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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I

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VN rhetoricien du temps passé, disoit que son mestier estoit, de
choses petites les faire paroistre et trouuer grandes. C'est vn
cordonnier qui sçait faire de grands souliers à vn petit pied. On1
luy eust faict donner le fouët en Sparte, de faire profession d'vn' art
piperesse et mensongere: et croy qu'Archidamus qui en estoit Roy,
n'ouit pas sans estonnement la response de Thucydidez, auquel il
s'enqueroit, qui estoit plus fort à la luicte, ou Pericles ou luy:
Cela, fit-il, seroit mal-aysé à verifier: car quand ie l'ay porté par
terre en luictant, il persuade à ceux qui l'ont veu, qu'il n'est pas
tombé, et le gaigne. Ceux qui masquent et fardent les femmes,
font moins de mal: car c'est chose de peu de perte de ne les voir
pas en leur naturel: là où ceux-cy font estat de tromper, non pas
nos yeux, mais nostre iugement, et d'abastardir et corrompre l'essence2
des choses.   Les republiques qui se sont maintenuës en vn
estat reglé et bien policé, comme la Cretense ou Lacedemonienne,
elles n'ont pas faict grand compte d'orateurs. Ariston definit sagement
la rhetorique, science à persuader le peuple: Socrates, Platon,
art de tromper et de flatter. Et ceux qui le nient en la generale
description le verifient par tout, en leurs preceptes. Les Mahometans
en defendent l'instruction à leurs enfants, pour son inutilité.
Et les Atheniens, s'aperceuants combien son vsage, qui auoit tout
credit en leur ville, estoit pernicieux, ordonnerent, que sa principale
partie, qui est, esmouuoir les affections, fust ostée, ensemble3
les exordes et perorations. C'est vn vtil inuenté pour manier et
agiter vne tourbe, et vne commune desreglée: et est vtil qui ne
s'employe qu'aux Estats malades, comme la medecine. En ceux où
le vulgaire, où les ignorans, où tous ont tout peu, comme celuy
d'Athenes, de Rhodes, et de Rome, et où les choses ont esté en
perpetuelle tempeste, là ont afflué les orateurs. Et à la verité, il se
void peu de personnages en ces republiques là, qui se soient poussez
en grand credit sans le secours de l'eloquence: Pompeius, Cæsar,
Crassus, Lucullus, Lentulus, Metellus, ont pris de là, leur grand
appuy à se monter à cette grandeur d'authorité, où ils sont en fin
arriuez: et s'en sont aydez plus que des armes, contre l'opinion des
meilleurs temps. Car L. Volumnius parlant en public en faueur de1
l'election au Consulat, faitte des personnes de Q. Fabius et P. Decius:
Ce sont gents nays à la guerre, grands aux effects: au combat
du babil, rudes: esprits vrayement consulaires. Les subtils,
eloquents et sçauants, sont bons pour la ville, Preteurs à faire iustice,
dit-il. L'eloquence a fleury le plus à Rome lors que les affaires
ont esté en plus mauuais estat, et que l'orage des guerres ciuiles
les agitoit; comme vn champ libre et indompté porte les herbes plus
gaillardes. Il semble par là que les polices, qui dépendent d'vn
Monarque, en ont moins de besoin que les autres: car la bestise et
facilité, qui se trouue en la commune, et qui la rend subiecte à estre2
maniée et contournée par les oreilles, au doux son de cette harmonie,
sans venir à poiser et connoistre la verité des choses par la
force de raison; cette facilité, dis-ie, ne se trouue pas si aisément
en vn seul, et est plus aisé de le garentir par bonne institution et
bon conseil, de l'impression de cette poison. On n'a pas veu sortir
de Macedoine ny de Perse, aucun orateur de renom.   I'en ay dit
ce mot, sur le subiect d'vn Italien, que ie vien d'entretenir, qui a
seruy le feu Cardinal Caraffe de maistre d'hostel iusques à sa mort.
Ie luy faisoy compter de sa charge. Il m'a fait vn discours de cette
science de gueule, auec vne grauité et contenance magistrale, comme3
s'il m'eust parlé de quelque grand poinct de theologie. Il m'a dechifré
vne difference d'appetits: celuy qu'on a à ieun, qu'on a apres
le second et tiers seruice: les moyens tantost de luy plaire simplement,
tantost de l'eueiller et picquer: la police de ses sauces; premierement
en general, et puis particularisant les qualitez des ingrediens,
et leurs effects: les differences des salades selon leur
saison, celle qui doit estre reschaufée, celle qui veut estre seruie
froide, la façon de les orner et embellir, pour les rendre encores
plaisantes à la veuë. Apres cela il est entré sur l'ordre du seruice,
plein de belles et importantes considerations.4

Nec minimo sanè discrimine refert
Quo gestu lepores, et quo gallina secetur.

Et tout cela enflé de riches et magnifiques parolles: et celles mesmes
qu'on employe à traiter du gouuernement d'vn Empire. Il m'est
souuenu de mon homme,

Hoc salsum est, hoc adustum est, hoc lautum est parum;
Illud rectè, iterum sic memento; sedulò
Moneo quæ possum pro mea sapientia.
Postremo tanquam in speculum, in patinas, Demea,
Inspicere iubeo, et moneo quid facto vsus sit.1

Si est-ce que les Grecs mesmes louërent grandement l'ordre et la
disposition que Paulus Æmylius obserua au festin, qu'il leur fit au
retour de Macedoine: mais ie ne parle point icy des effects, ie parle
des mots.   Ie ne sçay s'il en aduient aux autres comme à moy:
mais ie ne me puis garder quand i'oy nos architectes, s'enfler de
ces gros mots de pilastres, architraues, corniches d'ouurage Corinthien,
et Dorique, et semblables de leur iargon, que mon imagination
ne se saisisse incontinent du palais d'Apollidon, et par effect
ie trouue que ce sont les chetiues pieces de la porte de ma cuisine.
Oyez dire metonomie, metaphore, allegorie, et autres tels noms2
de la grammaire, semble-il pas qu'on signifie quelque forme de
langage rare et pellegrin? ce sont titres qui touchent le babil de
vostre chambriere.   C'est vne piperie voisine à cette-cy, d'appeller
les offices de nostre Estat, par les titres superbes des Romains, encore
qu'ils n'ayent aucune ressemblance de charge, et encores moins
d'authorité et de puissance. Et cette-cy aussi, qui seruira, à mon
aduis, vn iour de reproche à nostre siecle, d'employer indignement
à qui bon nous semble les surnoms les plus glorieux, dequoy l'ancienneté
ait honoré vn ou deux personnages en plusieurs siecles.
Platon a emporté ce surnom de diuin, par vn consentement vniuersel,3
qu'aucun n'a essayé luy enuier: et les Italiens qui se vantent,
et auecques raison, d'auoir communément l'esprit plus esueillé, et
le discours plus sain que les autres nations de leur temps, en viennent
d'estrener l'Aretin: auquel, sauf vne façon de parler bouffie
et bouillonnée de pointes, ingenieuses à la verité, mais recherchées
de loing, et fantastiques, et outre l'eloquence en fin, telle qu'elle
puisse estre, ie ne voy pas qu'il y ait rien au dessus des communs
autheurs de son siecle: tant s'en faut qu'il approche de cette diuinité
ancienne. Et le surnom de Grand, nous l'attachons à des
Princes, qui n'ont rien au dessus de la grandeur populaire.4

CHAPITRE LII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. LII.)
De la parsimonie des anciens.

ATTILIVS Regulus, general de l'armée Romaine en Afrique, au milieu
de sa gloire et de ses victoires contre les Carthaginois, escriuit
à la chose publique, qu'vn valet de labourage, qu'il auoit
laissé seul au gouuernement de son bien, qui estoit en tout sept arpents
de terre, s'en estoit enfuy, ayant desrobé ses vtils de labourage,
et demandoit congé pour s'en retourner et y pouruoir, de
peur que sa femme, et ses enfans n'en eussent à souffrir. Le Senat
pourueut à commettre vn autre à la conduite de ses biens, et luy
fit restablir ce qui luy auoit esté desrobé, et ordonna que sa femme
et enfans seroient nourris aux despens du public.   Le vieux Caton1
reuenant d'Espaigne Consul, vendit son cheual de seruice pour espargner
l'argent qu'il eust cousté à le ramener par mer en Italie:
et estant au gouuernement de Sardaigne, faisoit ses visitations à
pied, n'ayant auec luy autre suite qu'vn officier de la chose publique,
qui luy portoit sa robbe, et vn vase à faire des sacrifices: et le plus
souuent il portoit sa male luy mesme. Il se vantoit de n'auoir iamais
eu robbe qui eust cousté plus de dix escus; ny auoir enuoyé au
marché plus de dix sols pour vn iour: et de ses maisons aux champs,
qu'il n'en auoit aucune qui fust crepie et enduite par dehors.   Scipion
Æmylianus apres deux triomphes et deux Consulats, alla en2
legation auec sept seruiteurs seulement. On tient qu'Homere n'en
eut iamais qu'vn, Platon trois; Zenon le chef de la secte Stoique,
pas vn. Il ne fut taxé que cinq sols et demy pour iour, à Tyberius
Gracchus, allant en commission pour la chose publique, estant lors
le premier homme des Romains.

CHAPITRE LIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. LIII.)
D'vn mot de Cæsar.

SI nous nous amusions par fois à nous considerer, et le temps que
nous mettons à contreroller autruy, et à connoistre les choses
qui sont hors de nous, que nous l'employissions à nous sonder nous
mesmes, nous sentirions aisément combien toute cette nostre contexture
est bastie de pieces foibles et defaillantes. N'est-ce pas vn
singulier tesmoignage d'imperfection, ne pouuoir r'assoir nostre
contentement en aucune chose, et que par desir mesme et imagination
il soit hors de nostre puissance de choisir ce qu'il nous faut?
Dequoy porte bon tesmoignage cette grande dispute, qui a tousiours
esté entre les Philosophes, pour trouuer le souuerain bien de
l'homme, et qui dure encores et durera eternellement, sans resolution
et sans accord.1

Dum abest quod auemus, id exsuperare videtur
Cætera; post aliud, cùm contigit, illud auemus,
Et sitis æqua tenet.
Quoy que ce soit qui tombe en nostre connoissance et iouïssance,
nous sentons qu'il ne nous satisfait pas, et allons beant apres
les choses aduenir et inconnuës, d'autant que les presentes ne nous
soulent point. Non pas à mon aduis qu'elles n'ayent assez dequoy
nous souler, mais c'est que nous les saisissons d'vne prise malade
et desreglée.

Nam cùm vidit hic ad vsum quæ flagitat vsus,2
Omnia iam fermè mortalibus esse parata;
Diuitiis homines et honore et laude potentes
Affluere, atque bona natorum excellere fama;
Nec minus esse domi, cuiquam tamen anxia corda,
Atque animum infestis cogi seruire querelis:
Intellexit ibi vitium vas facere ipsum,
Omniáque, illius vitio, corrumpier intus
Quæ collata foris et commoda quæque venirent.
Nostre appetit est irresolu et incertain: il ne sçait rien tenir,
ny rien iouyr de bonne façon. L'homme estimant que ce soit le vice3
de ces choses qu'il tient, se remplit et se paist d'autres choses qu'il
ne sçait point, et qu'il ne cognoist point, où il applique ses desirs
et ses esperances, les prend en honneur et reuerence: comme dit
Cæsar, Communi fit vitio naturæ, vt inuisis, latitantibus atque incognitis
rebus magis confidamus, vehementiùsque exterreamur.

CHAPITRE LIIII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. LIV.)
Des vaines subtilitez.

