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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
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Les vtils qui seruent à descharger le ventre, ont leurs propres1
dilatations et compressions, outre et contre nostre aduis, comme
ceux-cy destinés à descharger les roignons. Et ce que pour autorizer
la puissance de nostre volonté, Sainct Augustin allegue auoir
veu quelqu'vn, qui commandoit à son derriere autant de pets qu'il
en vouloit: et que Viues encherit d'vn autre exemple de son temps,•
de pets organizez, suiuants le ton des voix qu'on leur prononçoit,
ne suppose non plus pure l'obeissance de ce membre. Car en est-il
ordinairement de plus indiscret et tumultuaire? Ioint que i'en cognoy
vn, si turbulent et reuesche, qu'il y a quarante ans, qu'il tient
son maistre à peter d'vne haleine et d'vne obligation constante et2
irremittente, et le menne ainsin à la mort. Et pleust à Dieu, que ie
ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre
par le refus d'vn seul pet, nous menne iusques aux portes d'vne
mort tres-angoisseuse: et que l'Empereur qui nous donna liberté
de peter par tout, nous en eust donné le pouuoir. Mais nostre•
volonté, pour les droits de qui nous mettons en auant ce reproche,
combien plus vray-semblablement la pouuons nous marquer de
rebellion et sedition, par son des-reglement et desobeissance? Veut
elle tousiours ce que nous voudrions qu'elle voulsist? Ne veut elle
pas souuent ce que nous luy prohibons de vouloir; et à nostre3
euident dommage? se laisse elle non plus mener aux conclusions
de nostre raison? En fin, ie diroy pour monsieur ma partie, que
plaise à considerer, qu'en ce fait sa cause estant inseparablement
coniointe à vn consort, et indistinctement, on ne s'adresse pourtant
qu'à luy, et par les arguments et charges qui ne peuuent appartenir
à sondit consort. Car l'effect d'iceluy est bien de conuier inopportunement
par fois, mais refuser, iamais: et de conuier encore
tacitement et quietement. Partant se void l'animosité et illegalité
manifeste des accusateurs. Quoy qu'il en soit, protestant, que les•
Aduocats et Iuges ont beau quereller et sentencier: nature tirera
cependant son train: qui n'auroit faict que raison, quand elle
auroit doüé ce membre de quelque particulier priuilege. Autheur
du seul ouurage immortel, des mortels. Ouurage diuin selon Socrates:
et Amour desir d'immortalité, et Dæmon immortel luy1
mesmes. Tel à l'aduenture par cet effect de l'imagination, laisse
icy les escrouëlles, que son compagnon reporte en Espaigne.
Voyla pourquoy en telles choses l'on a accoustumé de demander
vne ame preparée. Pourquoy praticquent les Medecins auant main,
la creance de leur patient, auec tant de fausses promesses de sa•
guerison: si ce n'est afin que l'effect de l'imagination supplee
l'imposture de leur aposéme? Ils sçauent qu'vn des maistres de ce
mestier leur a laissé par escrit, qu'il s'est trouué des hommes à qui
la seule veuë de la medecine faisoit l'operation. Et tout ce caprice
m'est tombé presentement en main, sur le conte que me faisoit vn2
domestique apotiquaire de feu mon pere, homme simple et Souysse,
nation peu vaine et mensongiere: d'auoir cogneu long temps vn
marchand à Toulouse maladif et subiect à la pierre qui auoit,
souuent besoing de clysteres, et se les faisoit diuersement ordonner
aux Medecins, selon l'occurrence de son mal: apportez qu'ils•
estoyent, il n'y auoit rien obmis des formes accoustumées: souuent
il tastoit s'ils estoyent trop chauds: le voyla couché, renuersé, et
toutes les approches faictes, sauf qu'il ne s'y faisoit aucune iniection.
L'apotiquaire retiré apres cette ceremonie, le patient accommodé,
comme s'il auoit veritablement pris le clystere, il en3
sentoit pareil effect à ceux qui les prennent. Et si le Medecin n'en
trouuoit l'operation suffisante, il luy en redonnoit deux ou trois
autres, de mesme forme. Mon tesmoin iure, que pour espargner
la despence, car il les payoit, comme s'il les eut receus, la femme
de ce malade ayant quelquefois essayé d'y faire seulement mettre•
de l'eau tiede, l'effect en descouurit la fourbe; et pour auoir trouué
ceux-la inutiles, qu'il faulsit reuenir à la premiere façon. Vne
femme pensant auoir aualé vne espingle auec son pain, crioit et se
tourmentoit comme ayant vne douleur insupportable au gosier, où
elle pensoit la sentir arrestée: mais par ce qu'il n'y auoit ny enfleure
ny alteration par le dehors, vn habil'homme ayant iugé que
ce n'estoit que fantasie et opinion, prise de quelque morceau de
pain qui l'auoit picquée en passant, la fit vomir, et ietta à la desrobée•
dans ce qu'elle rendit, vne espingle tortue. Cette femme cuidant
l'auoir rendue, se sentit soudain deschargée de sa douleur. Ie
sçay qu'vn Gentil'homme ayant traicté chez luy vne bonne compagnie,
se vanta trois ou quatre iours apres par maniere de ieu, car
il n'en estoit rien, de leur auoir faict manger vn chat en paste:1
dequoy vne damoyselle de la troupe print telle horreur, qu'en
estant tombée en vn grand déuoyement d'estomac et fieure, il fut
impossible de la sauuer. Les bestes mesmes se voyent comme
nous, subiectes à la force de l'imagination: tesmoings les chiens,
qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres: nous•
les voyons aussi iapper et tremousser en songe, hannir les cheuaux
et se debatre. Mais tout cecy se peut rapporter à l'estroite cousture
de l'esprit et du corps s'entre-communiquants leurs fortunes.
C'est autre chose; que l'imagination agisse quelque fois, non contre
son corps seulement, mais contre le corps d'autruy. Et tout2
ainsi qu'vn corps reiette son mal à son voisin, comme il se voit en
la peste, en la verolle, et au mal des yeux, qui se chargent de l'vn
à l'autre:
Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi:
Multáque corporibus transitione nocent.•
pareillement l'imagination esbranlée auecques vehemence, eslance
des traits, qui puissent offencer l'obiect estrangier. L'ancienneté a
tenu de certaines femmes en Scythie, qu'animées et courroussées
contre quelqu'vn, elles le tuoient du seul regard. Les tortues, et
les autruches couuent leurs œufs de la seule veuë, signe qu'ils y3
ont quelque vertu eiaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dit
auoir des yeux offensifs et nuisans.
Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.
Ce sont pour moy mauuais respondans que magiciens. Tant y a que
nous voyons par experience, les femmes enuoyer aux corps des•
enfans, qu'elles portent au ventre, des marques de leurs fantasies:
tesmoin celle qui engendra le More. Et il fut presenté à
Charles Roy de Boheme et Empereur, vne fille d'aupres de Pise
toute velue et herissée, que sa mere disoit auoir esté ainsi conceuë,
à cause d'vn' image de Sainct Iean Baptiste pendue en son lict.
dilatations et compressions, outre et contre nostre aduis, comme
ceux-cy destinés à descharger les roignons. Et ce que pour autorizer
la puissance de nostre volonté, Sainct Augustin allegue auoir
veu quelqu'vn, qui commandoit à son derriere autant de pets qu'il
en vouloit: et que Viues encherit d'vn autre exemple de son temps,•
de pets organizez, suiuants le ton des voix qu'on leur prononçoit,
ne suppose non plus pure l'obeissance de ce membre. Car en est-il
ordinairement de plus indiscret et tumultuaire? Ioint que i'en cognoy
vn, si turbulent et reuesche, qu'il y a quarante ans, qu'il tient
son maistre à peter d'vne haleine et d'vne obligation constante et2
irremittente, et le menne ainsin à la mort. Et pleust à Dieu, que ie
ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre
par le refus d'vn seul pet, nous menne iusques aux portes d'vne
mort tres-angoisseuse: et que l'Empereur qui nous donna liberté
de peter par tout, nous en eust donné le pouuoir. Mais nostre•
volonté, pour les droits de qui nous mettons en auant ce reproche,
combien plus vray-semblablement la pouuons nous marquer de
rebellion et sedition, par son des-reglement et desobeissance? Veut
elle tousiours ce que nous voudrions qu'elle voulsist? Ne veut elle
pas souuent ce que nous luy prohibons de vouloir; et à nostre3
euident dommage? se laisse elle non plus mener aux conclusions
de nostre raison? En fin, ie diroy pour monsieur ma partie, que
plaise à considerer, qu'en ce fait sa cause estant inseparablement
coniointe à vn consort, et indistinctement, on ne s'adresse pourtant
qu'à luy, et par les arguments et charges qui ne peuuent appartenir
à sondit consort. Car l'effect d'iceluy est bien de conuier inopportunement
par fois, mais refuser, iamais: et de conuier encore
tacitement et quietement. Partant se void l'animosité et illegalité
manifeste des accusateurs. Quoy qu'il en soit, protestant, que les•
Aduocats et Iuges ont beau quereller et sentencier: nature tirera
cependant son train: qui n'auroit faict que raison, quand elle
auroit doüé ce membre de quelque particulier priuilege. Autheur
du seul ouurage immortel, des mortels. Ouurage diuin selon Socrates:
et Amour desir d'immortalité, et Dæmon immortel luy1
mesmes. Tel à l'aduenture par cet effect de l'imagination, laisse
icy les escrouëlles, que son compagnon reporte en Espaigne.
Voyla pourquoy en telles choses l'on a accoustumé de demander
vne ame preparée. Pourquoy praticquent les Medecins auant main,
la creance de leur patient, auec tant de fausses promesses de sa•
guerison: si ce n'est afin que l'effect de l'imagination supplee
l'imposture de leur aposéme? Ils sçauent qu'vn des maistres de ce
mestier leur a laissé par escrit, qu'il s'est trouué des hommes à qui
la seule veuë de la medecine faisoit l'operation. Et tout ce caprice
m'est tombé presentement en main, sur le conte que me faisoit vn2
domestique apotiquaire de feu mon pere, homme simple et Souysse,
nation peu vaine et mensongiere: d'auoir cogneu long temps vn
marchand à Toulouse maladif et subiect à la pierre qui auoit,
souuent besoing de clysteres, et se les faisoit diuersement ordonner
aux Medecins, selon l'occurrence de son mal: apportez qu'ils•
estoyent, il n'y auoit rien obmis des formes accoustumées: souuent
il tastoit s'ils estoyent trop chauds: le voyla couché, renuersé, et
toutes les approches faictes, sauf qu'il ne s'y faisoit aucune iniection.
L'apotiquaire retiré apres cette ceremonie, le patient accommodé,
comme s'il auoit veritablement pris le clystere, il en3
sentoit pareil effect à ceux qui les prennent. Et si le Medecin n'en
trouuoit l'operation suffisante, il luy en redonnoit deux ou trois
autres, de mesme forme. Mon tesmoin iure, que pour espargner
la despence, car il les payoit, comme s'il les eut receus, la femme
de ce malade ayant quelquefois essayé d'y faire seulement mettre•
de l'eau tiede, l'effect en descouurit la fourbe; et pour auoir trouué
ceux-la inutiles, qu'il faulsit reuenir à la premiere façon. Vne
femme pensant auoir aualé vne espingle auec son pain, crioit et se
tourmentoit comme ayant vne douleur insupportable au gosier, où
elle pensoit la sentir arrestée: mais par ce qu'il n'y auoit ny enfleure
ny alteration par le dehors, vn habil'homme ayant iugé que
ce n'estoit que fantasie et opinion, prise de quelque morceau de
pain qui l'auoit picquée en passant, la fit vomir, et ietta à la desrobée•
dans ce qu'elle rendit, vne espingle tortue. Cette femme cuidant
l'auoir rendue, se sentit soudain deschargée de sa douleur. Ie
sçay qu'vn Gentil'homme ayant traicté chez luy vne bonne compagnie,
se vanta trois ou quatre iours apres par maniere de ieu, car
il n'en estoit rien, de leur auoir faict manger vn chat en paste:1
dequoy vne damoyselle de la troupe print telle horreur, qu'en
estant tombée en vn grand déuoyement d'estomac et fieure, il fut
impossible de la sauuer. Les bestes mesmes se voyent comme
nous, subiectes à la force de l'imagination: tesmoings les chiens,
qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres: nous•
les voyons aussi iapper et tremousser en songe, hannir les cheuaux
et se debatre. Mais tout cecy se peut rapporter à l'estroite cousture
de l'esprit et du corps s'entre-communiquants leurs fortunes.
C'est autre chose; que l'imagination agisse quelque fois, non contre
son corps seulement, mais contre le corps d'autruy. Et tout2
ainsi qu'vn corps reiette son mal à son voisin, comme il se voit en
la peste, en la verolle, et au mal des yeux, qui se chargent de l'vn
à l'autre:
Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi:
Multáque corporibus transitione nocent.•
pareillement l'imagination esbranlée auecques vehemence, eslance
des traits, qui puissent offencer l'obiect estrangier. L'ancienneté a
tenu de certaines femmes en Scythie, qu'animées et courroussées
contre quelqu'vn, elles le tuoient du seul regard. Les tortues, et
les autruches couuent leurs œufs de la seule veuë, signe qu'ils y3
ont quelque vertu eiaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dit
auoir des yeux offensifs et nuisans.
Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.
Ce sont pour moy mauuais respondans que magiciens. Tant y a que
nous voyons par experience, les femmes enuoyer aux corps des•
enfans, qu'elles portent au ventre, des marques de leurs fantasies:
tesmoin celle qui engendra le More. Et il fut presenté à
Charles Roy de Boheme et Empereur, vne fille d'aupres de Pise
toute velue et herissée, que sa mere disoit auoir esté ainsi conceuë,
à cause d'vn' image de Sainct Iean Baptiste pendue en son lict.
Des animaux il en est de mesmes: tesmoing les brebis de Iacob,
et les perdris et lieures, que la neige blanchit aux montaignes.
On vit dernierement chez moy vn chat guestant vn oyseau au hault
d'vn arbre, et s'estans fichez la veuë ferme l'vn contre l'autre,•
quelque espace de temps, l'oyseau s'estre laissé choir comme mort
entre les pates du chat, ou enyuré par sa propre imagination, ou
attiré par quelque force attractiue du chat. Ceux qui ayment la
volerie ont ouy faire le conte du fauconnier, qui arrestant obstinément
sa veuë contre vn milan en l'air, gageoit, de la seule force de1
sa veuë le ramener contrebas: et le faisoit, à ce qu'on dit. Car les
histoires que i'emprunte, ie les renuoye sur la conscience de ceux
de qui ie les prens. Les discours sont à moy, et se tiennent par
la preuue de la raison, non de l'experience; chacun y peut ioindre
ses exemples: et qui n'en a point, qu'il ne laisse pas de croire qu'il•
en est assez, veu le nombre et varieté des accidens. Si ie ne comme
bien, qu'vn autre comme pour moy. Aussi en l'estude que ie traitte,
de noz mœurs et mouuements, les tesmoignages fabuleux, pourueu
qu'ils soient possibles, y seruent comme les vrais. Aduenu ou non
aduenu, à Rome ou à Paris, à Iean ou à Pierre, c'est tousiours vn2
tour de l'humaine capacité: duquel ie suis vtilement aduisé par ce
recit. Ie le voy, et en fay mon profit, egalement en vmbre qu'en
corps. Et aux diuerses leçons, qu'ont souuent les histoires, ie prens
à me seruir de celle qui est la plus rare et memorable. Il y a des
autheurs, desquels la fin c'est dire les euenements. La mienne,•
si i'y scauoye aduenir, seroit dire sur ce qui peut aduenir. Il est
justement permis aux Escholes, de supposer des similitudes, quand
ilz n'en ont point. Ie n'en fay pas ainsi pourtant, et surpasse de
ce costé là, en religion superstitieuse, toute foy historiale. Aux
exemples que ie tire ceans, de ce que i'ay leu, ouï, faict, ou dict, ie3
me suis defendu d'oser alterer iusques aux plus legeres et inutiles
circonstances, ma conscience ne falsifie pas vn iota, mon inscience
ie ne sçay. Sur ce propos, i'entre par fois en pensée, qu'il puisse
asses bien conuenir à vn Theologien, à vn Philosophe, et telles
gens d'exquise et exacte conscience et prudence, d'escrire l'histoire.
Comment peuuent-ils engager leur foy sur vne foy populaire?
comment respondre des pensées de personnes incognues; et donner
pour argent contant leurs coniectures? Des actions à diuers membres,
qui se passent en leur presence, ils refuseroient d'en rendre•
tesmoignage, assermentez par vn iuge. Et n'ont homme si familier,
des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre.
Ie tien moins hazardeux d'escrire les choses passées, que presentes:
d'autant que l'escriuain n'a à rendre compte que d'vne
verité empruntée. Aucuns me conuient d'escrire les affaires de1
mon temps: estimants que ie les voy d'vne veuë moins blessée de
passion, qu'vn autre, et de plus pres, pour l'accés que fortune m'a
donné aux chefs de diuers partis. Mais ils ne disent pas, que pour
la gloire de Salluste ie n'en prendroys pas la peine: ennemy iuré
d'obligation, d'assiduité, de constance: qu'il n'est rien si contraire•
à mon stile, qu'vne narration estendue. Ie me recouppe si souuent,
à faute d'haleine. Ie n'ay ny composition ny explication, qui vaille.
Ignorant au delà d'vn enfant, des frases et vocables, qui seruent
aux choses plus communes. Pourtant ay-ie prins à dire ce que ie
sçay dire: accommodant la matiere à ma force. Si i'en prenois qui2
me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne. Que ma liberté,
estant si libre, i'eusse publié des iugements, à mon gré
mesme, et selon raison, illegitimes et punissables. Plutarche nous
diroit volontiers de ce qu'il en a faict, que c'est l'ouurage d'autruy,
que ses exemples soient en tout et par tout veritables: qu'ils soient•
vtiles à la posterité, et presentez d'vn lustre, qui nous esclaire à la
vertu, que c'est son ouurage. Il n'est pas dangereux, comme en vne
drogue medicinale, en vn compte ancien, qu'il soit ainsin ou ainsi.
et les perdris et lieures, que la neige blanchit aux montaignes.
On vit dernierement chez moy vn chat guestant vn oyseau au hault
d'vn arbre, et s'estans fichez la veuë ferme l'vn contre l'autre,•
quelque espace de temps, l'oyseau s'estre laissé choir comme mort
entre les pates du chat, ou enyuré par sa propre imagination, ou
attiré par quelque force attractiue du chat. Ceux qui ayment la
volerie ont ouy faire le conte du fauconnier, qui arrestant obstinément
sa veuë contre vn milan en l'air, gageoit, de la seule force de1
sa veuë le ramener contrebas: et le faisoit, à ce qu'on dit. Car les
histoires que i'emprunte, ie les renuoye sur la conscience de ceux
de qui ie les prens. Les discours sont à moy, et se tiennent par
la preuue de la raison, non de l'experience; chacun y peut ioindre
ses exemples: et qui n'en a point, qu'il ne laisse pas de croire qu'il•
en est assez, veu le nombre et varieté des accidens. Si ie ne comme
bien, qu'vn autre comme pour moy. Aussi en l'estude que ie traitte,
de noz mœurs et mouuements, les tesmoignages fabuleux, pourueu
qu'ils soient possibles, y seruent comme les vrais. Aduenu ou non
aduenu, à Rome ou à Paris, à Iean ou à Pierre, c'est tousiours vn2
tour de l'humaine capacité: duquel ie suis vtilement aduisé par ce
recit. Ie le voy, et en fay mon profit, egalement en vmbre qu'en
corps. Et aux diuerses leçons, qu'ont souuent les histoires, ie prens
à me seruir de celle qui est la plus rare et memorable. Il y a des
autheurs, desquels la fin c'est dire les euenements. La mienne,•
si i'y scauoye aduenir, seroit dire sur ce qui peut aduenir. Il est
justement permis aux Escholes, de supposer des similitudes, quand
ilz n'en ont point. Ie n'en fay pas ainsi pourtant, et surpasse de
ce costé là, en religion superstitieuse, toute foy historiale. Aux
exemples que ie tire ceans, de ce que i'ay leu, ouï, faict, ou dict, ie3
me suis defendu d'oser alterer iusques aux plus legeres et inutiles
circonstances, ma conscience ne falsifie pas vn iota, mon inscience
ie ne sçay. Sur ce propos, i'entre par fois en pensée, qu'il puisse
asses bien conuenir à vn Theologien, à vn Philosophe, et telles
gens d'exquise et exacte conscience et prudence, d'escrire l'histoire.
Comment peuuent-ils engager leur foy sur vne foy populaire?
comment respondre des pensées de personnes incognues; et donner
pour argent contant leurs coniectures? Des actions à diuers membres,
qui se passent en leur presence, ils refuseroient d'en rendre•
tesmoignage, assermentez par vn iuge. Et n'ont homme si familier,
des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre.
Ie tien moins hazardeux d'escrire les choses passées, que presentes:
d'autant que l'escriuain n'a à rendre compte que d'vne
verité empruntée. Aucuns me conuient d'escrire les affaires de1
mon temps: estimants que ie les voy d'vne veuë moins blessée de
passion, qu'vn autre, et de plus pres, pour l'accés que fortune m'a
donné aux chefs de diuers partis. Mais ils ne disent pas, que pour
la gloire de Salluste ie n'en prendroys pas la peine: ennemy iuré
d'obligation, d'assiduité, de constance: qu'il n'est rien si contraire•
à mon stile, qu'vne narration estendue. Ie me recouppe si souuent,
à faute d'haleine. Ie n'ay ny composition ny explication, qui vaille.
Ignorant au delà d'vn enfant, des frases et vocables, qui seruent
aux choses plus communes. Pourtant ay-ie prins à dire ce que ie
sçay dire: accommodant la matiere à ma force. Si i'en prenois qui2
me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne. Que ma liberté,
estant si libre, i'eusse publié des iugements, à mon gré
mesme, et selon raison, illegitimes et punissables. Plutarche nous
diroit volontiers de ce qu'il en a faict, que c'est l'ouurage d'autruy,
que ses exemples soient en tout et par tout veritables: qu'ils soient•
vtiles à la posterité, et presentez d'vn lustre, qui nous esclaire à la
vertu, que c'est son ouurage. Il n'est pas dangereux, comme en vne
drogue medicinale, en vn compte ancien, qu'il soit ainsin ou ainsi.
CHAPITRE XXI. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXI.)
Le profit de l'vn est dommage de l'autre.
DEMADES Athenien condemna vn homme de sa ville, qui faisoit
mestier de vendre les choses necessaires aux enterremens, soubs
tiltre de ce qu'il en demandoit trop de profit, et que ce profit ne
luy pouuoit venir sans la mort de beaucoup de gens. Ce iugement
semble estre mal pris; d'autant qu'il ne se faict aucun profit qu'au•
dommage d'autruy, et qu'à ce compte il faudroit condamner toute
sorte de guain. Le marchand ne faict bien ses affaires, qu'à la
débauche de la ieunesse: le laboureur à la cherté des bleds:
l'architecte à la ruine des maisons: les officiers de la Iustice aux
procez et querelles des hommes: l'honneur mesme et pratique des1
Ministres de la religion se tire de nostre mort et de noz vices. Nul
Medecin ne prent plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l'ancien
Comique Grec; ny soldat à la paix de sa ville: ainsi du reste.
Et qui pis est, que chacun se sonde au dedans, il trouuera que
nos souhaits interieurs pour la plus part naissent et se nourrissent•
aux despens d'autruy. Ce que considerant, il m'est venu en fantasie,
comme nature ne se dement point en cela de sa generale police:
car les Physiciens tiennent, que la naissance, nourrissement
et, augmentation de chasque chose, est l'alteration et corruption
d'vn' autre.2
Nam quodcunque suis mutatum finibus exit,
Continuó hoc mors est illius, quod fuit antè.
mestier de vendre les choses necessaires aux enterremens, soubs
tiltre de ce qu'il en demandoit trop de profit, et que ce profit ne
luy pouuoit venir sans la mort de beaucoup de gens. Ce iugement
semble estre mal pris; d'autant qu'il ne se faict aucun profit qu'au•
dommage d'autruy, et qu'à ce compte il faudroit condamner toute
sorte de guain. Le marchand ne faict bien ses affaires, qu'à la
débauche de la ieunesse: le laboureur à la cherté des bleds:
l'architecte à la ruine des maisons: les officiers de la Iustice aux
procez et querelles des hommes: l'honneur mesme et pratique des1
Ministres de la religion se tire de nostre mort et de noz vices. Nul
Medecin ne prent plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l'ancien
Comique Grec; ny soldat à la paix de sa ville: ainsi du reste.
Et qui pis est, que chacun se sonde au dedans, il trouuera que
nos souhaits interieurs pour la plus part naissent et se nourrissent•
aux despens d'autruy. Ce que considerant, il m'est venu en fantasie,
comme nature ne se dement point en cela de sa generale police:
car les Physiciens tiennent, que la naissance, nourrissement
et, augmentation de chasque chose, est l'alteration et corruption
d'vn' autre.2
Nam quodcunque suis mutatum finibus exit,
Continuó hoc mors est illius, quod fuit antè.
CHAPITRE XXII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXII.)
De la coustume, et de ne changer aisément
vne loy receüe.
CELVY me semble auoir tres-bien conceu la force de la coustume,
qui premier forgea ce compte, qu'vne femme de village ayant
appris de caresser et porter entre ses bras vn veau des l'heure de•
sa naissance, et continuant tousiours à ce faire, gaigna cela par
l'accoustumance, que tout grand beuf qu'il estoit, elle le portoit
encore. Car c'est à la verité vne violente et traistresse maistresse
d'escole, que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la
desrobée, le pied de son authorité: mais par ce doux et humble
commencement, l'ayant rassis et planté auec l'ayde du temps, elle•
nous descouure tantost vn furieux et tyrannique visage, contre lequel
nous n'auons plus la liberté de hausser seulement les yeux.
