Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
CHAPITRE XXXI. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXI.)
Il faut apporter beaucoup de circonspection, quand on
se mêle d'émettre un jugement sur les décrets de la Providence.
On ne croit à rien si fermement qu'aux choses qui ne peuvent être soumises au raisonnement.—L'inconnu est le véritable champ d'action de l'imposture; outre que son étrangeté même lui donne crédit, comme il échappe aux raisons ordinaires, nous n'avons pas moyen de le combattre. C'est pourquoi, dit Platon, il est bien plus aisé de se faire accepter quand on parle de choses se rapportant aux dieux, que lorsqu'il s'agit de questions afférentes aux hommes; l'ignorance des auditeurs, dans le premier cas, ouvre une belle et large carrière et donne toute latitude pour produire des allégations que nous ne pouvons vérifier. Il en résulte que rien ne trouve davantage créance que ce qu'on connaît le moins, et qu'il n'y a personne pour parler avec plus d'assurance comme ceux qui nous content des fables: les alchimistes, ceux qui interprètent les présages, les astrologues, ceux qui lisent l'avenir dans les lignes de la main, les médecins et tous autres de même espèce, auxquels je joindrais volontiers, si j'osais, un tas de gens qui se mêlent constamment d'interpréter et de contrôler les desseins de Dieu, prétendant pénétrer la cause de tout ce qui arrive, les secrets de la volonté divine et les motifs insondables de ses œuvres, malgré les démentis continus et de toutes sortes que leur infligent les événements. Ils ont beau être balancés d'un côté à l'autre, d'Orient en Occident, ils n'en continuent pas moins à jouer le même jeu et, du même crayon, peindre blanc et noir.
Pour appuyer la vérité de la religion chrétienne, il ne faudrait jamais apporter en preuve le succès de telle ou telle entreprise; c'est donner matière à toutes sortes de contestations.—Chez une nation indienne, existe une pratique digne d'éloges. Leur survient-il quelque insuccès dans une rencontre ou une bataille, ils en demandent publiquement pardon au soleil, qui est leur dieu, comme s'il s'agissait d'une offense à son égard, reconnaissant tenir leur bonheur et leur malheur de la divinité établie juge de leurs projets et de leurs actions. Au chrétien, il suffit de croire que tout vient de Dieu et d'accepter de bonne grâce le bien et le mal qu'il nous envoie dans son infinie sagesse, dont nous ne pouvons pénétrer les mobiles et, quoi que ce soit, d'en être quand même reconnaissant. Mais ce que je blâme, c'est de se servir, ainsi que je le vois faire, des événements heureux qui adviennent, comme moyen d'exalter et de consolider notre religion. Notre foi repose sur assez d'autres bases, sans que les événements aient besoin d'être appelés à l'aide; habituer le peuple à de semblables arguments vers lesquels il est déjà trop porté, présente ce danger que, si un revirement vient à s'opérer dans les faveurs de la fortune, qu'elle nous soit contraire et tourne à notre désavantage, sa foi peut en être ébranlée.—C'est ce qui arrive, en ce moment, dans nos guerres de religion; ceux qui ont eu le dessus dans la rencontre de La Roche-Abeille ont fait grand bruit de leur succès et l'ont présenté comme un signe de la faveur divine pour leur parti; postérieurement, ils ont expliqué les défaites de Montcontour et de Jarnac comme le fait d'une punition et d'un châtiment tels qu'un père en inflige parfois à ses enfants; mais si le peuple, auquel on tient un pareil langage, n'est pas à notre complète dévotion, il arrive aisément à comprendre qu'on cherche à tirer double profit d'une même chose et que c'est de la même bouche souffler le chaud et le froid; mieux vaudrait l'entretenir de ce qui, en réalité, constitue les principes fondamentaux de la vérité. C'est une belle victoire navale que celle remportée en ces derniers mois sur les Turcs par Don Juan d'Autriche; mais Dieu a bien permis qu'en d'autres circonstances nous en perdions d'aussi importantes. En somme, il est difficile de mesurer, avec nos seules facultés, les choses divines sans qu'elles en souffrent. Qui voudrait tirer une conclusion de ce qu'Arius et son pape Léon, principaux chefs de l'hérésie à laquelle le premier a donné son nom, soient morts, en des temps différents, dans des conditions semblables et si particulières (pris de douleurs d'entrailles et obligés de quitter la salle où on discutait, pour aller à la garde-robe, ils y rendirent subitement le dernier soupir), et pousserait l'exagération jusqu'à voir dans cette circonstance de lieu une manifestation de la vengeance divine, pourrait encore citer à l'appui de sa thèse la mort d'Héliogabale, tué aussi dans des lieux d'aisance; seulement comment alors expliquer pourquoi Irénée eut le même sort?
Les événements sont dus à des causes que Dieu seul connaît et qu'il n'est pas donné à l'homme de pénétrer.—Dieu veut nous apprendre par là que les bons ont autre chose à espérer et les méchants autre chose à redouter que les bonnes et les mauvaises fortunes de ce monde; il en dispose et les répartit suivant ses desseins impénétrables et nous ôte ainsi le moyen de nous en glorifier bien à tort et de les exploiter. Ceux qui s'en prévalent en s'appuyant sur la raison humaine, se moquent; ils n'en donnent jamais une preuve pour, qu'il ne s'en présente aussitôt deux contre; saint Augustin le démontre victorieusement à ses contradicteurs. C'est une question à décider, plus par les faits que l'on peut citer que par le raisonnement. Nous sommes obligés de nous contenter de la lumière qu'il plaît au Soleil de nous communiquer par ses rayons; et celui qui, pour en absorber davantage en lui-même, le fixerait avec les yeux, ne devrait pas s'étonner si, en punition de son outrecuidance, il perdait la vue: «Quel homme peut connaître les desseins de Dieu, ou imaginer ce que veut le Seigneur (Livre de la Sagesse)»?
CHAPITRE XXXII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXII.)
Les voluptés sont à fuir, au prix même de la vie.
Abandonner la vie quand elle est misérable et tourmentée, n'a rien que d'ordinaire et naturel; mais se donner la mort au milieu de toutes les prospérités et pour se soustraire aux joies de ce monde et de la volupté est plus singulier.—J'avais bien vu la plupart des écoles anciennes être d'accord sur ce que l'heure de mourir est venue, lorsque nous avons à attendre de la vie plus de mal que de bien; et que la conserver quand elle nous est une cause de tourments et à charge, c'est aller à l'encontre de ce que la Nature elle-même nous suggère, comme il est dit dans ces sentences d'un autre âge: «Ou une vie tranquille, ou une mort heureuse;—Il est beau de mourir, quand la vie est un opprobre;—Il vaut mieux ne pas vivre, que de vivre malheureux» (d'après Stobée). Mais pousser le mépris de la mort au point d'y avoir recours pour se dérober aux honneurs, à la richesse, aux grandeurs et autres faveurs et biens qui, à nos yeux, constituent la fortune, comme si la raison ne suffisait pas pour nous amener à les abandonner sans recourir à ce moyen extrême, je ne l'avais vu ni recommander, ni pratiquer, lorsque me tomba sous la main ce passage de Sénèque:—Il a donné à Lucilius, personnage puissant de l'entourage de l'empereur auprès duquel il jouit d'un grand crédit, le conseil de cesser sa vie de plaisirs et de luxe, de renoncer aux ambitions du monde, d'y substituer une vie solitaire, tranquille, et de s'adonner à la philosophie. Lucilius objecte certaines difficultés à ce changement d'existence, Sénèque lui répond: «J'estime qu'il te faut renoncer à ce genre de vie ou à la vie elle-même. Bien que je te conseille le moyen le plus doux: détacher ce que tu as mal noué plutôt que le rompre, c'est sous réserve que tu rompes si tu ne peux détacher autrement; il n'y a pas d'homme, si couard qu'il soit, qui ne préfère tomber une bonne fois, que d'être sans cesse sous le coup d'une chute imminente.» J'eusse trouvé ce conseil conforme à la rudesse des Stoïciens; j'ai été très surpris qu'il fût emprunté à Épicure qui, à ce même propos, a écrit la même chose à Idoménée. Il me semble avoir remarqué dans certains faits de notre époque cette même tendance, mitigée par la modération inhérente à la doctrine chrétienne.
Saint Hilaire, évêque de Poitiers, ce fameux ennemi de l'hérésie arienne, étant en Syrie, fut averti qu'Abra, sa fille unique, qu'il avait laissée dans les Gaules avec sa mère, était recherchée en mariage par des seigneurs des plus marquants du pays, parce qu'elle était très bien élevée, belle, riche et à la fleur de l'âge. Il lui écrivit, ainsi qu'une lettre de lui en témoigne, de ne pas prêter attention aux offres qui lui étaient faites, si avantageuses et si désirables qu'elles lui paraîtraient; que, dans le cours de son voyage, il lui avait trouvé un parti beaucoup plus grand et plus digne, un mari autrement puissant et magnifique, qui lui ferait présent de robes et de joyaux d'un prix inestimable. Son dessein était de lui faire perdre le goût des plaisirs de ce monde, et de l'en détourner pour l'amener tout à Dieu. Puis, pensant que la mort de sa fille était encore le moyen le plus court et le plus certain d'arriver à ce but, il ne cessa d'adresser au Créateur vœux, prières et oraisons, pour qu'il la fît sortir de ce monde et l'appelât à lui, ce qui arriva. Peu après son retour elle mourut, ce dont il manifesta une joie bien singulière. Saint Hilaire semble renchérir ici sur tous autres, en ce qu'il fit appel de prime abord à la mort, à laquelle les autres n'ont recours qu'en dernier ressort; et aussi, parce qu'il s'agit de sa fille unique.—Mais cette histoire a une suite que je ne veux pas passer sous silence, bien qu'elle ne se rattache pas précisément à mon sujet. La femme de saint Hilaire, tenant de lui que la mort de leur fille avait été préméditée et amenée par un effet de sa volonté, et combien elle était plus heureuse hors de ce monde que si elle y fût demeurée, fut prise d'un si ardent désir d'être au ciel, pour y jouir de la béatitude éternelle, qu'elle sollicita son mari avec les plus vives instances, d'en agir de même à son égard. Dieu, accédant à leurs communes prières, l'appela à lui bientôt après; et cette mort, accueillie avec transport, leur causa à tous deux une satisfaction tout à fait en dehors de l'ordinaire.
CHAPITRE XXXIII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXIII.)
La fortune marche souvent de pair avec la raison.
La fortune agit dans les conditions les plus diverses, parfois elle se substitue à la justice.—L'inconstance de la fortune au pas mal assuré, fait qu'elle se présente nécessairement à nous dans les conditions les plus diverses.
Y a-t-il quelque chose de plus conforme à la justice que le fait suivant? Le duc de Valentinois, méditant d'empoisonner Adrien, cardinal de Cornète, chez qui son père, le pape Alexandre VI, et lui devaient souper au Vatican, envoya, avant de s'y rendre lui-même, une bouteille de vin empoisonné, recommandant au sommelier de la conserver avec grand soin. Le pape arriva avant son fils et demanda à boire; le sommelier, pensant qu'on ne lui avait tant fait de recommandations sur ce vin que parce qu'il était particulièrement bon, en servit au pape. Le duc survint au moment de la collation et, convaincu que ce n'était pas à sa bouteille qu'il avait été touché, en prit à son tour. Le père succomba immédiatement; quant au fils, il en fut très gravement et très longtemps malade, mais il était réservé à une fin plus malheureuse.
Elle détermine les événements les plus bizarres, qui vont jusqu'à tenir du miracle.—La fortune se joue quelquefois de nous à point nommé.—Quoique de partis opposés, ainsi que cela arrive entre voisins d'un côté et de l'autre de la frontière, le seigneur d'Estrées, alors guidon de M. de Vendôme, et le seigneur de Liques, lieutenant de la compagnie du duc d'Ascot, étaient tous deux prétendants à la main de la sœur du sieur de Foungueselles; le sieur de Liques l'emporta. Le jour même de ses noces et, qui pis est, avant le coucher, il prit fantaisie au marié de rompre une lance en l'honneur de sa nouvelle épouse, et il vint escarmoucher près de S.-Omer; le seigneur d'Estrées se trouva être le plus fort et le fit prisonnier. Ce qui ajouta à son avantage, c'est que le vainqueur ne relâcha son prisonnier qu'à la requête que la demoiselle, «contrainte de renoncer aux embrassements de son nouvel époux, avant que les longues nuits d'un ou deux hivers eussent rassasié l'avidité de leur amour (Catulle)», lui en fit en s'adressant à sa courtoisie, la noblesse de France ne refusant jamais rien aux dames.
Ne semble-t-il pas qu'elle fasse parfois les choses en artiste? Un Constantin fils d'Hélène fonde l'empire de Constantinople qui, bien des siècles après, prend fin avec un autre Constantin également fils d'une Hélène.—Quelquefois elle se complaît à renchérir sur nos miracles. On rapporte que le roi Clovis faisant le siège d'Angoulême, les murailles, par faveur divine, s'écroulèrent d'elles-mêmes.—Bouchet relate d'après un auteur que le roi Robert, assiégeant une ville, s'en éloigna pour aller à Orléans prendre part aux solennités de la fête de S. Aignan. Pendant qu'il était en dévotion, à un certain moment de la messe, les remparts de la ville assiégée tombèrent, sans avoir été l'objet d'aucune tentative de destruction.—Dans nos guerres dans le Milanais, même prodige de sa part, mais à notre préjudice: Le capitaine Rense, assiégeant pour notre compte la ville d'Arone, fit placer une mine sous un grand pan de mur qui fut brusquement soulevé de terre mais retomba tout d'une pièce et verticalement sur sa base, si bien que les assiégés s'en trouvèrent aussi bien protégés après comme avant.
Elle opère des cures inespérées; produit dans les arts, dans nos affaires les effets les plus inattendus.—La fortune encore se fait médecin. Jason de Phères, souffrant d'un abcès dans la poitrine, était abandonné de la corporation; résolu à se délivrer de son mal, fût-ce par la mort, il se jeta à corps perdu dans un combat, au plus fort de la mêlée. Transpercé d'un coup de lance, le coup fut si heureux qu'il ouvrit l'abcès et que Jason guérit.—Ne se montra-t-elle pas, avec le peintre Protogènes, d'un talent supérieur au sien dans la pratique même de son art? Protogènes avait peint et parfaitement réussi un chien harassé et rendu de fatigue; il était satisfait de son œuvre en tous points, sauf qu'il n'arrivait pas à représenter à son gré l'écume et la bave; dépité de son insuccès, il saisit son éponge qui était imprégnée de diverses couleurs et la lança contre son tableau, voulant tout effacer. La fortune dirigea si bien le coup, qu'il porta sur la gueule du chien et fit ce que l'artiste n'avait pu obtenir.—On la voit rectifier parfois et corriger les desseins que nous avons formés. La reine d'Angleterre, Isabelle, venant de Zélande, rentrait dans son royaume, conduisant une armée au secours de son fils et contre son mari. Elle était perdue si elle entrait dans le port qu'elle projetait d'atteindre, parce que ses ennemis l'y attendaient. La fortune, contre sa volonté, la rejeta sur un autre point de la côte, où elle débarqua en sûreté.—Ce personnage de l'antiquité qui, lançant une pierre à un chien, atteignit sa belle-mère et la tua, n'était-il pas dans le vrai quand, après l'accident, il disait: «La fortune est plus avisée que nous (Ménandre)»?
Icetès avait suborné deux soldats pour assassiner Timoléon, durant un séjour à Adrane, en Sicile. Les conjurés convinrent d'agir pendant un sacrifice que leur victime devait offrir. Ils étaient mêlés à la foule et se faisaient réciproquement signe que le moment était propice à leur mauvais coup, quand voilà un troisième individu qui assène un grand coup d'épée sur la tête de l'un d'eux, l'étend mort par terre et s'enfuit. Son compagnon, se croyant découvert et perdu, court à l'autel et, le tenant embrassé, promet de tout révéler, si on lui accorde son pardon. Et voilà que, tandis qu'il dévoile la conjuration, le meurtrier qui avait été arrêté, traîné par le peuple qui le houspille, est amené à travers la foule à Timoléon et aux personnages de marque de l'assemblée. Là, il crie merci, disant que c'est à bon droit qu'il a tué l'assassin de son père. Séance tenante, il est prouvé par des témoins que sa bonne fortune fait se trouver là à propos, qu'en effet son père avait été assassiné dans la ville des Léontins par celui dont il venait de tirer vengeance; et, en récompense de ce qu'en vengeant la mort de son père il a eu l'heureuse chance de sauver celui que les Siciliens appelaient le «Père du peuple», on lui octroie une somme de dix mines attiques. Ce coup du sort ne dépasse-t-il pas toutes les prévisions humaines?
Je terminerai par un fait qui nous montre la fortune se prêtant à un acte dénotant de sa part une faveur toute particulière, une bonté et une piété singulières. A Rome, Ignatius et son fils, proscrits par les triumvirs, par une détermination témoignant leur grandeur d'âme, se résolurent, pour échapper à la cruauté des tyrans, de se donner réciproquement la mort. L'épée à la main, ils se précipitent l'un sur l'autre, et la fortune dirige si bien leurs coups, que tous deux sont mortellement atteints. Bien plus, pour l'honneur d'une si belle amitié, elle permet que le père et le fils aient encore la force de retirer les fers des blessures qu'ils viennent de porter, et de se jeter tout sanglants dans les bras l'un de l'autre; et ils meurent, se tenant si étroitement embrassés, que les bourreaux leur coupent la tête laissant les corps en cette noble étreinte, leurs plaies béantes collées l'une à l'autre, humant amoureusement l'une et l'autre le sang et les restes de vie de chacun.
CHAPITRE XXXIV. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXIIII.)
Une lacune de notre administration.
Utilité dont serait, dans chaque ville, un registre public où chaque habitant pourrait insérer des annonces et des avis.—Feu mon père, homme d'un jugement d'une grande netteté, qui ne s'était formé que par l'expérience aidée de ses dispositions naturelles, m'a dit autrefois qu'il avait désiré faire que, dans les villes, il y eût un endroit désigné où ceux ayant des besoins à faire connaître, puissent se rendre et où ils trouveraient un employé préposé à cet effet, qui aurait charge d'enregistrer leur affaire, dans la forme ci-après par exemple: «Un tel cherche à vendre des perles;—un tel cherche des perles qui soient à vendre;—un tel voudrait trouver compagnie pour aller à Paris;—un tel, un domestique dans telles conditions;—un tel voudrait se placer;—tel demande un ouvrier;—tel demande ceci, tel autre demande cela», chacun suivant ce dont il aurait besoin. Il semble que ce moyen de nous avertir les uns les autres, serait d'une très grande commodité pour le public; car à tous moments il y a des besoins qui demandent satisfaction; et, faute de se trouver au courant des offres et des demandes, il y a des gens qui sont dans un extrême embarras.
J'éprouve une grande honte pour notre siècle, quand j'entends dire que, de notre temps, deux hommes de très grand savoir: Lilius Gregorius Giraldi en Italie, et Sébastien Chasteillon en Allemagne, sont morts de misère ne mangeant pas à leur faim. J'estime qu'un millier de personnes, si elles avaient connu leur détresse, ou les eussent secourus sur place, ou les eussent mandés près d'elles en leur faisant de très avantageuses conditions. Le monde n'est pas si généralement corrompu, que je ne connaisse des hommes qui seraient très heureux de pouvoir employer les ressources de leur patrimoine, durant le temps qu'il plaît à la fortune de leur en laisser la jouissance, à mettre à l'abri du besoin les personnages hors ligne, qui se sont distingués sous quelque rapport que ce soit, que le malheur réduit parfois à la dernière extrémité, et qui les mettraient pour le moins en tel état, qu'à moins de n'être pas raisonnables, ils seraient certainement contents.
Intérêt que présenterait également la tenue, dans chaque famille, d'un livre où seraient consignés, jour par jour, les petits événements qui l'intéressent.—Dans la tenue de sa maison, mon père avait une habitude d'ordre intérieur que je loue fort, mais que je n'ai pas su imiter. Outre le registre des transactions journalières où s'inscrivent les menus comptes, paiements, marchés, dans lesquels n'intervient pas le notaire, registre que tenait notre homme d'affaires, il voulait que son secrétaire tînt un journal de tous les événements tant soit peu marquants et, jour par jour, de tous renseignements qui pouvaient servir à l'histoire de sa famille; ce qui constitue un document très curieux, quand le temps commence à effacer le souvenir des faits, et nous est souvent fort utile pour nous tirer d'embarras. On y trouve: «Quand a été commencé tel travail; à quelle époque il a pris fin;—quelles personnes, avec quelles suites, sont venues nous voir; la durée de leurs séjours;—nos voyages, nos absences; les mariages, les morts, les bonnes et mauvaises nouvelles; les changements survenus parmi nos principaux serviteurs; etc.» Usage ancien qui permet à chacun de revivre son passé; je trouve bon de le rappeler et suis bien sot de ne pas l'avoir continué.
CHAPITRE XXXV. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXV.)
De l'habitude de se vêtir.
La nature nous a-t-elle formés pour être vêtus?—Quel que soit le sujet que je veuille traiter, je me heurte à quelque bizarrerie des coutumes admises, tellement elles ont la haute main sur tout ce qui nous touche. En cette saison où le froid se fait sentir, je m'entretenais de l'habitude qu'ont ces peuples nouvellement découverts, d'aller tout nus, et je me demandais si elle a été amenée par la température élevée du climat, ainsi qu'on le dit pour les Indiens et les Maures, ou si, à l'origine, ce n'était pas la façon d'être de l'homme. Tout ce qui est sous la calotte des cieux étant soumis aux mêmes lois, comme le dit l'Écriture, les gens sensés admettent dans les questions de cet ordre que, pour distinguer les lois naturelles de celles qui ont été introduites par nous, il faut se reporter aux règles générales qui président au travail de la nature en ce monde qui, elles, ne souffrent aucune altération. Or tout, en dehors de l'homme, est par soi-même pourvu de tout ce qui est nécessaire à sa conservation; il n'est donc pas croyable que seuls nous ayons été créés dans un état si défectueux et si misérable, que nous ne puissions nous passer de secours étranger. C'est pourquoi j'estime que les plantes, les arbres, les animaux et tout ce qui a vie, étant naturellement pourvus de moyens les garantissant suffisamment contre les injures du temps, «Raison pour laquelle presque tous les êtres sont couverts, ou de cuir, ou de poil, de coquilles, de callosités ou d'écorce (Lucrèce)», il en était ainsi de nous. Mais, de même qu'il s'en trouve qui font emploi de lumières artificielles qui affaiblissent la clarté du jour, de même nous avons affaibli l'efficacité des moyens servant à nous garantir qui nous sont propres, en leur en substituant qui ne nous sont pas naturels.
