Essais de Montaigne (self-édition) - Volume I
CHAPITRE XXV. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXV.)
De l'éducation des enfants.
A Madame Diane de Foix, comtesse de Gurson.
Montaigne déclare n'avoir que des données assez vagues sur les sciences; néanmoins, tout en traitant des sujets sur lesquels il n'a que des connaissances superficielles, il se gardera d'imiter ces trop nombreux écrivains qui empruntent dans une large mesure aux auteurs anciens, croyant en imposer ainsi à leurs lecteurs.—Je n'ai jamais vu un père, pour si bossu ou teigneux que soit son fils, qui se laissât aller à en convenir; non que, sauf le cas où son affection l'aveugle complètement, il ne s'en aperçoive pas, mais parce que son fils provient de lui. Je suis de même; je vois mieux que tout autre que les idées que j'émets dans mon ouvrage, ne sont que les rêveries d'un homme qui, dans son enfance, n'a goûté qu'à la première enveloppe des sciences, et n'en a retenu qu'une conception générale et non encore formée, un peu de chaque chose, ou même rien du tout, comme cela se passe en France. En somme, je sais que la médecine, la jurisprudence existent, que les mathématiques se divisent en quatre branches, et sais assez superficiellement ce dont elles traitent. Par hasard, je sais encore que, d'une façon générale, les sciences prétendent améliorer les conditions de notre existence; mais je n'ai jamais été plus avant et ne me suis jamais mis martel en tête pour approfondir Aristote, ce roi de la doctrine moderne; je n'ai pâli sur l'étude d'aucune science, et n'ai aucune idée qui me permette d'en exposer seulement les notions les plus élémentaires. Il n'est pas un enfant des classes moyennes qui ne puisse se dire plus savant que moi, qui ne suis seulement pas à même de le questionner, serait-ce sur la première leçon * du moins de cette nature. S'il est absolument nécessaire que je l'interroge, je suis dans l'obligation, assez honteuse pour moi, de m'en tenir à quelques questions d'ordre général, qui me permettent d'apprécier son bon sens naturel; et ce que je lui demande, il l'ignore au même degré que ce qu'il sait m'est étranger à moi-même.
Aucun ouvrage sérieux ne m'est familier, sauf Plutarque et Sénèque, où, à l'instar des Danaïdes, je puise sans cesse, déversant immédiatement ce que j'en retire; mon ouvrage en retient quelques bribes, et moi si peu que rien. En fait de livres, l'histoire a * davantage mes préférences; j'ai aussi un goût particulier pour la poésie. Cléanthe disait que la voix, resserrée dans l'étroit tuyau d'une trompette, en sort plus aiguë et avec plus de portée; il semble que de même la pensée, soumise dans son expression aux exigences de la poésie, en sorte plus nette et frappe plus vivement.
Mes facultés naturelles qu'en écrivant je mets ici à l'épreuve, me semblent fléchir sous la charge que je leur impose; aussi ne vais-je qu'à tâtons dans les idées que je conçois et les jugements que je porte. Ma marche est chancelante; à chaque instant je me heurte ou fais un faux pas; et quand de la sorte je suis parvenu aussi loin que je le puis, je n'en suis pas plus satisfait, parce qu'au delà m'apparaissent encore, à travers la brume, des horizons que le trouble de ma vue ne me permet pas de démêler.—En entreprenant de parler indifféremment de tout ce dont il me prend fantaisie, en n'y employant que les moyens qui me sont propres et tels que je les reçus de la nature, si ma bonne fortune veut, comme cela arrive souvent, que je rencontre déjà traités par de bons auteurs ces mêmes sujets que j'entreprends de traiter moi aussi, je me trouve, ainsi que cela s'est produit tout récemment, en lisant dans Plutarque un passage de son ouvrage relatif à la puissance de l'imagination, si faible et si chétif, si lourd et si endormi vis-à-vis de ces maîtres, que je me fais pitié à moi-même et me prends à dédain. Pourtant, je suis assez heureux pour constater que souvent ma manière de voir a le mérite de se rencontrer avec la leur, et que, bien que demeurant fort en arrière, je marche cependant sur leurs traces. Je me concède aussi cet avantage que tout le monde n'a pas, de connaître l'extrême différence qu'il y a entre eux et moi; et nonobstant, je laisse subsister les productions de mon imagination, telles qu'elles sont sorties de ma tête, si faibles, si inférieures soient-elles, sans en masquer ni en corriger les défauts que ce rapprochement avec les mêmes sujets, traités par ces auteurs, a pu me révéler.