Nous luy voyons forcer tous les coups les regles de nature: Vsus
efficacissimus rerum omnium magister. I'en croy l'antre de Platon en
sa republique, et les Medecins, qui quittent si souuent à son authorité1
les raisons de leur art: et ce Roy qui par son moyen rangea
son estomac à se nourrir de poison: et la fille qu'Albert recite
s'estre accoustumée à viure d'araignées: et en ce monde des
Indes nouuelles on trouua des grands peuples, et en fort diuers
climats, qui en viuoient, en faisoient prouision, et les appastoient:•
comme aussi des sauterelles, formiz, laizards, chauuesouriz, et fut
vn crapault vendu six escus en vne necessité de viures: ils les
cuisent et apprestent à diuerses sauces. Il en fut trouué d'autres
ausquels noz chairs et noz viandes estoyent mortelles et venimeuses.
Consuetudinis magna vis est. Pernoctant venatores in niue:2
in montibus vri se patiuntur: Pugiles, cœstibus contusi, ne ingemiscunt
quidem. Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si
nous considerons ce que nous essayons ordinairement; combien
l'accoustumance hebete noz sens. Il ne nous faut pas aller cercher
ce qu'on dit des voisins des cataractes du Nil: et ce que les Philosophes•
estiment de la musicque celeste; que les corps de ces
cercles, estants solides, polis, et venants à se lescher et frotter
l'vn à l'autre en roullant, ne peuuent faillir de produire vne merueilleuse
harmonie: aux couppures et muances de laquelle se
manient les contours et changements des caroles des astres. Mais3
qu'vniuersellement les ouïes des creatures de çà bas, endormies,
comme celles des Ægyptiens, par la continuation de ce son, ne
le peuuent apperceuoir, pour grand qu'il soit. Les mareschaux,
meulniers, armuriers, ne sçauroient demeurer au bruit, qui les
frappe, s'il les perçoit comme nous. Mon collet de fleurs sert à mon•
nez: mais apres que ie m'en suis vestu trois iours de suitte, il ne
sert qu'aux nez assistants. Cecy est plus estrange, que, nonobstant
les longs interualles et intermissions, l'accoustumance puisse
ioindre et establir l'effect de son impression sur noz sens: comme
essayent les voysins des clochiers. Ie loge chez moy en vne tour,4
où à la diane et à la retraitte vne forte grosse cloche sonne tous les
iours l'Aué Maria. Ce tintamarre estonne ma tour mesme: et aux
premiers iours me semblant insupportable, en peu de temps m'appriuoise
de maniere que ie l'oy sans offense, et souuent sans m'en
esueiller. Platon tansa vn enfant, qui iouoit aux noix. Il luy
respondit: Tu me tanses de peu de chose. L'accoustumance, repliqua•
Platon, n'est pas chose de peu. Ie trouue que noz plus
grands vices prennent leur ply des nostre plus tendre enfance, et que
nostre principal gouuernement est entre les mains des nourrices.
C'est passetemps aux meres de veoir vn enfant tordre le col à vn
poulet, et s'esbatre à blesser vn chien et vn chat. Et tel pere est si1
sot, de prendre à bon augure d'vne ame martiale, quand il voit
son fils gourmer iniurieusement vn païsant, ou vn laquay, qui ne se
defend point: et à gentillesse, quand il le void affiner son compagnon
par quelque malicieuse desloyauté, et tromperie. Ce sont
pourtant les vrayes semences et racines de la cruauté, de la tyrannie,•
de la trahyson. Elles se germent là, et s'esleuent apres gaillardement,
et profittent à force entre les mains de la coustume.
Et est vne tres-dangereuse institution, d'excuser ces villaines inclinations,
par la foiblesse de l'aage, et legereté du subiect. Premierement
c'est nature qui parle; de qui la voix est lors plus pure2
et plus naifue, qu'elle est plus gresle et plus neufue. Secondement,
la laideur de la piperie ne depend pas de la difference des escutz
aux espingles: elle depend de soy. Ie trouue bien plus iuste de
conclurre ainsi: Pourquoy ne tromperoit il aux escutz, puis qu'il
trompe aux espingles? que, comme ils font; Ce n'est qu'aux espingles:•
il n'auroit garde de le faire aux escutz. Il faut apprendre
soigneusement aux enfants de haïr les vices de leur propre contexture,
et leur en faut apprendre la naturelle difformité, à ce qu'ils
les fuient non en leur action seulement, mais sur tout en leur
cœur: que la pensee mesme leur en soit odieuse, quelque masque3
qu'ils portent. Ie sçay bien, que pour m'estre duict en ma puerilité,
de marcher tousiours mon grand et plain chemin, et auoir
eu à contrecœur de mesler ny tricotterie ny finesse à mes ieux
enfantins, (comme de vray il faut noter, que les ieux des enfants
ne sont pas ieux: et les faut iuger en eux, comme leurs plus serieuses•
actions) il n'est passetemps si leger, où ie n'apporte du
dedans, et d'vne propension naturelle, et sans estude, vne extreme
contradiction à tromper. Ie manie les chartes pour les doubles, et
tien compte, comme pour les doubles doublons, lors que le gaigner
et le perdre, contre ma femme et ma fille, m'est indifferent,4
comme lors qu'il va de bon. En tout et par tout, il y a assés de
mes yeux à me tenir en office: il n'y en a point, qui me veillent
de si pres, ny que ie respecte plus. Ie viens de voir chez moy vn
petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien façonné
ses pieds, au seruice que luy deuoient les mains, qu'ils en ont à
la verité à demy oublié leur office naturel. Au demourant il les
nomme ses mains, il trenche, il charge vn pistolet et le lasche,•
il enfille son eguille, il coud, il escrit, il tire le bonnet, il se peigne,
il iouë aux cartes et aux dez, et les remue auec autant de dexterité
que sçauroit faire quelqu'autre: l'argent que luy ay donné,
il l'a emporté en son pied, comme nous faisons en nostre main.
I'en vy vn autre estant enfant, qui manioit vn' espee à deux mains,1
et vn' hallebarde, du ply du col à faute de mains, les iettoit
en l'air et les reprenoit, lançoit vne dague, et faisoit craqueter vn
fouët aussi bien que charretier de France. Mais on descouure
bien mieux ses effets aux estranges impressions, qu'elle faict en
nos ames, où elle ne trouue pas tant de resistance. Que ne peut•
elle en nos iugemens et en nos creances? y a il opinion si bizarre:
ie laisse à part la grossiere imposture des religions, dequoy tant
de grandes nations, et tant de suffisants personnages se sont veuz
enyurez: car cette partie estant hors de nos raisons humaines,
il est plus excusable de s'y perdre, à qui n'y est extraordinairement2
esclairé par faueur diuine: mais d'autres opinions y en a il
de si estranges, qu'elle n'aye planté et estably par loix és regions
que bon luy a semblé? Et est tres-iuste cette ancienne exclamation:
Non pudet physicum, id est speculatorem venatorémque naturæ,
ab animis consuetudine imbutis quærere testimonium veritatis?•
qui premier forgea ce compte, qu'vne femme de village ayant
appris de caresser et porter entre ses bras vn veau des l'heure de•
sa naissance, et continuant tousiours à ce faire, gaigna cela par
l'accoustumance, que tout grand beuf qu'il estoit, elle le portoit
encore. Car c'est à la verité vne violente et traistresse maistresse
d'escole, que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la
desrobée, le pied de son authorité: mais par ce doux et humble
commencement, l'ayant rassis et planté auec l'ayde du temps, elle•
nous descouure tantost vn furieux et tyrannique visage, contre lequel
nous n'auons plus la liberté de hausser seulement les yeux.
Nous luy voyons forcer tous les coups les regles de nature: Vsus
efficacissimus rerum omnium magister. I'en croy l'antre de Platon en
sa republique, et les Medecins, qui quittent si souuent à son authorité1
les raisons de leur art: et ce Roy qui par son moyen rangea
son estomac à se nourrir de poison: et la fille qu'Albert recite
s'estre accoustumée à viure d'araignées: et en ce monde des
Indes nouuelles on trouua des grands peuples, et en fort diuers
climats, qui en viuoient, en faisoient prouision, et les appastoient:•
comme aussi des sauterelles, formiz, laizards, chauuesouriz, et fut
vn crapault vendu six escus en vne necessité de viures: ils les
cuisent et apprestent à diuerses sauces. Il en fut trouué d'autres
ausquels noz chairs et noz viandes estoyent mortelles et venimeuses.
Consuetudinis magna vis est. Pernoctant venatores in niue:2
in montibus vri se patiuntur: Pugiles, cœstibus contusi, ne ingemiscunt
quidem. Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si
nous considerons ce que nous essayons ordinairement; combien
l'accoustumance hebete noz sens. Il ne nous faut pas aller cercher
ce qu'on dit des voisins des cataractes du Nil: et ce que les Philosophes•
estiment de la musicque celeste; que les corps de ces
cercles, estants solides, polis, et venants à se lescher et frotter
l'vn à l'autre en roullant, ne peuuent faillir de produire vne merueilleuse
harmonie: aux couppures et muances de laquelle se
manient les contours et changements des caroles des astres. Mais3
qu'vniuersellement les ouïes des creatures de çà bas, endormies,
comme celles des Ægyptiens, par la continuation de ce son, ne
le peuuent apperceuoir, pour grand qu'il soit. Les mareschaux,
meulniers, armuriers, ne sçauroient demeurer au bruit, qui les
frappe, s'il les perçoit comme nous. Mon collet de fleurs sert à mon•
nez: mais apres que ie m'en suis vestu trois iours de suitte, il ne
sert qu'aux nez assistants. Cecy est plus estrange, que, nonobstant
les longs interualles et intermissions, l'accoustumance puisse
ioindre et establir l'effect de son impression sur noz sens: comme
essayent les voysins des clochiers. Ie loge chez moy en vne tour,4
où à la diane et à la retraitte vne forte grosse cloche sonne tous les
iours l'Aué Maria. Ce tintamarre estonne ma tour mesme: et aux
premiers iours me semblant insupportable, en peu de temps m'appriuoise
de maniere que ie l'oy sans offense, et souuent sans m'en
esueiller. Platon tansa vn enfant, qui iouoit aux noix. Il luy
respondit: Tu me tanses de peu de chose. L'accoustumance, repliqua•
Platon, n'est pas chose de peu. Ie trouue que noz plus
grands vices prennent leur ply des nostre plus tendre enfance, et que
nostre principal gouuernement est entre les mains des nourrices.
C'est passetemps aux meres de veoir vn enfant tordre le col à vn
poulet, et s'esbatre à blesser vn chien et vn chat. Et tel pere est si1
sot, de prendre à bon augure d'vne ame martiale, quand il voit
son fils gourmer iniurieusement vn païsant, ou vn laquay, qui ne se
defend point: et à gentillesse, quand il le void affiner son compagnon
par quelque malicieuse desloyauté, et tromperie. Ce sont
pourtant les vrayes semences et racines de la cruauté, de la tyrannie,•
de la trahyson. Elles se germent là, et s'esleuent apres gaillardement,
et profittent à force entre les mains de la coustume.
Et est vne tres-dangereuse institution, d'excuser ces villaines inclinations,
par la foiblesse de l'aage, et legereté du subiect. Premierement
c'est nature qui parle; de qui la voix est lors plus pure2
et plus naifue, qu'elle est plus gresle et plus neufue. Secondement,
la laideur de la piperie ne depend pas de la difference des escutz
aux espingles: elle depend de soy. Ie trouue bien plus iuste de
conclurre ainsi: Pourquoy ne tromperoit il aux escutz, puis qu'il
trompe aux espingles? que, comme ils font; Ce n'est qu'aux espingles:•
il n'auroit garde de le faire aux escutz. Il faut apprendre
soigneusement aux enfants de haïr les vices de leur propre contexture,
et leur en faut apprendre la naturelle difformité, à ce qu'ils
les fuient non en leur action seulement, mais sur tout en leur
cœur: que la pensee mesme leur en soit odieuse, quelque masque3
qu'ils portent. Ie sçay bien, que pour m'estre duict en ma puerilité,
de marcher tousiours mon grand et plain chemin, et auoir
eu à contrecœur de mesler ny tricotterie ny finesse à mes ieux
enfantins, (comme de vray il faut noter, que les ieux des enfants
ne sont pas ieux: et les faut iuger en eux, comme leurs plus serieuses•
actions) il n'est passetemps si leger, où ie n'apporte du
dedans, et d'vne propension naturelle, et sans estude, vne extreme
contradiction à tromper. Ie manie les chartes pour les doubles, et
tien compte, comme pour les doubles doublons, lors que le gaigner
et le perdre, contre ma femme et ma fille, m'est indifferent,4
comme lors qu'il va de bon. En tout et par tout, il y a assés de
mes yeux à me tenir en office: il n'y en a point, qui me veillent
de si pres, ny que ie respecte plus. Ie viens de voir chez moy vn
petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien façonné
ses pieds, au seruice que luy deuoient les mains, qu'ils en ont à
la verité à demy oublié leur office naturel. Au demourant il les
nomme ses mains, il trenche, il charge vn pistolet et le lasche,•
il enfille son eguille, il coud, il escrit, il tire le bonnet, il se peigne,
il iouë aux cartes et aux dez, et les remue auec autant de dexterité
que sçauroit faire quelqu'autre: l'argent que luy ay donné,
il l'a emporté en son pied, comme nous faisons en nostre main.
I'en vy vn autre estant enfant, qui manioit vn' espee à deux mains,1
et vn' hallebarde, du ply du col à faute de mains, les iettoit
en l'air et les reprenoit, lançoit vne dague, et faisoit craqueter vn
fouët aussi bien que charretier de France. Mais on descouure
bien mieux ses effets aux estranges impressions, qu'elle faict en
nos ames, où elle ne trouue pas tant de resistance. Que ne peut•
elle en nos iugemens et en nos creances? y a il opinion si bizarre:
ie laisse à part la grossiere imposture des religions, dequoy tant
de grandes nations, et tant de suffisants personnages se sont veuz
enyurez: car cette partie estant hors de nos raisons humaines,
il est plus excusable de s'y perdre, à qui n'y est extraordinairement2
esclairé par faueur diuine: mais d'autres opinions y en a il
de si estranges, qu'elle n'aye planté et estably par loix és regions
que bon luy a semblé? Et est tres-iuste cette ancienne exclamation:
Non pudet physicum, id est speculatorem venatorémque naturæ,
ab animis consuetudine imbutis quærere testimonium veritatis?•
I'estime qu'il ne tombe en l'imagination humaine aucune fantasie
si forcenee qui ne rencontre l'exemple de quelque vsage public, et
par consequent que nostre raison n'estaye et ne fonde. Il est des
peuples où on tourne le doz à celuy qu'on saluë, et ne regarde l'on
iamais celuy qu'on veut honorer. Il en est où quand le Roy crache,3
la plus fauorie des dames de sa Cour tend la main: et en autre
nation les plus apparents qui sont autour de luy se baissent à
terre, pour amasser en du linge son ordure. Desrobons icy la place
d'vn compte. Vn Gentil-homme François se mouchoit tousiours
de sa main, chose tres-ennemie de nostre vsage, defendant là dessus•
son faict: et estoit fameux en bonnes rencontres. Il me demanda,
quel priuilege auoit ce salle excrement, que nous allassions
luy apprestant vn beau linge delicat à le receuoir; et puis,
qui plus est, à l'empaqueter et serrer soigneusement sur nous.
Que cela deuoit faire plus de mal au cœur, que de le voir verser
où que ce fust: comme nous faisons toutes nos autres ordures. Ie
trouuay, qu'il ne parloit pas du tout sans raison: et m'auoit la
coustume osté l'apperceuance de cette estrangeté, laquelle pourtant
nous trouuons si hideuse, quand elle est recitee d'vn autre païs.•
Les miracles sont, selon l'ignorance en quoy nous sommes de la
nature, non selon l'estre de la nature. L'assuefaction endort la
veuë de nostre iugement. Les Barbares ne nous sont de rien plus
merueilleux que nous sommes à eux: ny auec plus d'occasion,
comme chascun aduoüeroit, si chascun sçauoit, apres s'estre promené1
par ces loingtains exemples, se coucher sur les propres, et
les conferer sainement. La raison humaine est vne teinture infuse
enuiron de pareil pois à toutes nos opinions et mœurs, de quelque
forme qu'elles soient: infinie en matiere, infinie en diuersité. Ie
m'en retourne. Il est des peuples, où sauf sa femme et ses•
enfans aucun ne parle au Roy que par sarbatane. En vne mesme
nation et les vierges montrent à decouuert leurs parties honteuses,
et les mariees les couurent et cachent soigneusement. A quoy cette
autre coustume qui est ailleurs a quelque relation: la chasteté n'y
est en prix que pour le seruice du mariage: car les filles se peuuent2
abandonner à leur poste, et engroissees se faire auorter par
medicamens propres, au veu d'vn chascun. Et ailleurs si c'est vn
marchant qui se marie, tous les marchans conuiez à la nopce,
couchent auec l'espousee auant luy: et plus il y en a, plus a elle
d'honneur et de recommandation de fermeté et de capacité: si vn•
officier se marie, il en va de mesme; de mesme si c'est vn noble;
et ainsi des autres: sauf si c'est vn laboureur ou quelqu'vn du bas
peuple: car lors c'est au Seigneur à faire: et si on ne laisse pas
d'y recommander estroitement la loyauté, pendant le mariage. Il
en est, où il se void des bordeaux publics de masles, voire et des3
mariages: où les femmes vont à la guerre quand et leurs maris, et
ont rang, non au combat seulement, mais aussi au commandement.
Où non seulement les bagues se portent au nez, aux leures, aux
ioues, et aux orteils des pieds: mais des verges d'or bien poisantes
au trauers des tetins et des fesses. Où en mangeant on s'essuye les•
doigts aux cuisses, et à la bourse des genitoires, et à la plante des
pieds. Où les enfans ne sont pas heritiers, ce sont les freres et
nepueux: et ailleurs les nepueux seulement: sauf en la succession
du Prince. Où pour regler la communauté des biens, qui s'y obserue,
certains Magistrats souuerains ont charge vniuerselle de la
culture des terres, et de la distribution des fruicts, selon le besoing
d'vn chacun. Où l'on pleure la mort des enfans, et festoye
l'on celle des vieillarts. Où ils couchent en des licts dix ou douze•
ensemble auec leurs femmes. Où les femmes qui perdent leurs
maris par mort violente, se peuuent remarier, les autres non. Où
l'on estime si mal de la condition des femmes, que l'on y tuë les
femelles qui y naissent, et achepte l'on des voisins, des femmes
pour le besoing. Où les maris peuuent repudier sans alleguer1
aucune cause, les femmes non pour cause quelconque. Où les maris
ont loy de les vendre, si elles sont steriles. Où ils font cuire le
corps du trespassé, et puis piler, iusques à ce qu'il se forme
comme en bouillie, laquelle ils meslent à leur vin, et la boiuent.
Où la plus desirable sepulture est d'estre mangé des chiens:•
ailleurs des oyseaux. Où l'on croit que les ames heureuses viuent en
toute liberté, en des champs plaisans, fournis de toutes commoditez:
et que ce sont elles qui font cet echo que nous oyons. Où ils
combattent en l'eau, et tirent seurement de leurs arcs en nageant.
Où pour signe de subiection il faut hausser les espaules, et baisser2
la teste: et deschausser ses souliers quand on entre au logis du Roy.
Où les unuques qui ont les femmes religieuses en garde, ont encore
le nez et leures à dire, pour ne pouuoir estre aymez: et les prestres
se creuent les yeux pour accointer les demons, et prendre les oracles.
Où chacun faict vn Dieu de ce qu'il luy plaist, le chasseur d'vn lyon•
ou d'vn renard, le pescheur de certain poisson: et des idoles de
chaque action ou passion humaine: le soleil, la lune, et la terre,
sont les Dieux principaux: la forme de iurer, c'est toucher la terre
regardant le soleil: et y mange l'on la chair et le poisson crud. Où
le grand serment, c'est iurer le nom de quelque homme trespassé,3
qui a esté en bonne reputation au païs, touchant de la main sa
tumbe. Où les estrenes que le Roy enuoye aux Princes ses vassaux,
tous les ans, c'est du feu, lequel apporté, tout le vieil feu est esteint:
et de ce nouueau sont tenus les peuples voisins venir puiser chacun
pour soy, sur peine de crime de leze maiesté. Où, quand le Roy•
pour s'adonner du tout à la deuotion, se retire de sa charge, ce qui
auient souuent, son premier successeur est obligé d'en faire autant:
et passe le droict du Royaume au troisiéme successeur. Où lon diuersifie
la forme de la police, selon que les affaires semblent le requerir:
on depose le Roy quand il semble bon: et luy substitue lon
des anciens à prendre le gouuernail de l'Estat: et le laisse lon par
fois aussi és mains de la commune. Où hommes et femmes sont circoncis,
et pareillement baptisés. Où le soldat, qui en vn ou diuers•
combats, est arriué à presenter à son Roy sept testes d'ennemis, est
faict noble. Où lon vit soubs cette opinion si rare et insociable de
la mortalité des ames. Où les femmes s'accouchent sans pleincte et
sans effroy. Où les femmes en l'vne et l'autre iambe portent des
greues de cuiure: et si vn pouil les mord, sont tenues par deuoir1
de magnanimité de le remordre: et n'osent espouser, qu'elles
n'ayent offert à leur Roy, s'il le veut, leur pucellage. Où l'on saluë
mettant le doigt à terre: et puis le haussant vers le ciel. Où les hommes
portent les charges sur la teste, les femmes sur les espaules:
elles pissent debout, les hommes, accroupis. Où ils enuoient de leur•
sang en signe d'amitié, et encensent comme les Dieux, les hommes
qu'ils veulent honnorer. Où non seulement iusques au quatriesme
degré, mais en aucun plus esloigné, la parenté n'est soufferte aux
mariages. Où les enfans sont quatre ans à nourrisse, et souuent
douze: et là mesme il est estimé mortel de donner à l'enfant à tetter2
tout le premier iour. Où les peres ont charge du chastiment des
masles, et les meres à part, des femelles: et est le chastiment de
les fumer pendus par les pieds. Où on faict circoncire les femmes.
Où lon mange toute sorte d'herbes sans autre discretion, que de refuser
celles qui leur semblent auoir mauuaise senteur. Où tout est•
ouuert: et les maisons pour belles et riches qu'elles soyent sans
porte, sans fenestre, sans coffre qui ferme: et sont les larrons doublement
punis qu'ailleurs. Où ils tuent les pouils auec les dents
comme les Magots, et trouuent horrible de les voir escacher soubs
les ongles. Où lon ne couppe en toute la vie ny poil ny ongle: ailleurs3
où lon ne couppe que les ongles de la droicte, celles de la gauche
se nourrissent par gentillesse. Où ils nourrissent tout le poil du
costé droict, tant qu'il peut croistre: et tiennent raz le poil de l'autre
cousté. Et en voisines prouinces, celle icy nourrit le poil de deuant,
celle là le poil de derriere: et rasent l'oposite. Où les peres•
prestent leurs enfans, les maris leurs femmes, à iouyr aux hostes,
en payant. Où on peut honnestement faire des enfans à sa mere,
les peres se mesler à leurs filles, et à leurs fils. Où aux assemblees
des festins ils s'entreprestent sans distinction de parenté les enfans
les vns aux autres. Icy on vit de chair humaine: là c'est office de
pieté de tuer son pere en certain aage: ailleurs les peres ordonnent
des enfans encore au ventre des meres, ceux qu'ils veulent estre
nourriz et conseruez, et ceux qu'ils veulent estre abandonnez et tuez:•
ailleurs les vieux maris prestent leurs femmes à la ieunesse pour s'en
seruir: et ailleurs elles sont communes sans peché: voire en tel
païs portent pour marque d'honneur autant de belles houpes frangees
au bord de leurs robes, qu'elles ont accointé de masles. N'a
pas faict la coustume encore vne chose publique de femmes à part?1
leur a elle pas mis les armes à la main? faict dresser des armees,
et liurer des batailles? Et ce que toute la philosophie ne peut planter
en la teste des plus sages, ne l'apprend elle pas de sa seule ordonnance
au plus grossier vulgaire? car nous sçauons des nations
entieres, où non seulement la mort estoit mesprisee, mais festoyee:•
où les enfans de sept ans souffroient à estre foüettez iusques à la
mort, sans changer de visage: où la richesse estoit en tel mespris,
que le plus chetif citoyen de la ville n'eust daigné baisser le bras
pour amasser vne bource d'escus. Et sçauons des regions tres-fertiles
en toutes façons de viures, où toutesfois les plus ordinaires més2
et les plus sauoureux, c'estoient du pain, du nasitort et de l'eau. Fit
elle pas encore ce miracle en Cio, qu'il s'y passa sept cens ans, sans
memoire que femme ny fille y eust faict faute à son honneur? Et
somme, à ma fantasie, il n'est rien qu'elle ne face, ou qu'elle ne
puisse: et auec raison l'appelle Pindarus, à ce qu'on m'a dict, la•
Royne et Emperiere du monde. Celuy qu'on rencontra battant son
pere, respondit, que c'estoit la coustume de sa maison: que son
pere auoit ainsi batu son ayeul; son ayeul son bisayeul: et montrant
son fils: Cettuy cy me battra quand il sera venu au terme de
l'aage où ie suis. Et le pere que le fils tirassoit et sabouloit emmy3
la ruë, luy commanda de s'arrester à certain huis; car luy, n'auoit
trainé son pere que iusques là: que c'estoit la borne des iniurieux
traittements hereditaires, que les enfants auoient en vsage faire aux
peres en leur famille. Par coustume, dit Aristote, aussi souuent que
par maladie, des femmes s'arrachent le poil, rongent leurs ongles,•
mangent des charbons et de la terre: et plus par coustume que par
nature les masles se meslent aux masles. Les loix de la conscience,
que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume:
chacun ayant en veneration interne les opinions et mœurs approuuees
et receuës autour de luy, ne s'en peut desprendre sans remors,
ny s'y appliquer sans applaudissement. Quand ceux de Crete vouloient
au temps passé maudire quelqu'vn, ils prioient les Dieux de•
l'engager en quelque mauuaise coustume. Mais le principal effect de
sa puissance, c'est de nous saisir et empieter de telle sorte, qu'à
peine soit-il en nous, de nous r'auoir de sa prinse, et de r'entrer
en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances. De vray,
parce que nous les humons auec le laict de nostre naissance, et que1
le visage du monde se presente en cet estat à nostre premiere veuë,
il semble que nous soyons naiz à la condition de suyure ce train.