Il est aisé de reconnaître que c'est à l'habitude que nous devons de considérer comme impossible ce qui ne l'est pas; car, parmi ces nations qui ne font pas usage de vêtements, il y en a qui habitent sous le même climat que nous, et d'autres sous des climats beaucoup plus rudes que le nôtre. Nous-mêmes nous avons constamment à découvert les parties les plus délicates de notre corps: les yeux, la bouche, le nez, les oreilles; et nos paysans, comme nos aïeux, vont encore la poitrine et le ventre découverts. Si nous étions nés avec des jupes et des culottes, il n'y a pas de doute que la nature n'eût doté d'une peau plus épaisse les parties de notre corps exposées aux intempéries des saisons, comme le sont les extrémités des doigts et la plante des pieds. Pourquoi cela nous semble-t-il invraisemblable? Entre la manière dont je suis vêtu et celle d'un paysan de mon pays, la différence est bien plus grande qu'entre cette dernière et celle d'un homme qui n'a que sa propre peau pour tout vêtement; combien de gens, en Turquie en particulier, vont complètement nus, par dévotion!—Je ne sais qui demandait à un gueux qu'il voyait, en plein hiver, n'ayant que sa chemise, être aussi gai que tel qui est emmitouflé de martres jusqu'aux oreilles, comment, dans un état si misérable, il pouvait être de si bonne humeur: «Vous, Monsieur, lui fut-il répondu, vous avez la figure à découvert; eh bien, moi, des pieds à la tête, je suis tout figure.»—Les Italiens, ce me semble, racontent que le fou du duc de Florence, auquel son maître demandait comment, si mal vêtu, il pouvait endurer le froid, alors que lui-même en était très fort incommodé, lui répondit: «Suivez ma recette, mettez-vous sur le corps toute votre garde-robe comme je fais de la mienne, et vous n'en souffrirez pas plus que moi.»—Le roi Massinissa ne put, jusqu'à son extrême vieillesse, supporter avoir la tête couverte, quelque froid, quelque orage ou pluie qu'il fît; de même, dit-on, l'empereur Sévère.—Hérodote rapporte que lui et d'autres ont remarqué, à la suite des combats livrés entre les Égyptiens et les Perses, en examinant les morts, que, sans comparaison, les Égyptiens avaient le crâne beaucoup plus dur que les Perses, ce qu'il attribue à ce que ceux-ci ont toujours une calotte sur la tête et le turban par dessus, tandis que les premiers ont, dès l'enfance, la tête complètement rasée et toujours découverte.—Le roi Agésilas, jusqu'au moment où l'atteignirent les infirmités, portait les mêmes vêtements, en hiver comme en été.—César, dit Suétone, marchait à la tête de ses troupes, le plus souvent à pied et toujours la tête découverte, qu'il fît soleil ou qu'il plût. Annibal, dit-on, en faisait autant, «bravant, tête nue, la pluie et l'effondrement des cieux (Silius Italicus)».—Un Vénitien rapporte qu'au royaume du Pégu, où il est demeuré longtemps et d'où il ne fait que revenir, hommes et femmes ont le reste du corps vêtu, mais vont toujours les pieds nus, même à cheval.—Platon conseille, comme d'un merveilleux effet pour la santé, de ne se couvrir ni les pieds, ni la tête autrement que la nature y a pourvu.—Le seigneur que les Polonais ont choisi pour roi en remplacement de celui que nous leur avions fourni, est assurément un des plus grands princes de notre siècle; il ne porte jamais de gants; l'hiver et quelque temps qu'il fasse, il a toujours dehors le même bonnet dont il fait usage dans ses appartements.—Je ne puis souffrir être déboutonné et avoir mes vêtements flottants; les laboureurs de mon voisinage seraient très gênés d'aller ainsi.—Varron estime que l'obligation de nous tenir découverts en présence des dieux ou d'un magistrat a été motivé par l'intérêt de notre santé, pour nous fortifier contre les intempéries, plutôt qu'en signe de respect.
Du froid en certaines circonstances.—Puisqu'il est question du froid, et qu'en France on aime la bigarrure dans les couleurs que l'on porte (pas moi cependant qui ne m'habille guère que de noir et de blanc comme faisait mon père), variant mon sujet, j'ajouterai que le capitaine Martin du Bellay relate avoir vu, dans un voyage dans le Luxembourg, des froids si rigoureux que le vin destiné aux soldats se coupait à coups de hache et de cognée, et se débitait au poids à la troupe qui l'emportait dans des paniers. Ovide, du reste, ne dit-il pas: «Le vin gelé conserve la forme du vase qui le contenait; on ne le boit pas liquide, la distribution en est faite par morceaux.»—Les gelées sont si fortes à l'entrée des Palus Méotides que, sur les mêmes emplacements où, sur la glace, il avait combattu à pied sec et défait ses ennemis, le lieutenant de Mithridate, l'été suivant, gagna encore sur ces mêmes adversaires une bataille navale.—Les Romains se trouvèrent dans un grand état d'infériorité, lors du combat qu'ils livrèrent aux Carthaginois près de Plaisance, de ce qu'ils combattirent glacés jusqu'au sang et les membres raidis par le froid. Annibal, lui, avait eu soin de faire faire de grands feux sur toute sa ligne, pour que ses soldats pussent se chauffer, et à ses divers corps de troupes il avait fait distribuer de l'huile, pour que, s'en frottant, leurs membres se dégourdissent et en devinssent plus souples, et que l'huile formant enduit, protégeât les pores de la peau contre les atteintes de l'air et le vent glacial qui régnait à ce moment.—La retraite des Grecs pour, de Babylone, regagner leur patrie, est fameuse par les difficultés et les souffrances qu'ils eurent à surmonter. Ils furent entre autres, dans les montagnes d'Arménie, assaillis par une très forte tourmente de neige qui leur fit perdre momentanément toute connaissance du pays et des chemins. Contraints par suite de demeurer sur place, ils furent un jour et une nuit sans boire ni manger; la plupart de leurs bêtes périrent ainsi que plusieurs d'entre eux; quelques-uns perdirent la vue par l'effet du grésil et l'éclatante blancheur de la neige; quelques-uns eurent les extrémités des membres gelés; et il y en eut qui, conservant leur pleine connaissance, envahis complètement par le froid, en furent engourdis, paralysés et immobilisés à tout jamais.—Alexandre a vu un pays où, en hiver, on enterre les arbres fruitiers pour les défendre contre la gelée; nous sommes, du reste, à même de le voir faire parfois chez nous mêmes.
Usages à la cour de l'Empereur du Mexique.—Revenons à l'habillement. L'empereur du Mexique changeait de vêtements quatre fois par jour et ne mettait jamais deux fois les mêmes; ceux qu'il quittait lui servaient à faire des libéralités, ou il les donnait en récompense. Il en était de même des vases, des plats et des ustensiles de sa cuisine et de sa table, qui jamais n'étaient employés pour son service et ne paraissaient deux fois devant lui.
CHAPITRE XXXVI. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXVI.)
Sur Caton le jeune.
Il ne faut pas juger des autres d'après nous.—Je ne donne pas dans cette erreur si communément répandue de juger des autres d'après moi; je crois aisément que bien des choses en eux peuvent différer essentiellement de ce qui est en moi. De ce que je suis porté à faire de telle façon, je n'oblige pas le monde à faire de même comme beaucoup font. Je crois et conçois mille formes diverses de mener l'existence; et, contrairement à ce qui se passe généralement, les différences qui sont entre nous, m'étonnent moins que les ressemblances qui peuvent exister. Je n'impose à un autre, sans restriction aucune, ni mon genre de vie, ni mes principes; je le considère simplement en lui-même, sans établir de comparaison, le prenant tel qu'il est. De ce que je ne suis pas continent, je ne laisse pas de reconnaître sincèrement que les Feuillants et les Capucins le sont, et d'approuver leur manière d'être sur ce point; je me mets fort bien par l'imagination à leur place, et les aime et honore d'autant plus, qu'ils diffèrent de moi. Je souhaite tout particulièrement qu'on nous juge chacun sur ce que nous sommes, sans nous mettre en parallèle avec des modèles tirés de la généralité. Ma faiblesse ne m'empêche pas de faire cas de ceux qui le méritent par leur force et leur vigueur: «Il y a des gens qui ne conseillent que ce qu'ils croient pouvoir imiter (d'après Cicéron).»—Bien que rampant au niveau du sol, cela ne m'empêche pas d'apercevoir dans les nues, si haut qu'elles se soient élevées, certaines âmes qui se distinguent par leur héroïsme. C'est beaucoup pour moi d'avoir le jugement juste, alors même que mes actions ne le sont pas, et de conserver cette qualité maîtresse exempte de corruption; c'est quelque chose d'avoir bonne volonté, lors même que les forces nous manquent.
Aujourd'hui la vertu n'est qu'un vain mot; on n'est vertueux que par habitude, par intérêt ou par ambition.—Notre siècle, au moins dans le milieu où nous vivons, est si vicié que, je ne dirai pas la pratique de la vertu mais même sa conception, est chose à laquelle on ne songe guère; il semble que ce ne soit plus que du jargon de collège: «Ils croient que la vertu n'est qu'un mot, et dans un bois sacré ne voient que du bois à brûler (Horace)»;—«La vertu qu'ils devraient respecter, quand même ils ne pourraient la comprendre (d'après Cicéron)», est devenue un colifichet bon à pendre dans son cabinet ou au bout de la langue; un simple objet de parure, tout comme des pendants d'oreille.
Il ne s'accomplit plus d'acte de vertu; ceux qui sont tels en apparence, n'en ont cependant pas le caractère essentiel; ils ont leur source dans le bénéfice, la gloire qu'ils peuvent procurer, la crainte, l'habitude et autres causes étrangères. Les actes de justice, de courage, de bonté émanant de nous, peuvent être considérés par autrui comme ayant la vertu pour mobile et sembler tels au public; mais, chez leurs auteurs, ce n'est pas la vertu qui les inspire; ils ont une autre fin, ils procèdent d'une autre cause; or, la vertu n'admet que ce qui se fait par elle et pour elle.
Après la grande bataille de Platée, remportée par les Grecs sous les ordres de Pausanias sur les Perses commandés par Mardonius, les vainqueurs, suivant leur coutume, ayant à attribuer auxquels parmi eux revenait la gloire du succès, le décernèrent aux Spartiates, pour la valeur au-dessus de tout dont ils avaient fait preuve dans le combat. Quand ceux-ci, excellents juges en fait de vertu, en vinrent à décider auquel d'entre eux devait revenir l'honneur d'être proclamé comme s'étant le mieux conduit en cette journée, ils reconnurent qu'Aristodème était celui qui avait affronté les périls avec le plus de courage. Ils ne lui donnèrent pourtant pas le prix, parce que son courage avait été surexcité par le désir de se laver du reproche qu'il avait encouru pour sa conduite aux Thermopyles et de racheter sa honte passée par une mort honorable.
Il est des hommes qui cherchent à rabaisser les personnages éminents par leurs vertus; il faudrait au contraire les offrir sans cesse comme des modèles à l'admiration du monde.—Les jugements que nous portons sont loin d'être toujours justes, ils se ressentent de la dépravation de nos mœurs. Je vois la plupart des gens d'esprit de mon temps s'ingénier à diminuer la gloire des belles et généreuses actions que nous présente l'antiquité, les dépréciant, inventant à cet effet des circonstances et des causes qui n'ont pas existé: belle malice vraiment! Qu'on me donne l'action la plus belle, la plus pure, j'arriverai vraisemblablement à lui prêter par douzaines les pires intentions pour mobile. Dieu sait combien, chez qui y prête, notre volonté intime peut être diversement influencée. Ces malins, qui vont répandant la médisance, sont encore plus grossiers et stupides que méchants.
La même peine que l'on prend, les mêmes procédés abusifs dont on se sert pour déprécier ces grands hommes, je serais presque tenté d'en user, pour aider à les faire plus grands encore. Ces grandes figures, si rares, choisies entre toutes, choix auquel ont adhéré les sages eux-mêmes, pour être données en exemple au monde, je ne regarderais pas à accroître, autant que je le pourrais, l'honneur en lequel on les tient, par les interprétations et les circonstances favorables que j'arriverais à créer; et je crois qu'en cela les effets de notre imagination demeureraient encore bien au-dessous de leur mérite. C'est le devoir des gens de bien, de représenter la vertu sous les formes les plus belles qu'il se peut; et je ne trouverais pas à redire si ce sentiment nous entraînait à exagérer encore dans les éloges que nous décernons à ses manifestations si dignes de nos respects. Ce qu'à l'opposé font ses détracteurs, ils le font soit par malice, soit par le défaut qu'ils ont, et dont j'ai parlé plus haut, de ramener à leur portée ce qui s'impose à leur croyance; ou plutôt, je pense, parce que leur vue manque de la force et de la netteté nécessaires pour les faire aptes à concevoir la splendeur de la vertu dans toute sa pureté, ainsi que c'était le cas pour ceux qui, du temps de Plutarque qui nous le rapporte et s'en irritait avec juste raison, attribuaient la mort de Caton le jeune à la crainte qu'il avait de César; cela permet de juger combien ce même historien eût été plus offensé encore d'entendre, ainsi qu'on l'a fait depuis, attribuer cette mort à l'ambition! Sottes gens! Comme s'il n'était pas dans le caractère de Caton d'accomplir une belle action, juste et généreuse, en mettant les apparences contre lui plutôt que dans le but de s'en faire un titre de gloire. Ce grand homme fut véritablement un modèle, dont la nature fit choix pour nous montrer à quel degré peuvent atteindre, chez l'humanité, la vertu et la fermeté.
Comment cinq poètes anciens ont parlé de Caton; la vraie poésie vous transporte, mais ne peut s'analyser.—Je ne me propose pas de traiter ici ce sujet, si riche en enseignements; je veux simplement mettre en parallèle, pour rehausser sa gloire, et incidemment la leur, les passages de cinq poètes latins, consacrés à l'éloge de Caton. J'estime que tout enfant, mis par son instruction à même de prononcer, trouvera que, par rapport aux autres, les deux premières appréciations émises sont faibles; que la troisième, plus saisissante, perd par son exagération; qu'entre celle-ci et les précédentes, il y a place pour une ou deux autres de tonalité intermédiaire, pour arriver à la quatrième, devant laquelle il ne peut manquer de se tenir en admiration, les mains jointes; mais il assignera le premier rang à la dernière qui distance toutes les autres, sans que l'intervalle qui l'en sépare puisse, il le reconnaîtra, être rempli par nul esprit humain; et, frappé d'étonnement, il en demeurera tout saisi.
Chose étonnante, nous avons bien plus de poètes que de personnes aptes à juger et à interpréter la poésie; il est plus aisé de la faire que de la comprendre. Si on ne considère que la question secondaire de forme, on peut appuyer son jugement sur l'application des préceptes, sur l'art avec lequel elle a été composée; mais dans ce qu'elle a de bon, de sublime, de divin, elle est au-dessus de toutes les règles et de tout raisonnement. Quiconque cherche avec calme et réflexion à en analyser la beauté, ne la voit pas, non plus qu'il ne peut discerner la splendeur d'un éclair; elle échappe à notre jugement, le ravit et l'entraîne comme un torrent. Les transports de qui sait la pénétrer se répercutent en troisième ligne sur qui la lui entend interpréter et réciter, comme il arrive de l'aimant, qui non seulement attire une aiguille, mais lui communique sa propriété d'en attirer d'autres. Cela apparaît bien clairement au théâtre: l'inspiration sacrée des Muses qui, en premier lieu, s'est emparée du poète et l'a transporté de colère, l'a plongé dans le deuil, incité à la haine, l'a mis hors de lui, pour en faire ce que bon leur semble, passe du poète chez l'acteur, et, par l'acteur, s'empare de la foule; c'est le cas de nos aiguilles suspendues les unes aux autres.—Dès ma première enfance, la poésie m'a produit cet effet, de me pénétrer et de me transporter; mais ce sentiment très vif, qui m'est naturel, est diversement impressionné par les modes différents qu'elle revêt, non tant par le plus ou moins d'élévation qu'elle affecte (je n'ai jamais connu de chaque genre, que ce qu'il a produit de plus élevé) que par les nuances qui les différencient; c'est d'abord une facilité gaie et ingénieuse, puis une délicatesse d'esprit à l'expression imagée et pleine de noblesse, enfin la force arrivée à pleine maturité et qui jamais ne faiblit. Les noms d'Ovide, de Lucain, de Virgile, qui incarnent ces genres, me feront mieux comprendre.
Mais voici nos poètes en lice. L'un dit: «Tel fut Caton, plus grand pendant sa vie que César lui-même (Martial)»;—un autre: «et Caton indomptable triompha de la mort (Manilius)»;—un autre parlant des guerres civiles entre César et Pompée: «Les dieux embrassent la cause du vainqueur, Caton se range à celle du vaincu (Lucain)»;—le quatrième, faisant l'éloge de César: «Tout le monde est à ses pieds, le fier Caton seul fait exception (Horace)».—Vient enfin le coryphée qui, après avoir énuméré dans ses vers les noms des plus grands hommes de Rome, termine ainsi: «Enfin Caton, qui à tous dicte des lois (Virgile).»
CHAPITRE XXXVII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXVII.)
Une même chose nous fait rire et pleurer.
Un vainqueur pleure souvent la mort du vaincu, et ce ne sont pas toujours des larmes feintes.—Nous voyons, dans l'histoire, Antigone savoir très mauvais gré à son fils de lui avoir présenté la tête du roi Pyrrhus son ennemi, qui venait d'être tué quelques instants avant dans un combat contre lui, et que, l'ayant vue, il se prit à verser des larmes abondantes. Le duc René de Lorraine plaignit aussi le duc Charles de Bourgogne qui avait trouvé la mort dans une défaite qu'il venait de lui infliger, et porta son deuil à ses funérailles. Le comte de Montfort, à la bataille d'Auray, qu'il gagna contre Charles de Blois qui lui disputait le duché de Bretagne et qui périt dans l'action, fit rechercher et ensevelir en grande pompe le corps de son ennemi, dont il mena lui-même le deuil. Ces faits ne nous autorisent pas à conclure sans hésiter que: «C'est ainsi que l'âme cache sous un voile trompeur les passions contraires qui l'agitent; que souvent elle est triste lorsque le visage rayonne de joie, et gaie lorsqu'il paraît triste (Pétrarque).»—Quand on présenta à César la tête de Pompée, les historiens disent qu'il détourna ses regards comme d'un vilain spectacle l'affectant péniblement. Ils avaient été si longtemps d'accord et associés dans la gestion des affaires publiques, leurs fortunes avaient été si souvent liées l'une à l'autre, ils s'étaient rendu mutuellement tant de services et il y avait eu entre eux de si nombreuses alliances, qu'on ne saurait croire que cette attitude de César était fausse et contraire à ses sentiments intimes, ainsi que l'estime cet autre: «Dès qu'il crut pouvoir s'attendrir sans péril sur son gendre, il feignit de pleurer et tira quelques gémissements d'un cœur rempli de joie (Lucain).»—Certainement, la plupart de nos actions ne sont que masque et que fard, et il est quelquefois vrai que «les pleurs d'un héritier sont des ris sous le masque (Publius Syrus)»; il faut, toutefois, pour porter un jugement en de telles occurrences, considérer combien nous sommes souvent agités par des passions diverses.
Des passions multiples et souvent contraires subsistent simultanément dans le cœur de l'homme.—Dans notre corps, disent les médecins, se produit un ensemble d'humeurs diverses; l'une d'elles y domine: c'est celle qui, suivant notre tempérament, a ordinairement le plus d'action en nous; de même, parmi les sentiments multiples qui agitent nos âmes, il en est toujours un qui a la prédominance; mais il ne l'a pas au point qu'en raison de la facilité et de la souplesse de l'âme à modifier le cours de ses impressions, les plus faibles ne soient, à l'occasion, capables de prendre le dessus et d'en arriver, eux aussi, à l'emporter momentanément. C'est ce qui fait que nous voyons souvent les enfants, naïvement, tels que la nature les y porte, rire et pleurer d'une même chose; et, parmi nous, ne pas y en avoir un seul qui, sur le point d'entreprendre tel voyage qui lui sourit le plus, puisse se vanter de n'avoir pas nonobstant, au moment de quitter famille et amis, senti fléchir son courage, et, si de vraies larmes ne lui sont pas échappées, n'est-ce pas tout au moins le cœur serré et attristé qu'il a mis le pied à l'étrier.—Quelque gentille flamme qui échauffe le cœur des jeunes filles de bonne famille, ne faut-il pas quand même, au moment de les remettre à leurs époux, les détacher du cou de leur mère; et cependant, combien est dans l'erreur le gai compagnon qui, sur ce sentiment si naturel, s'est laissé aller à dire: «Vénus est-elle donc odieuse aux nouvelles mariées, ou celles-ci se moquent-elles de la joie de leurs parents, par toutes les larmes fausses qu'elles versent en abondance au seuil de la chambre nuptiale? Que je meure, si ces larmes sont sincères (Catulle)!»—C'est pourquoi il n'est pas étrange de plaindre tel qui est mort et que cependant nous ne tiendrions pas à voir en vie.
Quand je réprimande mon valet, je le fais aussi vertement que je puis; mes imprécations sont bien réelles, mon courroux n'est pas feint; mais la bourrasque passée, je tourne aussitôt le feuillet; et, qu'il ait besoin de moi, c'est bien volontiers que je lui viendrais en aide. Lorsque je le traite d'écervelé, d'animal, je ne le fais pas pour qu'il garde à jamais ces appellations; je ne pense pas davantage me dédire si, peu après, je lui dis qu'il est un brave homme.—Aucun qualificatif ne nous est applicable sans restriction aucune. Si ce n'était le propre d'un fou de parler tout seul, il n'est pas de jour, à peine d'heure, où on ne m'entendrait gronder en moi-même et contre moi-même, et me dire: «Peste soit du sot», bien que je n'entende par là nullement me définir. Celui qui, me voyant tantôt faire froide mine à ma femme, tantôt avoir près d'elle une mine langoureuse, pense que, dans un cas ou dans l'autre, je ne suis pas sincère, est un imbécile.—Néron, prenant congé de sa mère que, par son ordre, on allait noyer, fut cependant ému de cet adieu maternel et en ressentit horreur et pitié.—On dit que la lumière du soleil ne nous arrive pas tout d'un jet, mais qu'il nous envoie sans cesse rayons sur rayons, avec une rapidité et une profusion telles, que nous ne pouvons saisir d'intermittence entre eux: «Source féconde de lumière, le soleil brillant inonde sans discontinuité le ciel d'une clarté renaissante, remplaçant continuellement ses rayons par des rayons nouveaux (Lucrèce)»; de notre âme pareillement jaillissent mille saillies diverses, sans que nous nous en apercevions.
Xerxès, sur le rivage de l'Hellespont, considérait combien ses armées qui franchissaient le détroit, étaient, par leur immensité, en disproportion avec la Grèce contre laquelle il les menait. Éprouvant tout d'abord un sentiment d'aise en voyant tant de milliers d'hommes dont il était le maître, ce sentiment se manifesta par la satisfaction et la joie qui se reflétèrent sur son visage. Et voilà que soudain, au même instant, sa pensée le porte à songer que toutes ces existences, si grand que soit leur nombre, auront pris fin au plus tard dans un siècle; et, à cette idée, son front se plisse et la tristesse lui arrache des larmes, ce dont Artaban, son oncle, qui surprit ce changement subit d'attitude, lui fit reproche.
D'ailleurs nous n'envisageons pas sans cesse une même chose sous un même aspect.—Nous avons très résolument poursuivi la vengeance d'une injure et éprouvé un singulier contentement d'être parvenu à nos fins; nous en pleurons pourtant parfois. Mais ce n'est pas d'en être arrivé à ce que nous voulions que nous pleurons; à cet égard, nous n'avons pas changé; seulement notre âme regarde la chose d'un autre œil, la voit sous une autre face, car chaque chose peut être vue de différents côtés et présenter divers aspects.
La parenté, les anciennes relations, les rapports d'amitié que nous avons eus nous reviennent à l'esprit, l'impressionnent sur le moment chacun en son sens; et le passage de l'un à l'autre est si brusque, qu'il est insaisissable: «Rien n'est si prompt que l'âme, quand elle conçoit, ou qu'elle agit; elle est plus mobile que tout ce que nous voyons dans la nature (Lucrèce)»; et c'est ce qui fait que nous sommes dans l'erreur lorsque, de tous ces mouvements, nous voulons faire un ensemble se déroulant d'une façon continue.—Quand Timoléon pleure le meurtre que, par suite d'une mûre et généreuse résolution, il vient de commettre, ce n'est pas sur la liberté qu'il vient de rendre à sa patrie qu'il gémit, ce n'est pas sur le tyran qu'il vient d'immoler; c'est son frère qu'il pleure. Il a accompli une partie de son devoir, laissons-le satisfaire à l'autre.
CHAPITRE XXXVIII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXVIII.)
De la solitude.
