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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
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FEV mon pere, homme pour n'estre aydé que de l'experience et
du naturel, d'vn iugement bien net, m'a dict autrefois, qu'il auoit
desiré mettre en train, qu'il y eust és villes certain lieu designé,
auquel ceux qui auroient besoin de quelque chose, se peussent rendre,
et faire enregistrer leur affaire à vn officier estably pour cet
effect: comme, ie cherche à vendre des perles: ie cherche des
perles à vendre; tel veut compagnie pour aller à Paris; tel s'enquiert
d'vn seruiteur de telle qualité, tel d'vn maistre; tel demande•
vn ouurier: qui cecy, qui cela, chacun selon son besoing.
Et semble que ce moyen de nous entr'aduertir, apporteroit non
legere commodité au commerce publique. Car à tous coups, il y a
des conditions, qui s'entrecherchent, et pour ne s'entr'entendre,
laissent les hommes en extreme necessité. I'entens auec vne1
grande honte de nostre siecle, qu'à nostre veuë, deux tres-excellens
personnages en sçauoir, sont morts en estat de n'auoir pas
leur saoul à manger: Lilius Gregorius Giraldus en Italie, et Sebastianus
Castalio en Allemaigne. Et croy qu'il y a mil'hommes qui
les eussent appellez auec tres-aduantageuses conditions, ou secourus•
où ils estoient s'ils l'eussent sçeu. Le monde n'est pas si generalement
corrompu, que ie ne sçache tel homme, qui souhaitteroit
de bien grande affection, que les moyens que les siens luy ont mis
en main, se peussent employer tant qu'il plaira à la fortune qu'il en
iouisse, à mettre à l'abry de la necessité, les personnages rares et2
remarquables en quelque espece de valeur, que le mal-heur combat
quelquefois iusques à l'extremité: et qui les mettroit pour le moins
en tel estat, qu'il ne tiendroit qu'à faute de bon discours, s'ils n'estoyent
contens. En la police œconomique mon pere auoit cet
ordre, que ie sçay loüer, mais nullement ensuiure. C'est qu'outre•
le registre des negoces du mesnage, où se logent les menus comptes,
payements, marchés, qui ne requierent la main du Notaire,
lequel registre, vn Receueur a en charge: il ordonnoit à celuy de
ses gents, qui luy seruoit à escrire, vn papier iournal, à inserer
toutes les suruenances de quelque remarque, et iour par iour les3
memoires de l'histoire de sa maison: tres-plaisante à veoir, quand
le temps commence à en effacer la souuenance, et tres à propos
pour nous oster souuent de peine. Quand fut entamee telle besoigne,
quand acheuee: quels trains y ont passé, combien arresté:
noz voyages, noz absences, mariages, morts: la reception des•
heureuses ou malencontreuses nouuelles: changement des seruiteurs
principaux: telles matieres. Vsage ancien, que ie trouue bon
à rafraichir, chacun en sa chacuniere: et me trouue vn sot d'y
auoir failly.
du naturel, d'vn iugement bien net, m'a dict autrefois, qu'il auoit
desiré mettre en train, qu'il y eust és villes certain lieu designé,
auquel ceux qui auroient besoin de quelque chose, se peussent rendre,
et faire enregistrer leur affaire à vn officier estably pour cet
effect: comme, ie cherche à vendre des perles: ie cherche des
perles à vendre; tel veut compagnie pour aller à Paris; tel s'enquiert
d'vn seruiteur de telle qualité, tel d'vn maistre; tel demande•
vn ouurier: qui cecy, qui cela, chacun selon son besoing.
Et semble que ce moyen de nous entr'aduertir, apporteroit non
legere commodité au commerce publique. Car à tous coups, il y a
des conditions, qui s'entrecherchent, et pour ne s'entr'entendre,
laissent les hommes en extreme necessité. I'entens auec vne1
grande honte de nostre siecle, qu'à nostre veuë, deux tres-excellens
personnages en sçauoir, sont morts en estat de n'auoir pas
leur saoul à manger: Lilius Gregorius Giraldus en Italie, et Sebastianus
Castalio en Allemaigne. Et croy qu'il y a mil'hommes qui
les eussent appellez auec tres-aduantageuses conditions, ou secourus•
où ils estoient s'ils l'eussent sçeu. Le monde n'est pas si generalement
corrompu, que ie ne sçache tel homme, qui souhaitteroit
de bien grande affection, que les moyens que les siens luy ont mis
en main, se peussent employer tant qu'il plaira à la fortune qu'il en
iouisse, à mettre à l'abry de la necessité, les personnages rares et2
remarquables en quelque espece de valeur, que le mal-heur combat
quelquefois iusques à l'extremité: et qui les mettroit pour le moins
en tel estat, qu'il ne tiendroit qu'à faute de bon discours, s'ils n'estoyent
contens. En la police œconomique mon pere auoit cet
ordre, que ie sçay loüer, mais nullement ensuiure. C'est qu'outre•
le registre des negoces du mesnage, où se logent les menus comptes,
payements, marchés, qui ne requierent la main du Notaire,
lequel registre, vn Receueur a en charge: il ordonnoit à celuy de
ses gents, qui luy seruoit à escrire, vn papier iournal, à inserer
toutes les suruenances de quelque remarque, et iour par iour les3
memoires de l'histoire de sa maison: tres-plaisante à veoir, quand
le temps commence à en effacer la souuenance, et tres à propos
pour nous oster souuent de peine. Quand fut entamee telle besoigne,
quand acheuee: quels trains y ont passé, combien arresté:
noz voyages, noz absences, mariages, morts: la reception des•
heureuses ou malencontreuses nouuelles: changement des seruiteurs
principaux: telles matieres. Vsage ancien, que ie trouue bon
à rafraichir, chacun en sa chacuniere: et me trouue vn sot d'y
auoir failly.
CHAPITRE XXXV. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXV.)
De l'vsage de se vestir.
OV que ie vueille donner, il me faut forcer quelque barriere de
la coustume, tant ell'a soigneusement bridé toutes nos auenues.
Ie deuisoy en cette saison frilleuse, si la façon d'aller tout nud de
ces nations dernierement trouuees, est vne façon forcee par la
chaude temperature de l'air, comme nous disons des Indiens, et•
des Mores, ou si c'est l'originelle des hommes. Les gens d'entendement,
d'autant que tout ce qui est soubs le ciel, comme dit la
saincte Parole, est subiect à mesmes loix, ont accoustumé en pareilles
considerations à celles icy, où il faut distinguer les loix naturelles
des controuuees, de recourir à la generale police du1
monde, où il n'y peut auoir rien de contrefaict. Or tout estant
exactement fourny ailleurs de filet et d'éguille, pour maintenir son
estre, il est mécreable, que nous soyons seuls produits en estat
deffectueux et indigent, et en estat qui ne se puisse maintenir sans
secours estranger. Ainsi ie tiens que comme les plantes, arbres,•
animaux, et tout ce qui vit, se treuue naturellement equippé de
suffisante couuerture, pour se deffendre de l'iniure du temps,
Proptereáque ferè res omnes, aut corio sunt,
Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cortice, tectæ,
aussi estions nous: mais comme ceux qui esteignent par artificielle2
lumiere celle du iour, nous auons esteint nos propres moyens, par
les moyens empruntez. Et est aisé à voir que c'est la coustume
qui nous fait impossible ce qui ne l'est pas. Car de ces nations qui
n'ont aucune cognoissance de vestemens, il s'en trouue d'assises
enuiron soubs mesme ciel, que le nostre, et soubs bien plus rude•
ciel que le nostre. Et puis la plus delicate partie de nous est celle
qui se tient tousiours descouuerte: les yeux, la bouche, le nez, les
oreilles; à noz contadins, comme à noz ayeulx, la partie pectorale
et le ventre. Si nous fussions nez auec condition de cotillons et de
greguesques, il ne faut faire doubte, que nature n'eust armé d'vne3
peau plus espoisse ce qu'elle eust abandonné à la baterie des saisons,
comme elle a faict le bout des doigts et plante des pieds.
Pourquoy semble il difficile à croire? entre ma façon d'estre vestu,
et celle du païsan de mon païs, ie trouue bien plus de distance,
qu'il n'y a de sa façon, à celle d'vn homme, qui n'est vestu que de
sa peau. Combien d'hommes, et en Turchie sur tout, vont nuds
par deuotion? Ie ne sçay qui demandoit à vn de nos gueux, qu'il
voyoit en chemise en plein hyuer, aussi scarbillat que tel qui se
tient ammitonné dans les martes iusques aux oreilles, comme il•
pouuoit auoir patience: Et vous monsieur, respondit-il, vous
auez bien la face descouuerte: or moy ie suis tout face. Les Italiens
content du fol du Duc de Florence, ce me semble, que son
maistre s'enquerant comment ainsi mal vestu, il pouuoit porter le
froid, à quoy il estoit bien empesché luy-mesme: Suiuez, dit-il,1
ma recepte de charger sur vous tous vos accoustrements, comme
ie fay les miens, vous n'en souffrirez non plus que moy. Le Roy
Massinissa iusques à l'extreme vieillesse, ne peut estre induit à
aller la teste couuerte par froid, orage, et pluye qu'il fist, ce qu'on
dit aussi de l'Empereur Seuerus. Aux batailles donnees entre les•
Ægyptiens et les Perses, Herodote dit auoir esté remarqué et par
d'autres, et par luy, que de ceux qui y demeuroient morts, le test
estoit sans comparaison plus dur aux Ægyptiens qu'aux Perses: à
raison que ceux cy portent tousiours leurs testes couuertes de
beguins, et puis de turbans: ceux la rases des l'enfance et descouuertes.2
Et le Roy Agesilaus obserua iusques à sa decrepitude, de
porter pareille vesture en hyuer qu'en esté. Cæsar, dit Suetone,
marchoit tousiours deuant sa troupe, et le plus souuent à pied, la
teste descouuerte, soit qu'il fist Soleil, ou qu'il pleust, et autant
en dit-on de Hannibal,•
tum vertice nudo
Excipere insanos imbres, cælique ruinam.
Vn Venitien, qui s'y est tenu long temps, et qui ne fait que d'en
venir, escrit qu'au Royaume du Pegu, les autres parties du corps
vestues, les hommes et les femmes vont tousiours les pieds nuds,3
mesme à cheual. Et Platon conseille merueilleusement pour la santé
de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la teste autre couuerture,
que celle que nature y a mise. Celuy que les Polonnois ont
choisi pour leur Roy, apres le nostre, qui est à la verité l'vn des
plus grands Princes de nostre siecle, ne porte iamais gands, ny•
ne change pour hyuer et temps qu'il face, le mesme bonnet qu'il
porte au couuert. Comme ie ne puis souffrir d'aller deboutonné et
destaché, les laboureurs de mon voisinage se sentiroient entrauez
de l'estre. Varro tient, que quand on ordonna que nous tinsions la
teste descouuerte, en presence des Dieux ou du Magistrat, on le fit4
plus pour nostre santé, et nous fermir contre les iniures du temps,
que pour compte de la reuerence. Et puis que nous sommes sur
le froid, et François accoustumez à nous biguarrer, (non pas moy,
car ie ne m'habille guiere que de noir ou de blanc, à l'imitation de
mon pere) adioustons d'vne autre piece, que le Capitaine Martin
du Bellay recite, au voyage de Luxembourg, auoir veu les gelees
si aspres, que le vin de la munition se coupoit à coups de hache et
de coignee, se debitoit aux soldats par poix, et qu'ils l'emportoient
dans des panniers: et Ouide,•
Nudáque consistunt, formam seruantia testæ,
Vina; nec hausta meri, sed data frusta, bibunt.
Les gelees sont si aspres en l'emboucheure des Palus Mæotides,
qu'en la mesme place où le Lieutenant de Mithridates auoit liuré
bataille aux ennemis à pied sec, et les y auoit desfaicts, l'esté venu,1
il y gaigna contre eux encore vne bataille naualle. Les Romains
souffrirent grand desaduantage au combat qu'ils eurent contre les
Carthaginois pres de Plaisance, de ce qu'ils allerent à la charge, le
sang figé, et les membres contreints de froid: là où Hannibal auoit
faict espandre du feu par tout son ost, pour eschaufer ses soldats:•
et distribuer de l'huyle par les bandes, afin que s'oignants, ils
rendissent leurs nerfs plus souples et desgourdis, et encroustassent
les pores contre les coups de l'air et du vent gelé, qui couroit
lors. La retraitte des Grecs, de Babylone en leurs païs, est fameuse
des difficultez et mesaises, qu'ils eurent à surmonter. Cette cy en2
fut, qu'accueillis aux montaignes d'Armenie d'vn horrible rauage
de neiges, ils en perdirent la cognoissance du païs et des chemins:
et en estants assiegés tout court, furent vn iour et vne nuict, sans
boire et sans manger, la plus part de leurs bestes mortes: d'entre
eux plusieurs morts, plusieurs aueugles du coup du gresil, et lueur•
de la neige: plusieurs estropiés par les extremitez: plusieurs roides
transis et immobiles de froid, ayants encore le sens entier. Alexandre
veit vne nation en laquelle on enterre les arbres fruitiers en
hyuer pour les defendre de la gelee: et nous en pouuons aussi voir.3
la coustume, tant ell'a soigneusement bridé toutes nos auenues.
Ie deuisoy en cette saison frilleuse, si la façon d'aller tout nud de
ces nations dernierement trouuees, est vne façon forcee par la
chaude temperature de l'air, comme nous disons des Indiens, et•
des Mores, ou si c'est l'originelle des hommes. Les gens d'entendement,
d'autant que tout ce qui est soubs le ciel, comme dit la
saincte Parole, est subiect à mesmes loix, ont accoustumé en pareilles
considerations à celles icy, où il faut distinguer les loix naturelles
des controuuees, de recourir à la generale police du1
monde, où il n'y peut auoir rien de contrefaict. Or tout estant
exactement fourny ailleurs de filet et d'éguille, pour maintenir son
estre, il est mécreable, que nous soyons seuls produits en estat
deffectueux et indigent, et en estat qui ne se puisse maintenir sans
secours estranger. Ainsi ie tiens que comme les plantes, arbres,•
animaux, et tout ce qui vit, se treuue naturellement equippé de
suffisante couuerture, pour se deffendre de l'iniure du temps,
Proptereáque ferè res omnes, aut corio sunt,
Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cortice, tectæ,
aussi estions nous: mais comme ceux qui esteignent par artificielle2
lumiere celle du iour, nous auons esteint nos propres moyens, par
les moyens empruntez. Et est aisé à voir que c'est la coustume
qui nous fait impossible ce qui ne l'est pas. Car de ces nations qui
n'ont aucune cognoissance de vestemens, il s'en trouue d'assises
enuiron soubs mesme ciel, que le nostre, et soubs bien plus rude•
ciel que le nostre. Et puis la plus delicate partie de nous est celle
qui se tient tousiours descouuerte: les yeux, la bouche, le nez, les
oreilles; à noz contadins, comme à noz ayeulx, la partie pectorale
et le ventre. Si nous fussions nez auec condition de cotillons et de
greguesques, il ne faut faire doubte, que nature n'eust armé d'vne3
peau plus espoisse ce qu'elle eust abandonné à la baterie des saisons,
comme elle a faict le bout des doigts et plante des pieds.
Pourquoy semble il difficile à croire? entre ma façon d'estre vestu,
et celle du païsan de mon païs, ie trouue bien plus de distance,
qu'il n'y a de sa façon, à celle d'vn homme, qui n'est vestu que de
sa peau. Combien d'hommes, et en Turchie sur tout, vont nuds
par deuotion? Ie ne sçay qui demandoit à vn de nos gueux, qu'il
voyoit en chemise en plein hyuer, aussi scarbillat que tel qui se
tient ammitonné dans les martes iusques aux oreilles, comme il•
pouuoit auoir patience: Et vous monsieur, respondit-il, vous
auez bien la face descouuerte: or moy ie suis tout face. Les Italiens
content du fol du Duc de Florence, ce me semble, que son
maistre s'enquerant comment ainsi mal vestu, il pouuoit porter le
froid, à quoy il estoit bien empesché luy-mesme: Suiuez, dit-il,1
ma recepte de charger sur vous tous vos accoustrements, comme
ie fay les miens, vous n'en souffrirez non plus que moy. Le Roy
Massinissa iusques à l'extreme vieillesse, ne peut estre induit à
aller la teste couuerte par froid, orage, et pluye qu'il fist, ce qu'on
dit aussi de l'Empereur Seuerus. Aux batailles donnees entre les•
Ægyptiens et les Perses, Herodote dit auoir esté remarqué et par
d'autres, et par luy, que de ceux qui y demeuroient morts, le test
estoit sans comparaison plus dur aux Ægyptiens qu'aux Perses: à
raison que ceux cy portent tousiours leurs testes couuertes de
beguins, et puis de turbans: ceux la rases des l'enfance et descouuertes.2
Et le Roy Agesilaus obserua iusques à sa decrepitude, de
porter pareille vesture en hyuer qu'en esté. Cæsar, dit Suetone,
marchoit tousiours deuant sa troupe, et le plus souuent à pied, la
teste descouuerte, soit qu'il fist Soleil, ou qu'il pleust, et autant
en dit-on de Hannibal,•
tum vertice nudo
Excipere insanos imbres, cælique ruinam.
Vn Venitien, qui s'y est tenu long temps, et qui ne fait que d'en
venir, escrit qu'au Royaume du Pegu, les autres parties du corps
vestues, les hommes et les femmes vont tousiours les pieds nuds,3
mesme à cheual. Et Platon conseille merueilleusement pour la santé
de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la teste autre couuerture,
que celle que nature y a mise. Celuy que les Polonnois ont
choisi pour leur Roy, apres le nostre, qui est à la verité l'vn des
plus grands Princes de nostre siecle, ne porte iamais gands, ny•
ne change pour hyuer et temps qu'il face, le mesme bonnet qu'il
porte au couuert. Comme ie ne puis souffrir d'aller deboutonné et
destaché, les laboureurs de mon voisinage se sentiroient entrauez
de l'estre. Varro tient, que quand on ordonna que nous tinsions la
teste descouuerte, en presence des Dieux ou du Magistrat, on le fit4
plus pour nostre santé, et nous fermir contre les iniures du temps,
que pour compte de la reuerence. Et puis que nous sommes sur
le froid, et François accoustumez à nous biguarrer, (non pas moy,
car ie ne m'habille guiere que de noir ou de blanc, à l'imitation de
mon pere) adioustons d'vne autre piece, que le Capitaine Martin
du Bellay recite, au voyage de Luxembourg, auoir veu les gelees
si aspres, que le vin de la munition se coupoit à coups de hache et
de coignee, se debitoit aux soldats par poix, et qu'ils l'emportoient
dans des panniers: et Ouide,•
Nudáque consistunt, formam seruantia testæ,
Vina; nec hausta meri, sed data frusta, bibunt.
Les gelees sont si aspres en l'emboucheure des Palus Mæotides,
qu'en la mesme place où le Lieutenant de Mithridates auoit liuré
bataille aux ennemis à pied sec, et les y auoit desfaicts, l'esté venu,1
il y gaigna contre eux encore vne bataille naualle. Les Romains
souffrirent grand desaduantage au combat qu'ils eurent contre les
Carthaginois pres de Plaisance, de ce qu'ils allerent à la charge, le
sang figé, et les membres contreints de froid: là où Hannibal auoit
faict espandre du feu par tout son ost, pour eschaufer ses soldats:•
et distribuer de l'huyle par les bandes, afin que s'oignants, ils
rendissent leurs nerfs plus souples et desgourdis, et encroustassent
les pores contre les coups de l'air et du vent gelé, qui couroit
lors. La retraitte des Grecs, de Babylone en leurs païs, est fameuse
des difficultez et mesaises, qu'ils eurent à surmonter. Cette cy en2
fut, qu'accueillis aux montaignes d'Armenie d'vn horrible rauage
de neiges, ils en perdirent la cognoissance du païs et des chemins:
et en estants assiegés tout court, furent vn iour et vne nuict, sans
boire et sans manger, la plus part de leurs bestes mortes: d'entre
eux plusieurs morts, plusieurs aueugles du coup du gresil, et lueur•
de la neige: plusieurs estropiés par les extremitez: plusieurs roides
transis et immobiles de froid, ayants encore le sens entier. Alexandre
veit vne nation en laquelle on enterre les arbres fruitiers en
hyuer pour les defendre de la gelee: et nous en pouuons aussi voir.3
CHAPITRE XXXVI. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXVI.)
Du ieune Caton.
IE n'ay point cette erreur commune, de iuger d'vn autre selon que
ie suis. I'en croy aysément des choses diuerses à moy. Pour
me sentir engagé à vne forme, ie n'y oblige pas le monde, comme
chascun fait, et croy, et conçoy mille contraires façons de vie: et
au rebours du commun, reçoy plus facilement la difference, que la•
ressemblance en nous. Ie descharge tant qu'on veut, vn autre estre,
de mes conditions et principes: et le considere simplement en luy
mesme, sans relation, l'estoffant sur son propre modelle. Pour
n'estre continent, ie ne laisse d'aduoüer sincerement, la continence
des Feuillans et des Capuchins, et de bien trouuer l'air de leur train.1
Ie m'insinue par imagination fort bien en leur place: et les ayme
et les honore d'autant plus, qu'ils sont autres que moy. Ie desire
singulierement, qu'on nous iuge chascun à part soy: et qu'on ne
me tire en consequence des communs exemples. Ma foiblesse n'altere
aucunement les opinions que ie dois auoir de la force et vigueur•
de ceux qui le méritent. Sunt, qui nihil suadent, quàm quod
se imitari posse confidunt. Rampant au limon de la terre, ie ne laisse
pas de remarquer iusques dans les nuës la hauteur inimitable d'aucunes
ames heroïques. C'est beaucoup pour moy d'auoir le iugement
reglé, si les effects ne le peuuent estre, et maintenir au moins cette2
maistresse partie, exempte de corruption. C'est quelque chose d'auoir
la volonté bonne, quand les iambes me faillent. Ce siecle,
auquel nous viuons, au moins pour nostre climat, est si plombé,
que ie ne dis pas l'execution, mais l'imagination mesme de la vertu
en est à dire: et semble que ce ne soit autre chose qu'vn iargon de•
college.
Virtutem verba putant, vt
Lucum ligna;
quam vereri deberent, etiam si percipere non possent. C'est vn affiquet
à pendre en vn cabinet, ou au bout de la langue, comme au bout3
de l'oreille, pour parement. Il ne se recognoist plus d'action vertueuse:
celles qui en portent le visage, elles n'en ont pas pourtant
l'essence: car le profit, la gloire, la crainte, l'accoutumance, et
autres telles causes estrangeres nous acheminent à les produire. La
iustice, la vaillance, la debonnaireté, que nous exerçons lors, elles
peuuent estre ainsi nommees, pour la consideration d'autruy, et du
visage qu'elles portent en public: mais chez l'ouurier, ce n'est aucunement•
vertu. Il y a vne autre fin proposee, autre cause mouuante.
Or la vertu n'aduoüe rien, que ce qui se faict par elle, et
pour elle seule. En cette grande bataille de Potidee, que les Grecs
sous Pausanias gaignerent contre Mardonius, et les Perses: les
victorieux suiuant leur coustume, venants à partir entre eux la1
gloire de l'exploit, attribuerent à la nation Spartiate la precellence
de valeur en ce combat. Les Spartiates excellents iuges de la vertu,
quand ils vindrent à decider, à quel particulier de leur nation debuoit
demeurer l'honneur d'auoir le mieux faict en cette iournee,
trouuerent qu'Aristodemus s'estoit le plus courageusement hasardé:•
mais pourtant ils ne luy en donnerent point de prix, par ce que sa
vertu auoit esté incitee du desir de se purger du reproche, qu'il
auoit encouru au faict des Thermopyles: et d'vn appetit de mourir
courageusement, pour garantir sa honte passee. Nos iugemens
sont encores malades, et suyuent la deprauation de nos mœurs. Ie2
voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir
la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur
donnant quelque interpretation vile, et leur controuuant des occasions
et des causes vaines. Grande subtilité. Qu'on me donne l'action
la plus excellente et pure, ie m'en vois y fournir vraysemblablement•
cinquante vitieuses intentions. Dieu sçait, à qui les veut
estendre, quelle diuersité d'images ne souffre nostre interne volonté.
Ils ne font pas tant malitieusement, que lourdement et grossierement,
les ingenieux, à tout leur mesdisance. La mesme peine,
qu'on prent à detracter de ces grands noms, et la mesme licence,3
ie la prendroye volontiers à leur prester quelque tour d'espaule
pour les hausser. Ces rares figures, et triees pour l'exemple du
monde, par le consentement des sages, ie ne me feindroy pas de
les recharger d'honneur, autant que mon inuention pourroit, en
interpretation et fauorable circonstance. Et il faut croire, que les•
efforts de nostre inuention sont loing au dessous de leur merite.