Et les communes imaginations, que nous trouuons en credit autour
de nous, et infuses en nostre ame par la semence de nos peres, il
semble que ce soyent les generalles et naturelles. Par où il aduient,•
que ce qui est hors les gonds de la coustume, on le croid hors les
gonds de la raison: Dieu sçait combien desraisonnablement le plus
souuent. Si comme nous, qui nous estudions, auons apprins de
faire, chascun qui oid vne iuste sentence, regardoit incontinent par
où elle luy appartient en son propre: chascun trouueroit, que cette2
cy n'est pas tant vn bon mot comme vn bon coup de fouet à la bestise
ordinaire de son iugement. Mais on reçoit les aduis de la verité
et ses preceptes, comme adressés au peuple, non iamais à soy: et
au lieu de les coucher sur ses mœurs, chascun les couche en sa
memoire, tres-sottement et tres-inutilement. Reuenons à l'empire•
de la coustume. Les peuples nourris à la liberté et à se commander
eux mesmes, estiment toute autre forme de police monstrueuse
et contre nature. Ceux qui sont duits à la monarchie en font de
mesme. Et quelque facilité que leur preste fortune au changement,
lors mesme qu'ils se sont auec grandes difficultez deffaitz de l'importunité3
d'vn maistre, ils courent à en replanter vn nouueau auec
pareilles difficultez, pour ne se pouuoir resoudre de prendre en
haine la maistrise. C'est par l'entremise de la coustume que chascun
est contant du lieu où nature l'a planté: et les sauuages d'Escosse
n'ont que faire de la Touraine, ny les Scythes de la Thessalie.•
Darius demandoit à quelques Grecs, pour combien ils voudroient
prendre la coustume des Indes, de manger leurs peres trespassez
(car c'estoit leur forme, estimans ne leur pouuoir donner plus fauorable
sepulture, que dans eux-mesmes) ils luy respondirent que
pour chose du monde ils ne le feroient: mais s'estant aussi essayé
de persuader aux Indiens de laisser leur façon, et prendre celle de
Grece, qui estoit de brusler les corps de leurs peres, il leur fit encore
plus d'horreur. Chacun en fait ainsi, d'autant que l'vsage nous
desrobbe le vray visage des choses.•
Nil adeo magnum, nec tam mirabile quicquam
Principio, quod non minuant mirarier omnes
Paulatim.
si forcenee qui ne rencontre l'exemple de quelque vsage public, et
par consequent que nostre raison n'estaye et ne fonde. Il est des
peuples où on tourne le doz à celuy qu'on saluë, et ne regarde l'on
iamais celuy qu'on veut honorer. Il en est où quand le Roy crache,3
la plus fauorie des dames de sa Cour tend la main: et en autre
nation les plus apparents qui sont autour de luy se baissent à
terre, pour amasser en du linge son ordure. Desrobons icy la place
d'vn compte. Vn Gentil-homme François se mouchoit tousiours
de sa main, chose tres-ennemie de nostre vsage, defendant là dessus•
son faict: et estoit fameux en bonnes rencontres. Il me demanda,
quel priuilege auoit ce salle excrement, que nous allassions
luy apprestant vn beau linge delicat à le receuoir; et puis,
qui plus est, à l'empaqueter et serrer soigneusement sur nous.
Que cela deuoit faire plus de mal au cœur, que de le voir verser
où que ce fust: comme nous faisons toutes nos autres ordures. Ie
trouuay, qu'il ne parloit pas du tout sans raison: et m'auoit la
coustume osté l'apperceuance de cette estrangeté, laquelle pourtant
nous trouuons si hideuse, quand elle est recitee d'vn autre païs.•
Les miracles sont, selon l'ignorance en quoy nous sommes de la
nature, non selon l'estre de la nature. L'assuefaction endort la
veuë de nostre iugement. Les Barbares ne nous sont de rien plus
merueilleux que nous sommes à eux: ny auec plus d'occasion,
comme chascun aduoüeroit, si chascun sçauoit, apres s'estre promené1
par ces loingtains exemples, se coucher sur les propres, et
les conferer sainement. La raison humaine est vne teinture infuse
enuiron de pareil pois à toutes nos opinions et mœurs, de quelque
forme qu'elles soient: infinie en matiere, infinie en diuersité. Ie
m'en retourne. Il est des peuples, où sauf sa femme et ses•
enfans aucun ne parle au Roy que par sarbatane. En vne mesme
nation et les vierges montrent à decouuert leurs parties honteuses,
et les mariees les couurent et cachent soigneusement. A quoy cette
autre coustume qui est ailleurs a quelque relation: la chasteté n'y
est en prix que pour le seruice du mariage: car les filles se peuuent2
abandonner à leur poste, et engroissees se faire auorter par
medicamens propres, au veu d'vn chascun. Et ailleurs si c'est vn
marchant qui se marie, tous les marchans conuiez à la nopce,
couchent auec l'espousee auant luy: et plus il y en a, plus a elle
d'honneur et de recommandation de fermeté et de capacité: si vn•
officier se marie, il en va de mesme; de mesme si c'est vn noble;
et ainsi des autres: sauf si c'est vn laboureur ou quelqu'vn du bas
peuple: car lors c'est au Seigneur à faire: et si on ne laisse pas
d'y recommander estroitement la loyauté, pendant le mariage. Il
en est, où il se void des bordeaux publics de masles, voire et des3
mariages: où les femmes vont à la guerre quand et leurs maris, et
ont rang, non au combat seulement, mais aussi au commandement.
Où non seulement les bagues se portent au nez, aux leures, aux
ioues, et aux orteils des pieds: mais des verges d'or bien poisantes
au trauers des tetins et des fesses. Où en mangeant on s'essuye les•
doigts aux cuisses, et à la bourse des genitoires, et à la plante des
pieds. Où les enfans ne sont pas heritiers, ce sont les freres et
nepueux: et ailleurs les nepueux seulement: sauf en la succession
du Prince. Où pour regler la communauté des biens, qui s'y obserue,
certains Magistrats souuerains ont charge vniuerselle de la
culture des terres, et de la distribution des fruicts, selon le besoing
d'vn chacun. Où l'on pleure la mort des enfans, et festoye
l'on celle des vieillarts. Où ils couchent en des licts dix ou douze•
ensemble auec leurs femmes. Où les femmes qui perdent leurs
maris par mort violente, se peuuent remarier, les autres non. Où
l'on estime si mal de la condition des femmes, que l'on y tuë les
femelles qui y naissent, et achepte l'on des voisins, des femmes
pour le besoing. Où les maris peuuent repudier sans alleguer1
aucune cause, les femmes non pour cause quelconque. Où les maris
ont loy de les vendre, si elles sont steriles. Où ils font cuire le
corps du trespassé, et puis piler, iusques à ce qu'il se forme
comme en bouillie, laquelle ils meslent à leur vin, et la boiuent.
Où la plus desirable sepulture est d'estre mangé des chiens:•
ailleurs des oyseaux. Où l'on croit que les ames heureuses viuent en
toute liberté, en des champs plaisans, fournis de toutes commoditez:
et que ce sont elles qui font cet echo que nous oyons. Où ils
combattent en l'eau, et tirent seurement de leurs arcs en nageant.
Où pour signe de subiection il faut hausser les espaules, et baisser2
la teste: et deschausser ses souliers quand on entre au logis du Roy.
Où les unuques qui ont les femmes religieuses en garde, ont encore
le nez et leures à dire, pour ne pouuoir estre aymez: et les prestres
se creuent les yeux pour accointer les demons, et prendre les oracles.
Où chacun faict vn Dieu de ce qu'il luy plaist, le chasseur d'vn lyon•
ou d'vn renard, le pescheur de certain poisson: et des idoles de
chaque action ou passion humaine: le soleil, la lune, et la terre,
sont les Dieux principaux: la forme de iurer, c'est toucher la terre
regardant le soleil: et y mange l'on la chair et le poisson crud. Où
le grand serment, c'est iurer le nom de quelque homme trespassé,3
qui a esté en bonne reputation au païs, touchant de la main sa
tumbe. Où les estrenes que le Roy enuoye aux Princes ses vassaux,
tous les ans, c'est du feu, lequel apporté, tout le vieil feu est esteint:
et de ce nouueau sont tenus les peuples voisins venir puiser chacun
pour soy, sur peine de crime de leze maiesté. Où, quand le Roy•
pour s'adonner du tout à la deuotion, se retire de sa charge, ce qui
auient souuent, son premier successeur est obligé d'en faire autant:
et passe le droict du Royaume au troisiéme successeur. Où lon diuersifie
la forme de la police, selon que les affaires semblent le requerir:
on depose le Roy quand il semble bon: et luy substitue lon
des anciens à prendre le gouuernail de l'Estat: et le laisse lon par
fois aussi és mains de la commune. Où hommes et femmes sont circoncis,
et pareillement baptisés. Où le soldat, qui en vn ou diuers•
combats, est arriué à presenter à son Roy sept testes d'ennemis, est
faict noble. Où lon vit soubs cette opinion si rare et insociable de
la mortalité des ames. Où les femmes s'accouchent sans pleincte et
sans effroy. Où les femmes en l'vne et l'autre iambe portent des
greues de cuiure: et si vn pouil les mord, sont tenues par deuoir1
de magnanimité de le remordre: et n'osent espouser, qu'elles
n'ayent offert à leur Roy, s'il le veut, leur pucellage. Où l'on saluë
mettant le doigt à terre: et puis le haussant vers le ciel. Où les hommes
portent les charges sur la teste, les femmes sur les espaules:
elles pissent debout, les hommes, accroupis. Où ils enuoient de leur•
sang en signe d'amitié, et encensent comme les Dieux, les hommes
qu'ils veulent honnorer. Où non seulement iusques au quatriesme
degré, mais en aucun plus esloigné, la parenté n'est soufferte aux
mariages. Où les enfans sont quatre ans à nourrisse, et souuent
douze: et là mesme il est estimé mortel de donner à l'enfant à tetter2
tout le premier iour. Où les peres ont charge du chastiment des
masles, et les meres à part, des femelles: et est le chastiment de
les fumer pendus par les pieds. Où on faict circoncire les femmes.
Où lon mange toute sorte d'herbes sans autre discretion, que de refuser
celles qui leur semblent auoir mauuaise senteur. Où tout est•
ouuert: et les maisons pour belles et riches qu'elles soyent sans
porte, sans fenestre, sans coffre qui ferme: et sont les larrons doublement
punis qu'ailleurs. Où ils tuent les pouils auec les dents
comme les Magots, et trouuent horrible de les voir escacher soubs
les ongles. Où lon ne couppe en toute la vie ny poil ny ongle: ailleurs3
où lon ne couppe que les ongles de la droicte, celles de la gauche
se nourrissent par gentillesse. Où ils nourrissent tout le poil du
costé droict, tant qu'il peut croistre: et tiennent raz le poil de l'autre
cousté. Et en voisines prouinces, celle icy nourrit le poil de deuant,
celle là le poil de derriere: et rasent l'oposite. Où les peres•
prestent leurs enfans, les maris leurs femmes, à iouyr aux hostes,
en payant. Où on peut honnestement faire des enfans à sa mere,
les peres se mesler à leurs filles, et à leurs fils. Où aux assemblees
des festins ils s'entreprestent sans distinction de parenté les enfans
les vns aux autres. Icy on vit de chair humaine: là c'est office de
pieté de tuer son pere en certain aage: ailleurs les peres ordonnent
des enfans encore au ventre des meres, ceux qu'ils veulent estre
nourriz et conseruez, et ceux qu'ils veulent estre abandonnez et tuez:•
ailleurs les vieux maris prestent leurs femmes à la ieunesse pour s'en
seruir: et ailleurs elles sont communes sans peché: voire en tel
païs portent pour marque d'honneur autant de belles houpes frangees
au bord de leurs robes, qu'elles ont accointé de masles. N'a
pas faict la coustume encore vne chose publique de femmes à part?1
leur a elle pas mis les armes à la main? faict dresser des armees,
et liurer des batailles? Et ce que toute la philosophie ne peut planter
en la teste des plus sages, ne l'apprend elle pas de sa seule ordonnance
au plus grossier vulgaire? car nous sçauons des nations
entieres, où non seulement la mort estoit mesprisee, mais festoyee:•
où les enfans de sept ans souffroient à estre foüettez iusques à la
mort, sans changer de visage: où la richesse estoit en tel mespris,
que le plus chetif citoyen de la ville n'eust daigné baisser le bras
pour amasser vne bource d'escus. Et sçauons des regions tres-fertiles
en toutes façons de viures, où toutesfois les plus ordinaires més2
et les plus sauoureux, c'estoient du pain, du nasitort et de l'eau. Fit
elle pas encore ce miracle en Cio, qu'il s'y passa sept cens ans, sans
memoire que femme ny fille y eust faict faute à son honneur? Et
somme, à ma fantasie, il n'est rien qu'elle ne face, ou qu'elle ne
puisse: et auec raison l'appelle Pindarus, à ce qu'on m'a dict, la•
Royne et Emperiere du monde. Celuy qu'on rencontra battant son
pere, respondit, que c'estoit la coustume de sa maison: que son
pere auoit ainsi batu son ayeul; son ayeul son bisayeul: et montrant
son fils: Cettuy cy me battra quand il sera venu au terme de
l'aage où ie suis. Et le pere que le fils tirassoit et sabouloit emmy3
la ruë, luy commanda de s'arrester à certain huis; car luy, n'auoit
trainé son pere que iusques là: que c'estoit la borne des iniurieux
traittements hereditaires, que les enfants auoient en vsage faire aux
peres en leur famille. Par coustume, dit Aristote, aussi souuent que
par maladie, des femmes s'arrachent le poil, rongent leurs ongles,•
mangent des charbons et de la terre: et plus par coustume que par
nature les masles se meslent aux masles. Les loix de la conscience,
que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume:
chacun ayant en veneration interne les opinions et mœurs approuuees
et receuës autour de luy, ne s'en peut desprendre sans remors,
ny s'y appliquer sans applaudissement. Quand ceux de Crete vouloient
au temps passé maudire quelqu'vn, ils prioient les Dieux de•
l'engager en quelque mauuaise coustume. Mais le principal effect de
sa puissance, c'est de nous saisir et empieter de telle sorte, qu'à
peine soit-il en nous, de nous r'auoir de sa prinse, et de r'entrer
en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances. De vray,
parce que nous les humons auec le laict de nostre naissance, et que1
le visage du monde se presente en cet estat à nostre premiere veuë,
il semble que nous soyons naiz à la condition de suyure ce train.
Et les communes imaginations, que nous trouuons en credit autour
de nous, et infuses en nostre ame par la semence de nos peres, il
semble que ce soyent les generalles et naturelles. Par où il aduient,•
que ce qui est hors les gonds de la coustume, on le croid hors les
gonds de la raison: Dieu sçait combien desraisonnablement le plus
souuent. Si comme nous, qui nous estudions, auons apprins de
faire, chascun qui oid vne iuste sentence, regardoit incontinent par
où elle luy appartient en son propre: chascun trouueroit, que cette2
cy n'est pas tant vn bon mot comme vn bon coup de fouet à la bestise
ordinaire de son iugement. Mais on reçoit les aduis de la verité
et ses preceptes, comme adressés au peuple, non iamais à soy: et
au lieu de les coucher sur ses mœurs, chascun les couche en sa
memoire, tres-sottement et tres-inutilement. Reuenons à l'empire•
de la coustume. Les peuples nourris à la liberté et à se commander
eux mesmes, estiment toute autre forme de police monstrueuse
et contre nature. Ceux qui sont duits à la monarchie en font de
mesme. Et quelque facilité que leur preste fortune au changement,
lors mesme qu'ils se sont auec grandes difficultez deffaitz de l'importunité3
d'vn maistre, ils courent à en replanter vn nouueau auec
pareilles difficultez, pour ne se pouuoir resoudre de prendre en
haine la maistrise. C'est par l'entremise de la coustume que chascun
est contant du lieu où nature l'a planté: et les sauuages d'Escosse
n'ont que faire de la Touraine, ny les Scythes de la Thessalie.•
Darius demandoit à quelques Grecs, pour combien ils voudroient
prendre la coustume des Indes, de manger leurs peres trespassez
(car c'estoit leur forme, estimans ne leur pouuoir donner plus fauorable
sepulture, que dans eux-mesmes) ils luy respondirent que
pour chose du monde ils ne le feroient: mais s'estant aussi essayé
de persuader aux Indiens de laisser leur façon, et prendre celle de
Grece, qui estoit de brusler les corps de leurs peres, il leur fit encore
plus d'horreur. Chacun en fait ainsi, d'autant que l'vsage nous
desrobbe le vray visage des choses.•
Nil adeo magnum, nec tam mirabile quicquam
Principio, quod non minuant mirarier omnes
Paulatim.
Autrefois ayant à faire valoir quelqu'vne de nos obseruations, et
receuë auec resoluë authorité bien loing autour de nous: et ne voulant1
point, comme il se fait, l'establir seulement par la force des
loix et des exemples, mais questant tousiours iusques à son origine,
i'y trouuay le fondement si foible, qu'à peine que ie ne m'en degoustasse,
moy, qui auois à la confirmer en autruy. C'est cette recepte,
par laquelle Platon entreprend de chasser les des-naturees•
et preposteres amours de son temps: qu'il estime souueraine et
principale: assauoir, que l'opinion publique les condamne: que les
Poëtes, que chacun en face de mauuais comptes. Recepte, par le
moyen de laquelle, les plus belles filles n'attirent plus l'amour des
peres, ny les freres plus excellents en beauté, l'amour des sœurs.2
Les fables mesmes de Thyestes, d'Oedipus, de Macareus, ayant, auec
le plaisir de leur chant, infus cette vtile creance, en la tendre ceruelle
des enfants. De vray, la pudicité est vne belle vertu, et de laquelle
l'vtilité est assez connuë: mais de la traitter et faire valoir
selon nature, il est autant mal-aysé, comme il est aysé de la faire•
valoir selon l'vsage, les loix, et les preceptes. Les premieres et vniuerselles
raisons sont de difficile perscrutation. Et les passent noz
maistres en escumant, ou en ne les osant pas seulement taster, se
iettent d'abordee dans la franchise de la coustume: là ils s'enflent,
et triomphent à bon compte. Ceux qui ne se veulent laisser tirer3
hors cette originelle source, faillent encore plus: et s'obligent à
des opinions sauuages, tesmoin Chrysippus: qui sema en tant de
lieux de ses escrits, le peu de compte en quoy il tenoit les conionctions
incestueuses, quelles qu'elles fussent. Qui voudra se deffaire
de ce violent preiudice de la coustume, il trouuera plusieurs•
choses receuës d'vne resolution indubitable, qui n'ont appuy qu'en
la barbe chenüe et rides de l'vsage, qui les accompaigne: mais ce
masque arraché, rapportant les choses à la verité et à la raison, il
sentira son iugement, comme tout bouleuersé, et remis pourtant en
bien plus seur estat. Pour exemple, ie luy demanderay lors, quelle
chose peut estre plus estrange, que de voir vn peuple obligé à suiure
des loix qu'il n'entendit oncques: attaché en tous ses affaires•
domesticques, mariages, donations, testaments, ventes, et achapts,
à des regles qu'il ne peut sçauoir, n'estans escrites ny publiees en
sa langue, et desquelles par necessité il luy faille acheter l'interpretation
et l'vsage. Non selon l'ingenieuse opinion d'Isocrates, qui
conseille à son Roy de rendre les trafiques et negociations de ses1
subiects libres, franches, et lucratiues; et leurs debats et querelles,
onereuses, chargees de poisans subsides: mais selon vne opinion
prodigieuse, de mettre en trafique, la raison mesme, et donner aux
loix cours de marchandise. Ie sçay bon gré à la fortune, dequoy,
comme disent nos historiens, ce fut vn Gentil-homme Gascon et de•
mon pays, qui le premier s'opposa à Charlemaigne, nous voulant
donner les loix Latines et imperiales. Qu'est-il plus farouche que
de voir vne nation, où par legitime coustume la charge de iuger se
vende; et les iugements soyent payez à purs deniers contans; et où
legitimement la iustice soit refusee à qui n'a dequoy la payer: et2
aye cette marchandise si grand credit, qu'il se face en vne police vn
quatriéme estat, de gens manians les procés, pour le ioindre aux trois
anciens, de l'Église, de la Noblesse, et du Peuple: lequel estat ayant
la charge des loix et souueraine authorité des biens et des vies, face
vn corps à part de celuy de la noblesse: d'où il aduienne qu'il y•
ayt doubles loix, celles de l'honneur, et celles de la iustice, en plusieurs
choses fort contraires: aussi rigoureusement condamnent
celles-là vn demanti souffert, comme celles icy vn demanti reuanché:
par le deuoir des armes, celuy-là soit degradé d'honneur et
de noblesse qui souffre vn' iniure, et par le deuoir ciuil, celuy qui3
s'en venge encoure vne peine capitale? qui s'adresse aux loix pour
auoir raison d'vne offense faicte à son honneur, il se deshonnore:
et qui ne s'y adresse, il en est puny et chastié par les loix: et de
ces deux pieces si diuerses, se rapportans toutesfois à vn seul chef,
ceux-là ayent la paix, ceux-cy la guerre en charge: ceux-là ayent•
le gaing, ceux-cy l'honneur: ceux-là le sçauoir, ceux-cy la vertu:
ceux-là la parole, ceux-cy l'action: ceux-là la iustice, ceux-cy la
vaillance: ceux-là la raison, ceux-cy la force: ceux-là la robbe
longue, ceux-cy la courte en partage. Quant aux choses indifferentes,
comme vestemens, qui les voudra ramener à leur vraye fin,
qui est le seruice et commodité du corps, d'où depend leur grace et
bien-seance originelle, pour les plus fantasticques à mon gré qui se
puissent imaginer, ie luy donray entre autres nos bonnets carrez:•
cette longue queuë de veloux plissé, qui pend aux testes de nos
femmes, auec son attirail bigarré: et ce vain modelle et inutile,
d'vn membre que nous ne pouuons seulement honnestement nommer,
duquel toutesfois nous faisons montre et parade en public.
receuë auec resoluë authorité bien loing autour de nous: et ne voulant1
point, comme il se fait, l'establir seulement par la force des
loix et des exemples, mais questant tousiours iusques à son origine,
i'y trouuay le fondement si foible, qu'à peine que ie ne m'en degoustasse,
moy, qui auois à la confirmer en autruy. C'est cette recepte,
par laquelle Platon entreprend de chasser les des-naturees•
et preposteres amours de son temps: qu'il estime souueraine et
principale: assauoir, que l'opinion publique les condamne: que les
Poëtes, que chacun en face de mauuais comptes. Recepte, par le
moyen de laquelle, les plus belles filles n'attirent plus l'amour des
peres, ny les freres plus excellents en beauté, l'amour des sœurs.2
Les fables mesmes de Thyestes, d'Oedipus, de Macareus, ayant, auec
le plaisir de leur chant, infus cette vtile creance, en la tendre ceruelle
des enfants. De vray, la pudicité est vne belle vertu, et de laquelle
l'vtilité est assez connuë: mais de la traitter et faire valoir
selon nature, il est autant mal-aysé, comme il est aysé de la faire•
valoir selon l'vsage, les loix, et les preceptes. Les premieres et vniuerselles
raisons sont de difficile perscrutation. Et les passent noz
maistres en escumant, ou en ne les osant pas seulement taster, se
iettent d'abordee dans la franchise de la coustume: là ils s'enflent,
et triomphent à bon compte. Ceux qui ne se veulent laisser tirer3
hors cette originelle source, faillent encore plus: et s'obligent à
des opinions sauuages, tesmoin Chrysippus: qui sema en tant de
lieux de ses escrits, le peu de compte en quoy il tenoit les conionctions
incestueuses, quelles qu'elles fussent. Qui voudra se deffaire
de ce violent preiudice de la coustume, il trouuera plusieurs•
choses receuës d'vne resolution indubitable, qui n'ont appuy qu'en
la barbe chenüe et rides de l'vsage, qui les accompaigne: mais ce
masque arraché, rapportant les choses à la verité et à la raison, il
sentira son iugement, comme tout bouleuersé, et remis pourtant en
bien plus seur estat. Pour exemple, ie luy demanderay lors, quelle
chose peut estre plus estrange, que de voir vn peuple obligé à suiure
des loix qu'il n'entendit oncques: attaché en tous ses affaires•
domesticques, mariages, donations, testaments, ventes, et achapts,
à des regles qu'il ne peut sçauoir, n'estans escrites ny publiees en
sa langue, et desquelles par necessité il luy faille acheter l'interpretation
et l'vsage. Non selon l'ingenieuse opinion d'Isocrates, qui
conseille à son Roy de rendre les trafiques et negociations de ses1
subiects libres, franches, et lucratiues; et leurs debats et querelles,
onereuses, chargees de poisans subsides: mais selon vne opinion
prodigieuse, de mettre en trafique, la raison mesme, et donner aux
loix cours de marchandise. Ie sçay bon gré à la fortune, dequoy,
comme disent nos historiens, ce fut vn Gentil-homme Gascon et de•
mon pays, qui le premier s'opposa à Charlemaigne, nous voulant
donner les loix Latines et imperiales. Qu'est-il plus farouche que
de voir vne nation, où par legitime coustume la charge de iuger se
vende; et les iugements soyent payez à purs deniers contans; et où
legitimement la iustice soit refusee à qui n'a dequoy la payer: et2
aye cette marchandise si grand credit, qu'il se face en vne police vn
quatriéme estat, de gens manians les procés, pour le ioindre aux trois
anciens, de l'Église, de la Noblesse, et du Peuple: lequel estat ayant
la charge des loix et souueraine authorité des biens et des vies, face
vn corps à part de celuy de la noblesse: d'où il aduienne qu'il y•
ayt doubles loix, celles de l'honneur, et celles de la iustice, en plusieurs
choses fort contraires: aussi rigoureusement condamnent
celles-là vn demanti souffert, comme celles icy vn demanti reuanché:
par le deuoir des armes, celuy-là soit degradé d'honneur et
de noblesse qui souffre vn' iniure, et par le deuoir ciuil, celuy qui3
s'en venge encoure vne peine capitale? qui s'adresse aux loix pour
auoir raison d'vne offense faicte à son honneur, il se deshonnore:
et qui ne s'y adresse, il en est puny et chastié par les loix: et de
ces deux pieces si diuerses, se rapportans toutesfois à vn seul chef,
ceux-là ayent la paix, ceux-cy la guerre en charge: ceux-là ayent•
le gaing, ceux-cy l'honneur: ceux-là le sçauoir, ceux-cy la vertu:
ceux-là la parole, ceux-cy l'action: ceux-là la iustice, ceux-cy la
vaillance: ceux-là la raison, ceux-cy la force: ceux-là la robbe
longue, ceux-cy la courte en partage. Quant aux choses indifferentes,
comme vestemens, qui les voudra ramener à leur vraye fin,
qui est le seruice et commodité du corps, d'où depend leur grace et
bien-seance originelle, pour les plus fantasticques à mon gré qui se
puissent imaginer, ie luy donray entre autres nos bonnets carrez:•
cette longue queuë de veloux plissé, qui pend aux testes de nos
femmes, auec son attirail bigarré: et ce vain modelle et inutile,
d'vn membre que nous ne pouuons seulement honnestement nommer,
duquel toutesfois nous faisons montre et parade en public.