Les méchants sont nombreux, nul doute que leur société ne soit funeste; c'est un motif pour rechercher la solitude.—Laissons de côté toute comparaison qui serait trop longue, entre la vie du monde et celle de celui qui s'en isole; et, quant à cette belle maxime derrière laquelle se dissimulent l'ambition et l'avarice: «Que nous ne sommes pas nés pour notre propre satisfaction, mais pour celle de tous», rapportons-nous-en hardiment à ceux qui se trouvent mêlés aux affaires; et qu'après avoir scruté leur conscience, ils disent si les métiers, les charges et tous les tracas de la vie commune ne sont pas, au contraire, recherchés pour le profit personnel qu'ils comptent en retirer. Les moyens peu avouables qu'en notre siècle on emploie pour se pousser, montrent bien le peu que vaut le but que l'on affiche. Si pour combattre notre goût pour la solitude on met en avant l'ambition, nous répondrons que c'est elle précisément qui nous l'inspire; car que fuit-elle davantage que la société? que recherche-t-elle davantage que d'avoir les coudées franches?—Partout, il est possible de faire bien et de faire mal; toutefois, si le mot de Bias est juste: «Que la majorité des hommes est aussi la pire»; ou encore, si ce que dit l'Ecclésiastique est vrai: «Que sur mille il n'y en a pas un de bon»; ou le poète: «Les gens de bien sont rares; à peine pourrait-on en trouver autant que Thèbes a de portes ou le Nil d'embouchures (Juvénal)», la contagion du mal est grande pour qui est mêlé à la foule. Il faut ou imiter les gens vicieux ou les haïr, alternatives également dangereuses; leur ressembler, cela conduit loin, car ils sont beaucoup; quant à les haïr, ils sont si nombreux, en des genres si divers, qu'il faudrait en haïr beaucoup.—C'est avec raison que les marchands qui font le négoce par mer, regardent à ne pas faire monter leurs navires par des gens dissolus, blasphémateurs ou méchants, estimant qu'une telle société ne peut aboutir qu'à mal.—C'est aussi pour cela que Bias disait, en manière de plaisanterie, à ceux en compagnie desquels il se trouvait exposé aux dangers d'une violente tourmente et qui invoquaient le secours des dieux: «Taisez-vous donc, qu'ils ne s'aperçoivent pas que vous êtes ici avec moi.»—L'exemple d'Albuquerque, vice-roi de l'Inde pour Emmanuel, roi de Portugal, est encore plus typique: sur le point de périr dans un accident de mer, il prit un jeune enfant sur ses épaules, à cette fin que, dans leur péril commun, son innocence prise en considération par la miséricorde divine, lui serve de sauvegarde et que, par elle, * il soit sauvé.
Ce n'est pas que le sage ne puisse vivre partout content, et même s'isoler au milieu des courtisans qui encombrent les palais; mais, s'il est libre de choisir, il en fuira même la vue, disent les philosophes: si c'est nécessaire, il se résignera à demeurer; s'il le peut, il choisira l'autre parti. Il n'estime pas avoir fait assez en se défaisant de ses propres vices; le résultat n'est pas complet, s'il lui faut lutter contre ceux des autres; Charondas châtiait comme mauvais, ceux convaincus de hanter la mauvaise compagnie.—Il n'est pas d'être plus sociable ni moins sociable que l'homme; il est l'un par nature, il est l'autre en raison de ses vices. Antisthène ne me semble pas avoir fait une réponse judicieuse quand, à quelqu'un qui lui reprochait de fréquenter la société des méchants, il disait: «Les médecins vivent bien avec les malades.» Les médecins aident, il est vrai, à la santé des malades, mais ils compromettent la leur par la contagion à laquelle ils sont exposés, l'influence pernicieuse qu'exerce la vue continuelle des maladies et les soins auxquels ils participent pour les combattre.
Ce que la plupart des hommes recherchent dans la solitude, c'est d'y vivre loin des affaires et en repos; mais elle ne nous dégage ni de la gestion de tous soins domestiques, ni surtout de nos vices.—Le but que nous nous proposons quand nous recherchons la solitude est uniquement, je crois, de vivre plus à l'aise et comme il nous convient; mais nous n'en prenons pas toujours le bon chemin. Souvent on pense avoir abandonné toute occupation, on n'a fait qu'en changer. Le gouvernement d'une famille ne cause guère moins de tracas que celui d'un état. L'âme occupée à une chose, s'y absorbe complètement, et alors même que ce ne sont que des occupations domestiques peu importantes, elles n'en sont pas moins importunes. Bien plus, nous avons pu nous retirer de la cour, renoncer aux affaires, nous ne sommes pas pour cela délivrés des principaux tourments de la vie: «C'est la raison et la prudence, et non ces plages d'où l'on voit l'étendue des mers, qui dissipent le chagrin (Horace).» L'ambition, l'avarice, l'irrésolution, la peur, nos désirs déréglés ne nous abandonnent pas, lors même que nous changeons de contrée: «Le souci monte en croupe et galope avec lui (Horace).» Ils nous suivent jusque dans les cloîtres et les écoles de philosophie; il n'est ni déserts, ni anfractuosités de rocher, ni mortifications, ni jeûnes qui nous en affranchissent: «Le trait mortel demeure à son flanc attaché (Virgile).»
On disait de quelqu'un à Socrate que sous aucun rapport il ne s'était amendé dans un voyage qu'il venait de faire: «Je crois bien, dit le philosophe, il s'était emporté avec lui.»—«Pourquoi aller chercher des pays éclairés d'un autre soleil? Suffit-il donc de fuir sa patrie, pour se fuir soi-même (Horace)?»—Si tout d'abord on ne décharge son âme du poids qui l'oppresse, le mouvement ne fait qu'accroître l'oppression; tel un navire qui fatigue moins quand son chargement est bien arrimé. Vous causez à un malade plus de mal que de bien, en le faisant changer de place; en le remuant, le mal se précipite au fond de lui, comme le contenu d'un sac quand on le secoue, comme les pieux qui pénètrent plus profondément et plus solidement quand on les ébranle et qu'on les remue. Aussi, ne suffit-il pas de changer de place, de s'éloigner de la foule, il faut encore écarter de nous celles de nos idées qui nous sont communes avec elle; il se faut séquestrer et rentrer en pleine possession de soi-même: «J'ai rompu mes fers, dites-vous?—Oui, comme le chien qui a tiré sur sa chaîne et qui, dans sa fuite, en traîne une partie à son cou (Perse).»—Nous emportons nos fers avec nous; notre liberté n'est pas complète, nous tournons nos regards vers ce que nous avons laissé, nous en avons l'imagination pleine: «Si l'âme n'est pas rassise, que de combats intérieurs à supporter, que de périls à vaincre! Quels soucis, quelles craintes, quelles inquiétudes rongent l'homme en proie à ses passions! Quels ravages font en notre âme l'orgueil, la débauche, la colère, le luxe, l'oisiveté (Lucrèce)!»
Affranchir notre âme des passions qui la dominent, la détacher de tout ce qui est en dehors de nous, c'est là la vraie solitude; on peut en jouir au milieu des villes et des cours.—«Notre mal a son siège dans notre âme qui ne peut se soustraire à elle-même (Horace)», il faut donc l'en extirper, puis nous concentrer en nous-mêmes. C'est en cela que consiste la vraie solitude; nous en pouvons jouir au sein des villes et des cours; mais on en jouit plus commodément en s'en tenant à l'écart. Puisque nous projetons de vivre seuls, en dehors de toute compagnie, faisons donc en sorte que notre contentement ne dépende que de nous; rompons tout ce qui nous attache aux autres, faisons en sorte de pouvoir vivre effectivement seuls et, en cet état, vivre à notre aise.
Stilpon, échappé à l'incendie de sa ville natale, y avait perdu sa femme, ses enfants et tout ce qu'il possédait. Démétrius Poliorcète, le voyant demeurer calme devant les ruines de sa patrie, lui demanda s'il n'avait éprouvé aucun dommage. Stilpon lui répondit «que non; que, Dieu merci, il n'avait rien perdu de lui-même».—C'est ce qu'exprimait sous une forme plaisante le philosophe Antisthène: «L'homme doit se pourvoir, disait-il, de provisions susceptibles de flotter sur l'eau, afin qu'elles puissent, avec lui, échapper à la nage dans un naufrage»; et en effet, le sage qui conserve la possession de lui-même, n'a rien perdu.—Quand la ville de Nole fut mise à sac par les Barbares, Paulin, qui en était évêque, y perdit tout son avoir et demeura leur prisonnier. Il n'en adressait pas moins cette prière à Dieu: «Seigneur, continue à me garder de sentir ce malheur; ce qui est moi, tu le sais, n'a pas encore jusqu'ici été atteint»; les richesses qui le faisaient réellement riche, les biens auxquels il devait d'être bon, étaient demeurés intacts. Voilà ce que c'est que de faire choix de trésors qui peuvent être mis à l'abri de tout dommage et de les cacher en tel lieu que personne n'y pénètre et qui ne peut être révélé que par nous-mêmes.—Il faut avoir femme, enfants, fortune et surtout la santé, si on peut, mais ne pas s'y attacher au point que notre bonheur en dépende. Il faut se réserver une sorte d'arrière-boutique exclusivement à nous, indépendante, où nous soyons libres dans toute l'acception du mot, qui soit notre principal lieu de retraite et où nous soyons absolument seuls; là, nous nous entretiendrons d'ordinaire de nous avec nous-mêmes: entretien intime, auquel nul ne sera admis et qui ne portera sur aucun sujet autre. Nous nous y abandonnerons à nos pensées sérieuses ou gaies, comme si nous n'avions ni femme, ni enfants, ni biens, ni train de maison, ni serviteurs, de telle sorte que s'ils viennent à nous manquer, ce ne soit pas chose nouvelle pour nous que de nous en passer. Nous avons une âme susceptible de se replier sur elle-même et de se suffire en sa propre compagnie, d'attaquer comme de se défendre, de recevoir et de donner, ne craignons donc pas dans le tête à tête avec nous-mêmes d'en arriver à croupir dans une ennuyeuse oisiveté: «Dans ta solitude, sois à toi-même le monde (Tibulle).» La vertu se contente par elle-même, sans avoir besoin de règles, de paroles ni d'actes.
Les hommes se passionnent pour mille choses qui ne les concernent point.—Dans ce qui constitue nos occupations habituelles, sur mille, il n'en est pas une où nous soyons directement intéressés à ce que nous faisons. Celui-ci, que tu vois furieux et hors de lui, bravant la fusillade et gravissant cette pente rapide pour escalader ces murailles en ruines; cet autre qui lui est opposé, hâve, souffrant de la faim, couvert de cicatrices et résolu à périr plutôt que de laisser pénétrer son adversaire, penses-tu qu'ils agissent pour leur propre compte? C'est pour celui de tel et de tel, qu'ils n'ont jamais vus et qui n'ont guère souci de leurs faits et gestes, plongés qu'ils sont dans l'oisiveté et les plaisirs, pendant que les premiers se morfondent.—Celui-ci atteint de pituite, de maux d'yeux, vêtu misérablement, que tu vois sortir après minuit de son lieu d'études, crois-tu qu'il y ait passé son temps à rechercher dans les livres ce qu'il lui faut faire pour se perfectionner dans le bien, arriver à être plus content de son sort et progresser dans la sagesse? Il s'agit bien de cela! Il mourra à la tâche ou finira par révéler à la postérité le rythme dans lequel sont écrits les vers de Plaute et la véritable orthographe d'un mot latin.—Qui n'échange de propos délibéré la santé, le repos, la vie, pour la réputation et la gloire, monnaie courante la plus inutile, la plus vaine, la plus fausse de toutes celles dont nous faisons usage?—Notre propre mort ne nous inspire pas déjà assez de frayeur, que nous nous intéressons encore à celle de nos femmes, de nos enfants, de nos gens! Nos affaires ne nous donnent pas assez de peine, il faut que nous ajoutions à nos tourments, à nos cassements de tête, en nous occupant de celles de nos voisins et de nos amis: «Comment peut-on se mettre en tête d'aimer quelque chose plus que soi-même (Térence)!»
La retraite convient surtout à ceux qui ont consacré la majeure partie de leur vie au service de l'humanité.—La solitude me semble surtout indiquée et avoir raison d'être pour ceux qui ont consacré à l'humanité la plus belle partie de leur vie, celle où ils étaient en pleine activité, ainsi que fit Thalès. C'est assez avoir vécu pour les autres, vivons pour nous au moins durant le peu de temps qui nous reste; recueillons-nous, et, dans le calme, remémorons-nous nos pensées et ce que furent nos intentions. Ce n'est pas une petite affaire qu'une retraite consciencieuse: cela occupe assez, sans y joindre d'autres entreprises en cours. Puisque Dieu nous donne le loisir de prendre nos dispositions pour quitter ce monde, préparons-nous-y, plions bagage; prenons de bonne heure congé de la compagnie; dégageons-nous de ces engagements par trop pressants qui nous lient ailleurs et nous distraient dans notre retour sur nous-mêmes.
Il faut être capable de faire abstraction de toutes nos obligations, et, faisant un retour sur nous-mêmes, être exclusivement à nous; tempéraments qui s'y prêtent le mieux; comment y arriver.—Il faut rompre avec de trop fortes obligations; nous pouvons encore aimer ceci ou cela, mais ne pouvons plus épouser que nous; autrement dit, ce qui est en dehors de nous peut ne pas nous demeurer étranger, mais il ne faut pas nous y attacher au point que cela fasse corps avec nous et qu'on ne puisse l'en séparer sans nous écorcher et, avec, arracher quelque partie de nous-mêmes. La chose la plus importante du monde est de savoir s'appartenir. Il est temps de nous retirer de la société puisque nous ne pouvons plus rien lui apporter; celui qui n'est pas à même de prêter, doit se défendre d'emprunter. Nos forces nous manquent; rompons et replions-nous sur nous-mêmes. Que celui qui alors peut reporter sur soi et se rendre à lui-même les devoirs qu'on attend d'ordinaire de l'amitié et de la société, le fasse; mais, dans sa chute qui le rend inutile, importun et à charge aux autres, qu'il se garde d'être à charge, importun et inutile à lui-même. Qu'il se flatte, se caresse, mais surtout qu'il se régente; qu'il respecte et craigne sa raison et sa conscience, si bien qu'il ne puisse faire sans honte un faux pas en leur présence: «Il est rare en effet que chacun se respecte assez soi-même (Quintilien).»
Socrate dit que les jeunes gens doivent s'instruire; les hommes faits, pratiquer ce qui est bien; les vieillards, cesser toute occupation civile et militaire, vivre comme bon leur semble, sans être astreints à un travail déterminé. Il y a des tempéraments plus disposés les uns que les autres à se conformer à ces principes qui imposent de se retirer. Ceux qui sont timides et de peu d'énergie, ceux dont les sentiments et la volonté délicate ne se plient pas et ne se livrent pas aisément, et je suis de ces derniers autant par nature que par raison, les acceptent plus volontiers que ceux dont l'activité, le besoin de s'occuper, les portent à se mêler de tout, à s'engager partout, à se passionner à propos de tout; qui s'offrent, se présentent, se donnent à toutes occasions.
Il faut user de ce que nous avons, mais sans nous en faire une nécessité, et être prêts à nous en passer si la fortune vient à nous en priver.—Il faut user des avantages que, d'aventure, nous rencontrons autour de nous, en tant qu'ils sont à notre convenance, mais sans y attacher un intérêt capital; ce ne saurait être, et la raison non plus que la nature ne le veulent pas. Pourquoi, contrevenant à leurs lois, nous mettrions-nous, en ce qui touche notre commodité, sous la dépendance d'autrui? Anticiper sur les accidents que peut nous ménager la mauvaise fortune, n'est pas davantage à faire: se priver bénévolement des satisfactions qui sont en notre pouvoir, comme quelques-uns font par dévotion, et certains philosophes par conviction; se passer de serviteurs; coucher sur la dure; se crever les yeux; jeter ses richesses à l'eau; rechercher la douleur, comme font les uns dans l'espérance que les souffrances de cette vie leur vaudront la béatitude éternelle dans l'autre; ou comme d'autres font, pour, en se reléguant au plus bas de l'échelle sociale, se garantir de tomber plus bas encore, c'est le fait d'une vertu exagérée. Que les natures particulièrement sévères et mieux trempées se défendent de la sorte des orages de ce monde, cela leur fait honneur et demeure comme exemple: «Pour moi, quand je ne puis avoir mieux, je sais me contenter de peu et vante la paisible médiocrité; si mon sort devient meilleur, je proclame qu'il n'y a de sages et d'heureux que ceux dont le revenu est fondé sur de bonnes terres (Horace)»; j'estime moi aussi qu'il y a assez à faire, sans aller aussi loin. Il me suffit, quand la fortune me sourit, de me préparer à ses infidélités, et de me représenter, alors que j'ai l'esprit à l'aise, le mal qui peut m'advenir autant qu'il est possible de se l'imaginer, comme nous faisons dans les joutes et les tournois, auxquels nous nous livrons en pleine paix, pour nous exercer à un simulacre de la guerre. Je ne considère pas moins comme réglé dans ses mœurs le philosophe Arcésilaüs, quoique je sache qu'il faisait usage de vaisselle d'or et d'argent, ce que sa situation de fortune lui permettait; et je l'estime plus d'en avoir usé avec modération et libéralité, que s'il s'en fût défait.
Je cherche à me rendre compte jusqu'où peuvent aller les nécessités auxquelles nous sommes exposés. Quand je vois un pauvre qui mendie à ma porte et qui souvent est plus enjoué et mieux portant que moi, je me suppose à sa place, j'essaie d'amener ma pensée à être conforme à la sienne; et, de lui, passant à d'autres semblablement éprouvés, cela me conduit à penser à la mort, à la pauvreté, à la perte de toute considération, à la maladie, qui peuvent inopinément fondre sur moi. L'appréhension que j'en éprouve en est diminuée quand je songe avec quelle patience les acceptent d'autres de moindre situation que la mienne; car je ne puis croire que la faiblesse d'esprit soit, en pareille occurrence, de plus d'effet que la force d'âme, ou que la raison ne puisse conduire aux mêmes résultats que l'habitude. Sachant combien ces commodités de la vie, si accessoires, tiennent à peu de chose, je ne laisse pas, quand j'en ai la pleine jouissance, de supplier Dieu avec instance de faire que je sois content de moi-même et me contente de ce que je possède.—Je vois des personnes, jeunes encore et en excellente santé, avoir malgré cela, dans leur demeure, quantité de pilules pour le cas où elles auraient un rhume, qu'elles risquent d'autant moins d'attraper qu'elles pensent avoir le remède sous la main. Il faut faire de même; et plus encore si on se sent exposé à quelque maladie plus sérieuse, auquel cas on se prémunit de médicaments qui calment et endorment l'organe qui peut se trouver menacé.
Occupations qui conviennent davantage dans la vie solitaire.—L'occupation à préférer par qui recherche la solitude, ne doit être ni pénible ni ennuyeuse; autrement, il ne servirait à rien d'avoir recherché l'isolement dans le dessein d'y trouver le repos. Elle dépend du goût particulier de chacun; le mien ne me porte guère à faire valoir mes propriétés; ceux qui en ont le goût, feront bien de s'y adonner avec modération: «Qu'ils tâchent de se mettre au-dessus des choses, plutôt que de s'y assujettir (Horace)»; sinon cela deviendra pour eux une œuvre servile, comme la qualifie Salluste. Parmi les occupations que comporte l'exploitation d'un domaine, il en est cependant que j'excuse davantage, telles que le jardinage que, d'après Xénophon, pratiquait Cyrus; et il est possible de trouver un moyen terme, entre le travail grossier, peu relevé, astreignant et réclamant toute attention qui s'impose à ceux qui s'y adonnent complètement, et la nonchalance profonde et excessive de certains qui y laissent tout à l'abandon: «Les troupeaux des voisins venaient manger les moissons de Démocrite, pendant que dégagé de son corps, son esprit voyageait dans l'espace (Horace).»
Pline et Cicéron conseillent de mettre à profit la retraite, pour se faire un nom par quelque œuvre littéraire.—Écoutons le conseil que donne Pline le jeune à son ami Caninius Rufus à ce sujet de la vie solitaire: «Je te conseille, dans la retraite absolue que tu t'es créée et où tu as latitude de vivre aussi confortablement que tu l'entends, d'abandonner à tes gens les travaux pénibles et humiliants de l'exploitation et de t'adonner à l'étude des lettres pour arriver à produire quelque chose qui te soit personnel.» Pline veut dire par là d'appliquer ses loisirs à se faire un nom, ainsi que le comprenait Cicéron, qui dit vouloir employer sa solitude et le repos que lui laissent les affaires publiques, à s'acquérir par ses écrits une gloire immortelle. «Hé quoi! ton savoir n'est-il rien, si on ne sait que tu as du savoir (Perse)»; il semble que du moment qu'on parle de se retirer du monde, il serait rationnel de tourner ses regards du côté où il n'est pas. Pline et Cicéron ne le font qu'à demi; ils prennent bien leurs dispositions pour le moment où ils s'en retireront, mais par une singulière contradiction, bien que séparés du monde, c'est de lui qu'ils prétendent tirer la satisfaction qu'ils se promettent de la vie solitaire qu'ils ont adoptée.
Cas particulier de ceux qui, par dévotion, recherchent la vie solitaire.—Ceux qui, par dévotion, recherchent la solitude, affermis dans leur résolution par la certitude d'une autre vie, que leur donnent les promesses divines, sont bien plus sagement conséquents avec eux-mêmes. Ils aspirent à Dieu, être infini en bonté et en puissance, et l'âme, en toute liberté, trouve à satiété dans la retraite la satisfaction des désirs qu'elle peut concevoir: les afflictions, les douleurs tournent à leur avantage, leur donnant des titres à posséder un jour la santé et le bonheur éternels; la mort vient à souhait pour les faire entrer à cet état si parfait; la rigueur des règles qu'ils s'imposent est atténuée, dès le début, par l'habitude qu'ils en prennent, et les appétits de la chair, rebutés par le refus qui leur est sans cesse opposé, s'endorment, rien ne les entretenant comme l'usage et l'exercice. Cette autre vie heureuse et immortelle qu'ils se promettent, mérite bien à elle seule que nous renoncions sans arrière-pensée aux commodités et aux douceurs de la nôtre; et qui peut embraser son âme de l'ardeur de cette foi que rien n'ébranle et de cette espérance qu'engendre une conviction réelle et constante, mène en la solitude une existence pleine de voluptés et de délices, qui laisse loin derrière elle toutes les satisfactions que nous peut donner tout autre genre de vie.
Combien peu est raisonnable le conseil de Pline et de Cicéron.—Ni le but qu'indique Pline, ni le moyen qu'il propose ne me satisfont donc; ils nous font tomber de mal en pire. S'adonner aux lettres est un travail aussi pénible que tout autre et aussi dangereux pour la santé, ce qui est un point essentiel à considérer, et il ne faut pas se laisser endormir par le plaisir qu'on peut y trouver; c'est toujours le plaisir excessif qu'il prend à la satisfaction de ce qu'il a à cœur, qui perd l'homme, qu'il soit économe, avare, voluptueux ou ambitieux. Les sages nous mettent assez en garde contre la trahison de nos appétits; ils nous apprennent à discerner parmi les plaisirs qui s'offrent à nous, ceux qui sont vrais et non susceptibles de laisser d'amertume après eux, et ceux qui ne sont pas sans mélange et desquels nous devons attendre plus de peine que de satisfaction. La plupart des plaisirs, disent-ils, nous chatouillent agréablement et nous embrassent, mais pour nous étrangler, comme faisaient les brigands que les Égyptiens désignaient sous le nom de «Philistas». Si le mal de tête qui résulte de l'ivresse survenait avant elle, nous nous garderions de trop boire; mais la volupté agit comme l'ivresse, pour nous mieux tromper, elle va devant, nous cachant quelles conséquences elle traîne à sa suite.—Les lettres sont un passe-temps agréable, mais si nous nous y absorbons au point d'en perdre la gaîté et la santé, ce qu'en somme nous avons de mieux, renonçons-y; je suis de ceux qui pensent que les avantages qu'elles nous procurent, ne compensent pas une telle perte. Les hommes affaiblis par quelque indisposition qui se prolonge, finissent par se mettre à la merci du médecin, et, afin de ne plus aller à l'encontre de ce que l'art indique en pareil cas, se font prescrire le régime à suivre; celui qui, ennuyé et pris de dégoût, se retire de la vie commune, doit également observer dans le nouveau genre de vie qu'il adopte les règles de la raison et, de parti pris et par sagesse, se ranger à ce qu'elles indiquent.
Études et soins auxquels on peut se livrer dans la solitude; sciences dont, à ce moment, il ne faut pas s'embarrasser l'esprit.—Il devra avoir renoncé à tout travail quel qu'il soit et de quelque façon qu'il se présente, et aussi, d'une manière générale, fuir les passions qui portent atteinte à la tranquillité soit du corps, soit de l'âme, et «choisir ta voie la plus conforme à son caractère (Properce)».—Qu'il se livre à la culture, à l'étude, à la chasse ou à tout autre exercice, il peut le faire dans la mesure où il y trouve son plaisir, mais qu'il se garde d'aller au delà, car alors la peine commence à s'y mêler. Il ne se faut créer d'ouvrage et ne s'occuper que dans la limite où c'est nécessaire pour nous tenir en haleine et nous préserver des incommodités qu'entraîne l'exagération contraire, l'oisiveté qui amollit et assoupit.—Il y a des sciences stériles et ardues qui, pour la plupart, ont surtout de l'intérêt pour le monde, laissons-en l'étude à ceux qui sont à son service. Pour moi, je n'aime que les livres distrayants et faciles, dont la lecture m'est agréable, ou encore ceux qui m'apportent des consolations et me donnent des conseils sur la manière de diriger ma vie et de me préparer à la mort: «Me promenant en silence dans les bois et m'occupant de tout ce qui est digne d'un homme rangé et vertueux (Horace).»