C'est l'office des gents de bien, de peindre la vertu la plus belle
qui se puisse. Et ne messieroit pas, quand la passion nous transporteroit
à la faueur de si sainctes formes. Ce que ceux cy font au
contraire, ils le font ou par malice, ou par ce vice de ramener
leur creance à leur portee, dequoy ie viens de parler: ou comme
ie pense plustost, pour n'auoir pas la veuë assez forte et assez nette
ny dressee à conceuoir la splendeur de la vertu en sa pureté•
naifue. Comme Plutarque dit, que de son temps, aucuns attribuoient
la cause de la mort du ieune Caton, à la crainte qu'il auoit eu de
Cæsar: dequoy il se picque auecques raison: et peut on iuger par
là, combien il se fust encore plus offencé de ceux qui l'ont attribuee
à l'ambition. Sottes gents. Il eust bien faict vne belle action, genereuse1
et iuste plustost auec ignominie, que pour la gloire. Ce personnage
là fut veritablement vn patron, que nature choisit, pour
montrer iusques où l'humaine vertu et fermeté pouuoit atteindre.
ie suis. I'en croy aysément des choses diuerses à moy. Pour
me sentir engagé à vne forme, ie n'y oblige pas le monde, comme
chascun fait, et croy, et conçoy mille contraires façons de vie: et
au rebours du commun, reçoy plus facilement la difference, que la•
ressemblance en nous. Ie descharge tant qu'on veut, vn autre estre,
de mes conditions et principes: et le considere simplement en luy
mesme, sans relation, l'estoffant sur son propre modelle. Pour
n'estre continent, ie ne laisse d'aduoüer sincerement, la continence
des Feuillans et des Capuchins, et de bien trouuer l'air de leur train.1
Ie m'insinue par imagination fort bien en leur place: et les ayme
et les honore d'autant plus, qu'ils sont autres que moy. Ie desire
singulierement, qu'on nous iuge chascun à part soy: et qu'on ne
me tire en consequence des communs exemples. Ma foiblesse n'altere
aucunement les opinions que ie dois auoir de la force et vigueur•
de ceux qui le méritent. Sunt, qui nihil suadent, quàm quod
se imitari posse confidunt. Rampant au limon de la terre, ie ne laisse
pas de remarquer iusques dans les nuës la hauteur inimitable d'aucunes
ames heroïques. C'est beaucoup pour moy d'auoir le iugement
reglé, si les effects ne le peuuent estre, et maintenir au moins cette2
maistresse partie, exempte de corruption. C'est quelque chose d'auoir
la volonté bonne, quand les iambes me faillent. Ce siecle,
auquel nous viuons, au moins pour nostre climat, est si plombé,
que ie ne dis pas l'execution, mais l'imagination mesme de la vertu
en est à dire: et semble que ce ne soit autre chose qu'vn iargon de•
college.
Virtutem verba putant, vt
Lucum ligna;
quam vereri deberent, etiam si percipere non possent. C'est vn affiquet
à pendre en vn cabinet, ou au bout de la langue, comme au bout3
de l'oreille, pour parement. Il ne se recognoist plus d'action vertueuse:
celles qui en portent le visage, elles n'en ont pas pourtant
l'essence: car le profit, la gloire, la crainte, l'accoutumance, et
autres telles causes estrangeres nous acheminent à les produire. La
iustice, la vaillance, la debonnaireté, que nous exerçons lors, elles
peuuent estre ainsi nommees, pour la consideration d'autruy, et du
visage qu'elles portent en public: mais chez l'ouurier, ce n'est aucunement•
vertu. Il y a vne autre fin proposee, autre cause mouuante.
Or la vertu n'aduoüe rien, que ce qui se faict par elle, et
pour elle seule. En cette grande bataille de Potidee, que les Grecs
sous Pausanias gaignerent contre Mardonius, et les Perses: les
victorieux suiuant leur coustume, venants à partir entre eux la1
gloire de l'exploit, attribuerent à la nation Spartiate la precellence
de valeur en ce combat. Les Spartiates excellents iuges de la vertu,
quand ils vindrent à decider, à quel particulier de leur nation debuoit
demeurer l'honneur d'auoir le mieux faict en cette iournee,
trouuerent qu'Aristodemus s'estoit le plus courageusement hasardé:•
mais pourtant ils ne luy en donnerent point de prix, par ce que sa
vertu auoit esté incitee du desir de se purger du reproche, qu'il
auoit encouru au faict des Thermopyles: et d'vn appetit de mourir
courageusement, pour garantir sa honte passee. Nos iugemens
sont encores malades, et suyuent la deprauation de nos mœurs. Ie2
voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir
la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur
donnant quelque interpretation vile, et leur controuuant des occasions
et des causes vaines. Grande subtilité. Qu'on me donne l'action
la plus excellente et pure, ie m'en vois y fournir vraysemblablement•
cinquante vitieuses intentions. Dieu sçait, à qui les veut
estendre, quelle diuersité d'images ne souffre nostre interne volonté.
Ils ne font pas tant malitieusement, que lourdement et grossierement,
les ingenieux, à tout leur mesdisance. La mesme peine,
qu'on prent à detracter de ces grands noms, et la mesme licence,3
ie la prendroye volontiers à leur prester quelque tour d'espaule
pour les hausser. Ces rares figures, et triees pour l'exemple du
monde, par le consentement des sages, ie ne me feindroy pas de
les recharger d'honneur, autant que mon inuention pourroit, en
interpretation et fauorable circonstance. Et il faut croire, que les•
efforts de nostre inuention sont loing au dessous de leur merite.
C'est l'office des gents de bien, de peindre la vertu la plus belle
qui se puisse. Et ne messieroit pas, quand la passion nous transporteroit
à la faueur de si sainctes formes. Ce que ceux cy font au
contraire, ils le font ou par malice, ou par ce vice de ramener
leur creance à leur portee, dequoy ie viens de parler: ou comme
ie pense plustost, pour n'auoir pas la veuë assez forte et assez nette
ny dressee à conceuoir la splendeur de la vertu en sa pureté•
naifue. Comme Plutarque dit, que de son temps, aucuns attribuoient
la cause de la mort du ieune Caton, à la crainte qu'il auoit eu de
Cæsar: dequoy il se picque auecques raison: et peut on iuger par
là, combien il se fust encore plus offencé de ceux qui l'ont attribuee
à l'ambition. Sottes gents. Il eust bien faict vne belle action, genereuse1
et iuste plustost auec ignominie, que pour la gloire. Ce personnage
là fut veritablement vn patron, que nature choisit, pour
montrer iusques où l'humaine vertu et fermeté pouuoit atteindre.
Mais ie ne suis pas icy à mesmes pour traicter ce riche argument.
Ie veux seulement faire luiter ensemble, les traicts de cinq•
poëtes Latins, sur la louange de Caton, et pour l'interest de Caton:
et par incident, pour le leur aussi. Or deura l'enfant bien
nourry, trouuer au prix des autres, les deux premiers trainants. Le
troisiesme, plus verd: mais qui s'est abattu par l'extrauagance de
sa force. Il estimera que là il y auroit place à vn ou deux degrez2
d'inuention encore, pour arriuer au quatriesme, sur le point duquel
il ioindra ses mains par admiration. Au dernier, premier de
quelque espace: mais laquelle espace, il iurera ne pouuoir estre
remplie par nul esprit humain, il s'estonnera, il se transira. Voicy
merueilles. Nous auons bien plus de poëtes, que de iuges et interpretes•
de poësie. Il est plus aisé de la faire, que de la cognoistre.
A certaine mesure basse, on la peut iuger par les preceptes et par
art. Mais la bonne, la supreme, la diuine, est au dessus des regles
et de la raison. Quiconque en discerne la beauté, d'vne veuë ferme
et rassise, il ne la void pas: non plus que la splendeur d'vn esclair.3
Elle ne pratique point nostre iugement: elle le rauit et rauage. La
fureur, qui espoinçonne celuy qui la sçait penetrer, fiert encores
vn tiers, à la luy ouyr traitter et reciter. Comme l'aymant attire
non seulement vne aiguille, mais infond encores en icelle, sa faculté
d'en attirer d'autres: et il se void plus clairement aux theatres,•
que l'inspiration sacree des muses, ayant premierement agité
le poëte à la cholere, au deuil, à la hayne, et hors de soy, où elles
veulent, frappe encore par le poëte, l'acteur, et par l'acteur, consecutiuement
tout vn peuple. C'est l'enfileure de noz aiguilles, suspendues
l'vne de l'autre. Dés ma premiere enfance, la poësie a eu
cela, de me transpercer et transporter. Mais ce ressentiment bien•
vif, qui est naturellement en moy, a esté diuersement manié, par
diuersité de formes, non tant, plus hautes et plus basses, car c'estoient
tousiours des plus hautes en chasque espece, comme differentes
en couleur. Premierement, vne fluidité gaye et ingenieuse:
depuis vne subtilité aiguë et releuee. En fin, vne force meure et1
constante. L'exemple le dira mieux. Ouide, Lucain, Vergile. Mais
voyla nos gens sur la carriere.
Sit Cato, dum viuit, sanè vel Cæsare maior,
dit l'vn:
Et inuictum, deuicta morte, Catonem,•
dit l'autre. Et l'autre, parlant des guerres ciuiles d'entre Cæsar et
Pompeius,
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.
Et le quatriesme sur les louanges de Cæsar:
Et cuncta terrarum subacta,2
Præter atrocem animun Catonis.
Et le maistre du cœur, apres auoir étalé les noms des plus grands
Romains en sa peinture, finit en cette maniere:
His dantem iura Catonem.
Ie veux seulement faire luiter ensemble, les traicts de cinq•
poëtes Latins, sur la louange de Caton, et pour l'interest de Caton:
et par incident, pour le leur aussi. Or deura l'enfant bien
nourry, trouuer au prix des autres, les deux premiers trainants. Le
troisiesme, plus verd: mais qui s'est abattu par l'extrauagance de
sa force. Il estimera que là il y auroit place à vn ou deux degrez2
d'inuention encore, pour arriuer au quatriesme, sur le point duquel
il ioindra ses mains par admiration. Au dernier, premier de
quelque espace: mais laquelle espace, il iurera ne pouuoir estre
remplie par nul esprit humain, il s'estonnera, il se transira. Voicy
merueilles. Nous auons bien plus de poëtes, que de iuges et interpretes•
de poësie. Il est plus aisé de la faire, que de la cognoistre.
A certaine mesure basse, on la peut iuger par les preceptes et par
art. Mais la bonne, la supreme, la diuine, est au dessus des regles
et de la raison. Quiconque en discerne la beauté, d'vne veuë ferme
et rassise, il ne la void pas: non plus que la splendeur d'vn esclair.3
Elle ne pratique point nostre iugement: elle le rauit et rauage. La
fureur, qui espoinçonne celuy qui la sçait penetrer, fiert encores
vn tiers, à la luy ouyr traitter et reciter. Comme l'aymant attire
non seulement vne aiguille, mais infond encores en icelle, sa faculté
d'en attirer d'autres: et il se void plus clairement aux theatres,•
que l'inspiration sacree des muses, ayant premierement agité
le poëte à la cholere, au deuil, à la hayne, et hors de soy, où elles
veulent, frappe encore par le poëte, l'acteur, et par l'acteur, consecutiuement
tout vn peuple. C'est l'enfileure de noz aiguilles, suspendues
l'vne de l'autre. Dés ma premiere enfance, la poësie a eu
cela, de me transpercer et transporter. Mais ce ressentiment bien•
vif, qui est naturellement en moy, a esté diuersement manié, par
diuersité de formes, non tant, plus hautes et plus basses, car c'estoient
tousiours des plus hautes en chasque espece, comme differentes
en couleur. Premierement, vne fluidité gaye et ingenieuse:
depuis vne subtilité aiguë et releuee. En fin, vne force meure et1
constante. L'exemple le dira mieux. Ouide, Lucain, Vergile. Mais
voyla nos gens sur la carriere.
Sit Cato, dum viuit, sanè vel Cæsare maior,
dit l'vn:
Et inuictum, deuicta morte, Catonem,•
dit l'autre. Et l'autre, parlant des guerres ciuiles d'entre Cæsar et
Pompeius,
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.
Et le quatriesme sur les louanges de Cæsar:
Et cuncta terrarum subacta,2
Præter atrocem animun Catonis.
Et le maistre du cœur, apres auoir étalé les noms des plus grands
Romains en sa peinture, finit en cette maniere:
His dantem iura Catonem.
CHAPITRE XXXVII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXVII.)
Comme nous pleurons et rions d'vne mesme chose.
QVAND nous rencontrons dans les histoires, qu'Antigonus sçeut•
tres-mauuais gré à son fils de luy auoir presenté la teste du
Roy Pyrrhus son ennemy, qui venoit sur l'heure mesme d'estre
tué combatant contre luy: et que l'ayant veuë il se print bien
fort à pleurer: et que le Duc René de Lorraine, pleingnit aussi la
mort du Duc Charles de Bourgoigne, qu'il venoit de deffaire, et en3
porta le deuil en son enterrement: et qu'en la bataille d'Auroy
(que le Comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois sa partie,
pour le Duché de Bretaigne) le victorieux rencontrant le corps
de son ennemy trespassé, en mena grand deuil, il ne faut pas s'escrier
soudain,
Et cosi auen che l'animo ciascuna
Sua passion sotto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor' chiara, hor bruna.•
Quand on presenta à Cæsar la teste de Pompeius, les histoires disent
qu'il en destourna sa veuë, comme d'vn vilain et mal plaisant spectacle.
Il y auoit eu entr'eux vne si longue intelligence, et societé au
maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes,
tant d'offices reciproques et d'alliance, qu'il ne faut pas croire que1
cette contenance fust toute fauce et contrefaicte, comme estime cet
autre:
Tutúmque putauit
Iam bonus esse socer, lacrymas non sponte cadentes
Effudit, gemitúsque expressit pectore læto.•
Car bien qu'à la verité la pluspart de nos actions ne soient que
masque et fard, et qu'il puisse quelquefois estre vray,
Heredis fletus sub persona risus est.
si est-ce qu'au iugement de ces accidens, il faut considerer, comme
nos ames se trouuent souuent agitees de diuerses passions. Et tout2
ainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a vne assemblee de diuerses
humeurs, desquelles celle là est maistresse, qui commande le plus
ordinairement en nous, selon nos complexions: aussi en nostre ame,
bien qu'il y ait diuers mouuements, qui l'agitent, si faut-il qu'il
y en ayt vn à qui le champ demeure. Mais ce n'est pas auec si entier•
auantage, que pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les
plus foibles par occasion ne regaignent encores la place, et ne facent
vne courte charge à leur tour. D'où nous voyons non seulement les
enfans, qui vont tout naifuement apres la nature, pleurer et rire
souuent de mesme chose: mais nul d'entre nous ne se peut vanter,3
quelque voyage qu'il face à son souhait, qu'encore au départir de
sa famille, et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage: et
si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met-il le
pied à l'estrié d'vn visage morne et contristé. Et quelque gentille
flamme qui eschauffe le cœur des filles bien nees, encore les despend•
on à force du col de leurs meres, pour les rendre à leur espoux:
quoy que die ce bon compagnon,
Estne nouis nuptis odio Venus, ánne parentum
Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,
Vbertim thalami quas intra limina fundunt?4
Non, ita me diui, vera gemunt, iuuerint.
Ainsin il n'est pas estrange de plaindre celuy-là mort, qu'on ne voudroit
aucunement estre en vie. Quand ie tance auec mon valet,
ie tance du meilleur courage que i'aye: ce sont vrayes et non feintes
imprecations: mais cette fumee passee, qu'il ayt besoing de moy,
ie luy bien-feray volontiers, ie tourne à l'instant le fueillet. Quand
ie l'appelle vn badin, vn veau: ie n'entrepren pas de luy coudre à
iamais ces titres: ny ne pense me desdire, pour le nommer honeste•
homme tantost apres. Nulle qualité nous embrasse purement et vniuersellement.
Si ce n'estoit la contenance d'vn fol, de parler seul,
il n'est iour ny heure à peine, en laquelle on ne m'ouist gronder
en moy-mesme, et contre moy, Bren du fat: et si n'enten pas, que
ce soit ma definition. Qui pour me voir vne mine tantost froide,1
tantost amoureuse enuers ma femme, estime que l'vne ou l'autre
soit feinte, il est vn sot. Neron prenant congé de sa mere, qu'il enuoioit
noyer, sentit toutefois l'émotion de cet adieu maternel: et
en eust horreur et pitié. On dit que la lumiere du Soleil, n'est pas
d'vne piece continuë: mais qu'il nous élance si dru sans cesse nouueaux•
rayons les vns sur les autres, que nous n'en pouuons apperceuoir
l'entre deux.
Largus enim liquidi fons luminis, ætherius sol
Inrigat assiduè cœlum candore recenti,
Suppeditátque nouo confestim lumine lumen:2
ainsin eslance nostre ame ses pointes diuersement et imperceptiblement.
Artabanus surprint Xerxes son nepueu, et le tança de
la mutation soudaine de sa contenance. Il estoit à considerer la
grandeur desmesurée de ses forces, au passage de l'Hellespont,
pour l'entreprinse de la Grece. Il luy print premierement vn tressaillement•
d'aise, à veoir tant de milliers d'hommes à son seruice,
et le tesmoigna par l'allegresse et feste de son visage. Et tout soudain
en mesme instant, sa pensée luy suggerant, comme tant de
vies auoient à defaillir au plus loing, dans vn siecle, il refroigna
son front, et s'attrista iusques aux larmes. Nous auons poursuiuy3
auec resoluë volonté la vengeance d'vne iniure, et ressenty vn singulier
contentement de la victoire; nous en pleurons pourtant: ce
n'est pas de cela que nous pleurons: il n'y a rien de changé; mais
nostre ame regarde la chose d'vn autre œil, et se la represente par
vn autre visage: car chasque chose a plusieurs biais et plusieurs•
lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez, saisissent
nostre imagination, et la passionnent pour l'heure, selon
leur condition; mais le contour en est si brusque, qu'il nous
eschappe.
Nil adeo fieri celeri ratione videtur,4
Quàm si mens fieri proponit, et inchoat ipsa
Ocius ergo animus, quàm res se perciet vlla,
Ante oculos quarum in promptu natura videtur.
Et à cette cause, voulans de toute cette suitte continuer vn corps,
nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu'il auoit
commis d'vne si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas
la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure
son frere. L'vne partie de son deuoir est iouée, laissons luy en iouer•
l'autre.
tres-mauuais gré à son fils de luy auoir presenté la teste du
Roy Pyrrhus son ennemy, qui venoit sur l'heure mesme d'estre
tué combatant contre luy: et que l'ayant veuë il se print bien
fort à pleurer: et que le Duc René de Lorraine, pleingnit aussi la
mort du Duc Charles de Bourgoigne, qu'il venoit de deffaire, et en3
porta le deuil en son enterrement: et qu'en la bataille d'Auroy
(que le Comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois sa partie,
pour le Duché de Bretaigne) le victorieux rencontrant le corps
de son ennemy trespassé, en mena grand deuil, il ne faut pas s'escrier
soudain,
Et cosi auen che l'animo ciascuna
Sua passion sotto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor' chiara, hor bruna.•
Quand on presenta à Cæsar la teste de Pompeius, les histoires disent
qu'il en destourna sa veuë, comme d'vn vilain et mal plaisant spectacle.
Il y auoit eu entr'eux vne si longue intelligence, et societé au
maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes,
tant d'offices reciproques et d'alliance, qu'il ne faut pas croire que1
cette contenance fust toute fauce et contrefaicte, comme estime cet
autre:
Tutúmque putauit
Iam bonus esse socer, lacrymas non sponte cadentes
Effudit, gemitúsque expressit pectore læto.•
Car bien qu'à la verité la pluspart de nos actions ne soient que
masque et fard, et qu'il puisse quelquefois estre vray,
Heredis fletus sub persona risus est.
si est-ce qu'au iugement de ces accidens, il faut considerer, comme
nos ames se trouuent souuent agitees de diuerses passions. Et tout2
ainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a vne assemblee de diuerses
humeurs, desquelles celle là est maistresse, qui commande le plus
ordinairement en nous, selon nos complexions: aussi en nostre ame,
bien qu'il y ait diuers mouuements, qui l'agitent, si faut-il qu'il
y en ayt vn à qui le champ demeure. Mais ce n'est pas auec si entier•
auantage, que pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les
plus foibles par occasion ne regaignent encores la place, et ne facent
vne courte charge à leur tour. D'où nous voyons non seulement les
enfans, qui vont tout naifuement apres la nature, pleurer et rire
souuent de mesme chose: mais nul d'entre nous ne se peut vanter,3
quelque voyage qu'il face à son souhait, qu'encore au départir de
sa famille, et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage: et
si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met-il le
pied à l'estrié d'vn visage morne et contristé. Et quelque gentille
flamme qui eschauffe le cœur des filles bien nees, encore les despend•
on à force du col de leurs meres, pour les rendre à leur espoux:
quoy que die ce bon compagnon,
Estne nouis nuptis odio Venus, ánne parentum
Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,
Vbertim thalami quas intra limina fundunt?4
Non, ita me diui, vera gemunt, iuuerint.
Ainsin il n'est pas estrange de plaindre celuy-là mort, qu'on ne voudroit
aucunement estre en vie. Quand ie tance auec mon valet,
ie tance du meilleur courage que i'aye: ce sont vrayes et non feintes
imprecations: mais cette fumee passee, qu'il ayt besoing de moy,
ie luy bien-feray volontiers, ie tourne à l'instant le fueillet. Quand
ie l'appelle vn badin, vn veau: ie n'entrepren pas de luy coudre à
iamais ces titres: ny ne pense me desdire, pour le nommer honeste•
homme tantost apres. Nulle qualité nous embrasse purement et vniuersellement.
Si ce n'estoit la contenance d'vn fol, de parler seul,
il n'est iour ny heure à peine, en laquelle on ne m'ouist gronder
en moy-mesme, et contre moy, Bren du fat: et si n'enten pas, que
ce soit ma definition. Qui pour me voir vne mine tantost froide,1
tantost amoureuse enuers ma femme, estime que l'vne ou l'autre
soit feinte, il est vn sot. Neron prenant congé de sa mere, qu'il enuoioit
noyer, sentit toutefois l'émotion de cet adieu maternel: et
en eust horreur et pitié. On dit que la lumiere du Soleil, n'est pas
d'vne piece continuë: mais qu'il nous élance si dru sans cesse nouueaux•
rayons les vns sur les autres, que nous n'en pouuons apperceuoir
l'entre deux.
Largus enim liquidi fons luminis, ætherius sol
Inrigat assiduè cœlum candore recenti,
Suppeditátque nouo confestim lumine lumen:2
ainsin eslance nostre ame ses pointes diuersement et imperceptiblement.
Artabanus surprint Xerxes son nepueu, et le tança de
la mutation soudaine de sa contenance. Il estoit à considerer la
grandeur desmesurée de ses forces, au passage de l'Hellespont,
pour l'entreprinse de la Grece. Il luy print premierement vn tressaillement•
d'aise, à veoir tant de milliers d'hommes à son seruice,
et le tesmoigna par l'allegresse et feste de son visage. Et tout soudain
en mesme instant, sa pensée luy suggerant, comme tant de
vies auoient à defaillir au plus loing, dans vn siecle, il refroigna
son front, et s'attrista iusques aux larmes. Nous auons poursuiuy3
auec resoluë volonté la vengeance d'vne iniure, et ressenty vn singulier
contentement de la victoire; nous en pleurons pourtant: ce
n'est pas de cela que nous pleurons: il n'y a rien de changé; mais
nostre ame regarde la chose d'vn autre œil, et se la represente par
vn autre visage: car chasque chose a plusieurs biais et plusieurs•
lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez, saisissent
nostre imagination, et la passionnent pour l'heure, selon
leur condition; mais le contour en est si brusque, qu'il nous
eschappe.
Nil adeo fieri celeri ratione videtur,4
Quàm si mens fieri proponit, et inchoat ipsa
Ocius ergo animus, quàm res se perciet vlla,
Ante oculos quarum in promptu natura videtur.
Et à cette cause, voulans de toute cette suitte continuer vn corps,
nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu'il auoit
commis d'vne si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas
la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure
son frere. L'vne partie de son deuoir est iouée, laissons luy en iouer•
l'autre.
CHAPITRE XXXVIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXVIII.)
De la solitude.
LAISSONS à part cette longue comparaison de la vie solitaire à
l'actiue. Et quant à ce beau mot, dequoy se couure l'ambition et
l'auarice, Que nous ne sommes pas naiz pour nostre particulier,
ains pour le publicq; rapportons nous en hardiment à ceux qui sont1
en la danse; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire, les
estats, les charges, et cette tracasserie du monde, ne se recherche
plustost, pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauuais
moyens par où on s'y pousse en nostre siecle, montrent bien que la
fin n'en vaut gueres. Respondons à l'ambition que c'est elle mesme•
qui nous donne goust de la solitude. Car que fuit elle tant que la
societé? que cherche elle tant que ses coudées franches? Il y a dequoy
bien et mal faire par tout. Toutesfois si le mot de Bias est vray,
que la pire part c'est la plus grande, ou ce que dit l'Ecclesiastique,
que de mille il n'en est pas vn bon:2
Rari quippe boni: numero vix sunt totidem quot
Thebarum portæ, vel diuitis ostia Nili:
la contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les
vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux; et de leur ressembler,
par ce qu'ils sont beaucoup, et d'en haïr beaucoup par ce•
qu'ils sont dissemblables. Et les marchands, qui vont en mer, ont
raison de regarder, que ceux qui se mettent en mesme vaisseau,
ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans: estimants telle societé
infortunée. Parquoy Bias plaisamment, à ceux qui passoient
auec luy le danger d'vne grande tourmente, et appelloient le secours
des Dieux: Taisez vous, feit-il, qu'ils ne sentent point que
vous soyez icy auec moy. Et d'vn plus pressant exemple: Albuquerque
Vice-Roy en l'Inde, pour Emanuel Roy de Portugal, en vn
extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules vn ieune•
garçon pour cette seule fin, qu'en la societé de leur peril, son innocence
luy seruist de garant, et de recommandation enuers la
faueur diuine, pour le mettre à bord. Ce n'est pas que le sage
ne puisse par tout viure content, voire et seul, en la foule d'vn palais:
mais s'il est à choisir, il en fuira, dit-il, mesmes la veue. Il1
portera s'il est besoing cela, mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il
ne luy semble point suffisamment s'estre desfait des vices, s'il faut
encores qu'il conteste auec ceux d'autruy. Charondas chastioit pour
mauuais ceux qui estoient conuaincus de hanter mauuaise compagnie.
Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme: l'vn par•
son vice, l'autre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble auoir
satisfait à celuy, qui luy reprochoit sa conuersation auec les meschants,
en disant, que les medecins viuent bien entre les malades.
Car s'ils seruent à la santé des malades, ils deteriorent la leur, par
la contagion, la veuë continuelle, et pratique des maladies. Or la2
fin, ce crois-ie, en est tout'vne, d'en viure plus à loisir et à son
aise. Mais on n'en cherche pas tousiours bien le chemin. Souuent
on pense auoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n'y a
guere moins de tourment au gouuernement d'vne famille que d'vn
estat entier. Où que l'ame soit empeschée, elle y est toute. Et pour•
estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en
sont pas moins importunes. D'auantage, pour nous estre deffaicts
de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux
tourmens de nostre vie.
Ratio et prudentia curas,3
Non locus effusi latè maris arbiter, aufert.