Ces considerations ne destournent pourtant pas vn homme d'entendement1
de suiure le stile commun. Ains au rebours, il me semble
que toutes façons escartees et particulieres partent plustost de folie,
ou d'affectation ambitieuse, que de vraye raison: et que le sage
doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et
puissance de iuger librement des choses: mais quant au dehors,•
qu'il doit suiure entierement les façons et formes receuës. La societé
publique n'a que faire de nos pensees: mais le demeurant,
comme nos actions, nostre trauail, nos fortunes et nostre vie, il la
faut prester et abandonner à son seruice et aux opinions communes:
comme ce bon et grand Socrates refusa de sauuer sa vie par la desobeissance2
du magistrat, voire d'vn magistrat tres-iniuste et tres-inique.
Car c'est la regle des regles, et generale loy des loix, que
chacun obserue celles du lieu où il est: νομοις ἑπεσθαι τοισιν εγχωριοις
αλον. En voicy d'vne autre cuuee. Il y a grand doute, s'il se
peut trouuer si euident profit au changement d'vne loy receüe telle•
qu'elle soit, qu'il y a de mal à la remuer: d'autant qu'vne police,
c'est comme vn bastiment de diuerses pieces ioinctes ensemble d'vne
telle liaison, qu'il est impossible d'en esbranler vne que tout le corps
ne s'en sente. Le legislateur des Thuriens ordonna, que quiconque
voudroit ou abolir vne des vieilles loix, ou en establir vne nouuelle,3
se presenteroit au peuple la corde au col: afin que si la nouuelleté
n'estoit approuuee d'vn chacun, il fust incontinent estranglé. Et celuy
de Lacedemone employa sa vie pour tirer de ses citoyens vne
promesse asseuree, de n'enfraindre aucune de ses ordonnances.
L'Ephore qui coupa si rudement les deux cordes que Phrinys auoit
adiousté à la musique, ne s'esmoie pas, si elle en vaut mieux, ou si
les accords en sont mieux remplis: il luy suffit pour les condamner,
que ce soit vne alteration de la vieille façon. C'est ce que signifioit
cette espee rouillee de la Iustice de Marseille. Ie suis desgousté•
de la nouuelleté, quelque visage qu'elle porte; et ay raison,
car i'en ay veu des effets tres-dommageables. Celle qui nous presse
depuis tant d'ans, elle n'a pas tout exploicté: mais on peut dire auec
apparence, que par accident, elle a tout produict et engendré; voire
et les maux et ruines, qui se font depuis sans elle, et contre elle:1
c'est à elle à s'en prendre au nez,
Heu patior telis vulnera facta meis!
Ceux qui donnent le branle à vn Estat, sont volontiers les premiers
absorbez en sa ruine. Le fruict du trouble ne demeure guere à celuy
qui l'a esmeu; il bat et brouille l'eaue pour d'autres pescheurs. La•
liaison et contexture de cette monarchie et ce grand bastiment, ayant
esté desmis et dissout, notamment sur ses vieux ans par elle, donne
tant qu'on veut d'ouuerture et d'entree à pareilles iniures. La maiesté
royalle s'auale plus difficilement du sommet au milieu, qu'elle
ne se precipite du milieu à fons. Mais si les inuenteurs sont plus2
dommageables, les imitateurs sont plus vicieux, de se ietter en des
exemples, desquels ils ont senti et puni l'horreur et le mal. Et s'il
y a quelque degré d'honneur, mesmes au mal faire, ceux cy doiuent
aux autres, la gloire de l'inuention, et le courage du premier effort.
Toutes sortes de nouuelle desbauche puysent heureusement en cette•
premiere et fœconde source, les images et patrons à troubler nostre
police. On lit en nos loix mesmes, faictes pour le remede de ce premier
mal, l'apprentissage et l'excuse de toutes sortes de mauuaises
entreprises. Et nous aduient ce que Thucydides dit des guerres ciuiles
de son temps, qu'en faueur des vices publiques, on les battisoit3
de mots nouueaux plus doux pour leur excuse, abastardissant
et amollissant leurs vrais titres. C'est pourtant, pour reformer nos
consciences et nos creances, honesta oratio est. Mais le meilleur
pretexte de nouuelleté est tres-dangereux.
Adeo nihil motum ex antiquo probabile est.•
Si me semble-il, à le dire franchement, qu'il y a grand amour de
soy et presomption, d'estimer ses opinions iusques-là, que pour les
establir, il faille renuerser vne paix publique, et introduire tant de
maux ineuitables, et vne si horrible corruption de mœurs que les
guerres ciuiles apportent, et les mutations d'Estat, en chose de tel•
pois, et les introduire en son pays propre. Est-ce pas mal mesnagé,
d'aduancer tant de vices certains et cognus, pour combattre des erreurs
contestees et debatables? Est-il quelque pire espece de vices,
que ceux qui choquent la propre conscience et naturelle cognoissance?
Le Senat osa donner en payement cette deffaitte, sur le different1
d'entre luy et le peuple, pour le ministere de leur religion:
Ad deos, id magis quàm ad se pertinere, ipsos visuros, ne sacra sua
polluantur: conformément à ce que respondit l'oracle à ceux de
Delphes, en la guerre Medoise, craignans l'inuasion des Perses. Ils
demanderent au Dieu, ce qu'ils auoient à faire des tresors sacrez de•
son temple, ou les cacher, ou les emporter. Il leur respondit, qu'ils
ne bougeassent rien, qu'ils se souciassent d'eux: qu'il estoit suffisant
pour prouuoir à ce qui luy estoit propre. La religion Chrestienne
a toutes les marques d'extreme iustice et vtilité: mais nulle
plus apparente, que l'exacte recommandation de l'obeïssance du magistrat,2
et manutention des polices. Quel merueilleux exemple nous
en a laissé la sapience diuine; qui pour establir le salut du genre
humain, et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort
et le peché, ne l'a voulu faire qu'à la mercy de nostre ordre politique:
et a soubsmis son progrez et la conduicte d'vn si haut effet•
et si salutaire, à l'aueuglement et iniustice de nos obseruations et
vsances: y laissant courir le sang innocent de tant d'esleuz ses fauoriz,
et souffrant vne longue perte d'années à meurir ce fruict inestimable?
Il y a grand à dire entre la cause de celuy qui suit les
formes et les loix de son pays, et celuy qui entreprend de les regenter3
et changer. Celuy là allegue pour son excuse, la simplicité,
l'obeissance et l'exemple: quoy qu'il face ce ne peut estre malice,
c'est pour le plus malheur. Quis est enim, quem non moueat clarissimis
monimentis testata consignatàque antiquitas? Outre ce que dit
Isocrates, que la defectuosité a plus de part à la moderation, que
n'a l'exces. L'autre est en bien plus rude party. Car qui se mesle de
choisir et de changer, vsurpe l'authorité de iuger: et se doit faire
fort, de voir la faute de ce qu'il chasse, et le bien de ce qu'il introduit.
Cette si vulgaire consideration m'a fermy en mon siege: et•
tenu ma ieunesse mesme, plus temeraire, en bride: de ne charger
mes espaules d'vn si lourd faix, que de me rendre respondant d'vne
science de telle importance. Et oser en cette cy, ce qu'en sain iugement,
ie ne pourroy oser en la plus facile de celles ausquelles on
m'auoit instruit, et ausquelles la temerité de iuger est de nul preiudice.1
Me semblant tres-inique, de vouloir sousmettre les constitutions
et obseruances publiques et immobiles, à l'instabilité d'vne
priuée fantasie (la raison priuée n'a qu'vne iurisdiction priuée) et
entreprendre sur les loix diuines, ce que nulle police ne supporteroit
aux ciuiles. Ausquelles, encore que l'humaine raison aye beaucoup•
plus de commerce, si sont elles souuerainement iuges de leurs
iuges: et l'extreme suffisance sert à expliquer et estendre l'vsage,
qui en est receu, non à le destourner et innouer. Si quelques fois
la prouidence diuine a passé par dessus les regles, ausquelles elle
nous a necessairement astreints: ce n'est pas pour nous en dispenser.2
Ce sont coups de sa main diuine: qu'il nous faut, non pas
imiter, mais admirer: et exemples extraordinaires, marques d'vn
expres et particulier adueu: du genre des miracles, qu'elle nous
offre, pour tesmoignage de sa toute puissance, au dessus de noz
ordres et de noz forces: qu'il est folie et impieté d'essayer à representer:•
et que nous ne deuons pas suiure, mais contempler auec
estonnement. Actes de son personnage, non pas du nostre. Cotta
proteste bien opportunément: Quum de religione agitur, T. Coruncanum,
P. Scipionem, P. Scæuolam, pontifices maximos, non Zenonem,
aut Cleanthem, aut Chrysippum, sequor. Dieu le sçache en nostre3
presente querelle, où il y a cent articles à oster et remettre, grands
et profonds articles, combien ils sont qui se puissent vanter d'auoir
exactement recogneu les raisons et fondements de l'vn et l'autre
party. C'est vn nombre, si c'est nombre, qui n'auroit pas grand
moyen de nous troubler. Mais toute cette autre presse où va elle?•
soubs quelle enseigne se iette elle à quartier? Il aduient de la leur,
comme des autres medecines foibles et mal appliquees: les humeurs
qu'elle vouloit purger en nous, elle les a eschauffées, exasperees et
aigries par le conflit, et si nous est demeurée dans le corps. Elle
n'a sçeu nous purger par sa foiblesse, et nous a cependant affoiblis:
en maniere que nous ne la pouuons vuider non plus, et ne receuons
de son operation que des douleurs longues et intestines. Si est-ce
que la fortune reseruant tousiours son authorité au dessus de•
nos discours, nous presente aucunes-fois la necessité si vrgente,
qu'il est besoin que les loix luy facent quelque place. Et quand on
resiste à l'accroissance d'vne innouation qui vient par violence à
s'introduire, de se tenir en tout et par tout en bride et en regle
contre ceux qui ont la clef des champs, ausquels tout cela est loisible1
qui peut auancer leur dessein, qui n'ont ny loy ny ordre que
de suiure leur aduantage, c'est vne dangereuse obligation et inequalité.
Aditum nocendi perfido præstat fides. D'autant que la discipline
ordinaire d'vn Estat qui est en sa santé, ne pouruoit pas à
ces accidens extraordinaires: elle presuppose vn corps qui se tient•
en ses principaux membres et offices, et vn commun consentement
à son obseruation et obeissance. L'aller legitime, est vn aller froid,
poisant et contraint: et n'est pas pour tenir bon, à vn aller licencieux
et effrené. On sçait qu'il est encore reproché à ces deux
grands personnages, Octauius et Caton, aux guerres ciuiles, l'vn de2
Sylla, l'autre de Cæsar, d'auoir plustost laissé encourir toutes extremitez
à leur patrie, que de la secourir aux despens de ses loix, et
que de rien remuer. Car à la verité en ces dernieres necessitez, où
il n'y a plus que tenir, il seroit à l'auanture plus sagement fait, de
baisser la teste et prester vn peu au coup, que s'ahurtant outre la•
possibilité à ne rien relascher, donner occasion à la violance de
fouler tout aux pieds: et vaudroit mieux faire vouloir aux loix ce
qu'elles peuuent, puis qu'elles ne peuuent ce qu'elles veulent. Ainsi
fit celuy qui ordonna qu'elles dormissent vingt quatre heures: et
celuy qui remua pour cette fois vn iour du calendrier: et cet autre3
qui du mois de Iuin fit le second May. Les Lacedemoniens mesmes,
tant religieux obseruateurs des ordonnances de leur païs, estans
pressez de leur loy, qui deffendoit d'eslire par deux fois Admiral vn
mesme personnage, et de l'autre part leurs affaires requerans de
toute necessité, que Lysander prinst de rechef cette charge, ils firent•
bien vn Aracus Admiral, mais Lysander surintendant de la marine.
Et de mesme subtilité, vn de leurs Ambassadeurs estant enuoyé vers
les Atheniens, pour obtenir le changement de quelque ordonnance,
et Pericles luy alleguant qu'il estoit deffendu d'oster le tableau, où
vne loy estoit vne fois posée, luy conseilla de le tourner seulement,
d'autant que cela n'estoit pas deffendu. C'est ce dequoy Plutarque
loüe Philopœmen, qu'estant né pour commander, il sçauoit non
seulement commander selon les loix, mais aux loix mesmes, quand
la necessité publique le requeroit.•
de suiure le stile commun. Ains au rebours, il me semble
que toutes façons escartees et particulieres partent plustost de folie,
ou d'affectation ambitieuse, que de vraye raison: et que le sage
doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et
puissance de iuger librement des choses: mais quant au dehors,•
qu'il doit suiure entierement les façons et formes receuës. La societé
publique n'a que faire de nos pensees: mais le demeurant,
comme nos actions, nostre trauail, nos fortunes et nostre vie, il la
faut prester et abandonner à son seruice et aux opinions communes:
comme ce bon et grand Socrates refusa de sauuer sa vie par la desobeissance2
du magistrat, voire d'vn magistrat tres-iniuste et tres-inique.
Car c'est la regle des regles, et generale loy des loix, que
chacun obserue celles du lieu où il est: νομοις ἑπεσθαι τοισιν εγχωριοις
αλον. En voicy d'vne autre cuuee. Il y a grand doute, s'il se
peut trouuer si euident profit au changement d'vne loy receüe telle•
qu'elle soit, qu'il y a de mal à la remuer: d'autant qu'vne police,
c'est comme vn bastiment de diuerses pieces ioinctes ensemble d'vne
telle liaison, qu'il est impossible d'en esbranler vne que tout le corps
ne s'en sente. Le legislateur des Thuriens ordonna, que quiconque
voudroit ou abolir vne des vieilles loix, ou en establir vne nouuelle,3
se presenteroit au peuple la corde au col: afin que si la nouuelleté
n'estoit approuuee d'vn chacun, il fust incontinent estranglé. Et celuy
de Lacedemone employa sa vie pour tirer de ses citoyens vne
promesse asseuree, de n'enfraindre aucune de ses ordonnances.
L'Ephore qui coupa si rudement les deux cordes que Phrinys auoit
adiousté à la musique, ne s'esmoie pas, si elle en vaut mieux, ou si
les accords en sont mieux remplis: il luy suffit pour les condamner,
que ce soit vne alteration de la vieille façon. C'est ce que signifioit
cette espee rouillee de la Iustice de Marseille. Ie suis desgousté•
de la nouuelleté, quelque visage qu'elle porte; et ay raison,
car i'en ay veu des effets tres-dommageables. Celle qui nous presse
depuis tant d'ans, elle n'a pas tout exploicté: mais on peut dire auec
apparence, que par accident, elle a tout produict et engendré; voire
et les maux et ruines, qui se font depuis sans elle, et contre elle:1
c'est à elle à s'en prendre au nez,
Heu patior telis vulnera facta meis!
Ceux qui donnent le branle à vn Estat, sont volontiers les premiers
absorbez en sa ruine. Le fruict du trouble ne demeure guere à celuy
qui l'a esmeu; il bat et brouille l'eaue pour d'autres pescheurs. La•
liaison et contexture de cette monarchie et ce grand bastiment, ayant
esté desmis et dissout, notamment sur ses vieux ans par elle, donne
tant qu'on veut d'ouuerture et d'entree à pareilles iniures. La maiesté
royalle s'auale plus difficilement du sommet au milieu, qu'elle
ne se precipite du milieu à fons. Mais si les inuenteurs sont plus2
dommageables, les imitateurs sont plus vicieux, de se ietter en des
exemples, desquels ils ont senti et puni l'horreur et le mal. Et s'il
y a quelque degré d'honneur, mesmes au mal faire, ceux cy doiuent
aux autres, la gloire de l'inuention, et le courage du premier effort.
Toutes sortes de nouuelle desbauche puysent heureusement en cette•
premiere et fœconde source, les images et patrons à troubler nostre
police. On lit en nos loix mesmes, faictes pour le remede de ce premier
mal, l'apprentissage et l'excuse de toutes sortes de mauuaises
entreprises. Et nous aduient ce que Thucydides dit des guerres ciuiles
de son temps, qu'en faueur des vices publiques, on les battisoit3
de mots nouueaux plus doux pour leur excuse, abastardissant
et amollissant leurs vrais titres. C'est pourtant, pour reformer nos
consciences et nos creances, honesta oratio est. Mais le meilleur
pretexte de nouuelleté est tres-dangereux.
Adeo nihil motum ex antiquo probabile est.•
Si me semble-il, à le dire franchement, qu'il y a grand amour de
soy et presomption, d'estimer ses opinions iusques-là, que pour les
establir, il faille renuerser vne paix publique, et introduire tant de
maux ineuitables, et vne si horrible corruption de mœurs que les
guerres ciuiles apportent, et les mutations d'Estat, en chose de tel•
pois, et les introduire en son pays propre. Est-ce pas mal mesnagé,
d'aduancer tant de vices certains et cognus, pour combattre des erreurs
contestees et debatables? Est-il quelque pire espece de vices,
que ceux qui choquent la propre conscience et naturelle cognoissance?
Le Senat osa donner en payement cette deffaitte, sur le different1
d'entre luy et le peuple, pour le ministere de leur religion:
Ad deos, id magis quàm ad se pertinere, ipsos visuros, ne sacra sua
polluantur: conformément à ce que respondit l'oracle à ceux de
Delphes, en la guerre Medoise, craignans l'inuasion des Perses. Ils
demanderent au Dieu, ce qu'ils auoient à faire des tresors sacrez de•
son temple, ou les cacher, ou les emporter. Il leur respondit, qu'ils
ne bougeassent rien, qu'ils se souciassent d'eux: qu'il estoit suffisant
pour prouuoir à ce qui luy estoit propre. La religion Chrestienne
a toutes les marques d'extreme iustice et vtilité: mais nulle
plus apparente, que l'exacte recommandation de l'obeïssance du magistrat,2
et manutention des polices. Quel merueilleux exemple nous
en a laissé la sapience diuine; qui pour establir le salut du genre
humain, et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort
et le peché, ne l'a voulu faire qu'à la mercy de nostre ordre politique:
et a soubsmis son progrez et la conduicte d'vn si haut effet•
et si salutaire, à l'aueuglement et iniustice de nos obseruations et
vsances: y laissant courir le sang innocent de tant d'esleuz ses fauoriz,
et souffrant vne longue perte d'années à meurir ce fruict inestimable?
Il y a grand à dire entre la cause de celuy qui suit les
formes et les loix de son pays, et celuy qui entreprend de les regenter3
et changer. Celuy là allegue pour son excuse, la simplicité,
l'obeissance et l'exemple: quoy qu'il face ce ne peut estre malice,
c'est pour le plus malheur. Quis est enim, quem non moueat clarissimis
monimentis testata consignatàque antiquitas? Outre ce que dit
Isocrates, que la defectuosité a plus de part à la moderation, que
n'a l'exces. L'autre est en bien plus rude party. Car qui se mesle de
choisir et de changer, vsurpe l'authorité de iuger: et se doit faire
fort, de voir la faute de ce qu'il chasse, et le bien de ce qu'il introduit.
Cette si vulgaire consideration m'a fermy en mon siege: et•
tenu ma ieunesse mesme, plus temeraire, en bride: de ne charger
mes espaules d'vn si lourd faix, que de me rendre respondant d'vne
science de telle importance. Et oser en cette cy, ce qu'en sain iugement,
ie ne pourroy oser en la plus facile de celles ausquelles on
m'auoit instruit, et ausquelles la temerité de iuger est de nul preiudice.1
Me semblant tres-inique, de vouloir sousmettre les constitutions
et obseruances publiques et immobiles, à l'instabilité d'vne
priuée fantasie (la raison priuée n'a qu'vne iurisdiction priuée) et
entreprendre sur les loix diuines, ce que nulle police ne supporteroit
aux ciuiles. Ausquelles, encore que l'humaine raison aye beaucoup•
plus de commerce, si sont elles souuerainement iuges de leurs
iuges: et l'extreme suffisance sert à expliquer et estendre l'vsage,
qui en est receu, non à le destourner et innouer. Si quelques fois
la prouidence diuine a passé par dessus les regles, ausquelles elle
nous a necessairement astreints: ce n'est pas pour nous en dispenser.2
Ce sont coups de sa main diuine: qu'il nous faut, non pas
imiter, mais admirer: et exemples extraordinaires, marques d'vn
expres et particulier adueu: du genre des miracles, qu'elle nous
offre, pour tesmoignage de sa toute puissance, au dessus de noz
ordres et de noz forces: qu'il est folie et impieté d'essayer à representer:•
et que nous ne deuons pas suiure, mais contempler auec
estonnement. Actes de son personnage, non pas du nostre. Cotta
proteste bien opportunément: Quum de religione agitur, T. Coruncanum,
P. Scipionem, P. Scæuolam, pontifices maximos, non Zenonem,
aut Cleanthem, aut Chrysippum, sequor. Dieu le sçache en nostre3
presente querelle, où il y a cent articles à oster et remettre, grands
et profonds articles, combien ils sont qui se puissent vanter d'auoir
exactement recogneu les raisons et fondements de l'vn et l'autre
party. C'est vn nombre, si c'est nombre, qui n'auroit pas grand
moyen de nous troubler. Mais toute cette autre presse où va elle?•
soubs quelle enseigne se iette elle à quartier? Il aduient de la leur,
comme des autres medecines foibles et mal appliquees: les humeurs
qu'elle vouloit purger en nous, elle les a eschauffées, exasperees et
aigries par le conflit, et si nous est demeurée dans le corps. Elle
n'a sçeu nous purger par sa foiblesse, et nous a cependant affoiblis:
en maniere que nous ne la pouuons vuider non plus, et ne receuons
de son operation que des douleurs longues et intestines. Si est-ce
que la fortune reseruant tousiours son authorité au dessus de•
nos discours, nous presente aucunes-fois la necessité si vrgente,
qu'il est besoin que les loix luy facent quelque place. Et quand on
resiste à l'accroissance d'vne innouation qui vient par violence à
s'introduire, de se tenir en tout et par tout en bride et en regle
contre ceux qui ont la clef des champs, ausquels tout cela est loisible1
qui peut auancer leur dessein, qui n'ont ny loy ny ordre que
de suiure leur aduantage, c'est vne dangereuse obligation et inequalité.
Aditum nocendi perfido præstat fides. D'autant que la discipline
ordinaire d'vn Estat qui est en sa santé, ne pouruoit pas à
ces accidens extraordinaires: elle presuppose vn corps qui se tient•
en ses principaux membres et offices, et vn commun consentement
à son obseruation et obeissance. L'aller legitime, est vn aller froid,
poisant et contraint: et n'est pas pour tenir bon, à vn aller licencieux
et effrené. On sçait qu'il est encore reproché à ces deux
grands personnages, Octauius et Caton, aux guerres ciuiles, l'vn de2
Sylla, l'autre de Cæsar, d'auoir plustost laissé encourir toutes extremitez
à leur patrie, que de la secourir aux despens de ses loix, et
que de rien remuer. Car à la verité en ces dernieres necessitez, où
il n'y a plus que tenir, il seroit à l'auanture plus sagement fait, de
baisser la teste et prester vn peu au coup, que s'ahurtant outre la•
possibilité à ne rien relascher, donner occasion à la violance de
fouler tout aux pieds: et vaudroit mieux faire vouloir aux loix ce
qu'elles peuuent, puis qu'elles ne peuuent ce qu'elles veulent. Ainsi
fit celuy qui ordonna qu'elles dormissent vingt quatre heures: et
celuy qui remua pour cette fois vn iour du calendrier: et cet autre3
qui du mois de Iuin fit le second May. Les Lacedemoniens mesmes,
tant religieux obseruateurs des ordonnances de leur païs, estans
pressez de leur loy, qui deffendoit d'eslire par deux fois Admiral vn
mesme personnage, et de l'autre part leurs affaires requerans de
toute necessité, que Lysander prinst de rechef cette charge, ils firent•
bien vn Aracus Admiral, mais Lysander surintendant de la marine.
