu'il a imaginée, esloignée de cette perfection?

Hos natura modos primúm dedit.

Au demeurant, ils viuent en vne contrée de païs tres-plaisante, et
bien temperée: de façon qu'à ce que m'ont dit mes tesmoings, il
est rare d'y voir vn homme malade: et m'ont asseuré, n'en y auoir
veu aucun tremblant, chassieux, edenté, ou courbé de vieillesse. Ils
sont assis le long de la mer, et fermez du costé de la terre, de
grandes et hautes montaignes, ayans entre-deux, cent lieuës ou
enuiron d'estendue en large. Ils ont grande abondance de poisson
et de chairs, qui n'ont aucune ressemblance aux nostres; et les1
mangent sans autre artifice, que de les cuire. Le premier qui y
mena vn cheual, quoy qu'il les eust pratiquez à plusieurs autres
voyages, leur fit tant d'horreur en cette assiette, qu'ils le tuerent à
coups de traict, auant que le pouuoir recognoistre. Leurs bastimens
sont fort longs, et capables de deux ou trois cents ames, estoffez
d'escorse de grands arbres, tenans à terre par vn bout, et se soustenans
et appuyans l'vn contre l'autre par le feste, à la mode
d'aucunes de noz granges, desquelles la couuerture pend iusques à
terre, et sert de flanq. Ils ont du bois si dur qu'ils en coupent
et en font leurs espées, et des grils à cuire leur viande. Leurs licts2
sont d'vn tissu de cotton, suspenduz contre le toict, comme ceux
de noz nauires, à chacun le sien: car les femmes couchent à part
des maris. Ils se leuent auec le Soleil, et mangent soudain apres
s'estre leuez, pour toute la iournée: car ils ne font autre repas
que celuy-là. Ils ne boiuent pas lors, comme Suidas dit, de quelques
autres peuples d'Orient, qui beuuoient hors du manger: ils boiuent
à plusieurs fois sur iour, et d'autant. Leur breuuage est faict de
quelque racine, et est de la couleur de noz vins clairets. Ils ne le
boiuent que tiede. Ce breuuage ne se conserue que deux ou trois
iours: il a le goust vn peu picquant, nullement fumeux, salutaire3
à l'estomach, et laxatif à ceux qui ne l'ont accoustumé: c'est
vne boisson tres-aggreable à qui y est duit. Au lieu du pain ils vsent
d'vne certaine matiere blanche, comme du coriandre confit. I'en
ay tasté, le goust en est doux et vn peu fade. Toute la iournée se
passe à dancer. Les plus ieunes vont à la chasse des bestes, à tout
des arcs. Vne partie des femmes s'amusent cependant à chauffer
leur breuuage, qui est leur principal office.   Il y a quelqu'vn
des vieillards, qui le matin auant qu'ils se mettent à manger, presche
en commun toute la grangée, en se promenant d'vn bout à
autre, et redisant vne mesme clause à plusieurs fois, iusques à ce4
qu'il ayt acheué le tour, car ce sont bastimens qui ont bien cent
pas de longueur; il ne leur recommande que deux choses, la vaillance
contre les ennemis, et l'amitié à leurs femmes. Et ne faillent
iamais de remarquer cette obligation, pour leur refrein, que
ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiede et assaisonnée.
Il se void en plusieurs lieux, et entre autres chez moy, la
forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs espées, et brasselets
de bois, dequoy ils couurent leurs poignets aux combats, et des
grandes cannes ouuertes par vn bout, par le son desquelles ils
soustiennent la cadance en leur dance. Ils sont raz par tout, et se
font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasouër
que de bois, ou de pierre. Ils croyent les ames eternelles; et1
celles qui ont bien merité des Dieux, estre logées à l'endroit du ciel
où le Soleil se leue: les maudites, du costé de l'Occident.   Ils ont
ie ne sçay quels Prestres et Prophetes, qui se presentent bien
rarement au peuple, ayans leur demeure aux montaignes. A leur
arriuée, il se faict vne grande feste et assemblée solennelle de plusieurs
villages; chaque grange, comme ie l'ay descrite, faict vn
village, et sont enuiron à vne lieuë Françoise l'vne de l'autre. Ce
Prophete parle à eux en public, les exhortant à la vertu et à leur
deuoir: mais toute leur science ethique ne contient que ces deux
articles de la resolution à la guerre, et affection à leurs femmes.2
Cettuy-cy leur prognostique les choses à venir, et les euenemens