L'ambition, l'auarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences,
ne nous abandonnent point pour changer de contrée:
Et post equitem sedet atra cura.
Elles nous suiuent souuent iusques dans les cloistres, et dans les•
escoles de Philosophie. Ny les desers, ny les rochers creusez, ny
la here, ny les ieusnes, ne nous en démeslent:
Hæret lateri lethalis arundo.
l'actiue. Et quant à ce beau mot, dequoy se couure l'ambition et
l'auarice, Que nous ne sommes pas naiz pour nostre particulier,
ains pour le publicq; rapportons nous en hardiment à ceux qui sont1
en la danse; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire, les
estats, les charges, et cette tracasserie du monde, ne se recherche
plustost, pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauuais
moyens par où on s'y pousse en nostre siecle, montrent bien que la
fin n'en vaut gueres. Respondons à l'ambition que c'est elle mesme•
qui nous donne goust de la solitude. Car que fuit elle tant que la
societé? que cherche elle tant que ses coudées franches? Il y a dequoy
bien et mal faire par tout. Toutesfois si le mot de Bias est vray,
que la pire part c'est la plus grande, ou ce que dit l'Ecclesiastique,
que de mille il n'en est pas vn bon:2
Rari quippe boni: numero vix sunt totidem quot
Thebarum portæ, vel diuitis ostia Nili:
la contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les
vitieux, ou les haïr. Tous les deux sont dangereux; et de leur ressembler,
par ce qu'ils sont beaucoup, et d'en haïr beaucoup par ce•
qu'ils sont dissemblables. Et les marchands, qui vont en mer, ont
raison de regarder, que ceux qui se mettent en mesme vaisseau,
ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans: estimants telle societé
infortunée. Parquoy Bias plaisamment, à ceux qui passoient
auec luy le danger d'vne grande tourmente, et appelloient le secours
des Dieux: Taisez vous, feit-il, qu'ils ne sentent point que
vous soyez icy auec moy. Et d'vn plus pressant exemple: Albuquerque
Vice-Roy en l'Inde, pour Emanuel Roy de Portugal, en vn
extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules vn ieune•
garçon pour cette seule fin, qu'en la societé de leur peril, son innocence
luy seruist de garant, et de recommandation enuers la
faueur diuine, pour le mettre à bord. Ce n'est pas que le sage
ne puisse par tout viure content, voire et seul, en la foule d'vn palais:
mais s'il est à choisir, il en fuira, dit-il, mesmes la veue. Il1
portera s'il est besoing cela, mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il
ne luy semble point suffisamment s'estre desfait des vices, s'il faut
encores qu'il conteste auec ceux d'autruy. Charondas chastioit pour
mauuais ceux qui estoient conuaincus de hanter mauuaise compagnie.
Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme: l'vn par•
son vice, l'autre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble auoir
satisfait à celuy, qui luy reprochoit sa conuersation auec les meschants,
en disant, que les medecins viuent bien entre les malades.
Car s'ils seruent à la santé des malades, ils deteriorent la leur, par
la contagion, la veuë continuelle, et pratique des maladies. Or la2
fin, ce crois-ie, en est tout'vne, d'en viure plus à loisir et à son
aise. Mais on n'en cherche pas tousiours bien le chemin. Souuent
on pense auoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n'y a
guere moins de tourment au gouuernement d'vne famille que d'vn
estat entier. Où que l'ame soit empeschée, elle y est toute. Et pour•
estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en
sont pas moins importunes. D'auantage, pour nous estre deffaicts
de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux
tourmens de nostre vie.
Ratio et prudentia curas,3
Non locus effusi latè maris arbiter, aufert.
L'ambition, l'auarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences,
ne nous abandonnent point pour changer de contrée:
Et post equitem sedet atra cura.
Elles nous suiuent souuent iusques dans les cloistres, et dans les•
escoles de Philosophie. Ny les desers, ny les rochers creusez, ny
la here, ny les ieusnes, ne nous en démeslent:
Hæret lateri lethalis arundo.
On disoit à Socrates, que quelqu'vn ne s'estoit aucunement
amendé en son voyage: Ie croy bien, dit-il, il s'estoit emporté auecques
soy.
Quid terras alio calentes
Sole mutamus? patria quis exsul•
Se quoque fugit?
Si on ne se descharge premierement et son ame, du faix qui la
presse, le remuement la fera fouler dauantage; comme en vn nauire,
les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous
faictes plus de mal que de bien au malade de luy faire changer de1
place. Vous ensachez le mal en le remuant: comme les pals s'enfoncent
plus auant, et s'affermissent en les branslant et secouant.
Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple; ce n'est pas
assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires,
qui sont en nous: il se faut sequestrer et r'auoir de soy.•
Rupi iam vincula, dicas:
Nam luctata canis nodum arripit; attamen illa
Cùm fugit, à collo trahitur pars longa catenæ.
Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n'est pas vne entiere
liberté, nous tous tournons encore la veuë vers ce que nous auons2
laissé; nous en auons la fantasie pleine.
Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curæ? quantique perinde timores?•
Quidue superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades? quid luxus desidiésque?
amendé en son voyage: Ie croy bien, dit-il, il s'estoit emporté auecques
soy.
Quid terras alio calentes
Sole mutamus? patria quis exsul•
Se quoque fugit?
Si on ne se descharge premierement et son ame, du faix qui la
presse, le remuement la fera fouler dauantage; comme en vn nauire,
les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous
faictes plus de mal que de bien au malade de luy faire changer de1
place. Vous ensachez le mal en le remuant: comme les pals s'enfoncent
plus auant, et s'affermissent en les branslant et secouant.
Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple; ce n'est pas
assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires,
qui sont en nous: il se faut sequestrer et r'auoir de soy.•
Rupi iam vincula, dicas:
Nam luctata canis nodum arripit; attamen illa
Cùm fugit, à collo trahitur pars longa catenæ.
Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n'est pas vne entiere
liberté, nous tous tournons encore la veuë vers ce que nous auons2
laissé; nous en auons la fantasie pleine.
Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curæ? quantique perinde timores?•
Quidue superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades? quid luxus desidiésque?
Nostre mal nous tient en l'ame: or elle ne se peut eschapper à
elle mesme,
In culpa est animus, qui se non effugit vnquam,3
Ainsin il la faut ramener et retirer en soy. C'est la vraye solitude,
et qui se peut ioüir au milieu des villes et des cours des Roys; mais
elle se iouyt plus commodément à part. Or puis que nous entreprenons
de viure seuls, et de nous passer de compagnie, faisons que
nostre contentement despende de nous: desprenons nous de toutes•
les liaisons qui nous attachent à autruy: gaignons sur nous, de
pouuoir à bon escient viure seuls, et y viure à nostr'aise. Stilpon
estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il auoit perdu
femme, enfans, et cheuance; Demetrius Poliorcetes, le voyant en
vne si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, luy demanda,4
s'il n'auoit pas eu du dommage; il respondit que non, et
qu'il n'y auoit Dieu mercy rien perdu de sien. C'est ce que le Philosophe
Antisthenes disoit plaisamment, Que l'homme se deuoit
pourueoir de munitions, qui flottassent sur l'eau, et peussent à nage
auec luy eschapper du naufrage. Certes l'homme d'entendement n'a•
rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole fut ruinée par
les Barbares, Paulinus qui en estoit Euesque, y ayant tout perdu,
et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu; Seigneur garde moy de sentir
cette perte: car tu sçais qu'ils n'ont encore rien touché de ce qui
est à moy. Les richesses qui le faisoyent riche, et les biens qui le
faisoient bon, estoyent encore en leur entier. Voyla que c'est de
bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'iniure: et
de les cacher en lieu, où personne n'aille, et lequel ne puisse estre•
trahi que par nous mesmes. Il faut auoir femmes, enfans, biens, et
sur tout de la santé, qui peut, mais non pas s'y attacher en maniere
que nostre heur en despende. Il se faut reseruer vne arriere-boutique,
toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions
nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy1
faut-il prendre nostre ordinaire entretien, de nous à nous mesmes,
et si priué, que nulle accointance ou communication de chose
estrangere y trouue place: discourir et y rire, comme sans femme,
sans enfans, et sans biens, sans train, et sans valetz: afin que quand
l'occasion aduiendra de leur perte, il ne nous soit pas nouueau de•
nous en passer. Nous auons vne ame contournable en soy mesme;
elle se peut faire compagnie, elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre,
dequoy receuoir, et dequoy donner: ne craignons pas en cette
solitude, nous croupir d'oisiueté ennuyeuse,
In solis sis tibi turba locis.2
La vertu se contente de soy: sans discipline, sans paroles, sans
effects. En noz actions accoustumees, de mille il n'en est pas vne
qui nous regarde. Celuy que tu vois grimpant contremont les ruines
de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant de harquebuzades:
et cet autre tout cicatricé, transi et pasle de faim,•
deliberé de creuer plustost que de luy ouurir la porte; penses-tu
qu'ils y soyent pour eux? pour tel à l'aduenture, qu'ils ne virent
onques, et qui ne se donne aucune peine de leur faict, plongé
cependant en l'oysiueté et aux delices. Cettuy-cy tout pituiteux,
chassieux et crasseux, que tu vois sortir apres minuict d'vn estude,3
penses-tu qu'il cherche parmy les liures, comme il se rendra plus
homme de bien, plus content et plus sage? nulles nouuelles. Il y
mourra, ou il apprendra à la posterité la mesure des vers de
Plaute, et la vraye orthographe d'vn mot Latin. Qui ne contre-change
volontiers la santé, le repos, et la vie, à la reputation et à•
la gloire? la plus inutile, vaine et fauce monnoye, qui soit en nostre
vsage. Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons
nous encores de celle de nos femmes, de noz enfans, et de nos
gens. Noz affaires ne nous donnoyent pas assez de peine, prenons
encores à nous tourmenter, et rompre la teste, de ceux de noz
voisins et amis.
Vah! quemquámne hominem in animum instituere, aut•
Parare, quod sit charius, quàm ipse est sibi?
La solitude me semble auoir plus d'apparence, et de raison, à ceux
qui ont donné au monde leur aage plus actif et fleurissant, à l'exemple
de Thales. C'est assez vescu pour autruy, viuons pour nous au
moins ce bout de vie: ramenons à nous, et à nostre aise nos pensées1
et nos intentions. Ce n'est pas vne legere partie que de faire
seurement sa retraicte; elle nous empesche assez sans y mesler
d'autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer
de notre deslogement; preparons nous y; plions bagage; prenons
de bon'heure congé de la compagnie; despétrons nous de ces violentes•
prinses, qui nous engagent ailleurs, et esloignent de nous.
elle mesme,
In culpa est animus, qui se non effugit vnquam,3
Ainsin il la faut ramener et retirer en soy. C'est la vraye solitude,
et qui se peut ioüir au milieu des villes et des cours des Roys; mais
elle se iouyt plus commodément à part. Or puis que nous entreprenons
de viure seuls, et de nous passer de compagnie, faisons que
nostre contentement despende de nous: desprenons nous de toutes•
les liaisons qui nous attachent à autruy: gaignons sur nous, de
pouuoir à bon escient viure seuls, et y viure à nostr'aise. Stilpon
estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il auoit perdu
femme, enfans, et cheuance; Demetrius Poliorcetes, le voyant en
vne si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, luy demanda,4
s'il n'auoit pas eu du dommage; il respondit que non, et
qu'il n'y auoit Dieu mercy rien perdu de sien. C'est ce que le Philosophe
Antisthenes disoit plaisamment, Que l'homme se deuoit
pourueoir de munitions, qui flottassent sur l'eau, et peussent à nage
auec luy eschapper du naufrage. Certes l'homme d'entendement n'a•
rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole fut ruinée par
les Barbares, Paulinus qui en estoit Euesque, y ayant tout perdu,
et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu; Seigneur garde moy de sentir
cette perte: car tu sçais qu'ils n'ont encore rien touché de ce qui
est à moy. Les richesses qui le faisoyent riche, et les biens qui le
faisoient bon, estoyent encore en leur entier. Voyla que c'est de
bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'iniure: et
de les cacher en lieu, où personne n'aille, et lequel ne puisse estre•
trahi que par nous mesmes. Il faut auoir femmes, enfans, biens, et
sur tout de la santé, qui peut, mais non pas s'y attacher en maniere
que nostre heur en despende. Il se faut reseruer vne arriere-boutique,
toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions
nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy1
faut-il prendre nostre ordinaire entretien, de nous à nous mesmes,
et si priué, que nulle accointance ou communication de chose
estrangere y trouue place: discourir et y rire, comme sans femme,
sans enfans, et sans biens, sans train, et sans valetz: afin que quand
l'occasion aduiendra de leur perte, il ne nous soit pas nouueau de•
nous en passer. Nous auons vne ame contournable en soy mesme;
elle se peut faire compagnie, elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre,
dequoy receuoir, et dequoy donner: ne craignons pas en cette
solitude, nous croupir d'oisiueté ennuyeuse,
In solis sis tibi turba locis.2
La vertu se contente de soy: sans discipline, sans paroles, sans
effects. En noz actions accoustumees, de mille il n'en est pas vne
qui nous regarde. Celuy que tu vois grimpant contremont les ruines
de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant de harquebuzades:
et cet autre tout cicatricé, transi et pasle de faim,•
deliberé de creuer plustost que de luy ouurir la porte; penses-tu
qu'ils y soyent pour eux? pour tel à l'aduenture, qu'ils ne virent
onques, et qui ne se donne aucune peine de leur faict, plongé
cependant en l'oysiueté et aux delices. Cettuy-cy tout pituiteux,
chassieux et crasseux, que tu vois sortir apres minuict d'vn estude,3
penses-tu qu'il cherche parmy les liures, comme il se rendra plus
homme de bien, plus content et plus sage? nulles nouuelles. Il y
mourra, ou il apprendra à la posterité la mesure des vers de
Plaute, et la vraye orthographe d'vn mot Latin. Qui ne contre-change
volontiers la santé, le repos, et la vie, à la reputation et à•
la gloire? la plus inutile, vaine et fauce monnoye, qui soit en nostre
vsage. Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons
nous encores de celle de nos femmes, de noz enfans, et de nos
gens. Noz affaires ne nous donnoyent pas assez de peine, prenons
encores à nous tourmenter, et rompre la teste, de ceux de noz
voisins et amis.
Vah! quemquámne hominem in animum instituere, aut•
Parare, quod sit charius, quàm ipse est sibi?
La solitude me semble auoir plus d'apparence, et de raison, à ceux
qui ont donné au monde leur aage plus actif et fleurissant, à l'exemple
de Thales. C'est assez vescu pour autruy, viuons pour nous au
moins ce bout de vie: ramenons à nous, et à nostre aise nos pensées1
et nos intentions. Ce n'est pas vne legere partie que de faire
seurement sa retraicte; elle nous empesche assez sans y mesler
d'autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer
de notre deslogement; preparons nous y; plions bagage; prenons
de bon'heure congé de la compagnie; despétrons nous de ces violentes•
prinses, qui nous engagent ailleurs, et esloignent de nous.
Il faut desnoüer ces obligations si fortes: et meshuy aymer
cecy et cela, mais n'espouser rien que soy. C'est à dire, le reste
soit à nous: mais non pas ioint et colé en façon, qu'on ne le puisse
desprendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque2
piece du nostre. La plus grande chose du monde c'est de sçauoir
estre à soy. Il est temps de nous desnoüer de la societé, puis que
nous n'y pouuons rien apporter. Et qui ne peut prester, qu'il se
deffende d'emprunter. Nos forces nous faillent: retirons les, et
resserrons en nous. Qui peut renuerser et confondre en soy les•
offices de tant d'amitiez, et de la compagnie, qu'il le face. En cette
cheute, qui le rend inutile, poisant, et importun aux autres, qu'il se
garde d'estre importun à soy mesme, et poisant et inutile. Qu'il se
flatte et caresse, et sur tout se regente, respectant et craignant sa
raison et sa conscience: si qu'il ne puisse sans honte, broncher en3
leur presence. Rarum est enim, vt satis se quisque vereatur. Socrates
dit, que les ieunes se doiuent faire instruire; les hommes
s'exercer à bien faire: les vieux se retirer de toute occupation
ciuile et militaire, viuants à leur discretion, sans obligation à certain
office. Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de•
la retraite les vnes que les autres. Celles qui ont l'apprehension
molle et lasche, et vn' affection et volonté delicate, et qui ne s'asseruit
et ne s'employe pas aysément, desquels ie suis, et par naturelle
condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil,
que les ames actiues et occupées, qui embrassent tout, et s'engagent•
par tout, qui se passionnent de toutes choses: qui s'offrent,
qui se presentent, et qui se donnent à toutes occasions. Il se
faut seruir de ces commoditez accidentales et hors de nous, en tant
qu'elles nous sont plaisantes; mais sans en faire nostre principal
fondement. Ce ne l'est pas; ny la raison, ny la nature ne le veulent.1
Pourquoy contre ses loix asseruirons nous nostre contentement à la
puissance d'autruy? D'anticiper aussi les accidens de fortune, se
priuer des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs
ont faict par deuotion, et quelques Philosophes par discours, se
seruir soy-mesmes, coucher sur la dure, se creuer les yeux, ietter•
ses richesses emmy la riuiere, rechercher la douleur (ceux-là pour
par le tourment de cette vie, en acquerir la beatitude d'vne autre:
ceux-cy pour s'estans logez en la plus basse marche, se mettre en
seureté de nouuelle cheute) c'est l'action d'vne vertu excessiue. Les
natures plus roides et plus fortes facent leur cachette mesmes,2
glorieuse et exemplaire.
Tuta et paruula laudo,
Cúm res deficiunt, satis inter vilia fortis:
Verùm, vbi quid melius contingit et vnctius, idem
Hos sapere, et solos aio benè viuere, quorum•
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis.
Il y a pour moy assez affaire sans aller si auant. Il me suffit souz
la faueur de la fortune, me preparer à sa défaueur; et me representer
estant à mon aise, le mal aduenir, autant que l'imagination
y peut attaindre: tout ainsi que nous nous accoustumons aux3
iouxtes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix. Ie
n'estime point Arcesilaus le Philosophe moins reformé, pour le
sçauoir auoir vsé d'vtensiles d'or et d'argent, selon que la condition
de sa fortune le luy permettoit: et l'estime mieux, que s'il s'en
fust demis, de ce qu'il en vsoit moderément et liberalement. Ie•
voy iusques à quels limites va la necessité naturelle: et considerant
le pauure mendiant à ma porte, souuent plus enioué et plus
sain que moy, ie me plante en sa place: i'essaye de chausser mon
ame à son biaiz. Et courant ainsi par les autres exemples, quoy que
ie pense la mort, la pauureté, le mespris, et la maladie à mes talons,4
ie me resous aisément de n'entrer en effroy, de ce qu'vn
moindre que moy prend auec telle patience. Et ne veux croire que
la bassesse de l'entendement, puisse plus que la vigueur, ou que les
effects du discours, ne puissent arriuer aux effects de l'accoustumance.
Et cognoissant combien ces commoditez accessoires tiennent•
à peu, ie ne laisse pas en pleine iouyssance, de supplier Dieu pour
ma souueraine requeste, qu'il me rende content de moy-mesme, et
des biens qui naissent de moy. Ie voy des ieunes hommes gaillards,
qui portent nonobstant dans leurs coffres vne masse de pillules,
pour s'en seruir quand le rhume les pressera; lequel ils craignent1
d'autant moins, qu'ils en pensent auoir le remede en main. Ainsi
faut il faire: et encore si on se sent subiect à quelque maladie plus
forte, se garnir de ces medicamens qui assoupissent et endorment
la partie. L'occupation qu'il faut choisir à vne telle vie, ce doit
estre vne occupation non penible ny ennuyeuse; autrement pour•
neant ferions nous estat d'y estre venuz chercher le seiour. Cela
depend du goust particulier d'vn chacun. Le mien ne s'accommode
aucunement au ménage. Ceux qui l'aiment, ils s'y doiuent addonner
auec moderation,
Conentur sibi res, non se submittere rebus.2
C'est autrement vn office seruile que la mesnagerie, comme le
nomme Saluste. Elle a des parties plus excusables, comme le soing
des iardinages que Xenophon attribue à Cyrus. Et se peut trouuer
vn moyen, entre ce bas et vil soing, tendu et plein de solicitude,
qu'on voit aux hommes qui s'y plongent du tout; et cette profonde•
et extreme nonchalance laissant tout aller à l'abandon, qu'on voit
en d'autres:
Democriti pecus edit agellos
Cultáque, dum peregrè est animus sine corpore velox.
Mais oyons le conseil que donne le ieune Pline à Cornelius Rufus3
son amy, sur ce propos de la solitude: Ie te conseille en cette
pleine et grasse retraicte, où tu es, de quitter à tes gens ce bas et
abiect soing du mesnage, et t'addonner à l'estude des lettres, pour
en tirer quelque chose qui soit toute tienne. Il entend la reputation:
d'vne pareille humeur à celle de Cicero, qui dit vouloir employer sa•
solitude et seiour des affaires publiques, à s'en acquerir par ses
escrits vne vie immortelle.
Vsque adeóne
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc, sciat alter?
Il semble, que ce soit raison, puis qu'on parle de se retirer du
monde, qu'on regarde hors de luy. Ceux-cy ne le font qu'à demy.
Ils dressent bien leur partie, pour quand ils n'y seront plus: mais
le fruit de leur dessein, ils pretendent le tirer encore lors, du
monde, absens, par vne ridicule contradiction. L'imagination de•
ceux qui par deuotion, cerchent la solitude, remplissants leur
courage, de la certitude des promesses diuines, en l'autre vie, est
bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, obiect infini en
bonté et en puissance. L'ame a dequoy y rassasier ses desirs, en
toute liberté. Les afflictions, les douleurs, leur viennent à profit,1
employées à l'acquest d'vne santé et resiouyssance eternelle. La
mort, à souhait: passage à vn si parfaict estat. L'aspreté de leurs
regles est incontinent applanie par l'accoustumance: et les appetits
charnels, rebutez et endormis par leur refus: car rien ne les
entretient que l'vsage et l'exercice. Cette seule fin, d'vne autre vie•
heureusement immortelle, merite loyalement que nous abandonnions
les commoditez et douceurs de cette vie nostre. Et qui peut
embraser son ame de l'ardeur de cette viue foy et esperance, reellement
et constamment, il se bastit en la solitude, vne vie voluptueuse
et delicieuse, au delà de toute autre sorte de vie. Ny la2
fin donc ny le moyen de ce conseil ne me contente: nous retombons
tousiours de fieure en chaud mal. Cette occupation des liures,
est aussi penible que toute autre; et autant ennemie de la santé,
qui doit estre principalement considerée. Et ne se faut point laisser
endormir au plaisir qu'on y prend: c'est ce mesme plaisir qui perd•
le mesnager, l'auaricieux, le voluptueux, et l'ambitieux. Les sages
nous apprennent assez, à nous garder de la trahison de noz appetits;
et à discerner les vrays plaisirs et entiers, des plaisirs meslez
et bigarrez de plus de peine. Car la pluspart des plaisirs, disent
ils, nous chatouillent et embrassent pour nous estrangler, comme3
faisoyent les larrons que les Ægyptiens appelloyent Philistas: et
si la douleur de teste nous venoit auant l'yuresse, nous nous garderions
de trop boire; mais la volupté, pour nous tromper, marche
deuant, et nous cache sa suitte. Les liures sont plaisans: mais si
de leur frequentation nous en perdons en fin la gayeté et la santé,
nos meilleures pieces, quittons les. Ie suis de ceux qui pensent
leur fruit ne pouuoir contrepeser cette perte. Comme les hommes
qui se sentent de long temps affoiblis par quelque indisposition, se
rengent à la fin à la mercy de la medecine; et se font desseigner•
par art certaines regles de viure, pour ne les plus outrepasser:
aussi celuy qui se retire ennuié et desgousté de la vie commune,
doit former cette-cy, aux regles de la raison; l'ordonner et renger
par premeditation et discours. Il doit auoir prins congé de toute
espece de trauail, quelque visage qu'il porte; et fuïr en general1
les passions, qui empeschent la tranquillité du corps et de l'ame;
et choisir la route qui est plus selon son humeur:
Vnusquisque sua nouerit ire via.
Au mesnage, à l'estude, à la chasse, et tout autre exercice, il
faut donner iusques aux derniers limites du plaisir; et garder de•
s'engager plus auant, ou la peine commence à se mesler parmy.
Il faut reseruer d'embesoignement et d'occupation, autant seulement,
qu'il en est besoing, pour nous tenir en haleine, et pour nous
garantir des incommoditez que tire apres soy l'autre extremité
d'vne lasche oysiueté et assoupie. Il y a des sciences steriles et2
épineuses, et la plus part forgées pour la presse: il les faut laisser
à ceux qui sont au seruice du monde. Ie n'ayme pour moy, que
des liures ou plaisans et faciles; qui me chatouillent; ou ceux qui
me consolent, et conseillent à regler ma vie et ma mort.