Et de mesme subtilité, vn de leurs Ambassadeurs estant enuoyé vers
les Atheniens, pour obtenir le changement de quelque ordonnance,
et Pericles luy alleguant qu'il estoit deffendu d'oster le tableau, où
vne loy estoit vne fois posée, luy conseilla de le tourner seulement,
d'autant que cela n'estoit pas deffendu. C'est ce dequoy Plutarque
loüe Philopœmen, qu'estant né pour commander, il sçauoit non
seulement commander selon les loix, mais aux loix mesmes, quand
la necessité publique le requeroit.•
CHAPITRE XXIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXIII.)
Diuers euenemens de mesme Conseil.
IAQVES Amiot, grand Aumosnier de France, me recita vn iour cette
histoire à l'honneur d'vn Prince des nostres (et nostre estoit-il
à tres-bonnes enseignes, encore que son origine fust estrangere)
que durant nos premiers troubles au siege de Roüan, ce Prince
ayant esté aduerti par la Royne mere du Roy d'vne entreprise qu'on1
faisoit sur sa vie, et instruit particulierement par ses lettres, de
celuy qui la deuoit conduire à chef, qui estoit vn Gentil-homme
Angeuin ou Manceau, frequentant lors ordinairement pour cet effet,
la maison de ce Prince: il ne communiqua à personne cet aduertissement:
mais se promenant l'endemain au mont saincte Catherine,•
d'où se faisoit nostre baterie à Rouan (car c'estoit au temps
que nous la tenions assiegee) ayant à ses costez ledit Seigneur
grand Aumosnier et vn autre Euesque, il apperçeut ce Gentil-homme,
qui luy auoit esté remarqué, et le fit appeller. Comme il
fut en sa presence, il luy dit ainsi le voyant desia pallir et fremir2
des alarmes de sa conscience: Monsieur de tel lieu, vous vous doutez
bien de ce que ie vous veux, et vostre visage le montre: vous n'auez
rien à me cacher: car ie suis instruict de vostre affaire si auant,
que vous ne feriez qu'empirer vostre marché, d'essayer à le couurir.
Vous sçauez bien telle chose et telle (qui estoyent les tenans et aboutissans•
des plus secretes pieces de cette menee) ne faillez sur vostre
vie à me confesser la verité de tout ce dessein. Quand ce pauure
homme se trouua pris et conuaincu, car le tout auoit esté descouuert
à la Royne par l'vn des complices, il n'eut qu'à ioindre les mains
et requerir la grace et misericorde de ce Prince; aux pieds duquel3
il se voulut ietter, mais il l'en garda, suyuant ainsi son propos: Venez
çà, vous ay-ie autre-fois fait desplaisir? ay-ie offencé quelqu'vn des
vostres par haine particuliere? Il n'y a pas trois semaines que ie
vous cognois, quelle raison vous a peu mouuoir à entreprendre ma
mort? Le Gentil-homme respondit à cela d'vne voix tremblante, que•
ce n'estoit aucune occasion particuliere qu'il en eust, mais l'interest
de la cause generale de son party, et qu'aucuns luy auoient persuadé
que ce seroit vne execution pleine de pieté, d'extirper en quelque
maniere que ce fust, vn si puissant ennemy de leur religion. Or,
suiuit ce Prince, ie vous veux montrer, combien la religion que ie
tiens est plus douce, que celle dequoy vous faictes profession. La•
vostre vous a conseillé de me tuer sans m'ouir, n'ayant receu de
moy aucune offence; et la mienne me commande que ie vous pardonne,
tout conuaincu que vous estes de m'auoir voulu tuer sans
raison. Allez vous en, retirez vous, que ie ne vous voye plus icy: et
si vous estes sage, prenez doresnauant en voz entreprises des conseillers1
plus gens de bien que ceux là. L'empereur Auguste estant
en la Gaule, reçeut certain auertissement d'vne coniuration que luy
brassoit L. Cinna: il delibera de s'en venger, et manda pour cet
effect au lendemain le conseil de ses amis: mais la nuict d'entre-deux
il la passa auec grande inquietude, considerant qu'il auoit à•
faire mourir un ieune homme de bonne maison, et neueu du grand
Pompeius: et produisoit en se pleignant plusieurs diuers discours.
Quoy donq, faisoit-il, sera-il dict que ie demeureray en crainte et
en alarme, et que ie lairray mon meurtrier se pourmener cependant
à son ayse? S'en ira-il quitte, ayant assailly ma teste, que i'ay2
sauuée de tant de guerres ciuiles, de tant de batailles, par mer et
par terre? et apres auoir estably la paix vniuerselle du monde,
sera-il absouz, ayant deliberé non de me meurtrir seulement, mais
de me sacrifier? Car la coniuration estoit faicte de le tuer, comme
il feroit quelque sacrifice. Apres cela s'estant tenu coy quelque•
espace de temps, il recommençoit d'vne voix plus forte, et s'en
prenoit à soy-mesme: Pourquoy vis tu, s'il importe à tant de gens
que tu meures? n'y aura-il point de fin à tes vengeances et à tes
cruautez? Ta vie vaut-elle que tant de dommage se face pour la
conseruer? Liuia sa femme le sentant en ces angoisses: Et les conseils3
des femmes y seront-ils receuz, luy dit elle? Fais ce que font
les medecins, quand les receptes accoustumees ne peuuent seruir,
ils en essayent de contraires. Par seuerité tu n'as iusques à cette
heure rien profité: Lepidus a suiuy Sauidienus, Murena Lepidus,
Cæpio Murena, Egnatius Cæpio. Commence à experimenter comment•
te succederont la douceur et la clemence. Cinna est conuaincu, pardonne
luy; de te nuire desormais, il ne pourra, et profitera à ta
gloire. Auguste fut bien ayse d'auoir trouué vn aduocat de son humeur,
et ayant remercié sa femme et contremandé ses amis, qu'il
auoit assignez au Conseil, commanda qu'on fist venir à luy Cinna4
tout seul. Et ayant fait sortir tout le monde de sa chambre, et fait
donner vn siege à Cinna, il luy parla en cette maniere: En premier
lieu ie te demande Cinna, paisible audience: n'interromps pas mon
parler, ie te donray temps et loysir d'y respondre. Tu sçais Cinna
que t'ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t'estant
faict mon ennemy, mais estant né tel, ie te sauuay; ie te mis entre
mains tous tes biens, et t'ay en fin rendu si accommodé et si aysé,•
que les victorieux sont enuieux de la condition du vaincu: l'office
du sacerdoce que tu me demandas, ie te l'ottroiay, l'ayant refusé à
d'autres, desquels les peres auoyent tousiours combatu auec moy:
t'ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. A quoy Cinna
s'estant escrié qu'il estoit bien esloigné d'vne si meschante pensee:1
Tu ne me tiens pas Cinna ce que tu m'auois promis, suyuit Auguste:
tu m'auois asseuré que ie ne serois pas interrompu: ouy, tu as entrepris
de me tuer, en tel lieu, tel iour, en telle compagnie, et de telle
façon: et le voyant transi de ces nouuelles, et en silence, non plus
pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience:•
Pourquoy, adiousta il, le fais tu? Est-ce pour estre Empereur?
Vrayment il va bien mal à la chose publique, s'il n'y a que moy,
qui t'empesche d'arriuer à l'Empire. Tu ne peux pas seulement deffendre
ta maison, et perdis dernierement vn procés par la faueur
d'vn simple libertin. Quoy? n'as tu pas moyen ny pouuoir en autre2
chose qu'à entreprendre Cæsar? Ie le quitte, s'il n'y a que moy qui
empesche tes esperances. Penses-tu, que Paulus, que Fabius, que les
Cosseens et Seruiliens te souffrent? et vne si grande trouppe de
nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honnorent
leur noblesse? Apres plusieurs autres propos, car il parla à•
luy plus de deux heures entieres, Or va, luy dit-il, ie te donne,
Cinna, la vie à traistre et à parricide, que ie te donnay autres-fois
à ennemy: que l'amitié commence de ce iourd'huy entre nous:
essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t'aye donné ta vie,
ou tu l'ayes receuë. Et se despartit d'auec luy en cette maniere.3
Quelque temps apres il luy donna le consulat, se pleignant dequoy
il ne le luy auoit osé demander. Il l'eut depuis pour fort amy, et
fut seul faict par luy heritier de ses biens. Or depuis cet accident,
qui aduint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n'y eut
iamais de coniuration ny d'entreprise contre luy, et reçeut vne iuste•
recompense de cette sienne clemence. Mais il n'en aduint pas de
mesmes au nostre: car sa douceur ne le sceut garentir, qu'il ne
cheust depuis aux lacs de pareille trahison. Tant c'est chose vaine
et friuole que l'humaine prudence: et au trauers de tous nos
proiects, de nos conseils et precautions, la fortune maintient tousiours4
la possession des euenemens. Nous appellons les medecins
heureux, quand ils arriuent à quelque bonne fin: comme s'il n'y
auoit que leur art, qui ne se peust maintenir d'elle mesme, et qui
eust les fondemens trop frailes, pour s'appuyer de sa propre force: et
comme s'il n'y auoit qu'elle, qui ayt besoin que la fortune preste la•
main à ses operations. Ie croy d'elle tout le pis ou le mieux qu'on
voudra: car nous n'auons, Dieu mercy, nul commerce ensemble. Ie
suis au rebours des autres: car ie la mesprise bien tousiours, mais
quand ie suis malade, au lieu d'entrer en composition, ie commence
encore à la haïr et à la craindre: et respons à ceux qui me pressent1
de prendre medecine, qu'ils attendent au moins que ie sois
rendu à mes forces et à ma santé, pour auoir plus de moyen de
soustenir l'effort et le hazart de leur breuuage. Ie laisse faire nature,
et presuppose qu'elle se soit pourueue de dents et de griffes,
pour se deffendre des assaux qui luy viennent, et pour maintenir•
cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution. Ie crain au lieu de
l'aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien estroites et
bien iointes auec la maladie, qu'on secoure son aduersaire au lieu
d'elle, et qu'on la recharge de nouueaux affaires. Or ie dy que
non en la medecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines,2
la fortune y a bonne part. Les saillies poëtiques, qui emportent
leur autheur, et le rauissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons
nous à son bon heur, puis qu'il confesse luy mesme qu'elles
surpassent sa suffisance et ses forces, et les recognoit venir d'ailleurs
que de soy, et ne les auoir aucunement en sa puissance: non plus•
que les orateurs ne disent auoir en la leur ces mouuemens et agitations
extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein? Il en
est de mesmes en la peinture, qu'il eschappe par fois des traits de
la main du peintre surpassans sa conception et sa science, qui le
tirent luy mesmes en admiration, et qui l'estonnent. Mais la fortune3
montre bien encores plus euidemment, la part qu'elle a en tous ces
ouurages, par les graces et beautez qui s'y treuuent, non seulement
sans l'intention, mais sans la cognoissance mesme de l'ouurier. Vn
suffisant lecteur descouure souuent és escrits d'autruy, des perfections
autres que celles que l'autheur y a mises et apperceuës, et•
y preste des sens et des visages plus riches. Quant aux entreprises
militaires, chacun void comment la fortune y a bonne part. En nos
conseils mesmes et en nos deliberations, il faut certes qu'il y ayt du
sort et du bonheur meslé parmy: car tout ce que nostre sagesse
peut, ce n'est pas grandchose. Plus elle est aigue et viue, plus elle
trouue en soy de foiblesse, et se deffie d'autant plus d'elle mesme.•
Ie suis de l'aduis de Sylla: et quand ie me prens garde de pres aux
plus glorieux exploicts de la guerre, ie voy, ce me semble, que ceux
qui les conduisent, n'y employent la deliberation et le conseil, que
par acquit; et que la meilleure part de l'entreprinse, ils l'abandonnent
à la fortune; et sur la fiance qu'ils ont à son secours, passent1
à tous les coups au delà des bornes de tout discours. Il suruient
des allegresses fortuites, et des fureurs estrangeres parmy leurs
deliberations, qui les poussent le plus souuent à prendre le party le
moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au dessus
de la raison. D'où il est aduenu à plusieurs grands Capitaines anciens,•
pour donner credit à ces conseils temeraires, d'alleguer à leurs
gens, qu'ils y estoyent conuiez par quelque inspiration, par quelque
signe et prognostique. Voyla pourquoy en cette incertitude et
perplexité, que nous apporte l'impuissance de voir et choisir ce qui
est le plus commode, pour les difficultez que les diuers accidens et2
circonstances de chaque chose tirent: le plus seur, quand autre
consideration ne nous y conuieroit, est à mon aduis de se reietter
au party, où il y a plus d'honnesteté et de iustice: et puis qu'on est
en doute du plus court chemin, tenir tousiours le droit. Comme en
ces deux exemples, que ie vien de proposer, il n'y a point de doubte,•
qu'il ne fust plus beau et plus genereux à celuy qui auoit receu
l'offence, de la pardonner, que s'il eust fait autrement. S'il en est
mes-aduenu au premier, il ne s'en faut pas prendre à ce sien bon
dessein: et ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s'il
eust eschapé la fin, à laquelle son destin l'appelloit; et si eust perdu3
la gloire d'vne telle humanité. Il se void dans les histoires, force
gens, en cette crainte; d'où la plus part ont suiuy le chemin de
courir au deuant des coniurations, qu'on faisoit contre eux, par
vengeance et par supplices: mais i'en voy fort peu ausquels ce remede
ayt seruy; tesmoing tant d'Empereurs Romains. Celuy qui se•
trouue en ce danger, ne doit pas beaucoup esperer ny de sa force,
ny de sa vigilance. Car combien est-il mal aisé de se garentir d'vn
ennemy, qui est couuert du visage du plus officieux amy que nous
ayons? et de cognoistre les volontez et pensemens interieurs de ceux
qui nous assistent? Il a beau employer des nations estrangeres pour4
sa garde, et estre tousiours ceint d'vne haye d'hommes armez: Quiconque
aura sa vie à mespris, se rendra tousiours maistre de celle
d'autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute
de tout le monde, luy doit seruir d'vn merueilleux tourment. Pourtant
Dion estant aduerty que Callippus espioit les moyens de le faire
mourir, n'eut iamais le cœur d'en informer, disant qu'il aymoit•
mieux mourir que viure en cette misere, d'auoir à se garder non
de ses ennemys seulement, mais aussi de ses amis. Ce qu'Alexandre
representa bien plus viuement par effect, et plus roidement, quand
ayant eu aduis par vne lettre de Parmenion, que Philippus son plus
cher medecin estoit corrompu par l'argent de Darius pour l'empoisonner;1
en mesme temps qu'il donnoit à lire sa lettre à Philippus,
il auala le bruuage qu'il luy auoit presenté. Fut-ce pas exprimer
cette resolution, que si ses amis le vouloient tuer, il consentoit
qu'ils le peussent faire? Ce Prince est le souuerain patron des
actes hazardeux: mais ie ne sçay s'il y a traict en sa vie,•
qui ayt plus de fermeté que cestui-cy, ny vne beauté illustre
par tant de visages. Ceux qui preschent aux Princes la deffiance
si attentiue, soubs couleur de leur prescher leur seurté,
leur preschent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se
faict sans hazard. I'en sçay vn de courage tres-martial de sa2
complexion et entreprenant, de qui tous les iours on corrompt la
bonne fortune par telles persuasions: Qu'il se resserre entre les
siens, qu'il n'entende à aucune reconciliation de ses anciens ennemys,
se tienne à part, et ne se commette entre mains plus fortes,
quelque promesse qu'on luy face, quelque vtilité qu'il y voye. I'en•
sçay vn autre, qui a inesperément auancé sa fortune, pour auoir
pris conseil tout contraire. La hardiesse dequoy ils cerchent si
auidement la gloire, se represente, quand il est besoin, aussi magnifiquement
en pourpoint qu'en armes: en vn cabinet, qu'en vn
camp: le bras pendant, que le bras leué. La prudence si tendre et3
circonspecte, est mortelle ennemye des hautes executions. Scipion
sceut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée, et
abandonnant l'Espaigne, douteuse encore sous sa nouuelle conqueste,
passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se
commettre en terre ennemie, à la puissance d'vn Roy barbare, à•
vne foy incogneue, sans obligation, sans hostage, sous la seule
seureté de la grandeur de son propre courage, de son bon heur,
et de la promesse de ses hautes esperances. Habita fides ipsam plerumque
fidem obligat. A vne vie ambitieuse et fameuse, il faut au
rebours, prester peu, et porter la bride courte aux souspeçons. La4
crainte et la deffiance attirent l'offence et la conuient. La plus deffiant
de nos Roys establit ses affaires, principalement pour auoir
volontairement abandonné et commis sa vie, et sa liberté, entre les
mains de ses ennemis: montrant auoir entiere fiance d'eux, afin
qu'ils la prinssent de luy. A ses legions mutinées et armées contre
luy, Cæsar opposoit seulement l'authorité de son visage, et la fierté
de ses paroles; et se fioit tant à soy et à sa fortune, qu'il ne craingnoit•
point de l'abandonner et commettre à vne armée seditieuse
et rebelle;
Stetit aggere fultus
Cespitis, intrepidus vultu, meruitque timeri
Nil metuens.1
histoire à l'honneur d'vn Prince des nostres (et nostre estoit-il
à tres-bonnes enseignes, encore que son origine fust estrangere)
que durant nos premiers troubles au siege de Roüan, ce Prince
ayant esté aduerti par la Royne mere du Roy d'vne entreprise qu'on1
faisoit sur sa vie, et instruit particulierement par ses lettres, de
celuy qui la deuoit conduire à chef, qui estoit vn Gentil-homme
Angeuin ou Manceau, frequentant lors ordinairement pour cet effet,
la maison de ce Prince: il ne communiqua à personne cet aduertissement:
mais se promenant l'endemain au mont saincte Catherine,•
d'où se faisoit nostre baterie à Rouan (car c'estoit au temps
que nous la tenions assiegee) ayant à ses costez ledit Seigneur
grand Aumosnier et vn autre Euesque, il apperçeut ce Gentil-homme,
qui luy auoit esté remarqué, et le fit appeller. Comme il
fut en sa presence, il luy dit ainsi le voyant desia pallir et fremir2
des alarmes de sa conscience: Monsieur de tel lieu, vous vous doutez
bien de ce que ie vous veux, et vostre visage le montre: vous n'auez
rien à me cacher: car ie suis instruict de vostre affaire si auant,
que vous ne feriez qu'empirer vostre marché, d'essayer à le couurir.
Vous sçauez bien telle chose et telle (qui estoyent les tenans et aboutissans•
des plus secretes pieces de cette menee) ne faillez sur vostre
vie à me confesser la verité de tout ce dessein. Quand ce pauure
homme se trouua pris et conuaincu, car le tout auoit esté descouuert
à la Royne par l'vn des complices, il n'eut qu'à ioindre les mains
et requerir la grace et misericorde de ce Prince; aux pieds duquel3
il se voulut ietter, mais il l'en garda, suyuant ainsi son propos: Venez
çà, vous ay-ie autre-fois fait desplaisir? ay-ie offencé quelqu'vn des
vostres par haine particuliere? Il n'y a pas trois semaines que ie
vous cognois, quelle raison vous a peu mouuoir à entreprendre ma
mort? Le Gentil-homme respondit à cela d'vne voix tremblante, que•
ce n'estoit aucune occasion particuliere qu'il en eust, mais l'interest
de la cause generale de son party, et qu'aucuns luy auoient persuadé
que ce seroit vne execution pleine de pieté, d'extirper en quelque
maniere que ce fust, vn si puissant ennemy de leur religion. Or,
suiuit ce Prince, ie vous veux montrer, combien la religion que ie
tiens est plus douce, que celle dequoy vous faictes profession. La•
vostre vous a conseillé de me tuer sans m'ouir, n'ayant receu de
moy aucune offence; et la mienne me commande que ie vous pardonne,
tout conuaincu que vous estes de m'auoir voulu tuer sans
raison. Allez vous en, retirez vous, que ie ne vous voye plus icy: et
si vous estes sage, prenez doresnauant en voz entreprises des conseillers1
plus gens de bien que ceux là. L'empereur Auguste estant
en la Gaule, reçeut certain auertissement d'vne coniuration que luy
brassoit L. Cinna: il delibera de s'en venger, et manda pour cet
effect au lendemain le conseil de ses amis: mais la nuict d'entre-deux
il la passa auec grande inquietude, considerant qu'il auoit à•
faire mourir un ieune homme de bonne maison, et neueu du grand
Pompeius: et produisoit en se pleignant plusieurs diuers discours.
Quoy donq, faisoit-il, sera-il dict que ie demeureray en crainte et
en alarme, et que ie lairray mon meurtrier se pourmener cependant
à son ayse? S'en ira-il quitte, ayant assailly ma teste, que i'ay2
sauuée de tant de guerres ciuiles, de tant de batailles, par mer et
par terre? et apres auoir estably la paix vniuerselle du monde,
sera-il absouz, ayant deliberé non de me meurtrir seulement, mais
de me sacrifier? Car la coniuration estoit faicte de le tuer, comme
il feroit quelque sacrifice. Apres cela s'estant tenu coy quelque•
espace de temps, il recommençoit d'vne voix plus forte, et s'en
prenoit à soy-mesme: Pourquoy vis tu, s'il importe à tant de gens
que tu meures? n'y aura-il point de fin à tes vengeances et à tes
cruautez? Ta vie vaut-elle que tant de dommage se face pour la
conseruer? Liuia sa femme le sentant en ces angoisses: Et les conseils3
des femmes y seront-ils receuz, luy dit elle? Fais ce que font
les medecins, quand les receptes accoustumees ne peuuent seruir,
ils en essayent de contraires. Par seuerité tu n'as iusques à cette
heure rien profité: Lepidus a suiuy Sauidienus, Murena Lepidus,
Cæpio Murena, Egnatius Cæpio. Commence à experimenter comment•
te succederont la douceur et la clemence. Cinna est conuaincu, pardonne
luy; de te nuire desormais, il ne pourra, et profitera à ta
gloire. Auguste fut bien ayse d'auoir trouué vn aduocat de son humeur,
et ayant remercié sa femme et contremandé ses amis, qu'il
auoit assignez au Conseil, commanda qu'on fist venir à luy Cinna4
tout seul. Et ayant fait sortir tout le monde de sa chambre, et fait
donner vn siege à Cinna, il luy parla en cette maniere: En premier
lieu ie te demande Cinna, paisible audience: n'interromps pas mon
parler, ie te donray temps et loysir d'y respondre. Tu sçais Cinna
que t'ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t'estant
faict mon ennemy, mais estant né tel, ie te sauuay; ie te mis entre
mains tous tes biens, et t'ay en fin rendu si accommodé et si aysé,•
que les victorieux sont enuieux de la condition du vaincu: l'office
du sacerdoce que tu me demandas, ie te l'ottroiay, l'ayant refusé à
d'autres, desquels les peres auoyent tousiours combatu auec moy:
t'ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. A quoy Cinna
s'estant escrié qu'il estoit bien esloigné d'vne si meschante pensee:1
Tu ne me tiens pas Cinna ce que tu m'auois promis, suyuit Auguste:
tu m'auois asseuré que ie ne serois pas interrompu: ouy, tu as entrepris
de me tuer, en tel lieu, tel iour, en telle compagnie, et de telle
façon: et le voyant transi de ces nouuelles, et en silence, non plus
pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience:•
Pourquoy, adiousta il, le fais tu? Est-ce pour estre Empereur?