qu'ils doiuent esperer de leurs entreprinses: les achemine ou destourne
de la guerre: mais c'est par tel si que où il faut à bien
deuiner, et s'il leur aduient autrement qu'il ne leur a predit, il est
haché en mille pieces, s'ils l'attrapent, et condamné pour faux Prophete.
A cette cause celuy qui s'est vne fois mesconté, on ne le void
plus. C'est don de Dieu, que la diuination: voyla pourquoy ce
deuroit estre vne imposture punissable d'en abuser. Entre les Scythes,
quand les deuins auoient failly de rencontre, on les couchoit
enforgez de pieds et de mains, sur des charriotes pleines de bruyere,3
tirées par des bœufs, en quoy on les faisoit brusler. Ceux qui manient
les choses subiettes à la conduitte de l'humaine suffisance,
sont excusables d'y faire ce qu'ils peuuent. Mais ces autres, qui
nous viennent pipant des asseurances d'vne faculté extraordinaire,
qui est hors de nostre cognoissance: faut-il pas les punir, de ce
qu'ils ne maintiennent l'effect de leur promesse, et de la temerité
de leur imposture?   Ils ont leurs guerres contre les nations, qui
sont au delà de leurs montaignes, plus auant en la terre ferme,
ausquelles ils vont tous nuds, n'ayants autres armes que des arcs
ou des espées de bois, appointées par vn bout, à la mode des langues4
de noz espieuz. C'est chose esmerueillable que de la fermeté de
leurs combats, qui ne finissent iamais que par meurtre et effusion
de sang: car de routes et d'effroy, ils ne sçauent que c'est. Chacun
rapporte pour son trophée la teste de l'ennemy qu'il a tué, et
l'attache à l'entrée de son logis. Apres auoir long temps bien traité
leurs prisonniers, et de toutes les commoditez, dont ils se peuuent
aduiser, celuy qui en est le maistre, faict vne grande assemblée de
ses cognoissans. Il attache une corde à l'vn des bras du prisonnier,
par le bout de laquelle il le tient, esloigné de quelques pas, de peur
d'en estre offencé, et donne au plus cher de ses amis, l'autre bras
à tenir de mesme; et eux deux en presence de toute l'assemblée
l'assomment à coups d'espée. Cela faict ils le rostissent, et en mangent1
en commun, et en enuoyent des loppins à ceux de leurs amis,
qui sont absens. Ce n'est pas comme on pense, pour s'en nourrir,
ainsi que faisoient anciennement les Scythes, c'est pour representer
vne extreme vengeance. Et qu'il soit ainsin, ayans apperceu que les
Portugais, qui s'estoient r'alliez à leurs aduersaires, vsoient d'vne
autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenoient; qui estoit,
de les enterrer iusques à la ceinture, et tirer au demeurant du
corps force coups de traict, et les pendre apres: ils penserent que
ces gens icy de l'autre monde (comme ceux qui auoient semé la
cognoissance de beaucoup de vices parmy leur voisinage, et qui2
estoient beaucoup plus grands maistres qu'eux en toute sorte de
malice) ne prenoient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et
qu'elle deuoit estre plus aigre que la leur, dont ils commencerent
de quitter leur façon ancienne, pour suiure cette-cy. Ie ne suis pas
marry que nous remerquons l'horreur barbaresque qu'il y a en vne
telle action, mais ouy bien dequoy iugeans à point de leurs fautes,
nous soyons si aueuglez aux nostres. Ie pense qu'il y a plus de barbarie
à manger vn homme viuant, qu'à le manger mort, à deschirer
par tourmens et par gehennes, vn corps encore plein de sentiment,
le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux3
chiens, et aux pourceaux (comme nous l'auons non seulement leu,
mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais
entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous pretexte de
pieté et de religion) que de le rostir et manger apres qu'il est trespassé.
   Chrysippus et Zenon chefs de la secte Stoicque, ont bien
pensé qu'il n'y auoit aucun mal de se seruir de nostre charoigne, à
quoy que ce fust, pour nostre besoin, et d'en tirer de la nourriture:
comme nos ancestres estans assiegez par Cæsar en la ville
d'Alexia, se resolurent de soustenir la faim de ce siege par les
corps des vieillars, des femmes, et autres personnes inutiles au4
combat.