Les gens plus sages que moi, à l'âme forte et élevée, peuvent se créer un repos tout spirituel; moi qui l'ai comme tout le monde, j'ai besoin que les commodités du corps me viennent en aide; et l'âge venant de m'enlever celles qui étaient le plus à mon gré, je recherche celles que me permet encore cette époque de ma vie et me mets en mesure d'en profiter. Il faut, par tous les moyens en notre pouvoir, y employant nos dents et nos griffes, nous conserver la jouissance des satisfactions de l'existence que les ans nous arrachent successivement des mains les unes après les autres: «Jouissons; seuls les jours que nous donnons au plaisir sont à nous; bientôt tu ne seras plus que cendre, ombre, fable (Perse).»
La gloire et le repos sont choses incompatibles.—Or, Pline et Cicéron nous donnent comme but à poursuivre, de la gloire à acquérir; c'est bien loin de mon compte. La disposition d'esprit la plus contraire à la vie solitaire, c'est l'ambition: gloire et repos sont choses qui ne vont pas ensemble. Pline et Cicéron, je le vois, ne se sont dégagés que de corps du flot humain; plus que jamais ils y demeurent engagés d'âme et d'intention: «Vieux radoteur, ne travailles-tu donc que pour amuser l'oisiveté du peuple (Perse)?» ils n'ont reculé que pour mieux sauter et, par un vigoureux effort, pénétrer plus avant dans la foule.
Vous plaît-il de voir combien ils sont dans l'erreur? Comparons leur avis à celui d'Épicure et de Sénèque, deux philosophes appartenant à deux écoles très différentes l'une de l'autre, écrivant l'un à Idoménée, l'autre à Lucilius leurs amis, pour les amener à abandonner la vie publique et les grandeurs, et vivre dans la retraite: «Vous avez jusqu'ici, disent-ils, vécu nageant et flottant sur les mers; rentrez au port pour y mourir. Vous avez passé toute votre vie en pleine lumière, vivez à l'ombre ce qui vous en reste. Ce ne serait pas quitter vos occupations, que de ne pas renoncer du même coup au bénéfice qu'elles produisent; c'est pourquoi il faut vous défaire de toute arrière-pensée de gloire et de renom; il serait mauvais pour votre repos, que le rayonnement de vos actions passées vous suive jusque dans votre refuge, vous mettant par trop en évidence. En même temps que vous renoncez aux autres voluptés, renoncez à celle que procure l'approbation des hommes; et quant à ce qui est de votre science et de vos capacités, n'en ayez souci; elles ne seront pas perdues si vous-même venez à valoir davantage. Souvenez-vous de ce quidam auquel on demandait à quoi lui servait de se donner tant de peine pour acquérir un talent que peu de personnes sauraient qu'il possède, et qui répondait: «S'il y en a un petit nombre à le savoir, cela me suffit; s'il y en a une seule, c'est assez; s'il n'y en a aucune, cela me suffit encore»; il était dans le vrai. Vous et un autre vous tenant compagnie, vous vous suffisez bien, en cette scène continue de théâtre qu'est la vie, à vous servir réciproquement de public; si vous êtes seul, soyez-vous à la fois acteur et spectateur; que la foule ne compte à vos yeux que comme un témoin unique, et qu'un seul témoin ait pour vous la même importance qu'un public nombreux. C'est une ambition qui témoigne de la faiblesse que de vouloir faire servir à la gloire l'oisiveté et la retraite dans lesquelles on vit; il faut faire comme font les animaux qui effacent leurs traces à l'entrée de leur tanière, quand ils y rentrent. Vous n'avez plus à chercher à faire que le monde parle de vous; vous n'avez à vous préoccuper que de ce qu'il faut que vous vous disiez à vous-même. Rentrez en vous, mais tout d'abord préparez-vous à vous y recevoir; car ce serait folie, si vous ne savez quelle conduite tenir à cet effet, de vous en fier à votre seule inspiration. On peut errer dans la vie solitaire, tout comme lorsqu'on vit en société. Tant que vous n'êtes pas en mesure de vous présenter dans une attitude irréprochable, devant qui vous n'oseriez paraître autrement, tant que vous ne vous inspirez pas à vous-même pudeur et respect, «remplissez-vous l'esprit de nobles images (Cicéron)»; ayez toujours présents à l'imagination Caton, Phocion, Aristide devant lesquels les fous eux-mêmes cacheraient leurs fautes et faites-les juges de vos intentions. Si ces intentions sont autres qu'elles ne devraient, la déférence que vous avez pour eux vous remettra dans la bonne voie; ils vous y maintiendront, vous amenant à vous suffire, à n'emprunter qu'à vous, à faire que votre âme se fixe et s'affermisse sur des pensées, en nombre limité et d'ordre déterminé, où elle puisse se complaire; vous arriverez ainsi à reconnaître et à comprendre que ce sont là les seuls biens vraiment dignes de ce nom, biens dont on jouit dès qu'on le comprend, et vous vous en contenterez, sans souhaiter que votre vie se prolonge ni que votre nom acquière de la célébrité.»—Voilà bien le conseil d'une vraie philosophie, conforme aux lois de la nature; et non d'une philosophie toute d'ostentation, pleine de verbiage, comme celle de Pline et de Cicéron.
CHAPITRE XXXIX. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXXIX.)
Considérations sur Cicéron.
Cicéron et Pline le jeune étaient des ambitieux; ils ont été jusqu'à solliciter les historiens de faire l'éloge de leurs faits et gestes.—Encore un fait qui fera ressortir la différence entre Epicure et Sénèque d'une part, Cicéron et ce Pline de l'autre. Les écrits mêmes de ceux-ci, qui, à mon sens, ressemblent peu, par l'esprit qui y règne, à ceux de Pline le naturaliste, oncle de ce dernier, sont des témoignages irrécusables d'une nature ambitieuse au delà de toute mesure. N'y sollicitent-ils pas entre autres, au su de tout le monde, les historiens de leur temps de ne pas omettre de les faire figurer dans leurs ouvrages! La fortune, comme pour se jouer d'eux, a fait parvenir jusqu'à nous ces vaniteuses requêtes, alors que depuis longtemps sont perdus ces ouvrages où il est question d'eux.
Même dans leurs lettres intimes, ils ont recherché l'élégance du style; ils semblent ne les avoir écrites que pour être publiées.—Mais ce qui dénonce la petitesse de sentiments de personnages de ce rang, c'est d'avoir voulu faire concourir pour une large part à leur gloire, leur intempérance et leur futilité de langage, en prétendant conserver à la postérité jusqu'aux lettres familières qu'ils écrivaient à leurs amis; au point que quelques-unes n'ayant pas été envoyées après avoir été écrites, ils les publient quand même, en donnant pour excuse que c'est afin de ne pas perdre leur peine et leurs veilles. Convient-il vraiment à deux consuls romains, premiers magistrats d'une république souveraine du monde, d'employer leurs loisirs à préparer et rédiger en style des mieux tournés de belles épîtres, dans le but d'acquérir la réputation de bien écrire la langue de leur nourrice! Que ferait de pire un simple maître d'école dont ce serait le gagne-pain?—Si les hauts faits de Xénophon et de César n'eussent surpassé de beaucoup leur éloquence, je doute qu'ils les eussent écrits; ce qu'ils ont cherché à faire connaître, c'est la conduite qu'il ont tenue dans les événements auxquels ils ont été mêlés, et non leur manière de les raconter. Si la perfection du langage pouvait valoir une gloire de bon aloi à de hauts personnages, Scipion et Lælius n'eussent certainement pas cédé à un esclave africain l'honneur qui pouvait leur revenir de leurs comédies et de leurs autres écrits où se manifestent toutes les délicatesses les plus délicieuses de la langue latine, car il est hors de doute que l'œuvre de Térence est la leur; outre que l'auteur en convient, cela ressort de sa beauté et de sa perfection mêmes, et de fait, je serais bien au regret que l'on me prouvât le contraire.
Les rois et les grands ne doivent pas tirer vanité d'exceller dans les arts et les sciences; seuls les talents et les qualités qui importent à leur situation, sont susceptibles de leur faire honneur.—C'est en quelque sorte se moquer et faire injure à quelqu'un que de chercher à le faire valoir en lui attribuant des qualités qui, si louables qu'elles soient par elles-mêmes, ne conviennent pas à son rang; ou encore en lui en attribuant d'autres que celles qui doivent être en lui en première ligne. C'est comme si on louait un roi d'être bon peintre ou bon architecte, ou encore adroit au tir ou à courir des bagues; de tels éloges ne font honneur que s'ils sont présentés d'une façon générale et ajoutent à ceux que peuvent mériter, par les qualités propres à la situation qu'ils occupent, ceux auxquels ils s'adressent; dans le cas pris pour exemple, à la justice du prince, à l'entente avec laquelle il dirige les affaires de l'État en paix comme en guerre. C'est de la sorte que ses connaissances en agriculture ont honoré Cyrus; que son éloquence et sa culture des belles-lettres ont honoré Charlemagne. Bien plus, j'ai vu de mon temps des personnages qui devaient leurs titres et leur situation à leur talent calligraphique, renier leurs débuts, s'appliquer à avoir une mauvaise écriture et affecter une profonde ignorance de ce savoir si vulgaire que le peuple estime ne se rencontrer guère chez les personnes instruites, et chercher à se recommander par des qualités plus importantes.—Démosthènes étant en ambassade auprès de Philippe, ses compagnons louaient ce prince d'être beau, éloquent et buveur émérite. Ce sont là, dit Démosthènes, des qualités faisant plus d'honneur à une femme, à un avocat et à une éponge, qu'à un roi: «Qu'il commande, qu'il terrasse l'ennemi qui résiste et soit clément à l'égard de celui réduit à l'impuissance (Horace).» Ce n'est pas le métier d'un roi de savoir bien chasser ou bien danser: «Que d'autres plaident éloquemment; que d'autres, armés du compas, décrivent les mouvements du ciel, prédisent le cours des astres; son rôle à lui, est de savoir gouverner (Virgile).»
Plutarque dit davantage: Se montrer aussi supérieur dans des choses accessoires, c'est témoigner avoir mal disposé de son temps, n'en avoir pas employé autant que l'on eût dû à l'étude de choses plus nécessaires et plus utiles.—C'est ce qui faisait dire à Philippe, roi de Macédoine, entendant son fils, devenu Alexandre le Grand, chanter dans un festin et déployer un talent à rendre jaloux les meilleurs musiciens: «N'as-tu pas honte de chanter si bien?»—C'est le même sentiment qui fit qu'un musicien, avec lequel ce même Philippe discutait sur son art, lui répondit: «Eh! Dieu vous garde, Sire, d'éprouver jamais de tels revers, que vous arriviez à être plus expert que moi en pareille matière.»—Un roi doit pouvoir répondre comme fit un jour Iphicrates à un orateur qui, dans son plaidoyer, le pressait en ces termes: «Eh quoi? qu'es-tu donc pour tant faire le brave? es-tu homme d'armes, es-tu archer, es-tu piquier?»—«Je ne suis rien de tout cela, mais je suis celui qui sait commander à tous ces gens-là.»—Antisthènes vit un indice du peu de valeur d'Ismenias, dans ce qu'on le vantait d'être un excellent joueur de flûte.
Dans ses Essais, Montaigne dit avoir intentionnellement évité de développer les sujets qu'il traite; il se borne à les mentionner, sans même se préoccuper de la forme sous laquelle il les présente.—Je sais bien, quand j'entends quelqu'un parler du style des Essais, que je préférerais qu'il n'en dise rien; ce ne sont pas tant les expressions que l'on relève, que les idées que l'on dénigre, d'une façon d'autant plus mordante qu'on le fait d'une manière indirecte. J'ai pu me tromper, mais combien d'autres, en ce même genre, prêtent encore plus à la critique! Toujours est-il, que ce soit bien ou mal, aucun écrivain n'a amorcé plus de sujets et, en tout cas, n'en a amoncelé autant sur le papier. Pour les y faire tenir en plus grand nombre, je ne fais guère que les énoncer; si je venais à les développer, ce ne serait plus un volume, mais plusieurs qu'il faudrait; beaucoup de faits s'y trouvent mentionnés, dont les conséquences ne sont pas déduites; celui qui voudra les scruter d'un peu près, donnera à ces Essais une extension indéfinie. Ces faits, comme les allégations que j'ai émises, ne sont pas toujours simplement des exemples devant faire autorité ou ajouter à l'intérêt de l'ouvrage; je ne les considère pas seulement comme appuyant mes dires; en dehors de cela, ils peuvent devenir le point de départ de dissertations plus importantes et plus larges, et souvent, en déviant un peu, fournir matière à traiter plus amplement certains sujets particulièrement délicats sur lesquels je n'ai pas voulu ici m'étendre davantage, tant pour moi que pour ceux qui auraient à cet égard ma manière de voir.
Pour en revenir à ce qui est du talent de la parole, je trouve que «ne savoir s'exprimer que d'une manière défectueuse», ou «ne savoir rien autre que bien parler», ne valent guère mieux l'un que l'autre: «Un arrangement symétrique n'est pas digne de l'homme (Sénèque).» Les sages disent qu'au point de vue du savoir il n'y a que la philosophie, et au point de vue des actes que la vertu, qui s'accommodent d'être pratiquées à tous les degrés et dans toutes les conditions de la société.
Combien différent de Pline et de Cicéron, Épicure et Sénèque qui critiquent cette soif de célébrité dans un style moins brillant, mais plus sensé.—On trouve quelque chose d'approchant des idées exprimées par Pline et Cicéron, dans Épicure et Sénèque; eux aussi indiquent que les lettres qu'ils écrivent à leurs amis, vivront éternellement; mais c'est d'autre façon et pour, dans un bon but, se mettre à l'unisson de la vanité de ceux avec lesquels ils sont en correspondance. Ils leur mandent en effet que s'ils demeurent aux affaires par désir de se faire un nom et de le transmettre aux siècles à venir, et s'ils craignent que la solitude et la retraite auxquelles ils les convient ne nuisent à ce résultat, ils peuvent se rassurer; qu'eux, qui leur écrivent, ont assez de crédit sur la postérité pour leur garantir que, ne serait-ce que par les lettres qu'ils leur adressent, ils feront connaître leurs noms et leur donneront plus de célébrité que ne peuvent leur en valoir les actes de leur vie publique.—Outre cette différence avec les lettres de Cicéron et de Pline, celles de nos deux philosophes ne sont pas vides et sans consistance, n'ayant de saillant que la délicatesse des expressions disposées suivant un rythme harmonieux; les leurs, substantielles, parlant raison en de nombreux et beaux passages, sont à même de rendre celui qui les lit, non plus éloquent, mais plus sage, et de lui apprendre non à bien dire, mais à bien faire. Fi de l'éloquence qui fixe notre attention sur elle-même, et non sur les sujets qu'elle traite! Constatons cependant que celle de Cicéron passa pour avoir été d'une telle perfection, qu'elle avait une valeur propre.—A ce propos, je conterai de lui cette anecdote qui fait toucher du doigt sa nature: Il avait à parler en public et était un peu pressé par le temps pour préparer convenablement son discours. Eros, l'un de ses esclaves, vint le prévenir que l'assemblée était remise au lendemain; il en fut si satisfait, que pour cette bonne nouvelle il l'affranchit.
Raisons qui ont fait préférer à Montaigne la forme qu'il a donnée à ses Essais, au lieu du genre épistolaire pour lequel il avait cependant des dispositions particulières.—Un mot sur ce genre épistolaire, dans lequel mes amis estiment que je pourrais réussir et que j'eusse volontiers adopté pour publier les produits de mon imagination, si j'avais eu à qui adresser mes lettres. Mais, pour cela, il eût fallu que j'eusse aujourd'hui, comme je l'avais jadis, une personne avec laquelle je fusse en relations continues, qui m'attirât, m'encourageât et me mit en verve; parce que raisonner, comme d'autres font, sur des hypothèses, je ne saurais le faire qu'en songe; ennemi juré de tout ce qui est faux, je ne saurais davantage m'entretenir de questions sérieuses avec des correspondants imaginaires. J'eusse été plus attentif et plus net dans ce que j'écrivais, si j'avais eu à l'adresser à un ami de l'intelligence et du caractère duquel j'eusse été assuré, plus qu'en m'adressant au public, chez lequel on trouve des gens de toutes sortes; et je suis convaincu que cela m'eût beaucoup mieux réussi. Mon style, naturellement peu sérieux et familier, ne convient guère pour traiter les affaires publiques; mais il m'est bien personnel, conforme de tous points à ma conversation qui est touffue, désordonnée, coupée, d'un caractère tout particulier.
Rien de ridicule comme les formules oiseuses de respect et d'adulation qu'on prodigue de nos jours dans la correspondance privée; comment lui-même procédait à la sienne.—Je ne m'entends pas à écrire des lettres cérémonieuses, qui ne sont au fond qu'une suite ininterrompue de belles phrases courtoises. Les longues protestations d'affection et les offres de service ne sont ni dans mes moyens, ni dans mes goûts; je n'en pense pas si long et il me déplaît d'en dire plus que je n'en pense. Cela n'est guère dans les usages actuels qui comportent une débauche de formules de politesse obséquieuses et serviles, comme il n'en fut jamais, où il est fait un tel abus dans les relations courantes de ces mots: Vie, âme, dévotion, adoration, serf, esclave, que si l'on veut marquer une sympathie particulièrement accentuée et respectueuse, les termes pour l'exprimer font défaut.
J'ai horreur d'avoir l'air d'un flatteur, et comme j'ai naturellement le parler bref, allant droit au but, dépourvu d'ambages, je semble, pour ceux qui ne me connaissent pas autrement, quelque peu dédaigneux. Ceux que j'honore le plus, sont ceux avec lesquels j'emploie le moins ces formules de politesse affectée; lorsque je suis tout particulièrement content, j'oublie les conventions mondaines. A l'égard de ceux de qui je dépends, je suis peu empressé et témoigne de la fierté; je me jette encore moins à la tête de ceux auxquels je suis le plus attaché; il me semble qu'ils doivent lire en mon cœur et que mes paroles feraient tort à mes sentiments. S'agit-il de souhaiter la bienvenue, de prendre congé, remercier, saluer, faire des offres de service et tous autres compliments emphatiques qu'édicte le cérémonial de la civilité, je ne connais personne qui ne demeure aussi sottement à court que moi. Je n'ai jamais écrit de lettres de recommandation pour solliciter en faveur de quelqu'un, que celui auquel elle était adressée n'ait trouvées sèches et tièdes.—Les Italiens sont forts pour publier des correspondances; j'en ai, je crois, plus de cent volumes; celles d'Annibal Caro me paraissent les meilleures. Si j'avais tout le papier qu'autrefois j'ai barbouillé pour les dames, lorsque ma plume traduisait les élans passionnés qui étaient en moi, peut-être y trouverait-on quelques pages qui mériteraient d'être communiquées à la jeunesse inoccupée, en proie à la même frénésie.
J'écris toujours mes lettres à la hâte et si précipitamment que, bien qu'ayant une écriture insupportablement mauvaise, je préfère écrire moi-même que d'avoir recours à quelqu'un, ne trouvant personne qui puisse me suivre quand je dicte; de plus, je ne me recopie jamais. J'ai habitué les hauts personnages qui me connaissent à admettre mes ratures et mes surcharges, ainsi que mon papier non plié et sans marge. Les lettres qui me coûtent le plus à faire, sont celles qui valent le moins; quand je traîne à les écrire, c'est signe que je n'y suis guère disposé. Je commence d'ordinaire sans plan arrêté, une phrase amène la suivante. De nos jours, les préambules et les enjolivements tiennent dans une lettre plus de place que ce qui en est le sujet. En écrire deux ne me coûte pas tant que d'en plier et cacheter une, aussi est-ce un soin dont je charge toujours un autre; non moins volontiers, quand j'ai achevé de traiter l'objet de ma lettre, je donnerais à quelqu'un commission d'y ajouter ces longues harangues, offres de service et prières par lesquelles nous les terminons et dont je souhaite vivement que l'usage, en se modifiant, nous débarrasse, comme aussi de transcrire la kyrielle des qualités et titres du destinataire, ce qui maintes fois a fait que, de crainte de me tromper, j'ai négligé d'écrire, notamment à des gens de loi et de finance. On a imaginé aujourd'hui tant de charges nouvelles, on a tellement prodigué les distinctions honorifiques et la gradation entre elles est telle, qu'outre la difficulté de s'y reconnaître, ces titres ayant été achetés fort cher par ceux qui les détiennent, on ne peut faire confusion ou commettre d'omissions sans les offenser; en surcharger les en-tête et dédicaces des ouvrages que nous faisons imprimer, est également, à mon avis, de fort mauvais goût.
CHAPITRE XL. (ORIGINAL LIV. I, CH. XL.)
Le bien et le mal qui nous arrivent, ne sont souvent tels
que par l'idée que nous nous en faisons.
La diversité des opinions sur les biens et les maux est grande; la mort elle-même n'apparaît pas à tous comme un mal.—Les hommes, dit une ancienne sentence grecque, sont tourmentés par l'idée qu'ils se font des choses, et non par les choses elles-mêmes. Ce serait un grand pas de fait pour le soulagement de notre misérable condition, s'il était prouvé que c'est là une vérité absolue. Si, en effet, le mal n'a accès en nous que parce que nous le jugeons tel, il semble qu'il est en notre pouvoir, soit de n'en pas tenir compte, soit de le faire servir pour notre bien. Si cela dépend de nous, pourquoi n'en viendrions-nous pas à bout, ou ne le ferions-nous pas tourner à notre avantage? Si ce que nous nommons mal et tourment, n'est par lui-même ni mal ni tourment, et que ce soit notre seule fantaisie qui lui attribue cette qualité, nous pouvons la modifier. Le pouvant, c'est une étrange folie de notre part si, alors que nul ne nous y force, nous nous en tenons à ce qui est le plus ennuyeux pour nous; et que, de notre consentement, les maladies, l'indigence, le mépris que l'on fait de nous, nous causent une impression pénible et désagréable, quand nous avons possibilité qu'elle soit bonne; autrement dit, si la fortune faisant naître simplement l'incident, c'est à nous qu'il appartient que son effet soit de telle ou telle nature.—Voyons donc si on peut affirmer avec quelque autorité que ce que nous appelons mal ne l'est pas par lui-même; ou du moins, ce qui revient au même, si, tel que c'est, il dépend de nous d'en modifier l'apparence sous laquelle cela se présente et l'effet que nous en ressentons.
Si les choses que nous redoutons avaient un caractère qui leur soit propre, s'imposant par lui-même, elles s'implanteraient chez tous de la même façon et leur action serait la même; tous les hommes sont en effet de même espèce et, à peu de différence près en plus ou en moins, pourvus des mêmes organes leur donnant possibilité de concevoir et de juger. La divergence d'idées que nous nous faisons de ces choses, témoigne donc bien nettement qu'elles n'agissent sur nous qu'en raison de la disposition d'esprit en laquelle nous sommes. Pour un qui, par hasard, les admet telles qu'elles sont dans la réalité, mille autres ne les reçoivent qu'en altérant leur caractère et leur en attribuant un tout contraire.—Nous tenons la mort, la pauvreté, la douleur comme nos pires ennemis. Or, cette mort que certains qualifient «d'entre les choses horribles, la plus horrible», qui ne sait que d'autres l'appellent «l'unique abri contre les tourments de cette vie,—le souverain bienfait de la nature,—le seul garant de notre liberté,—l'unique refuge immédiat et commun à tous les hommes, contre tous les maux». Les uns l'attendent en tremblant d'effroi; d'autres la préfèrent à la vie; il en est même qui se plaignent qu'elle soit trop à notre portée: «O mort, plût aux dieux que tu dédaignasses les lâches et que la vertu fût le seul titre à tes préférences (Lucain).» Ne nous occupons pas davantage de ces natures exceptionnelles, chez lesquelles le courage est porté à un si haut degré.
