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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
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Or sus, pourquoy de tant de discours, qui persuadent diuersement3
les hommes de mespriser la mort, et de porter la douleur,
n'en trouuons nous quelcun qui face pour nous? Et de tant d'especes
d'imaginations qui l'ont persuadé à autruy, que chacun n'en applique
il à soy vn le plus selon son humeur? S'il ne peut digerer
la drogue forte et abstersiue, pour desraciner le mal, au moins•
qu'il la prenne lenitiue pour le soulager. Opinio est quædam effeminata
ac leuis: nec in dolore magis, quàm eadem in voluptate: qua,
quum liquescimus fluimusque mollitia, apis aculeum sine clamore ferre
non possumus... Totum in eo est, vt tibi imperes. Au demeurant on
n'eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure•
l'aspreté des douleurs, et humaine foiblesse. Car on la contraint
de se reietter à ces inuincibles repliques: S'il est mauuais de
viure en necessité, au moins de viure en necessité, il n'est aucune
necessité. Nul n'est mal long temps qu'à sa faute. Qui n'a le
cœur de souffrir ny la mort ny la vie; qui ne veut ny resister ni1
fuir, que luy feroit-on?
les hommes de mespriser la mort, et de porter la douleur,
n'en trouuons nous quelcun qui face pour nous? Et de tant d'especes
d'imaginations qui l'ont persuadé à autruy, que chacun n'en applique
il à soy vn le plus selon son humeur? S'il ne peut digerer
la drogue forte et abstersiue, pour desraciner le mal, au moins•
qu'il la prenne lenitiue pour le soulager. Opinio est quædam effeminata
ac leuis: nec in dolore magis, quàm eadem in voluptate: qua,
quum liquescimus fluimusque mollitia, apis aculeum sine clamore ferre
non possumus... Totum in eo est, vt tibi imperes. Au demeurant on
n'eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure•
l'aspreté des douleurs, et humaine foiblesse. Car on la contraint
de se reietter à ces inuincibles repliques: S'il est mauuais de
viure en necessité, au moins de viure en necessité, il n'est aucune
necessité. Nul n'est mal long temps qu'à sa faute. Qui n'a le
cœur de souffrir ny la mort ny la vie; qui ne veut ny resister ni1
fuir, que luy feroit-on?
CHAPITRE XLI. (TRADUCTION LIV. I, CH. XLI.)
De ne communiquer sa gloire.
DE toutes les resueries du monde, la plus receuë et plus vniuerselle,
est le soing de la reputation et de la gloire, que nous
espousons iusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la
santé, qui sont biens effectuels et substantiaux, pour suyure cette•
vaine image, et cette simple voix, qui n'a ny corps ny prise:
La fama ch'inuaghisce a vn dolce suono
Gli superbi mortali, et par' si bella,
E vn echo, vn sogno, anzi d'vn sogno vn' ombra
Ch' ad ogni vento si delegua et sgombra.2
est le soing de la reputation et de la gloire, que nous
espousons iusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la
santé, qui sont biens effectuels et substantiaux, pour suyure cette•
vaine image, et cette simple voix, qui n'a ny corps ny prise:
La fama ch'inuaghisce a vn dolce suono
Gli superbi mortali, et par' si bella,
E vn echo, vn sogno, anzi d'vn sogno vn' ombra
Ch' ad ogni vento si delegua et sgombra.2
Et des humeurs des-raisonnables des hommes, il semble que les
philosophes mesmes se défacent plus tard et plus enuis de cette-cy
que de nulle autre: c'est la plus reuesche et opiniastre. Quia
etiam bene proficientes animos tentare non cessat. Il n'en est guiere
de laquelle la raison accuse si clairement la vanité: mais elle a•
ses racines si vifues en nous, que ie ne sçay si iamais aucun s'en
est peu nettement descharger. Apres que vous auez tout dict et
tout creu, pour la desaduouer, elle produict contre vostre discours
vne inclination si intestine, que vous auez peu que tenir à l'encontre.
Car comme dit Cicero, ceux mesmes qui la combatent,3
encores veulent-ils, que les liures, qu'ils en escriuent, portent au
front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu'ils ont mesprisé
la gloire. Toutes autres choses tombent en commerce.
Nous prestons nos biens et nos vies au besoin de nos amis: mais
de communiquer son honneur, et d'estrener autruy de sa gloire,
il ne se voit gueres. Catulus Luctatius en la guerre contre les
Cymbres, ayant faict tous efforts pour arrester ses soldats qui•
fuioient deuant les ennemis, se mit luy-mesmes entre les fuyards,
et contrefit le coüard, affin qu'ils semblassent plustost suiure leur
Capitaine, que fuyr l'ennemy: c'estoit abandonner sa reputation,
pour couurir la honte d'autruy. Quand Charles cinquiesme passa
en Prouence, l'an mil cinq cens trente sept, on tient que Antoine1
de Leue voyant l'Empereur resolu de ce voyage, et l'estimant luy
estre merueilleusement glorieux, opinoit toutesfois le contraire,
et le desconseilloit, à cette fin que toute la gloire et honneur de
ce conseil, en fust attribué à son maistre: et qu'il fust dict, son
bon aduis et sa preuoyance auoit esté telle, que contre l'opinion•
de tous, il eust mis à fin vne si belle entreprinse: qui estoit l'honorer
à ses despens. Les Ambassadeurs Thraciens, consolans Archileonide
mere de Brasidas, de la mort de son fils, et le haut-louans,
iusques à dire, qu'il n'auoit point laissé son pareil: elle
refusa cette louange priuee et particuliere, pour la rendre au2
public: Ne me dites pas cela, fit-elle, ie sçay que la ville de Sparte
a plusieurs citoyens plus grands et plus vaillans qu'il n'estoit.
En la bataille de Crecy, le Prince de Gales, encores fort ieune,
auoit l'auant-garde à conduire: le principal effort du rencontre,
fust en cet endroit: les Seigneurs qui l'accompagnoient se trouuans•
en dur party d'armes, manderent au Roy Edoüard de s'approcher,
pour les secourir: il s'enquit de l'estat de son fils, et
luy ayant esté respondu, qu'il estoit viuant et à cheual: Ie luy
ferois, dit-il, tort de luy aller maintenant desrober l'honneur de la
victoire de ce combat, qu'il a si long temps soustenu: quelque3
hazard qu'il y ait, elle sera toute sienne: et n'y voulut aller ny
enuoyer: sçachant s'il y fust allé, qu'on eust dit que tout estoit
perdu sans son secours, et qu'on luy eust attribué l'aduantage de
cet exploit. Semper enim quod postremum adiectum est, id rem totam
videtur traxisse. Plusieurs estimoient à Rome, et se disoit communément•
que les principaux beaux-faits de Scipion estoient en partie
deuz à Lælius, qui toutesfois alla tousiours promouuant et secondant
la grandeur et gloire de Scipion, sans aucun soing de la sienne. Et
Theopompus Roy de Sparte à celuy qui luy disoit que la chose publique
demeuroit sur ses pieds, pour autant qu'il sçauoit bien commander:4
C'est plustost, dit-il, parce que le peuple sçait bien obeyr.
philosophes mesmes se défacent plus tard et plus enuis de cette-cy
que de nulle autre: c'est la plus reuesche et opiniastre. Quia
etiam bene proficientes animos tentare non cessat. Il n'en est guiere
de laquelle la raison accuse si clairement la vanité: mais elle a•
ses racines si vifues en nous, que ie ne sçay si iamais aucun s'en
est peu nettement descharger. Apres que vous auez tout dict et
tout creu, pour la desaduouer, elle produict contre vostre discours
vne inclination si intestine, que vous auez peu que tenir à l'encontre.
Car comme dit Cicero, ceux mesmes qui la combatent,3
encores veulent-ils, que les liures, qu'ils en escriuent, portent au
front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu'ils ont mesprisé
la gloire. Toutes autres choses tombent en commerce.
Nous prestons nos biens et nos vies au besoin de nos amis: mais
de communiquer son honneur, et d'estrener autruy de sa gloire,
il ne se voit gueres. Catulus Luctatius en la guerre contre les
Cymbres, ayant faict tous efforts pour arrester ses soldats qui•
fuioient deuant les ennemis, se mit luy-mesmes entre les fuyards,
et contrefit le coüard, affin qu'ils semblassent plustost suiure leur
Capitaine, que fuyr l'ennemy: c'estoit abandonner sa reputation,
pour couurir la honte d'autruy. Quand Charles cinquiesme passa
en Prouence, l'an mil cinq cens trente sept, on tient que Antoine1
de Leue voyant l'Empereur resolu de ce voyage, et l'estimant luy
estre merueilleusement glorieux, opinoit toutesfois le contraire,
et le desconseilloit, à cette fin que toute la gloire et honneur de
ce conseil, en fust attribué à son maistre: et qu'il fust dict, son
bon aduis et sa preuoyance auoit esté telle, que contre l'opinion•
de tous, il eust mis à fin vne si belle entreprinse: qui estoit l'honorer
à ses despens. Les Ambassadeurs Thraciens, consolans Archileonide
mere de Brasidas, de la mort de son fils, et le haut-louans,
iusques à dire, qu'il n'auoit point laissé son pareil: elle
refusa cette louange priuee et particuliere, pour la rendre au2
public: Ne me dites pas cela, fit-elle, ie sçay que la ville de Sparte
a plusieurs citoyens plus grands et plus vaillans qu'il n'estoit.
En la bataille de Crecy, le Prince de Gales, encores fort ieune,
auoit l'auant-garde à conduire: le principal effort du rencontre,
fust en cet endroit: les Seigneurs qui l'accompagnoient se trouuans•
en dur party d'armes, manderent au Roy Edoüard de s'approcher,
pour les secourir: il s'enquit de l'estat de son fils, et
luy ayant esté respondu, qu'il estoit viuant et à cheual: Ie luy
ferois, dit-il, tort de luy aller maintenant desrober l'honneur de la
victoire de ce combat, qu'il a si long temps soustenu: quelque3
hazard qu'il y ait, elle sera toute sienne: et n'y voulut aller ny
enuoyer: sçachant s'il y fust allé, qu'on eust dit que tout estoit
perdu sans son secours, et qu'on luy eust attribué l'aduantage de
cet exploit. Semper enim quod postremum adiectum est, id rem totam
videtur traxisse. Plusieurs estimoient à Rome, et se disoit communément•
que les principaux beaux-faits de Scipion estoient en partie
deuz à Lælius, qui toutesfois alla tousiours promouuant et secondant
la grandeur et gloire de Scipion, sans aucun soing de la sienne. Et
Theopompus Roy de Sparte à celuy qui luy disoit que la chose publique
demeuroit sur ses pieds, pour autant qu'il sçauoit bien commander:4
C'est plustost, dit-il, parce que le peuple sçait bien obeyr.
Comme les femmes, qui succedoient aux pairries, auoient, nonobstant
leur sexe, droit d'assister et opiner aux causes, qui appartiennent
à la iurisdiction des pairs: aussi les pairs ecclesiastiques,
nonobstant leur profession, estoient tenus d'assister nos
Roys en leurs guerres, non seulement de leurs amis et seruiteurs,
mais de leur personne. Aussi l'Euesque de Beauuais, se trouuant
auec Philippe Auguste en la bataille de Bouuines, participoit bien•
fort courageusement à l'effect: mais il luy sembloit, ne deuoir
toucher au fruit et gloire de cet exercice sanglant et violent. Il
mena de sa main plusieurs des ennemis à raison, ce iour là, et les
donnoit au premier Gentilhomme qu'il trouuoit, à esgosiller, ou
prendre prisonniers, luy en resignant toute l'execution. Et le feit1
ainsi de Guillaume Comte de Salsberi à messire Iean de Nesle.
D'vne pareille subtilité de conscience, à cet autre: il vouloit bien
assommer, mais non pas blesser: et pourtant ne combattoit que de
masse. Quelcun en mes iours, estant reproché par le Roy d'auoir
mis les mains sur vn prestre, le nioit fort et ferme: c'estoit qu'il•
l'auoit battu et foulé aux pieds.
leur sexe, droit d'assister et opiner aux causes, qui appartiennent
à la iurisdiction des pairs: aussi les pairs ecclesiastiques,
nonobstant leur profession, estoient tenus d'assister nos
Roys en leurs guerres, non seulement de leurs amis et seruiteurs,
mais de leur personne. Aussi l'Euesque de Beauuais, se trouuant
auec Philippe Auguste en la bataille de Bouuines, participoit bien•
fort courageusement à l'effect: mais il luy sembloit, ne deuoir
toucher au fruit et gloire de cet exercice sanglant et violent. Il
mena de sa main plusieurs des ennemis à raison, ce iour là, et les
donnoit au premier Gentilhomme qu'il trouuoit, à esgosiller, ou
prendre prisonniers, luy en resignant toute l'execution. Et le feit1
ainsi de Guillaume Comte de Salsberi à messire Iean de Nesle.
D'vne pareille subtilité de conscience, à cet autre: il vouloit bien
assommer, mais non pas blesser: et pourtant ne combattoit que de
masse. Quelcun en mes iours, estant reproché par le Roy d'auoir
mis les mains sur vn prestre, le nioit fort et ferme: c'estoit qu'il•
l'auoit battu et foulé aux pieds.
CHAPITRE XLII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XLII.)
De l'inegualité qui est entre nous.
PLVTARQVE dit en quelque lieu, qu'il ne trouue point si grande distance
de beste à beste, comme il trouue d'homme à homme. Il
parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité ie
trouue si loing d'Epaminundas, comme ie l'imagine, iusques à tel2
que ie cognois, ie dy capable de sens commun, que i'encherirois volontiers
sur Plutarque: et dirois qu'il y a plus de distance de tel
à tel homme, qu'il n'y a de tel homme à telle beste:
Hem! vir viro quid præstat!
et qu'il y a autant de degrez d'esprits, qu'il y a d'icy au ciel de•
brasses, et autant innumerables. Mais à propos de l'estimation
des hommes, c'est merueille que sauf nous, aucune chose ne s'estime
que par ses propres qualitez. Nous loüons vn cheual de ce qu'il est
vigoureux et adroit,
Volucrem3
Sic laudamus equum, facili cui plurima palma
Feruet, et exultat rauco victoria circo,
non de son harnois: vn leurier, de sa vistesse, non de son colier:
vn oyseau, de son aile, non de ses longes et sonnettes. Pourquoy de
mesmes n'estimons nous vn homme par ce qui est sien? Il a vn grand
train, vn beau palais, tant de credit, tant de rente: tout cela est autour
de luy, non en luy. Vous n'achetez pas vn chat en poche: si•
vous marchandez vn cheual, vous luy ostez ses bardes, vous le voyez
nud et à descouuert. Ou s'il est couuert, comme on les presentoit
anciennement aux Princes à vendre, c'est par les parties moins necessaires,
à fin que vous ne vous amusiez pas à la beauté de son
poil, ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrestiez principalement1
à considerer les iambes, les yeux, et le pied, qui sont les
membres les plus vtiles,
Regibus hic mos est: vbi equos mercantur, opertos
Inspiciunt; ne si facies, vt sæpe, decora
Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem,•
Quôd pulchræ clunes, breue quôd caput, ardua ceruix.
Pourquoy estimant vn homme l'estimez vous tout enueloppé et empacqueté?
Il ne nous faict montre que des parties, qui ne sont aucunement
siennes: et nous cache celles, par lesquelles seules on
peut vrayement iuger de son estimation. C'est le prix de l'espée que2
vous cerchez, non de la guaine: vous n'en donnerez à l'aduenture
pas vn quatrain, si vous l'auez despouillée. Il le faut iuger par luy
mesme, non par ses atours. Et comme dit tres-plaisamment vn ancien:
Sçauez vous pourquoy vous l'estimez grand? vous y comptez
la hauteur de ses patins. La base n'est pas de la statue. Mesurez le•
sans ses eschaces. Qu'il mette à part ses richesses et honneurs, qu'il
se presente en chemise. A il le corps propre à ses functions, sain et
allegre? Quelle ame a il? Est elle belle, capable, et heureusement
pourueue de toutes ses pieces? Est elle riche du sien, ou de l'autruy?
La fortune n'y a elle que voir? Si les yeux ouuerts elle attend les3
espées traites: s'il ne luy chaut par où luy sorte la vie, par la
bouche, ou par le gosier: si elle est rassise, equable et contente:
c'est ce qu'il faut veoir, et iuger par là les extremes differences qui
sont entre nous. Est-il
sapiens, sibique imperiosus;•
Quem neque pauperies, neque mors, neque vincula terrent;
Responsare cupidinibus, contemnere honores
Fortis; et in seipso totus teres atque rotundus,
Externi ne quid valeat per læue morari,
In quem manca ruit semper fortuna?4
Vn tel homme est cinq cens brasses au dessus des Royaumes et des
Duchez: il est luy mesmes à soy son empire.
Sapiens, pol! ipse fingit fortunam sibi.
Que luy reste il à desirer?
Nónne videmus,•
Nil aliud sibi naturam latrare, nisi vt quoi
Corpore seiunctus dolor absit, mente fruatur
Iucundo sensu, cura semotus metúque?
Comparez luy la tourbe de nos hommes, stupide, basse, seruile,
instable, et continuellement flotante en l'orage des passions diuerses,
qui la poussent et repoussent, pendant toute d'autruy: il y a plus•
d'esloignement que du ciel à la terre: et toutefois l'aueuglement de
nostre vsage est tel, que nous en faisons peu ou point d'estat. Là
où, si nous considerons vn paisan et vn Roy, vn noble et vn villain,
vn magistrat et vn homme priué, vn riche et vn pauure, il se presente
soudain à nos yeux vn' extreme disparité, qui ne sont differents1
par maniere de dire qu'en leurs chausses. En Thrace, le Roy
estoit distingué de son peuple d'vne plaisante maniere, et bien r'encherie.
Il auoit vne religion à part: vn Dieu tout à luy, qu'il n'appartenoit
à ses subiects d'adorer: c'estoit Mercure. Et luy, dedaignoit
les leurs, Mars, Bacchus, Diane. Ce ne sont pourtant que peintures,•
qui ne font aucune dissemblance essentielle. Car comme les ioüeurs
de comedie, vous les voyez sur l'eschaffaut faire vne mine de Duc et
d'Empereur, mais tantost apres, les voyla deuenuz valets et crocheteurs
miserables, qui est leur nayfue et originelle condition: aussi
l'Empereur, duquel la pompe vous esblouit en public:2
Scilicet et grandes viridi cum luce smaragdi
Auro includuntur, teritúrque thalassina vestis
Assiduè, et Veneris sudorem exercita potat,
voyez le derriere le rideau, ce n'est rien qu'vn homme commun, et
à l'aduenture plus vil que le moindre de ses subiects. Ille beatus•
introrsum est: istius bracteata felicitas est. La coüardise, l'irresolution,
l'ambition, le despit et l'enuie l'agitent comme vn autre:
Non enim gazæ, neque consularis
Summouet lictor miseros tumultus
Mentis et curas laqueata circum3
Tecta volantes:
et le soing et la crainte le tiennent à la gorge au milieu de ses
armées.
Re veráque metus hominum, curæque sequaces,
Nec metuunt sonitus armorum, nec fera tela,•
Audactérque inter reges, rerúmque potentes
Versantur, neque fulgorem reuerentur ab auro.
La fieubre, la migraine et la goutte l'espargnent elles non plus que
nous? Quand la vieillesse luy sera sur les espaules, les archers de
sa garde l'en deschargeront ils? Quand la frayeur de la mort le4
transira, se r'asseurera il par l'assistance des Gentils-hommes de
sa chambre? Quand il sera en ialousie et caprice, nos bonnettades
le remettront elles? Ce ciel de lict tout enflé d'or et de perles, n'a
aucune vertu à rappaiser les tranchées d'vne verte colique.
Nec calidæ citius decedunt corpore febres,•
Textilibus si in picturis ostróque rubenti
Iacteris, quàm si plebeia in veste cubandum est.
Les flateurs du grand Alexandre, luy faisoyent à croire qu'il estoit
fils de Iupiter: vn iour estant blessé, regardant escouler le sang de
sa playe: Et bien qu'en dites vous? fit-il: est-ce pas icy vn sang1
vermeil, et purement humain? il n'est pas de la trampe de celuy
que Homere fait escouler de la playe des Dieux. Hermodorus le
poëte auoit fait des vers en l'honneur d'Antigonus, où il l'appelloit
fils du Soleil: et luy au contraire: Celuy, dit-il, qui vuide ma
chaize percée, sçait bien qu'il n'en est rien. C'est vn homme pour•
tous potages. Et si de soy-mesmes c'est vn homme mal né, l'empire
de l'vniuers ne le sçauroit rabiller.
Puellæ
Hunc rapiant; quicquid calcauerit hic, rosa fiat.
Quoy pour cela, si c'est vne ame grossiere et stupide? la volupté2
mesme et le bon heur, ne s'apperçoiuent point sans vigueur et sans
esprit.
Hæc perinde sunt, vt illius animus, qui ea possidet,
Qui vti scit, ei bona; illi qui non vtitur rectè, mala.
Les biens de la fortune tous tels qu'ils sont, encores faut il auoir le•
sentiment propre à les sauourer. C'est le iouïr, non le posseder, qui
nous rend heureux.
Non domus et fundus, non æris aceruus et auri,
Ægroto domini deduxit corpore febres,
Non animo curas; valeat possessor oportet,3
Qui comportatis rebus benè cogitat vti.
Qui cupit, aut metuit, iuuat illum sic domus aut res,
Vt lippum pictæ tabulæ, fomenta podagram.
Il est vn sot, son goust est mousse et hebeté; il n'en iouït non plus
qu'vn morfondu de la douceur du vin Grec, ou qu'vn cheual de la•
richesse du harnois, duquel on l'a paré. Tout ainsi comme Platon
dit, que la santé, la beauté, la force, les richesses, et tout ce qui
s'appelle bien, est egalement mal à l'iniuste, comme bien au iuste,
et le mal au rebours. Et puis, où le corps et l'ame sont en mauuais
estat, à quoy faire ces commoditez externes? veu que la moindre4
picqueure d'espingle, et passion de l'ame, est suffisante à nous oster
le plaisir de la monarchie du monde. A la premiere strette que luy
donne la goutte, il a beau estre Sire et Majesté,
Totus et argento conflatus, totus et auro,
perd il pas le souuenir de ses palais et de ses grandeurs? S'il est en
colere, sa principauté le garde elle de rougir, de paslir, de grincer•
les dents comme vn fol? Or si c'est vn habile homme et bien né,
la royauté adiouste peu à son bon heur:
Si ventri bene, si lateri est, pedibúsque tuis, nil
Diuitiæ poterunt regales addere maius:
il voit que ce n'est que biffe et piperie. Oui à l'aduenture il sera de1
l'aduis du Roy Seleucus, Que qui sçauroit le poix d'vn sceptre, ne
daigneroit l'amasser quand il le trouueroit à terre: il le disoit pour
les grandes et penibles charges, qui touchent vn bon Roy. Certes ce
n'est pas peu de chose que d'auoir à regler autruy, puis qu'à regler
nous mesmes, il se presente tant de difficultez. Quant au commander,•
qui semble estre si doux; considerant l'imbecillité du iugement
humain, et la difficulté du chois és choses nouuelles et doubteuses,
ie suis fort de cet aduis, qu'il est bien plus aisé et plus plaisant de
suiure, que de guider: et que c'est vn grand seiour d'esprit de
n'auoir à tenir qu'vne voye tracée, et à respondre que de soy:2
Vt satiùs multo iam sit, parere quietum,
Quàm regere imperio res velle.
Ioint que Cyrus disoit, qu'il n'appartenoit de commander à homme,
qui ne vaille mieux que ceux à qui il commande. Mais le Roy
Hieron en Xenophon dict d'auantage, qu'à la iouyssance des voluptez•
mesmes, ils sont de pire condition que les priuez: d'autant que l'aysance
et la facilité, leur oste l'aigredouce pointe que nous y trouuons.
Pinguis amor nimiùmque potens, in tædia nobis
Vertitur, et, stomacho dulcis vt esca, nocet.3
Pensons nous que les enfans de cœur prennent grand plaisir à la
musique? La sacieté la leur rend plustost ennuyeuse. Les festins,
les danses, les masquarades, les tournois reiouyssent ceux qui ne
les voyent pas souuent, et qui ont desiré de les voir: mais à qui en
faict ordinaire, le goust en deuient fade et mal plaisant: ny les•
dames ne chatouillent celuy qui en iouyt à cœur saoul. Qui ne se
donne loisir d'auoir soif, ne sçauroit prendre plaisir à boire. Les
farces des bateleurs nous res-iouissent, mais aux ioüeurs elles seruent
de coruée. Et qu'il soit ainsi, ce sont delices aux Princes, c'est
leur feste, de se pouuoir quelque fois trauestir, et démettre à la façon
de viure basse et populaire.
Plerumque gratæ principibus vices,
Mundæque paruo sub lare pauperum
Cœnæ, sine aulæis et ostro,•
Solicitam explicuere frontem.