Vascones, fama est, alimentis talibus vsi
Produxere animas.

Et les medecins ne craignent pas de s'en seruir à toute sorte
d'vsage, pour nostre santé; soit pour l'appliquer au dedans, ou au
dehors. Mais il ne se trouua iamais aucune opinion si desreglée,
qui excusast la trahison, la desloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui
sont noz fautes ordinaires. Nous les pouuons donc bien appeller
barbares, eu esgard aux regles de la raison, mais non pas eu
esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.
Leur guerre est toute noble et genereuse, et a autant d'excuse
et de beauté que cette maladie humaine en peut receuoir: elle
n'a autre fondement parmy eux, que la seule ialousie de la vertu.
Ils ne sont pas en debat de la conqueste de nouuelles terres: car1
ils iouyssent encore de cette vberté naturelle, qui les fournit sans
trauail et sans peine, de toutes choses necessaires, en telle abondance,
qu'ils n'ont que faire d'agrandir leurs limites. Ils sont encore
en cet heureux point, de ne desirer qu'autant que leurs necessitez
naturelles leur ordonnent: tout ce qui est au delà, est
superflu pour eux. Ils s'entr'appellent generallement ceux de mesme
aage freres: enfans, ceux qui sont au dessouz; et les vieillards sont
peres à tous les autres. Ceux-cy laissent à leurs heritiers en commun,
cette pleine possession de biens par indiuis, sans autre titre,
que celuy tout pur, que nature donne à ses creatures, les produisant2
au monde. Si leurs voisins passent les montaignes pour les
venir assaillir, et qu'ils emportent la victoire sur eux, l'acquest du
victorieux, c'est la gloire, et l'auantage d'estre demeuré maistre en
valeur et en vertu: car autrement ils n'ont que faire des biens des
vaincus, et s'en retournent à leurs pays, où ils n'ont faute d'aucune
chose necessaire; ny faute encore de cette grande partie, de sçauoir
heureusement iouir de leur condition, et s'en contenter. Autant en
font ceux-cy à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers,
autre rançon que la confession et recognoissance d'estre vaincus.
Mais il ne s'en trouue pas vn en tout vn siecle, qui n'ayme mieux3
la mort, que de relascher, ny par contenance, ny de parole, vn
seul point d'vne grandeur de courage inuincible. Il ne s'en void
aucun, qui n'ayme mieux estre tué et mangé, que de requerir seulement
de ne l'estre pas. Ils les traictent en toute liberté, afin que
la vie leur soit d'autant plus chere: et les entretiennent communément
des menasses de leur mort future, des tourmens qu'ils y auront
à souffrir, des apprests qu'on dresse pour cet effect, du detranchement
de leurs membres, et du festin qui se fera à leurs
despens. Tout cela se faict pour cette seule fin, d'arracher de leur
bouche quelque parole molle ou rabaissée, ou de leur donner enuie4
de s'en fuyr; pour gaigner cet auantage de les auoir espouuantez,
et d'auoir faict force à leur constance. Car aussi à le bien prendre,
c'est en ce seul point que consiste la vraye victoire:

victoria nulla est,
Quàm quæ confessos animo quoque subiugat hostes.