IL est de ces subtilitez friuoles et vaines, par le moyen desquelles
les hommes cerchent quelquefois de la recommandation: comme
les poëtes, qui font des ouurages entiers de vers commençans par
vne mesme lettre: nous voyons des œufs, des boules, des aisles, des
haches façonnées anciennement par les Grecs, auec la mesure de
leurs vers, en les alongeant ou accoursissant, en maniere qu'ils
viennent à representer telle, ou telle figure. Telle estoit la science
de celuy qui s'amusa à compter en combien de sortes se pouuoient
renger les lettres de l'alphabet, et y en trouua ce nombre incroyable,
qui se void dans Plutarque. Ie trouue bonne l'opinion de celuy, à
qui on presenta vn homme, apris à ietter de la main vn grain de
mil, auec telle industrie, que sans faillir, il le passoit tousiours
dans le trou d'vne esguille, et luy demanda lon apres quelque present1
pour loyer d'vne si rare suffisance: surquoy il ordonna bien
plaisamment et iustement à mon aduis, qu'on fist donner à cet ouurier
deux ou trois minots de mil, affin qu'vn si bel art ne demeurast
sans exercice. C'est vn tesmoignage merueilleux de la foiblesse
de nostre iugement, qu'il recommande les choses par la rareté ou
nouuelleté, ou encore par la difficulté, si la bonté et vtilité n'y sont
ioinctes.   Nous venons presentement de nous iouër chez moy, à
qui pourroit trouuer plus de choses qui se tinsent par les deux
bouts extremes, comme, Sire, c'est vn tiltre qui se donne à la plus
esleuée personne de nostre Estat, qui est le Roy, et se donne aussi2
au vulgaire, comme aux marchans, et ne touche point ceux d'entre
deux. Les femmes de qualité, on les nomme Dames, les moyennes
Damoiselles, et Dames encore celles de la plus basse marche. Les
daiz qu'on estend sur les tables, ne sont permis qu'aux maisons
des Princes et aux tauernes. Democritus disoit, que les Dieux et
les bestes auoient les sentimens plus aiguz que les hommes, qui
sont au moyen estage. Les Romains portoient mesme accoutrement
les iours de dueil et les iours de feste.   Il est certain que la peur
extreme, et l'extreme ardeur de courage troublent également le
ventre, et le laschent. Le saubriquet de Tremblant, duquel le XII.3
Roy de Nauarre Sancho fut surnommé, aprend que la hardiesse aussi
bien que la peur engendrent du tremoussement aux membres. Ceux
qui armoient ou luy ou quelque autre de pareille nature, à qui la
peau frissonoit, essayerent à le rasseurer; appetissans le danger auquel
il s'alloit ietter: Vous me cognoissez mal, leur dit-il: si ma
chair sçauoit iusques où mon courage la portera tantost, elle se
transiroit tout à plat. La foiblesse qui nous vient de froideur, et
desgoutement aux exercices de Venus, elle nous vient aussi d'vn appetit
trop vehement, et d'vne chaleur desreglée. L'extreme froideur
et l'extreme chaleur cuisent et rotissent. Aristote dit que les cueux
de plomb se fondent, et coulent de froid, et de la rigueur de l'hyuer,
comme d'vne chaleur vehemente. Le desir et la satieté remplissent
de douleur les sieges au dessus et au dessous de la volupté.   La
bestise et la sagesse se rencontrent en mesme poinct de sentiment
et de resolution à la souffrance des accidens humains: les sages
gourmandent et commandent le mal, et les autres l'ignorent: ceux-cy
sont, par maniere de dire, au deçà des accidens, les autres au delà:1
lesquels apres en auoir bien poisé et consideré les qualitez, les auoir
mesurez et iugez tels qu'ils sont, s'eslancent au dessus, par la force
d'vn vigoureux courage. Ils les desdaignent et foulent aux pieds,
ayans vne ame forte et solide, contre laquelle les traicts de la fortune
venans à donner, il est force qu'ils reialissent et s'esmoussent,
trouuans vn corps dans lequel ils ne peuuent faire impression:
l'ordinaire et moyenne condition des hommes, loge entre ces deux
extremitez: qui est de ceux qui apperçoiuent les maux, les sentent,
et ne les peuuent supporter. L'enfance et la decrepitude se rencontrent
en imbecillité de cerueau. L'auarice et la profusion en pareil2
desir d'attirer et d'acquerir.   Il se peut dire auec apparence, qu'il
y a ignorance abecedaire, qui va deuant la science: vne autre
doctorale, qui vient apres la science: ignorance que la science fait
et engendre, tout ainsi comme elle deffait et destruit la premiere.
Des esprits simples, moins curieux et moins instruits, il s'en fait
de bons Chrestiens, qui par reuerence et obeissance, croyent simplement,
et se maintiennent sous les loix. En la moyenne vigueur
des esprits, et moyenne capacité, s'engendre l'erreur des opinions:
ils suiuent l'apparence du premier sens: et ont quelque tiltre d'interpreter
à niaiserie et bestise que nous soyons arrestez en l'ancien3
train, regardans à nous, qui n'y sommes pas instruits par estude.
Les grands esprits plus rassis et clairuoyans, font vn autre genre
de bien croyans: lesquels par longue et religieuse inuestigation,
penetrent vne plus profonde et abstruse lumiere, és escritures, et
sentent le mysterieux et diuin secret de nostre police ecclesiastique.
Pourtant en voyons nous aucuns estre arriuez à ce dernier estage,
par le second, auec merueilleux fruit, et confirmation: comme à
l'extreme limite de la chrestienne intelligence: et iouyr de leur
victoire auec consolation, action de graces, reformation de mœurs,
et grande modestie. Et en ce rang n'entens-ie pas loger ces autres,
qui pour se purger du soupçon de leur erreur passé, et pour nous
asseurer d'eux, se rendent extremes, indiscrets, et iniustes, à la
conduicte de nostre cause, et la tachent d'infinis reproches de violence.
Les païsants simples, sont honnestes gents: et honnestes
gents les Philosophes: ou, selon que nostre temps les nomme, des
natures fortes et claires, enrichies d'vne large instruction de sciences1
vtiles. Les mestis, qui ont dedaigné le premier siege de l'ignorance
des lettres, et n'ont peu ioindre l'autre, le cul entre deux selles
(desquels ie suis, et tant d'autres) sont dangereux, ineptes, importuns:
ceux-cy troublent le monde. Pourtant de ma part, ie me recule
tant que ie puis, dans le premier et naturel siege, d'où ie me
suis pour neant essayé de partir.   La poësie populaire et purement
naturelle, a des naïuetés et graces, par où elle se compare à la principale
beauté de la poësie parfaitte selon l'art: comme il se void és
villanelles de Gascongne et aux chansons, qu'on nous rapporte des
nations qui n'ont cognoissance d'aucune science, ny mesme d'escriture.2
La poësie mediocre, qui s'arreste entre deux, est desdaignée,
sans honneur, et sans prix.   Mais par ce qu'apres que le pas a esté
ouuert à l'esprit, i'ay trouué, comme il aduient ordinairement, que
nous auions pris pour vn exercice malaisé et d'vn rare subiect, ce
qui ne l'est aucunement, et qu'apres que nostre inuention a esté eschauffée,
elle descouure vn nombre infiny de pareils exemples, ie
n'en adiousteray que cettuy-cy: que si ces Essays estoient dignes,
qu'on en iugeast, il en pourroit aduenir à mon aduis, qu'ils ne plairoient
guere aux esprits communs et vulgaires, ny guere aux singuliers
et excellens: ceux-là n'y entendroient pas assez, ceux-cy y3
entendroient trop: ils pourroient viuoter en la moyenne region.

CHAPITRE LV.    (TRADUCTION LIV. I, CH. LV.)
Des Senteurs.

IL se dit d'aucuns, comme d'Alexandre le grand, que leur sueur
espandoit vn' odeur souefue, par quelque rare et extraordinaire
complexion: dequoy Plutarque et autres recherchent la cause. Mais
la commune façon des corps est au contraire: et la meilleure condition
qu'ils ayent, c'est d'estre exempts de senteur. La douceur mesme
des haleines plus pures, n'a rien de plus parfaict, que d'estre sans
aucune odeur, qui nous offence: comme sont celles des enfans bien
sains. Voyla pourquoy dit Plaute,

Mulier tum benè olet, vbi nihil olet.

La plus exquise senteur d'vne femme, c'est ne sentir rien. Et les1
bonnes senteurs estrangeres, on a raison de les tenir pour suspectes,
à ceux qui s'en seruent, et d'estimer qu'elles soyent employées pour
couurir quelque defaut naturel de ce costé-là. D'où naissent ces
rencontres des poëtes anciens, c'est puïr que sentir bon.

Rides nos, Coracine, nil olentes:
Malo quàm benè olere, nil olere.

Et ailleurs,

Posthume, non benè olet, qui benè semper olet.
I'ayme pourtant bien fort à estre entretenu de bonnes senteurs,
et hay outre mesure les mauuaises, que ie tire de plus loing que2
toute autre:

Namque sagacius vnus odoror,
Polypus, an grauis hirsutis cubet hircus in alis,
Quàm canis acer vbi lateat sus.

Les senteurs plus simples et naturelles, me semblent plus aggreables.
Et touche ce soing principalement les dames. En la plus espesse
barbarie, les femmes Scythes, apres s'estre lauées, se saupoudrent
et encroustent tout le corps et le visage, de certaine drogue, qui
naist en leur terroir, odoriferante. Et pour approcher les hommes,
ayans osté ce fard, elles s'en trouuent et polies et parfumées.   Quelque3
odeur que ce soit, c'est merueille combien elle s'attache à moy,
et combien i'ay la peau propre à s'en abreuuer. Celuy qui se plaint
de nature dequoy elle a laissé l'homme sans instrument à porter les
senteurs au nez, a tort: car elles se portent elles mesmes. Mais à
moy particulierement, les moustaches que i'ay pleines, m'en seruent:
si i'en approche mes gans, ou mon mouchoir, l'odeur y tiendra
tout vn iour: elles accusent le lieu d'où ie viens: les estroits
baisers de la ieunesse, sauoureux, gloutons et gluans, s'y colloient
autrefois, et s'y tenoient plusieurs heures apres. Et si pourtant ie
me trouue peu subiect aux maladies populaires, qui se chargent
par la conuersation, et qui naissent de la contagion de l'air; et me
suis sauué de celles de mon temps, dequoy il y en a eu plusieurs
sortes en nos villes, et en noz armées. On lit de Socrates, que n'estant
iamais party d'Athenes pendant plusieurs recheutes de peste,
qui la tourmenterent tant de fois, luy seul ne s'en trouua iamais
plus mal.   Les medecins pourroient, ce crois-ie, tirer des odeurs,1
plus d'vsage qu'ils ne font: car i'ay souuent apperçeu qu'elles me
changent, et agissent en mes esprits, selon qu'elles sont. Qui me
fait approuuer ce qu'on dit, que l'inuention des encens et parfuns
aux Eglises, si ancienne et espandue en toutes nations et religions,
regarde à cela, de nous resiouir, esueiller et purifier le sens,
pour nous rendre plus propres à la contemplation.   Ie voudrois
bien pour en iuger, auoir eu ma part de l'ouurage de ces cuisiniers,
qui sçauent assaisonner les odeurs estrangeres, auec la saueur
des viandes. Comme on remarqua singulierement au seruice du
Roy de Thunes, qui de nostre aage print terre à Naples, pour s'aboucher2
auec l'Empereur Charles. On farcissoit ses viandes de
drogues odoriferantes, en telle somptuosité, qu'vn Paon, et deux
Faisans, se trouuerent sur ses parties, reuenir à cent ducats, pour
les apprester selon leur maniere. Et quand on les despeçoit, non la
salle seulement, mais toutes les chambres de son Palais, et les rues
d'autour, estoient remplies d'vne tres-soüefue vapeur, qui ne
s'esuanouissoit pas si soudain.   Le principal soing que i'aye à me
loger, c'est de fuir l'air puant et pesant. Ces belles villes, Venise
et Paris, alterent la faueur que ie leur porte, par l'aigre senteur,
l'vne de son maraits, l'autre de sa boue.3

CHAPITRE LVI.    (TRADUCTION LIV. I, CH. LVI.)
Des prieres.