Il n'est rien si empeschant, si desgouté que l'abondance. Quel appetit
ne se rebuteroit, à veoir trois cents femmes à sa merci, comme
les a le grand Seigneur en son serrail? Et quel appetit et visage de
chasse, s'estoit reserué celuy de ses ancestres, qui n'alloit iamais1
aux champs, à moins de sept mille fauconniers? Et outre cela, ie
croy, que ce lustre de grandeur, apporte non legeres incommoditez
à la iouyssance des plaisirs plus doux: ils sont trop esclairez et
trop en butte. Et ie ne sçay comment on requiert plus d'eux de
cacher et couurir leur faute. Car ce qui est à nous indiscretion, à•
eux le peuple iuge que ce soit tyrannie, mespris, et desdain des
loix. Et outre l'inclination au vice, il semble qu'ils y adioustent encore
le plaisir de gourmander, et sousmettre à leurs pieds les obseruances
publiques. De vray Platon en son Gorgias, definit tyran celuy
qui a licence en vne cité d'y faire tout ce qui luy plaist. Et souuent2
à cette cause, la montre et publication de leur vice, blesse plus que
le vice mesme. Chacun craint à estre espié et contrerollé: ils le sont
iusques à leurs contenances et à leurs pensees; tout le peuple estimant
auoir droict et interest d'en iuger. Outre ce que les taches
s'agrandissent selon l'eminence et clarté du lieu, où elles sont assises:•
et qu'vn seing et vne verrue au front, paroissent plus que ne faict
ailleurs vne balafre. Voyla pourquoy les poëtes feignent les amours
de Iupiter conduites soubs autre visage que le sien: et de tant de
practiques amoureuses qu'ils luy attribuent, il n'en est qu'vne seule,
ce me semble, où il se trouue en sa grandeur et Maiesté. Mais reuenons3
à Hieron: il recite aussi combien il sent d'incommoditez en
sa royauté, pour ne pouuoir aller et voyager en liberté, estant comme
prisonnier dans les limites de son païs: et qu'en toutes ses actions
il se trouue enueloppé d'vne facheuse presse. De vray, à voir les
nostres tous seuls à table, assiegez de tant de parleurs et regardans•
inconnuz, i'en ay eu souuent plus de piété que d'enuie. Le Roy
Alphonse disoit que les asnes estoyent en cela de meilleure condition
que les Roys: leurs maistres les laissent paistre à leur aise, là
où les Roys ne peuuent pas obtenir cela de leurs seruiteurs. Et ne
m'est iamais tombé en fantasie, que ce fust quelque notable commodité4
à la vie d'vn homme d'entendement, d'auoir vne vingtaine de
contrerolleurs à sa chaise percée: ny que les seruices d'vn homme
qui a dix mille liures de rente, ou qui a pris Casal, ou defendu
Siene, luy soyent plus commodes et acceptables, que d'vn bon valet
et bien experimenté. Les auantages principesques sont quasi auantages
imaginaires. Chaque degré de fortune a quelque image de
principauté. Cæsar appelle Roytelets, tous les Seigneurs ayans iustice•
en France de son temps. De vray, sauf le nom de Sire, on
va bien auant auec nos Roys. Et voyez aux Prouinces esloingnées de
la Cour, nommons Bretaigne pour exemple, le train, les subiects,
les officiers, les occupations, le seruice et cerimonie d'vn Seigneur
retiré et casanier, nourry entre ses valets; et voyez aussi le vol de1
son imagination, il n'est rien plus royal: il oyt parler de son maistre
vne fois l'an, comme du Roy de Perse: et ne le recognoit, que par
quelque vieux cousinage, que son secretaire tient en registre. A la
verité nos loix sont libres assez; et le pois de la souueraineté ne
touche vn Gentil-homme François, à peine deux fois en sa vie. La•
subiection essentielle et effectuelle, ne regarde d'entre nous, que
ceux qui s'y conuient, et qui ayment à s'honnorer et enrichir par tel
seruice: car qui se veut tapir en son foyer, et sçait conduire sa maison
sans querelle, et sans procés, il est aussi libre que le Duc de
Venise. Paucos seruitus, plures seruitutem tenent. Mais sur tout2
Hieron faict cas, dequoy il se voit priué de toute amitié et societé
mutuelle: en laquelle consiste le plus parfait et doux fruict de la
vie humaine. Car quel tesmoignage d'affection et de bonne volonté,
puis-ie tirer de celuy, qui me doit, vueille il ou non, tout ce qu'il
peut? Puis-ie faire estat de son humble parler et courtoise reuerence,•
veu qu'il n'est pas en luy de me la refuser? L'honneur que nous receuons
de ceux qui nous craignent, ce n'est pas honneur: ces respects
se doiuent à la Royauté, non à moy.
Maximum hoc regni bonum est,
Quod facta domini cogitur populus sui3
Quâm ferre, tam laudare.
Vois-ie pas que le meschant, le bon Roy, celuy qu'on haït, celuy
qu'on ayme, autant en a l'vn que l'autre: de mesmes apparences,
de mesme ceremonie, estoit seruy mon predecesseur, et le sera mon
successeur. Si mes subiects ne m'offencent pas, ce n'est tesmoignage•
d'aucune bonne affection: pourquoy le prendray-ie en cette part-là,
puis qu'ils ne pourroient quand ils voudroient? Nul ne me suit pour
l'amitié, qui soit entre luy et moy: car il ne s'y sçauroit coudre
amitié, où il y a si peu de relation et de correspondance. Ma hauteur
m'a mis hors du commerce des hommes: il y a trop de disparité•
et de disproportion. Ils me suiuent par contenance et par coustume,
ou plus tost que moy ma fortune, pour en accroistre la leur. Tout
ce qu'ils me dient, et font, ce n'est que fard, leur liberté estant
bridée de toutes parts par la grande puissance que i'ay sur eux: ie
ne voy rien autour de moy que couuert et masqué. Ses courtisans1
loüoient vn iour Iulian l'Empereur de faire bonne iustice: Ie m'enorgueillirois
volontiers, dit-il, de ces loüanges, si elles venoient de
personnes, qui ozassent accuser ou mesloüer mes actions contraires,
quand elles y seroient. Toutes les vraies commoditez qu'ont les
Princes, leurs sont communes auec les hommes de moyenne fortune.•
C'est à faire aux Dieux, de monter des cheuaux aislez, et se paistre
d'Ambrosie: ils n'ont point d'autre sommeil et d'autre appetit que
le nostre: leur acier n'est pas de meilleure trempe, que celuy dequoy
nous nous armons; leur couronne ne les couure ny du soleil,
ny de la pluie. Diocletian qui en portoit vne si reuerée et si fortunée,2
la resigna pour se retirer au plaisir d'vne vie priuée: et quelque
temps apres, la necessité des affaires publiques, requerant qu'il
reuinst à prendre la charge, il respondit à ceux qui l'en prioient:
Vous n'entreprendriez pas de me persuader cela, si vous auiez veu
le bel ordre des arbres, que i'ay moymesme planté chez moy, et les•
beaux melons que i'y ay semez. A l'aduis d'Anacharsis le plus
heureux estat d'vne police, seroit où toutes autres choses estants
esgales, la precedence se mesureroit à la vertu, et le rebut au vice.
de beste à beste, comme il trouue d'homme à homme. Il
parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité ie
trouue si loing d'Epaminundas, comme ie l'imagine, iusques à tel2
que ie cognois, ie dy capable de sens commun, que i'encherirois volontiers
sur Plutarque: et dirois qu'il y a plus de distance de tel
à tel homme, qu'il n'y a de tel homme à telle beste:
Hem! vir viro quid præstat!
et qu'il y a autant de degrez d'esprits, qu'il y a d'icy au ciel de•
brasses, et autant innumerables. Mais à propos de l'estimation
des hommes, c'est merueille que sauf nous, aucune chose ne s'estime
que par ses propres qualitez. Nous loüons vn cheual de ce qu'il est
vigoureux et adroit,
Volucrem3
Sic laudamus equum, facili cui plurima palma
Feruet, et exultat rauco victoria circo,
non de son harnois: vn leurier, de sa vistesse, non de son colier:
vn oyseau, de son aile, non de ses longes et sonnettes. Pourquoy de
mesmes n'estimons nous vn homme par ce qui est sien? Il a vn grand
train, vn beau palais, tant de credit, tant de rente: tout cela est autour
de luy, non en luy. Vous n'achetez pas vn chat en poche: si•
vous marchandez vn cheual, vous luy ostez ses bardes, vous le voyez
nud et à descouuert. Ou s'il est couuert, comme on les presentoit
anciennement aux Princes à vendre, c'est par les parties moins necessaires,
à fin que vous ne vous amusiez pas à la beauté de son
poil, ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrestiez principalement1
à considerer les iambes, les yeux, et le pied, qui sont les
membres les plus vtiles,
Regibus hic mos est: vbi equos mercantur, opertos
Inspiciunt; ne si facies, vt sæpe, decora
Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem,•
Quôd pulchræ clunes, breue quôd caput, ardua ceruix.
Pourquoy estimant vn homme l'estimez vous tout enueloppé et empacqueté?
Il ne nous faict montre que des parties, qui ne sont aucunement
siennes: et nous cache celles, par lesquelles seules on
peut vrayement iuger de son estimation. C'est le prix de l'espée que2
vous cerchez, non de la guaine: vous n'en donnerez à l'aduenture
pas vn quatrain, si vous l'auez despouillée. Il le faut iuger par luy
mesme, non par ses atours. Et comme dit tres-plaisamment vn ancien:
Sçauez vous pourquoy vous l'estimez grand? vous y comptez
la hauteur de ses patins. La base n'est pas de la statue. Mesurez le•
sans ses eschaces. Qu'il mette à part ses richesses et honneurs, qu'il
se presente en chemise. A il le corps propre à ses functions, sain et
allegre? Quelle ame a il? Est elle belle, capable, et heureusement
pourueue de toutes ses pieces? Est elle riche du sien, ou de l'autruy?
La fortune n'y a elle que voir? Si les yeux ouuerts elle attend les3
espées traites: s'il ne luy chaut par où luy sorte la vie, par la
bouche, ou par le gosier: si elle est rassise, equable et contente:
c'est ce qu'il faut veoir, et iuger par là les extremes differences qui
sont entre nous. Est-il
sapiens, sibique imperiosus;•
Quem neque pauperies, neque mors, neque vincula terrent;
Responsare cupidinibus, contemnere honores
Fortis; et in seipso totus teres atque rotundus,
Externi ne quid valeat per læue morari,
In quem manca ruit semper fortuna?4
Vn tel homme est cinq cens brasses au dessus des Royaumes et des
Duchez: il est luy mesmes à soy son empire.
Sapiens, pol! ipse fingit fortunam sibi.
Que luy reste il à desirer?
Nónne videmus,•
Nil aliud sibi naturam latrare, nisi vt quoi
Corpore seiunctus dolor absit, mente fruatur
Iucundo sensu, cura semotus metúque?
Comparez luy la tourbe de nos hommes, stupide, basse, seruile,
instable, et continuellement flotante en l'orage des passions diuerses,
qui la poussent et repoussent, pendant toute d'autruy: il y a plus•
d'esloignement que du ciel à la terre: et toutefois l'aueuglement de
nostre vsage est tel, que nous en faisons peu ou point d'estat. Là
où, si nous considerons vn paisan et vn Roy, vn noble et vn villain,
vn magistrat et vn homme priué, vn riche et vn pauure, il se presente
soudain à nos yeux vn' extreme disparité, qui ne sont differents1
par maniere de dire qu'en leurs chausses. En Thrace, le Roy
estoit distingué de son peuple d'vne plaisante maniere, et bien r'encherie.
Il auoit vne religion à part: vn Dieu tout à luy, qu'il n'appartenoit
à ses subiects d'adorer: c'estoit Mercure. Et luy, dedaignoit
les leurs, Mars, Bacchus, Diane. Ce ne sont pourtant que peintures,•
qui ne font aucune dissemblance essentielle. Car comme les ioüeurs
de comedie, vous les voyez sur l'eschaffaut faire vne mine de Duc et
d'Empereur, mais tantost apres, les voyla deuenuz valets et crocheteurs
miserables, qui est leur nayfue et originelle condition: aussi
l'Empereur, duquel la pompe vous esblouit en public:2
Scilicet et grandes viridi cum luce smaragdi
Auro includuntur, teritúrque thalassina vestis
Assiduè, et Veneris sudorem exercita potat,
voyez le derriere le rideau, ce n'est rien qu'vn homme commun, et
à l'aduenture plus vil que le moindre de ses subiects. Ille beatus•
introrsum est: istius bracteata felicitas est. La coüardise, l'irresolution,
l'ambition, le despit et l'enuie l'agitent comme vn autre:
Non enim gazæ, neque consularis
Summouet lictor miseros tumultus
Mentis et curas laqueata circum3
Tecta volantes:
et le soing et la crainte le tiennent à la gorge au milieu de ses
armées.
Re veráque metus hominum, curæque sequaces,
Nec metuunt sonitus armorum, nec fera tela,•
Audactérque inter reges, rerúmque potentes
Versantur, neque fulgorem reuerentur ab auro.
La fieubre, la migraine et la goutte l'espargnent elles non plus que
nous? Quand la vieillesse luy sera sur les espaules, les archers de
sa garde l'en deschargeront ils? Quand la frayeur de la mort le4
transira, se r'asseurera il par l'assistance des Gentils-hommes de
sa chambre? Quand il sera en ialousie et caprice, nos bonnettades
le remettront elles? Ce ciel de lict tout enflé d'or et de perles, n'a
aucune vertu à rappaiser les tranchées d'vne verte colique.
Nec calidæ citius decedunt corpore febres,•
Textilibus si in picturis ostróque rubenti
Iacteris, quàm si plebeia in veste cubandum est.
Les flateurs du grand Alexandre, luy faisoyent à croire qu'il estoit
fils de Iupiter: vn iour estant blessé, regardant escouler le sang de
sa playe: Et bien qu'en dites vous? fit-il: est-ce pas icy vn sang1
vermeil, et purement humain? il n'est pas de la trampe de celuy
que Homere fait escouler de la playe des Dieux. Hermodorus le
poëte auoit fait des vers en l'honneur d'Antigonus, où il l'appelloit
fils du Soleil: et luy au contraire: Celuy, dit-il, qui vuide ma
chaize percée, sçait bien qu'il n'en est rien. C'est vn homme pour•
tous potages. Et si de soy-mesmes c'est vn homme mal né, l'empire
de l'vniuers ne le sçauroit rabiller.
Puellæ
Hunc rapiant; quicquid calcauerit hic, rosa fiat.
Quoy pour cela, si c'est vne ame grossiere et stupide? la volupté2
mesme et le bon heur, ne s'apperçoiuent point sans vigueur et sans
esprit.
Hæc perinde sunt, vt illius animus, qui ea possidet,
Qui vti scit, ei bona; illi qui non vtitur rectè, mala.
Les biens de la fortune tous tels qu'ils sont, encores faut il auoir le•
sentiment propre à les sauourer. C'est le iouïr, non le posseder, qui
nous rend heureux.
Non domus et fundus, non æris aceruus et auri,
Ægroto domini deduxit corpore febres,
Non animo curas; valeat possessor oportet,3
Qui comportatis rebus benè cogitat vti.
Qui cupit, aut metuit, iuuat illum sic domus aut res,
Vt lippum pictæ tabulæ, fomenta podagram.
Il est vn sot, son goust est mousse et hebeté; il n'en iouït non plus
qu'vn morfondu de la douceur du vin Grec, ou qu'vn cheual de la•
richesse du harnois, duquel on l'a paré. Tout ainsi comme Platon
dit, que la santé, la beauté, la force, les richesses, et tout ce qui
s'appelle bien, est egalement mal à l'iniuste, comme bien au iuste,
et le mal au rebours. Et puis, où le corps et l'ame sont en mauuais
estat, à quoy faire ces commoditez externes? veu que la moindre4
picqueure d'espingle, et passion de l'ame, est suffisante à nous oster
le plaisir de la monarchie du monde. A la premiere strette que luy
donne la goutte, il a beau estre Sire et Majesté,
Totus et argento conflatus, totus et auro,
perd il pas le souuenir de ses palais et de ses grandeurs? S'il est en
colere, sa principauté le garde elle de rougir, de paslir, de grincer•
les dents comme vn fol? Or si c'est vn habile homme et bien né,
la royauté adiouste peu à son bon heur:
Si ventri bene, si lateri est, pedibúsque tuis, nil
Diuitiæ poterunt regales addere maius:
il voit que ce n'est que biffe et piperie. Oui à l'aduenture il sera de1
l'aduis du Roy Seleucus, Que qui sçauroit le poix d'vn sceptre, ne
daigneroit l'amasser quand il le trouueroit à terre: il le disoit pour
les grandes et penibles charges, qui touchent vn bon Roy. Certes ce
n'est pas peu de chose que d'auoir à regler autruy, puis qu'à regler
nous mesmes, il se presente tant de difficultez. Quant au commander,•
qui semble estre si doux; considerant l'imbecillité du iugement
humain, et la difficulté du chois és choses nouuelles et doubteuses,
ie suis fort de cet aduis, qu'il est bien plus aisé et plus plaisant de
suiure, que de guider: et que c'est vn grand seiour d'esprit de
n'auoir à tenir qu'vne voye tracée, et à respondre que de soy:2
Vt satiùs multo iam sit, parere quietum,
Quàm regere imperio res velle.
Ioint que Cyrus disoit, qu'il n'appartenoit de commander à homme,
qui ne vaille mieux que ceux à qui il commande. Mais le Roy
Hieron en Xenophon dict d'auantage, qu'à la iouyssance des voluptez•
mesmes, ils sont de pire condition que les priuez: d'autant que l'aysance
et la facilité, leur oste l'aigredouce pointe que nous y trouuons.
Pinguis amor nimiùmque potens, in tædia nobis
Vertitur, et, stomacho dulcis vt esca, nocet.3
Pensons nous que les enfans de cœur prennent grand plaisir à la
musique? La sacieté la leur rend plustost ennuyeuse. Les festins,
les danses, les masquarades, les tournois reiouyssent ceux qui ne
les voyent pas souuent, et qui ont desiré de les voir: mais à qui en
faict ordinaire, le goust en deuient fade et mal plaisant: ny les•
dames ne chatouillent celuy qui en iouyt à cœur saoul. Qui ne se
donne loisir d'auoir soif, ne sçauroit prendre plaisir à boire. Les
farces des bateleurs nous res-iouissent, mais aux ioüeurs elles seruent
de coruée. Et qu'il soit ainsi, ce sont delices aux Princes, c'est
leur feste, de se pouuoir quelque fois trauestir, et démettre à la façon
de viure basse et populaire.
Plerumque gratæ principibus vices,
Mundæque paruo sub lare pauperum
Cœnæ, sine aulæis et ostro,•
Solicitam explicuere frontem.
Il n'est rien si empeschant, si desgouté que l'abondance. Quel appetit
ne se rebuteroit, à veoir trois cents femmes à sa merci, comme
les a le grand Seigneur en son serrail? Et quel appetit et visage de
chasse, s'estoit reserué celuy de ses ancestres, qui n'alloit iamais1
aux champs, à moins de sept mille fauconniers? Et outre cela, ie
croy, que ce lustre de grandeur, apporte non legeres incommoditez
à la iouyssance des plaisirs plus doux: ils sont trop esclairez et
trop en butte. Et ie ne sçay comment on requiert plus d'eux de
cacher et couurir leur faute. Car ce qui est à nous indiscretion, à•
eux le peuple iuge que ce soit tyrannie, mespris, et desdain des
loix. Et outre l'inclination au vice, il semble qu'ils y adioustent encore
le plaisir de gourmander, et sousmettre à leurs pieds les obseruances
publiques. De vray Platon en son Gorgias, definit tyran celuy
qui a licence en vne cité d'y faire tout ce qui luy plaist. Et souuent2
à cette cause, la montre et publication de leur vice, blesse plus que
le vice mesme. Chacun craint à estre espié et contrerollé: ils le sont
iusques à leurs contenances et à leurs pensees; tout le peuple estimant
auoir droict et interest d'en iuger. Outre ce que les taches
s'agrandissent selon l'eminence et clarté du lieu, où elles sont assises:•
et qu'vn seing et vne verrue au front, paroissent plus que ne faict
ailleurs vne balafre. Voyla pourquoy les poëtes feignent les amours
de Iupiter conduites soubs autre visage que le sien: et de tant de
practiques amoureuses qu'ils luy attribuent, il n'en est qu'vne seule,
ce me semble, où il se trouue en sa grandeur et Maiesté. Mais reuenons3
à Hieron: il recite aussi combien il sent d'incommoditez en
sa royauté, pour ne pouuoir aller et voyager en liberté, estant comme
prisonnier dans les limites de son païs: et qu'en toutes ses actions
il se trouue enueloppé d'vne facheuse presse. De vray, à voir les
nostres tous seuls à table, assiegez de tant de parleurs et regardans•
inconnuz, i'en ay eu souuent plus de piété que d'enuie. Le Roy
Alphonse disoit que les asnes estoyent en cela de meilleure condition
que les Roys: leurs maistres les laissent paistre à leur aise, là
où les Roys ne peuuent pas obtenir cela de leurs seruiteurs. Et ne
m'est iamais tombé en fantasie, que ce fust quelque notable commodité4
à la vie d'vn homme d'entendement, d'auoir vne vingtaine de
contrerolleurs à sa chaise percée: ny que les seruices d'vn homme
qui a dix mille liures de rente, ou qui a pris Casal, ou defendu
Siene, luy soyent plus commodes et acceptables, que d'vn bon valet
et bien experimenté. Les auantages principesques sont quasi auantages
imaginaires. Chaque degré de fortune a quelque image de
principauté. Cæsar appelle Roytelets, tous les Seigneurs ayans iustice•
en France de son temps. De vray, sauf le nom de Sire, on
va bien auant auec nos Roys. Et voyez aux Prouinces esloingnées de
la Cour, nommons Bretaigne pour exemple, le train, les subiects,
les officiers, les occupations, le seruice et cerimonie d'vn Seigneur
retiré et casanier, nourry entre ses valets; et voyez aussi le vol de1
son imagination, il n'est rien plus royal: il oyt parler de son maistre
vne fois l'an, comme du Roy de Perse: et ne le recognoit, que par
quelque vieux cousinage, que son secretaire tient en registre. A la
verité nos loix sont libres assez; et le pois de la souueraineté ne
touche vn Gentil-homme François, à peine deux fois en sa vie. La•
subiection essentielle et effectuelle, ne regarde d'entre nous, que
ceux qui s'y conuient, et qui ayment à s'honnorer et enrichir par tel
seruice: car qui se veut tapir en son foyer, et sçait conduire sa maison
sans querelle, et sans procés, il est aussi libre que le Duc de
Venise. Paucos seruitus, plures seruitutem tenent. Mais sur tout2
Hieron faict cas, dequoy il se voit priué de toute amitié et societé
mutuelle: en laquelle consiste le plus parfait et doux fruict de la
vie humaine. Car quel tesmoignage d'affection et de bonne volonté,
puis-ie tirer de celuy, qui me doit, vueille il ou non, tout ce qu'il
peut? Puis-ie faire estat de son humble parler et courtoise reuerence,•
veu qu'il n'est pas en luy de me la refuser? L'honneur que nous receuons
de ceux qui nous craignent, ce n'est pas honneur: ces respects
se doiuent à la Royauté, non à moy.
Maximum hoc regni bonum est,
Quod facta domini cogitur populus sui3
Quâm ferre, tam laudare.
Vois-ie pas que le meschant, le bon Roy, celuy qu'on haït, celuy
qu'on ayme, autant en a l'vn que l'autre: de mesmes apparences,
de mesme ceremonie, estoit seruy mon predecesseur, et le sera mon
successeur. Si mes subiects ne m'offencent pas, ce n'est tesmoignage•
d'aucune bonne affection: pourquoy le prendray-ie en cette part-là,
puis qu'ils ne pourroient quand ils voudroient? Nul ne me suit pour
l'amitié, qui soit entre luy et moy: car il ne s'y sçauroit coudre
amitié, où il y a si peu de relation et de correspondance. Ma hauteur
m'a mis hors du commerce des hommes: il y a trop de disparité•
et de disproportion. Ils me suiuent par contenance et par coustume,
ou plus tost que moy ma fortune, pour en accroistre la leur. Tout
ce qu'ils me dient, et font, ce n'est que fard, leur liberté estant
bridée de toutes parts par la grande puissance que i'ay sur eux: ie
ne voy rien autour de moy que couuert et masqué. Ses courtisans1
loüoient vn iour Iulian l'Empereur de faire bonne iustice: Ie m'enorgueillirois
volontiers, dit-il, de ces loüanges, si elles venoient de
personnes, qui ozassent accuser ou mesloüer mes actions contraires,
quand elles y seroient. Toutes les vraies commoditez qu'ont les
Princes, leurs sont communes auec les hommes de moyenne fortune.•
C'est à faire aux Dieux, de monter des cheuaux aislez, et se paistre
d'Ambrosie: ils n'ont point d'autre sommeil et d'autre appetit que
le nostre: leur acier n'est pas de meilleure trempe, que celuy dequoy
nous nous armons; leur couronne ne les couure ny du soleil,
ny de la pluie. Diocletian qui en portoit vne si reuerée et si fortunée,2
la resigna pour se retirer au plaisir d'vne vie priuée: et quelque
temps apres, la necessité des affaires publiques, requerant qu'il
reuinst à prendre la charge, il respondit à ceux qui l'en prioient:
Vous n'entreprendriez pas de me persuader cela, si vous auiez veu
le bel ordre des arbres, que i'ay moymesme planté chez moy, et les•
beaux melons que i'y ay semez. A l'aduis d'Anacharsis le plus
heureux estat d'vne police, seroit où toutes autres choses estants
esgales, la precedence se mesureroit à la vertu, et le rebut au vice.