Les Hongres tres-belliqueux combattants, ne poursuiuoient iadis
leur pointe outre auoir rendu l'ennemy à leur mercy. Car en ayant
arraché cette confession, ils le laissoyent aller sans offense, sans
rançon; sauf pour le plus d'en tirer parole de ne s'armer des lors
en auant contre eux.   Assez d'auantages gaignons nous sur nos
ennemis, qui sont auantages empruntez, non pas nostres. C'est la1
qualité d'vn porte-faix, non de la vertu, d'auoir les bras et les iambes
plus roides: c'est vne qualité morte et corporelle, que la disposition:
c'est vn coup de la fortune, de faire broncher nostre ennemy,
et de luy esblouyr les yeux par la lumiere du Soleil: c'est
vn tour d'art et de science, et qui peut tomber en vne personne
lasche et de neant, d'estre suffisant à l'escrime. L'estimation et le
prix d'vn homme consiste au cœur et en la volonté: c'est là où
gist son vray honneur: la vaillance c'est la fermeté, non pas des
iambes et des bras, mais du courage et de l'ame: elle ne consiste
pas en la valeur de nostre cheual, ny de noz armes, mais en la2
nostre. Celuy qui tombe obstiné en son courage, si succiderit, de
genu pugnat. Qui pour quelque danger de la mort voisine, ne relasche
aucun point de son asseurance, qui regarde encores en rendant
l'ame, son ennemy d'vne veuë ferme et desdaigneuse, il est
battu, non pas de nous, mais de la fortune: il est tué, non pas
vaincu: les plus vaillans sont par fois les plus infortunez. Aussi
y a-il des pertes triomphantes à l'enui des victoires. Ny ces quatre
victoires sœurs, les plus belles que le Soleil aye onques veu de ses
yeux, de Salamine, de Platées, de Mycale, de Sicile, n'oserent onques
opposer toute leur gloire ensemble, à la gloire de la desconfiture3
du Roy Leonidas et des siens au pas de Thermopyles, Qui
courut iamais d'vne plus glorieuse enuie, et plus ambitieuse au
gain du combat, que le Capitaine Ischolas à la perte? Qui plus ingenieusement
et curieusement s'est asseuré de son salut, que luy
de sa ruine? Il estoit commis à deffendre certain passage du Peloponnese,
contre les Arcadiens; pour quoy faire, se trouuant du tout
incapable, veu la nature du lieu, et inegalité des forces: et se resoluant
que tout ce qui se presenteroit aux ennemis, auroit de necessité
à y demeurer: d'autre part, estimant indigne et de sa propre
vertu et magnanimité, et du nom Lacedemonien, de faillir à sa
charge: il print entre ces deux extremités, vn moyen party, de telle
sorte: Les plus ieunes et dispos de sa troupe, il les conserua à la
tuition et seruice de leur païs, et les y renuoya: et auec ceux desquels
le defaut estoit moindre, il delibera de soustenir ce pas: et
par leur mort en faire achetter aux ennemis l'entrée la plus chere,
qu'il luy seroit possible: comme il aduint. Car estant tantost enuironné
de toutes parts par les Arcadiens: apres en auoir faict vne
grande boucherie, luy et les siens furent tous mis au fil de l'espée.
Est-il quelque trophée assigné pour les veincueurs, qui ne soit1
mieux deu à ces veincus? Le vray veincre a pour son roolle l'estour,
non pas le salut: et consiste l'honneur de la vertu, à combattre,
non à battre.   Pour reuenir à nostre histoire, il s'en faut tant que
ces prisonniers se rendent, pour tout ce qu'on leur fait, qu'au rebours
pendant ces deux ou trois mois qu'on les garde, ils portent
vne contenance gaye, ils pressent leurs maistres de se haster de les
mettre en cette espreuue, ils les deffient, les iniurient, leur reprochent
leur lascheté, et le nombre des battailles perduës contre les
leurs. I'ay vne chanson faicte par vn prisonnier, où il y a ce traict:
Qu'ils viennent hardiment trétous, et s'assemblent pour disner de2
luy, car ils mangeront quant et quant leurs peres et leurs ayeulx,
qui ont seruy d'aliment et de nourriture à son corps: ces muscles,
dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vostres, pauure fols que
vous estes: vous ne recognoissez pas que la substance des membres
de vos ancestres s'y tient encore: sauourez les bien, vous y trouuerez
le goust de vostre propre chair: inuention, qui ne sent aucunement
la barbarie. Ceux qui les peignent mourans, et qui representent
cette action quand on les assomme, ils peignent le
prisonnier, crachant au visage de ceux qui le tuent, et leur faisant
la mouë. De vray ils ne cessent iusques au dernier souspir,3
de les brauer et deffier de parole et de contenance. Sans mentir,
au prix de nous, voila des hommes bien sauuages: car ou il faut
qu'ils le soyent bien à bon escient, ou que nous le soyons: il y a
vne merueilleuse distance entre leur forme et la nostre.   Les