Tacitum syluas inter reptare salubres,•
Curantem quidquid dignum sapiente bonòque est.
cecy et cela, mais n'espouser rien que soy. C'est à dire, le reste
soit à nous: mais non pas ioint et colé en façon, qu'on ne le puisse
desprendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque2
piece du nostre. La plus grande chose du monde c'est de sçauoir
estre à soy. Il est temps de nous desnoüer de la societé, puis que
nous n'y pouuons rien apporter. Et qui ne peut prester, qu'il se
deffende d'emprunter. Nos forces nous faillent: retirons les, et
resserrons en nous. Qui peut renuerser et confondre en soy les•
offices de tant d'amitiez, et de la compagnie, qu'il le face. En cette
cheute, qui le rend inutile, poisant, et importun aux autres, qu'il se
garde d'estre importun à soy mesme, et poisant et inutile. Qu'il se
flatte et caresse, et sur tout se regente, respectant et craignant sa
raison et sa conscience: si qu'il ne puisse sans honte, broncher en3
leur presence. Rarum est enim, vt satis se quisque vereatur. Socrates
dit, que les ieunes se doiuent faire instruire; les hommes
s'exercer à bien faire: les vieux se retirer de toute occupation
ciuile et militaire, viuants à leur discretion, sans obligation à certain
office. Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de•
la retraite les vnes que les autres. Celles qui ont l'apprehension
molle et lasche, et vn' affection et volonté delicate, et qui ne s'asseruit
et ne s'employe pas aysément, desquels ie suis, et par naturelle
condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil,
que les ames actiues et occupées, qui embrassent tout, et s'engagent•
par tout, qui se passionnent de toutes choses: qui s'offrent,
qui se presentent, et qui se donnent à toutes occasions. Il se
faut seruir de ces commoditez accidentales et hors de nous, en tant
qu'elles nous sont plaisantes; mais sans en faire nostre principal
fondement. Ce ne l'est pas; ny la raison, ny la nature ne le veulent.1
Pourquoy contre ses loix asseruirons nous nostre contentement à la
puissance d'autruy? D'anticiper aussi les accidens de fortune, se
priuer des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs
ont faict par deuotion, et quelques Philosophes par discours, se
seruir soy-mesmes, coucher sur la dure, se creuer les yeux, ietter•
ses richesses emmy la riuiere, rechercher la douleur (ceux-là pour
par le tourment de cette vie, en acquerir la beatitude d'vne autre:
ceux-cy pour s'estans logez en la plus basse marche, se mettre en
seureté de nouuelle cheute) c'est l'action d'vne vertu excessiue. Les
natures plus roides et plus fortes facent leur cachette mesmes,2
glorieuse et exemplaire.
Tuta et paruula laudo,
Cúm res deficiunt, satis inter vilia fortis:
Verùm, vbi quid melius contingit et vnctius, idem
Hos sapere, et solos aio benè viuere, quorum•
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis.
Il y a pour moy assez affaire sans aller si auant. Il me suffit souz
la faueur de la fortune, me preparer à sa défaueur; et me representer
estant à mon aise, le mal aduenir, autant que l'imagination
y peut attaindre: tout ainsi que nous nous accoustumons aux3
iouxtes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix. Ie
n'estime point Arcesilaus le Philosophe moins reformé, pour le
sçauoir auoir vsé d'vtensiles d'or et d'argent, selon que la condition
de sa fortune le luy permettoit: et l'estime mieux, que s'il s'en
fust demis, de ce qu'il en vsoit moderément et liberalement. Ie•
voy iusques à quels limites va la necessité naturelle: et considerant
le pauure mendiant à ma porte, souuent plus enioué et plus
sain que moy, ie me plante en sa place: i'essaye de chausser mon
ame à son biaiz. Et courant ainsi par les autres exemples, quoy que
ie pense la mort, la pauureté, le mespris, et la maladie à mes talons,4
ie me resous aisément de n'entrer en effroy, de ce qu'vn
moindre que moy prend auec telle patience. Et ne veux croire que
la bassesse de l'entendement, puisse plus que la vigueur, ou que les
effects du discours, ne puissent arriuer aux effects de l'accoustumance.
Et cognoissant combien ces commoditez accessoires tiennent•
à peu, ie ne laisse pas en pleine iouyssance, de supplier Dieu pour
ma souueraine requeste, qu'il me rende content de moy-mesme, et
des biens qui naissent de moy. Ie voy des ieunes hommes gaillards,
qui portent nonobstant dans leurs coffres vne masse de pillules,
pour s'en seruir quand le rhume les pressera; lequel ils craignent1
d'autant moins, qu'ils en pensent auoir le remede en main. Ainsi
faut il faire: et encore si on se sent subiect à quelque maladie plus
forte, se garnir de ces medicamens qui assoupissent et endorment
la partie. L'occupation qu'il faut choisir à vne telle vie, ce doit
estre vne occupation non penible ny ennuyeuse; autrement pour•
neant ferions nous estat d'y estre venuz chercher le seiour. Cela
depend du goust particulier d'vn chacun. Le mien ne s'accommode
aucunement au ménage. Ceux qui l'aiment, ils s'y doiuent addonner
auec moderation,
Conentur sibi res, non se submittere rebus.2
C'est autrement vn office seruile que la mesnagerie, comme le
nomme Saluste. Elle a des parties plus excusables, comme le soing
des iardinages que Xenophon attribue à Cyrus. Et se peut trouuer
vn moyen, entre ce bas et vil soing, tendu et plein de solicitude,
qu'on voit aux hommes qui s'y plongent du tout; et cette profonde•
et extreme nonchalance laissant tout aller à l'abandon, qu'on voit
en d'autres:
Democriti pecus edit agellos
Cultáque, dum peregrè est animus sine corpore velox.
Mais oyons le conseil que donne le ieune Pline à Cornelius Rufus3
son amy, sur ce propos de la solitude: Ie te conseille en cette
pleine et grasse retraicte, où tu es, de quitter à tes gens ce bas et
abiect soing du mesnage, et t'addonner à l'estude des lettres, pour
en tirer quelque chose qui soit toute tienne. Il entend la reputation:
d'vne pareille humeur à celle de Cicero, qui dit vouloir employer sa•
solitude et seiour des affaires publiques, à s'en acquerir par ses
escrits vne vie immortelle.
Vsque adeóne
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc, sciat alter?
Il semble, que ce soit raison, puis qu'on parle de se retirer du
monde, qu'on regarde hors de luy. Ceux-cy ne le font qu'à demy.
Ils dressent bien leur partie, pour quand ils n'y seront plus: mais
le fruit de leur dessein, ils pretendent le tirer encore lors, du
monde, absens, par vne ridicule contradiction. L'imagination de•
ceux qui par deuotion, cerchent la solitude, remplissants leur
courage, de la certitude des promesses diuines, en l'autre vie, est
bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, obiect infini en
bonté et en puissance. L'ame a dequoy y rassasier ses desirs, en
toute liberté. Les afflictions, les douleurs, leur viennent à profit,1
employées à l'acquest d'vne santé et resiouyssance eternelle. La
mort, à souhait: passage à vn si parfaict estat. L'aspreté de leurs
regles est incontinent applanie par l'accoustumance: et les appetits
charnels, rebutez et endormis par leur refus: car rien ne les
entretient que l'vsage et l'exercice. Cette seule fin, d'vne autre vie•
heureusement immortelle, merite loyalement que nous abandonnions
les commoditez et douceurs de cette vie nostre. Et qui peut
embraser son ame de l'ardeur de cette viue foy et esperance, reellement
et constamment, il se bastit en la solitude, vne vie voluptueuse
et delicieuse, au delà de toute autre sorte de vie. Ny la2
fin donc ny le moyen de ce conseil ne me contente: nous retombons
tousiours de fieure en chaud mal. Cette occupation des liures,
est aussi penible que toute autre; et autant ennemie de la santé,
qui doit estre principalement considerée. Et ne se faut point laisser
endormir au plaisir qu'on y prend: c'est ce mesme plaisir qui perd•
le mesnager, l'auaricieux, le voluptueux, et l'ambitieux. Les sages
nous apprennent assez, à nous garder de la trahison de noz appetits;
et à discerner les vrays plaisirs et entiers, des plaisirs meslez
et bigarrez de plus de peine. Car la pluspart des plaisirs, disent
ils, nous chatouillent et embrassent pour nous estrangler, comme3
faisoyent les larrons que les Ægyptiens appelloyent Philistas: et
si la douleur de teste nous venoit auant l'yuresse, nous nous garderions
de trop boire; mais la volupté, pour nous tromper, marche
deuant, et nous cache sa suitte. Les liures sont plaisans: mais si
de leur frequentation nous en perdons en fin la gayeté et la santé,
nos meilleures pieces, quittons les. Ie suis de ceux qui pensent
leur fruit ne pouuoir contrepeser cette perte. Comme les hommes
qui se sentent de long temps affoiblis par quelque indisposition, se
rengent à la fin à la mercy de la medecine; et se font desseigner•
par art certaines regles de viure, pour ne les plus outrepasser:
aussi celuy qui se retire ennuié et desgousté de la vie commune,
doit former cette-cy, aux regles de la raison; l'ordonner et renger
par premeditation et discours. Il doit auoir prins congé de toute
espece de trauail, quelque visage qu'il porte; et fuïr en general1
les passions, qui empeschent la tranquillité du corps et de l'ame;
et choisir la route qui est plus selon son humeur:
Vnusquisque sua nouerit ire via.
Au mesnage, à l'estude, à la chasse, et tout autre exercice, il
faut donner iusques aux derniers limites du plaisir; et garder de•
s'engager plus auant, ou la peine commence à se mesler parmy.
Il faut reseruer d'embesoignement et d'occupation, autant seulement,
qu'il en est besoing, pour nous tenir en haleine, et pour nous
garantir des incommoditez que tire apres soy l'autre extremité
d'vne lasche oysiueté et assoupie. Il y a des sciences steriles et2
épineuses, et la plus part forgées pour la presse: il les faut laisser
à ceux qui sont au seruice du monde. Ie n'ayme pour moy, que
des liures ou plaisans et faciles; qui me chatouillent; ou ceux qui
me consolent, et conseillent à regler ma vie et ma mort.
Tacitum syluas inter reptare salubres,•
Curantem quidquid dignum sapiente bonòque est.
Les gens plus sages peuuent se forger vn repos tout spirituel,
ayant l'ame forte et vigoureuse. Moy qui l'ay commune, il faut que
i'ayde à me soustenir par les commoditez corporelles. Et l'aage
m'ayant tantost desrobé celles qui estoient plus à ma fantasie,3
i'instruis et aiguise mon appetit à celles qui restent plus sortables
à cette autre saison. Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes,
l'vsage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des
poings, les vns apres les autres:
Carpamus dulcia, nostrum est•
Quod viuis, cinis et manes et fabula fies.
ayant l'ame forte et vigoureuse. Moy qui l'ay commune, il faut que
i'ayde à me soustenir par les commoditez corporelles. Et l'aage
m'ayant tantost desrobé celles qui estoient plus à ma fantasie,3
i'instruis et aiguise mon appetit à celles qui restent plus sortables
à cette autre saison. Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes,
l'vsage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des
poings, les vns apres les autres:
Carpamus dulcia, nostrum est•
Quod viuis, cinis et manes et fabula fies.
Or quant à la fin que Pline et Cicero nous proposent, de la gloire,
c'est bien loing de mon conte. La plus contraire humeur à la retraicte,
c'est l'ambition. La gloire et le repos sont choses qui ne
peuuent loger en mesme giste: à ce que ie voy, ceux-cy n'ont que4
les bras et les iambes hors de la presse; leur ame, leur intention
y demeure engagée plus que iamais.
Tun', vetule, auriculis alienis colligis escas?
Ils se sont seulement reculez pour mieux sauter, et pour d'vn plus
fort mouuement faire vne plus viue faucée dans la trouppe. Vous•
plaist-il voir comme ils tirent court d'vn grain? Mettons au contrepoix,
l'aduis de deux philosophes, et de deux sectes tres-differentes,
escriuans l'vn à Idomeneus, l'autre à Lucilius leurs amis, pour du
maniement des affaires et des grandeurs, les retirer à la solitude.
Vous auez, disent-ils, vescu nageant et flottant iusques à present,1
venez vous en mourir au port. Vous auez donné le reste de vostre
vie à la lumiere, donnez cecy à l'ombre. Il est impossible de quitter
les occupations, si vous n'en quittez le fruit; à cette cause
desfaictes vous de tout soing de nom et de gloire. Il est danger que
la lueur de voz actions passées, ne vous esclaire que trop, et vous•
suiue iusques dans vostre taniere. Quittez auecq les autres voluptez,
celle qui vient de l'approbation d'autruy. Et quant à vostre science
et suffisance, ne vous chaille, elle ne perdra pas son effect, si vous
en valez mieux vous mesme. Souuienne vous de celuy, à qui comme
on demandast, à quoy faire il se pénoit si fort en vn art, qui ne2
pouuoit venir à la cognoissance de guere de gens: I'en ay assez de
peu, respondit-il, i'en ay assez d'vn, i'en ay assez de pas vn. Il disoit
vray: vous et vn compagnon estes assez suffisant theatre l'vn
à l'autre, ou vous à vous-mesmes. Que le peuple vous soit vn, et
vn vous soit tout le peuple. C'est vne lâche ambition de vouloir•
tirer gloire de son oysiueté, et de sa cachette. Il faut faire comme
les animaux, qui effacent la trace, à la porte de leur taniere. Ce
n'est plus ce qu'il vous faut chercher, que le monde parle de vous,
mais comme il faut que vous parliez à vous-mesmes. Retirez vous
en vous, mais preparez vous premierement de vous y receuoir: ce3
seroit folie de vous fier à vous mesmes, si vous ne vous sçauez
gouuerner. Il y a moyen de faillir en la solitude, comme en la
compagnie: iusques à ce que vous vous soyez rendu tel, deuant
qui vous n'osiez clocher, et iusques à ce que vous ayez honte et
respect de vous mesmes, obuersentur species honestæ animo: presentez•
vous tousiours en l'imagination Caton, Phocion, et Aristides,
en la presence desquels les fols mesme cacheroient leurs fautes, et
establissez les contrerolleurs de toutes vos intentions. Si elles se
detraquent, leur reuerence vous remettra en train: ils vous contiendront
en cette voye, de vous contenter de vous mesmes, de
n'emprunter rien que de vous, d'arrester et fermir vostre ame en
certaines et limitées cogitations, où elle se puisse plaire: et ayant•
entendu les vrays biens, desquels on iouyt à mesure qu'on les entend,
s'en contenter, sans desir de prolongement de vie ny de nom.
Voyla le conseil de la vraye et naifue philosophie, non d'vne philosophie
ostentatrice et parliere, comme est celle des deux premiers.
c'est bien loing de mon conte. La plus contraire humeur à la retraicte,
c'est l'ambition. La gloire et le repos sont choses qui ne
peuuent loger en mesme giste: à ce que ie voy, ceux-cy n'ont que4
les bras et les iambes hors de la presse; leur ame, leur intention
y demeure engagée plus que iamais.
Tun', vetule, auriculis alienis colligis escas?
Ils se sont seulement reculez pour mieux sauter, et pour d'vn plus
fort mouuement faire vne plus viue faucée dans la trouppe. Vous•
plaist-il voir comme ils tirent court d'vn grain? Mettons au contrepoix,
l'aduis de deux philosophes, et de deux sectes tres-differentes,
escriuans l'vn à Idomeneus, l'autre à Lucilius leurs amis, pour du
maniement des affaires et des grandeurs, les retirer à la solitude.
Vous auez, disent-ils, vescu nageant et flottant iusques à present,1
venez vous en mourir au port. Vous auez donné le reste de vostre
vie à la lumiere, donnez cecy à l'ombre. Il est impossible de quitter
les occupations, si vous n'en quittez le fruit; à cette cause
desfaictes vous de tout soing de nom et de gloire. Il est danger que
la lueur de voz actions passées, ne vous esclaire que trop, et vous•
suiue iusques dans vostre taniere. Quittez auecq les autres voluptez,
celle qui vient de l'approbation d'autruy. Et quant à vostre science
et suffisance, ne vous chaille, elle ne perdra pas son effect, si vous
en valez mieux vous mesme. Souuienne vous de celuy, à qui comme
on demandast, à quoy faire il se pénoit si fort en vn art, qui ne2
pouuoit venir à la cognoissance de guere de gens: I'en ay assez de
peu, respondit-il, i'en ay assez d'vn, i'en ay assez de pas vn. Il disoit
vray: vous et vn compagnon estes assez suffisant theatre l'vn
à l'autre, ou vous à vous-mesmes. Que le peuple vous soit vn, et
vn vous soit tout le peuple. C'est vne lâche ambition de vouloir•
tirer gloire de son oysiueté, et de sa cachette. Il faut faire comme
les animaux, qui effacent la trace, à la porte de leur taniere. Ce
n'est plus ce qu'il vous faut chercher, que le monde parle de vous,
mais comme il faut que vous parliez à vous-mesmes. Retirez vous
en vous, mais preparez vous premierement de vous y receuoir: ce3
seroit folie de vous fier à vous mesmes, si vous ne vous sçauez
gouuerner. Il y a moyen de faillir en la solitude, comme en la
compagnie: iusques à ce que vous vous soyez rendu tel, deuant
qui vous n'osiez clocher, et iusques à ce que vous ayez honte et
respect de vous mesmes, obuersentur species honestæ animo: presentez•
vous tousiours en l'imagination Caton, Phocion, et Aristides,
en la presence desquels les fols mesme cacheroient leurs fautes, et
establissez les contrerolleurs de toutes vos intentions. Si elles se
detraquent, leur reuerence vous remettra en train: ils vous contiendront
en cette voye, de vous contenter de vous mesmes, de
n'emprunter rien que de vous, d'arrester et fermir vostre ame en
certaines et limitées cogitations, où elle se puisse plaire: et ayant•
entendu les vrays biens, desquels on iouyt à mesure qu'on les entend,
s'en contenter, sans desir de prolongement de vie ny de nom.
Voyla le conseil de la vraye et naifue philosophie, non d'vne philosophie
ostentatrice et parliere, comme est celle des deux premiers.
CHAPITRE XXXIX. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXXIX.)
Consideration sur Ciceron.
ENCOR' vn traict à la comparaison de ces couples. Il se tire des1
escrits de Cicero, et de ce Pline peu retirant, à mon aduis, aux
humeurs de son oncle, infinis tesmoignages de nature outre mesure
ambitieuse: entre autres qu'ils sollicitent au sceu de tout le monde,
les historiens de leur temps, de ne les oublier en leurs registres:
et la fortune comme par despit, a faict durer iusques à nous la•
vanité de ces requestes, et pieça faict perdre ces histoires. Mais
cecy surpasse toute bassesse de cœur, en personnes de tel rang,
d'auoir voulu tirer quelque principale gloire du cacquet, et de la
parlerie, iusques à y employer les lettres priuées escriptes à leurs
amis: en maniere, que aucunes ayans failly leur saison pour estre2
enuoyées, ils les font ce neantmoins publier auec cette digne excuse,
qu'ils n'ont pas voulu perdre leur trauail et veillées. Sied-il pas
bien à deux consuls Romains, souuerains magistrats de la chose
publique emperiere du monde, d'employer leur loisir, à ordonner
et fagotter gentiment vne belle missiue, pour en tirer la reputation,•
de bien entendre le langage de leur nourrisse? Que feroit pis vn
simple maistre d'escole qui en gaignast sa vie? Si les gestes de
Xenophon et de Cæsar, n'eussent de bien loing surpassé leur eloquence,
ie ne croy pas qu'ils les eussent iamais escrits. Ils ont
cherché à recommander non leur dire, mais leur faire. Et si la•
perfection du bien parler pouuoit apporter quelque gloire sortable
à vn grand personnage, certainement Scipion et Lælius n'eussent
pas resigné l'honneur de leurs comedies, et toutes les mignardises
et delices du langage Latin, à vn serf Afriquain. Car que cet ouurage
soit leur, sa beauté et son excellence le maintient assez, et1
Terence l'aduoüe luy mesme: et me feroit on desplaisir de me
desloger de cette creance. C'est vne espece de mocquerie et d'iniure,
de vouloir faire valoir vn homme, par des qualitez mes-aduenantes
à son rang; quoy qu'elles soient autrement loüables; et par
les qualitez aussi qui ne doiuent pas estre les siennes principales.•
Comme qui loüeroit vn Roy d'estre bon peintre, ou bon architecte,
ou encore bon arquebuzier, ou bon coureur de bague. Ces loüanges
ne font honneur, si elles ne sont presentées en foule, et à la
suitte de celles qui luy sont propres: à sçauoir de la iustice, et de
la science de conduire son peuple en paix et en guerre. De cette2
façon faict honneur à Cyrus l'agriculture, et à Charlemaigne l'eloquence,
et cognoissance des bonnes lettres. I'ay veu de mon temps,
en plus forts termes, des personnages, qui tiroient d'escrire, et
leurs tiltres, et leur vocation, desaduoüer leur apprentissage, corrompre
leur plume, et affecter l'ignorance de qualité si vulgaire, et•
que nostre peuple tient, ne se rencontrer guere en mains sçauantes:
et prendre souci, de se recommander par meilleures qualitez. Les
compagnons de Demosthenes en l'ambassade vers Philippus, loüoyent
ce Prince d'estre beau, eloquent, et bon beuueur: Demosthenes
disoit que c'estoient louanges qui appartenoient mieux à vne femme,3
à vn Aduocat, à vne esponge, qu'à vn Roy.
Imperet bellante prior, iacentem
Lenis in hostem.
Ce n'est pas sa profession de sçauoir, ou bien chasser, ou bien
dancer,•
Orabunt causas alij, cœlique mea us
Describent radio, et fulgentia, sidera dicent,
Hic regere imperio populos sciat.
escrits de Cicero, et de ce Pline peu retirant, à mon aduis, aux
humeurs de son oncle, infinis tesmoignages de nature outre mesure
ambitieuse: entre autres qu'ils sollicitent au sceu de tout le monde,
les historiens de leur temps, de ne les oublier en leurs registres:
et la fortune comme par despit, a faict durer iusques à nous la•
vanité de ces requestes, et pieça faict perdre ces histoires. Mais
cecy surpasse toute bassesse de cœur, en personnes de tel rang,
d'auoir voulu tirer quelque principale gloire du cacquet, et de la
parlerie, iusques à y employer les lettres priuées escriptes à leurs
amis: en maniere, que aucunes ayans failly leur saison pour estre2
enuoyées, ils les font ce neantmoins publier auec cette digne excuse,
qu'ils n'ont pas voulu perdre leur trauail et veillées. Sied-il pas
bien à deux consuls Romains, souuerains magistrats de la chose
publique emperiere du monde, d'employer leur loisir, à ordonner
et fagotter gentiment vne belle missiue, pour en tirer la reputation,•
de bien entendre le langage de leur nourrisse? Que feroit pis vn
simple maistre d'escole qui en gaignast sa vie? Si les gestes de
Xenophon et de Cæsar, n'eussent de bien loing surpassé leur eloquence,
ie ne croy pas qu'ils les eussent iamais escrits. Ils ont
cherché à recommander non leur dire, mais leur faire. Et si la•
perfection du bien parler pouuoit apporter quelque gloire sortable
à vn grand personnage, certainement Scipion et Lælius n'eussent
pas resigné l'honneur de leurs comedies, et toutes les mignardises
et delices du langage Latin, à vn serf Afriquain. Car que cet ouurage
soit leur, sa beauté et son excellence le maintient assez, et1
Terence l'aduoüe luy mesme: et me feroit on desplaisir de me
desloger de cette creance. C'est vne espece de mocquerie et d'iniure,
de vouloir faire valoir vn homme, par des qualitez mes-aduenantes
à son rang; quoy qu'elles soient autrement loüables; et par
les qualitez aussi qui ne doiuent pas estre les siennes principales.•
Comme qui loüeroit vn Roy d'estre bon peintre, ou bon architecte,
ou encore bon arquebuzier, ou bon coureur de bague. Ces loüanges
ne font honneur, si elles ne sont presentées en foule, et à la
suitte de celles qui luy sont propres: à sçauoir de la iustice, et de
la science de conduire son peuple en paix et en guerre. De cette2
façon faict honneur à Cyrus l'agriculture, et à Charlemaigne l'eloquence,
et cognoissance des bonnes lettres. I'ay veu de mon temps,
en plus forts termes, des personnages, qui tiroient d'escrire, et
leurs tiltres, et leur vocation, desaduoüer leur apprentissage, corrompre
leur plume, et affecter l'ignorance de qualité si vulgaire, et•
que nostre peuple tient, ne se rencontrer guere en mains sçauantes:
et prendre souci, de se recommander par meilleures qualitez. Les
compagnons de Demosthenes en l'ambassade vers Philippus, loüoyent
ce Prince d'estre beau, eloquent, et bon beuueur: Demosthenes
disoit que c'estoient louanges qui appartenoient mieux à vne femme,3
à vn Aduocat, à vne esponge, qu'à vn Roy.
Imperet bellante prior, iacentem
Lenis in hostem.
Ce n'est pas sa profession de sçauoir, ou bien chasser, ou bien
dancer,•
Orabunt causas alij, cœlique mea us
Describent radio, et fulgentia, sidera dicent,
Hic regere imperio populos sciat.
Plutarque dit d'auantage, que de paroistre si excellent en ces
parties moins necessaires, c'est produire contre soy le tesmoignage
d'auoir mal dispencé son loisir, et l'estude, qui deuoit estre employé
à choses plus necessaires et vtiles. De façon que Philippus
Roy de Macedoine, ayant ouy ce grand Alexandre son fils, chanter•
en vn festin, à l'enui des meilleurs musiciens; N'as-tu pas honte,
luy dit-il, de chanter si bien? Et à ce mesme Philippus, vn musicien
contre lequel il debattoit de son art; Ia à Dieu ne plaise Sire, dit-il,
qu'il t'aduienne iamais tant de mal, que tu entendes ces choses là,
mieux que moy. Vn Roy doit pouuoir respondre, comme Iphicrates1
respondit à l'orateur qui le pressoit en son inuectiue de cette maniere:
Et bien qu'es-tu, pour faire tant le braue? es-tu homme
d'armes, es-tu archer, es-tu piquier? Ie ne suis rien de tout cela,
mais ie suis celuy qui sçait commander à tous ceux-là. Et Antisthenes
print pour argument de peu de valeur en Ismenias, dequoy on•
le vantoit d'estre excellent ioüeur de flustes. Ie sçay bien, quand
i'oy quelqu'vn, qui s'arreste au langage des Essais, que i'aimeroye
mieux, qu'il s'en teust. Ce n'est pas tant esleuer les mots, comme
deprimer le sens: d'autant plus picquamment, que plus obliquement.
Si suis-ie trompé si guere d'autres donnent plus à prendre en2
la matiere: et comment que ce soit, mal ou bien, si nul escriuain l'a
semée, ny guere plus materielle, ny au moins plus drue, en son
papier. Pour en ranger d'auantage, ie n'en entasse que les testes.
Que i'y attache leur suitte, ie multiplieray plusieurs fois ce volume.