IE propose des fantasies informes et irresolues, comme font ceux
qui publient des questions doubteuses, à debattre aux escoles:
non pour establir la verité, mais pour la chercher. Et les soubmets
au iugement de ceux, à qui il touche de regler non seulement mes
actions et mes escrits, mais encore mes pensées. Esgalement m'en
sera acceptable et vtile la condemnation, comme l'approbation, tenant
pour absurde et impie, si rien se rencontre ignoramment ou
inaduertamment couché en cette rapsodie contraire aux sainctes
resolutions et prescriptions de l'Eglise Catholique Apostolique et
Romaine, en laquelle ie meurs, et en laquelle ie suis nay. Et pourtant1
me remettant tousiours à l'authorité de leur censure, qui peut
tout sur moy, ie me mesle ainsi temerairement à toute sorte de
propos: comme icy.   Ie ne sçay si ie me trompe: mais puis que
par vne faueur particuliere de la bonté diuine, certaine façon de
priere nous a esté prescripte et dictée mot à mot par la bouche de
Dieu, il m'a tousiours semblé que nous en deuions auoir l'vsage
plus ordinaire, que nous n'auons. Et si i'en estoy creu, à l'entrée
et à l'issue de noz tables, à nostre leuer et coucher, et à toutes
actions particulieres, ausquelles on a accoustumé de mesler des
prieres, ie voudroy que ce fust le patenostre, que les Chrestiens y2
employassent, sinon seulement, au moins tousiours. L'Eglise peut
estendre et diuersifier les prieres selon le besoin de nostre instruction:
car ie sçay bien que c'est tousiours mesme substance, et
mesme chose. Mais on deuoit donner à celle là ce priuilege, que le
peuple l'eust continuellement en la bouche: car il est certain qu'elle
dit tout ce qu'il faut, et qu'elle est trespropre à toutes occasions.
C'est l'vnique priere, dequoy ie me sers par tout, et la repete au
lieu d'en changer. D'où il aduient, que ie n'en ay aussi bien en memoire,
que cette là.   I'auoy presentement en la pensée, d'où nous
venoit cett' erreur, de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises,3
et l'appeller à toute sorte de besoing, et en quelque lieu
que nostre foiblesse veut de l'aide, sans considerer si l'occasion est
iuste ou iniuste; et d'escrier son nom, et sa puissance, en quelque
estat, et action que nous soyons, pour vitieuse qu'elle soit. Il est
bien nostre seul et vnique protecteur, et peut toutes choses à nous
ayder: mais encore qu'il daigne nous honorer de cette douce alliance
paternelle, il est pourtant autant iuste, comme il est bon, et
comme il est puissant: mais il vse bien plus souuent de sa iustice,
que de son pouuoir, et nous fauorise selon la raison d'icelle, non
selon noz demandes.   Platon en ses loix fait trois sortes d'iniurieuse1
creance des Dieux, Qu'il n'y en ayt point, Qu'ils ne se meslent
pas de noz affaires, Qu'ils ne refusent rien à noz vœux, offrandes
et sacrifices. La premiere erreur, selon son aduis, ne dura
iamais immuable en homme, depuis son enfance, iusques à sa
vieillesse. Les deux suiuantes peuuent souffrir de la constance.
Sa iustice et sa puissance sont inseparables. Pour neant implorons
nous sa force en vne mauuaise cause. Il faut auoir l'ame nette,
au moins en ce moment, auquel nous le prions, et deschargée de
passions vitieuses: autrement nous luy presentons nous mesmes
les verges, dequoy nous chastier. Au lieu de rabiller nostre faute,2
nous la redoublons; presentans à celuy, à qui nous auons à demander
pardon, vne affection pleine d'irreuerence et de haine.
Voyla pourquoy ie ne louë pas volontiers ceux, que ie voy prier
Dieu plus souuent et plus ordinairement, si les actions voisines de
la priere, ne me tesmoignent quelque amendement et reformation.

Si nocturnus adulter,
Tempora sanctonico velas adoperta cucullo.

   Et l'assiette d'vn homme meslant à vne vie execrable la deuotion,
semble estre aucunement plus condemnable, que celle d'vn homme
conforme à soy, et dissolu par tout. Pourtant refuse nostre Eglise3
tous les iours, la faueur de son entrée et societé, aux mœurs obstinées
à quelque insigne malice.   Nous prions par vsage et par
coustume: ou pour mieux dire, nous lisons ou prononçons noz
prieres: ce n'est en fin que mine. Et me desplaist de voir faire
trois signes de croix au Benedicite, autant à Graces (et plus m'en
desplait-il de ce que c'est vn signe que i'ay en reuerence et continuel
vsage, mesmement quand ie baaille) et cependant toutes les
autres heures du iour, les voir occupées à la haine, l'auarice, l'iniustice.
Aux vices leur heure, son heure à Dieu, comme par compensation
et composition. C'est miracle, de voir continuer des
actions si diuerses d'vne si pareille teneur, qu'il ne s'y sente point
d'interruption et d'alteration aux confins mesmes, et passage de
l'vne à l'autre. Quelle prodigieuse conscience se peut donner repos,
nourrissant en mesme giste, d'vne societé si accordante et si paisible,
le crime et le iuge?   Vn homme, de qui la paillardise, sans
cesse regente la teste, et qui la iuge tres-odieuse à la veuë diuine,1
que dit-il à Dieu, quand il luy en parle? Il se rameine, mais soudain
il rechoit. Si l'obiect de la diuine iustice, et sa presence frappoient,
comme il dit, et chastioient son ame, pour courte qu'en
fust la penitence, la crainte mesme y reietteroit si souuent sa
pensée, qu'incontinent il se verroit maistre de ces vices, qui sont
habitués et acharnés en luy. Mais quoy! ceux qui couchent vne vie
entiere, sur le fruit et emolument du peché, qu'ils sçauent mortel?
Combien auons nous de mestiers et vacations receuës, dequoy l'essence
est vicieuse? Et celuy qui se confessant à moy, me recitoit,
auoir tout vn aage faict profession et les effects d'une religion2
damnable selon luy, et contradictoire à celle qu'il auoit en son
cœur, pour ne perdre son credit et l'honneur de ses charges: comment
patissoit-il ce discours en son courage? De quel langage entretiennent
ils sur ce subiect, la iustice diuine? Leur repentance
consistant en visible et maniable reparation, ils perdent et enuers
Dieu, et enuers nous, le moyen de l'alleguer. Sont-ils si hardis de
demander pardon, sans satisfaction et sans repentance? Ie tien
que de ces premiers il en va, comme de ceux-cy: mais l'obstination
n'y est pas si aisée à conuaincre. Cette contrarieté et volubilité
d'opinion si soudaine, si violente, qu'ils nous feignent, sent pour3
moy son miracle. Ils nous representent l'estat d'vne indigestible
agonie.   Que l'imagination me sembloit fantastique, de ceux qui
ces années passées, auoient en vsage de reprocher tout chascun,
en qui il reluisoit quelque clarté d'esprit, professant la religion
Catholique, que c'estoit à feinte: et tenoient mesme, pour luy faire
honneur, quoy qu'il dist par apparence, qu'il ne pouuoit faillir au
dedans, d'auoir sa creance reformée à leur pied. Fascheuse maladie,
de se croire si fort, qu'on se persuade, qu'il ne se puisse
croire au contraire: et plus fascheuse encore, qu'on se persuade
d'vn tel esprit, qu'il prefere ie ne sçay quelle disparité de fortune
presente, aux esperances et menaces de la vie eternelle! Ils m'en
peuuent croire: Si rien eust deu tenter ma ieunesse, l'ambition du
hazard et difficulté, qui suiuoient cette recente entreprinse, y eust
eu bonne part.   Ce n'est pas sans grande raison, ce me semble,
que l'Eglise deffend l'vsage promiscue, temeraire et indiscret des
sainctes et diuines chansons, que le Sainct Esprit a dicté en Dauid.
Il ne faut mesler Dieu en nos actions qu'auecque reuerence et
attention pleine d'honneur et de respect. Cette voix est trop diuine,1
pour n'auoir autre vsage que d'exercer les poulmons, et plaire à
nos oreilles. C'est de la conscience qu'elle doit estre produite, et
non pas de la langue.   Ce n'est pas raison qu'on permette qu'vn
garçon de boutique parmy ses vains et friuoles pensemens, s'en
entretienne et s'en iouë. Ny n'est certes raison de voir tracasser
par vne sale, et par vne cuysine, le Sainct liure des sacrez mysteres
de nostre creance. C'estoyent autrefois mysteres, ce sont à present
desduits et esbats.   Ce n'est pas en passant, et tumultuairement,
qu'il faut manier vn estude si serieux et venerable. Ce doit estre
vne action destinée, et rassise, à laquelle on doit tousiours adiouster2
cette preface de nostre office, sursum corda, et y apporter le
corps mesme disposé en contenance, qui tesmoigne vne particuliere
attention et reuerence. Ce n'est pas l'estude de tout le monde:
c'est l'estude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle.
Les meschans, les ignorants s'y empirent. Ce n'est pas vne histoire
à compter: c'est vne histoire à reuerer, craindre et adorer. Plaisantes
gents, qui pensent l'auoir rendue maniable au peuple, pour
l'auoir mise en langage populaire. Ne tient-il qu'aux mots, qu'ils
n'entendent tout ce qu'ils trouuent par escrit? Diray-ie plus? Pour
l'en approcher de ce peu, ils l'en reculent. L'ignorance pure, et3
remise toute en autruy, estoit bien plus salutaire et plus sçauante,
que n'est cette science verbale, et vaine, nourrice de presomption
et de temerité.   Ie croy aussi que la liberté à chacun de dissiper
vne parole si religieuse et importante, à tant de sortes d'idiomes, a
beaucoup plus de danger que d'vtilité. Les Iuifs, les Mahometans,
et quasi tous autres, ont espousé, et reuerent le langage, auquel
originellement leurs mysteres auoient esté conceuz, et en est deffendue
l'alteration et changement; non sans apparence. Sçauons
nous bien qu'en Basque, et en Bretaigne, il y ayt des Iuges assez,
pour establir cette traduction faicte en leur langue? L'Eglise vniuerselle
n'a point de iugement plus ardu à faire, et plus solemne.
En preschant et parlant, l'interpretation est vague, libre, muable,
et d'vne parcelle: ainsi ce n'est pas de mesme.   L'vn de noz historiens1
Grecs accuse iustement son siecle, de ce que les secrets de
la religion Chrestienne, estoient espandus emmy la place, és mains
des moindres artisans: que chacun en pouuoit debattre et dire
selon son sens. Et que ce nous deuoit estre grande honte, nous qui
par la grace de Dieu, iouïssons des purs mysteres de la pieté, de
les laisser profaner en la bouche de personnes ignorantes et populaires,
veu que les Gentils interdisoient à Socrates, à Platon, et aux
plus sages, de s'enquerir et parler des choses commises aux Prestres
de Delphes. Dit aussi, que les factions des Princes, sur le
subiect de la Theologie, sont armées non de zele, mais de cholere.2
Que le zele tient de la diuine raison et iustice, se conduisant ordonnément
et moderément: mais qu'il se change en haine et enuie:
et produit au lieu du froment et du raisin, de l'yuroye et des orties,
quand il est conduit d'vne passion humaine. Et iustement aussi,
cet autre, conseillant l'Empereur Theodose, disoit, les disputes n'endormir
pas tant les schismes de l'Eglise, que les esueiller, et animer
les heresies. Que pourtant il faloit fuïr toutes contentions et argumentations
Dialectiques, et se rapporter nuement aux prescriptions
et formules de la foy, establies par les anciens. Et l'Empereur Andronicus,
ayant rencontré en son palais, des principaux hommes,3
aux prises de parole, contre Lapodius, sur vn de noz points de
grande importance, les tança, iusques à menacer de les ietter en la
riuiere, s'ils continuoyent. Les enfants et les femmes, en noz iours,
regentent les hommes plus vieux et experimentez, sur les loix Ecclesiastiques:
là où la premiere de celles de Platon leur deffend de
s'enquerir seulement de la raison des loix ciuiles, qui doiuent tenir
lieu d'ordonnances diuines. Et permettant aux vieux, d'en communiquer
entre eux, et auec le Magistrat: il adiouste, pourueu que ce
ne soit en presence des ieunes, et personnes profanes.   Vn Euesque
a laissé par escrit, qu'en l'autre bout du monde, il y a vne Isle,
que les anciens nommoient Dioscoride: commode en fertilité de
toutes sortes d'arbres et fruits, et salubrité d'air: de laquelle le
peuple est Chrestien, ayant des Eglises et des Autels, qui ne sont
parez que de croix, sans autres images: grand obseruateur de
ieusnes et de festes: exacte païeur de dismes aux Prestres: et si
chaste, que nul d'eux ne peut cognoistre qu'vne femme en sa vie.
Au demeurant, si contant de sa fortune, qu'au milieu de la mer, il
ignore l'vsage des nauires: et si simple, que de la religion qu'il1
obserue si songneusement, il n'en entend vn seul mot. Chose incroyable,
à qui ne sçauroit, les Payens si deuots idolatres, ne cognoistre
de leurs Dieux, que simplement le nom et la statue. L'ancien
commencement de Menalippe, tragedie d'Euripides, portoit
ainsi.

O Iuppiter, car de toy rien sinon
Ie ne cognois seulement que le nom.