Quand le Roy Pyrrhus entreprenoit de passer en Italie, Cyneas
son sage conseiller luy voulant faire sentir la vanité de son ambition:3
Et bien Sire, luy demanda-il, à quelle fin dressez vous cette
grande entreprinse? Pour me faire maistre de l'Italie, respondit-il
soudain: Et puis, suyuit Cyneas, cela faict? Ie passeray, dit l'autre,
en Gaule et en Espaigne: Et apres? Ie m'en iray subiuguer l'Afrique,
et en fin, quand i'auray mis le monde en ma subiection, ie me reposeray•
et viuray content et à mon aise. Pour Dieu, Sire, rechargea
lors Cyneas, dictes moy, à quoy il tient que vous ne soyez des à
present, si vous voulez, en cet estat? Pourquoy ne vous logez vous
des cette heure, où vous dites aspirer, et vous espargnez tant de trauail
et de hazard, que vous iettez entre deux?
Nimirum quia non bene norat quæ esset habendi•
Finis, et omnino quoad crescat vera voluptas.
son sage conseiller luy voulant faire sentir la vanité de son ambition:3
Et bien Sire, luy demanda-il, à quelle fin dressez vous cette
grande entreprinse? Pour me faire maistre de l'Italie, respondit-il
soudain: Et puis, suyuit Cyneas, cela faict? Ie passeray, dit l'autre,
en Gaule et en Espaigne: Et apres? Ie m'en iray subiuguer l'Afrique,
et en fin, quand i'auray mis le monde en ma subiection, ie me reposeray•
et viuray content et à mon aise. Pour Dieu, Sire, rechargea
lors Cyneas, dictes moy, à quoy il tient que vous ne soyez des à
present, si vous voulez, en cet estat? Pourquoy ne vous logez vous
des cette heure, où vous dites aspirer, et vous espargnez tant de trauail
et de hazard, que vous iettez entre deux?
Nimirum quia non bene norat quæ esset habendi•
Finis, et omnino quoad crescat vera voluptas.
Ie m'en vais clorre ce pas par vn verset ancien, que ie trouue
singulierement beau à ce propos:
Mores cuique sui fingunt fortunam.
singulierement beau à ce propos:
Mores cuique sui fingunt fortunam.
CHAPITRE XLIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XLIII.)
Des lois somptuaires.
LA façon dequoy nos loix essayent à regler les foles et vaines despences1
des tables, et vestemens, semble estre contraire à sa fin.
Le vray moyen, ce seroit d'engendrer aux hommes le mespris de
l'or et de la soye, comme de choses vaines et inutiles: et nous leur
augmentons l'honneur et le prix, qui est vne bien inepte façon pour
en dégouster les hommes. Car dire ainsi, Qu'il n'y aura que les•
Princes qui mangent du turbot, qui puissent porter du velours et
de la tresse d'or, et l'interdire au peuple, qu'est-ce autre chose que
mettre en credit ces choses là, et faire croistre l'enuie à chacun
d'en vser? Que les Roys quittent hardiment ces marques de grandeur,
ils en ont assez d'autres; tels excez sont plus excusables à2
tout autre qu'à vn Prince. Par l'exemple de plusieurs nations, nous
pouuons apprendre assez de meilleures façons de nous distinguer
exterieurement, et nos degrez (ce que i'estime à la verité, estre
bien requis en vn Estat) sans nourrir pour cet effect, cette corruption
et incommodité si apparente. C'est merueille comme la•
coustume en ces choses indifferentes plante aisément et soudain le
pied de son authorité. A peine fusmes nous vn an, pour le dueil du
Roy Henry second, à porter du drap à la Cour, il est certain que
desia à l'opinion d'vn chacun, les soyes estoient venuës à telle vilité,
que si vous en voyiez quelqu'vn vestu, vous en faisiez incontinent3
quelque homme de ville. Elles estoient demeurées en partage
aux medecins et aux chirurgiens: et quoy qu'vn chacun fust
à peu pres vestu de mesme, si y auoit-il d'ailleurs assez de distinctions
apparentes, des qualitez des hommes. Combien soudainement
viennent en honneur parmy nos armées, les pourpoins crasseux de•
chamois et de toille; et la pollisseure et richesse des vestements à
reproche et à mespris? Que les Roys commencent à quitter ces despences,
ce sera faict en vn mois sans edict, et sans ordonnance;
nous irons tous apres. La loy deuroit dire au rebours, Que le cramoisy
et l'orfeuerie est defenduë à toute espece de gens, sauf aux1
basteleurs et aux courtisanes. De pareille inuention corrigea Zeleucus,
les meurs corrompuës des Locriens. Ses ordonnances estoient
telles: Que la femme de condition libre, ne puisse mener
apres elle plus d'vne chambriere, sinon lors qu'elle sera yure:
ny ne puisse sortir hors la ville de nuict, ny porter ioyaux d'or à•
l'entour de sa personne, ny robbe enrichie de broderie, si elle n'est
publique et putain: que sauf les ruffiens, à homme ne loise porter
en son doigt anneau d'or, ny robbe delicate, comme sont celles des
draps tissus en la ville de Milet. Et ainsi par ces exceptions honteuses,
il diuertissoit ingenieusement ses citoyens des superfluitez2
et delices pernicieuses. C'estoit vne tres-vtile maniere d'attirer par
honneur et ambition, les hommes à leur deuoir et à l'obeissance.
des tables, et vestemens, semble estre contraire à sa fin.
Le vray moyen, ce seroit d'engendrer aux hommes le mespris de
l'or et de la soye, comme de choses vaines et inutiles: et nous leur
augmentons l'honneur et le prix, qui est vne bien inepte façon pour
en dégouster les hommes. Car dire ainsi, Qu'il n'y aura que les•
Princes qui mangent du turbot, qui puissent porter du velours et
de la tresse d'or, et l'interdire au peuple, qu'est-ce autre chose que
mettre en credit ces choses là, et faire croistre l'enuie à chacun
d'en vser? Que les Roys quittent hardiment ces marques de grandeur,
ils en ont assez d'autres; tels excez sont plus excusables à2
tout autre qu'à vn Prince. Par l'exemple de plusieurs nations, nous
pouuons apprendre assez de meilleures façons de nous distinguer
exterieurement, et nos degrez (ce que i'estime à la verité, estre
bien requis en vn Estat) sans nourrir pour cet effect, cette corruption
et incommodité si apparente. C'est merueille comme la•
coustume en ces choses indifferentes plante aisément et soudain le
pied de son authorité. A peine fusmes nous vn an, pour le dueil du
Roy Henry second, à porter du drap à la Cour, il est certain que
desia à l'opinion d'vn chacun, les soyes estoient venuës à telle vilité,
que si vous en voyiez quelqu'vn vestu, vous en faisiez incontinent3
quelque homme de ville. Elles estoient demeurées en partage
aux medecins et aux chirurgiens: et quoy qu'vn chacun fust
à peu pres vestu de mesme, si y auoit-il d'ailleurs assez de distinctions
apparentes, des qualitez des hommes. Combien soudainement
viennent en honneur parmy nos armées, les pourpoins crasseux de•
chamois et de toille; et la pollisseure et richesse des vestements à
reproche et à mespris? Que les Roys commencent à quitter ces despences,
ce sera faict en vn mois sans edict, et sans ordonnance;
nous irons tous apres. La loy deuroit dire au rebours, Que le cramoisy
et l'orfeuerie est defenduë à toute espece de gens, sauf aux1
basteleurs et aux courtisanes. De pareille inuention corrigea Zeleucus,
les meurs corrompuës des Locriens. Ses ordonnances estoient
telles: Que la femme de condition libre, ne puisse mener
apres elle plus d'vne chambriere, sinon lors qu'elle sera yure:
ny ne puisse sortir hors la ville de nuict, ny porter ioyaux d'or à•
l'entour de sa personne, ny robbe enrichie de broderie, si elle n'est
publique et putain: que sauf les ruffiens, à homme ne loise porter
en son doigt anneau d'or, ny robbe delicate, comme sont celles des
draps tissus en la ville de Milet. Et ainsi par ces exceptions honteuses,
il diuertissoit ingenieusement ses citoyens des superfluitez2
et delices pernicieuses. C'estoit vne tres-vtile maniere d'attirer par
honneur et ambition, les hommes à leur deuoir et à l'obeissance.
Nos Roys peuuent tout en telles reformations externes: leur
inclination y sert de loy. Quicquid principes faciunt, præcipere videntur.
Le reste de la France prend pour regle la regle de la Cour.•
Qu'ils se desplaisent de cette vilaine chaussure, qui montre si à
descouuert nos membres occultes: ce lourd grossissement de pourpoins,
qui nous faict tous autres que nous ne sommes, si incommode
à s'armer: ces longues tresses de poil effeminees: cet vsage
de baiser ce que nous presentons à nos compaignons, et nos mains3
en les saluant: ceremonie deuë autresfois aux seuls Princes: et
qu'vn Gentil-homme se trouue en lieu de respect, sans espée à son
costé, tout esbraillé, et destaché, comme s'il venoit de la garde-robbe:
et que contre la forme de nos peres, et la particuliere liberté
de la Noblesse de ce Royaume, nous nous tenons descouuerts•
bien loing autour d'eux, en quelque lieu qu'ils soyent: et comme
autour d'eux, autour de cent autres; tant nous auons de tiercelets
et quartelets de Roys: et ainsi d'autres pareilles introductions
nouuelles et vitieuses: elles se verront incontinent esuanouyes et
descriées. Ce sont erreurs superficielles, mais pourtant de mauuais
prognostique: et sommes aduertis que le massif se desment, quand
nous voyons fendiller l'enduict, et la crouste de nos parois. Platon•
en ses loix, n'estime peste au monde plus dommageable à sa
cité, que de laisser prendre liberté à la ieunesse, de changer en
accoustrements, en gestes, en danses, en exercices et en chansons,
d'vne forme à vne autre: remuant son iugement, tantost en cette
assiette, tantost en cette la: courant apres les nouuelletez, honorant1
leurs inuenteurs: par où les mœurs se corrompent, et les anciennes
institutions, viennent à desdein et à mesprix. En toutes
choses, sauf simplement aux mauuaises, la mutation est à craindre:
la mutation des saisons, des vents, des viures, des humeurs. Et
nulles loix ne sont en leur vray credit, que celles ausquelles Dieu•
a donné quelque ancienne durée: de mode, que personne ne sçache
leur naissance, ny qu'elles ayent iamais esté autres.
inclination y sert de loy. Quicquid principes faciunt, præcipere videntur.
Le reste de la France prend pour regle la regle de la Cour.•
Qu'ils se desplaisent de cette vilaine chaussure, qui montre si à
descouuert nos membres occultes: ce lourd grossissement de pourpoins,
qui nous faict tous autres que nous ne sommes, si incommode
à s'armer: ces longues tresses de poil effeminees: cet vsage
de baiser ce que nous presentons à nos compaignons, et nos mains3
en les saluant: ceremonie deuë autresfois aux seuls Princes: et
qu'vn Gentil-homme se trouue en lieu de respect, sans espée à son
costé, tout esbraillé, et destaché, comme s'il venoit de la garde-robbe:
et que contre la forme de nos peres, et la particuliere liberté
de la Noblesse de ce Royaume, nous nous tenons descouuerts•
bien loing autour d'eux, en quelque lieu qu'ils soyent: et comme
autour d'eux, autour de cent autres; tant nous auons de tiercelets
et quartelets de Roys: et ainsi d'autres pareilles introductions
nouuelles et vitieuses: elles se verront incontinent esuanouyes et
descriées. Ce sont erreurs superficielles, mais pourtant de mauuais
prognostique: et sommes aduertis que le massif se desment, quand
nous voyons fendiller l'enduict, et la crouste de nos parois. Platon•
en ses loix, n'estime peste au monde plus dommageable à sa
cité, que de laisser prendre liberté à la ieunesse, de changer en
accoustrements, en gestes, en danses, en exercices et en chansons,
d'vne forme à vne autre: remuant son iugement, tantost en cette
assiette, tantost en cette la: courant apres les nouuelletez, honorant1
leurs inuenteurs: par où les mœurs se corrompent, et les anciennes
institutions, viennent à desdein et à mesprix. En toutes
choses, sauf simplement aux mauuaises, la mutation est à craindre:
la mutation des saisons, des vents, des viures, des humeurs. Et
nulles loix ne sont en leur vray credit, que celles ausquelles Dieu•
a donné quelque ancienne durée: de mode, que personne ne sçache
leur naissance, ny qu'elles ayent iamais esté autres.
CHAPITRE XLIIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XLIV.)
Du dormir.
LA raison nous ordonne bien d'aller tousiours mesme chemin, mais
non toutesfois mesme train. Et ores que le sage ne doiue donner
aux passions humaines, de se fouruoyer de la droicte carriere,2
il peut bien sans interest de son deuoir, leur quitter aussi, d'en
haster ou retarder son pas, et ne se planter comme vn colosse immobile
et impassible. Quand la vertu mesme seroit incarnée, ie
croy que le poux luy battroit plus fort allant à l'assaut, qu'allant
disner: voire il est necessaire qu'elle s'eschauffe et s'esmeuue. A•
cette cause i'ay remarqué pour chose rare, de voir quelquefois les
grands personnages, aux plus hautes entreprinses et importans affaires,
se tenir si entiers en leur assiette, que de n'en accourcir pas
seulement leur sommeil. Alexandre le grand, le iour assigné à
cette furieuse bataille contre Darius, dormit si profondement, et si
haute matinée, que Parmenion fut contraint d'entrer en sa chambre,
et approchant de son lict, l'appeler deux ou trois fois par son•
nom, pour l'esueiller, le temps d'aller au combat le pressant. L'Empereur
Othon ayant resolu de se tuer, cette mesme nuit, apres auoir
mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent à ses seruiteurs,
et affilé le tranchant d'vne espée dequoy il se vouloit
donner, n'attendant plus qu'à sçauoir si chacun de ses amis s'estoit1
retiré en seureté, se print si profondement à dormir, que ses valets
de chambre l'entendoient ronfler. La mort de cet Empereur a beaucoup
de choses pareilles à celle du grand Caton, et mesmes cecy:
car Caton estant prest à se deffaire, cependant qu'il attendoit qu'on
luy rapportast nouuelles si les Senateurs qu'il faisoit retirer, s'estoient•
eslargis du port d'Vtique, se mit si fort à dormir, qu'on
l'oyoit souffler de la chambre voisine: et celuy qu'il auoit enuoyé
vers le port, l'ayant esueillé, pour luy dire que la tourmente empeschoit
les Senateurs de faire voile à leur aise, il y en renuoya
encore vn autre, et se r'enfonçant dans le lict, se remit encore à2
sommeiller, iusques à ce que ce dernier l'asseura de leur partement.
Encore auons nous dequoy le comparer au faict d'Alexandre,
en ce grand et dangereux orage, qui le menassoit, par la sedition
du Tribun Metellus, voulant publier le decret du rappel de Pompeius
dans la ville auecques son armée, lors de l'émotion de Catilina: auquel•
decret Caton seul insistoit, et en auoient eu Metellus et luy,
de grosses paroles et grandes menasses au Senat: mais c'estoit au
lendemain en la place, qu'il falloit venir à l'execution; où Metellus,
outre la faueur du peuple et de Cæsar conspirant lors aux aduantages
de Pompeius, se deuoit trouuer, accompagné de force esclaues3
estrangers, et escrimeurs à outrance, et Caton fortifié de sa seule
constance: de sorte que ses parens, ses domestiques, et beaucoup
de gens de bien, en estoyent en grand soucy: et en y eut qui passerent
la nuict ensemble, sans vouloir reposer, ny boire, ny manger,
pour le danger qu'ils luy voyoient preparé: mesme sa femme, et•
ses sœurs ne faisoyent que pleurer et se tourmenter en sa maison:
là où luy au contraire, reconfortoit tout le monde: et apres auoir
souppé comme de coustume, s'en alla coucher et dormir de fort
profond sommeil, iusques au matin, que l'vn de ses compagnons au
Tribunat, le vint esueiller pour aller à l'escarmouche. La connoissance,4
que nous auons de la grandeur de courage, de cet homme,
par le reste de sa vie, nous peut faire iuger en toute seureté, que
cecy luy partoit d'vne ame si loing esleuée au dessus de tels accidents,
qu'il n'en daignoit entrer en ceruelle, non plus que d'accidens
ordinaires. En la bataille nauale qu'Augustus gaigna contre
Sextus Pompeius en Sicile, sur le point d'aller au combat, il se
trouua pressé d'vn si profond sommeil, qu'il fallut que ses amis
l'esueillassent, pour donner le signe de la bataille. Cela donna occasion•
à M. Antonius de luy reprocher depuis, qu'il n'auoit pas eu
le cœur, seulement de regarder les yeux ouuerts, l'ordonnance de
son armée; et de n'auoir osé se presenter aux soldats, iusques à
ce qu'Agrippa luy vint annoncer la nouuelle de la victoire, qu'il
auoit eu sur ses ennemis. Mais quant au ieune Marius, qui fit encore1
pis (car le iour de sa derniere iournée contre Sylla, apres auoir
ordonné son armée, et donné le mot et signe de la bataille, il se
coucha dessoubs vn arbre à l'ombre, pour se reposer, et s'endormit
si serré, qu'à peine se peut-il esueiller de la route et fuitte de ses
gens, n'ayant rien veu du combat) ils disent que ce fut pour estre•
si extremement aggraué de trauail, et de faute de dormir, que nature
n'en pouuoit plus. Et à ce propos les medecins aduiseront si
le dormir est si necessaire, que nostre vie en dépende; car nous
trouuons bien, qu'on fit mourir le Roy Perseus de Macedoine prisonnier
à Rome, luy empeschant le sommeil, mais Pline en allegue,2
qui ont vescu long temps sans dormir. Chez Herodote, il y a des
nations, ausquelles les hommes dorment et veillent par demy années.
Et ceux qui escriuent la vie du sage Epimenides, disent qu'il
dormit cinquante sept ans de suitte.
non toutesfois mesme train. Et ores que le sage ne doiue donner
aux passions humaines, de se fouruoyer de la droicte carriere,2
il peut bien sans interest de son deuoir, leur quitter aussi, d'en
haster ou retarder son pas, et ne se planter comme vn colosse immobile
et impassible. Quand la vertu mesme seroit incarnée, ie
croy que le poux luy battroit plus fort allant à l'assaut, qu'allant
disner: voire il est necessaire qu'elle s'eschauffe et s'esmeuue. A•
cette cause i'ay remarqué pour chose rare, de voir quelquefois les
grands personnages, aux plus hautes entreprinses et importans affaires,
se tenir si entiers en leur assiette, que de n'en accourcir pas
seulement leur sommeil. Alexandre le grand, le iour assigné à
cette furieuse bataille contre Darius, dormit si profondement, et si
haute matinée, que Parmenion fut contraint d'entrer en sa chambre,
et approchant de son lict, l'appeler deux ou trois fois par son•
nom, pour l'esueiller, le temps d'aller au combat le pressant. L'Empereur
Othon ayant resolu de se tuer, cette mesme nuit, apres auoir
mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent à ses seruiteurs,
et affilé le tranchant d'vne espée dequoy il se vouloit
donner, n'attendant plus qu'à sçauoir si chacun de ses amis s'estoit1
retiré en seureté, se print si profondement à dormir, que ses valets
de chambre l'entendoient ronfler. La mort de cet Empereur a beaucoup
de choses pareilles à celle du grand Caton, et mesmes cecy:
car Caton estant prest à se deffaire, cependant qu'il attendoit qu'on
luy rapportast nouuelles si les Senateurs qu'il faisoit retirer, s'estoient•
eslargis du port d'Vtique, se mit si fort à dormir, qu'on
l'oyoit souffler de la chambre voisine: et celuy qu'il auoit enuoyé
vers le port, l'ayant esueillé, pour luy dire que la tourmente empeschoit
les Senateurs de faire voile à leur aise, il y en renuoya
encore vn autre, et se r'enfonçant dans le lict, se remit encore à2
sommeiller, iusques à ce que ce dernier l'asseura de leur partement.
Encore auons nous dequoy le comparer au faict d'Alexandre,
en ce grand et dangereux orage, qui le menassoit, par la sedition
du Tribun Metellus, voulant publier le decret du rappel de Pompeius
dans la ville auecques son armée, lors de l'émotion de Catilina: auquel•
decret Caton seul insistoit, et en auoient eu Metellus et luy,
de grosses paroles et grandes menasses au Senat: mais c'estoit au
lendemain en la place, qu'il falloit venir à l'execution; où Metellus,
outre la faueur du peuple et de Cæsar conspirant lors aux aduantages
de Pompeius, se deuoit trouuer, accompagné de force esclaues3
estrangers, et escrimeurs à outrance, et Caton fortifié de sa seule
constance: de sorte que ses parens, ses domestiques, et beaucoup
de gens de bien, en estoyent en grand soucy: et en y eut qui passerent
la nuict ensemble, sans vouloir reposer, ny boire, ny manger,
pour le danger qu'ils luy voyoient preparé: mesme sa femme, et•
ses sœurs ne faisoyent que pleurer et se tourmenter en sa maison:
là où luy au contraire, reconfortoit tout le monde: et apres auoir
souppé comme de coustume, s'en alla coucher et dormir de fort
profond sommeil, iusques au matin, que l'vn de ses compagnons au
Tribunat, le vint esueiller pour aller à l'escarmouche. La connoissance,4
que nous auons de la grandeur de courage, de cet homme,
par le reste de sa vie, nous peut faire iuger en toute seureté, que
cecy luy partoit d'vne ame si loing esleuée au dessus de tels accidents,
qu'il n'en daignoit entrer en ceruelle, non plus que d'accidens
ordinaires. En la bataille nauale qu'Augustus gaigna contre
Sextus Pompeius en Sicile, sur le point d'aller au combat, il se
trouua pressé d'vn si profond sommeil, qu'il fallut que ses amis
l'esueillassent, pour donner le signe de la bataille. Cela donna occasion•
à M. Antonius de luy reprocher depuis, qu'il n'auoit pas eu
le cœur, seulement de regarder les yeux ouuerts, l'ordonnance de
son armée; et de n'auoir osé se presenter aux soldats, iusques à
ce qu'Agrippa luy vint annoncer la nouuelle de la victoire, qu'il
auoit eu sur ses ennemis. Mais quant au ieune Marius, qui fit encore1
pis (car le iour de sa derniere iournée contre Sylla, apres auoir
ordonné son armée, et donné le mot et signe de la bataille, il se
coucha dessoubs vn arbre à l'ombre, pour se reposer, et s'endormit
si serré, qu'à peine se peut-il esueiller de la route et fuitte de ses
gens, n'ayant rien veu du combat) ils disent que ce fut pour estre•
si extremement aggraué de trauail, et de faute de dormir, que nature
n'en pouuoit plus. Et à ce propos les medecins aduiseront si
le dormir est si necessaire, que nostre vie en dépende; car nous
trouuons bien, qu'on fit mourir le Roy Perseus de Macedoine prisonnier
à Rome, luy empeschant le sommeil, mais Pline en allegue,2
qui ont vescu long temps sans dormir. Chez Herodote, il y a des
nations, ausquelles les hommes dorment et veillent par demy années.
Et ceux qui escriuent la vie du sage Epimenides, disent qu'il
dormit cinquante sept ans de suitte.
CHAPITRE XLV. (TRADUCTION LIV. I, CH. XLV.)
De la battaille de Dreux.