Il est des gens qui plaisantent au seuil même de la mort, en allant au supplice, etc.—Théodore répondait à Lysimaque qui menaçait de le tuer: «Tu feras là un grand coup, à l'instar de ce que peut produire la cantharide.»—La plupart des philosophes se trouvent avoir soit à dessein prévenu la venue de la mort, soit l'avoir hâtée en y aidant.—Combien ne voit-on pas de gens du peuple, conduits à la mort, non pas simplement à la mort, mais à une mort ignominieuse, accompagnée quelquefois de cruels supplices, faire montre d'une telle assurance, les uns par ostentation, les autres tout naturellement, que rien ne semble changé dans l'ordinaire de leur vie. Ils règlent leurs affaires domestiques, se recommandent à leurs amis, chantent, adressent des exhortations à la foule, lui parlent en mêlant parfois à leurs propos le mot pour rire; boivent, en portant la santé de leurs connaissances, avec le même calme, le même courage qu'eut Socrate.
L'un d'eux, que l'on menait au gibet, disait «qu'on se gardât de passer par telle rue, où l'on courrait risque de rencontrer un marchand envers lequel il avait une vieille dette et qui pourrait lui faire mettre la main sur le collet».—Un autre disait au bourreau «de ne pas lui toucher la gorge, parce qu'étant très chatouilleux, il pourrait se faire que cela lui donnât envie de rire».—Un autre répondait à son confesseur qui lui affirmait qu'il souperait le soir même avec Notre-Seigneur: «Allez-y donc, vous; pour moi, je fais jeûne aujourd'hui.»—Un autre ayant demandé à boire, et le bourreau ayant bu le premier au même gobelet, disait «ne pas vouloir boire après lui, de peur d'attraper la vérole».—Chacun connaît l'histoire de ce Picard auquel, pendant qu'il gravissait l'échelle de la potence, on présentait une fille à épouser, moyennant quoi, il aurait la vie sauve (ce que parfois notre justice autorise). Il l'examina un instant et s'apercevant qu'elle boitait: «Fais ton office, pends-moi, dit-il au bourreau; elle boite.»—On dit qu'en Danemark, même fait s'est produit: un homme condamné à avoir la tête tranchée, était sur l'échafaud; on lui fit même proposition; il refusa parce que la fille qu'on lui offrait avait les joues tombantes et le nez trop pointu.—A Toulouse, un valet accusé d'hérésie, donnait pour unique raison de sa croyance que, sur ce point, il s'en rapportait uniquement à son maître, jeune écolier qui était prisonnier comme lui; n'en voulant pas démordre, il préféra la mort à se laisser persuader que son maître pût être dans l'erreur.—Les chroniques rapportent qu'à Arras, quand Louis XI s'empara de la ville, nombre de gens du peuple se laissèrent pendre, plutôt que de consentir à crier: «Vive le roi!»—Parmi les bouffons, ces êtres assez méprisables, il s'en est trouvé qui ont conservé jusqu'à leur dernier moment leur caractère enjoué: l'un d'eux, condamné à être pendu, au moment où le bourreau le lançait dans le vide, s'écria: «Vive le plaisir!» ce qui était son refrain ordinaire.—Un autre, sur le point de rendre l'âme, avait été étendu sur une paillasse, en travers du foyer; le médecin lui demandant où son mal le tenait: «Entre le banc et le feu,» lui répondit-il. Au prêtre qui, pour lui donner l'extrême-onction, cherchait ses pieds contractés et repliés sous lui par l'effet de la maladie: «Vous les trouverez, dit-il, au bout de mes jambes.» Un des assistants l'exhortant à se recommander à Dieu: «Quelqu'un se rend-il donc près de lui?» demanda-t-il. L'autre lui répondant: «Mais c'est vous-même et sous peu, si tel est son bon plaisir.» «Y a-t-il chance que ce soit demain soir?» répliqua-t-il. «Demain ou à un autre moment, peu importe, cela ne tardera pas, poursuivit son interlocuteur; bornez-vous à vous recommander à lui.» «Alors mieux vaut, conclut-il, que je lui porte mes recommandations moi-même.»
Dans les Indes, les femmes s'ensevelissent ou se brûlent vivantes sur le corps de leur mari; fréquemment les vicissitudes de la guerre amènent des populations entières à se donner volontairement la mort.—Dans le royaume de Narsingue, les femmes des prêtres sont, encore aujourd'hui, ensevelies vivantes avec le corps de leurs maris: les autres femmes n'appartenant pas à cette caste sont brûlées vives aux funérailles de leurs époux, et toutes supportent leur sort, non seulement avec fermeté, mais gaîment. A la mort du roi, ses femmes et ses concubines, ses favoris, tous ses officiers et ses serviteurs, et ils sont légion, se présentent avec une joie si manifeste au bûcher où le corps de leur maître est brûlé et dans lequel ils vont eux-mêmes se précipiter, qu'ils témoignent par là tenir pour un très grand honneur de l'accompagner dans l'autre monde.—Pendant nos dernières guerres dans le Milanais, Milan fut si souvent pris et repris que le peuple, rendu impatient par ces changements de fortune multipliés, en vint à une telle insouciance de la mort, que mon père, auquel je l'ai entendu dire, vit compter jusqu'à vingt-cinq chefs de famille qui, en une semaine, se la donnèrent eux-mêmes.—Ce fait est à rapprocher de ce qui se passa au siège de Xanthe par Brutus, dont les habitants, hommes, femmes et enfants, se précipitèrent pêle-mêle au-devant de la mort avec un si ardent désir de la recevoir, qu'on ne saurait faire plus pour sauver sa vie qu'ils ne firent pour la perdre; si bien que Brutus ne put qu'à grand'peine en sauver un petit nombre.
Souvent l'homme sacrifie sa vie à la conservation d'idées politiques ou religieuses.—Toute opinion peut s'emparer de nous avec une force telle qu'il peut nous arriver de la soutenir aux dépens de notre vie.—Le premier article du serment, si empreint de courage, par lequel les Grecs se lièrent au moment des guerres médiques, portait que chacun s'engageait à passer de vie à trépas, plutôt que d'accepter la domination des Perses.—Combien, dans la guerre engagée entre les Turcs et les Grecs, voit-on des premiers subir une mort cruelle, plutôt que de renoncer à la circoncision et se faire baptiser, actes de courage dont toutes les religions du reste nous offrent des exemples.
Les rois de Castille ayant banni les Juifs de leurs états, le roi Jean de Portugal leur vendit, à huit écus par tête, la faculté de se réfugier dans les siens pendant un temps déterminé, au bout duquel ils devaient en sortir; et, pour ce faire, il s'engageait à leur fournir des vaisseaux pour les transporter en Afrique. Le jour arrivé, passé lequel il était spécifié que ceux qui n'auraient pas quitté le territoire seraient réduits en esclavage, les vaisseaux leur furent amenés en nombre insuffisant. Ceux qui purent embarquer, fort vilainement malmenés par les équipages, eurent à subir indignités sur indignités; en outre, promenés sur mer dans un sens puis en sens contraire jusqu'à ce que, leurs provisions étant épuisées, ils fussent contraints d'en acheter à ceux qui les transportaient, ceux-ci les leur firent payer si cher, qu'ils en arrivèrent, cet état de choses se prolongeant, à se trouver, lorsqu'on les débarqua, ne plus posséder que leurs chemises. En apprenant ces traitements inhumains, la plupart de ceux demeurés en Portugal se résolurent à la servitude; quelques-uns feignirent même de changer de religion. Emmanuel, successeur de Jean, étant monté sur le trône, leur rendit d'abord la liberté; plus tard, changeant d'avis, il leur enjoignit de sortir du royaume et leur assigna trois ports pour s'embarquer. Il espérait de la sorte, dit l'évêque Osorius, historien latin très digne de foi de notre époque, qui a écrit la chronique de ces temps, que la liberté qu'il leur avait rendue ne les ayant pas fait se convertir au christianisme, ils s'y détermineraient pour ne pas se livrer aux rapines des mariniers auxquels ils devaient se confier et ne pas abandonner, pour une contrée qui leur était étrangère et inconnue, un pays auquel ils étaient habitués et dans lequel ils avaient de grandes richesses. Les voyant résolus à partir et se trouvant ainsi déçu dans ses espérances, il supprima deux des ports où il avait autorisé leur embarquement, soit qu'il espérât qu'une plus grande longueur du trajet et le surcroît d'incommodités qui devait en résulter en arrêteraient un certain nombre, soit pour les faire se réunir tous en un même lieu et avoir ainsi plus de facilité pour le projet qu'il avait conçu de leur enlever leurs enfants au-dessous de quatorze ans et les transporter en un endroit où, hors de la vue et de la direction de leurs parents, ils fussent élevés dans notre religion. Osorius ajoute que l'exécution de cette mesure donna lieu à des scènes horribles; l'affection naturelle pour leurs enfants, s'ajoutant à l'attachement à leur foi, à l'encontre desquels allait cet ordre barbare, firent qu'on vit nombre de pères et de mères se détruire eux-mêmes et, ce qui était un plus terrible spectacle encore, par amour et compassion précipiter leurs jeunes enfants dans des puits, pour les soustraire à la violence qui leur était faite. Finalement, le délai qui leur avait été assigné pour leur départ étant, faute de moyens pour l'affectuer, arrivé à terme, ils se remirent en servitude. Quelques-uns se firent chrétiens, mais aujourd'hui encore, après cent ans écoulés, peu de Portugais sont convaincus de la sincérité de leur foi et de celle de quiconque de leur race, bien que l'habitude et le temps, plus que la contrainte, soient les facteurs qui ont le plus d'action pour amener des changements de cette nature.—A Castelnaudary, cinquante Albigeois atteints d'hérésie, ne voulant pas désavouer leur croyance, furent, d'une seule fois, brûlés vifs et endurèrent ce supplice avec un courage admirable: «Que de fois n'a-t-on pas vu courir à une mort certaine non seulement nos généraux, mais nos armées entières (Cicéron)!»
Parfois la mort est recherchée uniquement comme un état préférable à la vie; ainsi donc elle ne saurait être un sujet de crainte.—J'ai vu un de mes amis intimes vouloir la mort à toute force; absolument imbu de cette idée, dont il s'était pénétré par maints arguments spécieux dont je ne parvins pas à triompher, il saisit avec * une ardeur fiévreuse la première occasion honorable qui s'offrit de la mettre à exécution, sans qu'on pût soupçonner son parti pris.—Nous avons plusieurs exemples de gens, même d'enfants qui, de notre temps, se sont donné la mort pour éviter des incommodités sans importance. A ce propos, un ancien ne dit-il pas: «Que ne craindrons-nous pas, si nous craignons ce que la lâcheté elle-même choisit pour refuge?»
Je n'en finirais pas, si j'énumérais ici les individus, en si grand nombre, de tous sexes, de toutes conditions, de toutes sectes qui, dans des siècles plus heureux, ont attendu la mort avec fermeté, ou l'ont volontairement cherchée, et cherchée non seulement pour mettre fin aux maux de cette vie, mais certains simplement parce qu'ils en avaient assez de l'existence, d'autres parce qu'ils espéraient une vie meilleure dans l'autre monde. Ils sont en nombre infini, si bien que j'aurais meilleur marché de supputer ceux pour lesquels la mort a été un sujet de crainte.—Rien que ce fait: Le philosophe Pyrrhon étant sur un bateau, assailli par une violente tempête, montrait à ceux qui, autour de lui, étaient les plus effrayés, un pourceau qui ne semblait nullement se soucier de l'orage, et les exhortait à prendre exemple sur cet animal. Oserons-nous donc soutenir que la raison, cette faculté dont nous nous enorgueillissons tant, à laquelle nous devons de nous considérer comme les souverains maîtres des autres créatures, nous a été donnée pour être un sujet de tourment? A quoi nous sert de pouvoir nous rendre compte des choses, si nous en devenons plus lâches; si cette connaissance nous enlève le repos et le tranquillité dont nous jouirions sans cela, si elle nous réduit à une condition pire que celle du pourceau de Pyrrhon? C'est pour notre plus grand bien, que nous avons été doués d'intelligence; pourquoi la faire tourner à notre préjudice, contrairement aux desseins de la nature et à l'ordre universel des choses qui veulent que chacun use de ses facultés et de ses moyens d'action, au mieux de sa commodité?
La douleur est tenue par certains comme le plus grand des maux; il en est qui nient sa réalité, d'autres prétendent au contraire ne redouter dans la mort que la douleur qui d'ordinaire l'accompagne; fausseté de ces deux assertions.—Bien, me dira-t-on, admettons que vous soyez dans le vrai en ce qui touche la mort; mais que direz-vous de l'indigence? Que direz-vous aussi de la douleur qu'Aristippe, Hieronyme et la plupart des sages ont estimée le plus grand des maux, ce qu'ont dû confesser, sous son étreinte, ceux-là mêmes qui la niaient en parole?—Posidonius étant extrêmement souffrant d'une crise aiguë d'une maladie douloureuse, Pompée, venu pour le voir, s'excusait d'avoir choisi un moment aussi inopportun, pour l'entendre deviser de philosophie: «A Dieu ne plaise, lui dit Posidonius, que la douleur prenne tant d'empire sur moi, qu'elle m'empêche d'en disserter»; et, là-dessus, il se met à parler précisément sur le mépris que nous devons faire de la douleur. Pendant qu'il discourait, ses souffrances s'accentuant de plus en plus: «Tu as beau faire, ô douleur, s'écria-t-il, je ne conviendrai pas quand même que tu es un mal.»—Que prouve ce conte dont les philosophes se prévalent tant sur le mépris en lequel nous devons tenir la douleur? Le débat ne porte ici que sur le mot lui-même; mais si la douleur était sans effet sur Posidonius, pourquoi lui faisait-elle interrompre son entretien? pourquoi croyait-il faire acte méritoire, en ne l'appelant pas un mal? Tout n'est pas ici effet d'imagination: nous pouvons en parler en parfaite connaissance de cause, puisque ce sont nos sens eux-mêmes qui sont juges: «S'ils nous trompent la raison nous trompe également (Lucrèce).» Ferons-nous admettre à notre chair que les coups d'étrivières ne sont qu'un chatouillement agréable; à notre goût, que l'aloès est du vin de Graves? Le pourceau de Pyrrhon vient ici à l'appui de notre thèse: il n'éprouve pas d'effroi, alors que la mort est imminente; mais si on le bat, il crie et se tourmente. Nierons-nous la loi générale de la nature qui se manifeste chez tout ce qui, sous la voûte céleste, a vie et tremble sous l'effet de la douleur? Les arbres eux-mêmes semblent gémir, quand on les mutile!
La mort ne se ressent que parce qu'on y pense, d'autant que c'est l'affaire d'un moment: «Ou la mort a été ou elle sera, rien n'est présent en elle (La Boétie)»; «C'est bien moins elle-même que son attente qui est cruelle (Ovide)»; des milliers d'animaux, des milliers d'hommes meurent, sans même se sentir menacés.—Nous disons aussi que ce que nous redoutons surtout dans la mort, c'est la douleur qui, d'ordinaire, en est l'avant-coureur; toutefois s'il faut en croire un Père de l'Église: «La mort n'est un mal que par ce qui vient après elle (Saint Augustin)»; pour moi, je crois être encore plus dans le vrai en disant que «ni ce qui la précède, ni ce qui la suit, ne sont parties intégrantes de la mort». Notre dire sur ce point est entaché de fausseté; l'expérience montre que c'est plutôt l'inquiétude que nous cause le sentiment de la mort qui fait que nous ressentons si vivement la douleur, et que nos souffrances nous sont doublement pénibles, quand elles semblent devoir aboutir à cette fin. Mais la raison nous fait honte de redouter une chose si soudaine, si inévitable et qui ne se sent pas, et nous masquons notre lâcheté en lui donnant un prétexte plus plausible. Tous les maux qui n'ont d'autre conséquence que la souffrance qu'ils nous causent, nous les disons sans danger; qui est-ce qui considère comme des maladies les maux de dents, la goutte, si douloureux qu'ils soient, du moment qu'ils ne menacent pas notre vie?
La réalité de la douleur n'est pas douteuse, et c'est même le propre de la vertu de la braver.—Admettons un instant que dans la mort, ce soit surtout la douleur qui nous touche; n'est-ce pas aussi la douleur qui se présente à nous dans le cas de la pauvreté, qui nous la fait sentir par la soif, le froid, le chaud, les veilles! ne nous occupons donc que d'elle qui est la seule à qui nous ayons affaire.—J'admets que ce soit le pire accident qui puisse nous arriver et le fais volontiers, étant l'homme du monde qui lui veut le plus de mal et l'évite le plus qu'il peut, bien que, jusqu'à présent, Dieu merci, je n'aie pas eu grand rapport avec elle; mais nous avons possibilité, sinon de l'anéantir, du moins de la diminuer, en nous montrant patients, et d'en affranchir notre âme et notre raison, alors même qu'elle tient notre corps sous sa dépendance. S'il n'en était ainsi, que vaudraient la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la résolution? Quel rôle auraient-elles à jouer, si la douleur n'était plus à défier? «La vertu est avide de périls (Sénèque).» S'il ne fallait nous coucher sur la dure; armé de toutes pièces, endurer la chaleur du milieu du jour; manger du cheval et de l'âne, se voir taillader les chairs, extraire une balle du corps; souffrir quand on nous recoud, qu'on nous cautérise ou qu'on nous sonde, par quoi acquerrions-nous supériorité sur les gens du commun? Les sages sont bien loin de nous inviter à fuir le mal et la douleur quand ils nous disent «qu'entre plusieurs actions également bonnes, celle dont l'exécution présente le plus de peine, est celle que nous devons le plus souhaiter avoir à accomplir».—«Ce n'est ni par la joie et les plaisirs, ni par les jeux et les ris compagnons ordinaires de la frivolité, qu'on est heureux; on l'est souvent aussi dans la tristesse, par la fermeté et la constance (Cicéron).» C'est pourquoi jamais nos pères n'ont pu comprendre que les conquêtes faites de vive force, en courant les hasards de la guerre, ne soient pas plus avantageuses que celles qu'on fait en toute sécurité, par les intelligences que l'on s'est ménagées et par des négociations: «La vertu est d'autant plus douce, qu'elle nous a plus coûté (Lucain).»
Plus elle est violente, plus elle est courte et plus il est possible à l'homme d'en diminuer l'acuité en réagissent contre elle, ce que nous permettent de faire les forces de l'âme, et ce à quoi nous parvenons tous, sous l'empire de sentiments divers.—Bien plus, et cela doit nous consoler, la nature a fait que «lorsque la douleur est violente, elle est de courte durée; et que lorsqu'elle se prolonge, elle est légère (Cicéron)». Tu ne la ressentiras pas longtemps, si elle est excessive; elle cessera d'être ou mettra fin à ton existence, ce qui revient au même; si tu ne peux la supporter, elle t'emportera: «Souviens-toi que les grandes douleurs se terminent par la mort; que les petites nous laissent de nombreux intervalles de repos et que nous sommes à même de dominer celles de moyenne intensité. Tant qu'elles sont supportables, endurons-les donc patiemment; si elles ne le sont pas, si la vie nous déplaît, sortons-en comme d'un théâtre (Cicéron).»
Ce qui fait que nous supportons si impatiemment la douleur, c'est que nous ne sommes pas habitués à rechercher en notre âme notre principal contentement; nous ne faisons pas assez fond sur elle, qui est la seule et souveraine maîtresse de notre condition ici-bas. Le corps n'a, sauf en plus ou en moins, qu'une manière d'être et de faire; l'âme, sous des formes diverses très variées, soumet à elle, et d'après l'état dans lequel elle se trouve, les sensations du corps et tous autres accidents; aussi faut-il l'étudier, chercher et éveiller en elle ses moyens d'action qui sont tout-puissants. Il n'y a pas de raison, de prescription, de force susceptibles de prévaloir contre ce vers quoi elle incline et qui a ses préférences. De tant de milliers de moyens qui sont à notre disposition, mettons-en un en jeu qui assure notre repos et notre conservation et nous serons non seulement à l'abri de toute atteinte, mais les offenses et les maux tourneront eux-mêmes, si bon lui semble, à notre avantage, et peut-être même nous en réjouirons-nous. Elle met tout indifféremment à profit; l'erreur, les songes lui servent comme la réalité à nous protéger et à nous satisfaire.—Il est facile de reconnaître que c'est notre disposition d'esprit qui aiguise en nous la douleur et la volupté; chez les animaux, sur lesquels l'esprit n'a pas action, les sensations du corps se manifestent naturellement, telles qu'elles se ressentent, et, par suite, sont à peu près uniformes dans chaque espèce, ainsi que cela se constate par la similitude qui existe dans la manière dont ils en agissent dans les divers actes qu'ils accomplissent. Si, sans intervenir, nous laissions à nos membres la liberté d'action qu'ils tiennent de la nature, il est à croire que nous nous en trouverions mieux, parce qu'elle leur a donné la notion exacte de la mesure à garder vis-à-vis de la volupté comme vis-à-vis de la douleur, sentiment qui doit être juste, cette notion étant la même pour tous. Mais puisque nous n'en tenons aucun compte, que nous en agissons au gré de nos fantaisies qui ne connaissent aucune règle, cherchons au moins à faire que ce soit de la façon la plus agréable pour nous.—Platon redoute de nous voir trop fortement aux prises avec la douleur et la volupté qui, d'après lui, rendraient l'âme trop dépendante du corps; je crois plutôt qu'au contraire, elles l'en détachent et l'en affranchissent. De même que la fuite rend l'ennemi plus acharné à la poursuite, la douleur s'enorgueillit si elle arrive à nous faire trembler; à l'égard de qui lui tient tête, elle est de bien meilleure composition; résistons-lui donc et contenons-la; en battant en retraite, nous laissant acculer, nous provoquons et attirons sur nous la ruine qui nous menace. Le corps, en se raidissant, est plus dispos à la résistance; il en est de même de l'âme.
Mais passons aux exemples; ils intéressent particulièrement les gens qui, comme moi, souffrent des reins. Nous verrons qu'il en est de la douleur comme des brillants qui prennent des teintes plus claires ou plus foncées selon le fond sur lequel ils sont sertis, et qu'elle n'occupe de place en nous que celle que nous lui faisons: «Plus ils se livrent à la douleur, plus elle a de prise sur eux (Saint Augustin).»—Nous ressentons plus vivement un coup de bistouri qui nous est donné par un chirurgien, que dix coups d'épée reçus dans la chaleur du combat.—Les douleurs de l'enfantement que les médecins et Dieu lui-même estiment grandes et que nous entourons de tant de cérémonie, chez certains peuples on n'y prête pas attention. Je laisse de côté les femmes de Sparte, mais chez les Suisses qui sont en nombre parmi nos gens de service, il n'y paraît pas, sinon que trottant à la suite de leurs maris, elles vont aujourd'hui portant suspendu à leur cou l'enfant qu'hier elles avaient dans le ventre. Ces Bohémiennes mal bâties, qui apparaissent parfois chez nous, vont elles-mêmes laver au cours d'eau le plus proche leur enfant qui vient de naître, et s'y baignent en même temps. Sans parler de tant de filles qui, tous les jours, mettent au monde clandestinement des enfants conçus également à la dérobée, cette belle et noble épouse de Sabinus, patricien romain, n'a-t-elle pas, pour ne pas compromettre le salut d'un autre, seule, sans secours, sans jeter un cri ni exhaler un gémissement, supporté l'enfantement de deux jumeaux?—Un tout jeune garçon de Lacédémone qui a dérobé un renard et le tient caché sous son manteau, se laisse déchirer le ventre plutôt que de se trahir, redoutant plus la honte que lui vaudrait sa maladresse que nous ne craignons nous-mêmes la punition pour un semblable méfait.—Un autre présentant l'encens dans un sacrifice, pour ne pas apporter de trouble à la cérémonie, se laisse brûler jusqu'à l'os par un charbon ardent tombé dans la manche de son vêtement.—N'en cite-t-on pas un grand nombre qui, dans l'épreuve qu'imposaient les institutions de Lacédémone aux enfants de sept ans, se laissaient fouetter jusqu'à la mort, sans que leur physionomie accusât la moindre douleur? Cicéron les a vus se battre par troupes à coups de poings, de pieds, de dents, luttant ainsi jusqu'à en perdre connaissance, plutôt que de s'avouer vaincus: «Jamais l'usage ne vaincra la nature, elle est invincible; mais la mollesse, les délices, l'oisiveté, l'indolence, altèrent notre âme; les opinions fausses et les mauvaises habitudes nous corrompent (Cicéron).»