Et combien y ay-ie espandu d'histoires, qui ne disent mot, lesquelles•
qui voudra esplucher vn peu plus curieusement, en produira
infinis Essais? Ny elles, ny mes allegations, ne seruent pas tousiours
simplement d'exemple, d'authorité ou d'ornement. Ie ne les regarde
pas seulement par l'vsage, que i'en tire. Elles portent souuent,
hors de mon propos, la semence d'vne matiere plus riche et plus3
hardie: et souuent à gauche, vn ton plus delicat, et pour moy, qui
n'en veux en ce lieu exprimer d'auantage, et pour ceux qui rencontreront
mon air. Retournant à la vertu parliere, ie ne trouue pas
grand choix, entre ne sçauoir dire que mal, on ne sçauoir rien que
bien dire. Non est ornamentum virile, concinnitas. Les Sages disent,•
que pour le regard du sçauoir, il n'est que la philosophie, et pour
le regard des effects, que la vertu, qui generalement soit propre à
tous degrez, et à tous ordres. Il y a quelque chose de pareil en
ces autres deux philosophes: car ils promettent aussi eternité aux
lettres qu'ils escriuent à leurs amis. Mais c'est d'autre façon, et
s'accommodans pour vne bonne fin, à la vanité d'autruy. Car ils leur•
mandent, que si le soing de se faire cognoistre aux siecles aduenir,
et de la renommée les arreste encore au maniement des affaires,
et leur fait craindre la solitude et la retraite, où ils les veulent appeller;
qu'ils ne s'en donnent plus de peine: d'autant qu'ils ont
assez de credit auec la posterité, pour leur respondre, que ne fust1
que par les lettres qu'ils leur escriuent, ils rendront leur nom aussi
cogneu et fameux que pourroient faire leurs actions publiques. Et
outre cette difference; encore ne sont-ce pas lettres vuides et descharnées,
qui ne se soustiennent que par vn delicat chois de mots,
entassez et rangez à vne iuste cadence; ains farcies et pleines de•
beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend non plus
eloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent non à bien dire,
mais à bien faire. Fy de l'eloquence qui nous laisse enuie de soy,
non des choses. Si ce n'est qu'on die que celle de Cicero, estant en
si extreme perfection, se donne corps elle mesme. I'adiousteray2
encore vn compte que nous lisons de luy, à ce propos, pour nous
faire toucher au doigt son naturel. Il auoit à orer en public, et
estoit vn peu pressé du temps, pour se preparer à son aise: Eros,
l'vn de ses serfs, le vint aduertir, que l'audience estoit remise au
lendemain: il en fut si aise, qu'il luy donna liberté pour cette bonne•
nouuelle. Sur ce subiect de lettres, ie veux dire ce mot; que c'est
vn ouurage, auquel mes amis tiennent, que ie puis quelque chose.
Et eusse prins plus volontiers cette forme à publier mes verues, si
i'eusse eu à qui parler. Il me falloit, comme ie l'ay eu autrefois, vn
certain commerce, qui m'attirast, qui me soustinst, et sousleuast.3
Car de negocier au vent, comme d'autres, ie ne sçauroy, que de
songe: ny forger des vains noms à entretenir, en chose serieuse:
ennemy iuré de toute espece de falsification. I'eusse esté plus attentif,
et plus seur, ayant vne addresse forte et amie, que regardant
les diuers visages d'vn peuple: et suis deçeu, s'il ne m'eust mieux•
succedé. I'ay naturellement vn stile comique et priué. Mais c'est d'vne
forme mienne, inepte aux negotiations publiques, comme en toutes
façons est mon langage, trop serré, desordonné, couppé, particulier.
Et ne m'entens pas en lettres ceremonieuses, qui n'ont autre
substance, que d'vne belle enfileure de paroles courtoises. Ie n'ay•
ny la faculté, ny le goust de ces longues offres d'affection et de
seruice. Ie n'en crois pas tant; et me desplaist d'en dire guere,
outre ce que i'en crois. C'est bien loing de l'vsage present: car il
ne fut iamais si abiecte et seruile prostitution de presentations: la
vie, l'ame, deuotion, adoration, serf, esclaue, tous ces mots y courent1
si vulgairement, que quand ils veulent faire sentir vne plus
expresse volonté et plus respectueuse, ils n'ont plus de maniere
pour l'exprimer. Ie hay à mort de sentir au flateur. Qui faict que
ie me iette naturellement à vn parler sec, rond et cru, qui tire à
qui ne me cognoit d'ailleurs, vn peu vers le desdaigneux. I'honnore•
le plus ceux que i'honnore le moins: et où mon ame marche d'vne
grande allegresse, i'oublie les pas de la contenance: et m'offre
maigrement et fierement, à ceux à qui ie suis: et me presente moins,
à qui ie me suis le plus donné. Il me semble qu'ils le doiuent lire
en mon cœur, et que l'expression de mes paroles, fait tort à ma2
conception. A bienuienner, à prendre congé, à remercier, à salüer,
à presenter mon seruice, et tels compliments verbeux des loix ceremonieuses
de nostre ciuilité, ie ne cognois personne si sottement
sterile de langage que moy. Et n'ay iamais esté employé à faire des
lettres de faueur et recommendation, que celuy pour qui c'estoit,•
n'aye trouuées seches et lasches. Ce sont grands imprimeurs de
lettres, que les Italiens, i'en ay, ce crois-ie, cent diuers volumes.
Celles de Annibale Caro me semblent les meilleures. Si tout le papier
que i'ay autresfois barbouillé pour les dames, estoit en nature,
lors que ma main estoit veritablement emportée par ma passion, il3
s'en trouueroit à l'aduenture quelque page digne d'estre communiquée
à la ieunesse oysiue, embabouinée de cette fureur. I'escrits
mes lettres tousiours en poste, et si precipiteusement, que quoy
que ie peigne insupportablement mal, i'ayme mieux escrire de ma
main, que d'y en employer vn' autre, car ie n'en trouue point qui•
me puisse suiure, et ne les transcrits iamais. I'ay accoustumé les
grands, qui me cognoissent, à y supporter des litures et des trasseures,
et vn papier sans plieure et sans marge. Celles qui me coustent
le plus, sont celles qui valent le moins. Depuis que ie les traine,
c'est signe que ie n'y suis pas. Ie commence volontiers sans proiect;
le premier traict produit le second. Les lettres de ce temps, sont•
plus en bordures et prefaces, qu'en matiere. Comme i'ayme mieux
composer deux lettres, que d'en clorre et plier vne; et resigne tousiours
cette commission à quelque autre: de mesme quand la matiere
est acheuée, ie donrois volontiers à quelqu'vn la charge d'y
adiouster ces longues harangues, offres, et prieres, que nous logeons1
sur la fin, et desire que quelque nouuel vsage nous en descharge.
Comme aussi de les inscrire d'vne legende de qualitez et
tiltres, pour ausquels ne broncher, i'ay maintesfois laissé d'escrire,
et notamment à gens de iustice et de finance. Tant d'innouations
d'offices, vne si difficile dispensation et ordonnance de diuers noms•
d'honneur; lesquels estans si cherement achetez, ne peuuent estre
eschangez, ou oubliez sans offence. Ie trouue pareillement de mauuaise
grace, d'en charger le front et inscription des liures, que
nous faisons imprimer.
parties moins necessaires, c'est produire contre soy le tesmoignage
d'auoir mal dispencé son loisir, et l'estude, qui deuoit estre employé
à choses plus necessaires et vtiles. De façon que Philippus
Roy de Macedoine, ayant ouy ce grand Alexandre son fils, chanter•
en vn festin, à l'enui des meilleurs musiciens; N'as-tu pas honte,
luy dit-il, de chanter si bien? Et à ce mesme Philippus, vn musicien
contre lequel il debattoit de son art; Ia à Dieu ne plaise Sire, dit-il,
qu'il t'aduienne iamais tant de mal, que tu entendes ces choses là,
mieux que moy. Vn Roy doit pouuoir respondre, comme Iphicrates1
respondit à l'orateur qui le pressoit en son inuectiue de cette maniere:
Et bien qu'es-tu, pour faire tant le braue? es-tu homme
d'armes, es-tu archer, es-tu piquier? Ie ne suis rien de tout cela,
mais ie suis celuy qui sçait commander à tous ceux-là. Et Antisthenes
print pour argument de peu de valeur en Ismenias, dequoy on•
le vantoit d'estre excellent ioüeur de flustes. Ie sçay bien, quand
i'oy quelqu'vn, qui s'arreste au langage des Essais, que i'aimeroye
mieux, qu'il s'en teust. Ce n'est pas tant esleuer les mots, comme
deprimer le sens: d'autant plus picquamment, que plus obliquement.
Si suis-ie trompé si guere d'autres donnent plus à prendre en2
la matiere: et comment que ce soit, mal ou bien, si nul escriuain l'a
semée, ny guere plus materielle, ny au moins plus drue, en son
papier. Pour en ranger d'auantage, ie n'en entasse que les testes.
Que i'y attache leur suitte, ie multiplieray plusieurs fois ce volume.
Et combien y ay-ie espandu d'histoires, qui ne disent mot, lesquelles•
qui voudra esplucher vn peu plus curieusement, en produira
infinis Essais? Ny elles, ny mes allegations, ne seruent pas tousiours
simplement d'exemple, d'authorité ou d'ornement. Ie ne les regarde
pas seulement par l'vsage, que i'en tire. Elles portent souuent,
hors de mon propos, la semence d'vne matiere plus riche et plus3
hardie: et souuent à gauche, vn ton plus delicat, et pour moy, qui
n'en veux en ce lieu exprimer d'auantage, et pour ceux qui rencontreront
mon air. Retournant à la vertu parliere, ie ne trouue pas
grand choix, entre ne sçauoir dire que mal, on ne sçauoir rien que
bien dire. Non est ornamentum virile, concinnitas. Les Sages disent,•
que pour le regard du sçauoir, il n'est que la philosophie, et pour
le regard des effects, que la vertu, qui generalement soit propre à
tous degrez, et à tous ordres. Il y a quelque chose de pareil en
ces autres deux philosophes: car ils promettent aussi eternité aux
lettres qu'ils escriuent à leurs amis. Mais c'est d'autre façon, et
s'accommodans pour vne bonne fin, à la vanité d'autruy. Car ils leur•
mandent, que si le soing de se faire cognoistre aux siecles aduenir,
et de la renommée les arreste encore au maniement des affaires,
et leur fait craindre la solitude et la retraite, où ils les veulent appeller;
qu'ils ne s'en donnent plus de peine: d'autant qu'ils ont
assez de credit auec la posterité, pour leur respondre, que ne fust1
que par les lettres qu'ils leur escriuent, ils rendront leur nom aussi
cogneu et fameux que pourroient faire leurs actions publiques. Et
outre cette difference; encore ne sont-ce pas lettres vuides et descharnées,
qui ne se soustiennent que par vn delicat chois de mots,
entassez et rangez à vne iuste cadence; ains farcies et pleines de•
beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend non plus
eloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent non à bien dire,
mais à bien faire. Fy de l'eloquence qui nous laisse enuie de soy,
non des choses. Si ce n'est qu'on die que celle de Cicero, estant en
si extreme perfection, se donne corps elle mesme. I'adiousteray2
encore vn compte que nous lisons de luy, à ce propos, pour nous
faire toucher au doigt son naturel. Il auoit à orer en public, et
estoit vn peu pressé du temps, pour se preparer à son aise: Eros,
l'vn de ses serfs, le vint aduertir, que l'audience estoit remise au
lendemain: il en fut si aise, qu'il luy donna liberté pour cette bonne•
nouuelle. Sur ce subiect de lettres, ie veux dire ce mot; que c'est
vn ouurage, auquel mes amis tiennent, que ie puis quelque chose.
Et eusse prins plus volontiers cette forme à publier mes verues, si
i'eusse eu à qui parler. Il me falloit, comme ie l'ay eu autrefois, vn
certain commerce, qui m'attirast, qui me soustinst, et sousleuast.3
Car de negocier au vent, comme d'autres, ie ne sçauroy, que de
songe: ny forger des vains noms à entretenir, en chose serieuse:
ennemy iuré de toute espece de falsification. I'eusse esté plus attentif,
et plus seur, ayant vne addresse forte et amie, que regardant
les diuers visages d'vn peuple: et suis deçeu, s'il ne m'eust mieux•
succedé. I'ay naturellement vn stile comique et priué. Mais c'est d'vne
forme mienne, inepte aux negotiations publiques, comme en toutes
façons est mon langage, trop serré, desordonné, couppé, particulier.
Et ne m'entens pas en lettres ceremonieuses, qui n'ont autre
substance, que d'vne belle enfileure de paroles courtoises. Ie n'ay•
ny la faculté, ny le goust de ces longues offres d'affection et de
seruice. Ie n'en crois pas tant; et me desplaist d'en dire guere,
outre ce que i'en crois. C'est bien loing de l'vsage present: car il
ne fut iamais si abiecte et seruile prostitution de presentations: la
vie, l'ame, deuotion, adoration, serf, esclaue, tous ces mots y courent1
si vulgairement, que quand ils veulent faire sentir vne plus
expresse volonté et plus respectueuse, ils n'ont plus de maniere
pour l'exprimer. Ie hay à mort de sentir au flateur. Qui faict que
ie me iette naturellement à vn parler sec, rond et cru, qui tire à
qui ne me cognoit d'ailleurs, vn peu vers le desdaigneux. I'honnore•
le plus ceux que i'honnore le moins: et où mon ame marche d'vne
grande allegresse, i'oublie les pas de la contenance: et m'offre
maigrement et fierement, à ceux à qui ie suis: et me presente moins,
à qui ie me suis le plus donné. Il me semble qu'ils le doiuent lire
en mon cœur, et que l'expression de mes paroles, fait tort à ma2
conception. A bienuienner, à prendre congé, à remercier, à salüer,
à presenter mon seruice, et tels compliments verbeux des loix ceremonieuses
de nostre ciuilité, ie ne cognois personne si sottement
sterile de langage que moy. Et n'ay iamais esté employé à faire des
lettres de faueur et recommendation, que celuy pour qui c'estoit,•
n'aye trouuées seches et lasches. Ce sont grands imprimeurs de
lettres, que les Italiens, i'en ay, ce crois-ie, cent diuers volumes.
Celles de Annibale Caro me semblent les meilleures. Si tout le papier
que i'ay autresfois barbouillé pour les dames, estoit en nature,
lors que ma main estoit veritablement emportée par ma passion, il3
s'en trouueroit à l'aduenture quelque page digne d'estre communiquée
à la ieunesse oysiue, embabouinée de cette fureur. I'escrits
mes lettres tousiours en poste, et si precipiteusement, que quoy
que ie peigne insupportablement mal, i'ayme mieux escrire de ma
main, que d'y en employer vn' autre, car ie n'en trouue point qui•
me puisse suiure, et ne les transcrits iamais. I'ay accoustumé les
grands, qui me cognoissent, à y supporter des litures et des trasseures,
et vn papier sans plieure et sans marge. Celles qui me coustent
le plus, sont celles qui valent le moins. Depuis que ie les traine,
c'est signe que ie n'y suis pas. Ie commence volontiers sans proiect;
le premier traict produit le second. Les lettres de ce temps, sont•
plus en bordures et prefaces, qu'en matiere. Comme i'ayme mieux
composer deux lettres, que d'en clorre et plier vne; et resigne tousiours
cette commission à quelque autre: de mesme quand la matiere
est acheuée, ie donrois volontiers à quelqu'vn la charge d'y
adiouster ces longues harangues, offres, et prieres, que nous logeons1
sur la fin, et desire que quelque nouuel vsage nous en descharge.
Comme aussi de les inscrire d'vne legende de qualitez et
tiltres, pour ausquels ne broncher, i'ay maintesfois laissé d'escrire,
et notamment à gens de iustice et de finance. Tant d'innouations
d'offices, vne si difficile dispensation et ordonnance de diuers noms•
d'honneur; lesquels estans si cherement achetez, ne peuuent estre
eschangez, ou oubliez sans offence. Ie trouue pareillement de mauuaise
grace, d'en charger le front et inscription des liures, que
nous faisons imprimer.
CHAPITRE XL. (TRADUCTION LIV. I, CH. XL.)
Que le goust des biens et des maux despend en bonne
partie de l'opinion que nous en auons.
LES hommes, dit vne sentence Grecque ancienne, sont tourmentez2
par les opinions qu'ils ont des choses, non par les choses mesmes.
Il y auroit vn grand poinct gaigné pour le soulagement de nostre
miserable condition humaine, qui pourroit establir cette proposition
vraye tout par tout. Car si les maux n'ont entrée en nous, que par
nostre iugement, il semble qu'il soit en nostre pouuoir de les mespriser•
ou contourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy,
pourquoy n'en cheuirons nous, ou ne les accommoderons nous à
nostre aduantage? Si ce que nous appellons mal et tourment, n'est
ny mal ny tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy
donne cette qualité, il est en nous de la changer: et en ayant le choix,3
si nul ne nous force, nous sommes estrangement fols de nous
bander pour le party qui nous est le plus ennuyeux: et de donner
aux maladies, à l'indigence et au mespris vn aigre et mauuais goust,
si nous le leur pouuons donner bon: et si la fortune fournissant
simplement de matiere, c'est à nous de luy donner la forme. Or
que ce que nous appellons mal, ne le soit pas de soy, ou au moins•
tel qu'il soit, qu'il depende de nous de luy donner autre saueur, et
autre visage, car tout reuient à vn, voyons s'il se peut maintenir.
par les opinions qu'ils ont des choses, non par les choses mesmes.
Il y auroit vn grand poinct gaigné pour le soulagement de nostre
miserable condition humaine, qui pourroit establir cette proposition
vraye tout par tout. Car si les maux n'ont entrée en nous, que par
nostre iugement, il semble qu'il soit en nostre pouuoir de les mespriser•
ou contourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy,
pourquoy n'en cheuirons nous, ou ne les accommoderons nous à
nostre aduantage? Si ce que nous appellons mal et tourment, n'est
ny mal ny tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy
donne cette qualité, il est en nous de la changer: et en ayant le choix,3
si nul ne nous force, nous sommes estrangement fols de nous
bander pour le party qui nous est le plus ennuyeux: et de donner
aux maladies, à l'indigence et au mespris vn aigre et mauuais goust,
si nous le leur pouuons donner bon: et si la fortune fournissant
simplement de matiere, c'est à nous de luy donner la forme. Or
que ce que nous appellons mal, ne le soit pas de soy, ou au moins•
tel qu'il soit, qu'il depende de nous de luy donner autre saueur, et
autre visage, car tout reuient à vn, voyons s'il se peut maintenir.
Si l'estre originel de ces choses que nous craignons, auoit credit
de se loger en nous de son authorité, il logeroit pareil et semblable
en tous: car les hommes sont tous d'vne espece: et sauf le plus et1
le moins, se trouuent garnis de pareils outils et instruments pour
conceuoir et iuger. Mais la diuersité des opinions, que nous auons
de ces choses là, montre clairement qu'elles n'entrent en nous que
par composition. Tel à l'aduenture les loge chez soy en leur vray
estre, mais mille autres leur donnent vn estre nouueau et contraire•
chez eux. Nous tenons la mort, la pauureté et la douleur pour nos
principales parties. Or cette mort que les vns appellent des choses
horribles la plus horrible, qui ne sçait que d'autres la nomment
l'vnique port des tourmens de cette vie? le souuerain bien de nature?
seul appuy de nostre liberté? et commune et prompte recepte2
à tous maux? Et comme les vns l'attendent tremblans et effrayez,
d'autres la supportent plus aysement que la vie. Celuy-là se plaint
de sa facilité:
Mors, vtinam pauidos vitæ subducere nolles,
Sed virtus te sola daret!•
Or laissons ces glorieux courages: Theodorus respondit à Lysimachus
menaçant de le tuer: Tu feras vn grand coup d'arriuer à
la force d'vne cantharide. La plus part des Philosophes se trouuent
auoir ou preuenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien
voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non3
à vne mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs
tourmens, y apporter vne telle asseurance, qui par opiniatreté, qui
par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur
estat ordinaire: establissans leurs affaires domestiques, se recommandans
à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple:•
voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuuans à leurs
cognoissans, aussi bien que Socrates? Vn qu'on menoit au gibet,
disoit que ce ne fust pas par telle ruë, car il y auoit danger qu'vn
marchant luy fist mettre la main sur le collet, à cause d'vn vieux
debte. Vn autre disoit au bourreau qu'il ne le touchast pas à la
gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux:•
l'autre respondit à son confesseur, qui luy promettoit qu'il
soupperoit ce iour là auec nostre Seigneur, Allez vous y en vous,
car de ma part ie ieusne. Vn autre ayant demandé à boire, et le
bourreau ayant beu le premier, dit ne vouloir boire apres luy, de
peur de prendre la verolle. Chacun a ouy faire le conte du Picard,1
auquel estant à l'eschelle on presente vne garse, et que, comme
nostre iustice permet quelquefois, s'il la vouloit espouser, on luy
sauueroit la vie: luy l'ayant vn peu contemplee, et apperçeu qu'elle
boittoit: Attache, attache, dit-il, elle cloche. Et on dit de mesmes
qu'en Dannemarc vn homme condamné à auoir la teste tranchee,•
estant sur l'eschaffaut, comme on luy presenta vne pareille condition,
la refusa, par ce que la fille qu'on luy offrit, auoit les iouës
auallees, et le nez trop pointu. Vn valet à Thoulouse accusé d'heresie,
pour toute raison de sa creance, se rapportoit à celle de son
maistre, ieune escolier prisonnier avec luy, et ayma mieux mourir,2
que se laisser persuader que son maistre peust errer. Nous lisons
de ceux de la ville d'Arras, lors que le Roy Loys vnziesme la print,
qu'il s'en trouua bon nombre parmy le peuple qui se laisserent
pendre, plustost que de dire, Viue le Roy. Et de ces viles ames de
bouffons, il s'en est trouué qui n'ont voulu abandonner leur gaudisserie•
en la mort mesme. Celuy à qui le bourreau donnoit le branle,
s'escria, Vogue la gallee, qui estoit son refrain ordinaire. Et l'autre
qu'on auoit couché sur le point de rendre sa vie le long du foier
sur vne paillasse, à qui le medecin demandant où le mal le tenoit;
Entre le banc et le feu, respondit-il. Et le prestre, pour luy donner3
l'extreme onction, cherchant ses pieds, qu'il auoit reserrez et
contraints par la maladie: Vous les trouuerez, dit-il, au bout de mes
iambes. A l'homme qui l'exhortoit de se recommander à Dieu,
Qui y va? demanda-il: et l'autre respondant, Ce sera tantost vous
mesmes, s'il luy plaist: Y fusse-ie bien demain au soir, repliqua-il:•
Recommandez vous seulement à luy, suiuit l'autre, vous y serez
bien tost: Il vaut donc mieux, adiousta-il, que ie luy porte mes recommandations
moy-mesmes. Au Royaume de Narsingue encores
auiourd'huy, les femmes de leurs prestres sont viues enseuelies avec
le corps de leurs maris. Toutes autres femmes sont bruslees aux
funerailles des leurs: non constamment seulement, mais gaïement.
A la mort du Roy, ses femmes et concubines, ses mignons et tous•
ses officiers et seruiteurs, qui sont vn peuple, se presentent si
allegrement au feu où son corps est bruslé, qu'ils montrent prendre
à grand honneur d'y accompaigner leur maistre. Pendant nos dernieres
guerres de Milan, et tant de prises et récousses, le peuple
impatient de si diuers changemens de fortune, print telle resolution1
à la mort, que i'ay ouy dire à mon pere, qu'il y veit tenir comte de
bien vingt et cinq maistres de maison, qui s'estoient deffaits eux-mesmes
en vne sepmaine. Accident approchant à celuy des Xanthiens,
lesquels assiegez par Brutus se precipiterent pesle mesle
hommes, femmes, et enfans à vn si furieux appetit de mourir, qu'on•
ne fait rien pour fuir la mort, que ceux-cy ne fissent pour fuir la
vie: en maniere qu'à peine peut Brutus en sauuer vn bien petit
nombre. Toute opinion est assez forte, pour se faire espouser au
prix de la vie. Le premier article de ce courageux serment, que la
Grece iura, et maintint, en la guerre Medoise, ce fut, que chacun2
changeroit plustost la mort à la vie, que les loix Persiennes aux
leurs. Combien void on de monde en la guerre des Turcs et des
Grecs, accepter plustost la mort tres-aspre, que de se descirconcire
pour se baptizer? Exemple dequoy nulle sorte de religion est incapable.
Les Roys de Castille ayants banni de leur terre, les Iuifs,•
le Roy Iehan de Portugal leur vendit à huict escus pour teste, la
retraicte aux siennes pour vn certain temps: à condition, que iceluy
venu, ils auroient à les vuider: et leur promettoit fournir de vaisseaux
à les traiecter en Afrique. Le iour arriue, lequel passé il
estoit dit, que ceux qui n'auroient obeï, demeureroient esclaues:3
les vaisseaux leur furent fournis escharcement: et ceux qui s'y
embarquerent, rudement et villainement traittez par les passagers:
qui outre plusieurs autres indignitez les amuserent sur mer, tantost
auant, tantost arriere, iusques à ce qu'ils eussent consumé leurs
victuailles, et contreints d'en acheter d'eux si cherement et si longuement,•
qu'on ne les mit à bord, qu'ils ne fussent du tout en
chemise. La nouuelle de cette inhumanité, rapportee à ceux qui
estoient en terre, la plus part se resolurent à la seruitude: aucuns
firent contenance de changer de religion. Emmanuel successeur de
Iehan, venu à la couronne, les meit premierement en liberté, et
changeant d'aduis depuis, leur ordonna de sortir de ses païs, assignant•
trois ports à leur passage. Il esperoit, dit l'Euesque Osorius,
non mesprisable historien Latin, de noz siecles: que la faueur de
la liberté, qu'il leur auoit rendue, aiant failli de les conuertir au
Christianisme, la difficulté de se commettre à la volerie des mariniers,
d'abandonner vn païs, où ils estoient habituez, auec grandes1
richesses, pour s'aller ietter en region incognue et estrangere, les
y rameineroit. Mais se voyant decheu de son esperance, et eux tous
deliberez au passage: il retrancha deux des ports, qu'il leur auoit
promis: affin que la longueur et incommodité du traiect en reduisist
aucuns: ou qu'il eust moien de les amonceller tous à vn lieu, pour•
vne plus grande commodité de l'execution qu'il auoit destinée. Ce
fut, qu'il ordonna qu'on arrachast d'entre les mains des peres et
des meres, tous les enfans au dessous de quatorze ans, pour les
transporter hors de leur veüe et conuersation, en lieu où ils fussent
instruits à nostre religion. Il dit que cet effect produisit vn horrible2
spectacle: la naturelle affection d'entre les peres et enfants, et de
plus, le zele à leur ancienne creance, combattant à l'encontre de
cette violente ordonnance. Il fut veu communement des peres et meres
se deffaisants eux mesmes: et d'vn plus rude exemple encore, precipitants
par amour et compassion, leurs ieunes enfans dans des•
puits, pour fuir à la loy. Au demeurant le terme qu'il leur auoit
prefix expiré, par faute de moiens, ils se remirent en seruitude.