   I'ay veu aussi de mon temps, faire plainte d'aucuns escrits, de ce
qu'ils sont purement humains et philosophiques, sans meslange de
Theologie. Qui diroit au contraire, ce ne seroit pourtant sans2
quelque raison; Que la doctrine diuine tient mieux son rang à part,
comme Royne et dominatrice: Qu'elle doit estre principale par
tout, point suffragante et subsidiaire: Et qu'à l'auenture se prendroient
les exemples à la Grammaire, Rhetorique, Logique, plus
sortablement d'ailleurs que d'vne si sainte matiere; comme aussi
les arguments des Theatres, ieux et spectacles publiques. Que les
raisons diuines se considerent plus venerablement et reueremment
seules, et en leur stile, qu'appariées aux discours humains. Qu'il se
voit plus souuent cette faute, que les Theologiens escriuent trop
humainement, que cett'autre, que les humanistes escriuent trop peu3
theologalement. La Philosophie, dit Sainct Chrysostome, est pieça
banie de l'escole saincte, comme seruante inutile, et estimée indigne
de voir seulement en passant de l'entrée, le sacraire des saincts
Thresors de la doctrine celeste. Que le dire humain a ses formes
plus basses, et ne se doit seruir de la dignité, majesté, regence, du
parler diuin. Ie luy laisse pour moy, dire, verbis indisciplinatis, fortune,
destinée, accident, heur, et malheur, et les Dieux, et autres
frases, selon sa mode. Ie propose les fantasies humaines et miennes,
simplement comme humaines fantasies, et separement considerées:
non comme arrestées et reglées par l'ordonnance celeste, incapable
de doubte et d'altercation. Matiere d'opinion, non matiere de foy.
Ce que ie discours selon moy, non ce que ie croy selon Dieu, d'vne
façon laïque, non clericale: mais tousiours tres-religieuse. Comme
les enfants proposent leurs essays, instruisables, non instruisants.
Et ne diroit-on pas aussi sans apparence, que l'ordonnance de ne
s'entremettre que bien reseruément d'escrire de la Religion, à tous
autres qu'à ceux qui en font expresse profession, n'auroit pas faute
de quelque image d'vtilité et de iustice; et à moy auec, peut estre
de m'en taire.   On m'a dict que ceux mesmes, qui ne sont pas des1
nostres, deffendent pourtant entre eux l'vsage du nom de Dieu, en
leurs propos communs. Ils ne veulent pas qu'on s'en serue par vne
maniere d'interiection, ou d'exclamation, ny pour tesmoignage, ny
pour comparaison: en quoy ie trouue qu'ils ont raison. Et en
quelque maniere que ce soit, que nous appelons Dieu à notre commerce
et societé, il faut que ce soit serieusement, et religieusement.
Il y a, ce me semble, en Xenophon vn tel discours, où il montre
que nous deuons plus rarement prier Dieu: d'autant qu'il n'est pas
aisé, que nous puissions si souuent remettre nostre ame, en cette
assiette reglée, reformée, et deuotieuse, où il faut qu'elle soit pour2
ce faire: autrement nos prieres ne sont pas seulement vaines et
inutiles, mais vitieuses. Pardonne nous, disons nous, comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offencez. Que disons nous par là,
sinon que nous luy offrons nostre ame exempte de vengeance et de
rancune? Toutesfois nous inuoquons Dieu et son ayde, au complot
de noz fautes, et le conuions à l'iniustice.

Quæ, nisi seductis, nequeas committere diuis.

L'auaricieux le prie pour la conseruation vaine et superflue de ses
thresors: l'ambitieux pour ses victoires, et conduite de sa fortune:
le voleur l'employe à son ayde, pour franchir le hazard et les difficultez,3
qui s'opposent à l'execution de ses meschantes entreprinses:
ou le remercie de l'aisance qu'il a trouué à desgosiller vn
passant. Au pied de la maison, qu'ils vont escheller ou petarder,
ils font leurs prieres, l'intention et l'esperance pleine de cruauté,
de luxure, et d'auarice.

Hoc ipsum, quo tu Iouis aurem impellere tentas,
Dic agedum Staio: proh Iuppiter! ô bone, clamet,
Iuppiter! at sese non clamet Iuppiter ipse.

   La Royne de Nauarre Margueritte, recite d'vn ieune Prince, et encore
qu'elle ne le nomme pas, sa grandeur l'a rendu cognoissable
assez, qu'allant à vne assignation amoureuse, et coucher auec la
femme d'vn Aduocat de Paris, son chemin s'addonnant au trauers
d'vne Eglise, il ne passoit iamais en ce lieu sainct, allant ou retournant
de son entreprinse, qu'il ne fist ses prieres et oraisons. Ie
vous laisse à iuger, l'ame pleine de ce beau pensement, à quoy il
employoit la faueur diuine. Toutesfois elle allegue cela pour vn
tesmoignage de singuliere deuotion. Mais ce n'est pas par cette
preuue seulement qu'on pourroit verifier que les femmes ne sont1
gueres propres à traiter les matieres de la Theologie.   Vne vraye
priere, et vne religieuse reconciliation de nous à Dieu, elle ne peut
tomber en vne ame impure et soubsmise, lors mesmes, à la domination
de Satan. Celuy qui appelle Dieu à son assistance, pendant
qu'il est dans le train du vice, il fait comme le coupeur de bourse,
qui appelleroit la iustice à son ayde; ou comme ceux qui produisent
le nom de Dieu en tesmoignage de mensonge.

Tacito mala vota susurro
Concipimus.

Il est peu d'hommes qui ozassent mettre en euidence les requestes2
secrettes qu'ils font à Dieu.

Haud cuiuis promptum est, murmúrque humilésque susurros
Tollere de templis, et aperto viuere voto.

Voyla pourquoy les Pythagoriens vouloyent qu'elles fussent publiques,
et ouyes d'vn chacun; afin qu'on ne le requist de chose indecente
et iniuste, comme celuy-là:

Clarè cùm dixit: Apollo!
Labra mouet, metuens audiri: Pulchra Lauerna,
Da mihi fallere, da iustum sanctúmque videri;
Noctem peccatis, et fraudibus obiice nubem.3

   Les Dieux punirent grieuement les iniques vœux d'Oedipus en les
luy ottroyant. Il auoit prié, que ses enfants vuidassent entre eux
par armes la succession de son Estat, il fut si miserable, de se voir
pris au mot. Il ne faut pas demander, que toutes choses suiuent
nostre volonté, mais qu'elles suiuent la prudence.   Il semble, à la
verité, que nous nous seruons de nos prieres, comme d'vn iargon,
et comme ceux qui employent les paroles sainctes et diuines à
des sorcelleries et effects magiciens: et que nous facions nostre
compte que ce soit de la contexture, ou son, ou suitte des motz, ou
de nostre contenance, que depende leur effect. Car ayans l'ame4
pleine de concupiscence, non touchée de repentance, ny d'aucune
nouuelle reconciliation enuers Dieu, nous luy allons presenter ces
parolles que la memoire preste à nostre langue: et esperons en
tirer vne expiation de nos fautes. Il n'est rien si aisé, si doux, et
si fauorable que la loy diuine: elle nous appelle à soy, ainsi
fautiers et detestables comme nous sommes: elle nous tend les
bras, et nous reçoit en son giron, pour vilains, ords, et bourbeux,
que nous soyons, et que nous ayons à estre à l'aduenir. Mais encore
en recompense, la faut-il regarder de bon œil: encore faut-il receuoir
ce pardon auec action de graces: et au moins pour cet instant
que nous nous addressons à elle, auoir l'ame desplaisante de
ses fautes, et ennemie des passions qui nous ont poussé à l'offencer.1
Ny les Dieux, ny les gens de bien, dict Platon, n'acceptent le
present d'vn meschant.

Immunis aram si tetigit manus,
Non sumptuosa blandior hostia
Molliuit auersos Penates,
Farre pio et saliente mica.

CHAPITRE LVII.    (TRADUCTION LIV. I, CH. LVII.)
De l'Aage.

IE ne puis receuoir la façon, dequoy nous establissons la durée
de nostre vie. Ie voy que les sages l'accoursissent bien fort au prix
de la commune opinion. Comment, dit le ieune Caton, à ceux qui
le vouloyent empescher de se tuer, suis-ie à cette heure en aage,2
où lon me puisse reprocher d'abandonner trop tost la vie? Si n'auoit-il
que quarante et huict ans. Il estimoit cet aage là bien meur
et bien auancé, considerant combien peu d'hommes y arriuent. Et
ceux qui s'entretiennent de ce que ie ne sçay quel cours qu'ils
nomment naturel, promet quelques années au delà, ils le pourroient
faire, s'ils auoient priuilege qui les exemptast d'vn si grand nombre
d'accidens, ausquels chacun de nous est en bute par vne naturelle
subiection, qui peuuent interrompre ce cours qu'ils se promettent.
Quelle resuerie est-ce de s'attendre de mourir d'vne defaillance
de forces, que l'extreme vieillesse apporte, et de se proposer ce but3
à nostre durée: veu que c'est l'espece de mort la plus rare de toutes,
et la moins en vsage? Nous l'appellons seule naturelle, comme si
c'estoit contre nature, de voir vn homme se rompre le col d'vne
cheute, s'estoufer d'vn naufrage, se laisser surprendre à la peste
ou à vne pleuresie, et comme si nostre condition ordinaire ne nous
presentoit à tous ces inconuenients. Ne nous flattons pas de ces
beaux mots: on doit à l'auenture appeler plustost naturel, ce qui
est general, commun, et vniuersel.   Mourir de vieillesse, c'est vne
mort rare, singuliere et extraordinaire, et d'autant moins naturelle
que les autres: c'est la derniere et extreme sorte de mourir: plus
elle est esloignée de nous, d'autant est elle moins esperable: c'est
bien la borne, au delà de laquelle nous n'irons pas, et que la loy de
Nature a prescript, pour n'estre point outre-passée: mais c'est
vn sien rare priuilege de nous faire durer iusques là. C'est vne
exemption qu'elle donne par faueur particuliere, à vn seul, en
l'espace de deux ou trois siecles, le deschargeant des trauerses et
difficultez qu'elle a ietté entre deux, en cette longue carriere. Par1
ainsi mon opinion est, de regarder que l'aage auquel nous sommes
arriuez, c'est vn aage auquel peu de gens arriuent. Puis que d'vn
train ordinaire les hommes ne viennent pas iusques là, c'est signe
que nous sommes bien auant. Et puis que nous auons passé les
limites accoustumez, qui est la vraye mesure de nostre vie, nous ne
deuons esperer d'aller guere outre. Ayant eschappé tant d'occasions
de mourir, où nous voyons tresbucher le monde, nous deuons recognoistre
qu'vne fortune extraordinaire, comme celle-là qui nous
maintient, et hors de l'vsage commun, ne nous doibt guere durer.
C'est vn vice des loix mesmes, d'auoir cette fauce imagination:2
elles ne veulent pas qu'vn homme soit capable du maniement de ses
biens, qu'il n'ait vingt et cinq ans, et à peine conseruera-il iusques
lors le maniment de sa vie. Auguste retrancha cinq ans des anciennes
ordonnances Romaines, et declara qu'il suffisoit à ceux qui
prenoient charge de iudicature, d'auoir trente ans. Seruius Tullius
dispensa les Cheualiers qui auoient passé quarante sept ans des
coruées de la guerre: Auguste les remit à quarante et cinq. De
renuoyer les hommes au seiour auant cinquante cinq ou soixante
ans, il me semble n'y auoir pas grande apparence. Ie serois d'aduis
qu'on estendist nostre vacation et occupation autant qu'on pourroit,3
pour la commodité publique: mais ie trouue la faute en l'autre
costé, de ne nous y embesongner pas assez tost. Cettuy-cy auoit esté
iuge vniuersel du monde à dixneuf ans, et veut que pour iuger de
la place d'vne goutiere on en ait trente.   Quant à moy i'estime que
nos ames sont desnoüées à vingt ans, ce qu'elles doiuent estre, et
qu'elles promettent tout ce qu'elles pourront. Iamais ame qui n'ait
donné en cet aage là, arre bien euidente de sa force, n'en donna
depuis la preuue. Les qualitez et vertus naturelles produisent dans
ce terme là, ou iamais, ce qu'elles ont de vigoureux et de beau.