IL y eut tout plein de rares accidens en nostre battaille de Dreux:•
mais ceux qui ne fauorisent pas fort la reputation de M. de Guyse,
mettent volontiers en auant, qu'il ne se peut excuser d'auoir faict
alte, et temporisé auec les forces qu'il commandoit, cependant qu'on
enfonçoit Monsieur le Connestable chef de l'armée, auecques l'artillerie:
et qu'il valoit mieux se hazarder, prenant l'ennemy par flanc,3
qu'attendant l'aduantage de le voir en queuë, souffrir vne si lourde
perte. Mais outre ce, que l'issuë en tesmoigna, qui en debattra sans
passion, me confessera aisément, à mon aduis, que le but et la
visée, non seulement d'vn Capitaine, mais de chasque soldat, doit
regarder la victoire en gros; et que nulles occurrences particulieres,
quelque interest qu'il y ayt, ne le doiuent diuertir de ce point
là. Philopœmen en vne rencontre de Machanidas, ayant enuoyé deuant
pour attaquer l'escarmouche, bonne trouppe d'archers et gens•
de traict: et l'ennemy apres les auoir renuersez, s'amusant à les
poursuiure à toute bride, et coulant apres sa victoire le long de la
battaille où estoit Philopœmen, quoy que ses soldats s'en esmeussent,
il ne fut d'aduis de bouger de sa place, ny de se presenter à
l'ennemy, pour secourir ses gens: ains les ayant laissé chasser et1
mettre en pieces à sa veue, commença la charge sur les ennemis
au battaillon de leurs gens de pied, lorsqu'il les vid tout à fait abandonnez
de leurs gens de cheual: et bien que ce fussent Lacedemoniens,
d'autant qu'il les prit à l'heure, que pour tenir tout gaigné,
ils commençoient à se desordonner, il en vint aisément à bout, et•
cela fait se mit à poursuiure Machanidas. Ce cas est germain à celuy
de Monsieur de Guise. En cette aspre battaille d'Agesilaus
contre les Bœotiens, que Xenophon qui y estoit, dit estre la plus
rude qu'il eust oncques veu, Agesilaus refusa l'auantage que fortune
luy presentoit, de laisser passer le bataillon des Bœotiens, et les2
charger en queuë, quelque certaine victoire qu'il en preuist, estimant
qu'il y auoit plus d'art que de vaillance; et pour montrer sa
prouësse d'vne merueilleuse ardeur de courage, choisit plustost de
leur donner en teste: mais aussi fut-il bien battu et blessé, et contraint
en fin de se demesler, et prendre le party qu'il auoit refusé•
au commencement, faisant ouurir ses gens, pour donner passage à
ce torrent de Bœotiens: puis quand ils furent passez, prenant garde
qu'ils marcheoyent en desordre, comme ceux qui cuidoyent bien
estre hors de tout danger, il les fit suiure, et charger par les flancs:
mais pour cela ne les peut-il tourner en fuitte à val de route; ains3
se retirerent le petit pas, montrants tousiours les dents, iusques à
ce qu'ils se furent rendus à sauueté.
mais ceux qui ne fauorisent pas fort la reputation de M. de Guyse,
mettent volontiers en auant, qu'il ne se peut excuser d'auoir faict
alte, et temporisé auec les forces qu'il commandoit, cependant qu'on
enfonçoit Monsieur le Connestable chef de l'armée, auecques l'artillerie:
et qu'il valoit mieux se hazarder, prenant l'ennemy par flanc,3
qu'attendant l'aduantage de le voir en queuë, souffrir vne si lourde
perte. Mais outre ce, que l'issuë en tesmoigna, qui en debattra sans
passion, me confessera aisément, à mon aduis, que le but et la
visée, non seulement d'vn Capitaine, mais de chasque soldat, doit
regarder la victoire en gros; et que nulles occurrences particulieres,
quelque interest qu'il y ayt, ne le doiuent diuertir de ce point
là. Philopœmen en vne rencontre de Machanidas, ayant enuoyé deuant
pour attaquer l'escarmouche, bonne trouppe d'archers et gens•
de traict: et l'ennemy apres les auoir renuersez, s'amusant à les
poursuiure à toute bride, et coulant apres sa victoire le long de la
battaille où estoit Philopœmen, quoy que ses soldats s'en esmeussent,
il ne fut d'aduis de bouger de sa place, ny de se presenter à
l'ennemy, pour secourir ses gens: ains les ayant laissé chasser et1
mettre en pieces à sa veue, commença la charge sur les ennemis
au battaillon de leurs gens de pied, lorsqu'il les vid tout à fait abandonnez
de leurs gens de cheual: et bien que ce fussent Lacedemoniens,
d'autant qu'il les prit à l'heure, que pour tenir tout gaigné,
ils commençoient à se desordonner, il en vint aisément à bout, et•
cela fait se mit à poursuiure Machanidas. Ce cas est germain à celuy
de Monsieur de Guise. En cette aspre battaille d'Agesilaus
contre les Bœotiens, que Xenophon qui y estoit, dit estre la plus
rude qu'il eust oncques veu, Agesilaus refusa l'auantage que fortune
luy presentoit, de laisser passer le bataillon des Bœotiens, et les2
charger en queuë, quelque certaine victoire qu'il en preuist, estimant
qu'il y auoit plus d'art que de vaillance; et pour montrer sa
prouësse d'vne merueilleuse ardeur de courage, choisit plustost de
leur donner en teste: mais aussi fut-il bien battu et blessé, et contraint
en fin de se demesler, et prendre le party qu'il auoit refusé•
au commencement, faisant ouurir ses gens, pour donner passage à
ce torrent de Bœotiens: puis quand ils furent passez, prenant garde
qu'ils marcheoyent en desordre, comme ceux qui cuidoyent bien
estre hors de tout danger, il les fit suiure, et charger par les flancs:
mais pour cela ne les peut-il tourner en fuitte à val de route; ains3
se retirerent le petit pas, montrants tousiours les dents, iusques à
ce qu'ils se furent rendus à sauueté.
CHAPITRE XLVI. (TRADUCTION LIV. I, CH. XLVI.)
Des noms.
QVELQVE diuersité d'herbes qu'il y ait, tout s'enueloppe sous le nom
de salade. De mesme, sous la consideration des noms, ie m'en
voy faire icy vne galimafrée de diuers articles. Chaque nation a
quelques noms qui se prennent, ie ne sçay comment, en mauuaise
part: et à nous Iehan, Guillaume, Benoist. Item, il semble y auoir•
en la genealogie des Princes, certains noms fatalement affectez:
comme des Ptolomées à ceux d'Ægypte, des Henrys en Angleterre,
Charles en France, Baudoins en Flandres, et en nostre ancienne
Aquitaine des Guillaumes, d'où lon dit que le nom de Guienne est
venu: par vn froid rencontre, s'il n'en y auoit d'aussi cruds dans1
Platon mesme. Item, c'est vne chose legere, mais toutefois digne
de memoire pour son estrangeté, et escripte par tesmoin oculaire,
que Henry Duc de Normandie, fils de Henry second Roy d'Angleterre,
faisant vn festin en France, l'assemblée de la Noblesse y fut
si grande, que pour passe-temps, s'estant diuisée en bandes par la•
ressemblance des noms: en la premiere troupe qui fut des Guillaumes,
il se trouua cent dix Cheualiers assis à table portans ce
nom, sans mettre en comte les simples Gentils-hommes et seruiteurs.
Il est autant plaisant de distribuer les tables par les noms
des assistans, comme il estoit à l'Empereur Geta, de faire distribuer2
le seruice de ses mets, par la consideration des premieres lettres
du nom des viandes: on seruoit celles qui se commençoient
par m: mouton, marcassin, merlus, marsoin, ainsi des autres.
de salade. De mesme, sous la consideration des noms, ie m'en
voy faire icy vne galimafrée de diuers articles. Chaque nation a
quelques noms qui se prennent, ie ne sçay comment, en mauuaise
part: et à nous Iehan, Guillaume, Benoist. Item, il semble y auoir•
en la genealogie des Princes, certains noms fatalement affectez:
comme des Ptolomées à ceux d'Ægypte, des Henrys en Angleterre,
Charles en France, Baudoins en Flandres, et en nostre ancienne
Aquitaine des Guillaumes, d'où lon dit que le nom de Guienne est
venu: par vn froid rencontre, s'il n'en y auoit d'aussi cruds dans1
Platon mesme. Item, c'est vne chose legere, mais toutefois digne
de memoire pour son estrangeté, et escripte par tesmoin oculaire,
que Henry Duc de Normandie, fils de Henry second Roy d'Angleterre,
faisant vn festin en France, l'assemblée de la Noblesse y fut
si grande, que pour passe-temps, s'estant diuisée en bandes par la•
ressemblance des noms: en la premiere troupe qui fut des Guillaumes,
il se trouua cent dix Cheualiers assis à table portans ce
nom, sans mettre en comte les simples Gentils-hommes et seruiteurs.
Il est autant plaisant de distribuer les tables par les noms
des assistans, comme il estoit à l'Empereur Geta, de faire distribuer2
le seruice de ses mets, par la consideration des premieres lettres
du nom des viandes: on seruoit celles qui se commençoient
par m: mouton, marcassin, merlus, marsoin, ainsi des autres.
Item, il se dit qu'il fait bon auoir bon nom, c'est à dire credit
et reputation: mais encore à la verité est-il commode, d'auoir vn•
nom qui aisément se puisse prononcer et mettre en memoire: car
les Roys et les grands nous en cognoissent plus aisément, et oublient
plus mal volontiers; et de ceux mesmes qui nous seruent,
nous commandons plus ordinairement et employons ceux, desquels
les noms se presentent le plus facilement à la langue. I'ay veu le3
Roy Henry second, ne pouuoir nommer à droit vn Gentil-homme
de ce quartier de Gascongne; et à vne fille de la Royne, il fut luy
mesme d'aduis de donner le nom general de la race, par ce que
celuy de la maison paternelle luy sembla trop diuers. Et Socrates
estime digne du soing paternel, de donner vn beau nom aux enfants.
Item, on dit que la fondation de nostre Dame la grand' à•
Poitiers, prit origine de ce qu'vn ieune homme desbauché, logé en
cet endroit, ayant recouuré vne garce, et luy ayant d'arriuée demandé
son nom, qui estoit Marie, se sentit si viuement espris de
religion et de respect de ce nom sacrosainct de la Vierge mere de
nostre Sauueur, que non seulement il la chassa soudain, mais en1
amanda tout le reste de sa vie: et qu'en consideration de ce miracle,
il fut basty en la place, où estoit la maison de ce ieune
homme, vne chapelle au nom de nostre Dame, et depuis l'eglise que
nous y voyons. Cette correction voyelle et auriculaire, deuotieuse,
tira droit à l'ame: cette autre suiuante, de mesme genre, s'insinüa•
par les sens corporels. Pythagoras estant en compagnie de ieunes
hommes, lesquels il sentit complotter, eschauffez de la feste, d'aller
violer vne maison pudique, commanda à la menestriere, de changer
de ton: et par vne musique poisante, seuere, et spondaïque, enchanta
tout doucement leur ardeur, et l'endormit. Item, ne dira2
pas la posterité, que nostre reformation d'auiourd'huy ait esté delicate
et exacte, de n'auoir pas seulement combattu les erreurs, et
les vices, et rempli le monde de deuotion, d'humilité, d'obeissance,
de paix, et de toute espece de vertu; mais d'auoir passé iusques à
combattre ces anciens noms de nos baptesmes, Charles, Loys, François,•
pour peupler le monde de Mathusalem, Ezechiel, Malachie,
beaucoup mieux sentans de la foy? Vn Gentil-homme mien voisin,
estimant les commoditez du vieux temps au prix du notre, n'oublioit
pas de mettre en compte, la fierté et magnificence des noms de la
Noblesse de ce temps là, Dom Grumedan, Quedragan, Agesilan,3
et qu'à les ouïr seulement sonner, il se sentoit qu'ils auoyent esté
bien autres gens, que Pierre, Guillot, et Michel. Item, ie sçay
bon gré à Iacques Amiot d'auoir laissé dans le cours d'vn' oraison
Françoise, les noms Latins tous entiers, sans les bigarrer et changer,
pour leur donner vne cadence Françoise. Cela sembloit vn peu•
rude au commencement: mais des-ja l'vsage par le credit de son
Plutarque, nous en a osté toute l'estrangeté. I'ay souhaité souuent,
que ceux qui escriuent les histoires en Latin, nous laissassent nos
noms tous tels qu'ils sont: car en faisant de Vaudemont, Vallemontanus,
et les metamorphosant, pour les garber à la Grecque ou4
à la Romaine, nous ne sçauons où nous en sommes, et en perdons
la cognoissance. Pour clorre nostre compte; c'est vn vilain vsage
et de tres-mauuaise consequence en nostre France, d'appeller chacun
par le nom de sa terre et Seigneurie, et la chose du monde,
qui faict plus mesler et mescognoistre les races. Vn cadet de bonne•
maison, ayant eu pour son appanage vne terre, sous le nom de laquelle
il a esté cognu et honnoré, ne peut honnestement l'abandonner:
dix ans apres sa mort, la terre s'en va à vn estranger, qui en
fait de mesmes: deuinez où nous sommes, de la cognoissance de
ces hommes. Il ne faut pas aller querir d'autres exemples, que de1
nostre maison Royalle, où autant de partages, autant de surnoms:
cependant l'originel de la tige nous est eschappé. Il y a tant de liberté
en ces mutations, que de mon temps ie n'ay veu personne
esleué par la fortune à quelque grandeur extraordinaire, à qui on
n'ait attaché incontinent des tiltres genealogiques, nouueaux et•
ignorez à son pere, et qu'on n'ait anté en quelque illustre tige. Et
de bonne fortune les plus obscures familles, sont plus idoynes à
falsification. Combien auons nous de Gentils-hommes en France,
qui sont de Royalle race selon leurs comptes? plus ce crois-ie que
d'autres. Fut-il pas dict de bonne grace par vn de mes amis? Ils2
estoyent plusieurs assemblez pour la querelle d'vn Seigneur, contre
vn autre; lequel autre, auoit à la verité quelque prerogatiue de
tiltres et d'alliances, esleuées au dessus de la commune Noblesse.
Sur le propos de cette prerogatiue, chacun cherchant à s'esgaler à
luy, alleguoit, qui vn' origine, qui vn' autre, qui la ressemblance du•
nom, qui des armes, qui vne vieille pancharte domestique: et le
moindre se trouuoit arriere-fils de quelque Roy d'outremer. Comme
ce fut à disner, cettuy-cy, au lieu de prendre sa place, se recula en
profondes reuerences, suppliant l'assistance de l'excuser, de ce que
par temerité il auoit iusques lors vescu auec eux en compagnon:3
mais qu'ayant esté nouuellement informé de leurs vieilles qualitez,
il commençoit à les honnorer selon leurs degrez, et qu'il ne luy appartenoit
pas de se soir parmy tant de Princes. Apres sa farce, il
leur dit mille iniures: Contentez vous de par Dieu, de ce dequoy
nos peres se sont contentez: et de ce que nous sommes; nous sommes•
assez si nous le sçauons bien maintenir: ne desaduouons pas
la fortune et condition de noz ayeulx, et ostons ces sottes imaginations,
qui ne peuuent faillir à quiconque a l'impudence de les alleguer.
Les armoiries n'ont de seurté, non plus que les surnoms.
Ie porte d'azur semé de trefles d'or, à vne pate de lyon de mesme,
armée de gueules, mise en face. Quel priuilege a cette figure, pour
demeurer particulierement en ma maison? vn gendre la transportera•
en vne autre famille; quelque chetif acheteur en fera ses premieres
armes: il n'est chose où il se rencontre plus de mutation et
de confusion. Mais cette consideration me tire par force à vn
autre champ. Sondons vn peu de pres, et pour Dieu regardons, à
quel fondement nous attachons cette gloire et reputation, pour laquelle1
se boulleuerse le monde: où asseons nous cette renommée,
que nous allons questant auec si grand'peine? C'est en somme Pierre
ou Guillaume, qui la porte, prend en garde, et à qui elle touche. O
la courageuse faculté que l'esperance: qui en vn subiect mortel,
et en vn moment, va vsurpant l'infinité, l'immensité, et remplissant•
l'indigence de son maistre, de la possession de toutes les choses
qu'il peut imaginer et desirer, autant qu'elle veut! Nature nous a
là donné, vn plaisant iouët. Et ce Pierre ou Guillaume, qu'est-ce
qu'vne voix pour tous potages? ou trois ou quatre traicts de plume,
premierement si aisez à varier, que ie demanderois volontiers à qui2
touche l'honneur de tant de victoires, à Guesquin, à Glesquin, ou à
Gueaquin? Il y auroit bien plus d'apparence icy, qu'en Lucien que
Σ. mit T. en procez, car
Non leuia aut ludicra petuntur
Præmia:•
Il y va de bon; il est question laquelle de ces lettres doit estre
payée de tant de sieges, battailles, blessures, prisons et seruices
faits à la couronne de France, par ce sien fameux Connestable.
et reputation: mais encore à la verité est-il commode, d'auoir vn•
nom qui aisément se puisse prononcer et mettre en memoire: car
les Roys et les grands nous en cognoissent plus aisément, et oublient
plus mal volontiers; et de ceux mesmes qui nous seruent,
nous commandons plus ordinairement et employons ceux, desquels
les noms se presentent le plus facilement à la langue. I'ay veu le3
Roy Henry second, ne pouuoir nommer à droit vn Gentil-homme
de ce quartier de Gascongne; et à vne fille de la Royne, il fut luy
mesme d'aduis de donner le nom general de la race, par ce que
celuy de la maison paternelle luy sembla trop diuers. Et Socrates
estime digne du soing paternel, de donner vn beau nom aux enfants.
Item, on dit que la fondation de nostre Dame la grand' à•
Poitiers, prit origine de ce qu'vn ieune homme desbauché, logé en
cet endroit, ayant recouuré vne garce, et luy ayant d'arriuée demandé
son nom, qui estoit Marie, se sentit si viuement espris de
religion et de respect de ce nom sacrosainct de la Vierge mere de
nostre Sauueur, que non seulement il la chassa soudain, mais en1
amanda tout le reste de sa vie: et qu'en consideration de ce miracle,
il fut basty en la place, où estoit la maison de ce ieune
homme, vne chapelle au nom de nostre Dame, et depuis l'eglise que
nous y voyons. Cette correction voyelle et auriculaire, deuotieuse,
tira droit à l'ame: cette autre suiuante, de mesme genre, s'insinüa•
par les sens corporels. Pythagoras estant en compagnie de ieunes
hommes, lesquels il sentit complotter, eschauffez de la feste, d'aller
violer vne maison pudique, commanda à la menestriere, de changer
de ton: et par vne musique poisante, seuere, et spondaïque, enchanta
tout doucement leur ardeur, et l'endormit. Item, ne dira2
pas la posterité, que nostre reformation d'auiourd'huy ait esté delicate
et exacte, de n'auoir pas seulement combattu les erreurs, et
les vices, et rempli le monde de deuotion, d'humilité, d'obeissance,
de paix, et de toute espece de vertu; mais d'auoir passé iusques à
combattre ces anciens noms de nos baptesmes, Charles, Loys, François,•
pour peupler le monde de Mathusalem, Ezechiel, Malachie,
beaucoup mieux sentans de la foy? Vn Gentil-homme mien voisin,
estimant les commoditez du vieux temps au prix du notre, n'oublioit
pas de mettre en compte, la fierté et magnificence des noms de la
Noblesse de ce temps là, Dom Grumedan, Quedragan, Agesilan,3
et qu'à les ouïr seulement sonner, il se sentoit qu'ils auoyent esté
bien autres gens, que Pierre, Guillot, et Michel. Item, ie sçay
bon gré à Iacques Amiot d'auoir laissé dans le cours d'vn' oraison
Françoise, les noms Latins tous entiers, sans les bigarrer et changer,
pour leur donner vne cadence Françoise. Cela sembloit vn peu•
rude au commencement: mais des-ja l'vsage par le credit de son
Plutarque, nous en a osté toute l'estrangeté. I'ay souhaité souuent,
que ceux qui escriuent les histoires en Latin, nous laissassent nos
noms tous tels qu'ils sont: car en faisant de Vaudemont, Vallemontanus,
et les metamorphosant, pour les garber à la Grecque ou4
à la Romaine, nous ne sçauons où nous en sommes, et en perdons
la cognoissance. Pour clorre nostre compte; c'est vn vilain vsage
et de tres-mauuaise consequence en nostre France, d'appeller chacun
par le nom de sa terre et Seigneurie, et la chose du monde,
qui faict plus mesler et mescognoistre les races. Vn cadet de bonne•
maison, ayant eu pour son appanage vne terre, sous le nom de laquelle
il a esté cognu et honnoré, ne peut honnestement l'abandonner:
dix ans apres sa mort, la terre s'en va à vn estranger, qui en
fait de mesmes: deuinez où nous sommes, de la cognoissance de
ces hommes. Il ne faut pas aller querir d'autres exemples, que de1
nostre maison Royalle, où autant de partages, autant de surnoms:
cependant l'originel de la tige nous est eschappé. Il y a tant de liberté
en ces mutations, que de mon temps ie n'ay veu personne
esleué par la fortune à quelque grandeur extraordinaire, à qui on
n'ait attaché incontinent des tiltres genealogiques, nouueaux et•
ignorez à son pere, et qu'on n'ait anté en quelque illustre tige. Et
de bonne fortune les plus obscures familles, sont plus idoynes à
falsification. Combien auons nous de Gentils-hommes en France,
qui sont de Royalle race selon leurs comptes? plus ce crois-ie que
d'autres. Fut-il pas dict de bonne grace par vn de mes amis? Ils2
estoyent plusieurs assemblez pour la querelle d'vn Seigneur, contre
vn autre; lequel autre, auoit à la verité quelque prerogatiue de
tiltres et d'alliances, esleuées au dessus de la commune Noblesse.
Sur le propos de cette prerogatiue, chacun cherchant à s'esgaler à
luy, alleguoit, qui vn' origine, qui vn' autre, qui la ressemblance du•
nom, qui des armes, qui vne vieille pancharte domestique: et le
moindre se trouuoit arriere-fils de quelque Roy d'outremer. Comme
ce fut à disner, cettuy-cy, au lieu de prendre sa place, se recula en
profondes reuerences, suppliant l'assistance de l'excuser, de ce que
par temerité il auoit iusques lors vescu auec eux en compagnon:3
mais qu'ayant esté nouuellement informé de leurs vieilles qualitez,
il commençoit à les honnorer selon leurs degrez, et qu'il ne luy appartenoit
pas de se soir parmy tant de Princes. Apres sa farce, il
leur dit mille iniures: Contentez vous de par Dieu, de ce dequoy
nos peres se sont contentez: et de ce que nous sommes; nous sommes•
assez si nous le sçauons bien maintenir: ne desaduouons pas
la fortune et condition de noz ayeulx, et ostons ces sottes imaginations,
qui ne peuuent faillir à quiconque a l'impudence de les alleguer.
Les armoiries n'ont de seurté, non plus que les surnoms.
Ie porte d'azur semé de trefles d'or, à vne pate de lyon de mesme,
armée de gueules, mise en face. Quel priuilege a cette figure, pour
demeurer particulierement en ma maison? vn gendre la transportera•
en vne autre famille; quelque chetif acheteur en fera ses premieres
armes: il n'est chose où il se rencontre plus de mutation et
de confusion. Mais cette consideration me tire par force à vn
autre champ. Sondons vn peu de pres, et pour Dieu regardons, à
quel fondement nous attachons cette gloire et reputation, pour laquelle1
se boulleuerse le monde: où asseons nous cette renommée,
que nous allons questant auec si grand'peine? C'est en somme Pierre
ou Guillaume, qui la porte, prend en garde, et à qui elle touche. O
la courageuse faculté que l'esperance: qui en vn subiect mortel,
et en vn moment, va vsurpant l'infinité, l'immensité, et remplissant•
l'indigence de son maistre, de la possession de toutes les choses
qu'il peut imaginer et desirer, autant qu'elle veut! Nature nous a
là donné, vn plaisant iouët. Et ce Pierre ou Guillaume, qu'est-ce
qu'vne voix pour tous potages? ou trois ou quatre traicts de plume,
premierement si aisez à varier, que ie demanderois volontiers à qui2
touche l'honneur de tant de victoires, à Guesquin, à Glesquin, ou à
Gueaquin? Il y auroit bien plus d'apparence icy, qu'en Lucien que
Σ. mit T. en procez, car
Non leuia aut ludicra petuntur
Præmia:•
Il y va de bon; il est question laquelle de ces lettres doit estre
payée de tant de sieges, battailles, blessures, prisons et seruices
faits à la couronne de France, par ce sien fameux Connestable.
Nicolas Denisot n'a eu soing que des lettres de son nom, et en a
changé toute la contexture, pour en bastir le Conte d'Alsinois qu'il3
a estrené de la gloire de sa poësie et peinture. Et l'historien Suetone
n'a aymé que le sens du sien, et en ayant priué Lénis, qui
estoit le surnom de son pere, a laissé Tranquillus successeur de la
reputation de ses escrits. Qui croiroit que le Capitaine Bayard
n'eust honneur, que celuy qu'il a emprunté des faicts de Pierre•
Terrail? et qu'Antoine Escalin se laisse voler à sa veuë tant de nauigations
et charges par mer et par terre au Capitaine Poulin, et
au Baron de la Garde? Secondement ce sont traits de plume communs
à mill'hommes. Combien y a-il en toutes les races, de personnes
de mesme nom et surnom? Et en diuerses races, siecles et
païs, combien? L'histoire a cognu trois Socrates, cinq Platons, huict
Aristotes, sept Xenophons, vingt Demetrius, vingt Theodores: et•
pensez combien elle n'en a pas cognu. Qui empesche mon palefrenier
de s'appeller Pompée le grand? Mais apres tout, quels moyens,
quels ressors y a il qui attachent à mon palefrenier trespassé, ou à
cet autre homme qui eut la teste tranchée en Ægypte, et qui ioignent
à eux, cette voix glorifiée, et ces traits de plume, ainsin honnorez,1
affin qu'ils s'en aduantagent?
Id cinerem et manes credis curare sepultos?
changé toute la contexture, pour en bastir le Conte d'Alsinois qu'il3
a estrené de la gloire de sa poësie et peinture. Et l'historien Suetone
n'a aymé que le sens du sien, et en ayant priué Lénis, qui
estoit le surnom de son pere, a laissé Tranquillus successeur de la
reputation de ses escrits. Qui croiroit que le Capitaine Bayard
n'eust honneur, que celuy qu'il a emprunté des faicts de Pierre•
Terrail? et qu'Antoine Escalin se laisse voler à sa veuë tant de nauigations
et charges par mer et par terre au Capitaine Poulin, et
au Baron de la Garde? Secondement ce sont traits de plume communs
à mill'hommes. Combien y a-il en toutes les races, de personnes
de mesme nom et surnom? Et en diuerses races, siecles et
païs, combien? L'histoire a cognu trois Socrates, cinq Platons, huict
Aristotes, sept Xenophons, vingt Demetrius, vingt Theodores: et•
pensez combien elle n'en a pas cognu. Qui empesche mon palefrenier
de s'appeller Pompée le grand? Mais apres tout, quels moyens,
quels ressors y a il qui attachent à mon palefrenier trespassé, ou à
cet autre homme qui eut la teste tranchée en Ægypte, et qui ioignent
à eux, cette voix glorifiée, et ces traits de plume, ainsin honnorez,1
affin qu'ils s'en aduantagent?