Chacun connaît l'histoire de Scévola qui, s'étant introduit dans le camp ennemi pour en tuer le chef, n'y réussit point; et qui, pour atteindre quand même son but de délivrer sa patrie, s'avisa d'une idée étrange. Confessant son projet à Porsenna, le roi qu'il avait voulu frapper, il ajouta pour l'effrayer que, dans le camp romain, ils étaient plusieurs tels que lui, résolus à entreprendre le coup qu'il avait manqué; et, pour montrer quel homme il était, s'approchant d'un brasier, il y étendit le bras et souffrit sans broncher de le voir lentement consumer par le feu et l'y maintint jusqu'à ce que son ennemi lui-même, pénétré d'horreur, fît écarter le brasero.—Que dire de celui qui, pendant qu'on lui coupait un membre, ne daigna pas interrompre sa lecture?—Et de cet autre, persistant à se moquer et à rire des tortures qu'on exerçait contre lui, au point que ses bourreaux exaspérés, après avoir inventé des tourments de plus en plus cruels pour triompher de sa constance, durent s'avouer vaincus? il est vrai que c'était un philosophe!—Un gladiateur de César ne cessa de plaisanter, tandis qu'on lui sondait ses plaies et qu'on les lui ouvrait: «Jamais le dernier des gladiateurs a-t-il gémi ou changé de visage? Quel art dans sa chute même, pour en dérober la honte aux yeux du public! Renversé enfin sous son adversaire et condamné par le peuple, a-t-il jamais détourné la tête, en recevant le coup mortel (Cicéron)?»
Venons-en aux femmes. Qui n'a entendu parler de celle qui, à Paris, se fit enlever la peau dans le seul but qu'une nouvelle lui donnât un teint plus frais? Il y en a qui se font arracher des dents saines, pleines de vie, pour que la voix en devienne plus douce et plus ample ou pour que la dentition en ait meilleure apparence. Combien d'exemples de mépris de la douleur n'avons-nous pas en ce genre; de quoi ne sont-elles capables, que redoutent-elles pour peu qu'elles espèrent que leur beauté en profitera! «Il s'en trouve qui prennent soin d'arracher leurs cheveux blancs et qui s'écorchent le visage pour se faire une nouvelle peau (Tiburce).» J'en ai vu avaler du sable, de la cendre et en arriver à se ruiner l'estomac pour se donner un teint pâle. Pour avoir la taille mince et élégante des Espagnoles, quelles tortures ne s'imposent-elles pas, guindées, sanglées, avec des éclisses sur les côtés qui mettent la chair à vif, si bien qu'il y en a quelquefois qui en meurent.
Chez beaucoup de peuples de notre époque, il arrive fréquemment que pour confirmer la véracité de ses paroles, on s'inflige volontairement des blessures. Notre roi en cite des cas qu'il a vus en Pologne, qui se sont produits pour attester des déclarations faites à lui-même. En dehors de faits semblables qui, à ma connaissance, ont eu lieu en France par imitation, peu avant que je ne revienne de ces fameux états de Blois, j'ai vu en Picardie une fille qui, pour affirmer la sincérité des promesses qu'elle avait faites et aussi sa fidélité, se donna, avec le poinçon qu'elle portait dans sa chevelure, quatre à cinq forts coups dans le bras, qui lui traversèrent la peau et la firent saigner abondamment.—Les Turcs se font de grandes estafilades en l'honneur de leurs dames; et, pour que la trace en demeure, ils mettent aussitôt après le feu dans la plaie et l'y maintiennent un temps incroyable, tant pour arrêter l'écoulement du sang que pour que se forme une cicatrice; des personnes qui l'ont vu, l'ont écrit et me l'ont affirmé par serment. Dans ce même pays, on voit tous les jours des gens qui, pour dix aspres, s'entaillent profondément soit le bras, soit la cuisse.—Je suis très aise, quand les témoignages abondent pour les choses qu'il importe le plus d'établir; et ici, le christianisme nous en fournit de concluants. Après notre divin Guide combien, à son exemple et par dévotion, ont voulu porter la croix! Des témoins très dignes de foi nous font connaître que le roi saint Louis porta constamment la haire, jusqu'à ce que, dans sa vieillesse, son confesseur le lui interdit; et que, tous les vendredis, il se faisait flageller sur les épaules par un prêtre avec une discipline formée de cinq chaînettes en fer, qu'à cet effet on portait toujours dans son attirail de nuit.
Notre dernier duc de Guyenne, Guillaume, père de cette Eléonore qui transmit ce duché aux maisons de France et d'Angleterre, portait continuellement par pénitence, pendant les dix ou douze dernières années de sa vie, une cuirasse sous un habit de religieux.—Foulques, comte d'Anjou, alla jusqu'à Jérusalem, pour là, la corde au cou, se faire fouetter par deux de ses valets devant le sépulcre de Notre-Seigneur.—Ne voit-on pas chaque année, le vendredi saint, en divers lieux, nombre d'hommes et de femmes se flagellant eux-mêmes, au point de se déchirer la peau et mettre les os à nu, spectacle dont j'ai été souvent témoin et qui ne m'a jamais séduit. Ces gens vont masqués et il en est, dit-on, parmi eux, qui se livrent à ces pratiques moyennant argent, comme œuvre pie pour le salut d'autrui; ils font preuve d'un mépris de la douleur d'autant plus grand, que le fanatisme religieux est un stimulant autrement puissant que l'avarice.
Q. Maximus enterra son fils, personnage consulaire; M. Caton enterra le sien, préteur désigné; L. Paulus, les deux siens à peu de jours d'intervalle, sans que leurs visages reflétassent la moindre émotion, sans que rien témoignât de leur deuil.—Un jour, je disais de quelqu'un, en plaisantant, qu'il avait frustré la justice divine; il avait, en un même jour, par un cruel coup du sort, comme on peut le croire, perdu de mort violente trois enfants déjà grands: peu s'en fallut qu'il ne considérât cet accident comme une faveur et une gratification particulières de la Providence.—Je ne suis pas pour ces sentiments hors nature; j'ai perdu deux ou trois enfants * qui, il est vrai, étaient encore en nourrice; si je n'en ai pas été au comble de la douleur, ce n'a toujours pas été sans en éprouver du regret; c'est du reste l'un des malheurs auxquels l'homme est le plus sensible. Il existe bien d'autres causes d'affliction qui se produisent communément et qui ne me toucheraient guère, si elles m'atteignaient. J'en ai méprisé qui me sont survenues, de celles que le monde considère tellement comme devant nous affecter profondément, que je n'oserais, sans rougir, me vanter en public de mon indifférence: «D'où l'on peut voir que l'affliction n'est pas un effet de la nature, mais de l'opinion (Cicéron).»
L'opinion est en effet une puissance qui ose tout et ne garde aucune mesure. Qui rechercha jamais la sécurité et le repos avec plus d'avidité qu'Alexandre et César n'en mirent à rechercher l'inquiétude et les difficultés?—Terez, père de Sitalcez, disait souvent que lorsqu'il ne faisait pas la guerre, il lui semblait qu'il n'y avait pas de différence entre lui et son palefrenier.—Étant consul, Caton, pour assurer la soumission de certaines villes en Espagne, interdit à leurs habitants de porter des armes; à la suite de cette défense, un grand nombre se tuèrent: «Nation féroce qui ne croyait pas qu'on pût vivre sans combattre (Tite Live).»—Combien en savons-nous qui ont renoncé aux douceurs d'une vie tranquille, chez eux, au milieu de leurs amis et connaissances, pour aller vivre dans d'horribles déserts inhabitables; d'autres, qui ont adopté un genre de vie abject, dégradant, où ils affichent le mépris du monde et affectent de s'y complaire. Le cardinal Borromée, qui est mort dernièrement à Milan, auquel sa noblesse, son immense fortune, le climat de l'Italie, sa jeunesse permettaient de se donner tant de jouissances, vécut constamment avec tant d'austérité que la même robe lui servait en hiver comme en été; il ne couchait que sur la paille; et les heures que les devoirs de sa charge lui laissaient libres, il les passait à genoux, étudiant continuellement, ayant près de son livre un peu d'eau et de pain: c'était tout ce dont se composaient ses repas et tout le temps qu'il y donnait.
J'en sais qui, en parfaite connaissance de cause, ont tiré profit et avancement de l'infidélité de leurs femmes, dont l'idée seule est, pour tant de gens, un sujet d'effroi.
Si la vue n'est pas le plus nécessaire de nos sens, c'est du moins celui auquel nous devons le plus d'agrément; et de tous nos organes, ceux qui concourent à la génération semblent être les plus utiles et ceux qui nous procurent le plus de plaisir; certaines gens cependant leur en veulent mortellement, uniquement en raison de ces satisfactions ineffables que nous leur devons, et ils les sacrifient par cela même qu'ils ont plus de prix. C'est probablement un raisonnement analogue que se tint celui qui se creva volontairement les yeux.
Est-ce un bien ou non d'avoir beaucoup d'enfants?—Le commun des hommes, et en particulier ceux dont les idées sont les plus saines, considèrent comme un grand bonheur d'avoir de nombreux enfants; moi et quelques autres estimons que le bonheur est de n'en avoir pas; je me range en cela à l'avis de Thalès, auquel on demandait pourquoi il ne se mariait pas et qui répondit: «Je ne tiens pas à laisser de rejetons après moi.»
L'opinion que nous en avons fait seule le prix des choses.—L'opinion que nous en avons fait seule le prix des choses. Cela se voit par le grand nombre de celles que nous n'examinons même pas pour nous rendre compte de ce qu'elles valent; c'est nous, et non elles, que nous examinons. Nous ne considérons ni leurs qualités, ni leur utilité, mais seulement ce qu'elles nous coûtent pour nous les procurer, comme si ce que nous en donnons était partie intégrante d'elles-mêmes; et la valeur que nous leur attribuons se mesure non aux services qu'elles peuvent rendre, mais à ce que nous avons donné pour les avoir. Cela me porte à trouver que nous en usons d'une bien singulière façon; nous ne prisons chaque chose qu'autant qu'elle nous a coûté cher et en proportion de ce qu'elle coûte; jamais non plus nous ne laissons tomber en discrédit ce à quoi nous attachons de la valeur: c'est son prix d'achat qui fait la valeur du diamant; la vertu s'apprécie par les difficultés à surmonter pour y atteindre; notre dévotion se mesure aux rigueurs que nous nous imposons; nous jugeons d'un médicament par l'amertume qu'il nous cause. Il en est qui pour arriver à la pauvreté jettent leurs écus dans cette même mer que tant d'autres fouillent de toutes parts pour y trouver la richesse.—Epicure a dit: «Etre riche, ce n'est pas être soulagé de nos préoccupations, mais seulement les échanger contre d'autres», et, en vérité, ce n'est pas la disette, mais bien l'abondance qui engendre l'avarice. Voici ce qu'à ce sujet me suggère ma propre expérience.
Comment Montaigne réglait ses dépenses, alors qu'il n'était pas encore maître de ses biens.—Mon existence, au sortir de l'enfance, a présenté trois phases. La première a duré près de vingt années, durant lesquelles je n'ai joui que de ressources aléatoires, dépendant des autres et de l'assistance que j'en recevais, sans revenus fixes, sans budget arrêté à l'avance. Je dépensais avec d'autant plus de désinvolture et moins d'attention, que je ne pouvais que me laisser aller aux hasards de la fortune. Jamais je ne me suis mieux trouvé; jamais la bourse de mes amis ne m'a été fermée; je m'étais du reste imposé de ne jamais être en défaut, quels que fussent mes autres besoins, pour payer mes dettes aux époques convenues; et, voyant la bonne volonté que j'apportais à me libérer, mille fois ces délais m'ont été prolongés; de la sorte, ma loyauté m'a rendu économe et je n'ai jamais trompé personne.—M'acquitter de ce que je dois, est en quelque sorte pour moi un plaisir; c'est comme si je me déchargeais d'un fardeau gênant qui me fait l'image de la servitude, d'autant que j'éprouve du contentement à faire ce que je crois juste et à contenter autrui. J'en excepte toutefois quand il faut marchander et compter; si je suis dans cette nécessité et que je ne puisse en donner commission à un autre, honteusement et bien à tort, je diffère autant que cela m'est possible les paiements à faire dans ces conditions, par peur de ces débats auxquels ni mon tempérament, ni la forme de mon langage ne se prêtent. Je ne hais rien tant que marchander; c'est un assaut de tricheries et d'impudences où, après une heure de discussions et d'hésitations, chacun transige avec sa parole et ses affirmations réitérées; et cela, pour cinq sous de plus ou de moins.—J'éprouvais aussi de la difficulté quand j'avais à emprunter; n'ayant pas grand cœur à faire semblable demande de vive voix, j'en courais la chance par écrit, ce qui est moins pénible, et rend le refus beaucoup plus facile.—Je m'en remettais plus volontiers et avec plus d'insouciance à ma bonne étoile de la satisfaction de mes besoins, que je n'ai fait depuis quand la prévoyance et la raison s'en sont mêlées. La plupart des gens qui ont des affaires à gérer, ont horreur de vivre dans cette continuelle incertitude: D'abord, ils ne réfléchissent pas que la plupart des hommes vivent de la sorte; combien de fort honnêtes gens ont laissé à l'abandon des biens dont il leur suffisait de jouir, et il en est ainsi tous les jours, pour aller chercher fortune près des rois ou de par le monde! Pour devenir César, outre qu'il dépensa son patrimoine, César s'endetta d'un million en monnaie d'or. Combien de marchands débutent dans le commerce en vendant leur métairie qui, ainsi transformée, prend le chemin des Indes, «à travers tant de mers orageuses (Catulle)!» Au temps actuel où la dévotion se fait si rare, mille et mille congrégations n'en vivent-elles pas moins fort commodément, bien qu'attendant chaque jour des libéralités de la Providence ce qu'il leur faut pour dîner?
L'indigence peut subsister chez le riche comme elle existe chez le pauvre.—En second lieu, ces gens d'ordre ne songent pas que ce qu'ils considèrent comme assuré, n'est guère moins incertain et hasardeux que le hasard lui-même. Avec plus de deux mille écus de rente, je suis aussi près de la misère que si je la côtoyais; car, outre que le sort a cent moyens de faire brèche à travers les richesses pour livrer accès à la pauvreté, et souvent il n'y a pas de moyen terme possible entre une fortune excessive et une extrême misère: «La fortune est de verre; plus elle brille, plus elle est fragile (P. Syrus)», outre qu'il a toute facilité pour renverser sens dessus dessous et rendre inutiles toutes les défenses que nous pouvons élever pour nous protéger, je trouve que l'indigence existe, la plupart du temps, autant chez ceux qui possèdent que chez ceux qui n'ont rien; j'irai même jusqu'à dire que lorsqu'elle est seule, elle est peut-être moins incommode que lorsqu'elle se rencontre en compagnie de richesses. Celles-ci résultent moins des revenus que l'on a, que de l'ordre que l'on met à les administrer: «Chacun est l'artisan de sa fortune (Salluste)»; et un riche qui est gêné, nécessiteux, qui a des embarras, est, à mon avis, plus misérable que celui qui est tout simplement pauvre: «L'indigence au sein de la richesse est la plus lourde des pauvretés (Sénèque).»—Les plus grands princes, ceux mêmes qui sont les plus riches, quand l'argent leur fait défaut, que leurs ressources sont épuisées, sont le plus ordinairement entraînés aux pires extrémités, car y en a-t-il de pires que de donner dans la tyrannie et de s'emparer injustement des biens de ses sujets?
Être riche est un surcroît d'embarras, on est bientôt en proie à l'avarice et à ses tourments.—La seconde phase de mon existence s'est produite quand j'ai eu de l'argent. Y ayant pris goût, je ne tardai pas à me créer des réserves importantes pour ma situation, estimant que seul ce qui excède sa dépense ordinaire, constitue un avoir, et qu'on ne saurait se tenir assuré de la possession de biens qui ne sont qu'en espérances, si fondées qu'elles paraissent; car, me disais-je, qu'arriverait-il si j'étais surpris par tel ou tel accident? Le résultat de ces pensées vaines et malsaines fut que je m'ingéniai, par la création de cette réserve superflue, à me prémunir contre toute fâcheuse éventualité; et, à qui me faisait observer que ces éventualités sont en nombre trop infini pour qu'il soit possible d'y parer, je savais fort bien répondre que si je ne pouvais me garder de toutes, je me gardais du moins contre un certain nombre et plus particulièrement contre certaines.—Cela ne se passait pas sans me causer des préoccupations, j'en gardais le secret, et moi qui parle si librement de ce qui me touche, ne disais pas la vérité quand il était question de l'argent que je pouvais avoir; j'en agissais comme bien d'autres qui, riches, se font plus pauvres qu'ils ne sont; ou qui, pauvres, exagèrent ce qu'ils ont et ne se font nullement un cas de conscience de toujours tromper sur ce qu'ils possèdent, ce qui est le fait d'une prudence aussi ridicule que honteuse!—Allais-je en voyage? il me semblait n'être jamais suffisamment pourvu; et plus forte était la somme que j'avais emportée, plus j'étais soucieux, tantôt de la sécurité des routes, tantôt de la fidélité des gens qui conduisaient mes bagages, sur le compte desquels, comme tant d'autres de ma connaissance, je n'étais rassuré que lorsque je les avais sous les yeux. Laissais-je mon coffre à argent chez moi, que de soupçons et d'inquiétudes et, qui pis est, que je ne pouvais communiquer à personne; j'avais toujours l'esprit de ce côté. Tout compte fait, veiller sur son argent cause plus de peine que l'acquérir. Lorsque je n'en faisais pas autant que je dis, il ne m'en coûtait pas moins pour me retenir de le faire.—D'agrément, j'en avais peu ou pas; de ce que j'avais le moyen de dépenser davantage, je n'y regardais pas moins qu'avant; car, ainsi que le dit Bion: «Celui qui a une épaisse chevelure se fâche autant que le chauve, quand on lui arrache un cheveu»; du moment que l'habitude est prise, que vous vous êtes mis dans l'idée d'avoir un pécule déterminé, vous n'en disposez plus, vous n'osez l'écorner; c'est une construction qui, vous semble-t-il, croulera si vous y touchez; il faut que vous y soyez contraint par la nécessité pour vous décider à l'entamer. Avant, quand j'engageais mes hardes ou vendais un cheval, c'était bien moins à mon corps défendant et à contre-cœur qu'alors qu'il me fallait faire brèche à cette bourse favorite que je tenais si soigneusement à part.—Mais le danger était qu'il est malaisé d'assigner à cette manie de thésauriser des limites précises (il en est toujours ainsi des choses que l'on croit bonnes) et de s'arrêter dans cette voie. On va toujours grossissant ce que l'on a amassé, le fixant à une somme de plus en plus élevée, au point d'en arriver à se priver peu honorablement de la jouissance de ses propres biens, de la faire uniquement consister à thésauriser et de n'en pas user. A ce procédé, les gens les plus riches du monde seraient ceux qui ont charge de veiller aux portes et sur les remparts d'une ville de quelque importance. Tout homme qui a beaucoup d'argent comptant est, à mon avis, porté à l'avarice. Platon classe ainsi les biens corporels dévolus à l'homme: la santé, la beauté, la force, la richesse; et, dit-il, la richesse n'est pas aveugle: éclairée par la prudence, elle est très clairvoyante.—Denys le jeune, un jour, eut un trait d'esprit: Averti qu'un de ses Syracusains avait enfoui un trésor dans la terre pour l'y tenir caché, il lui manda de l'apporter. Celui-ci obéit, non sans en avoir, en cachette, prélevé une partie avec laquelle il alla s'établir dans une autre ville. Sa mésaventure lui avait fait perdre le goût de thésauriser et il se mit à vivre largement. La nouvelle en parvint à Denys, qui lui fit restituer le reste de son trésor, lui disant qu'il le lui rendait volontiers, maintenant qu'il avait appris à en user.
Vivre au jour le jour, suivant ses revenus, sans trop se préoccuper de l'imprévu, est le parti le plus sage.—Je demeurai ainsi quelques années, ne songeant qu'à économiser. Je ne sais quel bon démon me conduisit, comme il arriva au Syracusain, à très heureusement changer de manière et fit que j'abandonnai complètement cet esprit de conservation et d'économie; ce fut au plaisir que j'éprouvai d'un certain voyage qui m'occasionna une grande dépense que je dus de renoncer à cette sotte façon de faire. J'en vins ainsi à un troisième mode de vie, certainement beaucoup plus agréable et plus normal (c'est du moins l'effet qu'il me produit), laissant dépenses et recettes aller d'elles-mêmes, tantôt l'une devançant l'autre et inversement, mais toujours sans différence sensible. Je vis de la sorte au jour le jour, me contentant d'avoir de quoi suffire aux besoins du moment et aux dépenses prévues; quant à l'imprévu, toutes les prévisions du monde ne pourraient y suffire; et c'est folie de penser que de ses propres mains la fortune nous armera suffisamment contre elle-même; c'est avec nos seuls moyens qu'il faut la combattre; toute arme d'occasion nous trahira au moment critique.—Si maintenant j'amasse, ce n'est plus que parce que j'ai en vue une dépense prochaine; non pour acheter des terres, je n'en ai que faire, mais pour me procurer de l'agrément: «C'est être riche que de n'être pas avide de richesses; c'est un revenu, que de se dispenser d'acheter (Cicéron).» Je ne crains guère que mes revenus viennent à me faire défaut et n'ai pas le désir de les accroître: «Le fruit des richesses est dans l'abondance, et l'abondance amène la satiété (Cicéron).» Je me félicite grandement de m'être corrigé de mon penchant à l'avarice à un âge où on y est naturellement enclin, et de m'être défait de cette folie, la plus ridicule des folies humaines, si commune aux vieillards.
Féraulez, qui avait passé par ces deux degrés de fortune, trouvant qu'à l'accroissement de ses biens n'avait pas correspondu un accroissement semblable dans ses appétits pour boire, manger, dormir et caresser sa femme, et d'autre part les ennuis qu'entraînait l'administration de ces biens (ennuis que j'éprouve moi aussi) lui pesant grandement, se résolut à faire un heureux d'un jeune homme pauvre, ami fidèle qui rêvait de devenir riche. Il lui fit don de tous ses biens qui étaient considérables, excessifs même et, en surplus, de tout ce dont chaque jour il les augmentait par la guerre et grâce aux libéralités de Cyrus son maître, qui était plein de bonté à son égard, sous condition qu'il se chargeât de l'entretenir et de le nourrir très honorablement en qualité d'hôte et d'ami. A partir de ce moment, ils vécurent très heureux en cet état, également satisfaits tous deux des changements que ce marché avait introduits dans leurs existences.
Voilà une façon de faire que j'imiterais très volontiers; et je loue beaucoup le sage parti pris par un vieux prélat que je connais, qui remet simplement sa bourse, ses revenus et le soin de son entretien à un serviteur choisi, tantôt à l'un, tantôt à un autre, et qui a vécu doucement ainsi de longues années, aussi ignorant de ses affaires domestiques qu'un étranger. La confiance dans les bons sentiments des autres est un indice assez sûr que ces sentiments sont vôtres, c'est pourquoi elle nous vaut la faveur divine; c'est peut-être à cela que ce prélat dut d'avoir la maison la mieux administrée, marchant toujours sans à-coups. Heureux celui qui règle si exactement ses besoins, que ses richesses y suffisent sans être pour lui un sujet de préoccupation ou d'empêchement, sans que leur répartition ou leur recouvrement soit une entrave à ses autres occupations plus conformes à ses goûts et auxquelles il peut ainsi s'adonner plus convenablement et plus tranquillement.