Si l'espine nou picque quand nai,
A pene que pique iamai,

disent-ils en Daulphiné.   De toutes les belles actions humaines, qui
sont venues à ma cognoissance, de quelque sorte qu'elles soyent,
ie penserois en auoir plus grande part, à nombrer celles qui ont
esté produites et aux siecles anciens et au nostre, auant l'aage de
trente ans, qu'apres. Ouy, en la vie de mesmes hommes souuent.
Ne le puis-ie pas dire en toute seureté, de celles de Hannibal et de1
Scipion son grand aduersaire? La belle moitié de leur vie, ils la
vescurent de la gloire acquise en leur ieunesse: grands hommes
depuis au prix de touts autres, mais nullement au prix d'eux-mesmes.
Quant à moy ie tien pour certain que depuis cet aage, et
mon esprit et mon corps ont plus diminué, qu'augmenté, et plus
reculé, qu'auancé. Il est possible qu'à ceux qui employent bien le
temps, la science, et l'experience croissent auec la vie: mais la
viuacité, la promptitude, la fermeté, et autres parties bien plus
nostres, plus importantes et essentielles, se fanissent et s'allanguissent.2

Vbi iam validis quassatum est viribus æui
Corpus, et obtusis ceciderunt viribus artus,
Claudicat ingenium, delirat linguáque ménsque.

   Tantost c'est le corps qui se rend le premier à la vieillesse: par
fois aussi c'est l'ame: et en ay assez veu, qui ont eu la ceruelle
affoiblie, auant l'estomach et les iambes. Et d'autant que c'est vn
mal peu sensible à qui le souffre, et d'vne obscure montre, d'autant
est-il plus dangereux. Pour ce coup, ie me plains des loix, non pas
dequoy elles nous laissent trop tard à la besogne, mais dequoy
elles nous y employent trop tard. Il me semble que considerant
la foiblesse de nostre vie, et à combien d'escueils ordinaires et3
naturels elle est exposée, on n'en deuroit pas faire si grande part à
la naissance, à l'oisiueté et à l'apprentissage.

FIN DV PREMIER LIVRE.

LIVRE  SECOND.


CHAPITRE I.    (TRADUCTION LIV. II, CH. I.)
De l'inconstance de nos actions.

CEVX qui s'exercent à contreroller les actions humaines, ne se trouuent
en aucune partie si empeschez, qu'à les r'apiesser et mettre
à mesme lustre: car elles se contredisent communément de si
estrange façon, qu'il semble impossible qu'elles soient parties de
mesme boutique. Le ieune Marius se trouue tantost fils de Mars,
tantost fils de Venus. Le Pape Boniface huictiesme, entra, dit-on,
en sa charge comme vn renard, s'y porta comme vn lion, et mourut
comme vn chien. Et qui croiroit que ce fust Neron, cette vraye image
de cruauté, comme on luy presentast à signer, suyuant le stile, la
sentence d'vn criminel condamné, qui eust respondu: Pleust à Dieu1
que ie n'eusse iamais sceu escrire: tant le cœur luy serroit de condamner
vn homme à mort? Tout est si plein de tels exemples, voire
chacun en peut tant fournir à soy-mesme, que ie trouue estrange,
de voir quelquefois des gens d'entendement, se mettre en peine d'assortir
ces pieces: veu que l'irresolution me semble le plus commun
et apparent vice de nostre nature; tesmoing ce fameux verset de
Publius le farseur,

Malum consilium est, quod mutari non potest.
Il y a quelque apparence de faire iugement d'vn homme, par les
plus communs traicts de sa vie; mais veu la naturelle instabilité2
de nos mœurs et opinions, il m'a semblé souuent que les bons autheurs
mesmes ont tort de s'opiniastrer à former de nous vne constante
et solide contexture. Ils choisissent vn air vniuersel, et suyuant
cette image, vont rangeant et interpretant toutes les actions
d'vn personnage, et s'ils ne les peuuent assez tordre, les renuoyent
à la dissimulation. Auguste leur est eschappé: car il se trouue en
cet homme vne varieté d'actions si apparente, soudaine, et continuelle,
tout le cours de sa vie, qu'il s'est faict lâcher entier et indecis,
aux plus hardis iuges.   Ie croy des hommes plus mal aisément
la constance que toute autre chose, et rien plus aisément que
l'inconstance. Qui en iugeroit en detail et distinctement, piece à
piece, rencontreroit plus souuent à dire vray. En toute l'ancienneté
il est malaisé de choisir vne douzaine d'hommes, qui ayent dressé1
leur vie à vn certain et asseuré train, qui est le principal but de la
sagesse. Car pour la comprendre tout en vn mot, dit vn ancien, et
pour embrasser en vne toutes les regles de nostre vie, c'est vouloir,
et ne vouloir pas tousiours mesme chose: Ie ne daignerois, dit-il,
adiouster, pourueu que la volonté soit iuste: car si elle n'est iuste,
il est impossible qu'elle soit tousiours vne. De vray, i'ay autrefois
appris, que le vice, n'est que des-reglement et faute de mesure; et
par consequent, il est impossible d'y attacher la constance. C'est
vn mot de Demosthenes, dit-on, que le commencement de toute
vertu, c'est consultation et deliberation, et la fin et perfection, constance.2
Si par discours nous entreprenions certaine voye, nous la
prendrions la plus belle, mais nul n'y a pensé,

Quod petiit, spernit; repetit quod nuper omisit;
Æstuat, et vitæ disconuenit ordine toto.
Nostre façon ordinaire c'est d'aller apres les inclinations de nostre
appetit, à gauche, à dextre, contremont, contre-bas, selon que
le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous
voulons, qu'à l'instant que nous le voulons: et changeons comme
cet animal, qui prend la couleur du lieu, où on le couche. Ce que
nous auons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost3
encore retournons sur nos pas: ce n'est que branle et inconstance:

Ducimur vt neruis alienis mobile lignum.

Nous n'allons pas, on nous emporte: comme les choses qui flottent,
ores doucement, ores auecques violence, selon que l'eau est ireuse
ou bonasse.

Nonne videmus
Quid sibi quisque velit nescire, et quærere semper;
Commutare locum, quasi onus deponere possit?

Chaque iour nouuelle fantasie, et se meuuent nos humeurs auecques
les mouuements du temps.

Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Iuppiter auctifero lustrauit lumine terras.
Nous flottons entre diuers aduis: nous ne voulons rien librement,
rien absoluëment, rien constamment. A qui auroit prescript
et estably certaines loix et certaine police en sa teste, nous verrions
tout par tout en sa vie reluire vne equalité de mœurs, vn ordre, et
vne relation infallible des vnes choses aux autres. (Empedocles
remarquoit cette difformité aux Agrigentins, qu'ils s'abandonnoyent1
aux delices, comme s'ils auoyent l'endemain à mourir: et bastissoyent,
comme si iamais ils ne deuoyent mourir.) Le discours en seroit
bien aisé à faire. Comme il se voit du ieune Caton: qui en a
touché vne marche, a tout touché: c'est vne harmonie de sons tres-accordans,
qui ne se peut démentir. A nous au rebours, autant d'actions,
autant faut-il de iugemens particuliers. Le plus seur, à mon
opinion, seroit de les rapporter aux circonstances voisines, sans
entrer en plus longue recherche, et sans en conclurre autre consequence.
   Pendant les débauches de nostre pauure Estat, on me
rapporta, qu'vne fille de bien pres de là où i'estoy, s'estoit precipitée2
du haut d'vne fenestre, pour éuiter la force d'vn belitre de soldat
son hoste: elle ne s'estoit pas tuée à la cheute, et pour redoubler
son entreprise, s'estoit voulu donner d'vn cousteau par la gorge,
mais on l'en auoit empeschée: toutefois apres s'y estre bien fort
blessée, elle mesme confessoit que le soldat ne l'auoit encore pressée
que de requestes, sollicitations, et presens, mais qu'elle auoit eu
peur, qu'en fin il en vinst à la contrainte: et là dessus les parolles,
la contenance, et ce sang tesmoing de sa vertu, à la vraye façon
d'vne autre Lucrece. Or i'ay sçeu à la verité, qu'auant et depuis
ell'auoit esté garse de non si difficile composition. Comme dit le3
compte, tout beau et honneste que vous estes, quand vous aurez
failly vostre pointe, n'en concluez pas incontinent vne chasteté inuiolable
en vostre maistresse: ce n'est pas à dire que le muletier
n'y trouue son heure.   Antigonus ayant pris en affection vn de ses
soldats, pour sa vertu et vaillance, commanda à ses medecins de le
penser d'une maladie longue et interieure, qui l'auoit tourmenté
long temps: et s'apperceuant apres sa guerison, qu'il alloit beaucoup
plus froidement aux affaires, luy demanda qui l'auoit ainsi
changé et encoüardy: Vous mesmes, Sire, luy respondit-il, m'ayant
deschargé des maux, pour lesquels ie ne tenois compte de ma vie.
Le soldat de Lucullus ayant esté déualisé par les ennemis, fit
sur eux pour se reuencher vne belle entreprise: quand il se fut
remplumé de sa perte, Lucullus l'ayant pris en bonne opinion,
l'emploioit à quelque exploict hazardeux, par toutes les plus belles
remonstrances, dequoy il se pouuoit aduiser:

Verbis quæ timido quoque possent addere mentem;

Employez y, respondit-il, quelque miserable soldat déualisé:

Quantumuis rusticus: Ibit,
Ibit eò, quò vis, qui zonam perdidit, inquit;1

et refuse resoluëment d'y aller.   Quand nous lisons, que Mahomet
ayant outrageusement rudoyé Chasan chef de ses Ianissaires, de ce
qu'il voyoit sa troupe enfoncée par les Hongres, et luy se porter laschement
au combat, Chasan alla pour toute response se ruer furieusement
seul en l'estat qu'il estoit, les armes au poing, dans le
premier corps des ennemis qui se presenta, où il fut soudain englouti:
ce n'est à l'aduenture pas tant iustification, que raduisement:
ny tant prouësse naturelle, qu'vn nouueau despit. Celuy que
vous vistes hier si auantureux, ne trouuez pas estrange de le voir
aussi poltron le lendemain: ou la cholere, ou la necessité, ou la2
compagnie, ou le vin, ou le son d'vne trompette, luy auoit mis le
cœur au ventre, ce n'est pas vn cœur ainsi formé par discours: ces
circonstances le luy ont fermy: ce n'est pas merueille, si le voyla
deuenu autre par autres circonstances contraires. Cette variation
et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu'aucuns
nous songent deux ames, d'autres deux puissances, qui nous accompaignent
et agitent chacune à sa mode, vers le bien l'vne,
l'autre vers le mal: vne si brusque diuersité ne se pouuant bien assortir
à vn subiet simple.   Non seulement le vent des accidens
me remue selon son inclination: mais en outre, ie me remue et3
trouble moy mesme par l'instabilité de ma posture; et qui y regarde
primement, ne se trouue guere deux fois en mesme estat. Ie donne
à mon ame tantost vn visage, tantost vn autre, selon le costé
où ie la couche. Si ie parle diuersement de moy, c'est que ie me
regarde diuersement. Toutes les contrarietez s'y trouuent, selon
quelque tour, et en quelque façon: Honteux, insolent, chaste,
luxurieux, bauard, taciturne, laborieux, delicat, ingenieux, hebeté,
chagrin, debonnaire, menteur, veritable, sçauant, ignorant, et liberal
et auare et prodigue: tout cela ie le vois en moy aucunement,
selon que ie me vire: et quiconque s'estudie bien attentifuement,4
trouue en soy, voire et en son iugement mesme, cette volubilité et
discordance. Ie n'ay rien à dire de moy, entierement, simplement,
et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en vn mot. Distinguo,
est le plus vniuersel membre de ma Logique.   Encore que
ie sois tousiours d'aduis de dire du bien le bien, et d'interpreter
plustost en bonne part les choses qui le peuuent estre, si est-ce que
l'estrangeté de nostre condition, porte que nous soyons souuent par
le vice mesme poussez à bien faire, si le bien faire ne se iugeoit par
la seule intention. Parquoy vn fait courageux ne doit pas conclurre
vn homme vaillant: celuy qui le seroit bien à poinct, il le seroit1
tousiours, et à toutes occasions. Si c'estoit vne habitude de vertu,
et non vne saillie, elle rendroit vn homme pareillement resolu à tous
accidens: tel seul, qu'en compagnie: tel en camp clos, qu'en vne
bataille: car quoy qu'on die, il n'y a pas autre vaillance sur le paué
et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il vne maladie
en son lict, qu'vne blessure au camp: et ne craindroit non plus la
mort en sa maison qu'en vn assaut. Nous ne verrions pas vn mesme
homme, donner dans la bresche d'vne braue asseurance, et se tourmenter
apres, comme vne femme, de la perte d'vn procez ou d'vn
fils. Quand estant lasche à l'infamie, il est ferme à la pauureté:2
quand estant mol contre les rasoirs des barbiers, il se trouue roide
contre les espées des aduersaires: l'action est loüable, non pas
l'homme. Plusieurs Grecs, dit Cicero, ne peuuent veoir les ennemis,
et se trouuent constants aux maladies. Les Cimbres et Celtiberiens
tout au rebours. Nihil enim potest esse æquabile, quod non à certa
ratione proficiscatur.   Il n'est point de vaillance plus extreme en
son espece, que celle d'Alexandre: mais elle n'est qu'en espece,
ny assez pleine par tout, et vniuerselle. Toute incomparable qu'elle
est, si a elle encores ses taches. Qui faict que nous le voyons se
troubler si esperduement aux plus legers soupçons qu'il prent des3
machinations des siens contre sa vie: et se porter en cette recherche,
d'vne si vehemente et indiscrete iniustice, et d'vne crainte qui
subuertit sa raison naturelle. La superstition aussi dequoy il estoit
si fort attaint, porte quelque image de pusillanimité. Et l'exces de
la penitence, qu'il fit, du meurtre de Clytus, est aussi tesmoignage
de l'inegalité de son courage. Nostre faict ce ne sont que pieces rapportées,
et voulons acquerir vn honneur à fauces enseignes. La
vertu ne veut estre suyuie que pour elle mesme; et si on emprunte
par fois son masque pour autre occasion, elle nous l'arrache aussi
tost du visage. C'est vne viue et forte teinture, quand l'ame en est
vue fois abbreuuée, et qui ne s'en va qu'elle n'emporte la piece.
Voyla pourquoy pour iuger d'vn homme, il faut suiure longuement
et curieusement sa trace: si la constance ne s'y maintient de son
seul fondement, cui viuendi via considerata atque prouisa est, si la
varieté des occurrences luy faict changer de pas, (ie dy de voye:
car le pas s'en peut ou haster, ou appesantir) laissez le courre:1
celuy là s'en va auau le vent, comme dict la deuise de nostre Talebot.
   Ce n'est pas merueille, dict vn ancien, que le hazard puisse
tant sur nous, puis que nous viuons par hazard. A qui n'a dressé
en gros sa vie à vne certaine fin, il est impossible de disposer les
actions particulieres. Il est impossible de renger les pieces, à qui
n'a vne forme du total en sa teste. A quoy faire la prouision des
couleurs, à qui ne sçay ce qu'il a à peindre? Aucun ne fait certain
dessein de sa vie, et n'en deliberons qu'à parcelles. L'archer doit
premierement sçauoir où il vise, et puis y accommoder la main,
l'arc, la corde, la flesche, et les mouuemens. Nos conseils fouruoyent,2
par ce qu'ils n'ont pas d'adresse et de but. Nul vent fait pour celuy
qui n'a point de port destiné. Ie ne suis pas d'aduis de ce iugement
qu'on fit pour Sophocles, de l'auoir argumenté suffisant au maniement
des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour
auoir veu l'vne de ses tragedies. Ny ne trouue la coniecture des
Pariens enuoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la consequence
qu'ils en tirerent. Visitants l'isle, ils remarquoyent les terres
mieux cultiuees, et maisons champestres mieux gouuernées. Et
ayants enregistré le nom des maistres d'icelles, comme ils eurent
faict l'assemblée des citoyens en la ville, ils nommerent ces maistres3
là, pour nouueaux gouuerneurs et magistrats: iugeants que soigneux
de leurs affaires priuées, ils le seroyent des publiques.   Nous
sommes tous de lopins, et d'vne contexture si informe et diuerse,
que chaque piece, chaque moment, faict son ieu. Et se trouue autant
de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy.
Magnam rem puta, vnum hominem agere. Puis que l'ambition peut
apprendre aux hommes, et la vaillance, et la temperance, et la liberalité,
voire et la iustice: puis que l'auarice peut planter au
courage d'vn garçon de boutique, nourri à l'ombre et à l'oysiueté,
l'asseurance de se ietter si loing du foyer domestique, à la mercy
des vagues et de Neptune courroucé dans vn fraile bateau, et qu'elle
apprend encore la discretion et la prudence: et que Venus mesme
fournit de resolution et de hardiesse la ieunesse encore soubs la
discipline et la verge; et gendarme le tendre cœur des pucelles au
giron de leurs meres:

Hac duce, custodes furtim transgressa iacentes,1
Ad iuuenem tenebris sola puella venit;

ce n'est pas tour de rassis entendement, de nous iuger simplement
par nos actions de dehors: il faut sonder iusqu'au dedans, et voir
par quels ressors se donne le bransle. Mais d'autant que c'est vne
hazardeuse et haute entreprinse, ie voudrois que moins de gens s'en
meslassent.

CHAPITRE II.    (TRADUCTION LIV. II, CH. II.)
De l'yurongnerie.

LE monde n'est que varieté et dissemblance. Les vices sont tous
pareils en ce qu'ils sont tous vices: et de cette façon l'entendent
à l'aduenture les Stoiciens: mais encore qu'ils soyent également
vices, ils ne sont pas égaux vices. Et que celuy qui a franchi de cent2
pas les limites,

Quos vltra, citráque nequit consistere rectum,

ne soit pas de pire condition, que celuy qui n'en est qu'à dix pas,
il n'est pas croyable: et que le sacrilege ne soit pire que le larrecin
d'vn chou de nostre iardin:

Nec vincet ratio, tantumdem vt peccet, idémque,
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus diuûm sacra legerit.
Il y a autant en cela de diuersité qu'en aucune autre chose. La
confusion de l'ordre et mesure des pechez, est dangereuse. Les3
meurtriers, les traistres, les tyrans, y ont trop d'acquest: ce n'est
pas raison que leur conscience se soulage, sur ce que tel autre ou
est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la deuotion. Chacun poise
sur le peché de son compagnon, et esleue le sien. Les instructeurs
mesmes les rangent souuent mal à mon gré. Comme Socrates disoit,
que le principal office de la sagesse estoit, distinguer les biens
et les maux. Nous autres, à qui le meilleur est tousiours en vice,
deuons dire de mesme de la science de distinguer les vices: sans laquelle,
bien exacte, le vertueux et le meschant demeurent meslez
et incognus.   Or l'yurongnerie entre les autres, me semble vn
vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs: et il y a
des vices, qui ont ie ne sçay quoy de genereux, s'il le faut ainsi
dire. Il y en a où la science se mesle, la diligence, la vaillance, la
prudence, l'addresse et la finesse: cestuy-cy est tout corporel et
terrestre. Aussi la plus grossiere nation de celles qui sont auiourd'huy,
c'est celle là seule qui le tient en credit. Les autres vices alterent
l'entendement, cestuy-cy le renuerse, et estonne le corps.1

Cùm vini vis penetrauit,
Consequitur grauitas membrorum, præpediuntur
Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens,
Nant oculi; clamor, singultus iurgia gliscunt.
Le pire estat de l'homme, c'est où il pert la connoissance et
gouuernement de soy. Et en dit on entre autres choses, que comme
le moust bouillant dans vn vaisseau, pousse à mont tout ce qu'il y a
dans le fonds, aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets,
à ceux qui en ont pris outre mesure.

Tu sapientium2
Curas, et arcanum iocoso
Consilium retegis Lyæo.

Iosephe recite qu'il tira le ver du nez à vn certain ambassadeur que
les ennemis luy auoient enuoyé, l'ayant fait boire d'autant. Toutesfois
Auguste s'estant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des
plus priuez affaires qu'il eust, ne s'en trouua iamais mesconté: ny
Tyberius de Cossus, à qui il se deschargeoit de tous ses conseils:
quoy que nous les sçachions auoir esté si fort subiects au vin, qu'il
en a fallu rapporter souuent du Senat, et l'vn et l'autre yure,

Hesterno inflatum venas, de more, Lyæo.3

Et commit on aussi fidelement qu'à Cassius beuueur d'eauë, à Cimber
le dessein de tuer Cesar: quoy qu'il s'enyurast souuent: d'où
il respondit plaisamment, Que ie portasse vn tyran, moy, qui ne
puis porter le vin! Nous voyons nos Allemans noyez dans le vin, se
souuenir de leur quartier, du mot, et de leur rang.

Nec facilis victoria de madidis, et
Blæsis, atque mero titubantibus.
Ie n'eusse pas creu d'yuresse si profonde, estoufée, et enseuelie,
si ie n'eusse leu cecy dans les histoires: Qu'Attalus ayant conuié
à souper pour luy faire vne notable indignité, ce Pausanias, qui sur
ce mesme subiect, tua depuis Philippus Roy de Macedoine (Roy
portant par ses belles qualitez tesmoignage de la nourriture, qu'il
auoit prinse en la maison et compagnie d'Epaminondas) il le fit
tant boire, qu'il peust abandonner sa beauté, insensiblement, comme
le corps d'vne putain buissonniere, aux muletiers et nombre d'abiects
seruiteurs de sa maison. Et ce que m'aprint vne dame que
i'honnore et prise fort, que pres de Bordeaux, vers Castres, où est1
sa maison, vne femme de village, veufue, de chaste reputation, sentant
des premiers ombrages de grossesse, disoit à ses voisines,
qu'elle penseroit estre enceinte si ell'auoit vn mary. Mais du iour
à la iournee, croissant l'occasion de ce soupçon, et en fin iusques à
l'euidence, ell'en vint là, de faire declarer au prosne de son eglise,
que qui seroit consent de ce faict, en l'aduoüant, elle promettoit de
le luy pardonner, et s'il le trouuoit bon, de l'espouser. Vn sien
ieune valet de labourage, enhardy de cette proclamation, declara
l'auoir trouuée vn iour de feste, ayant bien largement prins son vin,
endormie en son foyer si profondement et si indecemment, qu'il2
s'en peut seruir sans l'esueiller. Ils viuent encore mariez ensemble.
Il est certain que l'antiquité n'a pas fort descrié ce vice: les escris
mesmes de plusieurs Philosophes en parlent bien mollement:
et iusques aux Stoïciens il y en a qui conseillent de se dispenser
quelquefois à boire d'autant, et de s'enyurer pour relascher l'ame.

Hoc quoque virtutum quondam certamine magnum
Socratem palmam promeruisse ferunt.

Ce censeur et correcteur des autres Caton, a esté reproché de bien
boire.

Narratur et prisci Catonis3
Sæpe mero caluisse virtus.

Cyrus Roy tant renommé, allegue entre ses autres loüanges, pour se
preferer à son frere Artaxerxes, qu'il sçauoit beaucoup mieux boire
que luy. Et és nations les mieux reglées, et policées; cet essay de
boire d'autant, estoit fort en vsage. I'ay ouy dire à Siluius excellent
medecin de Paris, que pour garder que les forces de nostre estomac
ne s'apparessent, il est bon vne fois le mois, les esueiller par cet
excez, et les picquer pour les garder de s'engourdir. Et escrit-on
que les Perses apres le vin consultoient de leurs principaux affaires.