Id cinerem et manes credis curare sepultos?
Quel ressentiment ont les deux compagnons en principale valeur
entre les hommes: Epaminondas de ce glorieux vers, qui court
tant de siecles pour luy en nos bouches,•
Consiliis nostris laus est attrita Laconum;
et Africanus de cet autre,
A sole exoriente, supra Mæotis paludes
Nemo est, qui factis me æquiparare queat?
entre les hommes: Epaminondas de ce glorieux vers, qui court
tant de siecles pour luy en nos bouches,•
Consiliis nostris laus est attrita Laconum;
et Africanus de cet autre,
A sole exoriente, supra Mæotis paludes
Nemo est, qui factis me æquiparare queat?
Les suruiuants se chatouillent de la douceur de ces voix: et par2
icelles solicitez de ialousie et desir, transmettent inconsiderément
par fantasie aux trespassez cettuy leur propre ressentiment: et
d'vne pipeuse esperance se donnent à croire d'en estre capables à
leur tour. Dieu le sçait.
Toutesfois,•
ad hæc se.
Romanus Graiúsque et Barbarus Induperator.
Erexit; causas discriminis atque laboris.
Inde habuit, tanto maior famæ sitis est, quàm.
Virtutis.3
icelles solicitez de ialousie et desir, transmettent inconsiderément
par fantasie aux trespassez cettuy leur propre ressentiment: et
d'vne pipeuse esperance se donnent à croire d'en estre capables à
leur tour. Dieu le sçait.
Toutesfois,•
ad hæc se.
Romanus Graiúsque et Barbarus Induperator.
Erexit; causas discriminis atque laboris.
Inde habuit, tanto maior famæ sitis est, quàm.
Virtutis.3
CHAPITRE XLVII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XLVII.)
De l'incertitude de nostre iugement.
C'EST bien ce que dit ce vers,
Επεων δε πολυς νομος ενθα και ενθα.
il y a prou de loy de parler par tout, et pour et contre.•
Pour exemple:
Vince Hannibal, et non seppe vsar' poi
Ben la vittoriosa sua ventura.
Επεων δε πολυς νομος ενθα και ενθα.
il y a prou de loy de parler par tout, et pour et contre.•
Pour exemple:
Vince Hannibal, et non seppe vsar' poi
Ben la vittoriosa sua ventura.
Qui voudra estre de ce party, et faire valoir auecques nos gens,
la faute de n'auoir dernierement poursuiuy nostre pointe à Moncontour;
ou qui voudra accuser le Roy d'Espaigne, de n'auoir sçeu
se seruir de l'aduantage qu'il eut contre nous à Sainct Quentin;1
il pourra dire cette faute partir d'vne ame enyurée de sa bonne
fortune, et d'vn courage, lequel plein et gorgé de ce commencement
de bon heur, perd le goust de l'accroistre, des-ja par trop empesché
à digerer ce qu'il en a: il en a sa brassée toute comble, il
n'en peut saisir dauantage: indigne que la fortune luy aye mis vn•
tel bien entre mains: car quel profit en sent-il, si neantmoins il
donne à son ennemy moyen de se remettre sus? Quell' esperance
peut-on auoir qu'il ose vn' autre fois attaquer ceux-cy ralliez et
remis, et de nouueau armez de despit et de vengeance, qui ne les a
osé ou sçeu poursuiure tous rompus et effrayez?2
Dum fortuna calet, dum conficit omnia terror?
Mais en fin, que peut-il attendre de mieux, que ce qu'il vient de
perdre? Ce n'est pas comme à l'escrime, où le nombre des touches
donne gain: tant que l'ennemy est en pieds, c'est à recommencer
de plus belle: ce n'est pas victoire, si elle ne met fin à la guerre.•
En cette escarmouche où Cæsar eut du pire pres la ville d'Oricum,
il reprochoit aux soldats de Pompeius, qu'il eust esté perdu, si leur
Capitaine eust sçeu vaincre: et luy chaussa bien autrement les esperons,
quand ce fut à son tour. Mais pourquoy ne dira-on aussi
au contraire? que c'est l'effect d'vn esprit precipiteux et insatiable,3
de ne sçauoir mettre fin à sa conuoitise: que c'est abuser des faueurs
de Dieu, de leur vouloir faire perdre la mesure qu'il leur a
prescripte: et que de se reietter au danger apres la victoire, c'est
la remettre encore vn coup à la mercy de la fortune: que l'vne des
plus grandes sagesses en l'art militaire, c'est de ne pousser son•
ennemy au desespoir. Sylla et Marius en la guerre sociale ayans
défaict les Marses, en voyans encore vne trouppe de reste, qui par
desespoir se reuenoient ietter à eux, comme bestes furieuses, ne
furent pas d'aduis de les attendre. Si l'ardeur de Monsieur de Foix
ne l'eust emporté à poursuiure trop asprement les restes de la
victoire de Rauenne, il ne l'eust pas souillée de sa mort. Toutesfois•
encore seruit la recente memoire de son exemple, à conseruer Monsieur
d'Anguien de pareil inconuenient, à Serisoles. Il fait dangereux
assaillir vn homme, à qui vous auez osté tout autre moyen
d'eschapper que par les armes: car c'est vne violente maistresse
d'escole que la necessité: grauissimi sunt morsus irritatæ necessitatis.1
Vincitur haud gratis, iugulo qui prouocat hostem.
Voyla pourquoy Pharax empescha le Roy de Lacedemone, qui venoit
de gaigner la iournée contre les Mantineens, de n'aller affronter
mille Argiens, qui estoient eschappez entiers, de la desconfiture:•
ains les laisser couler en liberté, pour ne venir à essayer la vertu
picquée et despittée par le malheur. Clodomire Roy d'Aquitaine,
apres sa victoire, poursuiuant Gondemar Roy de Bourgongne vaincu
et fuyant, le força de tourner teste, mais son opiniastreté luy osta
le fruict de sa victoire, car il y mourut. Pareillement qui auroit2
à choisir ou de tenir ses soldats richement et somptueusement
armez, ou armez seulement pour la necessité: il se presenteroit en
faueur du premier party, duquel estoit Sertorius, Philopœmen, Brutus,
Cæsar, et autres, que c'est tousiours vn éguillon d'honneur et
de gloire au soldat de se voir paré, et vn' occasion de se rendre plus•
obstiné au combat, ayant à sauuer ses armes, comme ses biens et
heritages. Raison, dit Xenophon, pourquoy les Asiatiques menoyent
en leurs guerres, femmes, concubines, auec leurs ioyaux et richesses
plus cheres. Mais il s'offriroit aussi de l'autre part, qu'on doit plustost
oster au soldat le soing de se conseruer, que de le luy accroistre:3
qu'il craindra par ce moyen doublement à se hazarder: ioint
que c'est augmenter à l'ennemy l'enuie de la victoire, par ces riches
despouilles: et a lon remarqué que d'autres fois cela encouragea
merueilleusement les Romains à l'encontre des Samnites. Antiochus
montrant à Hannibal l'armée qu'il preparoit contr' eux•
pompeuse et magnifique en toute sorte d'equippage, et luy demandant.
Les Romains se contenteront-ils de cette armée? S'ils s'en
contenteront? respondit-il, vrayement ouy, pour auares qu'ils
soyent. Lycurgus deffendoit aux siens non seulement la sumptuosité
en leur equippage, mais encore de despouiller leurs ennemis
vaincus, voulant, disoit-il, que la pauureté et frugalité reluisist
auec le reste de la battaille. Aux sieges et ailleurs, où l'occasion
nous approche de l'ennemy, nous donnons volontiers licence aux
soldats de le brauer, desdaigner, et iniurier de toutes façons de•
reproches: et non sans apparence de raison. Car ce n'est pas faire
peu, de leur oster toute esperance de grace et de composition, en
leur representant qu'il n'y a plus ordre de l'attendre de celuy,
qu'ils ont si fort outragé, et qu'il ne reste remede que de la victoire.
Si est-ce qu'il en mesprit à Vitellius: car ayant affaire à Othon,1
plus foible en valeur de soldats, des-accoustumez de longue main
du faict de la guerre, et amollis par les délices de la ville, il les
agassa tant en fin, par ses paroles picquantes, leur reprochant leur
pusillanimité, et le regret des Dames et festes, qu'ils venoient de
laisser à Rome, qu'il leur remit par ce moyen le cœur au ventre,•
ce que nuls enhortemens n'auoient sçeu faire: et les attira luy-mesme
sur ses bras, où lon ne les pouuoit pousser. Et de vray,
quand ce sont iniures qui touchent au vif, elles peuuent faire aisément,
que celuy qui alloit laschement à la besongne pour la querelle
de son Roy, y aille d'vne autre affection pour la sienne propre.2
la faute de n'auoir dernierement poursuiuy nostre pointe à Moncontour;
ou qui voudra accuser le Roy d'Espaigne, de n'auoir sçeu
se seruir de l'aduantage qu'il eut contre nous à Sainct Quentin;1
il pourra dire cette faute partir d'vne ame enyurée de sa bonne
fortune, et d'vn courage, lequel plein et gorgé de ce commencement
de bon heur, perd le goust de l'accroistre, des-ja par trop empesché
à digerer ce qu'il en a: il en a sa brassée toute comble, il
n'en peut saisir dauantage: indigne que la fortune luy aye mis vn•
tel bien entre mains: car quel profit en sent-il, si neantmoins il
donne à son ennemy moyen de se remettre sus? Quell' esperance
peut-on auoir qu'il ose vn' autre fois attaquer ceux-cy ralliez et
remis, et de nouueau armez de despit et de vengeance, qui ne les a
osé ou sçeu poursuiure tous rompus et effrayez?2
Dum fortuna calet, dum conficit omnia terror?
Mais en fin, que peut-il attendre de mieux, que ce qu'il vient de
perdre? Ce n'est pas comme à l'escrime, où le nombre des touches
donne gain: tant que l'ennemy est en pieds, c'est à recommencer
de plus belle: ce n'est pas victoire, si elle ne met fin à la guerre.•
En cette escarmouche où Cæsar eut du pire pres la ville d'Oricum,
il reprochoit aux soldats de Pompeius, qu'il eust esté perdu, si leur
Capitaine eust sçeu vaincre: et luy chaussa bien autrement les esperons,
quand ce fut à son tour. Mais pourquoy ne dira-on aussi
au contraire? que c'est l'effect d'vn esprit precipiteux et insatiable,3
de ne sçauoir mettre fin à sa conuoitise: que c'est abuser des faueurs
de Dieu, de leur vouloir faire perdre la mesure qu'il leur a
prescripte: et que de se reietter au danger apres la victoire, c'est
la remettre encore vn coup à la mercy de la fortune: que l'vne des
plus grandes sagesses en l'art militaire, c'est de ne pousser son•
ennemy au desespoir. Sylla et Marius en la guerre sociale ayans
défaict les Marses, en voyans encore vne trouppe de reste, qui par
desespoir se reuenoient ietter à eux, comme bestes furieuses, ne
furent pas d'aduis de les attendre. Si l'ardeur de Monsieur de Foix
ne l'eust emporté à poursuiure trop asprement les restes de la
victoire de Rauenne, il ne l'eust pas souillée de sa mort. Toutesfois•
encore seruit la recente memoire de son exemple, à conseruer Monsieur
d'Anguien de pareil inconuenient, à Serisoles. Il fait dangereux
assaillir vn homme, à qui vous auez osté tout autre moyen
d'eschapper que par les armes: car c'est vne violente maistresse
d'escole que la necessité: grauissimi sunt morsus irritatæ necessitatis.1
Vincitur haud gratis, iugulo qui prouocat hostem.
Voyla pourquoy Pharax empescha le Roy de Lacedemone, qui venoit
de gaigner la iournée contre les Mantineens, de n'aller affronter
mille Argiens, qui estoient eschappez entiers, de la desconfiture:•
ains les laisser couler en liberté, pour ne venir à essayer la vertu
picquée et despittée par le malheur. Clodomire Roy d'Aquitaine,
apres sa victoire, poursuiuant Gondemar Roy de Bourgongne vaincu
et fuyant, le força de tourner teste, mais son opiniastreté luy osta
le fruict de sa victoire, car il y mourut. Pareillement qui auroit2
à choisir ou de tenir ses soldats richement et somptueusement
armez, ou armez seulement pour la necessité: il se presenteroit en
faueur du premier party, duquel estoit Sertorius, Philopœmen, Brutus,
Cæsar, et autres, que c'est tousiours vn éguillon d'honneur et
de gloire au soldat de se voir paré, et vn' occasion de se rendre plus•
obstiné au combat, ayant à sauuer ses armes, comme ses biens et
heritages. Raison, dit Xenophon, pourquoy les Asiatiques menoyent
en leurs guerres, femmes, concubines, auec leurs ioyaux et richesses
plus cheres. Mais il s'offriroit aussi de l'autre part, qu'on doit plustost
oster au soldat le soing de se conseruer, que de le luy accroistre:3
qu'il craindra par ce moyen doublement à se hazarder: ioint
que c'est augmenter à l'ennemy l'enuie de la victoire, par ces riches
despouilles: et a lon remarqué que d'autres fois cela encouragea
merueilleusement les Romains à l'encontre des Samnites. Antiochus
montrant à Hannibal l'armée qu'il preparoit contr' eux•
pompeuse et magnifique en toute sorte d'equippage, et luy demandant.
Les Romains se contenteront-ils de cette armée? S'ils s'en
contenteront? respondit-il, vrayement ouy, pour auares qu'ils
soyent. Lycurgus deffendoit aux siens non seulement la sumptuosité
en leur equippage, mais encore de despouiller leurs ennemis
vaincus, voulant, disoit-il, que la pauureté et frugalité reluisist
auec le reste de la battaille. Aux sieges et ailleurs, où l'occasion
nous approche de l'ennemy, nous donnons volontiers licence aux
soldats de le brauer, desdaigner, et iniurier de toutes façons de•
reproches: et non sans apparence de raison. Car ce n'est pas faire
peu, de leur oster toute esperance de grace et de composition, en
leur representant qu'il n'y a plus ordre de l'attendre de celuy,
qu'ils ont si fort outragé, et qu'il ne reste remede que de la victoire.
Si est-ce qu'il en mesprit à Vitellius: car ayant affaire à Othon,1
plus foible en valeur de soldats, des-accoustumez de longue main
du faict de la guerre, et amollis par les délices de la ville, il les
agassa tant en fin, par ses paroles picquantes, leur reprochant leur
pusillanimité, et le regret des Dames et festes, qu'ils venoient de
laisser à Rome, qu'il leur remit par ce moyen le cœur au ventre,•
ce que nuls enhortemens n'auoient sçeu faire: et les attira luy-mesme
sur ses bras, où lon ne les pouuoit pousser. Et de vray,
quand ce sont iniures qui touchent au vif, elles peuuent faire aisément,
que celuy qui alloit laschement à la besongne pour la querelle
de son Roy, y aille d'vne autre affection pour la sienne propre.2
A considerer de combien d'importance est la conseruation d'vn
chef en vn' armée, et que la visée de l'ennemy regarde principalement
cette teste, à laquelle tiennent toutes les autres, et en dependent:
il semble qu'on ne puisse mettre en doubte ce conseil, que
nous voyons auoir esté pris par plusieurs grands chefs, de se trauestir•
et desguiser sur le point de la meslée. Toutesfois l'inconuenient
qu'on encourt par ce moyen, n'est pas moindre que celuy
qu'on pense fuir: car le Capitaine venant à estre mescognu des
siens, le courage qu'ils prennent de son exemple et de sa presence,
vient aussi quant et quant à leur faillir; et perdant la veuë de ses3
marques et enseignes accoustumées, ils le iugent ou mort, ou s'estre
desrobé desesperant de l'affaire. Et quant à l'experience, nous
luy voyons fauoriser tantost l'vn tantost l'autre party. L'accident
de Pyrrhus en la battaille qu'il eut contre le consul Leuinus en
Italie, nous sert à l'vn et l'autre visage: car pour s'estre voulu cacher•
sous les armes de Demogacles, et luy auoir donné les siennes,
il sauua bien sans doute sa vie, mais aussi il en cuida encourir l'autre
inconuenient de perdre la iournée. Alexandre, Cæsar, Lucullus,
aimoient à se marquer au combat par des accoustremens et armes
riches, de couleur reluisante et particuliere: Agis, Agesilaus, et
ce grand Gilippus au rebours, alloyent à la guerre obscurement
couuerts, et sans attour imperial. A la battaille de Pharsale entre•
autres reproches qu'on donne à Pompeius, c'est d'auoir arresté son
armée pied coy attendant l'ennemy: pour autant que cela (ie desroberay
icy les mots mesmes de Plutarque, qui valent mieux que
les miens) affoiblit la violence, que le courir donne aux premiers
coups, et quant et quant oste l'eslancement des combattans les vns1
contre les autres, qui a accoustumé de les remplir d'impetuosité, et
de fureur, plus qu'autre chose, quand ils viennent à s'entrechocquer
de roideur, leur augmentant le courage par le cry et la course:
et rend la chaleur des soldats en maniere de dire refroidie et figée.
Voyla ce qu'il dit pour ce rolle. Mais si Cæsar eust perdu, qui n'eust•
peu aussi bien dire, qu'au contraire, la plus forte et roide assiette,
est celle en laquelle on se tient planté sans bouger, et que qui est
en sa marche arresté, resserrant et espargnant pour le besoing, sa
force en soy-mesmes, a grand aduantage contre celuy qui est esbranlé,
et qui a desia consommé à la course la moitié de son haleine?2
outre ce que l'armée estant vn corps de tant de diuerses pieces,
il est impossible qu'elle s'esmeuue en cette furie, d'vn mouuement
si iuste, qu'elle n'en altere ou rompe son ordonnance: et que le
plus dispost ne soit aux prises, auant que son compagnon le secoure.
En cette villaine battaille des deux freres Perses, Clearchus,•
Lacedemonien, qui commandoit les Grecs du party de Cyrus, les
mena tout bellement à la charge, sans se haster: mais à cinquante
pas pres, il les mit à la course: esperant par la brieueté de l'espace,
mesnager et leur ordre, et leur haleine: leur donnant cependant
l'auantage de l'impetuosité, pour leurs personnes, et pour leurs3
armes à trait. D'autres ont reglé ce doubte en leur armée de cette
maniere: Si les ennemis vous courent sus, attendez les de pied
coy: s'ils vous attendent de pied coy, courez leur sus. Au passage
que l'Empereur Charles cinquiesme fit en Prouence, le Roy François
fut au propre d'eslire, ou de luy aller au deuant en Italie, ou
de l'attendre en ses terres: et bien qu'il considerast combien c'est
d'auantage, de conseruer sa maison pure et nette des troubles de
la guerre, afin qu'entiere en ses forces, elle puisse continuellement
fournir deniers, et secours au besoing: que la necessité des guerres•
porte à tous les coups, de faire le gast, ce qui ne se peut faire
bonnement en nos biens propres, et si le païsant ne porte pas si
doucement ce rauage de ceux de son party, que de l'ennemy, en
maniere qu'il s'en peut aysément allumer des seditions, et des troubles
parmy nous: que la licence de desrober et piller, qui ne peut1
estre permise en son païs, est vn grand support aux ennuis de la
guerre: et qui n'a autre esperance de gain que sa solde, il est mal
aisé qu'il soit tenu en office, estant à deux pas de sa femme et de
sa retraicte: que celuy qui met la nappe, tombe tousiours des despens:
qu'il y a plus d'allegresse à assaillir qu'à deffendre: et que•
la secousse de la perte d'vne battaille dans nos entrailles, est si
violente, qu'il est malaisé qu'elle ne croulle tout le corps, attendu
qu'il n'est passion contagieuse, comme celle de la peur, ny qui se
prenne si aisément à credit, et qui s'espande plus brusquement: et
que les villes qui auront ouy l'esclat de cette tempeste à leurs2
portes, qui auront recueilly leurs Capitaines et soldats tremblans
encore, et hors d'haleine, il est dangereux sur la chaude, qu'ils ne
se iettent à quelque mauuais party: Si est-ce qu'il choisit de r'appeller
les forces qu'il auoit delà les monts, et de voir venir l'ennemy.
Car il peut imaginer au contraire, qu'estant chez luy et entre ses•
amis, il ne pouuoit faillir d'auoir planté de toutes commoditez, les
riuieres, les passages à sa deuotion, luy conduiroient et viures et
deniers, en toute seureté et sans besoing d'escorte: qu'il auroit ses
subiects d'autant plus affectionnez, qu'ils auroient le danger plus
pres: qu'ayant tant de villes et de barrieres pour sa seureté, ce3
seroit à luy de donner loy au combat, selon son opportunité et
aduantage: et s'il luy plaisoit de temporiser, qu'à l'abry et à son
aise, il pourroit voir morfondre son ennemy, et se deffaire soy
mesme, par les difficultez qui le combattroyent engagé en vne terre
contraire, où il n'auroit deuant ny derriere luy, ny à costé, rien•
qui ne luy fist guerre: nul moyen de rafraichir ou d'eslargir son
armée, si les maladies s'y mettoient, ny de loger à couuert ses
blessez; nuls deniers, nuls viures, qu'à pointe de lance; nul loisir
de se reposer et prendre haleine; nulle science de lieux, ny de pays,
qui le sçeust deffendre d'embusches et surprises: et s'il venoit à la
perte d'vne bataille, aucun moyen d'en sauuer les reliques. Et n'auoit
pas faute d'exemples pour l'vn et pour l'autre party. Scipion
trouua bien meilleur d'aller assaillir les terres de son ennemy en•
Afrique, que de deffendre les siennes, et le combatre en Italie où il
estoit; d'où bien luy print. Mais au rebours Hannibal en cette
mesme guerre, se ruina, d'auoir abandonné la conqueste d'vn pays
estranger, pour aller deffendre le sien. Les Atheniens ayans laissé
l'ennemy en leurs terres, pour passer en la Sicile, eurent la fortune1
contraire: mais Agathocles Roy de Syracuse l'eut fauorable, ayant
passé en Afrique, et laissé la guerre chez soy. Ainsi nous auons
bien accoustumé de dire auec raison, que les euenemens et issuës
dependent, notamment en la guerre, pour la plus part, de la fortune:
laquelle ne se veut pas renger et assuiettir à nostre discours•
et prudence, comme disent ces vers.
Et malè consultis pretium est prudentia fallax;
Nec fortuna probat causas sequitúrque merentes,
Sed vaga per cunctos nullo descrimine fertur.
Scilicet est aliud quod nos cogátque regátque2
Maius, et in proprias ducat mortalia leges.
Mais à le bien prendre, il semble que nos conseils et deliberations
en despendent bien autant; et que la fortune engage en son trouble
et incertitude, aussi nos discours. Nous raisonnons hazardeusement
et temerairement, dit Timæus en Platon, par ce que, comme nous,•
noz discours ont grande participation à la temerité du hazard.
chef en vn' armée, et que la visée de l'ennemy regarde principalement
cette teste, à laquelle tiennent toutes les autres, et en dependent:
il semble qu'on ne puisse mettre en doubte ce conseil, que
nous voyons auoir esté pris par plusieurs grands chefs, de se trauestir•
et desguiser sur le point de la meslée. Toutesfois l'inconuenient
qu'on encourt par ce moyen, n'est pas moindre que celuy
qu'on pense fuir: car le Capitaine venant à estre mescognu des
siens, le courage qu'ils prennent de son exemple et de sa presence,
vient aussi quant et quant à leur faillir; et perdant la veuë de ses3
marques et enseignes accoustumées, ils le iugent ou mort, ou s'estre
desrobé desesperant de l'affaire. Et quant à l'experience, nous
luy voyons fauoriser tantost l'vn tantost l'autre party. L'accident
de Pyrrhus en la battaille qu'il eut contre le consul Leuinus en
Italie, nous sert à l'vn et l'autre visage: car pour s'estre voulu cacher•
sous les armes de Demogacles, et luy auoir donné les siennes,
il sauua bien sans doute sa vie, mais aussi il en cuida encourir l'autre
inconuenient de perdre la iournée. Alexandre, Cæsar, Lucullus,
aimoient à se marquer au combat par des accoustremens et armes
riches, de couleur reluisante et particuliere: Agis, Agesilaus, et
ce grand Gilippus au rebours, alloyent à la guerre obscurement
couuerts, et sans attour imperial. A la battaille de Pharsale entre•
autres reproches qu'on donne à Pompeius, c'est d'auoir arresté son
armée pied coy attendant l'ennemy: pour autant que cela (ie desroberay
icy les mots mesmes de Plutarque, qui valent mieux que
les miens) affoiblit la violence, que le courir donne aux premiers
coups, et quant et quant oste l'eslancement des combattans les vns1
contre les autres, qui a accoustumé de les remplir d'impetuosité, et
de fureur, plus qu'autre chose, quand ils viennent à s'entrechocquer
de roideur, leur augmentant le courage par le cry et la course:
et rend la chaleur des soldats en maniere de dire refroidie et figée.
Voyla ce qu'il dit pour ce rolle. Mais si Cæsar eust perdu, qui n'eust•
peu aussi bien dire, qu'au contraire, la plus forte et roide assiette,
est celle en laquelle on se tient planté sans bouger, et que qui est
en sa marche arresté, resserrant et espargnant pour le besoing, sa
force en soy-mesmes, a grand aduantage contre celuy qui est esbranlé,
et qui a desia consommé à la course la moitié de son haleine?2
outre ce que l'armée estant vn corps de tant de diuerses pieces,
il est impossible qu'elle s'esmeuue en cette furie, d'vn mouuement
si iuste, qu'elle n'en altere ou rompe son ordonnance: et que le
plus dispost ne soit aux prises, auant que son compagnon le secoure.