Il faut être bien sûr de soi, pour marcher de pair avec ces gens-là. Les écrivains de nos jours qui, sans scrupule, insèrent dans leurs ouvrages sans valeur, des passages entiers de ces auteurs anciens pour se faire honneur, arrivent à un résultat tout opposé; l'éclat de leurs emprunts établit une telle différence avec ce qui leur est propre qui en devient si pâle, si terne et si laid, qu'ils y perdent beaucoup plus qu'ils n'y gagnent. Chez les anciens, ces deux manières de faire, si opposées l'une à l'autre, tout tirer de son propre fond ou exploiter celui d'autrui, se pratiquaient déjà: Chrysippe le philosophe intercalait dans ses livres non seulement des fragments, mais des ouvrages entiers d'autres auteurs; dans l'un entre autres, se trouve reproduite in extenso la Médée d'Euripide; si bien qu'Apollodore disait de lui que si on retranchait de ses œuvres ce qui ne lui appartenait pas, il ne resterait que du papier blanc. Épicure, au contraire, dans les trois cents volumes qu'il a laissés, n'a pas inséré une seule citation.
L'autre jour, je suis tombé sur un passage d'un de nos écrivains, ainsi emprunté à l'un des meilleurs auteurs de l'antiquité; j'avais eu de la peine à aller jusqu'au bout d'une prose écrite en un style si dépourvu de vigueur, si sec, si vide d'esprit et de sens qu'il témoignait sans conteste de sa facture française, lorsque après cette lecture longue et ennuyeuse j'arrivai à un passage tout autre, de style élevé, atteignant aux nues par la profondeur du sujet et la richesse d'expressions. Si je fusse passé de l'un à l'autre graduellement et à un certain intervalle de temps, la transition eût pu demeurer inaperçue; mais elle était si brusque, semblable à une falaise abrupte se dressant à pic, que, dès les premiers mots, je fus comme ravi dans l'autre monde; et que de là, mesurant la profondeur de la fondrière si fangeuse d'où je sortais, je n'eus plus le courage de redescendre m'y ravaler. Si je rehaussais pareillement ce que j'écris des dépouilles d'autrui, leur richesse ferait par trop ressortir la pauvreté de ce qui n'est que de moi; toutefois relever chez les autres les fautes que je commets moi-même, ne me semble pas plus inconséquent que de signaler, comme je le fais souvent, les erreurs commises par autrui qui se retrouvent en moi; tout ce qui prête à la critique, n'importe où cela soit, doit être dénoncé et ne trouver asile nulle part.—Bien que je me rende compte combien il est audacieux de mettre constamment ce qui provient de mon cru en parallèle avec ce que je dérobe aux autres, et prétendre que l'un et l'autre s'équivalent, avec la téméraire espérance que je pourrais tromper des juges aptes à faire la distinction, j'en agis cependant ainsi, autant pour le profit que je retire de semblables confrontations, que par ce qui peut en résulter d'avantageux pour les idées que je prône et la force que cela me donne pour arriver à les mettre en relief. Et puis, je ne cherche pas à l'emporter de haute lutte avec d'aussi sérieux champions; je ne m'attaque pas à eux corps à corps, je m'y prends à diverses reprises, m'engageant chaque fois à peine; je ne les heurte pas, je ne fais que les effleurer et ne vais jamais aussi loin que je me l'étais proposé. Si je pouvais marcher de pair avec eux, je demeurerais honnête, car jamais je ne les entreprends que du côté où ils sont le moins accessibles. Mais je ne ferais jamais ce que j'ai constaté chez certains, qui se couvrent de l'armure d'autrui, au point de ne rien laisser apercevoir d'eux-mêmes; dont l'œuvre n'est que la reproduction d'anciens travaux qu'ils ont cherché à rendre méconnaissables en les transformant plus ou moins, ce qui, étant donnée la multiplicité des documents existants sur un même sujet, est chose aisée pour des savants. Ceux qui veulent dissimuler ces rapts et les faire passer comme émanant d'eux, commettent une injustice et une lâcheté, puisque, incapables de rien produire de leur cru, ils cherchent à se faire valoir en se parant de ce qui ne leur appartient pas. Ils font en second lieu une grande sottise; car s'ils parviennent, par leur fourberie, à capter l'approbation de la foule des ignorants, ils se décrient auprès de ceux qui savent, les seuls dont l'éloge ait du prix, et qui haussent les épaules en voyant leur travail, véritable mosaïque de pièces et de morceaux empruntés. Loin de moi l'intention d'en agir de même; je ne cite les autres que pour donner plus de force à ce que je dis.—Ces observations, bien entendu, ne s'appliquent pas aux centons qui se publient comme tels; outre ceux d'époque ancienne, j'en ai vu de très ingénieux datant de mon temps, un entre autres paru sous le nom de Capilupus; ce sont des productions d'auteurs dont l'esprit se montre non seulement là, mais encore ailleurs, comme il en est de Lipsius, auquel nous devons ce gros et savant recueil qui constitue ses Politiques.