Mon goust et ma complexion est plus ennemie de ce vice, que
mon discours. Car outre ce que ie captiue aysément mes creances
soubs l'authorité des opinions anciennes, ie le trouue bien vn vice
lasche et stupide, mais moins malicieux et dommageable que les
autres, qui choquent quasi tous de plus droit fil la societé publique.
Et si nous ne nous pouuons donner du plaisir, qu'il ne nous couste
quelque chose, comme ils tiennent, ie trouue que ce vice couste
moins à nostre conscience que les autres: outre ce qu'il n'est point
de difficile apprest, ny malaisé à trouuer: consideration non mesprisable.
Vn homme auancé en dignité et en aage, entre trois principales1
commoditez, qu'il me disoit luy rester, en la vie, comptoit
ceste-cy, et où les veut on trouuer plus iustement qu'entre les naturelles?
Mais il la prenoit mal. La delicatesse y est à fuyr, et le soigneux
triage du vin. Si vous fondez vostre volupté à le boire friand,
vous vous obligez à la douleur de le boire autre. Il faut auoir le
goust plus lasche et plus libre. Pour estre bon beuueur, il ne faut
le palais si tendre. Les Allemans boiuent quasi esgalement de tout
vin auec plaisir. Leur fin c'est l'aualler, plus que le gouster. Ils en
ont bien meilleur marché. Leur volupté est bien plus plantureuse et
plus en main.   Secondement, boire à la Françoise à deux repas,2
et moderéement, c'est trop restreindre les faueurs de ce Dieu. Il y
faut plus de temps et de constance. Les anciens franchissoyent des
nuicts entieres à cet exercice, et y attachoyent souuent les iours.
Et si faut dresser son ordinaire plus large et plus ferme. I'ay veu vn
grand Seigneur de mon temps, personnage de hautes entreprinses,
et fameux succez, qui sans effort, et au train de ses repas communs,
ne beuuoit guere moins de cinq lots de vin: et ne se montroit au
partir de là, que trop sage et aduisé aux despens de noz affaires. Le
plaisir, duquel nous voulons tenir compte au cours de nostre vie,
doit en employer plus d'espace. Il faudroit, comme des garçons de3
boutique, et gents de trauail, ne refuser nulle occasion de boire, et
auoir ce desir tousiours en teste. Il semble que touts les iours nous
racourcissons l'vsage de cestuy-cy: et qu'en noz maisons, comme
i'ay veu en mon enfance, les desiuners, les ressiners, et les collations
fussent plus frequentes et ordinaires, qu'à present. Seroit ce
qu'en quelque chose nous allassions vers l'amendement? Vrayement
non. Mais ce peut estre que nous nous sommes beaucoup plus iettez
à la paillardise, que noz peres. Ce sont deux occupations, qui s'entrempeschent
en leur vigueur. Elle a affoibli nostre estomach d'vne
part: et d'autre part la sobrieté sert à nous rendre plus coints,4
plus damerets pour l'exercice de l'amour.   C'est merueille des
comptes que i'ay ouy faire à mon pere de la chasteté de son siecle.
C'estoit à luy d'en dire, estant tres aduenant et par art et par nature
à l'vsage des dames. Il parloit peu et bien, et si mesloit son langage
de quelque ornement des liures vulgaires, sur tout Espaignols: et
entre les Espaignols, luy estoit ordinaire celuy qu'ils nomment
Marc Aurele. Le port, il l'auoit d'vne grauité douce, humble, et tres
modeste. Singulier soing de l'honnesteté et decence de sa personne,
et de ses habits, soit à pied, soit à cheual. Monstrueuse foy en ses
paroles: et vne conscience et religion en general, penchant plustost
vers la superstition que vers l'autre bout. Pour vn homme de petite1
taille, plein de vigueur, et d'vne stature droitte et bien proportionnée,
d'vn visage aggreable, tirant sur le brun: adroit et exquis en
touts nobles exercices. I'ay veu encore des cannes farcies de plomb,
desquelles on dit qu'il s'exerçoit les bras pour se preparer à ruer
la barre, ou la pierre, ou à l'escrime: et des souliers aux semelles
plombées, pour s'alleger au courir et à sauter. Du prim-saut il a
laissé en memoire de petits miracles. Ie l'ay veu pardelà soixante
ans se moquer de noz alaigresses: se ietter auec sa robbe fourrée
sur vn cheual; faire le tour de la table sur son pouce, ne monter
guere en sa chambre, sans s'eslancer trois ou quatre degrez à la2
fois. Sur mon propos il disoit, qu'en toute vne prouince à peine y
auoit il vne femme de qualité, qui fust mal nommée. Recitoit des
estranges priuautez, nommément siennes, auec des honnestes femmes,
sans soupçon quelconque. Et de soy, iuroit sainctement estre
venu vierge à son mariage, et si c'estoit apres auoir eu longue part
aux guerres delà les monts: desquelles il nous a laissé vn papier
iournal de sa main suyuant poinct par poinct ce qui s'y passa, et
pour le publiq et pour son priué. Aussi se maria il bien auant en
aage l'an M. D. XXVIII, qui estoit son trentetroisiesme, sur le chemin
de son retour d'Italie. Reuenons à noz bouteilles.   Les incommoditez3
de la vieillesse, qui ont besoing de quelque appuy et refreschissement,
pourroyent m'engendrer auecq raison desir de cette
faculté: car c'est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous
desrobe. La chaleur naturelle, disent les bons compaignons, se
prent premierement aux pieds: celle là touche l'enfance. De-là
elle monte à la moyenne region, où elle se plante long temps, et y
produit, selon moy, les seuls vrais plaisirs de la vie corporelle. Les
autres voluptez dorment au prix. Sur la fin, à la mode d'vne vapeur
qui va montant et s'exhalant, ell'arriue au gosier, où elle fait sa
derniere pose. Ie ne puis pourtant entendre comment on vienne à
allonger le plaisir de boire outre la soif, et se forger en l'imagination
vn appetit artificiel, et contre nature. Mon estomach n'iroit
pas iusques là: il est assez empesché à venir à bout de ce qu'il
prend pour son besoing. Ma constitution est, ne faire cas du boire
que pour la suitte du manger: et boy à cette cause le dernier coup1
tousiours le plus grand. Et par ce qu'en la vieillesse, nous apportons
le palais encrassé de reume, ou alteré par quelque autre mauuaise
constitution, le vin nous semble meilleur, à mesme que nous
auons ouuert et laué noz pores. Aumoins il ne m'aduient guere, que
pour la premiere fois i'en prenne bien le goust, Anacharsis s'estonnoit
que les Grecs beussent sur la fin du repas en plus grands
verres qu'au commencement. C'estoit, comme ie pense, pour la
mesme raison que les Alemans le font, qui commencent lors le
combat à boire d'autant.   Platon defend aux enfants de boire vin
auant dixhuict ans, et auant quarante de s'enyurer. Mais à ceux2
qui ont passé les quarante, il pardonne de s'y plaire, et de mesler
vn peu largement en leurs conuiues l'influence de Dionysus: ce
bon Dieu, qui redonne aux hommes la gayeté, et la ieunesse aux
vieillards, qui adoucit et amollit les passions de l'ame, comme le
fer s'amollit par le feu, et en ses loix, trouue telles assemblées à
boire (pourueu qu'il y aye vn chef de bande, à les contenir et regler)
vtiles: l'yuresse estant vne bonne espreuue et certaine de la
nature d'vn chascun: et quand et quand propre à donner aux personnes
d'aage le courage de s'esbaudir en danses, et en la musique:
choses vtiles, et qu'ils n'osent entreprendre en sens rassis.3
Que le vin est capable de fournir à l'ame de la temperance, au
corps de la santé. Toutesfois ces restrictions, en partie empruntées
des Carthaginois, luy plaisent. Qu'on s'en espargne en expedition
de guerre. Que tout magistrat et tout iuge s'en abstienne sur le
point d'executer sa charge, et de consulter des affaires publiques.
Qu'on n'y employe le iour, temps deu à d'autres occupations: ny
celle nuict, qu'on destine à faire des enfants. Ils disent, que le
Philosophe Stilpon aggraué de vieillesse, hasta sa fin à escient, par
le breuuage de vin pur. Pareille cause, mais non du propre dessein,
suffoqua aussi les forces abbatuës par l'aage du Philosophe Arcesilaüs.
   Mais c'est vne vieille et plaisante question, si l'ame du sage
seroit pour se rendre à la force du vin,

Si munitæ adhibet vim sapientiæ.

A combien de vanité nous pousse cette bonne opinion, que nous
auons de nous? la plus reglée ame du monde, et la plus parfaicte,
n'a que trop affaire à se tenir en pieds, et à se garder de s'emporter1
par terre de sa propre foiblesse. De mille il n'en est pas vne
qui soit droite et rassise vn instant de sa vie: et se pourroit mettre
en doubte, si selon sa naturelle condition elle y peut iamais
estre. Mais d'y ioindre la constance, c'est sa derniere perfection: ie
dis quand rien ne la choqueroit: ce que mille accidens peuuent
faire. Lucrece, ce grand Poëte, a beau philosopher et se bander,
le voyla rendu insensé par vn breuuage amoureux. Pensent ils
qu'vne apoplexie n'estourdisse aussi bien Socrates, qu'vn portefaix?
Les vns ont oublié leur nom mesme par la force d'vne maladie, et
vne legere blessure a renuersé le iugement à d'autres. Tant sage2
qu'il voudra, mais en fin c'est vn homme: qu'est il plus caduque,
plus miserable, et plus de neant? La sagesse ne force pas nos conditions
naturelles.

Sudores itaque et pallorem existere toto
Corpore, et infringi linguam, vocémque aboriri,
Caligare oculos, sonere aures, succidere artus,
Denique concidere, ex animi terrore, videmus.

Il faut qu'il sille les yeux au coup qui le menasse: il faut qu'il fremisse
planté au bord d'vn precipice, comme vn enfant: Nature
ayant voulu se reseruer ces legeres marques de son authorité,3
inexpugnables à nostre raison, et à la vertu Stoique: pour luy
apprendre sa mortalité et nostre fadeze. Il pallit à la peur, il rougit
à la honte, il gemit à la colique, sinon d'vne voix desesperée
et esclatante, au moins d'vne voix cassée et enroüée.

Humani à se nihil alienum putet.

Les Poëtes qui feignent tout à leur poste, n'osent pas descharger
seulement des larmes, leurs heros:

Sic fatur lacrymans, classique immittit habenas.

Luy suffise de brider et moderer ses inclinations: car de les emporter,
il n'est pas en luy. Cestuy mesme nostre Plutarque, si parfaict4
et excellent iuge des actions humaines, à voir Brutus et Torquatus
tuer leurs enfans, est entré en doubte, si la vertu pouuoit
donner iusques là: et si ces personnages n'auoyent pas esté plustost
agitez par quelque autre passion. Toutes actions hors les bornes
ordinaires sont subiectes à sinistre interpretation: d'autant que
nostre goust n'aduient non plus à ce qui est au dessus de luy, qu'à
ce qui est au dessous.   Laissons cette autre secte, faisant expresse
profession de fierté. Mais quand en la secte mesme estimée la plus
molle, nous oyons ces ventances de Metrodorus: Occupaui te, Fortuna,
atque cepi; omnésque aditus tuos interclusi, vt ad me aspirare
non posses. Quand Anaxarchus, par l'ordonnance de Nicocreon tyran
de Cypre, couché dans vn vaisseau de pierre, et assommé à coups
de mail de fer, ne cesse de dire, Frappez, rompez, ce n'est pas1
Anaxarchus: c'est son estuy que vous pilez. Quand nous oyons nos
martyrs, crier au Tyran au milieu de la flamme, C'est assez rosti
de ce costé là, hache le, mange le, il est cuit, recommence de l'autre.
Quand nous oyons en Iosephe cet enfant tout deschiré de tenailles
mordantes, et persé des aleines d'Antiochus, le deffier
encore, criant d'vne voix ferme et asseurée: Tyran, tu pers temps,
me voicy tousiours à mon aise: où est cette douleur, où sont ces
tourmens, dequoy tu me menassois? n'y sçais tu que cecy? ma
constance te donne plus de peine, que ie n'en sens de ta cruauté:
ô lasche belistre tu te rens, et ie me renforce: fay moy pleindre,2
fay moy flechir, fay moy rendre si tu peux: donne courage à tes
satellites, et à tes bourreaux: les voyla defaillis de cœur, ils n'en
peuuent plus: arme les, acharne les. Certes il faut confesser qu'en
ces ames là, il y a quelque alteration, et quelque fureur, tant sainte
soit elle.   Quand nous arriuons à ces saillies Stoïques, i'ayme
mieux estre furieux que voluptueux: mot d'Antisthenez. Μανειειν
μαλλον η ἡσθειειν. Quand Sextius nous dit, qu'il ayme mieux estre
enferré de la douleur que de la volupté: quand Epicurus entreprend
de se faire mignarder à la goutte, et refusant le repos et la
santé, que de gayeté de cœur il deffie les maux: et mesprisant les3
douleurs moins aspres, dedaignant les luiter, et les combattre, qu'il
en appelle et desire des fortes, poignantes, et dignes de luy:

Spumantémque dari, pecora inter inertia, votis
Optat aprum, aut fuluum descendere monte leonem:

qui ne iuge que ce sont boutées d'vn courage eslancé hors de son
giste?   Nostre ame ne sçauroit de son siege atteindre si haut: il
faut qu'elle le quitte, et s'esleue, et prenant le frein aux dents,
qu'elle emporte, et rauisse son homme, si loing, qu'apres il s'estonne
luy-mesme de son faict. Comme aux exploicts de la guerre, la chaleur
du combat pousse les soldats genereux souuent à franchir des
pas si hazardeux, qu'estans reuenuz à eux, ils en transissent d'estonnement
les premiers. Comme aussi les Poëtes sont épris souuent
d'admiration de leurs propres ouurages, et ne reconnoissent plus
la trace, par où ils ont passé vne si belle carriere. C'est ce qu'on
appelle aussi en eux ardeur et manie. Et comme Platon dict, que1
pour neant hurte à la porte de la poësie, vn homme rassis: aussi
dit Aristote qu'aucune ame excellente, n'est exempte de meslange
de folie. Et a raison d'appeller folie tout eslancement, tant loüable
soit-il, qui surpasse nostre propre iugement et discours. D'autant
que la sagesse est vn maniment reglé de nostre ame, et qu'elle
conduit auec mesure et proportion, et s'en respond. Platon argumente
ainsi, que la faculté de prophetizer est au dessus de nous:
qu'il faut estre hors de nous, quand nous la traittons: il faut que
nostre prudence soit offusquée ou par le sommeil, ou par quelque
maladie, ou enleuée de sa place par vn rauissement celeste.2

CHAPITRE III.    (TRADUCTION LIV. II, CH. III.)
Coustume de l'Isle de Cea.