Quelques vns se feirent Chrestiens: de la foy desquels, ou de leur
race, encore auiourd'huy, cent ans apres, peu de Portugais s'asseurent:
quoy que la coustume et la longueur du temps, soient bien3
plus fortes conseilleres à telles mutations, que toute autre contreinte.
En la ville de Castelnau Darry, cinquante Albigeois heretiques, souffrirent
à la fois, d'vn courage determiné, d'estre bruslez vifs en vn
feu, auant desaduouer leurs opinions. Quoties non modò ductores nostri,
dit Cicero, sed vniuersi etiam exercitus, ad non dubiam mortem concurrerunt?•
I'ay veu quelqu'vn de mes intimes amis courre la mort
à force, d'vne vraye affection, et enracinee en son cœur par diuers
visages de discours, que ie ne luy sçeu rabatre: et à la premiere
qui s'offrit coiffee d'vn lustre d'honneur, s'y precipiter hors de
toute apparence, d'vne fin aspre et ardente. Nous auons plusieurs4
exemples en nostre temps de ceux, iusques aux enfans, qui de
craincte de quelque legere incommodité, se sont donnez à la mort.
Et à ce propos, que ne craindrons nous, dit vn ancien, si nous craignons
ce que la couardise mesme a choisi pour sa retraitte? D'enfiler
icy vn grand rolle de ceux de tous sexes et conditions, et de toutes•
sectes, és siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment,
ou recerchee volontairement: et recherchee non seulement
pour fuir les maux de cette vie, mais aucuns pour fuir simplement la
satieté de viure: et d'autres pour l'esperance d'vne meilleure condition
ailleurs, ie n'auroy iamais fait. Et en est le nombre si infini,1
qu'à la verité i'auroy meilleur marché de mettre en compte ceux qui
l'ont crainte. Cecy seulement. Pyrrho le Philosophe se trouuant vn
iour de grande tourmente dans vn batteau, montroit à ceux qu'il
voyoit les plus effrayez autour de luy, et les encourageoit par
l'exemple d'vn pourceau, qui y estoit, nullement soucieux de cet•
orage. Oserons nous donc dire que cet aduantage de la raison, dequoy
nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous
tenons maistre et Empereurs du reste des creatures, ait esté mis en
nous, pour nostre tourment? A quoy faire la cognoissance des
choses, si nous en deuenons plus lasches? si nous en perdons le2
repos et la tranquilité, où nous serions sans cela? et si elle nous
rend de pire condition que le pourceau de Pyrrho? L'intelligence
qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l'employerons
nous à nostre ruine; combatans le dessein de nature, et l'vniuersel
ordre des choses, qui porte que chacun vse de ses vtils et moyens•
pour sa commodité? Bien, me dira lon, vostre regle serue à la
mort; mais que direz vous de l'indigence? que direz vous encor de
la douleur, qu'Aristippus, Hieronymus et la pluspart des sages, ont
estimé le dernier mal: et ceux qui le nioient de parole, le confessoient
par effect? Possidonius estant extremement tourmenté d'vne3
maladie aigüe et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s'excusa
d'auoir prins heure si importune pour l'ouyr deuiser de la Philosophie:
Ia à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne
tant sur moy, qu'elle m'empesche d'en discourir: et se ietta sur ce
mesme propos du mespris de la douleur. Mais ce pendant elle ioüoit•
son rolle, et le pressoit incessamment. A quoy il s'escrioit: Tu as
beau faire douleur, si ne diray-ie pas, que tu sois mal. Ce comte
qu'ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur? il
ne debat que du mot. Et ce pendant si ces pointures ne l'esmeuuent,
pourquoy en rompt-il son propos? pourquoy pense-il faire beaucoup•
de ne l'appeller pas mal? Icy tout ne consiste pas en l'imagination.
Nous opinons du reste; c'est icy la certaine science, qui iouë son
rolle, nos sens mesmes en sont iuges:
Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.
Ferons nous accroire à nostre peau, que les coups d'estriuiere la1
chatoüillent? et à nostre goust que l'aloé soit du vin de Graues? Le
pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à
la mort: mais si on le bat, il crie et se tourmente. Forcerons nous
la generale loy de nature, qui se voit en tout ce qui est viuant sous
le ciel, de trembler sous la douleur? Les arbres mesmes semblent•
gemir aux offences. La mort ne se sent que par le discours, d'autant
que c'est le mouuement d'vn instant.
Aut fuit, aut veniet; nihil est præsentis in illa.
Morsque minus pœnæ, quàm mora mortis habet.
Mille bestes, mille hommes sont plustost morts, que menassés. Aussi2
ce que nous disons craindre principalement en la mort, c'est la douleur
son auant-coureuse coustumiere. Toutesfois, s'il en faut croire
vn saint pere, malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem.
Et ie diroy encore plus vraysemblablement, que ny ce qui va deuant,
ny ce qui vient apres, n'est des appartenances de la mort. Nous nous•
excusons faussement. Et ie trouue par experience, que c'est plustost
l'impatience de l'imagination de la mort, qui nous rend impatiens
de la douleur: et que nous la sentons doublement grieue, de ce
qu'elle nous menace de mourir. Mais la raison accusant nostre lascheté,
de craindre chose si soudaine, si ineuitable, si insensible,3
nous prenons cet autre pretexte plus excusable. Tous les maux qui
n'ont autre danger que du mal, nous les disons sans danger. Celuy
des dents, ou de la goutte, pour grief qu'il soit, d'autant qu'il n'est
pas homicide, qui le met en conte de maladie? Or bien presupposons
le, qu'en la mort nous regardons principalement la douleur.•
Comme aussi la pauureté n'a rien à craindre, que cela, qu'elle nous
iette entre ses bras par la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles,
qu'elle nous fait souffrir. Ainsi n'ayons affaire qu'à la douleur. Ie
leur donne que ce soit le pire accident de nostre estre: et volontiers.
Car ie suis l'homme du monde qui luy veux autant de mal, et qui
la fuis autant, pour iusques à present n'auoir pas eu, Dieu mercy,
grand commerce auec elle; mais il est en nous, sinon de l'aneantir,
au moins de l'amoindrir par patience: et quand bien le corps s'en
esmouueroit, de maintenir ce neant-moins l'ame et la raison en•
bonne trampe. Et s'il ne l'estoit, qui auroit mis en credit, la vertu,
la vaillance, la force, la magnanimité et la resolution? où iouëroyent
elles leur rolle, s'il n'y a plus de douleur à deffier? Auida est periculi
virtus. S'il ne faut coucher sur la dure, soustenir armé de toutes
pieces la chaleur du midy, se paistre d'vn cheual, et d'vn asne, se1
voir detailler en pieces, et arracher vne balle d'entre les os, se souffrir
recoudre, cauterizer et sonder, par où s'acquerra l'aduantage
que nous voulons auoir sur le vulgaire? C'est bien loing de fuir le
mal et la douleur, ce que disent les Sages, que des actions égallement
bonnes, celle-là est plus souhaitable à faire, où il y a plus de•
peine. Non enim hilaritate, nec lasciuia, nec risu aut ioco comite leuitatis,
sed sæpe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati. Et à
cette cause il a esté impossible de persuader à nos peres, que les
conquestes faites par viue force, au hazard de la guerre, ne fussent
plus aduantageuses, que celles qu'on fait en toute seureté par pratiques2
et menees.
Lætius est, quoties magno sibi constat honestum.
de se loger en nous de son authorité, il logeroit pareil et semblable
en tous: car les hommes sont tous d'vne espece: et sauf le plus et1
le moins, se trouuent garnis de pareils outils et instruments pour
conceuoir et iuger. Mais la diuersité des opinions, que nous auons
de ces choses là, montre clairement qu'elles n'entrent en nous que
par composition. Tel à l'aduenture les loge chez soy en leur vray
estre, mais mille autres leur donnent vn estre nouueau et contraire•
chez eux. Nous tenons la mort, la pauureté et la douleur pour nos
principales parties. Or cette mort que les vns appellent des choses
horribles la plus horrible, qui ne sçait que d'autres la nomment
l'vnique port des tourmens de cette vie? le souuerain bien de nature?
seul appuy de nostre liberté? et commune et prompte recepte2
à tous maux? Et comme les vns l'attendent tremblans et effrayez,
d'autres la supportent plus aysement que la vie. Celuy-là se plaint
de sa facilité:
Mors, vtinam pauidos vitæ subducere nolles,
Sed virtus te sola daret!•
Or laissons ces glorieux courages: Theodorus respondit à Lysimachus
menaçant de le tuer: Tu feras vn grand coup d'arriuer à
la force d'vne cantharide. La plus part des Philosophes se trouuent
auoir ou preuenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien
voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non3
à vne mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs
tourmens, y apporter vne telle asseurance, qui par opiniatreté, qui
par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur
estat ordinaire: establissans leurs affaires domestiques, se recommandans
à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple:•
voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuuans à leurs
cognoissans, aussi bien que Socrates? Vn qu'on menoit au gibet,
disoit que ce ne fust pas par telle ruë, car il y auoit danger qu'vn
marchant luy fist mettre la main sur le collet, à cause d'vn vieux
debte. Vn autre disoit au bourreau qu'il ne le touchast pas à la
gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux:•
l'autre respondit à son confesseur, qui luy promettoit qu'il
soupperoit ce iour là auec nostre Seigneur, Allez vous y en vous,
car de ma part ie ieusne. Vn autre ayant demandé à boire, et le
bourreau ayant beu le premier, dit ne vouloir boire apres luy, de
peur de prendre la verolle. Chacun a ouy faire le conte du Picard,1
auquel estant à l'eschelle on presente vne garse, et que, comme
nostre iustice permet quelquefois, s'il la vouloit espouser, on luy
sauueroit la vie: luy l'ayant vn peu contemplee, et apperçeu qu'elle
boittoit: Attache, attache, dit-il, elle cloche. Et on dit de mesmes
qu'en Dannemarc vn homme condamné à auoir la teste tranchee,•
estant sur l'eschaffaut, comme on luy presenta vne pareille condition,
la refusa, par ce que la fille qu'on luy offrit, auoit les iouës
auallees, et le nez trop pointu. Vn valet à Thoulouse accusé d'heresie,
pour toute raison de sa creance, se rapportoit à celle de son
maistre, ieune escolier prisonnier avec luy, et ayma mieux mourir,2
que se laisser persuader que son maistre peust errer. Nous lisons
de ceux de la ville d'Arras, lors que le Roy Loys vnziesme la print,
qu'il s'en trouua bon nombre parmy le peuple qui se laisserent
pendre, plustost que de dire, Viue le Roy. Et de ces viles ames de
bouffons, il s'en est trouué qui n'ont voulu abandonner leur gaudisserie•
en la mort mesme. Celuy à qui le bourreau donnoit le branle,
s'escria, Vogue la gallee, qui estoit son refrain ordinaire. Et l'autre
qu'on auoit couché sur le point de rendre sa vie le long du foier
sur vne paillasse, à qui le medecin demandant où le mal le tenoit;
Entre le banc et le feu, respondit-il. Et le prestre, pour luy donner3
l'extreme onction, cherchant ses pieds, qu'il auoit reserrez et
contraints par la maladie: Vous les trouuerez, dit-il, au bout de mes
iambes. A l'homme qui l'exhortoit de se recommander à Dieu,
Qui y va? demanda-il: et l'autre respondant, Ce sera tantost vous
mesmes, s'il luy plaist: Y fusse-ie bien demain au soir, repliqua-il:•
Recommandez vous seulement à luy, suiuit l'autre, vous y serez
bien tost: Il vaut donc mieux, adiousta-il, que ie luy porte mes recommandations
moy-mesmes. Au Royaume de Narsingue encores
auiourd'huy, les femmes de leurs prestres sont viues enseuelies avec
le corps de leurs maris. Toutes autres femmes sont bruslees aux
funerailles des leurs: non constamment seulement, mais gaïement.
A la mort du Roy, ses femmes et concubines, ses mignons et tous•
ses officiers et seruiteurs, qui sont vn peuple, se presentent si
allegrement au feu où son corps est bruslé, qu'ils montrent prendre
à grand honneur d'y accompaigner leur maistre. Pendant nos dernieres
guerres de Milan, et tant de prises et récousses, le peuple
impatient de si diuers changemens de fortune, print telle resolution1
à la mort, que i'ay ouy dire à mon pere, qu'il y veit tenir comte de
bien vingt et cinq maistres de maison, qui s'estoient deffaits eux-mesmes
en vne sepmaine. Accident approchant à celuy des Xanthiens,
lesquels assiegez par Brutus se precipiterent pesle mesle
hommes, femmes, et enfans à vn si furieux appetit de mourir, qu'on•
ne fait rien pour fuir la mort, que ceux-cy ne fissent pour fuir la
vie: en maniere qu'à peine peut Brutus en sauuer vn bien petit
nombre. Toute opinion est assez forte, pour se faire espouser au
prix de la vie. Le premier article de ce courageux serment, que la
Grece iura, et maintint, en la guerre Medoise, ce fut, que chacun2
changeroit plustost la mort à la vie, que les loix Persiennes aux
leurs. Combien void on de monde en la guerre des Turcs et des
Grecs, accepter plustost la mort tres-aspre, que de se descirconcire
pour se baptizer? Exemple dequoy nulle sorte de religion est incapable.
Les Roys de Castille ayants banni de leur terre, les Iuifs,•
le Roy Iehan de Portugal leur vendit à huict escus pour teste, la
retraicte aux siennes pour vn certain temps: à condition, que iceluy
venu, ils auroient à les vuider: et leur promettoit fournir de vaisseaux
à les traiecter en Afrique. Le iour arriue, lequel passé il
estoit dit, que ceux qui n'auroient obeï, demeureroient esclaues:3
les vaisseaux leur furent fournis escharcement: et ceux qui s'y
embarquerent, rudement et villainement traittez par les passagers:
qui outre plusieurs autres indignitez les amuserent sur mer, tantost
auant, tantost arriere, iusques à ce qu'ils eussent consumé leurs
victuailles, et contreints d'en acheter d'eux si cherement et si longuement,•
qu'on ne les mit à bord, qu'ils ne fussent du tout en
chemise. La nouuelle de cette inhumanité, rapportee à ceux qui
estoient en terre, la plus part se resolurent à la seruitude: aucuns
firent contenance de changer de religion. Emmanuel successeur de
Iehan, venu à la couronne, les meit premierement en liberté, et
changeant d'aduis depuis, leur ordonna de sortir de ses païs, assignant•
trois ports à leur passage. Il esperoit, dit l'Euesque Osorius,
non mesprisable historien Latin, de noz siecles: que la faueur de
la liberté, qu'il leur auoit rendue, aiant failli de les conuertir au
Christianisme, la difficulté de se commettre à la volerie des mariniers,
d'abandonner vn païs, où ils estoient habituez, auec grandes1
richesses, pour s'aller ietter en region incognue et estrangere, les
y rameineroit. Mais se voyant decheu de son esperance, et eux tous
deliberez au passage: il retrancha deux des ports, qu'il leur auoit
promis: affin que la longueur et incommodité du traiect en reduisist
aucuns: ou qu'il eust moien de les amonceller tous à vn lieu, pour•
vne plus grande commodité de l'execution qu'il auoit destinée. Ce
fut, qu'il ordonna qu'on arrachast d'entre les mains des peres et
des meres, tous les enfans au dessous de quatorze ans, pour les
transporter hors de leur veüe et conuersation, en lieu où ils fussent
instruits à nostre religion. Il dit que cet effect produisit vn horrible2
spectacle: la naturelle affection d'entre les peres et enfants, et de
plus, le zele à leur ancienne creance, combattant à l'encontre de
cette violente ordonnance. Il fut veu communement des peres et meres
se deffaisants eux mesmes: et d'vn plus rude exemple encore, precipitants
par amour et compassion, leurs ieunes enfans dans des•
puits, pour fuir à la loy. Au demeurant le terme qu'il leur auoit
prefix expiré, par faute de moiens, ils se remirent en seruitude.
Quelques vns se feirent Chrestiens: de la foy desquels, ou de leur
race, encore auiourd'huy, cent ans apres, peu de Portugais s'asseurent:
quoy que la coustume et la longueur du temps, soient bien3
plus fortes conseilleres à telles mutations, que toute autre contreinte.
En la ville de Castelnau Darry, cinquante Albigeois heretiques, souffrirent
à la fois, d'vn courage determiné, d'estre bruslez vifs en vn
feu, auant desaduouer leurs opinions. Quoties non modò ductores nostri,
dit Cicero, sed vniuersi etiam exercitus, ad non dubiam mortem concurrerunt?•
I'ay veu quelqu'vn de mes intimes amis courre la mort
à force, d'vne vraye affection, et enracinee en son cœur par diuers
visages de discours, que ie ne luy sçeu rabatre: et à la premiere
qui s'offrit coiffee d'vn lustre d'honneur, s'y precipiter hors de
toute apparence, d'vne fin aspre et ardente. Nous auons plusieurs4
exemples en nostre temps de ceux, iusques aux enfans, qui de
craincte de quelque legere incommodité, se sont donnez à la mort.
Et à ce propos, que ne craindrons nous, dit vn ancien, si nous craignons
ce que la couardise mesme a choisi pour sa retraitte? D'enfiler
icy vn grand rolle de ceux de tous sexes et conditions, et de toutes•
sectes, és siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment,
ou recerchee volontairement: et recherchee non seulement
pour fuir les maux de cette vie, mais aucuns pour fuir simplement la
satieté de viure: et d'autres pour l'esperance d'vne meilleure condition
ailleurs, ie n'auroy iamais fait. Et en est le nombre si infini,1
qu'à la verité i'auroy meilleur marché de mettre en compte ceux qui
l'ont crainte. Cecy seulement. Pyrrho le Philosophe se trouuant vn
iour de grande tourmente dans vn batteau, montroit à ceux qu'il
voyoit les plus effrayez autour de luy, et les encourageoit par
l'exemple d'vn pourceau, qui y estoit, nullement soucieux de cet•
orage. Oserons nous donc dire que cet aduantage de la raison, dequoy
nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous
tenons maistre et Empereurs du reste des creatures, ait esté mis en
nous, pour nostre tourment? A quoy faire la cognoissance des
choses, si nous en deuenons plus lasches? si nous en perdons le2
repos et la tranquilité, où nous serions sans cela? et si elle nous
rend de pire condition que le pourceau de Pyrrho? L'intelligence
qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l'employerons
nous à nostre ruine; combatans le dessein de nature, et l'vniuersel
ordre des choses, qui porte que chacun vse de ses vtils et moyens•
pour sa commodité? Bien, me dira lon, vostre regle serue à la
mort; mais que direz vous de l'indigence? que direz vous encor de
la douleur, qu'Aristippus, Hieronymus et la pluspart des sages, ont
estimé le dernier mal: et ceux qui le nioient de parole, le confessoient
par effect? Possidonius estant extremement tourmenté d'vne3
maladie aigüe et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s'excusa
d'auoir prins heure si importune pour l'ouyr deuiser de la Philosophie:
Ia à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne
tant sur moy, qu'elle m'empesche d'en discourir: et se ietta sur ce
mesme propos du mespris de la douleur. Mais ce pendant elle ioüoit•
son rolle, et le pressoit incessamment. A quoy il s'escrioit: Tu as
beau faire douleur, si ne diray-ie pas, que tu sois mal. Ce comte
qu'ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur? il
ne debat que du mot. Et ce pendant si ces pointures ne l'esmeuuent,
pourquoy en rompt-il son propos? pourquoy pense-il faire beaucoup•
de ne l'appeller pas mal? Icy tout ne consiste pas en l'imagination.
Nous opinons du reste; c'est icy la certaine science, qui iouë son
rolle, nos sens mesmes en sont iuges:
Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.
Ferons nous accroire à nostre peau, que les coups d'estriuiere la1
chatoüillent? et à nostre goust que l'aloé soit du vin de Graues? Le
pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à
la mort: mais si on le bat, il crie et se tourmente. Forcerons nous
la generale loy de nature, qui se voit en tout ce qui est viuant sous
le ciel, de trembler sous la douleur? Les arbres mesmes semblent•
gemir aux offences. La mort ne se sent que par le discours, d'autant
que c'est le mouuement d'vn instant.
Aut fuit, aut veniet; nihil est præsentis in illa.
Morsque minus pœnæ, quàm mora mortis habet.
Mille bestes, mille hommes sont plustost morts, que menassés. Aussi2
ce que nous disons craindre principalement en la mort, c'est la douleur
son auant-coureuse coustumiere. Toutesfois, s'il en faut croire
vn saint pere, malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem.
Et ie diroy encore plus vraysemblablement, que ny ce qui va deuant,
ny ce qui vient apres, n'est des appartenances de la mort. Nous nous•
excusons faussement. Et ie trouue par experience, que c'est plustost
l'impatience de l'imagination de la mort, qui nous rend impatiens
de la douleur: et que nous la sentons doublement grieue, de ce
qu'elle nous menace de mourir. Mais la raison accusant nostre lascheté,
de craindre chose si soudaine, si ineuitable, si insensible,3
nous prenons cet autre pretexte plus excusable. Tous les maux qui
n'ont autre danger que du mal, nous les disons sans danger. Celuy
des dents, ou de la goutte, pour grief qu'il soit, d'autant qu'il n'est
pas homicide, qui le met en conte de maladie? Or bien presupposons
le, qu'en la mort nous regardons principalement la douleur.•
Comme aussi la pauureté n'a rien à craindre, que cela, qu'elle nous
iette entre ses bras par la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles,
qu'elle nous fait souffrir. Ainsi n'ayons affaire qu'à la douleur. Ie
leur donne que ce soit le pire accident de nostre estre: et volontiers.
Car ie suis l'homme du monde qui luy veux autant de mal, et qui
la fuis autant, pour iusques à present n'auoir pas eu, Dieu mercy,
grand commerce auec elle; mais il est en nous, sinon de l'aneantir,
au moins de l'amoindrir par patience: et quand bien le corps s'en
esmouueroit, de maintenir ce neant-moins l'ame et la raison en•
bonne trampe. Et s'il ne l'estoit, qui auroit mis en credit, la vertu,
la vaillance, la force, la magnanimité et la resolution? où iouëroyent
elles leur rolle, s'il n'y a plus de douleur à deffier? Auida est periculi
virtus. S'il ne faut coucher sur la dure, soustenir armé de toutes
pieces la chaleur du midy, se paistre d'vn cheual, et d'vn asne, se1
voir detailler en pieces, et arracher vne balle d'entre les os, se souffrir
recoudre, cauterizer et sonder, par où s'acquerra l'aduantage
que nous voulons auoir sur le vulgaire? C'est bien loing de fuir le
mal et la douleur, ce que disent les Sages, que des actions égallement
bonnes, celle-là est plus souhaitable à faire, où il y a plus de•
peine. Non enim hilaritate, nec lasciuia, nec risu aut ioco comite leuitatis,
sed sæpe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati. Et à
cette cause il a esté impossible de persuader à nos peres, que les
conquestes faites par viue force, au hazard de la guerre, ne fussent
plus aduantageuses, que celles qu'on fait en toute seureté par pratiques2
et menees.
Lætius est, quoties magno sibi constat honestum.
D'auantage cela nous doit consoler, que naturellement, si la douleur
est violente, elle est courte: si elle est longue, elle est legere:
si grauis, breuis: si longus, leuis. Tu ne la sentiras guere long temps,•
si tu la sens trop: elle mettra fin à soy, ou à toy: l'vn et l'autre
reuient à vn. Si tu ne la portes, elle t'emportera. Memineris maximos
morte finiri; paruos multa habere interualla requietis, mediocrium
nos esse dominos: vt si tolerabiles sint, feramus: sin minus,
è vita, quum ea non placeat, tanquàm è theatro exeamus. Ce qui3
nous fait souffrir auec tant d'impatience la douleur, c'est de n'estre
pas accoustumez de prendre nostre principal contentement en l'ame,
de ne nous attendre point assez à elle, qui est seule et souueraine
maistresse de nostre condition. Le corps n'a, sauf le plus et le moins,
qu'vn train et qu'vn pli. Elle est variable en toute sorte de formes,•
et renge à soy, et à son estat, quel qu'il soit, les sentiments du corps,
et tous autres accidents. Pourtant la faut il estudier, et enquerir;
et esueiller en elle ses ressorts tout-puissants. Il n'y a raison, ny
prescription, ny force, qui vaille contre son inclination et son chois.
De tant de milliers de biais, qu'elle a en sa disposition, donnons•
luy en vn, propre à nostre repos et conseruation: nous voyla non
couuerts seulement de toute offense, mais gratifiez mesmes et flattez,
si bon luy semble, des offenses et des maux. Elle faict son
profit indifferemment de tout. L'erreur, les songes, luy seruent vtilement,
comme vne loyale matiere, à nous mettre à garant, et en1
contentement. Il est aisé à voir, que ce qui aiguise en nous la douleur
et la volupté, c'est la pointe de nostre esprit. Les bestes, qui le
tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments libres et
naifs: et par consequent vns, à peu pres, en chasque espece, ainsi
qu'elles montrent par la semblable application de leurs mouuements.•
Si nous ne troublions en noz membres, la iurisdiction qui leur appartient
en cela: il est à croire, que nous en serions mieux, et que
nature leur a donné vn iuste et moderé temperament, enuers la
volupté et enuers la douleur. Et ne peut faillir d'estre iuste, estant
egal et commun. Mais puis que nous nous sommes emancipez de ses2
regles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de noz fantasies:
au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable.
Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté,
d'autant qu'il oblige et attache par trop l'ame au corps: moy plustost
au rebours, d'autant qu'il l'en desprent et desclouë. Tout ainsi•
que l'ennemy se rend plus aspre à nostre fuite, aussi s'enorgueillit
la douleur, à nous voir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien
meilleure composition, à qui luy fera teste: il se faut opposer et
bander contre. En nous acculant et tirant arriere, nous appellons à
nous et attirons la ruyne, qui nous menasse. Comme le corps est3
plus ferme à la charge en le roidissant: ainsin est l'ame. Mais
venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens foibles
de reins, comme moy: où nous trouuerons qu'il va de la douleur,
comme des pierres qui prennent couleur, ou plus haute, ou
plus morne, selon la feuille où lon les couche, et qu'elle ne tient•
qu'autant de place en nous, que nous luy en faisons. Tantum doluerunt,
quantum doloribus se inseruerunt. Nous sentons plus vn coup
de rasoir du Chirurgien, que dix coups d'espee en la chaleur du
combat. Les douleurs de l'enfantement, par les Medecins, et par
Dieu mesme estimees grandes, et que nous passons auec tant de4
ceremonies, il y a des nations entieres, qui n'en font nul compte.
Ie laisse à part les femmes Lacedemoniennes: mais aux Souisses
parmi nos gens de pied, quel changement y trouuez vous? sinon
que trottans apres leurs maris, vous leur voyez auiourd'huy porter
au col l'enfant, qu'elles auoient hyer au ventre: et ces Ægyptiennes
contre-faictes ramassées d'entre nous, vont elles mesmes•
lauer les leurs, qui viennent de naistre, et prennent leur baing en
la plus prochaine riuiere. Outre tant de garces qui desrobent tous
les iours leurs enfants en la generation comme en la conception,
cette belle et noble femme de Sabinus Patricien Romain, pour l'interest
d'autruy porta seule et sans secours et sans voix et gemissemens1
l'enfantement de deux iumeaux. Vn simple garçonnet de
Lacedemone, ayant derobé vn renard (car ils craignoient encore
plus la honte de leur sottise au larecin, que nous ne craignons la
peine de nostre malice) et l'ayant mis souz sa cappe, endura plustost
qu'il luy eust rongé le ventre, que de se descouurir. Et vn•
autre, donnant de l'encens à vn sacrifice, se laissa brusler iusques
à l'os, par vn charbon tombé dans sa manche, pour ne troubler le
mystere. Et s'en est veu vn grand nombre pour le seul essay de
vertu, suiuant leur institution, qui ont souffert en l'aage de sept
ans, d'estre foüettez iusques à la mort, sans alterer leur visage. Et2
Cicero les a veuz se battre à trouppes: de poings, de pieds, et de
dents, iusques à s'euanouir auant que d'aduoüer estre vaincus.
Nunquam naturam mos vinceret: est enim ea semper inuicta; sed
nos vmbris, deliciis, otio, languore, desidia, animum infecimus;
opinionibus malóque more delinitum molliuimus. Chacun sçait•
l'histoire de Sceuola, qui s'estant coulé dans le camp ennemy, pour
en tuer le chef, et ayant failly d'attaincte, pour reprendre son effect
d'vne plus estrange inuention, et descharger sa patrie, confessa
à Porsenna, qui estoit le Roy qu'il vouloit tuer, non seulement
son desseing, mais adiousta qu'il auoit en son camp vn3
grand nombre de Romains complices de son entreprise tels que
luy. Et pour montrer quel il estoit, s'estant faict apporter vn brasier,
veit et souffrit griller et rostir son bras, iusques à ce que l'ennemy
mesme en ayant horreur, commanda oster le brasier. Quoy,
celuy qui ne daigna interrompre la lecture de son liure pendant•
qu'on l'incisoit? Et celuy, qui s'obstina à se mocquer et à rire à
l'enuy des maux, qu'on luy faisoit: de façon que la cruauté irritée
des bourreaux qui le tenoyent, et toutes les inuentions des tourmens
redoublez les vns sur les autres luy donnerent gaigné? Mais
c'estoit vn Philosophe. Quoy? vn gladiateur de Cæsar, endura tousiours4
riant qu'on luy sondast et detaillast ses playes. Quis mediocris
gladiator ingemuit? quis vultum mutauit vnquam? Quis non modò
stetit, verùm etiam decubuit turpiter? Quis cùm decubuisset, ferrum
recipere iussus, collum contraxit? Meslons y les femmes. Qui n'a
ouy parler à Paris de celle, qui se fit escorcher pour seulement en
acquerir le teint plus frais d'vne nouuelle peau? y en a qui se sont
fait arracher des dents viues et saines, pour en former la voix•
plus molle, et plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre.
Combien d'exemples du mespris de la douleur auons nous en ce
genre? Que ne peuuent elles? Que craignent elles, pour peu qu'il
y ait d'agencement à esperer en leur beauté?
Vellere queis cura est albos à stirpe capillos,1
Et faciem dempta pelle referre nouam.
J'en ay veu engloutir du sable, de la cendre, et se trauailler à point
nommé de ruiner leur estomac, pour acquerir les pasles couleurs.
Pour faire vn corps bien espagnolé, quelle gehenne ne souffrent
elles guindées et sanglées, auec de grosses coches sur les costez,•
iusques à la chair viue? ouy quelques fois à en mourir. Il est
ordinaire à beaucoup de nations de nostre temps, de se blesser à
escient, pour donner foy à leur parole: et nostre Roy en recite des
notables exemples, de ce qu'il en a veu en Poloigne, et en l'endroit
de luy mesme. Mais outre ce que ie sçay en auoir esté imité en2
France par aucuns, quand ie veins de ces fameux Estats de Blois,
i'auois veu peu auparauant vne fille en Picardie, pour tesmoigner
l'ardeur de ses promesses, et aussi sa constance, se donner du poinçon,
qu'elle portoit en son poil, quatre ou cinq bons coups dans le
bras, qui luy faisoient craquetter la peau, et la saignoient bien en•
bon escient. Les Turcs se font de grandes escarres pour leurs dames:
et afin que la merque y demeure, ils portent soudain du feu
sur la playe, et l'y tiennent vn temps incroyable, pour arrester le
sang, et former la cicatrice. Gents qui l'ont veu, l'ont escrit, et me
l'ont iuré. Mais pour dix aspres, il se trouue tous les iours entre eux3
qui se donnera vne bien profonde taillade dans le bras, ou dans les
cuisses. Ie suis bien ayse que les tesmoins nous sont plus à main,
où nous en auons plus affaire. Car la chrestienté nous en fournit à
suffisance. Et apres l'exemple de nostre sainct guide, il y en a eu
force, qui par deuotion ont voulu porter la croix. Nous apprenons•
par tesmoing tres-digne de foy, que le Roy S. Loys porta la here
iusques à ce que sur sa vieillesse, son confesseur l'en dispensa; et
que tous les Vendredis, il se faisoit battre les espaules par son
prestre, de cinq chainettes de fer, que pour cet effet on portoit
emmy ses besongnes de nuict. Guillaume nostre dernier Duc de4
Guyenne, pere de cette Alienor, qui transmit ce Duché aux maisons
de France et d'Angleterre, porta les dix ou douze derniers ans de
sa vie, continuellement vn corps de cuirasse, sous vn habit de religieux,
par penitence. Foulques Comte d'Anjou alla iusques en Ierusalem,
pour là se faire foëter à deux de ses valets, la corde au
col, deuant le sepulchre de nostre Seigneur. Mais ne voit-on encore
tous les iours au Vendredy S. en diuers lieux vn grand nombre•
d'hommes et femmes se battre iusques à se déchirer la chair et
percer iusques aux os? Cela ay-ie veu souuent et sans enchantement.
Et disoit-on, car ils vont masquez, qu'il y en auoit, qui pour
de l'argent entreprenoient en cela de garantir la religion d'autruy;
par vn mespris de la douleur, d'autant plus grand, que plus1
peuuent les éguillons de la deuotion, que de l'auarice. Q. Maximus
enterra son fils Consulaire: M. Cato le sien Preteur designé: et
L. Paulus les siens deux en peu de iours, d'vn visage rassis, et ne
portant nul tesmoignage de deuil. Ie disois en mes iours, de quelqu'vn
en gossant, qu'il auoit choué la diuine iustice. Car la mort•
violente de trois grands enfants, luy ayant esté enuoyée en vn iour,
pour vn aspre coup de verge, comme il est à croire: peu s'en fallut
qu'il ne la print à faueur et gratification singuliere du ciel. Ie n'ensuis
pas ces humeurs monstrueuses: mais i'en ay perdu en nourrice,
deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fascherie. Si2
n'est-il guere accident, qui touche plus au vif les hommes. Ie voy
assez d'autres communes occasions d'affliction, qu'à peine sentiroy-ie,
si elles me venoyent. Et en ay mesprisé quand elles me sont
venues, de celles ausquelles le monde donne vne si atroce figure,
que ie n'oserois m'en vanter au peuple sans rougir. Ex quo intelligitur,•
non in natura, sed in opinione esse ægritudinem. L'opinion
est vne puissante partie, hardie, et sans mesure. Qui rechercha
iamais de telle faim la seurté et le repos, qu'Alexandre et Cæsar
ont faict l'inquietude et les difficultez? Terez le pere de Sitalcez
souloit dire que quand il ne faisoit point la guerre, il luy estoit3
aduis qu'il n'y auoit point difference entre luy et son pallefrenier.
Caton Consul, pour s'asseurer d'aucunes villes en Espaigne, ayant
seulement interdict aux habitants d'icelles, de porter les armes:
grand nombre se tuerent: Ferox gens, nullam vitam rati sine armis
esse. Combien en sçauons nous qui ont fuy la douceur d'vne vie•
tranquille, en leurs maisons parmy leurs cognoissans, pour suiure
l'horreur des desers inhabitables; et qui se sont iettez à l'abiection,
vilité, et mespris du monde, et s'y sont pleuz iusques à l'affectation?
Le Cardinal Borrome, qui mourut dernierement à Milan,
au milieu de la desbauche, à quoy le conuioyt et sa noblesse, et ses4
grandes richesses, et l'air de l'Italie, et sa ieunesse, se maintint en
vne forme de vie si austere, que la mesme robbe qui luy seruoit en
esté, luy seruoit en hyuer: n'auoit pour son coucher que la paille:
et les heures qui luy restoyent des occupations de sa charge, il les
passoit estudiant continuellement, planté sur ses genoux, ayant vn
peu d'eau et de pain à costé de son liure: qui estoit toute la prouision•
de ses repas, et tout le temps qu'il y employoit. I'en sçay
qui à leur escient ont tiré et proffit et auancement du cocuage,
dequoy le seul nom effraye tant de gens. Si la veuë n'est le
plus necessaire de nos sens, il est au moins le plus plaisant: mais
les plus plaisans et vtiles de noz membres, semblent estre ceux1
qui seruent à nous engendrer: toutesfois assez de gens les ont pris
en hayne mortelle, pour cella seulement, qu'ils estoient trop aymables;
et les ont reiettez à cause de leur prix. Autant en opina
des yeux, celuy qui se les creua. La plus commune et plus saine
part des hommes, tient à grand heur l'abondance des enfants:•
moy et quelques autres, à pareil heur le defaut. Et quand on demande
à Thales pourquoy il ne se marie point: il respond, qu'il
n'ayme point à laisser lignée de soy. Que nostre opinion donne
prix aux choses; il se void par celles en grand nombre, ausquelles
nous ne regardons pas seulement, pour les estimer: ains à nous.2
Et ne considerons ny leurs qualitez, ny leurs vtilitez, mais seulement
nostre coust à les recouurer: comme si c'estoit quelque piece
de leur substance: et appellons valeur en elles, non ce qu'elles apportent,
mais ce que nous y apportons. Sur quoy ie m'aduise,
que nous sommes grands mesnagers de nostre mise. Selon qu'elle•
poise, elle sert, de ce mesmes qu'elle poise. Nostre opinion ne la
laisse iamais courir à faux fret. L'achat donne tiltre au diamant,
et la difficulté à la vertu, et la douleur à la deuotion, et l'aspreté à
la medecine. Tel pour arriuer à la pauureté ietta ses escus en cette
mesme mer, que tant d'autres fouillent de toutes pars pour y3
pescher des richesses. Epicurus dit que l'estre riche n'est pas
soulagement, mais changement d'affaires. De vray, ce n'est pas la disette,
c'est plustost l'abondance qui produict l'auarice. Ie veux dire
mon experience autour de ce subiect. I'ay vescu en trois sortes
de condition, depuis estre sorty de l'enfance. Le premier temps,
qui a duré pres de vingt années, ie le passay, n'aiant autres•
moyens, que fortuites, et despendant de l'ordonnance et secours
d'autruy, sans estat certain et sans prescription. Ma despence se
faisoit d'autant plus allegrement et auec moins de soing, qu'elle
estoit toute en la temerité de la fortune. Ie ne fu iamais mieux. Il
ne m'est oncques auenu de trouuer la bource de mes amis close:1
m'estant enioint au delà de toute autre necessité, la necessité de
ne faillir au terme que i'auoy prins à m'acquiter, lequel ils m'ont
mille fois alongé, voyant l'effort que ie me faisoy pour leur satisfaire:
en maniere que i'en rendoy vne loyauté mesnagere, et aucunement
piperesse. Ie sens naturellement quelque volupté à payer;•
comme si ie deschargeois mes espaules d'vn ennuyeux poix, et de
cette image de seruitude. Aussi qu'il y a quelque contentement qui
me chatouille à faire vne action iuste, et contenter autruy. I'excepte
les payements où il faut venir à marchander et conter: car
si ie ne trouue à qui en commettre la charge, ie les esloigne honteusement2
et iniurieusement tant que ie puis, de peur de cette altercation,
à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du
tout incompatible. Il n'est rien que ie haysse comme à marchander:
c'est vn pur commerce de trichoterie et d'impudence. Apres
vne heure de debat et de barguignage, l'vn et l'autre abandonne•
sa parolle et ses sermens pour cinq sous d'amendement. Et si
empruntons auec desaduantage. Car n'ayant point le cœur de requerir
en presence, i'en renuoyois le hazard sur le papier, qui ne
fait guere d'effort, et qui preste grandement la main au refuser.
Ie me remettois de la conduite de mon besoing plus gayement3
aux astres, et plus librement que ie n'ay faict depuis à ma prouidence
et à mon sens. La plus part des mesnagers estiment horrible
de viure ainsin en incertitude; et ne s'aduisent pas, premierement,
que la plus part du monde vit ainsi. Combien d'honnestes
hommes ont reietté tout leur certain à l'abandon, et le font tous•
les iours, pour cercher le vent de la faueur des Roys et de la fortune?
Cæsar s'endebta d'vn million d'or outre son vaillant, pour
deuenir Cæsar. Et combien de marchans commencent leur trafique
par la vente de leur metairie, qu'ils enuoyent aux Indes.
Tot per impotentia freta!4
En vne si grande siccité de deuotion, nous auons mille et mille
Colleges, qui la passent commodément, attendans tous les iours
de la liberalité du Ciel, ce qu'il faut à eux disner. Secondement,
ils ne s'aduisent pas, que cette certitude, sur laquelle ils se fondent,
n'est guere moins incertaine et hazardeuse que le hazard
mesme. Ie voy d'aussi pres la misere au delà de deux mille escus
de rente, que si elle estoit tout contre moy. Car outre ce que le
sort a dequoy ouurir cent breches à la pauureté au trauers de nos•
richesses, n'y ayant souuent nul moyen entre la supreme et infime
fortune,
Fortuna vitrea est: tum, quum splendet, frangitur;
et enuoyer cul sur pointe toutes nos deffences et leuées; ie trouue
que par diuerses causes, l'indigence se voit autant ordinairement1
logée chez ceux qui ont des biens, que chez ceux qui n'en ont point:
et qu'à l'auanture est elle aucunement moins incommode, quand
elle est seule, que quand elle se rencontre en compagnie des richesses.
Elles viennent plus de l'ordre, que de la recepte: Faber est suæ
quisque fortunæ. Et me semble plus miserable vn riche malaisé,•
necessiteux, affaireux, que celuy qui est simplement pauure. In
diuitiis inopes, quod genus egestatis grauissimum est. Les plus grands
Princes et plus riches, sont par pauureté et disette poussez ordinairement
à l'extreme necessité. Car en est-il de plus extreme,
que d'en deuenir tyrans, et iniustes vsurpateurs des biens de leurs2
subiets? Ma seconde forme, ç'a esté d'auoir de l'argent. A quoy
m'estant prins, i'en fis bien tost des reserues notables selon ma
condition: n'estimant pas que ce fust auoir, sinon autant qu'on
possede outre sa despence ordinaire: ny qu'on se puisse fier du
bien, qui est encore en esperance de recepte, pour claire qu'elle•
soit. Car quoy, disoy-ie, si i'estois surpris d'vn tel, ou d'vn tel accident?
Et à la suitte de ces vaines et vitieuses imaginations, i'allois
faisant l'ingenieux à prouuoir par cette superflue reserue à
tous inconueniens. Et sçauois encore respondre à celuy qui m'alleguoit
que le nombre des inconueniens estoit trop infiny; que si3
ce n'estoit à tous, c'estoit à aucuns et plusieurs. Cela ne se passoit
pas sans penible sollicitude. I'en faisoy vn secret: et moy, qui ose
tant dire de moy, ne parloy de mon argent, qu'en mensonge:
comme font les autres, qui s'appauurissent riches, s'enrichissent
pauures: et dispensent leur conscience de tesmoigner iamais sincerement•
de ce qu'ils ont. Ridicule et honteuse prudence. Allois-ie
en voyage? il ne me sembloit estre iamais suffisamment pourueu:
et plus ie m'estois chargé de monnoye, plus aussi ie m'estois
chargé de crainte: tantost de la seurté des chemins, tantost de la
fidelité de ceux qui conduisoyent mon bagage: duquel, comme
d'autres que ie cognois, ie ne m'asseurois iamais assez, si ie ne•
l'auois deuant mes yeux. Laissoy-ie ma boyte chez moy? combien
de soupçons et pensements espineux, et qui pis est incommunicables?
I'auois tousiours l'esprit de ce costé. Tout compté, il y a
plus de peine à garder l'argent qu'à l'acquerir. Si ie n'en faisois
du tout tant que i'en dis, au moins il me coustoit à m'empescher1
de le faire. De commodité, i'en tirois peu ou rien. Pour auoir
plus de moyen de despense, elle ne m'en poisoit pas moins. Car,
comme disoit Bion, autant se fache le cheuelu comme le chauue,
qu'on luy arrache le poil. Et depuis que vous estes accoustumé,
et auez planté vostre fantasie sur certain monceau, il n'est plus à•
vostre seruice: vous n'oseriez l'escorner. C'est vn bastiment qui,
comme il vous semble, croullera tout, si vous y touchez: il faut
que la necessité vous prenne à la gorge pour l'entamer. Et au parauant
i'engageois mes hardes, et vendois vn cheual, auec bien
moins de contrainte et moins enuis, que lors ie ne faisois bresche2
à cette bource fauorie, que ie tenois à part. Mais le danger estoit, que
mal aysément peut-on establir bornes certaines à ce desir (elles
sont difficiles à trouuer, és choses qu'on croit bonnes) et arrester
vn poinct à l'espargne: on va tousiours grossissant cet amas, et
l'augmentant d'vn nombre à autre, iusques à se priuer vilainement•
de la iouyssance de ses propres biens: et l'establir toute en la
garde, et n'en vser point. Selon cette espece d'vsage, ce sont les
plus riches gents du monde, ceux qui ont charge de la garde des
portes et murs d'vne bonne ville. Tout homme pecunieux est auaricieux
à mon gré. Platon renge ainsi les biens corporels ou humains:3
la santé, la beauté, la force, la richesse: Et la richesse,
dit-il, n'est pas aueugle, mais tresclair-voyante, quand elle est illuminée
par la prudence. Dionysius le fils, eut bonne grace. On l'aduertit
que l'vn de ses Syracusains auoit caché dans terre vn thresor;
il luy manda de le luy apporter; ce qu'il fit, s'en reseruant à la•
desrobbée quelque partie; auec laquelle il s'en alla en vne autre
ville, où ayant perdu cet appetit de thesaurizer, il se mit à viure
plus liberalement. Ce qu'entendant Dionysius, luy fit rendre le
demeurant de son thresor; disant que puis qu'il auoit appris à
en sçauoir vser, il le luy rendoit volontiers. Ie fus quelques années4
en ce point. Ie ne sçay quel bon dæmon m'en ietta hors
tres-vtilement, comme le Syracusain; et m'enuoya toute cette conserue
à l'abandon: le plaisir de certain voyage de grande despence,
ayant mis au pied cette sotte imagination. Par où ie suis
retombé à vne tierce sorte de vie, ie dis ce que i'en sens, certes plus
plaisante beaucoup et plus reglée. C'est que ie fais courir ma despence
quand et quand ma recepte; tantost l'vne deuance, tantost•
l'autre: mais c'est de peu qu'elles s'abandonnent. Ie vis du iour à
la iournée, et me contente d'auoir dequoy suffire aux besoings presens
et ordinaires: aux extraordinaires toutes les prouisions du
monde n'y sçauroyent suffire. Et est follie de s'attendre que fortune
elle mesmes nous arme iamais suffisamment contre soy. C'est1
de noz armes qu'il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront
au bon du faict. Si i'amasse, ce n'est que pour l'esperance de quelque
voisine emploite; et non pour acheter des terres, dequoy ie
n'ay que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum, pecunia
est; non esse emacem, vectigal est. Ie n'ay ny guere peur que•
bien me faille, ny nul desir qu'il m'augmente. Diuitiarum fructus
est in copia; copiam declarat satietas. Et me gratifie singulierement
que cette correction me soit arriuée en vn aage naturellement
enclin à l'auarice, et que ie me vois desfaict de cette folie si
commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines2
folies. Feraulez, qui auoit passé par les deux fortunes, et trouué
que l'accroist de cheuance, n'estoit pas accroist d'appetit, au boire,
manger, dormir, et embrasser sa femme: et qui d'autre part, sentoit
poiser sur ses espaules l'importunité de l'œconomie, ainsi
qu'elle faict à moy; delibera de contenter vn ieune homme pauure,•
son fidele amy, abboyant apres les richesses; et luy feit present
de toutes les siennes, grandes et excessiues, et de celles encor qu'il
estoit en train d'accumuler tous les iours par la liberalité de Cyrus
son bon maistre, et par la guerre: moyennant qu'il prinst la
charge de l'entretenir et nourrir honnestement, comme son hoste3
et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres-heureusement: et esgalement
contents du changement de leur condition. Voyla vn tour
que i'imiterois de grand courage. Et louë grandement la fortune
d'vn vieil Prelat, que ie voy s'estre si purement demis de sa bourse,
et de sa recepte, et de sa mise, tantost à vn seruiteur choisi, tantost•
à vn autre, qu'il a coulé vn long espace d'années, autant ignorant
cette sorte d'affaires de son mesnage, comme vn estranger.
La fiance de la bonté d'autruy, est un non leger tesmoignage de la
bonté propre: partant la fauorise Dieu volontiers. Et pour son regard,
ie ne voy point d'ordre de maison, ny plus dignement ny
plus constamment conduit que le sien. Heureux, qui ait reglé à si
iuste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans
son soing et empeschement: et sans que leur dispensation ou assemblage,
interrompe d'autres occupations, qu'il suit, plus conuenables,•
plus tranquilles, et selon son cœur. L'aisance donc et
l'indigence despendent de l'opinion d'vn chacun, et non plus la richesse,
que la gloire, que la santé, n'ont qu'autant de beauté et de
plaisir, que leur en preste celuy qui les possede. Chascun est bien
ou mal, selon qu'il s'en trouue. Non de qui on le croid, mais qui1
le croid de soy, est content: et en cella seul la creance se donne
essence et verité. La fortune ne nous fait ny bien ny mal: elle
nous en offre seulement la matiere et la semence: laquelle nostre
ame, plus puissante qu'elle, tourne et applique comme il luy plaist:
seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse.•
Les accessions externes prennent saueur et couleur de l'interne
constitution: comme les accoustrements nous eschauffent
non de leur chaleur, mais de la nostre, laquelle ils sont propres à
couuer et nourrir: qui en abrieroit vn corps froid, il en tireroit
mesme seruice pour la froideur? ainsi se conserue la neige et la2
glace. Certes tout en la maniere qu'à vn faineant l'estude sert de
tourment, à vn yurongne l'abstinence du vin, la frugalité est supplice
au luxurieux, et l'exercice gehenne à vn homme delicat et
oisif: ainsin en est-il du reste. Les choses ne sont pas si douloureuses,
ny difficiles d'elles mesmes: mais nostre foiblesse et lascheté•
les fait telles. Pour iuger des choses grandes et haultes, il
faut un' ame de mesme, autrement nous leur attribuons le vice,
qui est le nostre. Vn auiron droit semble courbe en l'eau. Il n'importe
pas seulement qu'on voye la chose, mais comment on la voye.
est violente, elle est courte: si elle est longue, elle est legere:
si grauis, breuis: si longus, leuis. Tu ne la sentiras guere long temps,•
si tu la sens trop: elle mettra fin à soy, ou à toy: l'vn et l'autre
reuient à vn. Si tu ne la portes, elle t'emportera. Memineris maximos
morte finiri; paruos multa habere interualla requietis, mediocrium
nos esse dominos: vt si tolerabiles sint, feramus: sin minus,
è vita, quum ea non placeat, tanquàm è theatro exeamus. Ce qui3
nous fait souffrir auec tant d'impatience la douleur, c'est de n'estre
pas accoustumez de prendre nostre principal contentement en l'ame,
de ne nous attendre point assez à elle, qui est seule et souueraine
maistresse de nostre condition. Le corps n'a, sauf le plus et le moins,
qu'vn train et qu'vn pli. Elle est variable en toute sorte de formes,•
et renge à soy, et à son estat, quel qu'il soit, les sentiments du corps,
et tous autres accidents. Pourtant la faut il estudier, et enquerir;
et esueiller en elle ses ressorts tout-puissants. Il n'y a raison, ny
prescription, ny force, qui vaille contre son inclination et son chois.