Les biens ne sont donc pas plus réels que les maux, les uns comme les autres ne sont tels que par l'appréciation que nous en portons.—Aisance et indigence dépendent donc de l'opinion que chacun s'en fait; la richesse, pas plus que la gloire, que la santé, n'ont d'attrait et ne causent de plaisir qu'autant que leur en prête celui qui les possède. Chacun est bien ou mal en ce monde, suivant ce que lui-même en pense: est content, celui qui se croit satisfait et non celui que les autres jugent tel; la croyance qu'on en a, fait seule que cela peut être et est en réalité. La fortune ne nous fait ni bien ni mal; elle se borne à nous fournir les éléments du bien et du mal et possibilité de les mettre en œuvre, ce qui est l'affaire de notre âme qui, plus puissante que la fortune, triture ces matériaux et en tire le parti qui lui plaît, se trouvant ainsi être seule cause et maîtresse de notre condition bonne ou mauvaise. Les effets que nous ressentons des choses en dehors de nous qui nous touchent et la manière dont elles nous apparaissent, dépendent de nos dispositions intimes, de même que nos habits nous réchauffent du fait, non de la chaleur qui leur est propre, mais de la nôtre qu'ils conservent et développent; qui en couvrirait un corps froid, arriverait à un résultat analogue mais inverse; c'est de la sorte que se conservent la neige et la glace. Toute chose dépend de la manière dont on l'envisage: ne voit-on pas l'étude être un sujet de tourment pour un fainéant; un ivrogne souffrir de la privation de vin; la frugalité être un supplice pour un débauché; l'exercice, une torture pour un homme délicat et oisif, et ainsi du reste? Les choses ne sont pas si douloureuses et si difficiles par elles-mêmes; c'est notre faiblesse et notre lâcheté qui les rendent telles. Pour juger de celles qui sont élevées et ont de la grandeur, il faut une âme qui ait ces qualités, sinon nous leur attribuons nos propres défauts; un aviron est droit et pourtant, quand il plonge dans l'eau, il semble courbe; il ne suffit pas de voir, il faut encore se rendre compte des conditions dans lesquelles on voit.
En somme il faut savoir se commander, et il nous est toujours loisible de mettre fin à ce que nous envisageons comme des maux quand ils nous deviennent intolérables.—Au surplus, pourquoi, parmi tant de raisonnements qui, de tant de manières diverses, prouvent que l'homme doit mépriser la mort et surmonter la douleur, n'en est-il pas un qui nous convainque? Pourquoi parmi tant d'arguments que d'autres ont admis, n'en pouvons-nous trouver qui, selon notre tempérament, nous persuadent également? Que celui qui ne peut digérer la drogue énergique et détersive susceptible de déraciner le mal, en absorbe au moins une de nature émolliente, qui lui procure quelque soulagement: «Nous nous amollissons non moins par la volupté que par la douleur et, dans cet état, nous n'avons plus rien de mâle ni de solide; une piqûre d'abeille suffit à nous arracher des cris; savoir se commander, tout est là (Cicéron).»—Au demeurant, on ne saurait échapper à la philosophie en exagérant l'acuité de la douleur et la faiblesse humaine; elle ne demeure pas à court et vous oppose aussitôt ces irréfutables répliques: «Vous trouvez mauvais de mener une vie misérable; mais une telle vie ne vous est point imposée»; «Nul ne voit se prolonger son mal que parce qu'il le veut bien.» Mais à qui n'a le cœur de souffrir ni la mort ni la vie, qui ne veut ni résister ni fuir, que peut-on faire pour lui venir en aide?
CHAPITRE XLI. (ORIGINAL LIV. I, CH. XLI.)
L'homme n'est pas porté à abandonner à d'autres
la gloire qu'il a acquise.
Le vain désir d'acquérir de la réputation nous fait renoncer à des biens réels.—De toutes les rêveries du monde, la plus admise, la plus universellement répandue, est le soin de notre réputation et de notre gloire, auxquelles nous tenons au point que pour cette vaine image, cette simple voix qui n'a pas de corps et est insaisissable, nous allons jusqu'à renoncer aux richesses, au repos, à la santé, à la vie qui, eux, sont des biens que nous sommes fondés à considérer comme tels et qui sont bien réels. «La renommée, qui par la douceur de sa voix vous enchante, superbes mortels, et vous paraît si belle, n'est rien qu'un écho, un songe, ou plutôt l'ombre d'un songe qui se dissipe et s'évanouit au vent (Le Tasse)»; et de toutes les idées déraisonnables qui peuvent venir à l'homme, c'est la plus revêche et la plus opiniâtre «parce qu'elle ne cesse de tenter les esprits le plus en progrès dans la vertu (St Augustin)»; il semble en effet que c'est d'elle, plus que de toutes les autres, dont les philosophes eux-mêmes parviennent à se dégager le plus tardivement et le plus à contre-cœur. Il n'en est guère dont notre raison nous démontre plus clairement la vanité, mais elle a en nous des racines si vivaces que je ne sais si jamais quelqu'un s'en est complètement affranchi. Après vous être tout dit pour vous en défendre, alors que vous croyez y avoir réussi, il se fait en vous une telle réaction contre les raisons que vous venez d'émettre, qu'elles ne tiennent pas longtemps; car, ainsi que l'indique Cicéron, ceux mêmes qui la combattent, veulent que leurs noms figurent en tête des livres qu'ils ont écrits à ce sujet, et que le mépris qu'ils témoignent de la gloire fasse passer leur nom à la postérité.
On trouve rarement des hommes qui abandonnent aux autres leur part de gloire; exemples de cette abnégation de soi-même.—Nous faisons commerce de toutes les autres choses, au besoin nous prêtons à nos amis nos biens et nos existences; mais se dépouiller de son honneur pour autrui, lui faire don de sa gloire à soi, cela ne se voit guère.—Catulus Luctatius, pendant la guerre contre les Cimbres, avait fait tous ses efforts pour arrêter ses soldats en fuite devant l'ennemi; n'y parvenant pas, il se mêla à eux, feignant de renoncer à continuer l'engagement, pour qu'ils eussent l'air de suivre leur chef plutôt que de fuir, sacrifiant ainsi sa réputation pour sauver l'honneur de son armée.—Quand, en 1537, Charles-Quint envahit la Provence, on dit qu'Antoine de Lève y voyant l'empereur résolu, bien qu'estimant lui aussi que les résultats en seraient éminemment glorieux, opina cependant dans un sens contraire et le déconseilla, dans le seul but que la gloire et l'honneur de cette résolution en revinssent entièrement à son maître et qu'on dise que, grâce à la sûreté de ses conceptions et à sa prévoyance, il avait, contrairement à l'avis de tous, mené à bonne fin cette magnifique entreprise, l'honorant ainsi à ses dépens.—Les ambassadeurs de la Thrace, présentant leurs condoléances à Archiléonide, mère de Brasidas, sur la mort de son fils, ayant été jusqu'à dire, dans l'éloge qu'ils faisaient de lui, qu'il n'avait pas son pareil, sa mère déclina les louanges personnelles dont il était l'objet, pour les reporter sur tous: «Ne parlez pas ainsi, répondit-elle; Sparte, à ma connaissance, possède nombre de citoyens plus grands et plus vaillants qu'il n'était.»—A la bataille de Crécy, le prince de Galles, encore jeune, avait le commandement de l'avant-garde; le principal effort de la bataille se porta sur lui. Les seigneurs qui l'accompagnaient, trouvant la situation critique, mandèrent au roi Édouard de venir à leur secours. Le roi s'enquit de son fils; on lui répondit qu'il était vivant et à cheval: «Je lui ferais tort, dit-il alors, d'aller maintenant lui dérober l'honneur du succès d'un combat où il lutte depuis si longtemps; de quelque façon que tourne la fortune, il en aura tout le mérite.» Et il ne voulut ni marcher, ni envoyer à son secours, sachant bien que s'il y était allé, on eût dit que tout était perdu sans son aide et qu'on lui eût attribué le gain de la journée: «Toujours le dernier arrivé, semble avoir seul décidé de la victoire (Tite Live).»—Il y avait à Rome des personnes qui estimaient, et cela se disait communément, que les principaux hauts faits de Scipion étaient en partie dus à Lælius qui, cependant, jamais ne cessa d'exalter la grandeur et la gloire de son général et de lui prêter son concours, sans prendre aucunement soin de sa propre renommée.—A quelqu'un disant à Théopompe, roi de Sparte, que si les affaires publiques allaient si bien, c'était parce qu'il savait bien commander, celui-ci répondit: «Dites plutôt que c'est parce que le peuple sait bien obéir.»
Les femmes qui héritaient du titre de pair avaient, malgré leur sexe, le droit d'assister et d'opiner dans les causes relevant de cette juridiction; et les pairs ecclésiastiques, malgré leur caractère religieux, étaient tenus d'assister nos rois, quand ils étaient en guerre, non seulement en leur amenant leurs amis et leurs serviteurs, mais en y venant de leur personne. C'est à cela que nous devons de voir l'évêque de Beauvais se trouver avec Philippe-Auguste à la bataille de Bouvines, à laquelle il prit une part active et se conduisit bravement, tout en se faisant scrupule de tirer profit et gloire de cet exercice sanglant et brutal. Il mit ce jour-là, de sa propre main, plusieurs ennemis hors de combat, et chaque fois les remettait au premier gentilhomme qu'il rencontrait, soit pour qu'il les égorgeât, soit pour qu'il les gardât comme prisonniers, lui laissant à lui seul le soin de l'exécution: c'est ainsi qu'entre autres il remit Guillaume, comte de Salisbury, aux mains de messire Jean de Nesle. Par une subtilité de conscience semblable, il consentait bien à assommer, mais non à verser le sang, c'est pourquoi il ne combattait qu'armé d'une masse d'armes.—Quelqu'un, en ces temps-ci, auquel le roi reprochait d'avoir porté la main sur un prêtre, niait fort et ferme; il n'avait fait, disait-il, que le battre et le fouler aux pieds.
CHAPITRE XLII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XLII.)
De l'inégalité qui règne parmi les hommes.
Extrême différence que l'on remarque entre les hommes; on ne devrait les estimer qu'en raison de ce qu'ils valent par eux-mêmes.—Plutarque dit quelque part qu'il trouve que la distance d'une bête à une autre bête est moins grande que celle d'un homme à un autre homme; il n'envisage en cela que ce dont l'âme est capable et aussi les qualités intellectuelles. Pour moi, je trouve qu'il y a tellement loin d'Épaminondas, tel que je me le figure, à telle personne de ma connaissance, j'entends au point de vue du bon sens, que je renchérirais volontiers sur Plutarque et dirais qu'il y a plus de distance de tel homme à tel autre qu'entre tel homme et telle bête: «Ah, qu'un homme peut être supérieur à un autre (Térence)!» L'esprit humain comporte au moins autant de degrés qu'il y a de brasses d'ici le ciel, et ils sont tout aussi innombrables.
En ce qui touche les appréciations que nous portons sur le plus ou le moins de mérite d'un homme, il est vraiment étonnant que nous estimions toutes choses d'après les qualités qui leur sont propres et que nous fassions exception pour nous-mêmes. Nous louons un cheval de ce qu'il est vigoureux et adroit: «Nous le louons pour sa vitesse et les palmes nombreuses qu'il a remportées dans les cirques, aux applaudissements d'une foule bruyante (Juvénal)», et non pour son harnais, nous louons un lévrier de sa vitesse et non de son collier, un oiseau de fauconnerie de la puissance de son vol et non de sa longe et de sa clochette; pourquoi de même ne faisons-nous pas cas d'un homme uniquement d'après ce qui lui est propre? Il a un grand train, un beau palais, tant de crédit, tant de rente, disons-nous; tout cela le touche assurément, mais n'est pas lui. Vous n'achetez pas chat en poche, une chose sans la voir; si vous marchandez un cheval d'armes, vous commencez par lui ôter la housse qui le pare, et l'examinez nu et découvert; ou, s'il demeure couvert, ainsi qu'on les présentait jadis aux princes quand ils voulaient en faire acquisition, ce sont les parties qui offrent le moins d'intérêt qui sont dérobées à la vue, afin que vous ne vous arrêtiez pas à la beauté de la robe ou à la largeur de la croupe, et que vous vous attachiez surtout à considérer les jambes, les yeux et les pieds qui sont ce qu'il y a d'essentiel en lui: «Les rois ont coutume, lorsqu'ils achètent des chevaux, de les examiner couverts, de peur que si le cheval a la tête belle et les pieds mauvais, comme il arrive souvent, l'acheteur ne se laisse séduire par l'aspect d'une croupe arrondie, d'une tête fine ou d'une belle encolure (Horace).» Pourquoi, pour juger de la valeur d'un homme, l'examinons-nous donc tout enveloppé et empaqueté? Rien de ce qu'il nous montre n'est sien, et il nous cache tout ce qui seul donne moyen de porter un jugement éclairé sur ce qu'il est réellement. Ce dont vous vous enquerrez, c'est de ce que vaut l'épée et non le fourreau; peut-être que, dégagée de sa gaine, vous n'en donneriez pas un quatrain. Il faut juger l'homme par lui-même et non sur ses atours, ainsi que le dit plaisamment un philosophe ancien: «Savez-vous pourquoi vous le trouvez grand? C'est parce que dans l'estimation que vous faites de sa taille, vous y comprenez la hauteur de ses patins.» Le socle d'une statue n'en est pas partie intégrante.—Mesurez-le sans ses échasses, qu'il mette de côté ses richesses et ses dignités; qu'il se présente en chemise. Est-il au physique propre à ses fonctions? est-il sain et allègre? Quelle âme a-t-il? est-elle belle, capable, heureusement douée à tous égards? est-elle riche par elle-même ou seulement de ce qu'elle emprunte aux autres? la fortune a-t-elle prise sur elle? Se trouble-t-elle devant un danger imminent? est-elle indifférente au genre de mort, quel qu'il soit, qui peut l'atteindre! est-elle calme, égale, contente de son sort? c'est là ce qu'il faut rechercher et ce qui nous permet de juger des différences excessives qui existent entre les hommes. «Est-il sage et maître de lui? ne craint-il ni la pauvreté, ni la mort, ni l'esclavage? sait-il résister à ses passions et mépriser les honneurs? renfermé tout entier en lui-même, semblable à un globe parfait qu'aucune aspérité n'empêche de rouler, ne laisse-t-il aucune prise à la fortune (Horace)?» Un tel homme est de cinq cents brasses au-dessus des royaumes et des duchés; il est à lui-même son propre empire: «Par Pollux, le sage est lui-même l'artisan de son bonheur (Plaute)!» Que lui reste-t-il à désirer? «Ne voyons-nous pas que la nature n'exige de nous rien de plus qu'un corps sain et une âme sereine, exempte de soucis et de crainte (Lucrèce)?» Comparez-lui la tourbe de ces hommes stupides, à l'âme basse, servile, inconstante, qui sont continuellement le jouet des passions orageuses de tous genres qui les poussent et les repoussent sans cesse en tous sens, qui sont tout entiers sous la dépendance d'autrui: de lui à eux, la distance est plus grande que du ciel à la terre; et cependant, la manière dont nous en usons d'habitude nous aveugle tellement, que de cet homme nous ne faisons que peu ou pas de cas.
De vaines apparences extérieures distinguent seules le roi du paysan, le noble du vilain, etc. Que sont les rois? des acteurs en scène, des hommes quelquefois plus méprisables que le dernier de leurs sujets, soumis aux mêmes passions, aux mêmes vices.—Que nous venions à considérer un paysan et un roi, un noble et un roturier, un magistrat et un simple particulier, un riche et un pauvre, une extrême dissemblance nous apparaît immédiatement; mais cette différence qui nous saute aux yeux ne consiste, pour ainsi dire, que dans la diversité des chaussures que portent les uns et les autres. Dans la Thrace, le roi se distinguait de son peuple d'une singulière façon, bien au-dessus de ce que nous pouvons imaginer: il avait une religion à part, un dieu uniquement à lui, que ses sujets ne pouvaient adorer, c'était Mercure; et aux dieux du peuple: Mars, Bacchus, Diane, il dédaignait de rendre aucun culte.—Cela n'est en somme que décors, qui ne constituent aucune différence essentielle entre les hommes, tout comme ces acteurs de comédie que vous voyez sur la scène paradant avec de grands airs de duc et d'empereur, et que voilà un instant après devenus de simples valets, de misérables portefaix, professions d'où ils sortent et dans lesquelles ils sont nés. Cet empereur, par exemple, dont la pompe en public vous éblouit, «parce que brillent sur lui, enchâssées dans l'or, de grosses émeraudes de la plus belle eau, et parce qu'il est paré de magnifiques habits couleur vert de mer, qu'il a bientôt fait de souiller dans les orgies et dans de honteux plaisirs (Lucrèce)», voyez-le derrière le rideau, ce n'est qu'un homme du commun, parfois plus vil que le dernier de ses sujets: «Le sage a son bonheur en lui-même; tout autre n'a qu'un bonheur superficiel (Sénèque)»; la lâcheté, l'irrésolution, l'ambition, le dépit, l'envie agitent ce potentat, tout comme un autre homme: «Ni les trésors, ni les faisceaux consulaires ne chassent les inquiétudes et les soucis qui voltigent sous les lambris dorés (Horace)»; les préoccupations et les craintes l'assiègent au milieu même de ses armées: «L'appréhension, les soucis inséparables de l'homme, ne s'effrayent ni du fracas des armes, ni des traits cruels; ils fréquentent hardiment les cours des rois et n'ont aucun respect pour l'éclat qui environne les trônes (Lucrèce).» La fièvre, la migraine, la goutte l'épargnent-elles plus que nous? Quand la vieillesse pèsera sur ses épaules, les archers de sa garde le soulageront-ils de son poids? Quand il frissonnera par crainte de la mort, sera-t-il rassuré par la présence des gentilshommes de sa chambre? Quand la jalousie ou un désir l'étreindront, nos salutations le réconforteront-elles? Ce ciel de lit, chamarré d'or et de perles, n'a pas le don de calmer les douleurs d'entrailles occasionnées par une violente colique: «La fièvre brûlante ne vous quittera pas plus tôt, que vous soyez étendu sur la pourpre, sur des tapis tissus à grands frais, ou que vous soyez gisant sur le grabat du plébéien (Lucrèce).»—Les flatteurs d'Alexandre le Grand lui répétaient sans cesse qu'il était fils de Jupiter. Un jour, qu'étant blessé, il regardait le sang qui coulait de la plaie: «Hé bien! qu'en pensez-vous? leur dit-il; n'est-ce pas là un sang vermeil comme celui de tout être humain; est-il de la nature de celui qu'Homère fait couler des blessures des dieux?»—Le poète Hermodore avait, en l'honneur d'Antigone, composé des vers où il l'appelait fils du Soleil: «Celui qui vide ma chaise percée, dit Antigone réprouvant cette flatterie, sait bien qu'il n'en est rien.»
Le bonheur est dans la jouissance et non dans la possession; or peut-il jouir des avantages de la royauté celui qui ne sait ou ne peut apprécier son bonheur?—Cet homme en fin de compte n'est jamais qu'un homme; et si par lui-même il n'a pas de valeur, l'empire du monde ne saurait lui en donner: «Que les jeunes filles se l'arrachent, que partout les roses naissent sous ses pas (Perse)», qu'est-ce que tout cela, si son âme est grossière et stupide? sans vigueur et sans esprit, on n'arrive à ressentir ni le bonheur, ni même la volupté.—«Les choses valent selon qui les possède: bonnes pour qui sait s'en servir, elles sont mauvaises pour qui en mésuse (Térence).» Pour savourer les biens que nous donne la fortune, quels qu'ils soient, encore faut-il le sentiment qui nous en procure la sensation; c'est par la jouissance et non par la possession que nous sommes heureux: «Ce ne sont pas ces terres, ce palais, ces monceaux d'or et d'argent qui guériront de la fièvre celui qui les possède, ou qui purgeront son âme de toute inquiétude; la jouissance exige la santé de l'âme et du corps. Pour qui désire ou qui craint, toutes ces richesses sont comme des tableaux pour des yeux qui ne peuvent souffrir la lumière, ou des onguents à un goutteux (Horace).»—Si c'est un sot, son goût est émoussé et manque de discernement; ce n'est plus pour lui une source de jouissance; il est comme quelqu'un qui, enrhumé, est incapable d'apprécier la douceur des vins de la Grèce; ou comme un cheval, lequel demeure indifférent à la richesse du harnachement dont on l'a paré; c'est ainsi que, suivant la maxime de Platon, la santé, la beauté, la force, les richesses et tout ce que nous qualifions d'heureux, sont estimés comme autant de maux par qui a le jugement faux, alors que celui qui a l'esprit juste les tient pour ce qu'ils sont, et que cette divergence d'appréciation se produit en sens inverse pour ce que nous tenons comme malheureux.—Et puis, là où le corps et l'âme sont en mauvais état, à quoi servent tous ces avantages qui ne font pas corps avec nous? la moindre piqûre d'épingle, la moindre passion en notre âme, suffisent pour nous ôter tout le plaisir que nous aurions à régner sur le monde entier! Au premier élancement que lui occasionne la goutte, il a beau être Sire et Majesté, «couvert d'or et d'argent (Tibulle)», ne perd-il pas le souvenir de ses palais et de ses grandeurs? S'il est en colère, de ce qu'il est prince, cela l'empêche-t-il de rougir, de pâlir, de grincer des dents comme un fou?
Combien le sort des rois est à plaindre: leurs devoirs constituent une lourde charge.—Si cet empereur est intelligent et heureusement doué, l'exercice de la toute-puissance ajoute peu à son bonheur: «Si votre ventre est libre, si vos poumons et vos jambes font leurs offices, toutes les richesses des rois n'accroitront en rien votre bonheur (Horace).» Il reconnaît que tout cela n'est qu'apparence et tromperie. A l'occasion il sera de l'avis de Séleucus qui disait «que celui qui saurait de quel poids est un sceptre, ne daignerait pas le ramasser, s'il en trouvait un à terre», voulant dire par là combien sont grandes et pénibles les charges qui incombent à un roi soucieux de ses devoirs; et certes, ce n'est pas peu de chose que d'avoir à régler les affaires d'autrui, quand nous régler nous-mêmes présente tant de difficultés.—Pour ce qui est du commandement, qui semble offrir tant de charmes, quand je viens à considérer la faiblesse de la raison humaine et combien il est difficile de décider des choses nouvelles sur lesquelles il y a doute, je suis tout à fait de l'avis qu'il est beaucoup plus facile et agréable de suivre que de diriger, et que c'est un grand repos d'esprit de n'avoir qu'à cheminer sur une voie tracée et à ne répondre que de soi: «Il vaut mieux obéir tranquillement, que de prendre le fardeau des affaires publiques (Lucrèce).» Ajoutez à cela que Cyrus déclarait qu'il ne convient à un homme de commander à d'autres, qu'autant qu'il vaut mieux qu'eux.
La satiété leur rend insipides tous les plaisirs.—Le roi Hiéron, d'après Xénophon, allait jusqu'à prétendre que les souverains sont, dans la jouissance des voluptés intimes, dans des conditions pires que les particuliers, parce que l'aisance et facilité qu'ils ont à les satisfaire leur ôtent cette saveur aigre-douce que nous devons à plus de difficulté: «Trop d'amour nous dégoûte, comme l'excès d'un mets agréable affadit l'estomac (Ovide).» Pense-t-on que les enfants de chœur prennent grand plaisir à la musique? la satiété la leur rend plutôt ennuyeuse. Les festins, les danses, les mascarades, les tournois réjouissent ceux qui ne les voient pas souvent et ont désir de les voir; mais pour ceux pour lesquels ce sont des choses ordinaires, cela devient fade et peu réjouissant; de même les femmes ne sont plus un excitant pour celui qui jouit d'elles à satiété; qui passe son temps à boire sans soif, n'éprouve plus de plaisir à boire; les farces des bateleurs nous amusent, mais pour eux ce sont des corvées. Et c'est ce qui fait que les princes aiment à se travestir quelquefois, à descendre vivre de la vie des dernières classes de la société et qu'ils s'en font fête: «Un peu de changement ne déplaît pas aux grands; quelquefois un frugal repas, sans tapis et sans pourpre, sous le toit du pauvre, déride leur front (Horace).»—Il n'y a rien qui soit gênant et nous ôte l'appétit comme l'abondance: quels désirs ne s'apaiseraient chez qui aurait trois cents femmes à sa disposition, comme les a le Grand Seigneur dans son sérail? Quel goût à chasser pouvait avoir celui de ses ancêtres qui n'y allait jamais qu'avec au moins sept mille fauconniers, et quelle physionomie pouvait présenter une pareille chasse?