SI philosopher c'est douter, comme ils disent, à plus forte raison
niaiser et fantastiquer, comme ie fais, doit estre doubter: car
c'est aux apprentifs à enquerir et à debatre, et au cathedrant de resoudre.
Mon cathedrant, c'est l'authorité de la volonté diuine qui
nous regle sans contredit, et qui a son rang au dessus de ces humaines
et vaines contestations.   Philippus estant entré à main armée
au Peloponese, quelcun disoit à Damidas, que les Lacedemoniens
auroient beaucoup à souffrir, s'ils ne se remettoient en sa grace:
Et poltron, respondit-il, que peuuent souffrir ceux qui ne craignent
point la mort? On demandoit aussi à Agis, comment vn homme3
pourroit viure libre, Mesprisant, dit-il, le mourir. Ces propositions
et mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent euidemment
quelque chose au delà d'attendre patiemment la mort, quand
elle nous vient: car il y a en la vie plusieurs accidens pires à souffrir
que la mort mesme: tesmoing cet enfant Lacedemonien, pris
par Antigonus, et vendu pour serf, lequel pressé par son maistre
de s'employer à quelque seruice abiect, Tu verras, dit-il, qui tu as
acheté, ce me seroit honte de seruir, ayant la liberté si à main: et
ce disant, se precipita du haut de la maison. Antipater menassant
asprement les Lacedemoniens, pour les renger à certaine sienne
demande: Si tu nous menasses de pis que la mort, respondirent-ils,
nous mourrons plus volontiers. Et à Philippus leur ayant escrit,1
qu'il empescheroit toutes leurs entreprinses, Quoy? nous empescheras
tu aussi de mourir?   C'est ce qu'on dit, que le sage vit tant
qu'il doit, non pas tant qu'il peut; et que le present que Nature
nous ait faict le plus fauorable, et qui nous oste tout moyen de
nous pleindre de nostre condition, c'est de nous auoir laissé la clef
des champs. Elle n'a ordonné qu'vne entrée à la vie, et cent mille
yssuës. Nous pouuons auoir faute de terre pour y viure, mais de
terre pour y mourir, nous n'en pouuons auoir faute, comme respondit
Boiocatus aux Romains. Pourquoy te plains tu de ce monde?
il ne te tient pas: si tu vis en peine, ta lascheté en est cause: A2
mourir il ne reste que le vouloir.

Vbique mors est: optimè hoc cauit Deus.
Eripere vitam nemo non homini potest,
At nemo mortem: mille ad hanc aditus patent.

   Et ce n'est pas la recepte à vne seule maladie, la mort est la
recepte à tous maux. C'est vn port tresasseuré, qui n'est iamais à
craindre, et souuent à rechercher: tout reuient à vn, que
l'homme se donne sa fin, ou qu'il la souffre, qu'il coure au deuant
de son iour, ou qu'il l'attende. D'où qu'il vienne c'est tousiours le
sien. En quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c'est le3
bout de la fusée. La plus volontaire mort, c'est la plus belle. La
vie despend de la volonté d'autruy, la mort de la nostre. En aucune
chose nous ne deuons tant nous accommoder à nos humeurs,
qu'en celle-là. La reputation ne touche pas vne telle entreprise,
c'est folie d'en auoir respect. Le viure, c'est seruir, si la
liberté de mourir en est à dire. Le commun train de la guerison se
conduit aux despens de la vie: on nous incise, on nous cauterise,
on nous detranche les membres, on nous soustrait l'aliment, et le
sang: vn pas plus outre, nous voyla gueris tout à faict. Pourquoy
n'est la veine du gosier autant à nostre commandement que la4
mediane? Aux plus fortes maladies les plus forts remedes. Seruius
le Grammairien ayant la goutte, n'y trouua meilleur conseil, que de
s'appliquer du poison à tuer ses iambes: qu'elles fussent podagres
à leur poste, pourueu qu'elles fussent insensibles. Dieu nous donne
assez de congé, quand il nous met en tel estat, que le viure nous
est pire que le mourir. C'est foiblesse de ceder aux maux,
mais c'est folie de les nourrir. Les Stoiciens disent, que c'est viure
conuenablement à Nature, pour le sage, de se departir de la vie,
encore qu'il soit en plein heur, s'il le faict opportunément: et au
fol de maintenir sa vie, encore qu'il soit miserable, pourueu qu'il
soit en la plus grande part des choses, qu'ils disent estre selon1
Nature. Comme ie n'offense les loix, qui sont faictes contre les larrons,
quand i'emporte le mien, et que ie coupe ma bourse: ny des
boutefeuz, quand ie brusle mon bois: aussi ne suis ie tenu aux
loix faictes contre les meurtriers, pour m'auoir osté ma vie. Hegesias
disoit, que comme la condition de la vie, aussi la condition de
la mort deuoit dependre de nostre eslection. Et Diogenes rencontrant
le Philosophe Speusippus affligé de longue hydropisie, se
faisant porter en littiere: qui luy escria, Le bon salut, Diogenes:
A toy, point de salut, respondit-il, qui souffres le viure estant en
tel estat. De vray quelque temps apres Speusippus se fit mourir,2
ennuié d'vne si penible condition de vie.   Mais cecy ne s'en va pas
sans contraste. Car plusieurs tiennent, que nous ne pouuons
abandonner cette garnison du monde, sans le commandement expres
de celuy, qui nous y a mis; et que c'est à Dieu, qui nous a icy
enuoyez, non pour nous seulement, ains pour sa gloire et seruice
d'autruy, de nous donner congé, quand il luy plaira, non à nous de
le prendre: que nous ne sommes pas nays pour nous, ains aussi
pour nostre païs: les loix nous redemandent compte de nous, pour
leur interest, et ont action d'homicide contre nous. Autrement
comme deserteurs de nostre charge, nous sommes punis en l'autre3
monde,

Proxima deinde tenent mœsti loca, qui sibi lethum
Insontes peperere manu, lucémque perosi
Proiecere animas.
Il y a bien plus de constance à vser la chaine qui nous tient, qu'à
la rompre: et plus d'espreuue de fermeté en Regulus qu'en Caton.
C'est l'indiscretion et l'impatience, qui nous haste le pas. Nuls accidens
ne font tourner le dos à la viue vertu: elle cherche les maux
et la douleur, comme son aliment. Les menasses des tyrans, les
gehennes, et les bourreaux, l'animent et la viuifient.

Duris vt ilex tonsa bipennibus
Nigræ feraci frondis in Algido
Per damna, per cædes, ab ipso
Ducit opes animúmque ferro.

Et comme dict l'autre:

Non est vt putas virtus, pater,
Timere vitam, sed malis ingentibus
Obstare, nec se vertere ac retro dare.1

Rebus in aduersis facile est contemnere mortem,
Fortius ille facit, qui miser esse potest.
C'est le rolle de la couardise, non de la vertu, de s'aller tapir
dans vn creux, souz vne tombe massiue, pour euiter les coups de
la Fortune. Elle ne rompt son chemin et son train, pour orage qu'il
face:

Si fractus illabatur orbis,
Impauidam ferient ruinæ.

Le plus communement, la fuitte d'autres inconueniens, nous pousse
à cettuy-cy. Voire quelquefois la fuitte de la mort, faict que nous2
y courons:

Hic, rogo, non furor est, ne moriare, mori?

Comme ceux qui de peur du precipice s'y lancent eux-mesmes.

Multos in summa pericula misit
Venturi timor ipse mali: fortissimus ille est,
Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
Et differre potest.

Vsque adeo, mortis formidine, vitæ
Percipit humanos odium, lucisque videndæ,
Vt sibi consciscant mærenti pectore lethum,3
Obliti fontem curarum hunc esse timorem.
Platon en ses loix ordonne sepulture ignominieuse à celuy qui a
priué son plus proche et plus amy, sçauoir est soy mesme, et de la
vie, et du cours des destinées, non contraint par iugement publique,
ny par quelque triste et ineuitable accident de la Fortune, ny par
vne honte insupportable, mais par lascheté et foiblesse d'vne ame
craintiue. Et l'opinion qui desdaigne nostre vie, elle est ridicule.
Car en fin c'est nostre estre, c'est nostre tout. Les choses qui ont
vn estre plus noble et plus riche, peuuent accuser le nostre: mais
c'est contre Nature, que nous nous mesprisons et mettons nous4
mesmes à nonchaloir; c'est vne maladie particuliere, et qui ne se
voit en aucune autre creature, de se hayr et desdaigner. C'est de
pareille vanité, que nous desirons estre autre chose, que ce que
nous sommes. Le fruict d'vn tel desir ne nous touche pas, d'autant
qu'il se contredit et s'empesche en soy: celuy qui desire d'estre
faict d'vn homme ange, il ne faict rien pour luy. Il n'en vaudroit de
rien mieux, car n'estant plus, qui se resiouyra et ressentira de cet
amendement pour luy?

Debet enim, miserè cui fortè ægréque futurum est,
Ipse quoque esse in eo tum tempore, cum male possit5
Accidere.

La securité, l'indolence, l'impassibilité, la priuation des maux de
cette vie, que nous achetons au prix de la mort, ne nous apporte
aucune commodité. Pour neant euite la guerre, celuy qui ne peut
iouyr de la paix, et pour neant fuit la peine qui n'a de quoy sauourer
le repos.   Entre ceux du premier aduis, il y a eu grand doubte
sur ce, quelles occasions sont assez iustes, pour faire entrer vn
homme en ce party de se tuer: ils appellent cela, ευλογον εξαγωγην.
Car quoy qu'ils dient, qu'il faut souuent mourir pour causes legeres,
puis que celles qui nous tiennent en vie, ne sont gueres
fortes, si y faut-il quelque mesure. Il y a des humeurs fantastiques
et sans discours, qui ont poussé, non des hommes particuliers
seulement, mais des peuples à se deffaire. I'en ay allegué par cy1
deuant des exemples: et nous lisons en outre, des vierges Milesienes,
que par vne conspiration furieuse, elles se pendoient les
vnes apres les autres, iusques à ce que le magistrat y pourueust,
ordonnant que celles qui se trouueroyent ainsi penduës, fussent
trainées du mesme licol toutes nuës par la ville.   Quand Threicion
presche Cleomenes de se tuer, pour le mauuais estat de ses
affaires, et ayant fuy la mort plus honorable en la bataille qu'il
venoit de perdre, d'accepter cette autre, qui luy est seconde en
honneur, et ne donner point loisir au victorieux de luy faire souffrir
ou vne mort, ou vne vie honteuse: Cleomenes d'vn courage2
Lacedemonien et Stoique, refuse ce conseil comme lasche et effeminé:
C'est vne recepte, dit-il, qui ne me peut iamais manquer, et
de laquelle il ne se faut seruir tant qu'il y a vn doigt d'esperance
de reste: que le viure est quelquefois constance et vaillance: qu'il
veut que sa mort mesme serue à son païs, et en veut faire vn acte
d'honneur et de vertu. Threicion se creut dés lors, et se tua. Cleomenes
en fit aussi autant depuis, mais ce fut apres auoir essaié le
dernier point de la Fortune.   Tous les inconueniens ne valent pas
qu'on vueille mourir pour les euiter. Et puis y ayant tant de soudains
changemens aux choses humaines, il est malaisé à iuger, à3
quel poinct nous sommes iustement au bout de nostre esperance:

Sperat et in sæua victus gladiator arena,
Sit licet infesto pollice turba minax.
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