En cette villaine battaille des deux freres Perses, Clearchus,•
Lacedemonien, qui commandoit les Grecs du party de Cyrus, les
mena tout bellement à la charge, sans se haster: mais à cinquante
pas pres, il les mit à la course: esperant par la brieueté de l'espace,
mesnager et leur ordre, et leur haleine: leur donnant cependant
l'auantage de l'impetuosité, pour leurs personnes, et pour leurs3
armes à trait. D'autres ont reglé ce doubte en leur armée de cette
maniere: Si les ennemis vous courent sus, attendez les de pied
coy: s'ils vous attendent de pied coy, courez leur sus. Au passage
que l'Empereur Charles cinquiesme fit en Prouence, le Roy François
fut au propre d'eslire, ou de luy aller au deuant en Italie, ou
de l'attendre en ses terres: et bien qu'il considerast combien c'est
d'auantage, de conseruer sa maison pure et nette des troubles de
la guerre, afin qu'entiere en ses forces, elle puisse continuellement
fournir deniers, et secours au besoing: que la necessité des guerres•
porte à tous les coups, de faire le gast, ce qui ne se peut faire
bonnement en nos biens propres, et si le païsant ne porte pas si
doucement ce rauage de ceux de son party, que de l'ennemy, en
maniere qu'il s'en peut aysément allumer des seditions, et des troubles
parmy nous: que la licence de desrober et piller, qui ne peut1
estre permise en son païs, est vn grand support aux ennuis de la
guerre: et qui n'a autre esperance de gain que sa solde, il est mal
aisé qu'il soit tenu en office, estant à deux pas de sa femme et de
sa retraicte: que celuy qui met la nappe, tombe tousiours des despens:
qu'il y a plus d'allegresse à assaillir qu'à deffendre: et que•
la secousse de la perte d'vne battaille dans nos entrailles, est si
violente, qu'il est malaisé qu'elle ne croulle tout le corps, attendu
qu'il n'est passion contagieuse, comme celle de la peur, ny qui se
prenne si aisément à credit, et qui s'espande plus brusquement: et
que les villes qui auront ouy l'esclat de cette tempeste à leurs2
portes, qui auront recueilly leurs Capitaines et soldats tremblans
encore, et hors d'haleine, il est dangereux sur la chaude, qu'ils ne
se iettent à quelque mauuais party: Si est-ce qu'il choisit de r'appeller
les forces qu'il auoit delà les monts, et de voir venir l'ennemy.
Car il peut imaginer au contraire, qu'estant chez luy et entre ses•
amis, il ne pouuoit faillir d'auoir planté de toutes commoditez, les
riuieres, les passages à sa deuotion, luy conduiroient et viures et
deniers, en toute seureté et sans besoing d'escorte: qu'il auroit ses
subiects d'autant plus affectionnez, qu'ils auroient le danger plus
pres: qu'ayant tant de villes et de barrieres pour sa seureté, ce3
seroit à luy de donner loy au combat, selon son opportunité et
aduantage: et s'il luy plaisoit de temporiser, qu'à l'abry et à son
aise, il pourroit voir morfondre son ennemy, et se deffaire soy
mesme, par les difficultez qui le combattroyent engagé en vne terre
contraire, où il n'auroit deuant ny derriere luy, ny à costé, rien•
qui ne luy fist guerre: nul moyen de rafraichir ou d'eslargir son
armée, si les maladies s'y mettoient, ny de loger à couuert ses
blessez; nuls deniers, nuls viures, qu'à pointe de lance; nul loisir
de se reposer et prendre haleine; nulle science de lieux, ny de pays,
qui le sçeust deffendre d'embusches et surprises: et s'il venoit à la
perte d'vne bataille, aucun moyen d'en sauuer les reliques. Et n'auoit
pas faute d'exemples pour l'vn et pour l'autre party. Scipion
trouua bien meilleur d'aller assaillir les terres de son ennemy en•
Afrique, que de deffendre les siennes, et le combatre en Italie où il
estoit; d'où bien luy print. Mais au rebours Hannibal en cette
mesme guerre, se ruina, d'auoir abandonné la conqueste d'vn pays
estranger, pour aller deffendre le sien. Les Atheniens ayans laissé
l'ennemy en leurs terres, pour passer en la Sicile, eurent la fortune1
contraire: mais Agathocles Roy de Syracuse l'eut fauorable, ayant
passé en Afrique, et laissé la guerre chez soy. Ainsi nous auons
bien accoustumé de dire auec raison, que les euenemens et issuës
dependent, notamment en la guerre, pour la plus part, de la fortune:
laquelle ne se veut pas renger et assuiettir à nostre discours•
et prudence, comme disent ces vers.
Et malè consultis pretium est prudentia fallax;
Nec fortuna probat causas sequitúrque merentes,
Sed vaga per cunctos nullo descrimine fertur.
Scilicet est aliud quod nos cogátque regátque2
Maius, et in proprias ducat mortalia leges.
Mais à le bien prendre, il semble que nos conseils et deliberations
en despendent bien autant; et que la fortune engage en son trouble
et incertitude, aussi nos discours. Nous raisonnons hazardeusement
et temerairement, dit Timæus en Platon, par ce que, comme nous,•
noz discours ont grande participation à la temerité du hazard.
CHAPITRE XLVIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XLVIII.)
Des Destriers.
ME voicy deuenu grammairien, moy qui n'apprins iamais langue,
que par routine; et qui ne sçay encore que c'est d'adiectif, coniunctif,
et d'ablatif. Il me semble auoir ouy dire que les Romains
auoient des cheuaux qu'ils appelloient funales ou dextrarios, qui se
menoient à dextre ou à relais, pour les prendre tous fraiz au besoin:
et de là vient que nous appellons destriers les cheuaux de
seruice. Et noz romans disent ordinairement, adestrer, pour accompagner.
Ils appelloyent aussi desultorios equos, des cheuaux qui•
estoient dressez de façon que courans de toute leur roideur, accouplez
coste à coste l'vn de l'autre, sans bride, sans selle, les Gentils-hommes
Romains, voire tous armez, au milieu de la course se
iettoient et reiettoient de l'vn à l'autre. Les Numides gendarmes menoient
en main vn second cheual, pour changer au plus chaud de la1
meslée: quibus, desultorum in modum, binos trahentibus equos, inter
acerrimam sæpe pugnam, in recentem equum, ex fesso, armatis transsultare
mos erat. Tanta velocitas ipsis, támque docile equorum genus!
que par routine; et qui ne sçay encore que c'est d'adiectif, coniunctif,
et d'ablatif. Il me semble auoir ouy dire que les Romains
auoient des cheuaux qu'ils appelloient funales ou dextrarios, qui se
menoient à dextre ou à relais, pour les prendre tous fraiz au besoin:
et de là vient que nous appellons destriers les cheuaux de
seruice. Et noz romans disent ordinairement, adestrer, pour accompagner.
Ils appelloyent aussi desultorios equos, des cheuaux qui•
estoient dressez de façon que courans de toute leur roideur, accouplez
coste à coste l'vn de l'autre, sans bride, sans selle, les Gentils-hommes
Romains, voire tous armez, au milieu de la course se
iettoient et reiettoient de l'vn à l'autre. Les Numides gendarmes menoient
en main vn second cheual, pour changer au plus chaud de la1
meslée: quibus, desultorum in modum, binos trahentibus equos, inter
acerrimam sæpe pugnam, in recentem equum, ex fesso, armatis transsultare
mos erat. Tanta velocitas ipsis, támque docile equorum genus!
Il se trouue plusieurs cheuaux dressez à secourir leur maistre,
courir sus à qui leur presente vne espée nue; se ietter des pieds et•
des dents sur ceux qui les attaquent et affrontent: mais il leur aduient
plus souuent de nuire aux amis, qu'aux ennemis. Ioint que
vous ne les desprenez pas à vostre poste quand ils se sont vne fois
harpez; et demeurez à la misericorde de leur combat. Il mesprint
lourdement à Artibius general de l'armée de Perse combattant contre2
Onesilus Roy de Salamine, de personne à personne; d'estre
monté sur vn cheual façonné en cette escole: car il fut cause de sa
mort, le coustillier d'Onesilus l'ayant accueilly d'vne faulx, entre
les deux espaules, comme il s'estoit cabré sur son maistre. Et ce
que les Italiens disent, qu'en la battaille de Fornuoue, le cheual du•
Roy Charles se deschargea à ruades et pennades des ennemis qui
le pressoyent, qu'il estoit perdu sans cela: ce fut vn grand coup
de hazard, s'il est vray. Les Mammelus se vantent, d'auoir les plus
adroits cheuaux, de gensdarmes du monde. Que par nature, et par
coustume, ils sont faits à cognoistre et distinguer l'ennemy, sur qui3
il faut qu'ils se ruent de dents et de pieds, selon la voix ou signe
qu'on leur fait. Et pareillement, à releuer de la bouche les lances
et dards emmy la place, et les offrir au maistre, selon qu'il le commande.
On dit de Cæsar, et aussi du grand Pompeius, que parmy
leurs autres excellentes qualitez, ils estoient fort bons hommes de•
cheual: et de Cæsar, qu'en sa ieunesse monté à dos sur vn cheual,
et sans bride, il luy faisoit prendre carriere les mains tournées derriere
le dos. Comme nature a voulu faire de ce personnage et
d'Alexandre deux miracles en l'art militaire, vous diriez qu'elle s'est
aussi efforcée à les armer extraordinairement: car chacun sçait,•
du cheual d'Alexandre Bucefal, qu'il auoit la teste retirant à celle
d'vn toreau, qu'il ne se souffroit monter à personne qu'à son maistre,
ne peut estre dressé que par luy mesme, fut honoré apres sa
mort, et vne ville bastie en son nom. Cæsar en auoit aussi vn autre
qui auoit les pieds de deuant comme vn homme, ayant l'ongle coupée1
en forme de doigts, lequel ne peut estre monté ny dressé que
par Cæsar, qui dedia son image apres sa mort à la deesse Venus.
courir sus à qui leur presente vne espée nue; se ietter des pieds et•
des dents sur ceux qui les attaquent et affrontent: mais il leur aduient
plus souuent de nuire aux amis, qu'aux ennemis. Ioint que
vous ne les desprenez pas à vostre poste quand ils se sont vne fois
harpez; et demeurez à la misericorde de leur combat. Il mesprint
lourdement à Artibius general de l'armée de Perse combattant contre2
Onesilus Roy de Salamine, de personne à personne; d'estre
monté sur vn cheual façonné en cette escole: car il fut cause de sa
mort, le coustillier d'Onesilus l'ayant accueilly d'vne faulx, entre
les deux espaules, comme il s'estoit cabré sur son maistre. Et ce
que les Italiens disent, qu'en la battaille de Fornuoue, le cheual du•
Roy Charles se deschargea à ruades et pennades des ennemis qui
le pressoyent, qu'il estoit perdu sans cela: ce fut vn grand coup
de hazard, s'il est vray. Les Mammelus se vantent, d'auoir les plus
adroits cheuaux, de gensdarmes du monde. Que par nature, et par
coustume, ils sont faits à cognoistre et distinguer l'ennemy, sur qui3
il faut qu'ils se ruent de dents et de pieds, selon la voix ou signe
qu'on leur fait. Et pareillement, à releuer de la bouche les lances
et dards emmy la place, et les offrir au maistre, selon qu'il le commande.
On dit de Cæsar, et aussi du grand Pompeius, que parmy
leurs autres excellentes qualitez, ils estoient fort bons hommes de•
cheual: et de Cæsar, qu'en sa ieunesse monté à dos sur vn cheual,
et sans bride, il luy faisoit prendre carriere les mains tournées derriere
le dos. Comme nature a voulu faire de ce personnage et
d'Alexandre deux miracles en l'art militaire, vous diriez qu'elle s'est
aussi efforcée à les armer extraordinairement: car chacun sçait,•
du cheual d'Alexandre Bucefal, qu'il auoit la teste retirant à celle
d'vn toreau, qu'il ne se souffroit monter à personne qu'à son maistre,
ne peut estre dressé que par luy mesme, fut honoré apres sa
mort, et vne ville bastie en son nom. Cæsar en auoit aussi vn autre
qui auoit les pieds de deuant comme vn homme, ayant l'ongle coupée1
en forme de doigts, lequel ne peut estre monté ny dressé que
par Cæsar, qui dedia son image apres sa mort à la deesse Venus.
Ie ne demonte pas volontiers quand ie suis à cheual: car c'est
l'assiette, en laquelle ie me trouue le mieux et sain et malade. Platon
la recommande pour la santé: aussi dit Pline qu'elle est salutaire•
à l'estomach et aux iointures. Poursuiuons donc, puis que
nous y sommes. On lit en Xenophon la loy deffendant de voyager
à pied, à homme qui eust cheual. Trogus et Iustinus disent que les
Parthes auoient accoustumé de faire à cheual, non seulement la
guerre, mais aussi tous leurs affaires publiques et priuez, marchander,2
parlementer, s'entretenir, et se promener: et que la plus notable
difference des libres, et des serfs parmy eux, c'est que les vns
vont à cheual, les autres à pied: institution née du Roy Cyrus.
l'assiette, en laquelle ie me trouue le mieux et sain et malade. Platon
la recommande pour la santé: aussi dit Pline qu'elle est salutaire•
à l'estomach et aux iointures. Poursuiuons donc, puis que
nous y sommes. On lit en Xenophon la loy deffendant de voyager
à pied, à homme qui eust cheual. Trogus et Iustinus disent que les
Parthes auoient accoustumé de faire à cheual, non seulement la
guerre, mais aussi tous leurs affaires publiques et priuez, marchander,2
parlementer, s'entretenir, et se promener: et que la plus notable
difference des libres, et des serfs parmy eux, c'est que les vns
vont à cheual, les autres à pied: institution née du Roy Cyrus.
Il y a plusieurs exemples en l'histoire Romaine, et Suetone le
remarque plus particulierement de Cæsar, des Capitaines qui commandoient•
à leurs gens de cheual de mettre pied à terre, quand ils
se trouuoient pressez de l'occasion, pour oster aux soldats toute
esperance de fuite, et pour l'aduantage qu'ils esperoient en cette
sorte de combat: quo, haud dubiè, superat Romanus, dit Tite Liue. Si
est-il, que la premiere prouision, dequoy ils se seruoient à brider la3
rebellion des peuples de nouuelle conqueste, c'estoit leur oster
armes et cheuaux. Pourtant voyons nous si souuent en Cæsar: arma
proferri, iumenta produci, obsides dari iubet. Le grand Seigneur ne
permet auiourd'huy ny à Chrestien, ny à Iuif, d'auoir cheual à soy,
sous son empire. Noz ancestres, et notamment du temps de la•
guerre des Anglois, és combats solennels et iournées assignées, se
mettoient la plus part du temps tous à pied, pour ne se fier à autre
chose qu'à leur force propre, et vigueur de leur courage, et de leurs
membres, de chose si chere que l'honneur et la vie. Vous engagez,
quoy qu'en die Chrysanthes en Xenophon, vostre valeur et vostre•
fortune, à celle de vostre cheual, ses playes et sa mort tirent la
vostre en consequence, son effray ou sa fougue vous rendent ou temeraire
ou lasche: s'il a faute de bouche ou d'esperon, c'est à vostre
honneur à en respondre. A cette cause ie ne trouue pas estrange,
que ces combats là fussent plus fermes, et plus furieux que ceux1
qui se font à cheual,
cædebant paritér, paritérque ruebant
Victores victique, neque his fuga nota, neque illis.
Leurs battailles se voyent bien mieux contestées: ce ne sont à cette
heure que routes: primus clamor atque impetus rem decernit. Et•
chose que nous appellons à la societé d'vn si grand hazard, doit
estre en nostre puissance le plus qu'il se peut. Comme ie conseilleroy
de choisir les armes les plus courtes, et celles dequoy nous
nous pouuons le mieux respondre. Il est bien plus apparent de s'asseurer
d'vne espée que nous tenons au poing, que du boulet qui2
eschappe de nostre pistole, en laquelle il y a plusieurs pieces, la
poudre, la pierre, le rouët, desquelles la moindre qui vienne à faillir,
vous fera faillir vostre fortune. On assene peu seurement le
coup, que l'air vous conduict,
Et, quò ferre velint, permittere vulnera ventis:•
Ensis habet vires, et gens quæcunque virorum est,
Bella gerit gladiis.
remarque plus particulierement de Cæsar, des Capitaines qui commandoient•
à leurs gens de cheual de mettre pied à terre, quand ils
se trouuoient pressez de l'occasion, pour oster aux soldats toute
esperance de fuite, et pour l'aduantage qu'ils esperoient en cette
sorte de combat: quo, haud dubiè, superat Romanus, dit Tite Liue. Si
est-il, que la premiere prouision, dequoy ils se seruoient à brider la3
rebellion des peuples de nouuelle conqueste, c'estoit leur oster
armes et cheuaux. Pourtant voyons nous si souuent en Cæsar: arma
proferri, iumenta produci, obsides dari iubet. Le grand Seigneur ne
permet auiourd'huy ny à Chrestien, ny à Iuif, d'auoir cheual à soy,
sous son empire. Noz ancestres, et notamment du temps de la•
guerre des Anglois, és combats solennels et iournées assignées, se
mettoient la plus part du temps tous à pied, pour ne se fier à autre
chose qu'à leur force propre, et vigueur de leur courage, et de leurs
membres, de chose si chere que l'honneur et la vie. Vous engagez,
quoy qu'en die Chrysanthes en Xenophon, vostre valeur et vostre•
fortune, à celle de vostre cheual, ses playes et sa mort tirent la
vostre en consequence, son effray ou sa fougue vous rendent ou temeraire
ou lasche: s'il a faute de bouche ou d'esperon, c'est à vostre
honneur à en respondre. A cette cause ie ne trouue pas estrange,
que ces combats là fussent plus fermes, et plus furieux que ceux1
qui se font à cheual,
cædebant paritér, paritérque ruebant
Victores victique, neque his fuga nota, neque illis.
Leurs battailles se voyent bien mieux contestées: ce ne sont à cette
heure que routes: primus clamor atque impetus rem decernit. Et•
chose que nous appellons à la societé d'vn si grand hazard, doit
estre en nostre puissance le plus qu'il se peut. Comme ie conseilleroy
de choisir les armes les plus courtes, et celles dequoy nous
nous pouuons le mieux respondre. Il est bien plus apparent de s'asseurer
d'vne espée que nous tenons au poing, que du boulet qui2
eschappe de nostre pistole, en laquelle il y a plusieurs pieces, la
poudre, la pierre, le rouët, desquelles la moindre qui vienne à faillir,
vous fera faillir vostre fortune. On assene peu seurement le
coup, que l'air vous conduict,
Et, quò ferre velint, permittere vulnera ventis:•
Ensis habet vires, et gens quæcunque virorum est,
Bella gerit gladiis.
Mais quant à cett'arme-là, i'en parleray plus amplement, où ie
feray comparaison des armes anciennes aux nostres: et sauf l'estonnement
des oreilles, à quoy desormais chacun est appriuoisé, ie3
croy que c'est vn' arme de fort peu d'effect, et espere que nous en
quitterons vn iour l'vsage. Celle dequoy les Italiens se seruoient de
iet, et à feu, estoit plus effroyable. Ils nommoient Phalarica, vne
certaine espece de iaueline, armée par le bout, d'vn fer de trois
pieds, affin qu'il peust percer d'outre en outre vn homme armé:•
et se lançoit tantost de la main, en la campagne, tantost à tout des
engins pour deffendre les lieux assiegez: la hante reuestue d'estouppe
empoixée et huilée, s'enflammoit de sa course: et s'attachant
au corps, ou au bouclier, ostoit tout vsage d'armes et de membres.
Toutesfois il me semble que pour venir au ioindre, elle portast4
aussi empeschement à l'assaillant, et que le champ ionché de ces
tronçons bruslants, produisist en la meslée vne commune incommodité.
Magnum stridens contorta Phalarica venit,
Fulminis acta modo.•
feray comparaison des armes anciennes aux nostres: et sauf l'estonnement
des oreilles, à quoy desormais chacun est appriuoisé, ie3
croy que c'est vn' arme de fort peu d'effect, et espere que nous en
quitterons vn iour l'vsage. Celle dequoy les Italiens se seruoient de
iet, et à feu, estoit plus effroyable. Ils nommoient Phalarica, vne
certaine espece de iaueline, armée par le bout, d'vn fer de trois
pieds, affin qu'il peust percer d'outre en outre vn homme armé:•
et se lançoit tantost de la main, en la campagne, tantost à tout des
engins pour deffendre les lieux assiegez: la hante reuestue d'estouppe
empoixée et huilée, s'enflammoit de sa course: et s'attachant
au corps, ou au bouclier, ostoit tout vsage d'armes et de membres.
Toutesfois il me semble que pour venir au ioindre, elle portast4
aussi empeschement à l'assaillant, et que le champ ionché de ces
tronçons bruslants, produisist en la meslée vne commune incommodité.
Magnum stridens contorta Phalarica venit,
Fulminis acta modo.•
Ils auoyent d'autres moyens, à quoy l'vsage les dressoit, et qui
nous semblent incroyables par inexperience: par où ils suppleoyent
au deffaut de nostre poudre et de noz boulets. Ils dardoyent leurs
piles, de telle roideur, que souuent ils en enfiloyent deux boucliers
et deux hommes armés, et les cousoyent. Les coups de leurs fondes1
n'estoient pas moins certains et loingtains: saxis globosis funda,
mare apertum incessentes: coronas modici circuli, magno ex interuallo
loci, assueti traijcere: non capita modó hostium vulnerabant, sed quem
locum destinassent. Leurs pieces de batterie representoient, comme
l'effect, aussi le tintamarre des nostres: ad ictus mænium cum terribili•
sonitu editos, pauor et trepidatio cæpit. Les Gaulois noz cousins
en Asie, haïssoyent ces armes traistresses, et volantes: duits à
combattre main à main auec plus de courage. Non tam patentibus
plagis mouentur, vbi latior quàm altior plaga est, etiam gloriosius se
pugnare putant: ijdem quum aculeus sagittæ aut glandis abditæ introrsus2
tenui vulnere in speciem vrit: tum, in rabiem et pudorem tam
paruæ perimentis pestis versi, prosternunt corpora humi. Peinture
bien voisine d'vne arquebusade. Les dix mille Grecs, en leur longue
et fameuse retraitte, rencontrerent vne nation, qui les endommagea
merueilleusement à coups de grands arcs et forts, et des sagettes•
si longues, qu'à les reprendre à la main on les pouuoit reietter à
la mode d'vn dard, et perçoient de part en part vn bouclier et vn
homme armé. Les engeins que Dionysius inuenta à Syracuse, à tirer
des gros traits massifs, et des pierres d'horrible grandeur, d'vne si
longue volée et impetuosité, representoient de bien pres nos inuentions.3
Encore ne faut-il pas oublier la plaisante assiette qu'auoit
sur sa mule vn maistre Pierre Pol Docteur en Theologie, que Monstrelet
recite auoir accoustumé se promener par la ville de Paris,
assis de costé comme les femmes. Il dit aussi ailleurs, que les Gascons
auoient des cheuaux terribles, accoustumez de virer en courant,
dequoy les François, Picards, Flamands, et Brabançons, faisoyent
grand miracle, pour n'auoir accoustumé de les voir: ce sont
ses mots. Cæsar parlant de ceux de Suede: Aux rencontres qui se
font à cheual, dit-il, ils se iettent souuent à terre pour combattre à•
pied, ayant accoustumé leurs cheuaux de ne bouger ce pendant de
la place, ausquels ils recourent promptement, s'il en est besoin, et
selon leur coustume, il n'est rien si vilain et si lasche que d'vser
de selles et bardelles, et mesprisent ceux qui en vsent: de maniere
que fort peu en nombre, ils ne craignent pas d'en assaillir plusieurs.1
Ce que i'ay admiré autresfois, de voir vn cheual dressé à se manier
à toutes mains, auec vne baguette, la bride auallée sur ses
oreilles, estoit ordinaire aux Massiliens, qui se seruoient de leurs
cheuaux sans selle et sans bride.
Et gens, quæ nudo residens Massilia dorso,•
Ora leui flectit, frænorum nescia, virga.
Et Numidæ infræni cingunt.
Equi sine frænis, deformis ipse cursus, rigida ceruice et extento capite
currentium. Le Roy Alphonce, celuy qui dressa en Espaigne
l'ordre des Cheualiers de la Bande, ou de l'Escharpe, leur donna2
entre autres regles, de ne monter ny mule ny mulet, sur peine d'vn
marc d'argent d'amende: comme ie viens d'apprendre dans les lettres
de Gueuara, desquelles ceux qui les ont appellées Dorées, faisoient
iugement bien autre que celuy que i'en fay. Le Courtisan dit,
qu'auant son temps c'estoit reproche à vn Gentilhomme d'en cheuaucher.•
Les Abyssins au rebours: à mesure qu'ils sont les plus
aduancez pres le Pretteian leur Prince, affectent pour la dignité et
pompe, de monter des grandes mules. Xenophon recite que les
Assyriens tenoient tousiours leurs cheuaux entrauez au logis, tant
ils estoient fascheux et farouches: et qu'il falloit tant de temps à3
les destacher et harnacher, que, pour que cette longueur ne leur
apportast dommage s'ils venoient à estre en desordre surprins par
les ennemis, ils ne logeoient iamais en camp, qui ne fust fossoyé et
remparé. Son Cyrus, si grand maistre au faict de cheualerie, mettoit
les cheuaux de son escot: et ne leur faisoit bailler à manger,•
qu'ils ne l'eussent gaigné par la sueur de quelque exercice. Les
Scythes, où la necessité les pressoit en la guerre, tiroient du sang
de leurs cheuaux, et s'en abbreuuoient et nourrissoient,
Venit et epoto Sarmata pastus equo.