De tant de milliers de biais, qu'elle a en sa disposition, donnons•
luy en vn, propre à nostre repos et conseruation: nous voyla non
couuerts seulement de toute offense, mais gratifiez mesmes et flattez,
si bon luy semble, des offenses et des maux. Elle faict son
profit indifferemment de tout. L'erreur, les songes, luy seruent vtilement,
comme vne loyale matiere, à nous mettre à garant, et en1
contentement. Il est aisé à voir, que ce qui aiguise en nous la douleur
et la volupté, c'est la pointe de nostre esprit. Les bestes, qui le
tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments libres et
naifs: et par consequent vns, à peu pres, en chasque espece, ainsi
qu'elles montrent par la semblable application de leurs mouuements.•
Si nous ne troublions en noz membres, la iurisdiction qui leur appartient
en cela: il est à croire, que nous en serions mieux, et que
nature leur a donné vn iuste et moderé temperament, enuers la
volupté et enuers la douleur. Et ne peut faillir d'estre iuste, estant
egal et commun. Mais puis que nous nous sommes emancipez de ses2
regles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de noz fantasies:
au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable.
Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté,
d'autant qu'il oblige et attache par trop l'ame au corps: moy plustost
au rebours, d'autant qu'il l'en desprent et desclouë. Tout ainsi•
que l'ennemy se rend plus aspre à nostre fuite, aussi s'enorgueillit
la douleur, à nous voir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien
meilleure composition, à qui luy fera teste: il se faut opposer et
bander contre. En nous acculant et tirant arriere, nous appellons à
nous et attirons la ruyne, qui nous menasse. Comme le corps est3
plus ferme à la charge en le roidissant: ainsin est l'ame. Mais
venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens foibles
de reins, comme moy: où nous trouuerons qu'il va de la douleur,
comme des pierres qui prennent couleur, ou plus haute, ou
plus morne, selon la feuille où lon les couche, et qu'elle ne tient•
qu'autant de place en nous, que nous luy en faisons. Tantum doluerunt,
quantum doloribus se inseruerunt. Nous sentons plus vn coup
de rasoir du Chirurgien, que dix coups d'espee en la chaleur du
combat. Les douleurs de l'enfantement, par les Medecins, et par
Dieu mesme estimees grandes, et que nous passons auec tant de4
ceremonies, il y a des nations entieres, qui n'en font nul compte.
Ie laisse à part les femmes Lacedemoniennes: mais aux Souisses
parmi nos gens de pied, quel changement y trouuez vous? sinon
que trottans apres leurs maris, vous leur voyez auiourd'huy porter
au col l'enfant, qu'elles auoient hyer au ventre: et ces Ægyptiennes
contre-faictes ramassées d'entre nous, vont elles mesmes•
lauer les leurs, qui viennent de naistre, et prennent leur baing en
la plus prochaine riuiere. Outre tant de garces qui desrobent tous
les iours leurs enfants en la generation comme en la conception,
cette belle et noble femme de Sabinus Patricien Romain, pour l'interest
d'autruy porta seule et sans secours et sans voix et gemissemens1
l'enfantement de deux iumeaux. Vn simple garçonnet de
Lacedemone, ayant derobé vn renard (car ils craignoient encore
plus la honte de leur sottise au larecin, que nous ne craignons la
peine de nostre malice) et l'ayant mis souz sa cappe, endura plustost
qu'il luy eust rongé le ventre, que de se descouurir. Et vn•
autre, donnant de l'encens à vn sacrifice, se laissa brusler iusques
à l'os, par vn charbon tombé dans sa manche, pour ne troubler le
mystere. Et s'en est veu vn grand nombre pour le seul essay de
vertu, suiuant leur institution, qui ont souffert en l'aage de sept
ans, d'estre foüettez iusques à la mort, sans alterer leur visage. Et2
Cicero les a veuz se battre à trouppes: de poings, de pieds, et de
dents, iusques à s'euanouir auant que d'aduoüer estre vaincus.
Nunquam naturam mos vinceret: est enim ea semper inuicta; sed
nos vmbris, deliciis, otio, languore, desidia, animum infecimus;
opinionibus malóque more delinitum molliuimus. Chacun sçait•
l'histoire de Sceuola, qui s'estant coulé dans le camp ennemy, pour
en tuer le chef, et ayant failly d'attaincte, pour reprendre son effect
d'vne plus estrange inuention, et descharger sa patrie, confessa
à Porsenna, qui estoit le Roy qu'il vouloit tuer, non seulement
son desseing, mais adiousta qu'il auoit en son camp vn3
grand nombre de Romains complices de son entreprise tels que
luy. Et pour montrer quel il estoit, s'estant faict apporter vn brasier,
veit et souffrit griller et rostir son bras, iusques à ce que l'ennemy
mesme en ayant horreur, commanda oster le brasier. Quoy,
celuy qui ne daigna interrompre la lecture de son liure pendant•
qu'on l'incisoit? Et celuy, qui s'obstina à se mocquer et à rire à
l'enuy des maux, qu'on luy faisoit: de façon que la cruauté irritée
des bourreaux qui le tenoyent, et toutes les inuentions des tourmens
redoublez les vns sur les autres luy donnerent gaigné? Mais
c'estoit vn Philosophe. Quoy? vn gladiateur de Cæsar, endura tousiours4
riant qu'on luy sondast et detaillast ses playes. Quis mediocris
gladiator ingemuit? quis vultum mutauit vnquam? Quis non modò
stetit, verùm etiam decubuit turpiter? Quis cùm decubuisset, ferrum
recipere iussus, collum contraxit? Meslons y les femmes. Qui n'a
ouy parler à Paris de celle, qui se fit escorcher pour seulement en
acquerir le teint plus frais d'vne nouuelle peau? y en a qui se sont
fait arracher des dents viues et saines, pour en former la voix•
plus molle, et plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre.
Combien d'exemples du mespris de la douleur auons nous en ce
genre? Que ne peuuent elles? Que craignent elles, pour peu qu'il
y ait d'agencement à esperer en leur beauté?
Vellere queis cura est albos à stirpe capillos,1
Et faciem dempta pelle referre nouam.
J'en ay veu engloutir du sable, de la cendre, et se trauailler à point
nommé de ruiner leur estomac, pour acquerir les pasles couleurs.
Pour faire vn corps bien espagnolé, quelle gehenne ne souffrent
elles guindées et sanglées, auec de grosses coches sur les costez,•
iusques à la chair viue? ouy quelques fois à en mourir. Il est
ordinaire à beaucoup de nations de nostre temps, de se blesser à
escient, pour donner foy à leur parole: et nostre Roy en recite des
notables exemples, de ce qu'il en a veu en Poloigne, et en l'endroit
de luy mesme. Mais outre ce que ie sçay en auoir esté imité en2
France par aucuns, quand ie veins de ces fameux Estats de Blois,
i'auois veu peu auparauant vne fille en Picardie, pour tesmoigner
l'ardeur de ses promesses, et aussi sa constance, se donner du poinçon,
qu'elle portoit en son poil, quatre ou cinq bons coups dans le
bras, qui luy faisoient craquetter la peau, et la saignoient bien en•
bon escient. Les Turcs se font de grandes escarres pour leurs dames:
et afin que la merque y demeure, ils portent soudain du feu
sur la playe, et l'y tiennent vn temps incroyable, pour arrester le
sang, et former la cicatrice. Gents qui l'ont veu, l'ont escrit, et me
l'ont iuré. Mais pour dix aspres, il se trouue tous les iours entre eux3
qui se donnera vne bien profonde taillade dans le bras, ou dans les
cuisses. Ie suis bien ayse que les tesmoins nous sont plus à main,
où nous en auons plus affaire. Car la chrestienté nous en fournit à
suffisance. Et apres l'exemple de nostre sainct guide, il y en a eu
force, qui par deuotion ont voulu porter la croix. Nous apprenons•
par tesmoing tres-digne de foy, que le Roy S. Loys porta la here
iusques à ce que sur sa vieillesse, son confesseur l'en dispensa; et
que tous les Vendredis, il se faisoit battre les espaules par son
prestre, de cinq chainettes de fer, que pour cet effet on portoit
emmy ses besongnes de nuict. Guillaume nostre dernier Duc de4
Guyenne, pere de cette Alienor, qui transmit ce Duché aux maisons
de France et d'Angleterre, porta les dix ou douze derniers ans de
sa vie, continuellement vn corps de cuirasse, sous vn habit de religieux,
par penitence. Foulques Comte d'Anjou alla iusques en Ierusalem,
pour là se faire foëter à deux de ses valets, la corde au
col, deuant le sepulchre de nostre Seigneur. Mais ne voit-on encore
tous les iours au Vendredy S. en diuers lieux vn grand nombre•
d'hommes et femmes se battre iusques à se déchirer la chair et
percer iusques aux os? Cela ay-ie veu souuent et sans enchantement.
Et disoit-on, car ils vont masquez, qu'il y en auoit, qui pour
de l'argent entreprenoient en cela de garantir la religion d'autruy;
par vn mespris de la douleur, d'autant plus grand, que plus1
peuuent les éguillons de la deuotion, que de l'auarice. Q. Maximus
enterra son fils Consulaire: M. Cato le sien Preteur designé: et
L. Paulus les siens deux en peu de iours, d'vn visage rassis, et ne
portant nul tesmoignage de deuil. Ie disois en mes iours, de quelqu'vn
en gossant, qu'il auoit choué la diuine iustice. Car la mort•
violente de trois grands enfants, luy ayant esté enuoyée en vn iour,
pour vn aspre coup de verge, comme il est à croire: peu s'en fallut
qu'il ne la print à faueur et gratification singuliere du ciel. Ie n'ensuis
pas ces humeurs monstrueuses: mais i'en ay perdu en nourrice,
deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fascherie. Si2
n'est-il guere accident, qui touche plus au vif les hommes. Ie voy
assez d'autres communes occasions d'affliction, qu'à peine sentiroy-ie,
si elles me venoyent. Et en ay mesprisé quand elles me sont
venues, de celles ausquelles le monde donne vne si atroce figure,
que ie n'oserois m'en vanter au peuple sans rougir. Ex quo intelligitur,•
non in natura, sed in opinione esse ægritudinem. L'opinion
est vne puissante partie, hardie, et sans mesure. Qui rechercha
iamais de telle faim la seurté et le repos, qu'Alexandre et Cæsar
ont faict l'inquietude et les difficultez? Terez le pere de Sitalcez
souloit dire que quand il ne faisoit point la guerre, il luy estoit3
aduis qu'il n'y auoit point difference entre luy et son pallefrenier.
Caton Consul, pour s'asseurer d'aucunes villes en Espaigne, ayant
seulement interdict aux habitants d'icelles, de porter les armes:
grand nombre se tuerent: Ferox gens, nullam vitam rati sine armis
esse. Combien en sçauons nous qui ont fuy la douceur d'vne vie•
tranquille, en leurs maisons parmy leurs cognoissans, pour suiure
l'horreur des desers inhabitables; et qui se sont iettez à l'abiection,
vilité, et mespris du monde, et s'y sont pleuz iusques à l'affectation?
Le Cardinal Borrome, qui mourut dernierement à Milan,
au milieu de la desbauche, à quoy le conuioyt et sa noblesse, et ses4
grandes richesses, et l'air de l'Italie, et sa ieunesse, se maintint en
vne forme de vie si austere, que la mesme robbe qui luy seruoit en
esté, luy seruoit en hyuer: n'auoit pour son coucher que la paille:
et les heures qui luy restoyent des occupations de sa charge, il les
passoit estudiant continuellement, planté sur ses genoux, ayant vn
peu d'eau et de pain à costé de son liure: qui estoit toute la prouision•
de ses repas, et tout le temps qu'il y employoit. I'en sçay
qui à leur escient ont tiré et proffit et auancement du cocuage,
dequoy le seul nom effraye tant de gens. Si la veuë n'est le
plus necessaire de nos sens, il est au moins le plus plaisant: mais
les plus plaisans et vtiles de noz membres, semblent estre ceux1
qui seruent à nous engendrer: toutesfois assez de gens les ont pris
en hayne mortelle, pour cella seulement, qu'ils estoient trop aymables;
et les ont reiettez à cause de leur prix. Autant en opina
des yeux, celuy qui se les creua. La plus commune et plus saine
part des hommes, tient à grand heur l'abondance des enfants:•
moy et quelques autres, à pareil heur le defaut. Et quand on demande
à Thales pourquoy il ne se marie point: il respond, qu'il
n'ayme point à laisser lignée de soy. Que nostre opinion donne
prix aux choses; il se void par celles en grand nombre, ausquelles
nous ne regardons pas seulement, pour les estimer: ains à nous.2
Et ne considerons ny leurs qualitez, ny leurs vtilitez, mais seulement
nostre coust à les recouurer: comme si c'estoit quelque piece
de leur substance: et appellons valeur en elles, non ce qu'elles apportent,
mais ce que nous y apportons. Sur quoy ie m'aduise,
que nous sommes grands mesnagers de nostre mise. Selon qu'elle•
poise, elle sert, de ce mesmes qu'elle poise. Nostre opinion ne la
laisse iamais courir à faux fret. L'achat donne tiltre au diamant,
et la difficulté à la vertu, et la douleur à la deuotion, et l'aspreté à
la medecine. Tel pour arriuer à la pauureté ietta ses escus en cette
mesme mer, que tant d'autres fouillent de toutes pars pour y3
pescher des richesses. Epicurus dit que l'estre riche n'est pas
soulagement, mais changement d'affaires. De vray, ce n'est pas la disette,
c'est plustost l'abondance qui produict l'auarice. Ie veux dire
mon experience autour de ce subiect. I'ay vescu en trois sortes
de condition, depuis estre sorty de l'enfance. Le premier temps,
qui a duré pres de vingt années, ie le passay, n'aiant autres•
moyens, que fortuites, et despendant de l'ordonnance et secours
d'autruy, sans estat certain et sans prescription. Ma despence se
faisoit d'autant plus allegrement et auec moins de soing, qu'elle
estoit toute en la temerité de la fortune. Ie ne fu iamais mieux. Il
ne m'est oncques auenu de trouuer la bource de mes amis close:1
m'estant enioint au delà de toute autre necessité, la necessité de
ne faillir au terme que i'auoy prins à m'acquiter, lequel ils m'ont
mille fois alongé, voyant l'effort que ie me faisoy pour leur satisfaire:
en maniere que i'en rendoy vne loyauté mesnagere, et aucunement
piperesse. Ie sens naturellement quelque volupté à payer;•
comme si ie deschargeois mes espaules d'vn ennuyeux poix, et de
cette image de seruitude. Aussi qu'il y a quelque contentement qui
me chatouille à faire vne action iuste, et contenter autruy. I'excepte
les payements où il faut venir à marchander et conter: car
si ie ne trouue à qui en commettre la charge, ie les esloigne honteusement2
et iniurieusement tant que ie puis, de peur de cette altercation,
à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du
tout incompatible. Il n'est rien que ie haysse comme à marchander:
c'est vn pur commerce de trichoterie et d'impudence. Apres
vne heure de debat et de barguignage, l'vn et l'autre abandonne•
sa parolle et ses sermens pour cinq sous d'amendement. Et si
empruntons auec desaduantage. Car n'ayant point le cœur de requerir
en presence, i'en renuoyois le hazard sur le papier, qui ne
fait guere d'effort, et qui preste grandement la main au refuser.
Ie me remettois de la conduite de mon besoing plus gayement3
aux astres, et plus librement que ie n'ay faict depuis à ma prouidence
et à mon sens. La plus part des mesnagers estiment horrible
de viure ainsin en incertitude; et ne s'aduisent pas, premierement,
que la plus part du monde vit ainsi. Combien d'honnestes
hommes ont reietté tout leur certain à l'abandon, et le font tous•
les iours, pour cercher le vent de la faueur des Roys et de la fortune?
Cæsar s'endebta d'vn million d'or outre son vaillant, pour
deuenir Cæsar. Et combien de marchans commencent leur trafique
par la vente de leur metairie, qu'ils enuoyent aux Indes.
Tot per impotentia freta!4
En vne si grande siccité de deuotion, nous auons mille et mille
Colleges, qui la passent commodément, attendans tous les iours
de la liberalité du Ciel, ce qu'il faut à eux disner. Secondement,
ils ne s'aduisent pas, que cette certitude, sur laquelle ils se fondent,
n'est guere moins incertaine et hazardeuse que le hazard
mesme. Ie voy d'aussi pres la misere au delà de deux mille escus
de rente, que si elle estoit tout contre moy. Car outre ce que le
sort a dequoy ouurir cent breches à la pauureté au trauers de nos•
richesses, n'y ayant souuent nul moyen entre la supreme et infime
fortune,
Fortuna vitrea est: tum, quum splendet, frangitur;
et enuoyer cul sur pointe toutes nos deffences et leuées; ie trouue
que par diuerses causes, l'indigence se voit autant ordinairement1
logée chez ceux qui ont des biens, que chez ceux qui n'en ont point:
et qu'à l'auanture est elle aucunement moins incommode, quand
elle est seule, que quand elle se rencontre en compagnie des richesses.
Elles viennent plus de l'ordre, que de la recepte: Faber est suæ
quisque fortunæ. Et me semble plus miserable vn riche malaisé,•
necessiteux, affaireux, que celuy qui est simplement pauure. In
diuitiis inopes, quod genus egestatis grauissimum est. Les plus grands
Princes et plus riches, sont par pauureté et disette poussez ordinairement
à l'extreme necessité. Car en est-il de plus extreme,
que d'en deuenir tyrans, et iniustes vsurpateurs des biens de leurs2
subiets? Ma seconde forme, ç'a esté d'auoir de l'argent. A quoy
m'estant prins, i'en fis bien tost des reserues notables selon ma
condition: n'estimant pas que ce fust auoir, sinon autant qu'on
possede outre sa despence ordinaire: ny qu'on se puisse fier du
bien, qui est encore en esperance de recepte, pour claire qu'elle•
soit. Car quoy, disoy-ie, si i'estois surpris d'vn tel, ou d'vn tel accident?
Et à la suitte de ces vaines et vitieuses imaginations, i'allois
faisant l'ingenieux à prouuoir par cette superflue reserue à
tous inconueniens. Et sçauois encore respondre à celuy qui m'alleguoit
que le nombre des inconueniens estoit trop infiny; que si3
ce n'estoit à tous, c'estoit à aucuns et plusieurs. Cela ne se passoit
pas sans penible sollicitude. I'en faisoy vn secret: et moy, qui ose
tant dire de moy, ne parloy de mon argent, qu'en mensonge:
comme font les autres, qui s'appauurissent riches, s'enrichissent
pauures: et dispensent leur conscience de tesmoigner iamais sincerement•
de ce qu'ils ont. Ridicule et honteuse prudence. Allois-ie
en voyage? il ne me sembloit estre iamais suffisamment pourueu:
et plus ie m'estois chargé de monnoye, plus aussi ie m'estois
chargé de crainte: tantost de la seurté des chemins, tantost de la
fidelité de ceux qui conduisoyent mon bagage: duquel, comme
d'autres que ie cognois, ie ne m'asseurois iamais assez, si ie ne•
l'auois deuant mes yeux. Laissoy-ie ma boyte chez moy? combien
de soupçons et pensements espineux, et qui pis est incommunicables?
I'auois tousiours l'esprit de ce costé. Tout compté, il y a
plus de peine à garder l'argent qu'à l'acquerir. Si ie n'en faisois
du tout tant que i'en dis, au moins il me coustoit à m'empescher1
de le faire. De commodité, i'en tirois peu ou rien. Pour auoir
plus de moyen de despense, elle ne m'en poisoit pas moins. Car,
comme disoit Bion, autant se fache le cheuelu comme le chauue,
qu'on luy arrache le poil. Et depuis que vous estes accoustumé,
et auez planté vostre fantasie sur certain monceau, il n'est plus à•
vostre seruice: vous n'oseriez l'escorner. C'est vn bastiment qui,
comme il vous semble, croullera tout, si vous y touchez: il faut
que la necessité vous prenne à la gorge pour l'entamer. Et au parauant
i'engageois mes hardes, et vendois vn cheual, auec bien
moins de contrainte et moins enuis, que lors ie ne faisois bresche2
à cette bource fauorie, que ie tenois à part. Mais le danger estoit, que
mal aysément peut-on establir bornes certaines à ce desir (elles
sont difficiles à trouuer, és choses qu'on croit bonnes) et arrester
vn poinct à l'espargne: on va tousiours grossissant cet amas, et
l'augmentant d'vn nombre à autre, iusques à se priuer vilainement•
de la iouyssance de ses propres biens: et l'establir toute en la
garde, et n'en vser point. Selon cette espece d'vsage, ce sont les
plus riches gents du monde, ceux qui ont charge de la garde des
portes et murs d'vne bonne ville. Tout homme pecunieux est auaricieux
à mon gré. Platon renge ainsi les biens corporels ou humains:3
la santé, la beauté, la force, la richesse: Et la richesse,
dit-il, n'est pas aueugle, mais tresclair-voyante, quand elle est illuminée
par la prudence. Dionysius le fils, eut bonne grace. On l'aduertit
que l'vn de ses Syracusains auoit caché dans terre vn thresor;
il luy manda de le luy apporter; ce qu'il fit, s'en reseruant à la•
desrobbée quelque partie; auec laquelle il s'en alla en vne autre
ville, où ayant perdu cet appetit de thesaurizer, il se mit à viure
plus liberalement. Ce qu'entendant Dionysius, luy fit rendre le
demeurant de son thresor; disant que puis qu'il auoit appris à
en sçauoir vser, il le luy rendoit volontiers. Ie fus quelques années4
en ce point. Ie ne sçay quel bon dæmon m'en ietta hors
tres-vtilement, comme le Syracusain; et m'enuoya toute cette conserue
à l'abandon: le plaisir de certain voyage de grande despence,
ayant mis au pied cette sotte imagination. Par où ie suis
retombé à vne tierce sorte de vie, ie dis ce que i'en sens, certes plus
plaisante beaucoup et plus reglée. C'est que ie fais courir ma despence
quand et quand ma recepte; tantost l'vne deuance, tantost•
l'autre: mais c'est de peu qu'elles s'abandonnent. Ie vis du iour à
la iournée, et me contente d'auoir dequoy suffire aux besoings presens
et ordinaires: aux extraordinaires toutes les prouisions du
monde n'y sçauroyent suffire. Et est follie de s'attendre que fortune
elle mesmes nous arme iamais suffisamment contre soy. C'est1
de noz armes qu'il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront
au bon du faict. Si i'amasse, ce n'est que pour l'esperance de quelque
voisine emploite; et non pour acheter des terres, dequoy ie
n'ay que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum, pecunia
est; non esse emacem, vectigal est. Ie n'ay ny guere peur que•
bien me faille, ny nul desir qu'il m'augmente. Diuitiarum fructus
est in copia; copiam declarat satietas. Et me gratifie singulierement
que cette correction me soit arriuée en vn aage naturellement
enclin à l'auarice, et que ie me vois desfaict de cette folie si
commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines2
folies. Feraulez, qui auoit passé par les deux fortunes, et trouué
que l'accroist de cheuance, n'estoit pas accroist d'appetit, au boire,
manger, dormir, et embrasser sa femme: et qui d'autre part, sentoit
poiser sur ses espaules l'importunité de l'œconomie, ainsi
qu'elle faict à moy; delibera de contenter vn ieune homme pauure,•
son fidele amy, abboyant apres les richesses; et luy feit present
de toutes les siennes, grandes et excessiues, et de celles encor qu'il
estoit en train d'accumuler tous les iours par la liberalité de Cyrus
son bon maistre, et par la guerre: moyennant qu'il prinst la
charge de l'entretenir et nourrir honnestement, comme son hoste3
et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres-heureusement: et esgalement
contents du changement de leur condition. Voyla vn tour
que i'imiterois de grand courage. Et louë grandement la fortune
d'vn vieil Prelat, que ie voy s'estre si purement demis de sa bourse,
et de sa recepte, et de sa mise, tantost à vn seruiteur choisi, tantost•
à vn autre, qu'il a coulé vn long espace d'années, autant ignorant
cette sorte d'affaires de son mesnage, comme vn estranger.
La fiance de la bonté d'autruy, est un non leger tesmoignage de la
bonté propre: partant la fauorise Dieu volontiers. Et pour son regard,
ie ne voy point d'ordre de maison, ny plus dignement ny
plus constamment conduit que le sien. Heureux, qui ait reglé à si
iuste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans
son soing et empeschement: et sans que leur dispensation ou assemblage,
interrompe d'autres occupations, qu'il suit, plus conuenables,•
plus tranquilles, et selon son cœur. L'aisance donc et
l'indigence despendent de l'opinion d'vn chacun, et non plus la richesse,
que la gloire, que la santé, n'ont qu'autant de beauté et de
plaisir, que leur en preste celuy qui les possede. Chascun est bien
ou mal, selon qu'il s'en trouue. Non de qui on le croid, mais qui1
le croid de soy, est content: et en cella seul la creance se donne
essence et verité. La fortune ne nous fait ny bien ny mal: elle
nous en offre seulement la matiere et la semence: laquelle nostre
ame, plus puissante qu'elle, tourne et applique comme il luy plaist:
seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse.•
Les accessions externes prennent saueur et couleur de l'interne
constitution: comme les accoustrements nous eschauffent
non de leur chaleur, mais de la nostre, laquelle ils sont propres à
couuer et nourrir: qui en abrieroit vn corps froid, il en tireroit
mesme seruice pour la froideur? ainsi se conserue la neige et la2
glace. Certes tout en la maniere qu'à vn faineant l'estude sert de
tourment, à vn yurongne l'abstinence du vin, la frugalité est supplice
au luxurieux, et l'exercice gehenne à vn homme delicat et
oisif: ainsin en est-il du reste. Les choses ne sont pas si douloureuses,
ny difficiles d'elles mesmes: mais nostre foiblesse et lascheté•
les fait telles. Pour iuger des choses grandes et haultes, il
faut un' ame de mesme, autrement nous leur attribuons le vice,
qui est le nostre. Vn auiron droit semble courbe en l'eau. Il n'importe
pas seulement qu'on voye la chose, mais comment on la voye.
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