hommes y ont plusieurs femmes, et en ont d'autant plus grand
nombre, qu'ils sont en meilleure reputation de vaillance. C'est vne
beauté remarquable en leurs mariages, que la mesme ialousie que
nos femmes ont pour nous empescher de l'amitié et bien-vueillance
d'autres femmes, les leurs l'ont toute pareille pour la leur acquerir.
Estans plus soigneuses de l'honneur de leurs maris, que de toute
autre chose, elles cherchent et mettent leur solicitude à auoir le
plus de compaignes qu'elles peuuent, d'autant que c'est vn tesmoignage
de la vertu du mary. Les nostres crieront au miracle: ce ne
l'est pas. C'est vne vertu proprement matrimoniale: mais du plus
haut estage. Et en la Bible, Lea, Rachel, Sara et les femmes de
Iacob fournirent leurs belles seruantes à leurs maris, et Liuia seconda
les appetits d'Auguste, à son interest: et la femme du Roy
Deiotarus Stratonique, presta non seulement à l'vsage de son mary,
vne fort belle ieune fille de chambre, qui la seruoit, mais en nourrit1
soigneusement les enfants: et leur feit espaule à succeder aux estats
de leur pere. Et afin qu'on ne pense point que tout cecy se face
par vne simple et seruile obligation à leur vsance, et par l'impression
de l'authorité de leur ancienne coustume, sans discours et
sans iugement, et pour auoir l'ame si stupide, que de ne pouuoir
prendre autre party, il faut alleguer quelques traits de leur suffisance.
Outre celuy que ie vien de reciter de l'vne de leurs chansons
guerrieres, i'en ay vn' autre amoureuse, qui commence en ce
sens: Couleuure arreste toy, arreste toy couleuure, afin que ma
sœur tire sur le patron de ta peinture, la façon et l'ouurage d'vn2
riche cordon, que ie puisse donner à m'amie: ainsi soit en tout
temps ta beauté et ta disposition preferée à tous les autres serpens.
Ce premier couplet, c'est le refrein de la chanson. Or i'ay
assez de commerce auec la poësie pour iuger cecy, que non seulement
il n'y a rien de barbarie en cette imagination, mais qu'elle
est tout à faict Anacreontique. Leur langage au demeurant, c'est
vn langage doux, et qui a le son aggreable, retirant aux terminaisons
Grecques.   Trois d'entre eux, ignorans combien couttera vn
iour à leur repos, et à leur bon heur, la cognoissance des corruptions
de deçà, et que de ce commerce naistra leur ruine, comme3
ie presuppose qu'elle soit des-ia auancée (bien miserables de s'estre
laissez pipper au desir de la nouuelleté, et auoir quitté la douceur
de leur ciel, pour venir voir le nostre) furent à Roüan, du temps
que le feu Roy Charles neufiesme y estoit: le Roy parla à eux long
temps, on leur fit voir nostre façon, nostre pompe, la forme d'vne
belle ville: apres cela, quelqu'vn en demanda leur aduis, et voulut
sçauoir d'eux, ce qu'ils y auoient trouué de plus admirable:
ils respondirent trois choses, dont i'ay perdu la troisiesme, et en
suis bien marry; mais i'en ay encore deux en memoire. Ils dirent
qu'ils trouuoient en premier lieu fort estrange, que tant de grands4
hommes portans barbe, forts et armez, qui estoient autour du Roy
(il est vray-semblable qu'ils parloient des Suisses de sa garde) se
soubmissent à obeir à vn enfant, et qu'on ne choisissoit plustost
quelqu'vn d'entre eux pour commander. Secondement (ils ont vne
façon de leur langage telle qu'ils nomment les hommes, moitié les
vns des autres) qu'ils auoyent apperceu qu'il y auoit parmy nous
des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et
que leurs moitiez estoient mendians à leurs portes, décharnez de
faim et de pauureté; et trouuoient estrange comme ces moitiez icy
necessiteuses, pouuoient souffrir vne telle iniustice, qu'ils ne prinsent
les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons.   Ie
parlay à l'vn d'eux fort long temps, mais i'auois vn truchement
qui me suiuoit si mal, et qui estoit si empesché à receuoir mes1
imaginations par sa bestise, que ie n'en peus tirer rien qui vaille.
Sur ce que ie luy demanday quel fruit il receuoit de la superiorité
qu'il auoit parmy les siens, car c'estoit vn Capitaine, et noz matelots
le nommoient Roy, il me dit, que c'estoit, marcher le premier
à la guerre: De combien d'hommes il estoit suiuy; il me montra
vne espace de lieu, pour signifier que c'estoit autant qu'il en pourroit
en vne telle espace, ce pouuoit estre quatre ou cinq mille
hommes: Si hors la guerre toute son authorité estoit expirée; il dit
qu'il luy en restoit cela, que quand il visitoit les villages qui dépendoient
de luy, on luy dressoit des sentiers au trauers des hayes2
de leurs bois, par où il peust passer bien à l'aise. Tout cela ne va
pas trop mal: mais quoy? ils ne portent point de haut de chausses.