Ils sont constamment sous les yeux de leurs sujets qui les jugent avec sévérité.—Sans compter que cet éclat qui accompagne la grandeur a, je crois, des inconvénients des plus incommodes quand ils veulent se livrer à la jouissance de plaisirs plus doux; ils sont trop en vue et trop de gens s'occupent d'eux, si bien que je ne comprends pas qu'on leur demande de cacher et dissimuler davantage leurs fautes. A ajouter que ce qui de notre part est indiscrétion, est qualifié chez eux, par le peuple, de tyrannie, de mépris et dédain des lois; et qu'en outre de ce que comme tous autres ils sont enclins à mal faire, il semble que de plus ils se fassent, en pareil cas, un plaisir de violer et de fouler aux pieds les règlements publics. Platon est dans le vrai quand, dans son Gorgias, donnant comme définition du tyran, celui qui, dans une cité, a licence de faire tout ce qui lui plaît, il dit que la vue et la publicité des abus qu'il commet blessent souvent plus que ces abus eux-mêmes. Chacun redoute d'être épié et contrôlé; eux, le sont jusque dans leurs attitudes et leurs pensées, tout le monde estimant que c'est son droit de les juger et qu'il y a intérêt; sans compter que les taches ressortent d'autant plus que la place où elles sont est plus apparente et plus éclairée, qu'un signe ou une verrue au front se remarque davantage qu'une balafre ailleurs. C'est le motif pour lequel les poètes représentent toujours Jupiter, dans ses aventures galantes, sous une forme autre que la sienne, et que, parmi tant de scènes de ce genre qu'ils lui attribuent, il n'en est qu'une seule, ce me semble, où il soit représenté dans toute sa grandeur et sa majesté.
Hiéron, auquel nous revenons, raconte également combien sa royauté lui est incommode en l'empêchant d'aller et de voyager en toute liberté, le retenant en quelque sorte prisonnier, sans pouvoir franchir les limites de son pays et faisant que partout il est constamment entouré d'une foule importune. Il faut convenir que, la plupart du temps, en voyant nos rois tout seuls à table, assiégés de tant de gens inconnus, leur parlant et les regardant, j'ai été souvent pris de pitié plutôt que d'envie. Le roi Alphonse disait à ce propos que le sort des ânes était sous ce rapport préférable au leur; leurs maîtres au moins les laissent paître à leur aise, ce que les rois ne peuvent obtenir de leurs serviteurs. Je n'ai jamais compris que ce pût être de quelque agrément pour un homme raisonnable d'être sous les regards d'une vingtaine de personnes, lorsqu'il est sur sa chaise percée; je n'ai pas davantage saisi qu'il soit, pour un roi, plus commode et mieux porté d'être servi par quelqu'un qui a dix mille livres de rente, ou qui a pris Casal, ou défendu Sienne, que par un bon valet de chambre, connaissant bien son service.—Les avantages des princes ne sont guère qu'imaginaires; chaque échelon social a en quelque sorte ses princes. César appelle des roitelets tous les seigneurs qui, en Gaule, de son temps, avaient droit de rendre la justice.
La vie d'un seigneur retiré dans ses terres, loin de la cour, est bien préférable.—Pour dire vrai, sauf l'appellation de «Sire», on va bien loin aujourd'hui dans l'imitation de la manière d'être et de faire de nos rois; voyez dans les provinces éloignées de la cour, en Bretagne par exemple, un seigneur vivant dans son fief et y résidant: son train de maison, ses rapports avec ses sujets, les officiers qui l'assistent, le genre de vie qu'il mène, le service auquel chacun est astreint autour de lui, le cérémonial dont il s'entoure, sa vie intime au milieu de ses serviteurs, voire même les idées qui le hantent, il n'est rien de plus royal. Il entend parler de son maître une fois l'an, comme du roi de Perse, et ne le distingue que parce qu'il subsiste entre eux quelques liens de parenté, consignés dans ses archives.—De fait, nos lois nous donnent une liberté suffisante; et les obligations auxquelles un gentilhomme est astreint vis-à-vis de son souverain se faisant à peine sentir deux fois dans la vie, une sujétion complète et effective ne s'impose qu'à ceux d'entre nous auxquels elle convient, et l'acceptent en retour de l'honneur et du profit qu'ils en retirent; celui qui, confiné dans ses terres, s'y tient coi et sait diriger ses affaires sans querelles ni procès, est aussi libre que le doge de Venise: «Peu d'hommes sont enchaînés à la servitude, beaucoup s'y enchaînent (Sénèque).»
Les rois ne connaissent pas l'amitié, la confiance; ils n'ont autour d'eux que des flatteurs et des hypocrites.—Mais ce qu'Hiéron place au nombre des plus grands inconvénients de la royauté, c'est la privation des amitiés et relations cordiales qui sont le charme le plus doux, le plus parfait de l'existence de l'homme: «Quelle marque d'affection et de bons sentiments à mon endroit m'est-il possible de recevoir, dit-il, de quelqu'un qui, que ce soit ou non de son fait, me doit d'être vis-à-vis de moi tout ce qu'il a possibilité d'être? Puis-je tenir compte de l'humilité de sa parole, de sa respectueuse courtoisie, alors qu'il ne peut en agir autrement? Les honneurs que nous rendent ceux qui nous craignent, ne nous honorent pas, ils s'adressent à la royauté et non à moi personnellement: «Le plus grand avantage de la royauté, c'est que le peuple est obligé non seulement de souffrir, mais encore de louer les actions du maître (Sénèque).» Ne vois-je pas le mauvais roi comme le bon, celui qu'on hait comme celui qu'on aime, être traités l'un et l'autre de la même façon? on semblait avoir à l'égard de mon prédécesseur la même déférence que pour moi, on le servait avec le même cérémonial, et il en sera de même pour mon successeur. Si mes sujets ne m'offensent pas, ce n'est pas là une preuve indiscutable de sincère affection; je ne puis la considérer comme telle, puisque lors même qu'ils voudraient m'offenser, ils ne le peuvent pas. Nul ne me fréquente parce qu'il a de l'amitié pour moi; ce sentiment ne peut naître quand les relations et les échanges d'idées sont si rares; l'élévation de mon rang me tient à l'écart de toute intimité; entre les autres hommes et moi il y a trop d'inégalité et de disproportion. Ils font partie de ma suite parce que cela a bon air, que c'est la coutume; et encore est-ce plutôt à ma fortune qu'à moi qu'ils sont attachés et dans le but d'augmenter la leur. Tout ce qu'ils me disent et font est entaché de dissimulation, leur liberté étant tenue en bride par la toute-puissance qu'en toutes choses j'exerce sur eux; je ne vois rien à découvert autour de moi, rien qui ne soit masqué.»—Ses courtisans louaient un jour l'empereur Julien de ce qu'il s'efforçait d'être juste: «Je m'enorgueillirais certainement de ces louanges, leur répondit-il, si elles venaient de personnes qui oseraient dénoncer et blâmer mes actes, si je me conduisais autrement.»
Les commodités effectives dont ils jouissent leur sont communes avec les autres hommes.—Toutes les commodités effectives dont jouissent les princes leur sont communes avec les hommes de fortune moyenne (les dieux seuls montent des chevaux ailés et se nourrissent d'ambroisie); ils ne diffèrent pas de nous sous le rapport du sommeil et de l'appétit; l'acier de leur armure n'est pas de meilleure trempe que celui dont sont forgées les nôtres; leur couronne ne les abrite ni du soleil, ni de la pluie.—Dioclétien, porté au plus haut et plus envié degré de la fortune, en descendit pour jouir des satisfactions de la vie d'un simple particulier. Quelque temps après, les nécessités des affaires publiques réclamant qu'il en prît à nouveau la direction, il répondait à ceux qui venaient le prier d'en accepter la charge: «Vous ne chercheriez pas à me persuader, si vous voyiez la belle venue des arbres que j'ai plantés moi-même sur mes terres et les beaux melons que j'y ai semés.»
Gouvernement idéal.—Anacharsis est d'avis que l'état le plus heureux serait celui qui aurait un gouvernement tel, que, toutes autres conditions égales, on y verrait la prééminence donnée à la vertu et le vice relégué au dernier rang.
Une folle ambition les porte souvent à ravager le monde, lorsqu'ils pourraient sans efforts se procurer le repos et les vrais plaisirs.—Quand le roi Pyrrhus méditait de passer en Italie, Cinéas, son sage conseiller, voulant lui faire sentir l'inanité de son ambition, lui dit: «Et dans quel but, Sire, concevez-vous cette grande entreprise?»—«Pour me rendre maître de l'Italie,» répondit le roi.—«Et cela fait?» poursuivit Cinéas.—«Je passerai en Gaule et en Espagne.»—«Et après?»—«J'irai subjuguer l'Afrique; et, quand enfin je serai maître du monde, je me reposerai et vivrai content et tranquille.»—«Pour Dieu! Sire, répliqua alors Cinéas, dites-moi ce qui vous empêche d'en agir de la sorte dès à présent, si telle était votre volonté; pourquoi ne pas jouir sur l'heure de ce repos auquel vous dites aspirer et vous épargner ainsi tant d'embarras, tant de hasards, auxquels de gaîté de cœur vous allez vous exposer, avant d'atteindre ce but que vous avez dès maintenant à votre portée?»—«C'est sans doute parce qu'il ne connaissait pas les bornes que l'on doit mettre à ses désirs, et au delà desquelles prend fin le plaisir véritable (Lucrèce).»
«Chacun est l'artisan de sa fortune (Cornélius Népos)»; cette maxime de l'antiquité, que je trouve si belle et qui est ici d'à propos, servira de conclusion au présent chapitre.
CHAPITRE XLIII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XLIII.)
Des lois somptuaires.
Interdire l'usage de l'or et de la soie à certaines classes de la société, dans le but d'enrayer le luxe, c'est aller à l'encontre de ce que l'on se propose.—La manière dont nos lois cherchent à enrayer les dépenses extravagantes et si pleines d'ostentation que nous apportons à la tenue de la table et au costume, semble aller à l'encontre du but qu'elles se proposent. Le vrai moyen d'y atteindre, serait d'inspirer aux hommes le mépris de l'or et de la soie comme choses frivoles et inutiles; au lieu de cela, nous en accroissons la valeur et le prix qu'on y attache, ce qui est une façon bien sotte de les en dégoûter. Dire, ainsi qu'on l'a fait, que les princes seuls pourront manger du turbot et porter du velours et des tissus d'or et l'interdire au peuple, qu'est-ce, sinon donner de l'importance à ces choses et augmenter l'envie de chacun d'en user! Que les rois renoncent hardiment à ces marques de grandeur, ils en ont assez d'autres; de semblables excès sont plus excusables chez des particuliers que chez des princes. Ce qui se passe chez quelques nations, nous montre qu'il y a assez de meilleurs moyens d'établir par des distinctions extérieures les degrés de la hiérarchie sociale (ce que je considère du reste comme une mesure sage dans un gouvernement), sans recourir à un étalage qui développe la corruption et a des inconvénients si évidents.
L'exemple des grands fait loi; c'est pourquoi ils devraient se distinguer par leur simplicité.—Il est vraiment merveilleux de voir combien la coutume, dans des choses comme celles-ci au fond si indifférentes, s'introduit aisément et s'impose avec autorité. Il y avait à peine un an qu'à la cour, pour le deuil du roi Henry II, on portait du drap, que déjà, au sentiment de chacun, la soie était tombée en un tel discrédit, qu'en voyant quelqu'un en être vêtu, on pensait aussitôt que ce devait être quelque bourgeois de la ville; elle était devenue le propre des médecins et des chirurgiens; et, bien que dans toutes les classes de la société tout le monde fût à peu près habillé de même, la distinction naturelle de chacun suffisait pour dénoter celle à laquelle il appartenait. Qu'il faut peu de temps aux armées pour que le pourpoint maculé de chamois et de toile soit en honneur et que les vêtements riches et brillants soient dédaignés, soient même un sujet de reproche pour ceux qui en portent! Que les rois donnent l'exemple de renoncer à ces dépenses: en un mois, sans édit, sans ordonnance, ce sera chose faite; tous, après eux, nous en ferons autant. La loi, au rebours de ce qu'elle prescrit aujourd'hui, devrait porter que les étoffes de couleur éclatante et les joyaux sont interdits à tout le monde, sauf aux bateleurs et aux courtisanes.
C'est ainsi que Zéleucus corrigea les mœurs corrompues des Locriens. Ses ordonnances portaient «que les femmes de condition libre ne pourraient avoir à leur suite plus d'une femme de chambre, hors le cas où elles seraient ivres. Que seules les filles publiques et de mauvaise vie pourraient sortir la nuit hors ville, porter sur leur personne des bijoux en or et des robes enrichies de broderies. Qu'à l'exception de ceux faisant métier de prostituer les femmes et les filles, aucun homme ne devrait avoir de bagues en or, ni de vêtements de tissu délicat, du genre des étoffes fabriquées à Milet». Par ces exceptions qui stigmatisaient ceux auxquels elles s'appliquaient, il détourna ingénieusement ses concitoyens de ces superfluités et de leurs attraits pernicieux; moyen très efficace, en éveillant l'honneur et l'ambition, d'amener les hommes à la pratique de leurs devoirs et à l'obéissance aux lois.
Bizarrerie et incommodités de certaines modes.—Nos rois ont toute facilité pour de semblables réformes dans ces questions de mode; leur goût fait loi: «Tout ce que font les princes, il semble qu'ils le commandent (Quintilien)», et le reste de la France se règle sur ce qui se fait à la cour. Qu'ils abandonnent ce genre de culottes si laid, qui dessinent des parties du corps que d'ordinaire on n'affiche pas; ces pourpoints si amples et si lourds qui nous font une tournure tout autre que celle que nous avons naturellement, qui sont si incommodes quand on veut s'armer; ces longs cheveux qui donnent un air efféminé; cet usage de s'embrasser entre gens qui se connaissent, quand on s'aborde; de baiser les mains de qui l'on salue, ce que l'on ne faisait jadis qu'à l'égard des princes; qu'ils condamnent cette habitude, qu'en un lieu où une attitude respectueuse est de mise, un gentilhomme se tienne sans épée au côté, le vêtement ouvert et flottant comme s'il venait de la garde-robe; et cette autre, contraire à celle de nos pères et au privilège qu'avait la noblesse en France, qui veut aujourd'hui qu'autour de ces mêmes princes, en quelque lieu que ce soit, si loin qu'on se trouve d'eux, on se tienne la tête découverte, et cela, non seulement quand il s'agit d'eux, mais à l'égard de cent autres, tant nous avons de tiers, de quarts de roi, qui ont les mêmes exigences; qu'ils le veuillent, et ces innovations et beaucoup d'autres du même genre et tout aussi regrettables, seront aussitôt décriées et disparaîtront.—Ce sont là des erreurs toutes superficielles, elles n'en sont pas moins de fâcheux pronostics; quand nous voyons les enduits de nos murs et de nos cloisons se fendiller, nous sommes avertis que le gros œuvre du bâtiment se disjoint.
Même dans les modes, les changements sont dangereux pour la jeunesse.—Platon, dans ses Lois, estime qu'il n'y a pas au monde de calamité plus dommageable pour sa cité, que de laisser la jeunesse prendre la liberté d'apporter des changements dans son costume, dans ses manières de faire, ses danses, ses exercices et ses chants, et de leur en substituer d'autres, obéissant en cela tantôt à une impression, tantôt à une autre; recherchant les nouveautés, en honorant les auteurs, ce qui conduit à la corruption des mœurs et fait que * toutes les anciennes institutions en arrivent à être sapées et méprisées. En toutes choses, sauf pour ce qui est mauvais, les changements sont à craindre, qu'ils surviennent dans le cours des saisons, la direction des vents, le mode de nourriture, le cours de nos humeurs. Aucune loi n'a de valeur bien effective, en dehors de celles auxquelles Dieu a donné une durée remontant à une époque si reculée que personne n'en sait l'origine et ne les a jamais connues autres.
CHAPITRE XLIV. (ORIGINAL LIV. I, CH. XLIIII.)
Du sommeil.
Le sage peut commander à ses passions, il ne peut les empêcher d'émouvoir son âme; aussi faut-il regarder comme très extraordinaires ces hommes qui, dans les plus importantes circonstances de leur vie, ont pu se livrer au sommeil.—La raison nous ordonne bien de suivre toujours le même chemin, mais non toutefois d'aller constamment à la même allure; et, quoique le sage ne doive pas permettre à ses passions de dévier de la voie droite, il peut fort bien, sans manquer à son devoir; en tenir compte pour hâter ou retarder sa marche, au lieu de demeurer au milieu d'elles, comme un colosse immobile et impassible. Au courage en personne, le pouls battrait plus fort, je crois, en allant à l'assaut qu'en allant dîner; il y a même des circonstances où il est nécessaire qu'il s'échauffe et s'émeuve. Aussi ai-je remarqué comme une particularité, se produisant rarement il est vrai, que quelquefois les grands personnages, dans les affaires de grande importance et les entreprises de la plus haute gravité, conservent tellement leur assiette habituelle, que leur sommeil n'en est seulement pas écourté.
Le jour de la bataille opiniâtre qu'il livra à Darius, Alexandre le Grand dormit si profondément et si avant dans la matinée, que le temps pressant de marcher au combat, Parménion fut obligé d'entrer dans sa chambre, d'approcher de son lit et, pour l'éveiller, de l'appeler deux ou trois fois par son nom.—L'empereur Othon, la nuit même où il avait résolu de se tuer, après avoir mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent entre ses serviteurs, affilé le tranchant de l'épée avec laquelle il voulait se donner la mort, n'attendant plus que d'apprendre si tous ses amis étaient parvenus à se mettre en sûreté, s'endormit d'un sommeil si profond, que ses ronflements parvenaient jusqu'à ses valets de chambre.—La mort de cet empereur offre beaucoup de rapprochement avec celle du grand Caton, sur ce point notamment: Caton, prêt à se détruire, attendant qu'on lui apportât la nouvelle que les sénateurs qu'il éloignait de lui, étaient sortis du port d'Utique, se mit à si bien dormir qu'on entendait le bruit de sa respiration de la chambre voisine. La personne qu'il avait envoyée au port l'ayant éveillé pour lui dire que la tempête gênait considérablement les sénateurs pour la manœuvre de la voile, il en envoya une autre, et, se renfonçant dans son lit, reprit son sommeil jusqu'au retour de ce second messager venant lui annoncer que le départ avait pu s'effectuer.—Nous trouvons encore chez Caton une certaine similitude avec ce que nous avons rapporté d'Alexandre. Lors de ce grand et dangereux orage que faillit soulever contre lui la sédition du tribun Métellus qui, à propos de la conjuration de Catilina, voulait publier le décret rappelant dans Rome Pompée et son armée, ce à quoi Caton seul était opposé, de graves paroles, de grandes menaces avaient été échangées au Sénat entre Métellus et lui; et le lendemain, sur le forum, devait avoir lieu cette publication. Les deux adversaires devaient s'y retrouver: Métellus, appuyé par le peuple et par César qui, à ce moment, était favorable à Pompée, devait se présenter accompagné de nombreux esclaves étrangers et de spadassins prêts à toutes les violences; Caton n'ayant pour lui que son indomptable fermeté. Aussi ses parents, ses domestiques et beaucoup de gens de bien étaient-ils en grand souci sur son compte; préoccupés du danger auquel il allait s'exposer, il y en eut qui passèrent la nuit chez lui, mais ne purent ni reposer, ni boire ni manger; sa femme et ses sœurs ne cessaient de pleurer et de se tourmenter. Lui, au contraire, réconfortait tout le monde; après avoir soupé comme à son ordinaire, il alla se coucher et dormit d'un sommeil si profond jusqu'au matin, qu'un de ses collègues au tribunat dut venir le réveiller pour se rendre à l'assemblée où les partis allaient se trouver aux prises. Connaissant, par les actes de sa vie entière, combien était grand son courage, nous pouvons, sans crainte de nous tromper, attribuer ce calme en cette circonstance, à ce que son âme était bien au-dessus de semblables accidents qui, pour lui, n'étaient pas un sujet de plus grande préoccupation que les incidents ordinaires de la vie.
Au combat naval qu'il remporta en Sicile sur Sextus Pompée, Auguste, au moment d'engager l'action, dormait si profondément, qu'il fallut que ses amis l'éveillassent pour qu'il donnât le signal du combat; cela fut cause que, plus tard, M. Antoine lui reprocha de n'avoir pas eu seulement le cœur d'assister aux évolutions de ses vaisseaux et de n'avoir osé se montrer à ses soldats que lorsque Agrippa vint lui annoncer que la victoire était à lui.—Marius le jeune fit pis encore: le jour de son dernier effort contre Sylla, après avoir rangé son armée en bataille, donné le mot d'ordre et le signal de l'engagement, il se coucha à l'ombre, sous un arbre, pour se reposer, et s'endormit si complètement, qu'à peine fut-il réveillé quand ses gens, en fuite, vinrent à passer près de lui; il n'avait rien vu du combat. On attribue le fait à la fatigue excessive produite par un excès de travail et le manque de sommeil, il était à bout de forces.
Le sommeil est-il nécessaire à la vie?—Il appartient aux médecins de nous dire si le sommeil est nécessaire à l'homme au point que notre vie en dépende. A l'appui de cette assertion, nous trouvons bien qu'à Rome on fit mourir, en le privant de sommeil, Persée roi de Macédoine, qui se trouvait être prisonnier; mais, d'autre part, Pline relate d'autres cas de personnes qui ont vécu longtemps sans dormir. Hérodote parle de peuples où l'on dort pendant la moitié de l'année et où l'on veille pendant l'autre moitié; et les biographes d'Épiménide racontent que ce sage demeura endormi pendant cinquante-sept ans consécutifs.
CHAPITRE XLV. (ORIGINAL LIV. I, CH. XLV.)
Sur la bataille de Dreux.
Il importe peu que dans une action de guerre un chef ne fasse pas tout ce que commande le devoir ou la bravoure, pourvu qu'il obtienne la victoire.—La bataille que nous avons livrée à Dreux présente des particularités qui se voient rarement. Ceux qui ne sont pas favorables à M. de Guise, font volontiers ressortir qu'il n'est pas excusable d'avoir arrêté et ralenti la marche des forces qu'il commandait, pendant que l'ennemi accablait M. le Connétable qui était le chef de l'armée et enlevait l'artillerie, et qu'il eût mieux fait, pour éviter les pertes considérables qui en sont résultées, de prendre l'adversaire en flanc, plutôt que d'attendre qu'il fût possible de l'attaquer sur ses derrières. Outre ce que l'issue du combat témoigne à cet égard, celui qui examine la situation sans parti pris, est obligé, à mon avis, de convenir que le but et les efforts non seulement des chefs, mais même de chaque soldat, doivent tendre au succès final, et qu'aucun incident particulier, quelque intéressant qu'il puisse être, ne saurait les en détourner.—Philopœmen, dans une rencontre avec Machanidas, s'était fait précéder, pour engager le combat, d'une forte troupe d'archers et autres gens de trait. L'ennemi, après les avoir repoussés, s'amusa à les poursuivre à toute bride et se trouva ainsi défiler, en lui prêtant le flanc, le long du corps de bataille de Philopœmen. Malgré l'émoi qui en résulta chez ses soldats, Philopœmen ne jugea pas à propos de faire mouvement et de se porter contre cette cavalerie pour venir au secours des siens. Il la laissa les pourchasser et les tailler en pièces sous ses yeux, et lui-même chargea les troupes à pied de l'adversaire quand il les vit hors d'état d'être soutenues par leur cavalerie; et bien qu'il eût affaire à des Lacédémoniens, il en vint aisément à bout, d'autant qu'il les attaqua alors qu'ils croyaient la journée gagnée et commençaient à se débander; puis, cela fait, il se jeta à la poursuite de Machanidas.—C'est là un cas qui a grand rapport avec celui de M. de Guise.
Dans la bataille si vivement disputée que livra Agésilas aux Béotiens, bataille que Xénophon, qui y assistait, déclare la plus acharnée qu'il ait jamais vue, Agésilas ne voulut pas profiter de l'avantage que lui offrait la fortune de laisser défiler le corps principal de l'ennemi et de l'attaquer en queue, bien que la victoire ne fît pas doute pour lui, estimant qu'en agissant ainsi, il eût fait montre de plus d'habileté que de vaillance; et, pour faire preuve de valeur et donner carrière à son courage hors de pair, il préféra l'attaquer de front. Mal lui en prit, il y gagna d'éprouver un sérieux échec et d'être grièvement blessé. Contraint de rallier son monde, il se résolut au parti qu'il avait écarté au début. Il fit ménager un intervalle dans ses troupes, pour livrer passage à la fougue des Béotiens; et, quand ils furent passés, qu'ils marchaient en désordre, comme des gens qui se croient à l'abri de tout danger, il les fit suivre et charger sur leurs flancs; mais il ne parvint ni à les rompre, ni à précipiter leur retraite; ils se retirèrent à petits pas, montrant toujours les dents, jusqu'à ce qu'ils fussent hors d'atteinte.