Ceux de Crotte assiegez par Metellus, se trouuerent en telle disette
de tout autre breuuage, qu'ils eurent à se seruir de l'vrine de leurs
chenaux. Pour verifier, combien les armées Turquesques se conduisent
et maintiennent à meilleure raison, que les nostres: ils disent,•
qu'outre ce que les soldats ne boiuent que de l'eau, et ne mangent
que riz et de la chair salée mise en poudre, dequoy chacun porte
aisément sur soy prouision pour vn moys, ils sçauent aussi viure
du sang de leurs cheuaux, comme les Tartares et Moscouites, et le
salent. Ces nouueaux peuples des Indes, quand les Espagnols y1
arriuerent, estimerent tant des hommes que des cheuaux, que ce
fussent, ou Dieux ou animaux, en noblesse au dessus de leur nature.
Aucuns apres auoir esté vaincus, venans demander paix et
pardon aux hommes, et leur apporter de l'or et des viandes, ne faillirent
d'en aller autant offrir aux cheuaux, auec vne toute pareille•
harangue à celle des hommes, prenans leur hannissement, pour langage
de composition et de trefue. Aux Indes de deçà, c'estoit anciennement
le principal et royal honneur de cheuaucher vn elephant,
le second d'aller en coche, trainé à quatre cheuaux, le tiers de
monter vn chameau, le dernier et plus vil degré, d'estre porté ou2
charrié par vn cheual seul. Quelcun de nostre temps, escrit auoir
veu en ce climat là, des païs, où on cheuauche les bœufs, auec bastines,
estriers et brides, et s'estre bien trouué de leur porture.
nous semblent incroyables par inexperience: par où ils suppleoyent
au deffaut de nostre poudre et de noz boulets. Ils dardoyent leurs
piles, de telle roideur, que souuent ils en enfiloyent deux boucliers
et deux hommes armés, et les cousoyent. Les coups de leurs fondes1
n'estoient pas moins certains et loingtains: saxis globosis funda,
mare apertum incessentes: coronas modici circuli, magno ex interuallo
loci, assueti traijcere: non capita modó hostium vulnerabant, sed quem
locum destinassent. Leurs pieces de batterie representoient, comme
l'effect, aussi le tintamarre des nostres: ad ictus mænium cum terribili•
sonitu editos, pauor et trepidatio cæpit. Les Gaulois noz cousins
en Asie, haïssoyent ces armes traistresses, et volantes: duits à
combattre main à main auec plus de courage. Non tam patentibus
plagis mouentur, vbi latior quàm altior plaga est, etiam gloriosius se
pugnare putant: ijdem quum aculeus sagittæ aut glandis abditæ introrsus2
tenui vulnere in speciem vrit: tum, in rabiem et pudorem tam
paruæ perimentis pestis versi, prosternunt corpora humi. Peinture
bien voisine d'vne arquebusade. Les dix mille Grecs, en leur longue
et fameuse retraitte, rencontrerent vne nation, qui les endommagea
merueilleusement à coups de grands arcs et forts, et des sagettes•
si longues, qu'à les reprendre à la main on les pouuoit reietter à
la mode d'vn dard, et perçoient de part en part vn bouclier et vn
homme armé. Les engeins que Dionysius inuenta à Syracuse, à tirer
des gros traits massifs, et des pierres d'horrible grandeur, d'vne si
longue volée et impetuosité, representoient de bien pres nos inuentions.3
Encore ne faut-il pas oublier la plaisante assiette qu'auoit
sur sa mule vn maistre Pierre Pol Docteur en Theologie, que Monstrelet
recite auoir accoustumé se promener par la ville de Paris,
assis de costé comme les femmes. Il dit aussi ailleurs, que les Gascons
auoient des cheuaux terribles, accoustumez de virer en courant,
dequoy les François, Picards, Flamands, et Brabançons, faisoyent
grand miracle, pour n'auoir accoustumé de les voir: ce sont
ses mots. Cæsar parlant de ceux de Suede: Aux rencontres qui se
font à cheual, dit-il, ils se iettent souuent à terre pour combattre à•
pied, ayant accoustumé leurs cheuaux de ne bouger ce pendant de
la place, ausquels ils recourent promptement, s'il en est besoin, et
selon leur coustume, il n'est rien si vilain et si lasche que d'vser
de selles et bardelles, et mesprisent ceux qui en vsent: de maniere
que fort peu en nombre, ils ne craignent pas d'en assaillir plusieurs.1
Ce que i'ay admiré autresfois, de voir vn cheual dressé à se manier
à toutes mains, auec vne baguette, la bride auallée sur ses
oreilles, estoit ordinaire aux Massiliens, qui se seruoient de leurs
cheuaux sans selle et sans bride.
Et gens, quæ nudo residens Massilia dorso,•
Ora leui flectit, frænorum nescia, virga.
Et Numidæ infræni cingunt.
Equi sine frænis, deformis ipse cursus, rigida ceruice et extento capite
currentium. Le Roy Alphonce, celuy qui dressa en Espaigne
l'ordre des Cheualiers de la Bande, ou de l'Escharpe, leur donna2
entre autres regles, de ne monter ny mule ny mulet, sur peine d'vn
marc d'argent d'amende: comme ie viens d'apprendre dans les lettres
de Gueuara, desquelles ceux qui les ont appellées Dorées, faisoient
iugement bien autre que celuy que i'en fay. Le Courtisan dit,
qu'auant son temps c'estoit reproche à vn Gentilhomme d'en cheuaucher.•
Les Abyssins au rebours: à mesure qu'ils sont les plus
aduancez pres le Pretteian leur Prince, affectent pour la dignité et
pompe, de monter des grandes mules. Xenophon recite que les
Assyriens tenoient tousiours leurs cheuaux entrauez au logis, tant
ils estoient fascheux et farouches: et qu'il falloit tant de temps à3
les destacher et harnacher, que, pour que cette longueur ne leur
apportast dommage s'ils venoient à estre en desordre surprins par
les ennemis, ils ne logeoient iamais en camp, qui ne fust fossoyé et
remparé. Son Cyrus, si grand maistre au faict de cheualerie, mettoit
les cheuaux de son escot: et ne leur faisoit bailler à manger,•
qu'ils ne l'eussent gaigné par la sueur de quelque exercice. Les
Scythes, où la necessité les pressoit en la guerre, tiroient du sang
de leurs cheuaux, et s'en abbreuuoient et nourrissoient,
Venit et epoto Sarmata pastus equo.
Ceux de Crotte assiegez par Metellus, se trouuerent en telle disette
de tout autre breuuage, qu'ils eurent à se seruir de l'vrine de leurs
chenaux. Pour verifier, combien les armées Turquesques se conduisent
et maintiennent à meilleure raison, que les nostres: ils disent,•
qu'outre ce que les soldats ne boiuent que de l'eau, et ne mangent
que riz et de la chair salée mise en poudre, dequoy chacun porte
aisément sur soy prouision pour vn moys, ils sçauent aussi viure
du sang de leurs cheuaux, comme les Tartares et Moscouites, et le
salent. Ces nouueaux peuples des Indes, quand les Espagnols y1
arriuerent, estimerent tant des hommes que des cheuaux, que ce
fussent, ou Dieux ou animaux, en noblesse au dessus de leur nature.
Aucuns apres auoir esté vaincus, venans demander paix et
pardon aux hommes, et leur apporter de l'or et des viandes, ne faillirent
d'en aller autant offrir aux cheuaux, auec vne toute pareille•
harangue à celle des hommes, prenans leur hannissement, pour langage
de composition et de trefue. Aux Indes de deçà, c'estoit anciennement
le principal et royal honneur de cheuaucher vn elephant,
le second d'aller en coche, trainé à quatre cheuaux, le tiers de
monter vn chameau, le dernier et plus vil degré, d'estre porté ou2
charrié par vn cheual seul. Quelcun de nostre temps, escrit auoir
veu en ce climat là, des païs, où on cheuauche les bœufs, auec bastines,
estriers et brides, et s'estre bien trouué de leur porture.
Quintus Fabius Maximus Rutilianus, contre les Samnites, voyant
que ses gents de cheual à trois ou quatre charges auoient failly•
d'enfoncer le bataillon des ennemis, print ce conseil: qu'ils debridassent
leurs cheuaux, et brochassent à toute force des esperons:
si que rien ne les pouuant arrester, au trauers des armes et des
hommes renuersez, ils ouurirent le pas à leurs gens de pied, qui
parfirent vne tres-sanglante deffaitte. Autant en commanda Quintus3
Fuluius Flaccus, contre les Celtiberiens: Id cum maiore vi equorum
facietis, si effrænatos in hostes equos immittitis: quod sæpe Romanos
equites cum laude fecisse sua, memoriæ proditum est. Detractisque
frænis bis vltrò citróque cum magna strage hostium, infractis omnibus
hastis, transcurrerunt. Le Duc de Moscouie deuoit anciennement•
cette reuerence aux Tartares, quand ils enuoioyent vers luy des Ambassadeurs,
qu'il leur alloit au deuant à pied, et leur presentoit vn
gobeau de lait de iument, breuuage qui leur est en delices, et si en
beuuant quelque goutte en tomboit sur le crin de leurs cheuaux, il
estoit tenu de la lecher auec la langue. En Russie, l'armée que l'Empereur
Baiazet y auoit enuoyée, fut accablée d'vn si horrible rauage
de neiges, que pour s'en mettre à couuert, et sauuer du froid, plusieurs•
s'aduiserent de tuer et euentrer leurs cheuaux, pour se getter
dedans, et iouyr de cette chaleur vitale. Baiazet apres cest aspre
estour où il fut rompu par Tamburlan, se sauuoit belle erre sur vne
jument Arabesque, s'il n'eust esté contrainct de la laisser boire son
saoul, au passage d'vn ruisseau: ce qui la rendit si flacque et refroidie,1
qu'il fut bien aisément apres acconsuiuy par ceux qui le
poursuiuoyent. On dit bien qu'on les lasche, les laissant pisser:
mais le boire, i'eusse plustost estimé qu'il l'eust renforcée. Crœsus
passant le long de la ville de Sardis, y trouua des pastis, où il y
auoit grande quantité de serpents, desquels les cheuaux de son armée•
mangeoient de bon appetit: qui fut vn mauuais prodige à ses affaires,
dit Herodote. Nous appellons vn cheual entier qui a crin
et oreille, et ne passent les autres à la montre. Les Lacedemoniens
ayant desfait les Atheniens, en la Sicile, retournans de la victoire
en pompe en la ville de Syracuse, entre autres brauades, firent tondre2
les cheuaux vaincus, et les menerent ainsin en triomphe.
Alexandre combatit vne nation, Dahas, ils alloyent deux à deux armez
à cheual à la guerre, mais en la meslée l'vn descendoit à terre,
et combatoient ore à pied, ore à cheual, l'vn apres l'autre. Ie
n'estime point, qu'en suffisance, et en grace à cheual, nulle nation•
nous emporte. Bon homme de cheual, à l'vsage de nostre parler,
semble plus regarder au courage qu'à l'addresse. Le plus sçauant,
le plus seur, le mieux aduenant à mener vn cheual à raison, que
i'aye cognu, fut à mon gré Monsieur de Carneualet, qui en seruoit
nostre Roy Henry second. I'ay veu homme donner carriere à deux3
pieds sur sa selle, demonter sa selle, et au retour la releuer, reaccommoder,
et s'y rasseoir, fuyant tousiours à bride auallée: ayant
passé par dessus vn bonnet, y tirer par derriere de bons coups de
son arc: amasser ce qu'il vouloit, se iettant d'vn pied à terre, tenant
l'autre en l'estrier; et autres pareilles singeries, dequoy il•
viuoit. On a veu de mon temps à Constantinople, deux hommes
sur vn cheual, lesquels en sa plus roide course, se reiettoyent à
tours, à terre, et puis sur la selle, Et vn, qui seulement des dents,
bridoit et harnachoit son cheual. Vn autre, qui entre deux cheuaux,
vn pied sur vne selle, l'autre sur l'autre, portant vn second sur ses
bras, piquoit à toute bride: ce second tout debout, sur luy, tirant
en la course, des coups bien certains de son arc. Plusieurs, qui les
iambes contre-mont, donnoient carriere, la teste plantee sur leurs
selles, entre les pointes des simeterres attachez au harnois. En mon•
enfance le Prince de Sulmone à Naples, maniant vn rude cheual, de
toute sorte de maniemens, tenoit soubz ses genouz et soubs ses orteils
des reales: comme si elles y eussent esté clouées: pour montrer
la fermeté de son assiette.
que ses gents de cheual à trois ou quatre charges auoient failly•
d'enfoncer le bataillon des ennemis, print ce conseil: qu'ils debridassent
leurs cheuaux, et brochassent à toute force des esperons:
si que rien ne les pouuant arrester, au trauers des armes et des
hommes renuersez, ils ouurirent le pas à leurs gens de pied, qui
parfirent vne tres-sanglante deffaitte. Autant en commanda Quintus3
Fuluius Flaccus, contre les Celtiberiens: Id cum maiore vi equorum
facietis, si effrænatos in hostes equos immittitis: quod sæpe Romanos
equites cum laude fecisse sua, memoriæ proditum est. Detractisque
frænis bis vltrò citróque cum magna strage hostium, infractis omnibus
hastis, transcurrerunt. Le Duc de Moscouie deuoit anciennement•
cette reuerence aux Tartares, quand ils enuoioyent vers luy des Ambassadeurs,
qu'il leur alloit au deuant à pied, et leur presentoit vn
gobeau de lait de iument, breuuage qui leur est en delices, et si en
beuuant quelque goutte en tomboit sur le crin de leurs cheuaux, il
estoit tenu de la lecher auec la langue. En Russie, l'armée que l'Empereur
Baiazet y auoit enuoyée, fut accablée d'vn si horrible rauage
de neiges, que pour s'en mettre à couuert, et sauuer du froid, plusieurs•
s'aduiserent de tuer et euentrer leurs cheuaux, pour se getter
dedans, et iouyr de cette chaleur vitale. Baiazet apres cest aspre
estour où il fut rompu par Tamburlan, se sauuoit belle erre sur vne
jument Arabesque, s'il n'eust esté contrainct de la laisser boire son
saoul, au passage d'vn ruisseau: ce qui la rendit si flacque et refroidie,1
qu'il fut bien aisément apres acconsuiuy par ceux qui le
poursuiuoyent. On dit bien qu'on les lasche, les laissant pisser:
mais le boire, i'eusse plustost estimé qu'il l'eust renforcée. Crœsus
passant le long de la ville de Sardis, y trouua des pastis, où il y
auoit grande quantité de serpents, desquels les cheuaux de son armée•
mangeoient de bon appetit: qui fut vn mauuais prodige à ses affaires,
dit Herodote. Nous appellons vn cheual entier qui a crin
et oreille, et ne passent les autres à la montre. Les Lacedemoniens
ayant desfait les Atheniens, en la Sicile, retournans de la victoire
en pompe en la ville de Syracuse, entre autres brauades, firent tondre2
les cheuaux vaincus, et les menerent ainsin en triomphe.
Alexandre combatit vne nation, Dahas, ils alloyent deux à deux armez
à cheual à la guerre, mais en la meslée l'vn descendoit à terre,
et combatoient ore à pied, ore à cheual, l'vn apres l'autre. Ie
n'estime point, qu'en suffisance, et en grace à cheual, nulle nation•
nous emporte. Bon homme de cheual, à l'vsage de nostre parler,
semble plus regarder au courage qu'à l'addresse. Le plus sçauant,
le plus seur, le mieux aduenant à mener vn cheual à raison, que
i'aye cognu, fut à mon gré Monsieur de Carneualet, qui en seruoit
nostre Roy Henry second. I'ay veu homme donner carriere à deux3
pieds sur sa selle, demonter sa selle, et au retour la releuer, reaccommoder,
et s'y rasseoir, fuyant tousiours à bride auallée: ayant
passé par dessus vn bonnet, y tirer par derriere de bons coups de
son arc: amasser ce qu'il vouloit, se iettant d'vn pied à terre, tenant
l'autre en l'estrier; et autres pareilles singeries, dequoy il•
viuoit. On a veu de mon temps à Constantinople, deux hommes
sur vn cheual, lesquels en sa plus roide course, se reiettoyent à
tours, à terre, et puis sur la selle, Et vn, qui seulement des dents,
bridoit et harnachoit son cheual. Vn autre, qui entre deux cheuaux,
vn pied sur vne selle, l'autre sur l'autre, portant vn second sur ses
bras, piquoit à toute bride: ce second tout debout, sur luy, tirant
en la course, des coups bien certains de son arc. Plusieurs, qui les
iambes contre-mont, donnoient carriere, la teste plantee sur leurs
selles, entre les pointes des simeterres attachez au harnois. En mon•
enfance le Prince de Sulmone à Naples, maniant vn rude cheual, de
toute sorte de maniemens, tenoit soubz ses genouz et soubs ses orteils
des reales: comme si elles y eussent esté clouées: pour montrer
la fermeté de son assiette.
CHAPITRE XLIX. (TRADUCTION LIV. I, CH. XLIX.)
Des coustumes anciennes.
I'EXCVSEROIS volontiers en nostre peuple de n'auoir autre patron et1
regle de perfection, que ses propres meurs et vsances: car c'est
vn commun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de tous
hommes, d'auoir leur visée et leur arrest, sur le train auquel ils
sont nais. Ie suis content, quand il verra Fabritius ou Lælius, qu'il
leur trouue la contenance et le port barbare, puis qu'ils ne sont ni•
vestus ny façonnez à nostre mode. Mais ie me plains de sa particuliere
indiscretion, de se laisser si fort piper et aueugler à l'authorité
de l'vsage present, qu'il soit capable de changer d'opinion et d'aduis
tous les mois, s'il plaist à la coustume: et qu'il iuge si diuersement
de soy-mesme. Quand il portoit le busc de son pourpoint entre2
les mammelles, il maintenoit par viues raisons qu'il estoit en son
vray lieu: quelques années apres le voyla aualé iusques entre les
cuisses, il se moque de son autre vsage, le trouue inepte et insupportable.
La façon de se vestir presente, luy fait incontinent condamner
l'ancienne, d'vne resolution si grande, et d'vn consentement•
si vniuersel, que vous diriez que c'est quelque espece de manie, qui
luy tourneboule ainsi l'entendement. Par ce que nostre changement
est si subit et si prompt en cela, que l'inuention de tous les tailleurs
du monde ne sçauroit fournir assez de nouuelletez, il est force
que bien souuent les formes mesprisées reuiennent en credit, et
celles là mesmes tombent en mespris tantost apres; et qu'vn mesme
iugement prenne en l'espace de quinze ou vingt ans, deux ou trois,
non diuerses seulement, mais contraires opinions, d'vne inconstance•
et legereté incroyable. Il n'y a si fin entre nous, qui ne se laisse
embabouiner de cette contradiction, et esbloüyr tant les yeux internes,
que les externes insensiblement. Ie veux icy entasser aucunes
façons anciennes, que i'ay en memoire: les vnes de mesme
les nostres, les autres differentes: à fin qu'ayant en l'imagination1
cette continuelle variation des choses humaines, nous en ayons le
iugement plus esclaircy et plus ferme. Ce que nous disons de
combatre à l'espée et la cape, il s'vsoit encores entre les Romains,
ce dit Cæsar, sinistras sagis inuoluunt, gladiósque distringunt. Et remarque
dés lors en nostre nation ce vice, qui y est encore d'arrester•
les passans que nous rencontrons en chemin, et de les forcer de
nous dire qui ils sont, et de receuoir à iniure et occasion de querelle,
s'ils refusent de nous respondre. Aux bains que les anciens
prenoyent tous les iours auant le repas; et les prenoyent aussi ordinairement
que nous faisons de l'eau à lauer les mains, ils ne se2
lauoyent du commencement que les bras et les iambes, mais depuis,
et d'vne coustume qui a duré plusieurs siecles et en la plus part des
nations du monde, ils se lauoyent tous nudz, d'eau mixtionnée et
perfumée: de maniere, qu'ils tenoient pour tesmoignage de grande
simplicité de se lauer d'eau simple. Les plus affetez et delicatz se•
perfumoyent tout le corps bien trois ou quatre fois par iour. Ils se
faisoyent souuent pinceter tout le poil, comme les femmes Françoises
ont pris en vsage depuis quelque temps, de faire leur front,
Quod pectus, quod crura tibi, quod brachia vellis,
quoy qu'ils eussent des oignemens propres à cela.3
Psilothro nitet, aut acida latet abdita creta.
Ils aymoient à se coucher mollement, et alleguent pour preuue de
patience, de coucher sur le matelats. Ils mangeoyent couchez sur
des lits, à peu pres en mesme assiette que les Turcs de nostre
temps.•
Inde toro pater Æneas sic orsus ab alto.
Et dit on du ieune Caton que depuis la bataille de Pharsale, estant
entré en dueil du mauuais estat des affaires publiques, il mangea
tousiours assis, prenant vn train de vie austere. Ils baisoyent les
mains aux grands pour les honnorer et caresser. Et entre les amis,
ils s'entrebaisoyent en se saluant, comme font les Venitiens.
Gratatúsque darem cum dulcibus oscula verbis.
Et touchoyent aux genoux, pour requerir et saluer vn grand. Pasiclez
le Philosophe, frere de Crates, au lieu de porter la main au•
genouil, la porta aux genitoires. Celuy à qui il s'addressoit, l'ayant
rudement repoussé, Comment, dit-il, cette partie n'est elle pas
vostre, aussi bien que l'autre? Ils mangeoyent comme nous, le fruict
à l'yssue de la table. Ils se torchoyent le cul (il faut laisser aux
femmes cette vaine superstition des parolles) auec vne esponge:1
voyla pourquoy spongia est vn mot obscœne en Latin: et estoit cette
esponge attachée au bout d'vn baston: comme tesmoigne l'histoire
de celuy qu'on menoit pour estre presenté aux bestes, deuant
le peuple, qui demanda congé d'aller à ses affaires, et n'ayant autre
moyen de se tuer, il se fourra ce baston et esponge dans le gosier,•
et s'en estouffa. Ils s'essuyoient le catze de laine perfumée, quand
ils en auoyent faict,
At tibi nil faciam, sed lota mentula lana.
Il y auoit aux carrefours à Rome, des vaisseaux et demy-cuues,
pour y apprester à pisser aux passans:2
Pusi sæpe lacum propter se ac dolia curta,
Somno deuincti, credunt extollere vestem.
regle de perfection, que ses propres meurs et vsances: car c'est
vn commun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de tous
hommes, d'auoir leur visée et leur arrest, sur le train auquel ils
sont nais. Ie suis content, quand il verra Fabritius ou Lælius, qu'il
leur trouue la contenance et le port barbare, puis qu'ils ne sont ni•
vestus ny façonnez à nostre mode. Mais ie me plains de sa particuliere
indiscretion, de se laisser si fort piper et aueugler à l'authorité
de l'vsage present, qu'il soit capable de changer d'opinion et d'aduis
tous les mois, s'il plaist à la coustume: et qu'il iuge si diuersement
de soy-mesme. Quand il portoit le busc de son pourpoint entre2
les mammelles, il maintenoit par viues raisons qu'il estoit en son
vray lieu: quelques années apres le voyla aualé iusques entre les
cuisses, il se moque de son autre vsage, le trouue inepte et insupportable.
La façon de se vestir presente, luy fait incontinent condamner
l'ancienne, d'vne resolution si grande, et d'vn consentement•
si vniuersel, que vous diriez que c'est quelque espece de manie, qui
luy tourneboule ainsi l'entendement. Par ce que nostre changement
est si subit et si prompt en cela, que l'inuention de tous les tailleurs
du monde ne sçauroit fournir assez de nouuelletez, il est force
que bien souuent les formes mesprisées reuiennent en credit, et
celles là mesmes tombent en mespris tantost apres; et qu'vn mesme
iugement prenne en l'espace de quinze ou vingt ans, deux ou trois,
non diuerses seulement, mais contraires opinions, d'vne inconstance•
et legereté incroyable. Il n'y a si fin entre nous, qui ne se laisse
embabouiner de cette contradiction, et esbloüyr tant les yeux internes,
que les externes insensiblement. Ie veux icy entasser aucunes
façons anciennes, que i'ay en memoire: les vnes de mesme
les nostres, les autres differentes: à fin qu'ayant en l'imagination1
cette continuelle variation des choses humaines, nous en ayons le
iugement plus esclaircy et plus ferme. Ce que nous disons de
combatre à l'espée et la cape, il s'vsoit encores entre les Romains,
ce dit Cæsar, sinistras sagis inuoluunt, gladiósque distringunt. Et remarque
dés lors en nostre nation ce vice, qui y est encore d'arrester•
les passans que nous rencontrons en chemin, et de les forcer de
nous dire qui ils sont, et de receuoir à iniure et occasion de querelle,
s'ils refusent de nous respondre. Aux bains que les anciens
prenoyent tous les iours auant le repas; et les prenoyent aussi ordinairement
que nous faisons de l'eau à lauer les mains, ils ne se2
lauoyent du commencement que les bras et les iambes, mais depuis,
et d'vne coustume qui a duré plusieurs siecles et en la plus part des
nations du monde, ils se lauoyent tous nudz, d'eau mixtionnée et
perfumée: de maniere, qu'ils tenoient pour tesmoignage de grande
simplicité de se lauer d'eau simple. Les plus affetez et delicatz se•
perfumoyent tout le corps bien trois ou quatre fois par iour. Ils se
faisoyent souuent pinceter tout le poil, comme les femmes Françoises
ont pris en vsage depuis quelque temps, de faire leur front,
Quod pectus, quod crura tibi, quod brachia vellis,
quoy qu'ils eussent des oignemens propres à cela.3
Psilothro nitet, aut acida latet abdita creta.