CHAPITRE XXXI.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXI.)
Qu'il faut sobrement se mesler de iuger
des ordonnances diuines.

LE vray champ et subiect de l'imposture, sont les choses inconnües:
d'autant qu'en premier lieu l'estrangeté mesme donne credit,
et puis n'estants point subiectes à nos discours ordinaires, elles nous
ostent le moyen de les combattre. A cette cause, dit Platon, est-il
bien plus aisé de satisfaire, parlant de la nature des Dieux, que
de la nature des hommes: par ce que l'ignorance des auditeurs
preste vne belle et large carriere, et toute liberté, au maniement
d'vne matiere cachee. Il aduient de là, qu'il n'est rien creu si fermement,3
que ce qu'on sçait le moins, ny gens si asseurez, que ceux
qui nous content des fables, comme Alchymistes, Prognostiqueurs,
Iudiciaires, Chiromantiens, Medecins, id genus omne. Ausquels ie
ioindrois volontiers, si i'osois, vn tas de gens, interpretes et contrerolleurs
ordinaires des dessains de Dieu, faisans estat de trouuer
les causes de chasque accident, et de veoir dans les secrets de la
volonté diuine, les motifs incomprehensibles de ses œuures. Et quoy
que la varieté et discordance continuelle des euenemens, les reiette
de coin en coin, et d'Orient en Occident, ils ne laissent de suiure
pourtant leur esteuf, et de mesme creon peindre le blanc et le noir.
En vne nation Indienne il y a cette loüable obseruance, quand1
il leur mes-aduient en quelque rencontre ou bataille, ils en demandent
publiquement pardon au Soleil, qui est leur Dieu, comme
d'vne action iniuste: rapportant leur heur ou malheur à la raison
diuine, et luy submettant leur iugement et discours. Suffit à vn
Chrestien croire toutes choses venir de Dieu: les receuoir auec
recognoissance de sa diuine et inscrutable sapience: pourtant les
prendre en bonne part, en quelque visage qu'elles luy soient enuoyees.
Mais ie trouue mauuais ce que ie voy en vsage, de chercher
à fermir et appuyer nostre religion par la prosperité de nos entreprises.
Nostre creance a assez d'autres fondemens, sans l'authoriser2
par les euenemens. Car le peuple accoustumé à ces argumens
plausibles, et proprement de son goust, il est danger, quand les
euenemens viennent à leur tour contraires et des-auantageux, qu'il
en esbranle sa foi. Comme aux guerres où nous sommes pour la
Religion, ceux qui eurent l'auantage au rencontre de la Rochelabeille,
faisans grand feste de cet accident, et se seruans de
cette fortune, pour certaine approbation de leur party: quand ils
viennent apres à excuser leurs defortunes de Mont-contour et de
Iarnac, sur ce que ce sont verges et chastiemens paternels, s'ils
n'ont vn peuple du tout à leur mercy, ils luy font assez aisément3
sentir que c'est prendre d'vn sac deux moultures, et de mesme
bouche souffler le chaud et le froid. Il vaudroit mieux l'entretenir
des vrays fondemens de la verité. C'est une belle bataille nauale
qui s'est gaignee ces mois passez contre les Turcs, sous la conduite
de dom Ioan d'Austria: mais il a bien pleu à Dieu en faire autres
fois voir d'autres telles à nos despens. Somme, il est mal-aisé de
ramener les choses diuines à nostre balance, qu'elles n'y souffrent
du deschet. Et qui voudroit rendre raison de ce que Arrius et Leon
son Pape, chefs principaux de cette heresie, moururent en diuers
temps, de morts si pareilles et si estranges (car retirez de la dispute
par douleur de ventre à la garderobe, tous deux y rendirent
subitement l'ame) et exaggerer cette vengeance diuine par la circonstance
du lieu, y pourroit bien encore adiouster la mort de Heliogabalus,
qui fut aussi tué en vn retraict. Mais quoy? Irenee se
trouue engagé en mesme fortune.   Dieu nous voulant apprendre,
que les bons ont autre chose à esperer: et les mauuais autre chose
à craindre, que les fortunes ou infortunes de ce monde: il les
manie et applique selon sa disposition occulte: et nous oste le1
moyen d'en faire sottement nostre profit. Et se moquent ceux qui
s'en veulent preualoir selon l'humaine raison. Ils n'en donnent
iamais vne touche, qu'ils n'en reçoiuent deux. Sainct Augustin en
fait vne belle preuue sur ses aduersaires. C'est vn conflict, qui se
decide par les armes de la memoire, plus que par celles de la raison.
Il se faut contenter de la lumiere qu'il plaist au Soleil nous
communiquer par ses rayons, et qui esleuera ses yeux pour en
prendre vne plus grande dans son corps mesme, qu'il ne trouue
pas estrange, si pour la peine de son outrecuidance il y perd la
veuë. Quis hominum potest scire consilium Dei? aut quis poterit cogitare,2
quid velit Dominus?

CHAPITRE XXXII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXII.)
De fuir les voluptez au pris de la vie.

I'AVOIS bien veu conuenir en cecy la pluspart des anciennes opinions:
Qu'il est heure de mourir lorsqu'il y a plus de mal que de
bien à viure: et que de conseruer nostre vie à nostre tourment et
incommodité, c'est choquer les regles mesmes de nature, comme
disent ces vieilles regles,

Η ζην αλυπως, η θανειν ευδαιμονως.
Καλον το θνησκειν οις hυβριν το ζην φερει.
Κρεισσον το μη ζην εστιν, η ζην αθλιως.