Quoi qu'il en soit, et si énormes que puissent être les inepties qui me passent par la tête, je les dirai; n'ayant pas plus dessein de les cacher, que je ne cacherais mon portrait qui, au lieu de me peindre jeune et beau, me représenterait chauve et grisonnant, tel que je suis réellement. J'expose ici mes sentiments et mes opinions, je les donne tels que je les conçois et non tels que d'autres peuvent en juger; mon seul but est de m'analyser moi-même, et le résultat de cette analyse peut, demain, être tout autre qu'aujourd'hui, si mon caractère vient à se modifier. Je n'ai pas une autorité suffisante pour imposer ma manière de voir, je ne le désire même pas, me reconnaissant trop mal instruit pour prétendre instruire les autres.
L'éducation de l'enfant doit commencer dès le bas âge; il est difficile de préjuger par ses premières inclinations de ce qu'il sera un jour; aussi faut-il ne pas y attacher trop d'importance.—Je commence donc. Quelqu'un, ayant vu mon précédent chapitre sur le pédantisme, me disait chez moi, l'autre jour, que je devais avoir des idées faites sur l'éducation des enfants. Si, Madame, j'avais quelque qualité pour traiter un pareil sujet, je ne pourrais mieux en user que d'en faire présent à ce cher petit homme qui va prochainement naître heureusement de vous (car c'est un fils que vous aurez tout d'abord, vous êtes trop généreuse pour commencer autrement). J'ai pris tant de part aux négociations qui ont amené votre mariage, que j'ai quelque droit à m'intéresser à la grandeur et à la prospérité de tout ce qui peut en advenir; sans compter que mon attachement pour vous, qui date de si loin, me fait vous souhaiter honneur, bien et prospérité, à vous et à tout ce qui vous touche. Mais, à vrai dire, je suis peu expert en pareille matière; je n'ai guère d'autre idée sur ce point que celle-ci: c'est que l'élevage et l'éducation de l'enfant constituent tout à la fois la plus difficile et la plus importante des sciences humaines.—En agriculture, la préparation du terrain sur lequel on veut planter et la plantation elle-même sont choses aisées et sur lesquelles on est absolument fixé; mais, une fois la plantation effectuée, quand le sujet commence à prendre racine et à se développer, les procédés à employer sont variés et les difficultés nombreuses. Il en est de même de l'homme, sa plantation ne demande pas grand art; mais, après sa naissance, le soin de l'élever et de l'éduquer nous crée une tâche laborieuse et pleine de soucis de toutes sortes. Dans le bas âge, il manifeste si faiblement les dispositions qu'il peut avoir, il est si difficile de s'en rendre compte, ce qu'il semble promettre est si incertain et trompeur, qu'il est malaisé d'en porter un jugement ferme. Voyez Cimon, voyez Thémistocles et mille autres; combien n'ont-ils pas été différents de ce qu'ils semblaient devoir être. Les petits de l'ours, ceux du chien suivent leurs penchants naturels; mais la nature de l'homme se modifie si aisément par les habitudes, les courants d'opinion, les lois dont il a dès le premier moment à subir l'influence, qu'il est bien difficile de discerner et de redresser en lui ses propensions naturelles. Il en résulte que faute de l'avoir engagé sur la route qui lui convient, on a souvent travaillé pour rien et que beaucoup de temps peut avoir été employé à lui apprendre des choses auxquelles il ne peut atteindre.—Malgré de telles difficultés, je suis d'avis qu'il faut toujours diriger l'enfant vers ce qui est le meilleur et le plus utile, et qu'il n'y a pas à tenir grand compte de ces légères indications, de ces pressentiments que semblent nous révéler les préférences que, dans son enfance, il peut manifester et auxquelles Platon, en sa République, me paraît attacher trop d'importance.