Vrayment il va bien mal à la chose publique, s'il n'y a que moy,
qui t'empesche d'arriuer à l'Empire. Tu ne peux pas seulement deffendre
ta maison, et perdis dernierement vn procés par la faueur
d'vn simple libertin. Quoy? n'as tu pas moyen ny pouuoir en autre2
chose qu'à entreprendre Cæsar? Ie le quitte, s'il n'y a que moy qui
empesche tes esperances. Penses-tu, que Paulus, que Fabius, que les
Cosseens et Seruiliens te souffrent? et vne si grande trouppe de
nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honnorent
leur noblesse? Apres plusieurs autres propos, car il parla à•
luy plus de deux heures entieres, Or va, luy dit-il, ie te donne,
Cinna, la vie à traistre et à parricide, que ie te donnay autres-fois
à ennemy: que l'amitié commence de ce iourd'huy entre nous:
essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t'aye donné ta vie,
ou tu l'ayes receuë. Et se despartit d'auec luy en cette maniere.3
Quelque temps apres il luy donna le consulat, se pleignant dequoy
il ne le luy auoit osé demander. Il l'eut depuis pour fort amy, et
fut seul faict par luy heritier de ses biens. Or depuis cet accident,
qui aduint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n'y eut
iamais de coniuration ny d'entreprise contre luy, et reçeut vne iuste•
recompense de cette sienne clemence. Mais il n'en aduint pas de
mesmes au nostre: car sa douceur ne le sceut garentir, qu'il ne
cheust depuis aux lacs de pareille trahison. Tant c'est chose vaine
et friuole que l'humaine prudence: et au trauers de tous nos
proiects, de nos conseils et precautions, la fortune maintient tousiours4
la possession des euenemens. Nous appellons les medecins
heureux, quand ils arriuent à quelque bonne fin: comme s'il n'y
auoit que leur art, qui ne se peust maintenir d'elle mesme, et qui
eust les fondemens trop frailes, pour s'appuyer de sa propre force: et
comme s'il n'y auoit qu'elle, qui ayt besoin que la fortune preste la•
main à ses operations. Ie croy d'elle tout le pis ou le mieux qu'on
voudra: car nous n'auons, Dieu mercy, nul commerce ensemble. Ie
suis au rebours des autres: car ie la mesprise bien tousiours, mais
quand ie suis malade, au lieu d'entrer en composition, ie commence
encore à la haïr et à la craindre: et respons à ceux qui me pressent1
de prendre medecine, qu'ils attendent au moins que ie sois
rendu à mes forces et à ma santé, pour auoir plus de moyen de
soustenir l'effort et le hazart de leur breuuage. Ie laisse faire nature,
et presuppose qu'elle se soit pourueue de dents et de griffes,
pour se deffendre des assaux qui luy viennent, et pour maintenir•
cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution. Ie crain au lieu de
l'aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien estroites et
bien iointes auec la maladie, qu'on secoure son aduersaire au lieu
d'elle, et qu'on la recharge de nouueaux affaires. Or ie dy que
non en la medecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines,2
la fortune y a bonne part. Les saillies poëtiques, qui emportent
leur autheur, et le rauissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons
nous à son bon heur, puis qu'il confesse luy mesme qu'elles
surpassent sa suffisance et ses forces, et les recognoit venir d'ailleurs
que de soy, et ne les auoir aucunement en sa puissance: non plus•
que les orateurs ne disent auoir en la leur ces mouuemens et agitations
extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein? Il en
est de mesmes en la peinture, qu'il eschappe par fois des traits de
la main du peintre surpassans sa conception et sa science, qui le
tirent luy mesmes en admiration, et qui l'estonnent. Mais la fortune3
montre bien encores plus euidemment, la part qu'elle a en tous ces
ouurages, par les graces et beautez qui s'y treuuent, non seulement
sans l'intention, mais sans la cognoissance mesme de l'ouurier. Vn
suffisant lecteur descouure souuent és escrits d'autruy, des perfections
autres que celles que l'autheur y a mises et apperceuës, et•
y preste des sens et des visages plus riches. Quant aux entreprises
militaires, chacun void comment la fortune y a bonne part. En nos
conseils mesmes et en nos deliberations, il faut certes qu'il y ayt du
sort et du bonheur meslé parmy: car tout ce que nostre sagesse
peut, ce n'est pas grandchose. Plus elle est aigue et viue, plus elle
trouue en soy de foiblesse, et se deffie d'autant plus d'elle mesme.•
Ie suis de l'aduis de Sylla: et quand ie me prens garde de pres aux
plus glorieux exploicts de la guerre, ie voy, ce me semble, que ceux
qui les conduisent, n'y employent la deliberation et le conseil, que
par acquit; et que la meilleure part de l'entreprinse, ils l'abandonnent
à la fortune; et sur la fiance qu'ils ont à son secours, passent1
à tous les coups au delà des bornes de tout discours. Il suruient
des allegresses fortuites, et des fureurs estrangeres parmy leurs
deliberations, qui les poussent le plus souuent à prendre le party le
moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au dessus
de la raison. D'où il est aduenu à plusieurs grands Capitaines anciens,•
pour donner credit à ces conseils temeraires, d'alleguer à leurs
gens, qu'ils y estoyent conuiez par quelque inspiration, par quelque
signe et prognostique. Voyla pourquoy en cette incertitude et
perplexité, que nous apporte l'impuissance de voir et choisir ce qui
est le plus commode, pour les difficultez que les diuers accidens et2
circonstances de chaque chose tirent: le plus seur, quand autre
consideration ne nous y conuieroit, est à mon aduis de se reietter
au party, où il y a plus d'honnesteté et de iustice: et puis qu'on est
en doute du plus court chemin, tenir tousiours le droit. Comme en
ces deux exemples, que ie vien de proposer, il n'y a point de doubte,•
qu'il ne fust plus beau et plus genereux à celuy qui auoit receu
l'offence, de la pardonner, que s'il eust fait autrement. S'il en est
mes-aduenu au premier, il ne s'en faut pas prendre à ce sien bon
dessein: et ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s'il
eust eschapé la fin, à laquelle son destin l'appelloit; et si eust perdu3
la gloire d'vne telle humanité. Il se void dans les histoires, force
gens, en cette crainte; d'où la plus part ont suiuy le chemin de
courir au deuant des coniurations, qu'on faisoit contre eux, par
vengeance et par supplices: mais i'en voy fort peu ausquels ce remede
ayt seruy; tesmoing tant d'Empereurs Romains. Celuy qui se•
trouue en ce danger, ne doit pas beaucoup esperer ny de sa force,
ny de sa vigilance. Car combien est-il mal aisé de se garentir d'vn
ennemy, qui est couuert du visage du plus officieux amy que nous
ayons? et de cognoistre les volontez et pensemens interieurs de ceux
qui nous assistent? Il a beau employer des nations estrangeres pour4
sa garde, et estre tousiours ceint d'vne haye d'hommes armez: Quiconque
aura sa vie à mespris, se rendra tousiours maistre de celle
d'autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute
de tout le monde, luy doit seruir d'vn merueilleux tourment. Pourtant
Dion estant aduerty que Callippus espioit les moyens de le faire
mourir, n'eut iamais le cœur d'en informer, disant qu'il aymoit•
mieux mourir que viure en cette misere, d'auoir à se garder non
de ses ennemys seulement, mais aussi de ses amis. Ce qu'Alexandre
representa bien plus viuement par effect, et plus roidement, quand
ayant eu aduis par vne lettre de Parmenion, que Philippus son plus
cher medecin estoit corrompu par l'argent de Darius pour l'empoisonner;1
en mesme temps qu'il donnoit à lire sa lettre à Philippus,
il auala le bruuage qu'il luy auoit presenté. Fut-ce pas exprimer
cette resolution, que si ses amis le vouloient tuer, il consentoit
qu'ils le peussent faire? Ce Prince est le souuerain patron des
actes hazardeux: mais ie ne sçay s'il y a traict en sa vie,•
qui ayt plus de fermeté que cestui-cy, ny vne beauté illustre
par tant de visages. Ceux qui preschent aux Princes la deffiance
si attentiue, soubs couleur de leur prescher leur seurté,
leur preschent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se
faict sans hazard. I'en sçay vn de courage tres-martial de sa2
complexion et entreprenant, de qui tous les iours on corrompt la
bonne fortune par telles persuasions: Qu'il se resserre entre les
siens, qu'il n'entende à aucune reconciliation de ses anciens ennemys,
se tienne à part, et ne se commette entre mains plus fortes,
quelque promesse qu'on luy face, quelque vtilité qu'il y voye. I'en•
sçay vn autre, qui a inesperément auancé sa fortune, pour auoir
pris conseil tout contraire. La hardiesse dequoy ils cerchent si
auidement la gloire, se represente, quand il est besoin, aussi magnifiquement
en pourpoint qu'en armes: en vn cabinet, qu'en vn
camp: le bras pendant, que le bras leué. La prudence si tendre et3
circonspecte, est mortelle ennemye des hautes executions. Scipion
sceut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée, et
abandonnant l'Espaigne, douteuse encore sous sa nouuelle conqueste,
passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se
commettre en terre ennemie, à la puissance d'vn Roy barbare, à•
vne foy incogneue, sans obligation, sans hostage, sous la seule
seureté de la grandeur de son propre courage, de son bon heur,
et de la promesse de ses hautes esperances. Habita fides ipsam plerumque
fidem obligat. A vne vie ambitieuse et fameuse, il faut au
rebours, prester peu, et porter la bride courte aux souspeçons. La4
crainte et la deffiance attirent l'offence et la conuient. La plus deffiant
de nos Roys establit ses affaires, principalement pour auoir
volontairement abandonné et commis sa vie, et sa liberté, entre les
mains de ses ennemis: montrant auoir entiere fiance d'eux, afin
qu'ils la prinssent de luy. A ses legions mutinées et armées contre
luy, Cæsar opposoit seulement l'authorité de son visage, et la fierté
de ses paroles; et se fioit tant à soy et à sa fortune, qu'il ne craingnoit•
point de l'abandonner et commettre à vne armée seditieuse
et rebelle;
Stetit aggere fultus
Cespitis, intrepidus vultu, meruitque timeri
Nil metuens.1
Mais il est bien vray, que cette forte asseurance ne se peut
presenter bien entiere, et naifue, que par ceux ausquels l'imagination
de la mort, et du pis qui peut aduenir apres tout, ne donne
point d'effroy; car de la representer tremblante encore, doubteuse
et incertaine, pour le seruice d'vne importante reconciliation, ce•
n'est rien faire qui vaille. C'est vn excellent moyen de gaigner le
cœur et volonté d'autruy, de s'y aller soubsmettre et fier, pourueu
que ce soit librement, et sans contrainte d'aucune necessité, et que
ce soit en condition, qu'on y porte vne fiance pure et nette; le
front au moins deschargé de tout scrupule. Ie vis en mon enfance,2
vn Gentil-homme commandant à vne grande ville empressé à l'esmotion
d'vn peuple furieux. Pour esteindre ce commencement du
trouble, il print party de sortir d'vn lieu tres-asseuré où il estoit,
et se rendre à cette tourbe mutine: d'où mal luy print, et y fut
miserablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fust tant•
d'estre sorty, ainsi qu'ordinairement on le reproche à sa memoire,
comme ce fut d'auoir pris vne voye de soubsmission et de mollesse:
et d'auoir voulu endormir cette rage, plustost en suiuant qu'en
guidant, et en requerant plustost qu'en remontrant: et estime que
vne gracieuse seuerité, auec vn commandement militaire, plein de3
securité, et de confiance, conuenable à son rang, et à la dignité de
sa charge, luy eust mieux succedé, au moins auec plus d'honneur,
et de bien-seance. Il n'est rien moins esperable de ce monstre ainsin
agité, que l'humanité et la douceur, il receura bien plustost la reuerance
et la crainte. Ie luy reprocherois aussi, qu'ayant pris vne•
resolution plustost braue à mon gré, que temeraire, de se ietter
foible et en pourpoint, emmy cette mer tempestueuse d'hommes
insensez, il la deuoit aualler toute, et n'abandonner ce personnage.
Là où il luy aduint apres auoir recogneu le danger de pres, de
saigner du nez: et d'alterer encore depuis cette contenance démise4
et flatteuse, qu'il auoit entreprinse, en vne contenance effraiee:
chargeant sa voix et ses yeux d'estonnement et de penitence: cerchant
à conniller et à se desrober, il les enflamma et appella sur
soy. On deliberoit de faire vne montre generalle de diuerses
trouppes en armes, (c'est le lieu des vengeances secrettes, et n'est
point où en plus grande seureté on les puisse exercer) il y auoit
publiques et notoires apparences, qu'il n'y faisoit pas fort bon pour•
aucuns, ausquels touchoit la principalle et necessaire charge de les
recognoistre. Il s'y proposa diuers conseils, comme en chose difficile,
et qui auoit beaucoup de poids et de suitte. Le mien fut, qu'on
euitast sur tout de donner aucun tesmoignage de ce doubte, et
qu'on s'y trouuast et meslast parmy les files, la teste droicte, et le1
visage ouuert, et qu'au lieu d'en retrancher aucune chose, à quoy
les autres opinions visoient le plus, au contraire, l'on sollicitast les
Capitaines d'aduertir les soldats de faire leurs salues belles et gaillardes
en l'honneur des assistans, et n'espargner leur poudre. Cela
seruit de gratification enuers ces trouppes suspectes, et engendra•
dés lors en auant vne mutuelle et vtile confidence. La voye qu'y
tint Iulius Cæsar, ie trouue que c'est la plus belle, qu'on y puisse
prendre. Premierement il essaya par clemence, à se faire aymer de
ses ennemis mesmes, se contentant aux coniurations qui luy estoient
descouuertes, de declarer simplement qu'il en estoit aduerti. Cela2
faict, il print vne tres-noble resolution, d'attendre sans effroy et
sans solicitude, ce qui luy en pourroit aduenir, s'abandonnant et se
remettant à la garde des Dieux et de la fortune. Car certainement
c'est l'estat où il estoit quand il fut tué. Vn estranger ayant dict
et publié par tout qu'il pourroit instruire Dionysius Tyran de Syracuse,•
d'vn moyen de sentir et descouurir en toute certitude, les
parties que ses subiets machineroient contre luy, s'il luy vouloit
donner vne bonne piece d'argent, Dionysius en estant aduerty, le
fit appeller à soy, pour s'esclaircir d'vn art si necessaire à sa conseruation;
cet estranger luy dict, qu'il n'y auoit pas d'autre art,3
sinon qu'il luy fist deliurer vn talent, et se ventast d'auoir apris
de luy vn singulier secret. Dionysius trouua cette inuention bonne,
et luy fit compter six cens escus. Il n'estoit pas vray-semblable,
qu'il eust donné si grande somme à vn homme incogneu, qu'en
recompense d'vn tres-vtile apprentissage, et seruoit cette reputation•
à tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les Princes sagement publient
les aduis qu'ils reçoiuent des menées qu'on dresse contre
leur vie; pour faire croire qu'ilz sont bien aduertis, et qu'il ne se
peut rien entreprendre dequoy ils ne sentent le vent. Le Duc
d'Athenes fit plusieurs sottises en l'establissement de sa fresche
tyrannie sur Florence: mais cette-cy la plus notable, qu'ayant
receu le premier aduis des monopoles que ce peuple dressoit contre•
luy, par Mattheo dit Morozo, complice d'icelles, il le fit mourir, pour
supprimer cet aduertissement, et ne faire sentir, qu'aucun en la
ville s'ennuïast de sa domination. Il me souuient auoir leu autrefois
l'histoire de quelque Romain, personnage de dignité, lequel
fuyant la tyrannie du Triumuirat, auoit eschappé mille fois les1
mains de ceux qui le poursuiuoyent, par la subtilité de ses inuentions.
Il aduint vn iour, qu'vne troupe de gens de cheual, qui auoit
charge de le prendre, passa tout ioignant vn halier, où il s'estoit
tapy, et faillit de le descouurir. Mais luy sur ce point là, considerant
la peine et les difficultez, ausquelles il auoit desia si long•
temps duré, pour se sauuer des continuelles et curieuses recherches,
qu'on faisoit de luy par tout, le peu de plaisir qu'il pouuoit
esperer d'vne telle vie, et combien il luy valoit mieux passer vne
fois le pas, que demeurer tousiours en cette transe, luy-mesme les
r'appella, et leur trahit sa cachette, s'abandonnant volontairement2
à leur cruauté, pour oster eux et luy d'vne plus longue peine.
D'appeller les mains ennemies, c'est vn conseil vn peu gaillard: si
croy-ie, qu'encore vaudroit-il mieux le prendre, que de demeurer
en la fieure continuelle d'vn accident, qui n'a point de remede.
Mais puis que les prouisions qu'on y peut apporter sont pleines•
d'inquietude, et d'incertitude, il vaut mieux d'vne belle asseurance
se preparer à tout ce qui en pourra aduenir; et tirer quelque consolation
de ce qu'on n'est pas asseuré qu'il aduienne.
presenter bien entiere, et naifue, que par ceux ausquels l'imagination
de la mort, et du pis qui peut aduenir apres tout, ne donne
point d'effroy; car de la representer tremblante encore, doubteuse
et incertaine, pour le seruice d'vne importante reconciliation, ce•
n'est rien faire qui vaille. C'est vn excellent moyen de gaigner le
cœur et volonté d'autruy, de s'y aller soubsmettre et fier, pourueu
que ce soit librement, et sans contrainte d'aucune necessité, et que
ce soit en condition, qu'on y porte vne fiance pure et nette; le
front au moins deschargé de tout scrupule. Ie vis en mon enfance,2
vn Gentil-homme commandant à vne grande ville empressé à l'esmotion
d'vn peuple furieux. Pour esteindre ce commencement du
trouble, il print party de sortir d'vn lieu tres-asseuré où il estoit,
et se rendre à cette tourbe mutine: d'où mal luy print, et y fut
miserablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fust tant•
d'estre sorty, ainsi qu'ordinairement on le reproche à sa memoire,
comme ce fut d'auoir pris vne voye de soubsmission et de mollesse:
et d'auoir voulu endormir cette rage, plustost en suiuant qu'en
guidant, et en requerant plustost qu'en remontrant: et estime que
vne gracieuse seuerité, auec vn commandement militaire, plein de3
securité, et de confiance, conuenable à son rang, et à la dignité de
sa charge, luy eust mieux succedé, au moins auec plus d'honneur,
et de bien-seance. Il n'est rien moins esperable de ce monstre ainsin
agité, que l'humanité et la douceur, il receura bien plustost la reuerance
et la crainte. Ie luy reprocherois aussi, qu'ayant pris vne•
resolution plustost braue à mon gré, que temeraire, de se ietter
foible et en pourpoint, emmy cette mer tempestueuse d'hommes
insensez, il la deuoit aualler toute, et n'abandonner ce personnage.
Là où il luy aduint apres auoir recogneu le danger de pres, de
saigner du nez: et d'alterer encore depuis cette contenance démise4
et flatteuse, qu'il auoit entreprinse, en vne contenance effraiee:
chargeant sa voix et ses yeux d'estonnement et de penitence: cerchant
à conniller et à se desrober, il les enflamma et appella sur
soy. On deliberoit de faire vne montre generalle de diuerses
trouppes en armes, (c'est le lieu des vengeances secrettes, et n'est
point où en plus grande seureté on les puisse exercer) il y auoit
publiques et notoires apparences, qu'il n'y faisoit pas fort bon pour•
aucuns, ausquels touchoit la principalle et necessaire charge de les
recognoistre. Il s'y proposa diuers conseils, comme en chose difficile,
et qui auoit beaucoup de poids et de suitte. Le mien fut, qu'on
euitast sur tout de donner aucun tesmoignage de ce doubte, et
qu'on s'y trouuast et meslast parmy les files, la teste droicte, et le1
visage ouuert, et qu'au lieu d'en retrancher aucune chose, à quoy
les autres opinions visoient le plus, au contraire, l'on sollicitast les
Capitaines d'aduertir les soldats de faire leurs salues belles et gaillardes
en l'honneur des assistans, et n'espargner leur poudre. Cela
seruit de gratification enuers ces trouppes suspectes, et engendra•
dés lors en auant vne mutuelle et vtile confidence. La voye qu'y
tint Iulius Cæsar, ie trouue que c'est la plus belle, qu'on y puisse
prendre. Premierement il essaya par clemence, à se faire aymer de
ses ennemis mesmes, se contentant aux coniurations qui luy estoient
descouuertes, de declarer simplement qu'il en estoit aduerti. Cela2
faict, il print vne tres-noble resolution, d'attendre sans effroy et
sans solicitude, ce qui luy en pourroit aduenir, s'abandonnant et se
remettant à la garde des Dieux et de la fortune. Car certainement
c'est l'estat où il estoit quand il fut tué. Vn estranger ayant dict
et publié par tout qu'il pourroit instruire Dionysius Tyran de Syracuse,•
d'vn moyen de sentir et descouurir en toute certitude, les
parties que ses subiets machineroient contre luy, s'il luy vouloit
donner vne bonne piece d'argent, Dionysius en estant aduerty, le
fit appeller à soy, pour s'esclaircir d'vn art si necessaire à sa conseruation;
cet estranger luy dict, qu'il n'y auoit pas d'autre art,3
sinon qu'il luy fist deliurer vn talent, et se ventast d'auoir apris
de luy vn singulier secret. Dionysius trouua cette inuention bonne,
et luy fit compter six cens escus. Il n'estoit pas vray-semblable,
qu'il eust donné si grande somme à vn homme incogneu, qu'en
recompense d'vn tres-vtile apprentissage, et seruoit cette reputation•
à tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les Princes sagement publient
les aduis qu'ils reçoiuent des menées qu'on dresse contre
leur vie; pour faire croire qu'ilz sont bien aduertis, et qu'il ne se
peut rien entreprendre dequoy ils ne sentent le vent. Le Duc
d'Athenes fit plusieurs sottises en l'establissement de sa fresche
tyrannie sur Florence: mais cette-cy la plus notable, qu'ayant
receu le premier aduis des monopoles que ce peuple dressoit contre•
luy, par Mattheo dit Morozo, complice d'icelles, il le fit mourir, pour
supprimer cet aduertissement, et ne faire sentir, qu'aucun en la
ville s'ennuïast de sa domination. Il me souuient auoir leu autrefois
l'histoire de quelque Romain, personnage de dignité, lequel
fuyant la tyrannie du Triumuirat, auoit eschappé mille fois les1
mains de ceux qui le poursuiuoyent, par la subtilité de ses inuentions.
Il aduint vn iour, qu'vne troupe de gens de cheual, qui auoit
charge de le prendre, passa tout ioignant vn halier, où il s'estoit
tapy, et faillit de le descouurir. Mais luy sur ce point là, considerant
la peine et les difficultez, ausquelles il auoit desia si long•
temps duré, pour se sauuer des continuelles et curieuses recherches,
qu'on faisoit de luy par tout, le peu de plaisir qu'il pouuoit
esperer d'vne telle vie, et combien il luy valoit mieux passer vne
fois le pas, que demeurer tousiours en cette transe, luy-mesme les
r'appella, et leur trahit sa cachette, s'abandonnant volontairement2
à leur cruauté, pour oster eux et luy d'vne plus longue peine.
D'appeller les mains ennemies, c'est vn conseil vn peu gaillard: si
croy-ie, qu'encore vaudroit-il mieux le prendre, que de demeurer
en la fieure continuelle d'vn accident, qui n'a point de remede.
Mais puis que les prouisions qu'on y peut apporter sont pleines•
d'inquietude, et d'incertitude, il vaut mieux d'vne belle asseurance
se preparer à tout ce qui en pourra aduenir; et tirer quelque consolation
de ce qu'on n'est pas asseuré qu'il aduienne.
CHAPITRE XXIIII. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXIV.)
Du Pedantisme.
IE me suis souuent despité en mon enfance, de voir és comedies
Italiennes, tousiours vn pedante pour badin, et le surnom de3
magister, n'auoir guere plus honorable signification parmi nous.
Car leur estant donné en gouuernement, que pouuois-ie moins faire
que d'estre ialoux de leur reputation? Ie cherchois bien de les excuser
par la disconuenance naturelle qu'il y a entre le vulgaire, et
les personnes rares et excellentes en iugement, et en sçauoir:
d'autant qu'ils vont vn train entierement contraire les vns des
autres. Mais en cecy perdois-ie mon latin: que les plus galans
hommes c'estoient ceux qui les auoyent le plus à mespris, tesmoing
nostre bon du Bellay:•
Mais ie hay par sur tout vn sçauoir pedantesque.
Et est cette coustume ancienne: car Plutarque dit que Grec et
Escolier, estoient mots de reproche entre les Romains, et de mespris.
Depuis auec l'aage i'ay trouué qu'on auoit vne grandissime
raison, et que magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes.1
Mais d'où il puisse aduenir qu'vne ame riche de la cognoissance
de tant de choses, n'en deuienne pas plus viue, et plus esueillée;
et qu'vn esprit grossier et vulgaire puisse loger en soy,
sans s'amender, les discours et les iugemens des plus excellens
esprits, que le monde ait porté, i'en suis encore en doute. A receuoir•
tant de ceruelles estrangeres, et si fortes, et si grandes, il est
necessaire, me disoit vne fille, la premiere de nos Princesses, parlant
de quelqu'vn, que la sienne se foule, se contraigne et rappetisse,
pour faire place aux autres. Ie dirois volontiers, que comme
les plantes s'estouffent de trop d'humeur, et les lampes de trop2
d'huile, aussi faict l'action de l'esprit par trop d'estude et de matiere:
lequel occupé et embarassé d'vne grande diuersité de choses,
perde le moyen de se demesler. Et que cette charge le tienne courbe
et croupy. Mais il en va autrement; car nostre ame s'eslargit d'autant
plus qu'elle se remplit. Et aux exemples des vieux temps, il se•
voit tout au rebours, des suffisans hommes aux maniemens des
choses publiques, des grands Capitaines, et grands conseillers aux
affaires d'Estat, auoir esté ensemble tressçauans. Et quant aux
Philosophes retirez de toute occupation publique, ils ont esté aussi
quelque fois à la verité mesprisez, par la liberté Comique de leur3
temps, leurs opinions et façons les rendans ridicules. Les voulez
vous faire iuges des droits d'vn procés, des actions d'vn homme?
Ils en sont bien prests! Ils cerchent encore s'il y a vie, s'il y a
mouuement, si l'homme est autre chose qu'vn bœuf: que c'est
qu'agir et souffrir, quelles bestes ce sont, que loix et iustice. Parlent-ils•
du magistrat, ou parlent-ils à luy? c'est d'vne liberté irreuerente
et inciuile. Oyent-ils louer vn Prince ou vn Roy? c'est vn
pastre pour eux, oisif comme vn pastre, occupé à pressurer et tondre
ses bestes: mais bien plus rudement. En estimez vous quelqu'vn
plus grand, pour posseder deux mille arpents de terre? eux s'en
moquent, accoustumés d'embrasser tout le monde, comme leur
possession. Vous ventez vous de vostre noblesse, pour compter sept
ayeulx riches? ils vous estiment de peu, ne conceuant l'image
vniuerselle de nature, et combien chascun de nous a eu de predecesseurs,•
riches, pauures, Roys, valets, Grecs, Barbares. Et quand
vous seriez cinquantiesme descendant de Hercules, ils vous trouuent
vain, de faire valoir ce present de la fortune. Ainsi les desdeignoit
le vulgaire, comme ignorants les premieres choses et communes, et
comme presomptueux et insolents. Mais cette peinture Platonique1
est bien esloignée de celle qu'il faut à noz hommes. On enuioit
ceux-là comme estans au dessus de la commune façon, comme
mesprisans les actions publiques, comme ayans dressé vne vie
particuliere et inimitable, reglée à certains discours hautains et
hors d'vsage: ceux-cy on les desdeigne, comme estans au dessoubs•
de la commune façon, comme incapables des charges publiques,
comme trainans vne vie et des meurs basses et viles apres le vulgaire.