Mais de pousser le mespris de la mort iusques à tel degré, que de
l'employer pour se distraire des honneurs, richesses, grandeurs, et
autres faueurs et biens que nous appellons de la fortune; comme
si la raison n'auoit pas assez affaire à nous persuader de les abandonner,
sans y adiouster cette nouuelle recharge, ie ne l'auois veu
ny commander, ny pratiquer: iusques lors que ce passage de Seneca
me tomba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage
puissant et de grande authorité autour de l'Empereur, de
changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de
cette ambition du monde, à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique:1
sur quoy Lucilius alleguoit quelques difficultez: Ie
suis d'aduis, dit-il, que tu quites cette vie là, ou la vie tout à faict:
bien te conseille-ie de suiure la plus douce voye, et de destacher
plustost que de rompre ce que tu as mal noüé, pourueu que s'il ne
se peut autrement destacher, tu le rompes. Il n'y a homme si
coüard qui n'ayme mieux tomber vne fois, que de demeurer tousiours
en bransle. I'eusse trouué ce conseil sortable à la rudesse
Stoïque: mais il est plus estrange qu'il soit emprunté d'Epicurus,
qui escrit à ce propos, choses toutes pareilles à Idomeneus. Si
est-ce que ie pense auoir remarqué quelque traict semblable parmy2
nos gens, mais auec la moderation Chrestienne.   Sainct Hilaire
Euesque de Poitiers, ce fameux ennemy de l'heresie Arrienne,
estant en Syrie fut aduerty qu'Abra sa fille vnique, qu'il auoit
laissee pardeça auec sa mere, estoit poursuyuie en mariage par les
plus apparens Seigneurs du païs, comme fille tres-bien nourrie,
belle, riche, et en la fleur de son aage: il luy escriuit, comme nous
voyons, qu'elle ostast son affection de tous ces plaisirs et aduantages
qu'on luy presentoit: qu'il luy auoit trouué en son voyage
vn party bien plus grand et plus digne, d'vn mary de bien autre
pouuoir et magnificence, qui luy feroit presens de robes et de3
ioyaux, de prix inestimable. Son dessein estoit de luy faire perdre
l'appetit et l'vsage des plaisirs mondains, pour la ioindre
toute à Dieu. Mais à cela, le plus court et plus certain moyen luy
semblant estre la mort de sa fille, il ne cessa par vœux, prieres,
et oraisons, de faire requeste à Dieu de l'oster de ce monde, et de
l'appeller à soy: comme il aduint: car bien-tost apres son retour,
elle luy mourut, dequoy il montra vne singuliere ioye. Cettuy-cy
semble encherir sur les autres, de ce qu'il s'adresse à ce moyen de
prime face, lequel ils ne prennent que subsidiairement, et puis que
c'est à l'endroit de sa fille vnique. Mais ie ne veux obmettre le bout4
de cette histoire, encore qu'il ne soit pas de mon propos. La femme
de Sainct Hilaire ayant entendu par luy, comme la mort de leur
fille s'estoit conduite par son dessein et volonté, et combien elle
auoit plus d'heur d'estre deslogee de ce monde, que d'y estre, print
vne si viue apprehension de la beatitude eternelle et celeste, qu'elle
solicita son mary auec extreme instance, d'en faire autant pour
elle. Et Dieu à leurs prieres communes, l'ayant retiree à soy, bien
tost apres, ce fut vne mort embrassée auec singulier contentement
commun.

CHAPITRE XXXIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXIII.)
La fortune se rencontre souuent au train de la raison.

L'INCONSTANCE du bransle diuers de la fortune, fait qu'elle nous
doiue presenter toute espece de visages.   Y a il action de iustice
plus expresse que celle cy? Le Duc de Valentinois ayant resolu
d'empoisonner Adrian Cardinal de Cornete, chez qui le Pape
Alexandre sixiesme son pere, et luy alloyent soupper au Vatican:1
enuoya deuant, quelque bouteille de vin empoisonné, et commanda
au sommelier qu'il la gardast bien soigneusement: le Pape y estant
arriué auant le fils, et ayant demandé à boire, ce sommelier, qui
pensoit ce vin ne luy auoir esté recommandé que pour sa bonté, en
seruit au Pape, et le Duc mesme y arriuant sur le point de la collation,
et se fiant qu'on n'auroit pas touché à sa bouteille, en prit
à son tour; en maniere que le Pere en mourut soudain, et le
fils apres auoir esté longuement tourmenté de maladie, fut reserué
à vn' autre pire fortune.   Quelquefois il semble à point nommé
qu'elle se ioüe à nous. Le Seigneur d'Estree, lors guidon de Monsieur2
de Vandosme, et le Seigneur de Liques, Lieutenant de la compagnie
du Duc d'Ascot, estans tous deux seruiteurs de la sœur du Sieur de
Foungueselles, quoi que de diuers partis (comme il aduient aux
voisins de la frontiere) le Sieur de Licques l'emporta: mais le
mesme iour des nopces, et qui pis est, auant le coucher, le marié
ayant enuie de rompre vn bois en faueur de sa nouuelle espouse,
sortit à l'escarmouche pres de S. Omer, où le Sieur d'Estree se
trouuant le plus fort, le feit son prisonnier: et pour faire valoir
son aduantage, encore fallut-il que la Damoiselle,