Ils aymoient à se coucher mollement, et alleguent pour preuue de
patience, de coucher sur le matelats. Ils mangeoyent couchez sur
des lits, à peu pres en mesme assiette que les Turcs de nostre
temps.•
Inde toro pater Æneas sic orsus ab alto.
Et dit on du ieune Caton que depuis la bataille de Pharsale, estant
entré en dueil du mauuais estat des affaires publiques, il mangea
tousiours assis, prenant vn train de vie austere. Ils baisoyent les
mains aux grands pour les honnorer et caresser. Et entre les amis,
ils s'entrebaisoyent en se saluant, comme font les Venitiens.
Gratatúsque darem cum dulcibus oscula verbis.
Et touchoyent aux genoux, pour requerir et saluer vn grand. Pasiclez
le Philosophe, frere de Crates, au lieu de porter la main au•
genouil, la porta aux genitoires. Celuy à qui il s'addressoit, l'ayant
rudement repoussé, Comment, dit-il, cette partie n'est elle pas
vostre, aussi bien que l'autre? Ils mangeoyent comme nous, le fruict
à l'yssue de la table. Ils se torchoyent le cul (il faut laisser aux
femmes cette vaine superstition des parolles) auec vne esponge:1
voyla pourquoy spongia est vn mot obscœne en Latin: et estoit cette
esponge attachée au bout d'vn baston: comme tesmoigne l'histoire
de celuy qu'on menoit pour estre presenté aux bestes, deuant
le peuple, qui demanda congé d'aller à ses affaires, et n'ayant autre
moyen de se tuer, il se fourra ce baston et esponge dans le gosier,•
et s'en estouffa. Ils s'essuyoient le catze de laine perfumée, quand
ils en auoyent faict,
At tibi nil faciam, sed lota mentula lana.
Il y auoit aux carrefours à Rome, des vaisseaux et demy-cuues,
pour y apprester à pisser aux passans:2
Pusi sæpe lacum propter se ac dolia curta,
Somno deuincti, credunt extollere vestem.
Ils faisoyent collation entre les repas. Et y auoit en esté, des
vendeurs de nege pour refréchir le vin: et en y auoit qui se seruoyent
de nege en hyuer, ne trouuans pas le vin encore lors assez•
froid. Les grands auoyent leurs eschançons et trenchans; et leurs
fols, pour leur donner du plaisir. On leur seruoit en hyuer la viande
sur les fouyers qui se portoyent sur la table: et auoyent des cuysines
portatiues, comme i'en ay veu, dans lesquelles tout leur seruice
se trainoit apres eux.3
Has vobis epulas habete lauti,
Nos offendimur ambulante cœna.
vendeurs de nege pour refréchir le vin: et en y auoit qui se seruoyent
de nege en hyuer, ne trouuans pas le vin encore lors assez•
froid. Les grands auoyent leurs eschançons et trenchans; et leurs
fols, pour leur donner du plaisir. On leur seruoit en hyuer la viande
sur les fouyers qui se portoyent sur la table: et auoyent des cuysines
portatiues, comme i'en ay veu, dans lesquelles tout leur seruice
se trainoit apres eux.3
Has vobis epulas habete lauti,
Nos offendimur ambulante cœna.
Et en esté ils faisoyent souuent en leurs sales basses, couler de
l'eau fresche et claire, dans des canaux au dessous d'eux, où il y
auoit force poisson en vie, que les assistans choisissoyent et prenoyent•
en la main, pour le faire aprester, chacun à sa poste. Le
poisson a tousiours eu ce priuilege, comme il a encores, que les
grans se meslent de le sçauoir apprester: aussi en est le goust
beaucoup plus exquis, que de la chair, aumoins pour moy. Mais
en toute sorte de magnificence, desbauche, et d'inuentions voluptueuses,4
de mollesse et de sumptuosité, nous faisons à la verité
ce que nous pouuons pour les égaler: car nostre volonté est bien
aussi gastée que la leur, mais nostre suffisance n'y peut arriuer:
nos forces ne sont non plus capables de les ioindre, en ces parties
là vitieuses, qu'aux vertueuses: car les vnes et les autres partent•
d'vne vigueur d'esprit, qui estoit sans comparaison plus grande en
eux qu'en nous. Et les ames à mesure qu'elles sont moins fortes,
elles ont d'autant moins de moyen de faire ny fort bien, ny fort
mal. Le haut bout d'entre eux, c'estoit le milieu. Le deuant et
derriere n'auoient en escriuant et parlant aucune signification de
grandeur, comme il se voit euidemment par leurs escris: ils diront•
Oppius et Cæsar, aussi volontiers que Cæsar et Oppius: et diront
moy et toy indifferemment, comme toy et moy. Voyla pourquoy i'ay
autrefois remarqué en la vie de Flaminius de Plutarque François,
vn endroit, où il semble que l'autheur parlant de la ialousie de
gloire, qui estoit entre les Ætoliens et les Romains, pour le gain1
d'vne bataille qu'ils auoyent obtenu en commun, face quelque poix
de ce qu'aux chansons Grecques, on nommoit les Ætoliens auant
les Romains, s'il n'y a de l'amphibologie aux mots François. Les
Dames estans aux estuues, y receuoyent quant et quant des hommes,
et se seruoyent là mesme de leurs valets à les frotter et oindre.•
Inguina succinctus nigra tibi seruus aluta
Stat, quoties calidis nuda fouêris aquis.
Elles se saupoudroyent de quelque poudre, pour reprimer les sueurs.
l'eau fresche et claire, dans des canaux au dessous d'eux, où il y
auoit force poisson en vie, que les assistans choisissoyent et prenoyent•
en la main, pour le faire aprester, chacun à sa poste. Le
poisson a tousiours eu ce priuilege, comme il a encores, que les
grans se meslent de le sçauoir apprester: aussi en est le goust
beaucoup plus exquis, que de la chair, aumoins pour moy. Mais
en toute sorte de magnificence, desbauche, et d'inuentions voluptueuses,4
de mollesse et de sumptuosité, nous faisons à la verité
ce que nous pouuons pour les égaler: car nostre volonté est bien
aussi gastée que la leur, mais nostre suffisance n'y peut arriuer:
nos forces ne sont non plus capables de les ioindre, en ces parties
là vitieuses, qu'aux vertueuses: car les vnes et les autres partent•
d'vne vigueur d'esprit, qui estoit sans comparaison plus grande en
eux qu'en nous. Et les ames à mesure qu'elles sont moins fortes,
elles ont d'autant moins de moyen de faire ny fort bien, ny fort
mal. Le haut bout d'entre eux, c'estoit le milieu. Le deuant et
derriere n'auoient en escriuant et parlant aucune signification de
grandeur, comme il se voit euidemment par leurs escris: ils diront•
Oppius et Cæsar, aussi volontiers que Cæsar et Oppius: et diront
moy et toy indifferemment, comme toy et moy. Voyla pourquoy i'ay
autrefois remarqué en la vie de Flaminius de Plutarque François,
vn endroit, où il semble que l'autheur parlant de la ialousie de
gloire, qui estoit entre les Ætoliens et les Romains, pour le gain1
d'vne bataille qu'ils auoyent obtenu en commun, face quelque poix
de ce qu'aux chansons Grecques, on nommoit les Ætoliens auant
les Romains, s'il n'y a de l'amphibologie aux mots François. Les
Dames estans aux estuues, y receuoyent quant et quant des hommes,
et se seruoyent là mesme de leurs valets à les frotter et oindre.•
Inguina succinctus nigra tibi seruus aluta
Stat, quoties calidis nuda fouêris aquis.
Elles se saupoudroyent de quelque poudre, pour reprimer les sueurs.
Les anciens Gaulois, dit Sidonius Apollinaris, portoyent le poil
long par le deuant, et le derriere de la teste tondu, qui est cette2
façon qui vient à estre renouuellée par l'vsage effeminé et lasche
de ce siecle. Les Romains payoient ce qui estoit deu aux bateliers,
pour leur naulage dez l'entrée du bateau, ce que nous faisons
apres estre rendus à port.
Dum as exigitur, dum mula ligatur,•
Tota abit hora.
long par le deuant, et le derriere de la teste tondu, qui est cette2
façon qui vient à estre renouuellée par l'vsage effeminé et lasche
de ce siecle. Les Romains payoient ce qui estoit deu aux bateliers,
pour leur naulage dez l'entrée du bateau, ce que nous faisons
apres estre rendus à port.
Dum as exigitur, dum mula ligatur,•
Tota abit hora.
Les femmes couchoyent au lict du costé de la ruelle: voyla pourquoy
on appelloit Cæsar, spondam Regis Nicomedis. Ils prenoyent
aleine en beuuant. Ils baptisoient le vin,
Quis puer ocius3
Restinguet ardentis falerni
Pocula prætereunte lympha?
Et ces champisses contenances de nos laquais y estoyent aussi.
O Iane! à tergo quem nulla ciconia pinsit,
Nec manus auriculas imitata est mobilis albas,•
Nec linguæ quantum sitiet canis Apula tantum.
on appelloit Cæsar, spondam Regis Nicomedis. Ils prenoyent
aleine en beuuant. Ils baptisoient le vin,
Quis puer ocius3
Restinguet ardentis falerni
Pocula prætereunte lympha?
Et ces champisses contenances de nos laquais y estoyent aussi.
O Iane! à tergo quem nulla ciconia pinsit,
Nec manus auriculas imitata est mobilis albas,•
Nec linguæ quantum sitiet canis Apula tantum.
CHAPITRE L. (TRADUCTION LIV. I, CH. L.)
De Democritus et Heraclitus.
LE iugement est vn vtil à tous subiects, et se mesle par tout. A
cette cause aux Essais que i'en fay icy, i'y employe toute sorte
d'occasion. Si c'est vn subiect que ie n'entende point, à cela mesme
ie l'essaye, sondant le gué de bien loing, et puis le trouuant trop
profond pour ma taille, ie me tiens à la riue. Et cette reconnoissance•
de ne pouuoir passer outre, c'est vn traict de son effect, ouy
de ceux, dont il se vante le plus. Tantost à vn subiect vain et de
neant, i'essaye voir s'il trouuera dequoy luy donner corps, et dequoy
l'appuyer et l'estançonner. Tantost ie le promene à vn subiect
noble et tracassé, auquel il n'a rien à trouuer de soy, le chemin en1
estant si frayé, qu'il ne peut marcher que sur la piste d'autruy. Là
il fait son ieu à eslire la route qui luy semble la meilleure: et de
mille sentiers, il dit que cettuy-cy, ou celuy là, a esté le mieux
choisi. Ie prends de la fortune le premier argument: ils me sont
egalement bons: et ne desseigne iamais de les traicter entiers. Car•
ie ne voy le tout de rien. Ne font pas, ceux qui nous promettent de
nous le faire veoir. De cent membres et visages, qu'à chasque chose
i'en prens vn, tantost à lecher seulement, tantost à effleurer: et
par fois à pincer iusqu'à l'os. I'y donne vne poincte, non pas le plus
largement, mais le plus profondement que ie sçay. Et aime plus2
souuent à les saisir par quelque lustre inusité. Ie me hazarderoy de
traitter à fons quelque matiere, si ie me connoissoy moins, et me
trompois en mon impuissance. Semant icy vn mot, icy vn autre,
eschantillons dépris de leur piece, escartez, sans dessein, sans promesse:
ie ne suis pas tenu d'en faire bon, ny de m'y tenir moy-mesme,•
sans varier, quand il me plaist, et me rendre au doubte et
incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l'ignorance. Tout
mouuement nous descouure. Cette mesme ame de Cæsar, qui se fait
voir à ordonner et dresser la bataille de Pharsale, elle se fait aussi
voir à dresser des parties oysiues et amoureuses. On iuge vn cheual,
non seulement à le voir manier sur vne carriere, mais encore à
luy voir aller le pas, voire et à le voir en repos à l'estable. Entre•
les functions de l'ame, il en est de basses. Qui ne la void encor par
là, n'acheue pas de la connoistre. Et à l'aduenture la remarque lon
mieux où elle va son pas simple. Les vents des passions la prennent
plus en ses hautes assiettes, ioint qu'elle se couche entiere sur chasque
matiere et s'y exerce entiere; et n'en traitte iamais plus d'vne1
à la fois: et la traitte non selon elle, mais selon soy. Les choses à
part elles, ont peut estre leurs poids et mesures, et conditions: mais
au dedans, en nous, elle les leur taille comme elle l'entend. La
mort est effroyable à Cicero, desirable à Caton, indifferente à Socrates.
La santé, la conscience, l'authorité, la science, la richesse,•
la beauté, et leurs contraires, se despouillent à l'entrée, et reçoiuent
de l'ame nouuelle vesture, et de la teinture qu'il luy plaist:
brune, claire, verte, obscure: aigre, douce, profonde, superficielle:
et qu'il plaist à chacune d'elles. Car elles n'ont pas verifié en
commun leurs stiles, regles et formes: chacune est Royne en son2
estat. Parquoy ne prenons plus excuse des externes qualitez des
choses: c'est à nous, à nous en rendre compte. Nostre bien et nostre
mal ne tient qu'à nous. Offrons y nos offrandes et nos vœus,
non pas à la fortune: elle ne peut rien sur nos mœurs: au rebours,
elles l'entrainent à leur suitte, et la moulent à leur forme. Pourquoy•
ne iugeray-ie d'Alexandre à table deuisant et beuuant d'autant?
Ou s'il manioit des eschecs, quelle corde de son esprit, ne
touche et n'employe ce niais et puerile ieu? Ie le hay et fuy, de ce
qu'il n'est pas assez ieu, et qu'il nous esbat trop serieusement; ayant
honte d'y fournir l'attention qui suffiroit à quelque bonne chose.3
Il ne fut pas plus embesoigné à dresser son glorieux passage aux
Indes: ny cet autre à desnouër vn passage, duquel depend le salut
du genre humain. Voyez combien nostre ame trouble cet amusement
ridicule, si touts ses nerfs ne bandent. Combien amplement
elle donne loy à chacun en cela, de se connoistre, et iuger droittement
de soy. Ie ne me voy et retaste, plus vniuersellement, en nulle
autre posture. Quelle passion ne nous y exerce? la cholere, le despit,•
la hayne, l'impatience: et vne vehemente ambition de vaincre,
en chose, en laquelle il seroit plus excusable d'estre ambitieux d'estre
vaincu. Car la precellence rare et au dessus du commun, messied
à vn homme d'honneur, en chose friuole. Ce que ie dy en cet
exemple, se peut dire en touts autres. Chasque parcelle, chasque1
occupation de l'homme, l'accuse, et le montre egalement qu'vn
autre. Democritus et Heraclitus ont esté deux philosophes, desquels
le premier trouuant vaine et ridicule l'humaine condition, ne
sortoit en public, qu'auec vn vsage moqueur et riant: Heraclitus,
ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portoit•
le visage continuellement triste, et les yeux chargez de larmes.
Alter
Ridebat quoties à limine mouerat vnum
Protulerátque pedem, flebat contrarius alter.
I'ayme mieux la premiere humeur, non par ce qu'il est plus plaisant2
de rire que de pleurer: mais par ce qu'elle est plus desdaigneuse,
et qu'elle nous condamne plus que l'autre: et il me semble,
que nous ne pouuons iamais estre assez mesprisez selon nostre
merite. La plainte et la commiseration sont meslées à quelque estimation
de la chose qu'on plaint: les choses dequoy on se moque,•
on les estime sans prix. Ie ne pense point qu'il y ait tant de malheur
en nous, comme il y a de vanité, ny tant de malice comme de
sotise: nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d'inanité:
nous ne sommes pas si miserables, comme nous sommes vils. Ainsi
Diogenes, qui baguenaudoit apart soy, roulant son tonneau, et hochant3
du nez le grand Alexandre, nous estimant des mouches, ou
des vessies pleines de vent, estoit bien iuge plus aigre et plus poingnant,
et par consequent, plus iuste à mon humeur que Timon,
celuy qui fut surnommé le haisseur des hommes. Car ce qu'on hait,
on le prend à cœur. Cettuy-cy nous souhaitoit du mal, estoit passionné•
du desir de nostre ruine, fuioit nostre conuersation comme
dangereuse, de meschans, et de nature deprauée: l'autre nous estimoit
si peu, que nous ne pourrions ny le troubler, ny l'alterer par
nostre contagion, nous laissoit de compagnie, non pour la crainte,
mais pour le desdain de nostre commerce: il ne nous estimoit capables4
ny de bien ny de mal faire. De mesme marque fut la response
de Statilius, auquel Brutus parla pour le ioindre à la conspiration
contre Cæsar: il trouua l'entreprinse iuste, mais il ne
trouua pas les hommes dignes, pour lesquels on se mist aucunement
en peine: conformément à la discipline de Hegesias, qui disoit,
le sage ne deuoir rien faire que pour soy: d'autant que, seul
il est digne, pour qui on face. Et à celle de Theodorus, que c'est
iniustice, que le sage se hazarde pour le bien de son païs, et qu'il•
mette en peril la sagesse pour des fols. Nostre propre condition est
autant ridicule, que risible.
cette cause aux Essais que i'en fay icy, i'y employe toute sorte
d'occasion. Si c'est vn subiect que ie n'entende point, à cela mesme
ie l'essaye, sondant le gué de bien loing, et puis le trouuant trop
profond pour ma taille, ie me tiens à la riue. Et cette reconnoissance•
de ne pouuoir passer outre, c'est vn traict de son effect, ouy
de ceux, dont il se vante le plus. Tantost à vn subiect vain et de
neant, i'essaye voir s'il trouuera dequoy luy donner corps, et dequoy
l'appuyer et l'estançonner. Tantost ie le promene à vn subiect
noble et tracassé, auquel il n'a rien à trouuer de soy, le chemin en1
estant si frayé, qu'il ne peut marcher que sur la piste d'autruy. Là
il fait son ieu à eslire la route qui luy semble la meilleure: et de
mille sentiers, il dit que cettuy-cy, ou celuy là, a esté le mieux
choisi. Ie prends de la fortune le premier argument: ils me sont
egalement bons: et ne desseigne iamais de les traicter entiers. Car•
ie ne voy le tout de rien. Ne font pas, ceux qui nous promettent de
nous le faire veoir. De cent membres et visages, qu'à chasque chose
i'en prens vn, tantost à lecher seulement, tantost à effleurer: et
par fois à pincer iusqu'à l'os. I'y donne vne poincte, non pas le plus
largement, mais le plus profondement que ie sçay. Et aime plus2
souuent à les saisir par quelque lustre inusité. Ie me hazarderoy de
traitter à fons quelque matiere, si ie me connoissoy moins, et me
trompois en mon impuissance. Semant icy vn mot, icy vn autre,
eschantillons dépris de leur piece, escartez, sans dessein, sans promesse:
ie ne suis pas tenu d'en faire bon, ny de m'y tenir moy-mesme,•
sans varier, quand il me plaist, et me rendre au doubte et
incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l'ignorance. Tout
mouuement nous descouure. Cette mesme ame de Cæsar, qui se fait
voir à ordonner et dresser la bataille de Pharsale, elle se fait aussi
voir à dresser des parties oysiues et amoureuses. On iuge vn cheual,
non seulement à le voir manier sur vne carriere, mais encore à
luy voir aller le pas, voire et à le voir en repos à l'estable. Entre•
les functions de l'ame, il en est de basses. Qui ne la void encor par
là, n'acheue pas de la connoistre. Et à l'aduenture la remarque lon
mieux où elle va son pas simple. Les vents des passions la prennent
plus en ses hautes assiettes, ioint qu'elle se couche entiere sur chasque
matiere et s'y exerce entiere; et n'en traitte iamais plus d'vne1
à la fois: et la traitte non selon elle, mais selon soy. Les choses à
part elles, ont peut estre leurs poids et mesures, et conditions: mais
au dedans, en nous, elle les leur taille comme elle l'entend. La
mort est effroyable à Cicero, desirable à Caton, indifferente à Socrates.
La santé, la conscience, l'authorité, la science, la richesse,•
la beauté, et leurs contraires, se despouillent à l'entrée, et reçoiuent
de l'ame nouuelle vesture, et de la teinture qu'il luy plaist:
brune, claire, verte, obscure: aigre, douce, profonde, superficielle:
et qu'il plaist à chacune d'elles. Car elles n'ont pas verifié en
commun leurs stiles, regles et formes: chacune est Royne en son2
estat. Parquoy ne prenons plus excuse des externes qualitez des
choses: c'est à nous, à nous en rendre compte. Nostre bien et nostre
mal ne tient qu'à nous. Offrons y nos offrandes et nos vœus,
non pas à la fortune: elle ne peut rien sur nos mœurs: au rebours,
elles l'entrainent à leur suitte, et la moulent à leur forme. Pourquoy•
ne iugeray-ie d'Alexandre à table deuisant et beuuant d'autant?
Ou s'il manioit des eschecs, quelle corde de son esprit, ne
touche et n'employe ce niais et puerile ieu? Ie le hay et fuy, de ce
qu'il n'est pas assez ieu, et qu'il nous esbat trop serieusement; ayant
honte d'y fournir l'attention qui suffiroit à quelque bonne chose.3
Il ne fut pas plus embesoigné à dresser son glorieux passage aux
Indes: ny cet autre à desnouër vn passage, duquel depend le salut
du genre humain. Voyez combien nostre ame trouble cet amusement
ridicule, si touts ses nerfs ne bandent. Combien amplement
elle donne loy à chacun en cela, de se connoistre, et iuger droittement
de soy. Ie ne me voy et retaste, plus vniuersellement, en nulle
autre posture. Quelle passion ne nous y exerce? la cholere, le despit,•
la hayne, l'impatience: et vne vehemente ambition de vaincre,
en chose, en laquelle il seroit plus excusable d'estre ambitieux d'estre
vaincu. Car la precellence rare et au dessus du commun, messied
à vn homme d'honneur, en chose friuole. Ce que ie dy en cet
exemple, se peut dire en touts autres. Chasque parcelle, chasque1
occupation de l'homme, l'accuse, et le montre egalement qu'vn
autre. Democritus et Heraclitus ont esté deux philosophes, desquels
le premier trouuant vaine et ridicule l'humaine condition, ne
sortoit en public, qu'auec vn vsage moqueur et riant: Heraclitus,
ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portoit•
le visage continuellement triste, et les yeux chargez de larmes.
Alter
Ridebat quoties à limine mouerat vnum
Protulerátque pedem, flebat contrarius alter.
I'ayme mieux la premiere humeur, non par ce qu'il est plus plaisant2
de rire que de pleurer: mais par ce qu'elle est plus desdaigneuse,
et qu'elle nous condamne plus que l'autre: et il me semble,
que nous ne pouuons iamais estre assez mesprisez selon nostre
merite. La plainte et la commiseration sont meslées à quelque estimation
de la chose qu'on plaint: les choses dequoy on se moque,•
on les estime sans prix. Ie ne pense point qu'il y ait tant de malheur
en nous, comme il y a de vanité, ny tant de malice comme de
sotise: nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d'inanité:
nous ne sommes pas si miserables, comme nous sommes vils. Ainsi
Diogenes, qui baguenaudoit apart soy, roulant son tonneau, et hochant3
du nez le grand Alexandre, nous estimant des mouches, ou
des vessies pleines de vent, estoit bien iuge plus aigre et plus poingnant,
et par consequent, plus iuste à mon humeur que Timon,
celuy qui fut surnommé le haisseur des hommes. Car ce qu'on hait,
on le prend à cœur. Cettuy-cy nous souhaitoit du mal, estoit passionné•
du desir de nostre ruine, fuioit nostre conuersation comme
dangereuse, de meschans, et de nature deprauée: l'autre nous estimoit
si peu, que nous ne pourrions ny le troubler, ny l'alterer par
nostre contagion, nous laissoit de compagnie, non pour la crainte,
mais pour le desdain de nostre commerce: il ne nous estimoit capables4
ny de bien ny de mal faire. De mesme marque fut la response
de Statilius, auquel Brutus parla pour le ioindre à la conspiration
contre Cæsar: il trouua l'entreprinse iuste, mais il ne
trouua pas les hommes dignes, pour lesquels on se mist aucunement
en peine: conformément à la discipline de Hegesias, qui disoit,
le sage ne deuoir rien faire que pour soy: d'autant que, seul
il est digne, pour qui on face. Et à celle de Theodorus, que c'est
iniustice, que le sage se hazarde pour le bien de son païs, et qu'il•
mette en peril la sagesse pour des fols. Nostre propre condition est
autant ridicule, que risible.
CHAPITRE LI. (TRADUCTION LIV. I, CH. LI.)
De la vanité des paroles.
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