Odi homines ignaua opera, Philosopha sententia. Quant à
ces Philosophes, dis-ie, comme ils estoient grands en science, ils
estoient encore plus grands en toute action. Et tout ainsi qu'on dit2
de ce Geometrien de Syracuse, lequel ayant esté destourné de sa
contemplation, pour en mettre quelque chose en pratique, à la
deffence de son païs, qu'il mit soudain en train des engins espouuentables,
et des effects surpassans toute creance humaine; desdaignant
toutefois luy mesme toute cette sienne manufacture, et pensant•
en cela auoir corrompu la dignité de son art, de laquelle ses
ouurages n'estoient que l'apprentissage et le iouet. Aussi eux, si
quelquefois on les a mis à la preuue de l'action, on les a veu voler
d'vne aisle si haulte, qu'il paroissoit bien, leur cœur et leur ame
s'estre merueilleusement grossie et enrichie par l'intelligence des3
choses. Mais aucuns voyants la place du gouuernement politique
saisie par hommes incapables, s'en sont reculés. Et celuy qui demanda
à Crates, iusques à quand il faudroit philosopher, en receut
cette responce: Iusques à tant que ce ne soient plus des asniers,
qui conduisent noz armées. Heraclitus resigna la Royauté à son•
frere. Et aux Ephesiens, qui luy reprochoient, qu'il passoit son
temps à ioüer auec les enfans deuant le temple: Vaut-il pas mieux
faire cecy, que gouuerner les affaires en vostre compagnie? D'autres
ayans leur imagination logée au dessus de la fortune et du
monde, trouuerent les sieges de la iustice, et les thrones mesmes4
des Roys, bas et viles. Et refusa Empedocles la royauté, que les
Agrigentins luy offrirent. Thales accusant quelquefois le soing du
mesnage et de s'enrichir, on luy reprocha que c'estoit à la mode du
renard, pour n'y pouuoir aduenir. Il luy print enuie par passe-temps
d'en montrer l'experience, et ayant pour ce coup raualé son•
sçauoir au seruice du proffit et du gain, dressa vne trafique, qui
dans vn an rapporta telles richesses, qu'à peine en toute leur vie,
les plus experimentez de ce mestier là, en pouuoient faire de pareilles.
Ce qu'Aristote recite d'aucuns, qui appelloyent et celuy là
et Anaxagoras, et leurs semblables, sages et non prudents, pour1
n'auoir assez de soin des choses plus vtiles: outre ce que ie ne
digere pas bien cette difference de mots, cela ne sert point d'excuse
à mes gents, et à voir la basse et necessiteuse fortune, dequoy
ils se payent, nous aurions plustost occasion de prononcer tous les
deux, qu'ils sont, et non sages, et non prudents. Ie quitte cette•
premiere raison, et croy qu'il vaut mieux dire, que ce mal vienne
de leur mauuaise façon de se prendre aux sciences: et qu'à la mode
dequoy nous sommes instruicts, il n'est pas merueille, si ny les
escoliers, ny les maistres n'en deuiennent pas plus habiles, quoy
qu'ils s'y facent plus doctes. De vray le soing et la despence de nos2
peres, ne vise qu'à nous meubler la teste de science: du iugement
et de la vertu, peu de nouuelles. Criez d'vn passant à nostre peuple:
O le sçauant homme! Et d'vn autre, O le bon homme! Il ne faudra
pas à destourner les yeux et son respect vers le premier. Il y faudroit
vn tiers crieur: O les lourdes testes! Nous nous enquerons•
volontiers, Sçait-il du Grec ou du Latin? escrit-il en vers ou en
prose? mais, s'il est deuenu meilleur ou plus aduisé, c'estoit le
principal, et c'est ce qui demeure derriere. Il falloit s'enquerir qui
est mieux sçauant, non qui est plus sçauant. Nous ne trauaillons
qu'à remplir la memoire, et laissons l'entendement et la conscience3
vuide. Tout ainsi que les oyseaux vont quelquefois à la queste du
grain, et le portent au bec sans le taster, pour en faire bechée à
leurs petits: ainsi nos pedantes vont pillotans la science dans les
liures, et ne la logent qu'au bout de leurs léures, pour la dégorger
seulement, et mettre au vent. C'est merueille combien proprement
la sottise se loge sur mon exemple. Est-ce pas faire de mesme, ce
que ie fay en la plus part de cette composition? Ie m'en vay escornifflant
par-cy par-là, des liures, les sentences qui me plaisent; non
pour les garder, car ie n'ay point de gardoire, mais pour les transporter•
en cettuy-cy; où, à vray dire, elles ne sont non plus miennes,
qu'en leur premiere place. Nous ne sommes, ce croy-ie, sçauants,
que de la science presente: non de la passée, aussi peu que de la
future. Mais qui pis est, leurs escoliers et leurs petits ne s'en nourrissent
et alimentent non plus, ains elle passe de main en main,1
pour cette seule fin, d'en faire parade, d'en entretenir autruy, et d'en
faire des comptes, comme vne vaine monnoye inutile à tout autre
vsage et emploite, qu'à compter et ietter. Apud alios loqui didicerunt,
non ipsi secum. Non est loquendum, sed gubernandum. Nature,
pour montrer qu'il n'y a rien de sauuage en ce qu'elle conduit, faict•
naistre souuent és nations moins cultiuées par art, des productions
d'esprit, qui luittent les plus artistes productions. Comme sur mon
propos, le prouerbe Gascon tiré d'vne chalemie, est-il delicat, Bouha
prou bouha, mas à remuda lous dits qu'em. Souffler prou souffler,
mais à remuer les doits, nous en sommes là. Nous sçauons dire,2
Cicero dit ainsi, voila les meurs de Platon, ce sont les mots mesmes
d'Aristote: mais nous que disons nous nous mesmes? que faisons
nous? que iugeons nous? Autant en diroit bien vn perroquet.
Italiennes, tousiours vn pedante pour badin, et le surnom de3
magister, n'auoir guere plus honorable signification parmi nous.
Car leur estant donné en gouuernement, que pouuois-ie moins faire
que d'estre ialoux de leur reputation? Ie cherchois bien de les excuser
par la disconuenance naturelle qu'il y a entre le vulgaire, et
les personnes rares et excellentes en iugement, et en sçauoir:
d'autant qu'ils vont vn train entierement contraire les vns des
autres. Mais en cecy perdois-ie mon latin: que les plus galans
hommes c'estoient ceux qui les auoyent le plus à mespris, tesmoing
nostre bon du Bellay:•
Mais ie hay par sur tout vn sçauoir pedantesque.
Et est cette coustume ancienne: car Plutarque dit que Grec et
Escolier, estoient mots de reproche entre les Romains, et de mespris.
Depuis auec l'aage i'ay trouué qu'on auoit vne grandissime
raison, et que magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes.1
Mais d'où il puisse aduenir qu'vne ame riche de la cognoissance
de tant de choses, n'en deuienne pas plus viue, et plus esueillée;
et qu'vn esprit grossier et vulgaire puisse loger en soy,
sans s'amender, les discours et les iugemens des plus excellens
esprits, que le monde ait porté, i'en suis encore en doute. A receuoir•
tant de ceruelles estrangeres, et si fortes, et si grandes, il est
necessaire, me disoit vne fille, la premiere de nos Princesses, parlant
de quelqu'vn, que la sienne se foule, se contraigne et rappetisse,
pour faire place aux autres. Ie dirois volontiers, que comme
les plantes s'estouffent de trop d'humeur, et les lampes de trop2
d'huile, aussi faict l'action de l'esprit par trop d'estude et de matiere:
lequel occupé et embarassé d'vne grande diuersité de choses,
perde le moyen de se demesler. Et que cette charge le tienne courbe
et croupy. Mais il en va autrement; car nostre ame s'eslargit d'autant
plus qu'elle se remplit. Et aux exemples des vieux temps, il se•
voit tout au rebours, des suffisans hommes aux maniemens des
choses publiques, des grands Capitaines, et grands conseillers aux
affaires d'Estat, auoir esté ensemble tressçauans. Et quant aux
Philosophes retirez de toute occupation publique, ils ont esté aussi
quelque fois à la verité mesprisez, par la liberté Comique de leur3
temps, leurs opinions et façons les rendans ridicules. Les voulez
vous faire iuges des droits d'vn procés, des actions d'vn homme?
Ils en sont bien prests! Ils cerchent encore s'il y a vie, s'il y a
mouuement, si l'homme est autre chose qu'vn bœuf: que c'est
qu'agir et souffrir, quelles bestes ce sont, que loix et iustice. Parlent-ils•
du magistrat, ou parlent-ils à luy? c'est d'vne liberté irreuerente
et inciuile. Oyent-ils louer vn Prince ou vn Roy? c'est vn
pastre pour eux, oisif comme vn pastre, occupé à pressurer et tondre
ses bestes: mais bien plus rudement. En estimez vous quelqu'vn
plus grand, pour posseder deux mille arpents de terre? eux s'en
moquent, accoustumés d'embrasser tout le monde, comme leur
possession. Vous ventez vous de vostre noblesse, pour compter sept
ayeulx riches? ils vous estiment de peu, ne conceuant l'image
vniuerselle de nature, et combien chascun de nous a eu de predecesseurs,•
riches, pauures, Roys, valets, Grecs, Barbares. Et quand
vous seriez cinquantiesme descendant de Hercules, ils vous trouuent
vain, de faire valoir ce present de la fortune. Ainsi les desdeignoit
le vulgaire, comme ignorants les premieres choses et communes, et
comme presomptueux et insolents. Mais cette peinture Platonique1
est bien esloignée de celle qu'il faut à noz hommes. On enuioit
ceux-là comme estans au dessus de la commune façon, comme
mesprisans les actions publiques, comme ayans dressé vne vie
particuliere et inimitable, reglée à certains discours hautains et
hors d'vsage: ceux-cy on les desdeigne, comme estans au dessoubs•
de la commune façon, comme incapables des charges publiques,
comme trainans vne vie et des meurs basses et viles apres le vulgaire.
Odi homines ignaua opera, Philosopha sententia. Quant à
ces Philosophes, dis-ie, comme ils estoient grands en science, ils
estoient encore plus grands en toute action. Et tout ainsi qu'on dit2
de ce Geometrien de Syracuse, lequel ayant esté destourné de sa
contemplation, pour en mettre quelque chose en pratique, à la
deffence de son païs, qu'il mit soudain en train des engins espouuentables,
et des effects surpassans toute creance humaine; desdaignant
toutefois luy mesme toute cette sienne manufacture, et pensant•
en cela auoir corrompu la dignité de son art, de laquelle ses
ouurages n'estoient que l'apprentissage et le iouet. Aussi eux, si
quelquefois on les a mis à la preuue de l'action, on les a veu voler
d'vne aisle si haulte, qu'il paroissoit bien, leur cœur et leur ame
s'estre merueilleusement grossie et enrichie par l'intelligence des3
choses. Mais aucuns voyants la place du gouuernement politique
saisie par hommes incapables, s'en sont reculés. Et celuy qui demanda
à Crates, iusques à quand il faudroit philosopher, en receut
cette responce: Iusques à tant que ce ne soient plus des asniers,
qui conduisent noz armées. Heraclitus resigna la Royauté à son•
frere. Et aux Ephesiens, qui luy reprochoient, qu'il passoit son
temps à ioüer auec les enfans deuant le temple: Vaut-il pas mieux
faire cecy, que gouuerner les affaires en vostre compagnie? D'autres
ayans leur imagination logée au dessus de la fortune et du
monde, trouuerent les sieges de la iustice, et les thrones mesmes4
des Roys, bas et viles. Et refusa Empedocles la royauté, que les
Agrigentins luy offrirent. Thales accusant quelquefois le soing du
mesnage et de s'enrichir, on luy reprocha que c'estoit à la mode du
renard, pour n'y pouuoir aduenir. Il luy print enuie par passe-temps
d'en montrer l'experience, et ayant pour ce coup raualé son•
sçauoir au seruice du proffit et du gain, dressa vne trafique, qui
dans vn an rapporta telles richesses, qu'à peine en toute leur vie,
les plus experimentez de ce mestier là, en pouuoient faire de pareilles.
Ce qu'Aristote recite d'aucuns, qui appelloyent et celuy là
et Anaxagoras, et leurs semblables, sages et non prudents, pour1
n'auoir assez de soin des choses plus vtiles: outre ce que ie ne
digere pas bien cette difference de mots, cela ne sert point d'excuse
à mes gents, et à voir la basse et necessiteuse fortune, dequoy
ils se payent, nous aurions plustost occasion de prononcer tous les
deux, qu'ils sont, et non sages, et non prudents. Ie quitte cette•
premiere raison, et croy qu'il vaut mieux dire, que ce mal vienne
de leur mauuaise façon de se prendre aux sciences: et qu'à la mode
dequoy nous sommes instruicts, il n'est pas merueille, si ny les
escoliers, ny les maistres n'en deuiennent pas plus habiles, quoy
qu'ils s'y facent plus doctes. De vray le soing et la despence de nos2
peres, ne vise qu'à nous meubler la teste de science: du iugement
et de la vertu, peu de nouuelles. Criez d'vn passant à nostre peuple:
O le sçauant homme! Et d'vn autre, O le bon homme! Il ne faudra
pas à destourner les yeux et son respect vers le premier. Il y faudroit
vn tiers crieur: O les lourdes testes! Nous nous enquerons•
volontiers, Sçait-il du Grec ou du Latin? escrit-il en vers ou en
prose? mais, s'il est deuenu meilleur ou plus aduisé, c'estoit le
principal, et c'est ce qui demeure derriere. Il falloit s'enquerir qui
est mieux sçauant, non qui est plus sçauant. Nous ne trauaillons
qu'à remplir la memoire, et laissons l'entendement et la conscience3
vuide. Tout ainsi que les oyseaux vont quelquefois à la queste du
grain, et le portent au bec sans le taster, pour en faire bechée à
leurs petits: ainsi nos pedantes vont pillotans la science dans les
liures, et ne la logent qu'au bout de leurs léures, pour la dégorger
seulement, et mettre au vent. C'est merueille combien proprement
la sottise se loge sur mon exemple. Est-ce pas faire de mesme, ce
que ie fay en la plus part de cette composition? Ie m'en vay escornifflant
par-cy par-là, des liures, les sentences qui me plaisent; non
pour les garder, car ie n'ay point de gardoire, mais pour les transporter•
en cettuy-cy; où, à vray dire, elles ne sont non plus miennes,
qu'en leur premiere place. Nous ne sommes, ce croy-ie, sçauants,
que de la science presente: non de la passée, aussi peu que de la
future. Mais qui pis est, leurs escoliers et leurs petits ne s'en nourrissent
et alimentent non plus, ains elle passe de main en main,1
pour cette seule fin, d'en faire parade, d'en entretenir autruy, et d'en
faire des comptes, comme vne vaine monnoye inutile à tout autre
vsage et emploite, qu'à compter et ietter. Apud alios loqui didicerunt,
non ipsi secum. Non est loquendum, sed gubernandum. Nature,
pour montrer qu'il n'y a rien de sauuage en ce qu'elle conduit, faict•
naistre souuent és nations moins cultiuées par art, des productions
d'esprit, qui luittent les plus artistes productions. Comme sur mon
propos, le prouerbe Gascon tiré d'vne chalemie, est-il delicat, Bouha
prou bouha, mas à remuda lous dits qu'em. Souffler prou souffler,
mais à remuer les doits, nous en sommes là. Nous sçauons dire,2
Cicero dit ainsi, voila les meurs de Platon, ce sont les mots mesmes
d'Aristote: mais nous que disons nous nous mesmes? que faisons
nous? que iugeons nous? Autant en diroit bien vn perroquet.
Cette façon me faict souuenir de ce riche Romain, qui auoit esté
soigneux à fort grande despence, de recouurer des hommes suffisans•
en tout genre de science, qu'il tenoit continuellement autour
de luy, affin que quand il escheoit entre ses amis, quelque occasion
de parler d'vne chose ou d'autre, ils suppleassent en sa place, et
fussent tous prests à luy fournir, qui d'vn discours, qui d'vn vers
d'Homere, chacun selon son gibier: et pensoit ce sçauoir estre sien,3
par ce qu'il estoit en la teste de ses gens. Et comme font aussi ceux,
desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies. I'en
cognoy, à qui quand ie demande ce qu'il sçait, il me demande vn
liure pour le montrer: et n'oseroit me dire, qu'il a le derriere galeux,
s'il ne va sur le champ estudier en son lexicon que c'est que•
galeux, et que c'est que derriere. Nous prenons en garde les opinions
et le sçauoir d'autruy, et puis c'est tout: il les faut faire
nostres. Nous semblons proprement celuy, qui ayant besoing de
feu, en iroit querir chez son voisin, et y en ayant trouué vn beau
et grand, s'arresteroit là à se chauffer, sans plus se souuenir d'en
raporter chez soy. Que nous sert-il d'auoir la panse pleine de viande,•
si elle ne se digere, si elle ne se transforme en nous? si elle ne nous
augmente et fortifie? Pensons nous que Lucullus, que les lettres
rendirent et formerent si grand capitaine sans experience, les eust
prises à nostre mode? Nous nous laissons si fort aller sur les bras
d'autruy, que nous aneantissons nos forces. Me veux-ie armer contre1
la crainte de la mort? c'est aux despens de Seneca. Veux-ie tirer de
la consolation pour moy, ou pour vn autre? ie l'emprunte de Cicero:
ie l'eusse prise en moy-mesme, si on m'y eust exercé. Ie
n'ayme point cette suffisance relatiue et mendiée. Quand bien nous
pourrions estre sçauans du sçauoir d'autruy, au moins sages ne•
pouuons nous estre que de nostre propre sagesse.
μισω σοφιστην, ὁστις ουχ αυτω σοφος.
Ex quo Ennius: Nequidquam sapere sapientem, qui ipse sibi prodesse
non quiret.
si cupidus, si2
Vanus, et Euganea quantumuis vilior agna.
Non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est. Dionysius
se moquoit des Grammariens, qui ont soin de s'enquerir des
maux d'Vlysses, et ignorent les propres: des musiciens, qui accordent
leurs fleutes, et n'accordent pas leurs mœurs: des orateurs•
qui estudient à dire iustice, non à la faire. Si nostre ame n'en va
vn meilleur bransle, si nous n'en auons le iugement plus sain, i'aymerois
aussi cher que mon escolier eut passé le temps à ioüer à la
paume, au moins le corps en seroit plus allegre. Voyez le reuenir
de là, apres quinze ou seize ans employez, il n'est rien si mal propre3
à mettre en besongne, tout ce que vous y recognoissez d'auantage,
c'est que son Latin et son Grec l'ont rendu plus sot et presumptueux
qu'il n'estoit party de la maison. Il en deuoit rapporter
l'ame pleine, il ne l'en rapporte que bouffie: et l'a seulement
enflée, en lieu de la grossir. Ces maistres icy, comme Platon dit•
des Sophistes, leurs germains, sont de tous les hommes, ceux qui
promettent d'estre les plus vtiles aux hommes, et seuls entre tous
les hommes, qui non seulement n'amendent point ce qu'on leur
commet, comme faict vn charpentier et vn masson: mais l'empirent,
et se font payer de l'auoir empiré. Si la loy que Protagoras4
proposoit à ses disciples, estoit suiuie: ou qu'ils le payassent selon
son mot, ou qu'ils iurassent au temple, combien ils estimoient le
profit qu'ils auoient receu de sa discipline, et selon iceluy satisfissent
sa peine: mes pedagogues se trouueroient chouez, s'estans
remis au serment de mon experience. Mon vulgaire Perigordin
appelle fort plaisamment Lettre ferits, ces sçauanteaux, comme si
vous disiez Lettre-ferus, ausquels les lettres ont donné vn coup de
marteau, comme on dit. De vray le plus souuent ils semblent estre
raualez, mesmes du sens commun. Car le païsant et le cordonnier•
vous leur voyez aller simplement et naïuement leur train, parlant
de ce qu'ils sçauent: ceux-cy pour se vouloir esleuer et gendarmer
de ce sçauoir, qui nage en la superficie de leur ceruelle, vont
s'embarrassant, et empetrant sans cesse. Il leur eschappe de belles
parolles, mais qu'vn autre les accommode: ils cognoissent bien1
Galien, mais nullement le malade: ils vous ont des-ia rempli la
teste de loix, et si n'ont encore conçeu le neud de la cause: ils
sçauent la Theorique de toutes choses, cherchez qui la mette en
practique I'ay veu chez moy vn mien amy, par maniere de passetemps,
ayant affaire à vn de ceux-cy, contrefaire vn iargon de•
Galimatias, propos sans suitte, tissu de pieces rapportées, sauf qu'il
estoit souuent entrelardé de mots propres à leur dispute, amuser
ainsi tout vn iour ce sot à debattre, pensant tousiours respondre
aux obiections qu'on luy faisoit. Et si estoit homme de lettres et
de reputation, et qui auoit vne belle robbe.2
Vos ô patritius sanguis quos viuere par est
Occipiti cæco, posticæ occurrite sannæ.
Qui regardera de bien pres à ce genre de gens, qui s'estend bien
loing, il trouuera comme moy, que le plus souuent ils ne s'entendent,
ny autruy, et qu'ils ont la souuenance assez pleine, mais le•
iugement entierement creux: sinon que leur nature d'elle mesme
le leur ait autrement façonné. Comme i'ay veu Adrianus Turnebus,
qui n'ayant faict autre profession que de lettres, en laquelle c'estoit,
à mon opinion, le plus grand homme, qui fust il y a mil ans,
n'ayant toutesfois rien de pedantesque que le port de sa robbe, et3
quelque façon externe, qui pouuoit n'estre pas ciuilisée à la courtisane:
qui sont choses de neant. Et hay nos gens qui supportent
plus mal-aysement vne robbe qu'vne ame de trauers: et regardent
à sa reuerence, à son maintien et à ses bottes, quel homme il est.
Car au dedans c'estoit l'ame la plus polie du monde. Ie l'ay souuent•
à mon escient ietté en propos eslongnez de son vsage, il y voyoit
si cler, d'vne apprehension si prompte, d'vn iugement si sain, qu'il
sembloit, qu'il n'eust iamais faict autre mestier que la guerre, et
affaires d'Estat. Ce sont natures belles et fortes:
queis arte benigna
Et meliore luto finxit præcordia Titan,•
qui se maintiennent au trauers d'vne mauuaise institution. Or ce
n'est pas assez que nostre institution ne nous gaste pas, il faut qu'elle
nous change en mieux. Il y a aucuns de noz Parlemens, quand
ils ont à receuoir des officiers, qui les examinent seulement sur la
science: les autres y adioustent encores l'essay du sens, en leur1
presentant le iugement de quelque cause. Ceux-cy me semblent
auoir vn beaucoup meilleur stile. Et encore que ces deux pieces
soyent necessaires, et qu'il faille qu'elles s'y trouuent toutes deux:
si est-ce qu'à la verité celle du sçauoir est moins prisable, que celle
du iugement; cette-cy se peut passer de l'autre, et non l'autre de•
cette cy. Car comme dict ce vers Grec,
ως ουδεν ἡ μαθησις, ην μη νους παρη.
A quoy faire la science, si l'entendement n'y est? Pleust à Dieu que
pour le bien de nostre iustice ces compagnies là se trouuassent aussi
bien fournies d'entendement et de conscience, comme elles sont2
encore de science. Non vitæ, sed scholæ discimus. Or il ne faut pas
attacher le sçauoir à l'ame, il l'y faut incorporer: il ne l'en faut
pas arrouser, il l'en faut teindre; et s'il ne la change, et meliore
son estat imparfaict, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser
là. C'est vn dangereux glaiue, et qui empesche et offence son maistre•
s'il est en main foible, et qui n'en sçache l'vsage: vt fuerit melius
non didicisse. A l'aduenture est ce la cause, que et nous, et
la Theologie ne requerons pas beaucoup de science aux femmes, et
que François Duc de Bretaigne filz de Iean V. comme on luy parla
de son mariage auec Isabeau fille d'Escosse, et qu'on luy adiousta3
qu'elle auoit esté nourrie simplement et sans aucune instruction de
lettres, respondit, qu'il l'en aymoit mieux, et qu'vne femme estoit
assez sçauante, quand elle sçauoit mettre difference entre la chemise
et le pourpoint de son mary. Aussi ce n'est pas si grande merueille,
comme on crie, que nos ancestres n'ayent pas faict grand•
estat des lettres, et qu'encores auiourd'huy elles ne se trouuent que
par rencontre aux principaux conseils de nos Roys: et si cette fin
de s'en enrichir, qui seule nous est auiourd'huy proposée par le
moyen de la Iurisprudence, de la Medecine, du pedantisme, et de
la Theologie encore, ne les tenoit en credit, vous les verriez sans
doubte aussi marmiteuses qu'elles furent onques. Quel dommage,•
si elles ne nous apprennent ny à bien penser, ny à bien faire?
Postquam docti prodierunt, boni desunt. Toute autre science, est
dommageable à celuy qui n'a la science de la bonté. Mais la raison
que ie cherchoys tantost, seroit elle point aussi de là, que
nostre estude en France n'ayant quasi autre but que le proufit,1
moins de ceux que nature a faict naistre à plus genereux offices
que lucratifs, s'adonnants aux lettres, ou si courtement (retirez
auant que d'en auoir pris appetit, à vne profession qui n'a rien de
commun auec les liures) il ne reste plus ordinairement, pour s'engager
tout à faict à l'estude, que les gents de basse fortune, qui y•
questent des moyens à viure? Et de ces gents-là, les ames estans
et par nature, et par institution domestique et exemple, du plus bas
aloy, rapportent faucement le fruit de la science. Car elle n'est pas
pour donner iour à l'ame qui n'en a point: ny pour faire voir vn
aueugle. Son mestier est, non de luy fournir de veuë, mais de la2
luy dresser, de luy regler ses allures, pourueu qu'elle aye de soy les
pieds, et les iambes droites et capables. C'est vne bonne drogue que
la science, mais nulle drogue n'est assés forte, pour se preseruer
sans alteration et corruption, selon le vice du vase qui l'estuye. Tel
a la veuë claire, qui ne l'a pas droitte: et par consequent void le•
bien, et ne le suit pas: et void la science, et ne s'en sert pas. La principale
ordonnance de Platon en sa republique, c'est donner à ses citoyens
selon leur nature, leur charge. Nature peut tout, et fait tout.
Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices
de l'esprit les ames boiteuses. Les bastardes et vulgaires sont indignes3
de la philosophie. Quand nous voyons vn homme mal chaussé,
nous disons que ce n'est pas merueille, s'il est chaussetier. De mesme
il semble, que l'experience nous offre souuent, vn medecin plus mal
medeciné, vn Theologien moins reformé, et coustumierement vn sçauant
moins suffisant qu'vn autre. Aristo Chius auoit anciennement•
raison de dire, que les philosophes nuisoient aux auditeurs: d'autant
que la plus part des ames ne se trouuent propres à faire leur profit de
telle instruction: qui, si elle ne se met à bien, se met à mal: ασωτους
ex Aristippi, acerbos ex Zenonis schola exire. En cette belle
institution que Xenophon preste aux Perses, nous trouuons qu'ils
apprenoient la vertu à leurs enfans, comme les autres nations font
les lettres. Platon dit que le fils aisné en leur succession royale,
estoit ainsi nourry. Apres sa naissance, on le donnoit, non à des•
femmes, mais à des eunuches de la premiere authorité autour des
Roys, à cause de leur vertu. Ceux-cy prenoient charge de luy rendre
le corps beau et sain: et apres sept ans le duisoient à monter
à cheual, et aller à la chasse. Quand il estoit arriué au quatorziesme,
ils le deposoient entre les mains de quatre: le plus sage,1
le plus iuste, le plus temperant, le plus vaillant de la nation. Le
premier luy apprenoit la religion: le second, à estre tousiours veritable:
le tiers, à se rendre maistre des cupidités: le quart, à ne
rien craindre. C'est chose digne de tres-grande consideration,
que en cette excellente police de Lycurgus, et à la verité monstrueuse•
par sa perfection, si songneuse pourtant de la nourriture
des enfans, comme de sa principale charge, et au giste mesmes des
Muses, il s'y face si peu de mention de la doctrine: comme si cette
genereuse ieunesse desdaignant tout autre ioug que de la vertu, on
luy aye deu fournir, au lieu de nos maistres de science, seulement2
des maistres de vaillance, prudence et iustice. Exemple que Platon
a suiuy en ses loix. La façon de leur discipline, c'estoit leur faire
des questions sur le iugement des hommes, et de leurs actions: et
s'ils condamnoient et loüoient, ou ce personnage, ou ce faict, il
falloit raisonner leur dire, et par ce moyen ils aiguisoient ensemble•
leur entendement, et apprenoient le droit. Astyages en Xenophon,
demande à Cyrus compte de sa derniere leçon; C'est, dit-il, qu'en
nostre escole vn grand garçon ayant vn petit saye, le donna à l'vn
de ses compagnons de plus petite taille, et luy osta son saye qui
estoit plus grand: nostre precepteur m'ayant fait iuge de ce different,3
ie iugeay qu'il falloit laisser les choses en cet estat, et que l'vn
et l'autre sembloit estre mieux accommodé en ce point: sur quoy il
me remontra que i'auois mal fait: car ie m'estois arresté à considerer
la bien seance, et il falloit premierement auoir proueu à la
iustice, qui vouloit que nul ne fust forcé en ce qui luy appartenoit.•
Et dit qu'il en fut fouëté, tout ainsi que nous sommes en nos villages,
pour auoir oublié le premier aoriste de τυπτω. Mon regent me
feroit vne belle harangue in genere demonstratiuo, auant qu'il me
persuadast que son escole vaut cette-là. Ils ont voulu coupper
chemin: et puis qu'il est ainsi que les sciences, lors mesmes qu'on
les prent de droit fil, ne peuuent que nous enseigner la prudence,•
la preud'hommie et la resolution, ils ont voulu d'arriuée mettre
leurs enfans au propre des effects, et les instruire non par ouïr dire,
mais par l'essay de l'action, en les formant et moulant vifuement,
non seulement de preceptes et parolles, mais principalement
d'exemples et d'œuures: afin que ce ne fust pas vne science en leur1
ame, mais sa complexion et habitude: que ce ne fust pas vn acquest,
mais vne naturelle possession. A ce propos, on demandoit à Agesilaus
ce qu'il seroit d'aduis, que les enfans apprinsent: Ce qu'ils
doiuent faire estans hommes, respondit-il. Ce n'est pas merueille,
si vne telle institution a produit des effects si admirables. On•
alloit, dit-on, aux autres villes de Grece chercher des Rhetoriciens,
des Peintres, et des Musiciens: mais en Lacedemone des legislateurs,
des magistrats, et Empereurs d'armée: à Athenes on aprenoit
à bien dire, et icy à bien faire: là à se desmesler d'vn argument
sophistique, et à rabattre l'imposture des mots captieusement2
entrelassez; icy à se desmesler des appats de la volupté, et à rabattre
d'vn grand courage les menasses de la fortune et de la
mort: ceux-là s'embesongnoient apres les parolles, ceux-cy apres
les choses: là c'estoit vne continuelle exercitation de la langue,
icy vne continuelle exercitation de l'ame. Parquoy il n'est pas estrange,•
si Antipater leur demandant cinquante enfans pour ostages,
ils respondirent tout au rebours de ce que nous ferions, qu'ils aymoient
mieux donner deux fois autant d'hommes faicts; tant ils
estimoient la perte de l'education de leur pays. Quand Agesilaus
conuie Xenophon d'enuoyer nourrir ses enfans à Sparte, ce n'est3
pas pour y apprendre la Rhetorique, ou Dialectique: mais pour
apprendre, ce dit-il, la plus belle science qui soit, asçauoir la
science d'obeir et de commander. Il est tres-plaisant, de voir Socrates,
à sa mode se moquant de Hippias, qui luy recite, comment
il a gaigné, specialement en certaines petites villettes de la Sicile,•
bonne somme d'argent, à regenter: et qu'à Sparte il n'a gaigné
pas vn sol. Que ce sont gents idiots, qui ne sçauent ny mesurer ny
compter: ne font estat ny de Grammaire ny de rythme: s'amusans
seulement à sçauoir la suitte des Roys, establissement et decadence
des Estats, et tels fatras de comptes. Et au bout de cela, Socrates
luy faisant aduouër par le menu, l'excellence de leur forme de gouuernement•
publique, l'heur et vertu de leur vie priuée, luy laisse
deuiner la conclusion de l'inutilité de ses arts. Les exemples nous
apprennent, et en cette martiale police, et en toutes ses semblables,
que l'estude des sciences amollit et effemine les courages, plus
qu'il ne les fermit et aguerrit. Le plus fort Estat, qui paroisse pour1
le present au monde, est celuy des Turcs, peuples egalement duicts
à l'estimation des armes, et mespris des lettres. Ie trouue Rome
plus vaillante auant qu'elle fust sçauante. Les plus belliqueuses
nations en nos iours, sont les plus grossieres et ignorantes. Les
Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous seruent à cette preuue. Quand•
les Gots rauagerent la Grece, ce qui sauua toutes les librairies d'estre
passées au feu, ce fut vn d'entre eux, qui sema cette opinion,
qu'il failloit laisser ce meuble entier aux ennemis: propre à les
destourner de l'exercice militaire, et amuser à des occupations sedentaires
et oysiues. Quand nostre Roy, Charles huictieme, quasi2
sans tirer l'espee du fourreau, se veid maistre du Royaume de Naples,
et d'vne bonne partie de la Toscane, les Seigneurs de sa suitte,
attribuerent cette inesperee facilité de conqueste, à ce que les Princes
et la noblesse d'Italie s'amusoient plus à se rendre ingenieux et
sçauans, que vigoureux et guerriers.•
soigneux à fort grande despence, de recouurer des hommes suffisans•
en tout genre de science, qu'il tenoit continuellement autour
de luy, affin que quand il escheoit entre ses amis, quelque occasion
de parler d'vne chose ou d'autre, ils suppleassent en sa place, et
fussent tous prests à luy fournir, qui d'vn discours, qui d'vn vers
d'Homere, chacun selon son gibier: et pensoit ce sçauoir estre sien,3
par ce qu'il estoit en la teste de ses gens. Et comme font aussi ceux,
desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies. I'en
cognoy, à qui quand ie demande ce qu'il sçait, il me demande vn
liure pour le montrer: et n'oseroit me dire, qu'il a le derriere galeux,
s'il ne va sur le champ estudier en son lexicon que c'est que•
galeux, et que c'est que derriere. Nous prenons en garde les opinions
et le sçauoir d'autruy, et puis c'est tout: il les faut faire
nostres. Nous semblons proprement celuy, qui ayant besoing de
feu, en iroit querir chez son voisin, et y en ayant trouué vn beau
et grand, s'arresteroit là à se chauffer, sans plus se souuenir d'en
raporter chez soy. Que nous sert-il d'auoir la panse pleine de viande,•
si elle ne se digere, si elle ne se transforme en nous? si elle ne nous
augmente et fortifie? Pensons nous que Lucullus, que les lettres
rendirent et formerent si grand capitaine sans experience, les eust
prises à nostre mode? Nous nous laissons si fort aller sur les bras
d'autruy, que nous aneantissons nos forces. Me veux-ie armer contre1
la crainte de la mort? c'est aux despens de Seneca. Veux-ie tirer de
la consolation pour moy, ou pour vn autre? ie l'emprunte de Cicero:
ie l'eusse prise en moy-mesme, si on m'y eust exercé. Ie
n'ayme point cette suffisance relatiue et mendiée. Quand bien nous
pourrions estre sçauans du sçauoir d'autruy, au moins sages ne•
pouuons nous estre que de nostre propre sagesse.
μισω σοφιστην, ὁστις ουχ αυτω σοφος.
Ex quo Ennius: Nequidquam sapere sapientem, qui ipse sibi prodesse
non quiret.
si cupidus, si2
Vanus, et Euganea quantumuis vilior agna.
Non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est. Dionysius
se moquoit des Grammariens, qui ont soin de s'enquerir des
maux d'Vlysses, et ignorent les propres: des musiciens, qui accordent
leurs fleutes, et n'accordent pas leurs mœurs: des orateurs•
qui estudient à dire iustice, non à la faire. Si nostre ame n'en va
vn meilleur bransle, si nous n'en auons le iugement plus sain, i'aymerois
aussi cher que mon escolier eut passé le temps à ioüer à la
paume, au moins le corps en seroit plus allegre. Voyez le reuenir
de là, apres quinze ou seize ans employez, il n'est rien si mal propre3
à mettre en besongne, tout ce que vous y recognoissez d'auantage,
c'est que son Latin et son Grec l'ont rendu plus sot et presumptueux
qu'il n'estoit party de la maison. Il en deuoit rapporter
l'ame pleine, il ne l'en rapporte que bouffie: et l'a seulement
enflée, en lieu de la grossir. Ces maistres icy, comme Platon dit•
des Sophistes, leurs germains, sont de tous les hommes, ceux qui
promettent d'estre les plus vtiles aux hommes, et seuls entre tous
les hommes, qui non seulement n'amendent point ce qu'on leur
commet, comme faict vn charpentier et vn masson: mais l'empirent,
et se font payer de l'auoir empiré. Si la loy que Protagoras4
proposoit à ses disciples, estoit suiuie: ou qu'ils le payassent selon
son mot, ou qu'ils iurassent au temple, combien ils estimoient le
profit qu'ils auoient receu de sa discipline, et selon iceluy satisfissent
sa peine: mes pedagogues se trouueroient chouez, s'estans
remis au serment de mon experience. Mon vulgaire Perigordin
appelle fort plaisamment Lettre ferits, ces sçauanteaux, comme si
vous disiez Lettre-ferus, ausquels les lettres ont donné vn coup de
marteau, comme on dit. De vray le plus souuent ils semblent estre
raualez, mesmes du sens commun. Car le païsant et le cordonnier•
vous leur voyez aller simplement et naïuement leur train, parlant
de ce qu'ils sçauent: ceux-cy pour se vouloir esleuer et gendarmer
de ce sçauoir, qui nage en la superficie de leur ceruelle, vont
s'embarrassant, et empetrant sans cesse. Il leur eschappe de belles
parolles, mais qu'vn autre les accommode: ils cognoissent bien1
Galien, mais nullement le malade: ils vous ont des-ia rempli la
teste de loix, et si n'ont encore conçeu le neud de la cause: ils
sçauent la Theorique de toutes choses, cherchez qui la mette en
practique I'ay veu chez moy vn mien amy, par maniere de passetemps,
ayant affaire à vn de ceux-cy, contrefaire vn iargon de•
Galimatias, propos sans suitte, tissu de pieces rapportées, sauf qu'il
estoit souuent entrelardé de mots propres à leur dispute, amuser
ainsi tout vn iour ce sot à debattre, pensant tousiours respondre
aux obiections qu'on luy faisoit. Et si estoit homme de lettres et
de reputation, et qui auoit vne belle robbe.2
Vos ô patritius sanguis quos viuere par est
Occipiti cæco, posticæ occurrite sannæ.
Qui regardera de bien pres à ce genre de gens, qui s'estend bien
loing, il trouuera comme moy, que le plus souuent ils ne s'entendent,
ny autruy, et qu'ils ont la souuenance assez pleine, mais le•
iugement entierement creux: sinon que leur nature d'elle mesme
le leur ait autrement façonné. Comme i'ay veu Adrianus Turnebus,
qui n'ayant faict autre profession que de lettres, en laquelle c'estoit,
à mon opinion, le plus grand homme, qui fust il y a mil ans,
n'ayant toutesfois rien de pedantesque que le port de sa robbe, et3
quelque façon externe, qui pouuoit n'estre pas ciuilisée à la courtisane:
qui sont choses de neant. Et hay nos gens qui supportent
plus mal-aysement vne robbe qu'vne ame de trauers: et regardent
à sa reuerence, à son maintien et à ses bottes, quel homme il est.
Car au dedans c'estoit l'ame la plus polie du monde. Ie l'ay souuent•
à mon escient ietté en propos eslongnez de son vsage, il y voyoit
si cler, d'vne apprehension si prompte, d'vn iugement si sain, qu'il
sembloit, qu'il n'eust iamais faict autre mestier que la guerre, et
affaires d'Estat. Ce sont natures belles et fortes:
queis arte benigna
Et meliore luto finxit præcordia Titan,•
qui se maintiennent au trauers d'vne mauuaise institution. Or ce
n'est pas assez que nostre institution ne nous gaste pas, il faut qu'elle
nous change en mieux. Il y a aucuns de noz Parlemens, quand
ils ont à receuoir des officiers, qui les examinent seulement sur la
science: les autres y adioustent encores l'essay du sens, en leur1
presentant le iugement de quelque cause. Ceux-cy me semblent
auoir vn beaucoup meilleur stile. Et encore que ces deux pieces
soyent necessaires, et qu'il faille qu'elles s'y trouuent toutes deux:
si est-ce qu'à la verité celle du sçauoir est moins prisable, que celle
du iugement; cette-cy se peut passer de l'autre, et non l'autre de•
cette cy. Car comme dict ce vers Grec,
ως ουδεν ἡ μαθησις, ην μη νους παρη.
A quoy faire la science, si l'entendement n'y est? Pleust à Dieu que
pour le bien de nostre iustice ces compagnies là se trouuassent aussi
bien fournies d'entendement et de conscience, comme elles sont2
encore de science. Non vitæ, sed scholæ discimus. Or il ne faut pas
attacher le sçauoir à l'ame, il l'y faut incorporer: il ne l'en faut
pas arrouser, il l'en faut teindre; et s'il ne la change, et meliore
son estat imparfaict, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser
là. C'est vn dangereux glaiue, et qui empesche et offence son maistre•
s'il est en main foible, et qui n'en sçache l'vsage: vt fuerit melius
non didicisse. A l'aduenture est ce la cause, que et nous, et
la Theologie ne requerons pas beaucoup de science aux femmes, et
que François Duc de Bretaigne filz de Iean V. comme on luy parla
de son mariage auec Isabeau fille d'Escosse, et qu'on luy adiousta3
qu'elle auoit esté nourrie simplement et sans aucune instruction de
lettres, respondit, qu'il l'en aymoit mieux, et qu'vne femme estoit
assez sçauante, quand elle sçauoit mettre difference entre la chemise
et le pourpoint de son mary. Aussi ce n'est pas si grande merueille,
comme on crie, que nos ancestres n'ayent pas faict grand•
estat des lettres, et qu'encores auiourd'huy elles ne se trouuent que
par rencontre aux principaux conseils de nos Roys: et si cette fin
de s'en enrichir, qui seule nous est auiourd'huy proposée par le
moyen de la Iurisprudence, de la Medecine, du pedantisme, et de
la Theologie encore, ne les tenoit en credit, vous les verriez sans
doubte aussi marmiteuses qu'elles furent onques. Quel dommage,•
si elles ne nous apprennent ny à bien penser, ny à bien faire?
Postquam docti prodierunt, boni desunt. Toute autre science, est
dommageable à celuy qui n'a la science de la bonté. Mais la raison
que ie cherchoys tantost, seroit elle point aussi de là, que
nostre estude en France n'ayant quasi autre but que le proufit,1
moins de ceux que nature a faict naistre à plus genereux offices
que lucratifs, s'adonnants aux lettres, ou si courtement (retirez
auant que d'en auoir pris appetit, à vne profession qui n'a rien de
commun auec les liures) il ne reste plus ordinairement, pour s'engager
tout à faict à l'estude, que les gents de basse fortune, qui y•
questent des moyens à viure? Et de ces gents-là, les ames estans
et par nature, et par institution domestique et exemple, du plus bas
aloy, rapportent faucement le fruit de la science. Car elle n'est pas
pour donner iour à l'ame qui n'en a point: ny pour faire voir vn
aueugle. Son mestier est, non de luy fournir de veuë, mais de la2
luy dresser, de luy regler ses allures, pourueu qu'elle aye de soy les
pieds, et les iambes droites et capables. C'est vne bonne drogue que
la science, mais nulle drogue n'est assés forte, pour se preseruer
sans alteration et corruption, selon le vice du vase qui l'estuye. Tel
a la veuë claire, qui ne l'a pas droitte: et par consequent void le•
bien, et ne le suit pas: et void la science, et ne s'en sert pas. La principale
ordonnance de Platon en sa republique, c'est donner à ses citoyens
selon leur nature, leur charge. Nature peut tout, et fait tout.
Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices
de l'esprit les ames boiteuses. Les bastardes et vulgaires sont indignes3
de la philosophie. Quand nous voyons vn homme mal chaussé,
nous disons que ce n'est pas merueille, s'il est chaussetier. De mesme
il semble, que l'experience nous offre souuent, vn medecin plus mal
medeciné, vn Theologien moins reformé, et coustumierement vn sçauant
moins suffisant qu'vn autre. Aristo Chius auoit anciennement•
raison de dire, que les philosophes nuisoient aux auditeurs: d'autant
que la plus part des ames ne se trouuent propres à faire leur profit de
telle instruction: qui, si elle ne se met à bien, se met à mal: ασωτους
ex Aristippi, acerbos ex Zenonis schola exire. En cette belle
institution que Xenophon preste aux Perses, nous trouuons qu'ils
apprenoient la vertu à leurs enfans, comme les autres nations font
les lettres. Platon dit que le fils aisné en leur succession royale,
estoit ainsi nourry. Apres sa naissance, on le donnoit, non à des•
femmes, mais à des eunuches de la premiere authorité autour des
Roys, à cause de leur vertu. Ceux-cy prenoient charge de luy rendre
le corps beau et sain: et apres sept ans le duisoient à monter
à cheual, et aller à la chasse. Quand il estoit arriué au quatorziesme,
ils le deposoient entre les mains de quatre: le plus sage,1
le plus iuste, le plus temperant, le plus vaillant de la nation. Le
premier luy apprenoit la religion: le second, à estre tousiours veritable:
le tiers, à se rendre maistre des cupidités: le quart, à ne
rien craindre. C'est chose digne de tres-grande consideration,
que en cette excellente police de Lycurgus, et à la verité monstrueuse•
par sa perfection, si songneuse pourtant de la nourriture
des enfans, comme de sa principale charge, et au giste mesmes des
Muses, il s'y face si peu de mention de la doctrine: comme si cette
genereuse ieunesse desdaignant tout autre ioug que de la vertu, on
luy aye deu fournir, au lieu de nos maistres de science, seulement2
des maistres de vaillance, prudence et iustice. Exemple que Platon
a suiuy en ses loix. La façon de leur discipline, c'estoit leur faire
des questions sur le iugement des hommes, et de leurs actions: et
s'ils condamnoient et loüoient, ou ce personnage, ou ce faict, il
falloit raisonner leur dire, et par ce moyen ils aiguisoient ensemble•
leur entendement, et apprenoient le droit. Astyages en Xenophon,
demande à Cyrus compte de sa derniere leçon; C'est, dit-il, qu'en
nostre escole vn grand garçon ayant vn petit saye, le donna à l'vn
de ses compagnons de plus petite taille, et luy osta son saye qui
estoit plus grand: nostre precepteur m'ayant fait iuge de ce different,3
ie iugeay qu'il falloit laisser les choses en cet estat, et que l'vn
et l'autre sembloit estre mieux accommodé en ce point: sur quoy il
me remontra que i'auois mal fait: car ie m'estois arresté à considerer
la bien seance, et il falloit premierement auoir proueu à la
iustice, qui vouloit que nul ne fust forcé en ce qui luy appartenoit.•
Et dit qu'il en fut fouëté, tout ainsi que nous sommes en nos villages,
pour auoir oublié le premier aoriste de τυπτω. Mon regent me
feroit vne belle harangue in genere demonstratiuo, auant qu'il me
persuadast que son escole vaut cette-là. Ils ont voulu coupper
chemin: et puis qu'il est ainsi que les sciences, lors mesmes qu'on
les prent de droit fil, ne peuuent que nous enseigner la prudence,•
la preud'hommie et la resolution, ils ont voulu d'arriuée mettre
leurs enfans au propre des effects, et les instruire non par ouïr dire,
mais par l'essay de l'action, en les formant et moulant vifuement,
non seulement de preceptes et parolles, mais principalement
d'exemples et d'œuures: afin que ce ne fust pas vne science en leur1
ame, mais sa complexion et habitude: que ce ne fust pas vn acquest,
mais vne naturelle possession. A ce propos, on demandoit à Agesilaus
ce qu'il seroit d'aduis, que les enfans apprinsent: Ce qu'ils
doiuent faire estans hommes, respondit-il. Ce n'est pas merueille,
si vne telle institution a produit des effects si admirables. On•
alloit, dit-on, aux autres villes de Grece chercher des Rhetoriciens,
des Peintres, et des Musiciens: mais en Lacedemone des legislateurs,
des magistrats, et Empereurs d'armée: à Athenes on aprenoit
à bien dire, et icy à bien faire: là à se desmesler d'vn argument
sophistique, et à rabattre l'imposture des mots captieusement2
entrelassez; icy à se desmesler des appats de la volupté, et à rabattre
d'vn grand courage les menasses de la fortune et de la
mort: ceux-là s'embesongnoient apres les parolles, ceux-cy apres
les choses: là c'estoit vne continuelle exercitation de la langue,
icy vne continuelle exercitation de l'ame. Parquoy il n'est pas estrange,•
si Antipater leur demandant cinquante enfans pour ostages,
ils respondirent tout au rebours de ce que nous ferions, qu'ils aymoient
mieux donner deux fois autant d'hommes faicts; tant ils
estimoient la perte de l'education de leur pays. Quand Agesilaus
conuie Xenophon d'enuoyer nourrir ses enfans à Sparte, ce n'est3
pas pour y apprendre la Rhetorique, ou Dialectique: mais pour
apprendre, ce dit-il, la plus belle science qui soit, asçauoir la
science d'obeir et de commander. Il est tres-plaisant, de voir Socrates,
à sa mode se moquant de Hippias, qui luy recite, comment
il a gaigné, specialement en certaines petites villettes de la Sicile,•
bonne somme d'argent, à regenter: et qu'à Sparte il n'a gaigné
pas vn sol. Que ce sont gents idiots, qui ne sçauent ny mesurer ny
compter: ne font estat ny de Grammaire ny de rythme: s'amusans
seulement à sçauoir la suitte des Roys, establissement et decadence
des Estats, et tels fatras de comptes. Et au bout de cela, Socrates
luy faisant aduouër par le menu, l'excellence de leur forme de gouuernement•
publique, l'heur et vertu de leur vie priuée, luy laisse
deuiner la conclusion de l'inutilité de ses arts. Les exemples nous
apprennent, et en cette martiale police, et en toutes ses semblables,
que l'estude des sciences amollit et effemine les courages, plus
qu'il ne les fermit et aguerrit. Le plus fort Estat, qui paroisse pour1
le present au monde, est celuy des Turcs, peuples egalement duicts
à l'estimation des armes, et mespris des lettres. Ie trouue Rome
plus vaillante auant qu'elle fust sçauante. Les plus belliqueuses
nations en nos iours, sont les plus grossieres et ignorantes. Les
Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous seruent à cette preuue. Quand•
les Gots rauagerent la Grece, ce qui sauua toutes les librairies d'estre
passées au feu, ce fut vn d'entre eux, qui sema cette opinion,
qu'il failloit laisser ce meuble entier aux ennemis: propre à les
destourner de l'exercice militaire, et amuser à des occupations sedentaires
et oysiues. Quand nostre Roy, Charles huictieme, quasi2
sans tirer l'espee du fourreau, se veid maistre du Royaume de Naples,
et d'vne bonne partie de la Toscane, les Seigneurs de sa suitte,
attribuerent cette inesperee facilité de conqueste, à ce que les Princes
et la noblesse d'Italie s'amusoient plus à se rendre ingenieux et
sçauans, que vigoureux et guerriers.•
CHAPITRE XXV. (TRADUCTION LIV. I, CH. XXV.)
De l'Institution des enfans,
à Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.
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