Coniugis antè coacta noui dimittere collum,
Quàm veniens vna atque altera rursus hyems
Noctibus in longis auidum saturasset amorem,

luy fist elle mesme requeste par courtoisie de luy rendre son prisonnier:
comme il fit, la noblesse Françoise, ne refusant iamais
rien aux Dames.   Semble-il pas que ce soit vn sort artiste? Constantin
fils d'Helene fonda l'Empire de Constantinople: et tant de
siecles apres Constantin fils d'Helene le finit. Quelquefois il luy
plaist enuier sur nos miracles. Nous tenons que le Roy Clouis assiegeant
Angoulesme, les murailles cheurent d'elles mesmes par1
faueur diuine. Et Bouchet emprunte de quelqu'autheur, que le Roy
Robert assiegeant vne ville, et s'estant desrobé du siege, pour
aller à Orleans solemnizer la feste Sainct Aignan, comme il estoit
en deuotion, sur certain point de la Messe, les murailles de la ville
assiegee, s'en allerent sans aucun effort en ruine. Elle fit tout à
contrepoil en nos guerres de Milan: car le Capitaine Rense assiegeant
pour nous la ville d'Eronne, et ayant faict mettre la mine
soubs vn grand pan de mur, et le mur en estant brusquement
enleué hors de terre, recheut toutes-fois tout empenné, si droit
dans son fondement, que les assiegez n'en vausirent pas moins.2
Quelquefois elle fait la medecine. Iason Phereus estant abandonné
des medecins, pour vne aposteme, qu'il auoit dans la poitrine,
ayant enuie de s'en défaire, au moins par la mort, se ietta en
vne bataille à corps perdu dans la presse des ennemis, où il fut
blessé à trauers le corps, si à point, que son aposteme en creua, et
guerit. Surpassa elle pas le peintre Protogenes en la science de
son art? Cettuy-cy ayant parfaict l'image d'vn chien las et recreu,
à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouuant
representer à son gré l'escume et la baue, despité contre sa besongne,
prit son esponge, et comme elle estoit abreuuee de diuerses3
peintures, la ietta contre, pour tout effacer: la fortune porta
tout à propos le coup à l'endroit de la bouche du chien, et y parfournit
ce à quoy l'art n'auoit peu attaindre. N'adresse elle pas
quelquefois nos conseils, et les corrige? Isabel Royne d'Angleterre,
ayant à repasser de Zelande en son Royaume, auec vne armee,
en faueur de son fils contre son mary, estoit perdue, si elle fust
arriuee au port qu'elle auoit proietté, y estant attendue par ses ennemis:
mais la fortune la ietta contre son vouloir ailleurs, où elle
print terre en toute seureté. Et cet ancien qui ruant la pierre à
vn chien, en assena et tua sa marastre, eut-il pas raison de prononcer4
ce vers:

Ταυτοματον ἡμων καλλιω βουλευεται;

La fortune a meilleur aduis que nous.   Icetes auoit prattiqué
deux soldats, pour tuer Timoleon, seiournant à Adrane en la Sicile.
Ils prindrent heure, sur le point qu'il feroit quelque sacrifice.
Et se meslans parmy la multitude, comme ils se guignoyent l'vn
l'autre, que l'occasion estoit propre à leur besoigne: voicy vn tiers,
qui d'vn grand coup d'espee, en assene l'vn par la teste, et le rue
mort par terre, et s'en fuit. Le compagnon se tenant pour descouuert
et perdu, recourut à l'autel, requerant franchise, auec
promesse de dire toute la verité. Ainsi qu'il faisoit le compte de la
coniuration, voicy le tiers qui auoit esté attrapé, lequel comme
meurtrier, le peuple pousse et saboule au trauers la presse, vers1
Timoleon, et les plus apparents de l'assemblee. Là il crie mercy:
et dit auoir justement tué l'assassin de son pere: verifiant sur le
champ, par des tesmoings que son bon sort luy fournit, tout à
propos, qu'en la ville des Leontins son pere, de vray, auoit esté
tué par celuy sur lequel il s'estoit vengé. On luy ordonna dix mines
Attiques, pour auoir eu cet heur, prenant raison de la mort de
son pere, de retirer de mort le pere commun des Siciliens. Cette
fortune surpasse en reglement, les regles de l'humaine prudence.
Pour la fin: en ce faict icy, se descouure il pas vne bien
expresse application de sa faueur, de bonté et pieté singuliere?2
Ignatius Pere et fils, proscripts par les Triumuirs à Rome, se resolurent
à ce genereux office, de rendre leurs vies, entre les mains
l'vn de l'autre, et en frustrer la cruauté des Tyrans: ils se coururent
sus, l'espee au poing: elle en dressa les pointes, et en fit
deux coups esgalement mortels: et donna à l'honneur d'vne si
belle amitié, qu'ils eussent iustement la force de retirer encore des
playes leurs bras sanglants et armés, pour s'entrembrasser en cet
estat, d'vne si forte estrainte, que les bourreaux couperent ensemble
leurs deux testes, laissans les corps tousiours pris en ce
noble neud; et les playes iointes, humans amoureusement, le sang3
et les restes de la vie, l'vne de l'autre.

CHAPITRE XXXIIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXIV.)
D'vn defaut de nos polices.

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