La science convient surtout aux personnes de haut rang; non celle qui apprend à argumenter, mais celle qui rend habile au commandement des armées, au gouvernement des peuples, etc.—La science, Madame, est un bel ornement et un outil d'une merveilleuse utilité, notamment pour les personnes qui, comme vous, sont d'un rang élevé. Ce n'est pas entre les mains de gens de condition servile et de classe inférieure qu'elle peut avoir sa réelle utilité; plus fière, elle sert surtout à ceux qui peuvent être appelés au commandement des armées, au gouvernement d'un peuple, à siéger dans les conseils des princes, à ménager nos bons rapports avec une nation étrangère, beaucoup plus qu'à ceux qui n'ont qu'à discourir, plaider une cause ou doser des pilules. C'est pourquoi, Madame, je me permets de vous exposer les idées, contraires à celles généralement en cours, que j'ai sur ce point; là se borne ce qu'à cet égard, je puis faire pour vous; et je le fais, parce que je suis convaincu que vous n'exclurez pas la science dans l'éducation de vos enfants, vous qui en avez savouré les douceurs et qui êtes d'une race de lettrés, car déjà nous avons les écrits des anciens comtes de Foix d'où vous descendez, vous et M. le comte votre mari; et M. François de Candale, votre oncle, en produit tous les jours qui, pendant des siècles, assureront à votre famille une large place dans le monde savant.
Le succès d'une éducation dépend essentiellement du gouverneur qui y préside. Ce gouverneur doit avoir du jugement, des mœurs plutôt que de la science, s'appliquer à aider son élève à trouver de lui-même sa voie et l'amener à exposer ses idées, au lieu de commencer par lui suggérer les siennes.—A votre fils vous donnerez un gouverneur dont le choix aura une importance capitale sur son éducation. Cette charge comporte plusieurs points de grande importance; je ne m'occuperai que d'un seul, parce que des autres je ne saurais dire rien qui vaille; et même sur ce point que je retiens, ce gouverneur sera libre de m'en croire ou non, suivant ce qui lui semblera rationnel.—Pour un enfant de bonne maison qui s'adonne aux lettres, elles n'ont pour but ni le gain (une fin aussi peu relevée est indigne des Muses et ne mérite pas qu'elles nous concèdent leur faveur, sans compter que le résultat ne dépend pas de nous), ni les succès dans le monde qu'elles peuvent nous procurer. Elles tendent surtout à notre satisfaction intime, en faisant de nous des hommes à l'esprit cultivé, convenant à toutes situations, plutôt que des savants. C'est pourquoi je voudrais, pour la diriger, qu'on s'appliquât à trouver quelqu'un qui ait bonne tête, plutôt que tête bien garnie; il faut des deux, mais la morale et l'entendement importent plus encore que la science; je voudrais en second lieu que celui qui aura été choisi, en agisse dans sa charge autrement qu'on ne le fait d'ordinaire.
Pour nous instruire, on ne cesse de nous criailler aux oreilles comme si, avec un entonnoir, on nous versait ce qu'on veut nous apprendre; et ce qu'on nous demande ensuite, se borne à répéter ce qu'on nous a dit. Je voudrais voir modifier ce procédé, et que, dès le début, suivant l'intelligence de l'enfant, on la fît travailler, lui faisant apprécier les choses, puis la laissant choisir et faire d'elle-même la différence, la mettant quelquefois sur la voie, quelquefois la lui laissant trouver; je ne veux pas que le maître enseigne et parle seul, je veux qu'il écoute l'élève parler à son tour. Socrate, et après lui Arcesilaus, faisaient d'abord parler leurs disciples, ils parlaient ensuite: «L'autorité de ceux qui enseignent, nuit souvent à ceux qui veulent apprendre (Cicéron).» Il est bon de faire trotter cette intelligence devant soi, pour juger du train dont elle va et à quel point il faut modérer sa propre allure pour se mettre à la sienne; faute de régler notre marche de la sorte, nous gâtons tout. C'est un des points les plus délicats qui soit, que de savoir se mettre à la portée de l'enfant et de garder une juste mesure; un esprit élevé et bien maître de lui, peut seul condescendre à faire siennes, pour les guider, les pensées enfantines qui germent dans cette âme qui lui est confiée. La marche s'effectue d'un pas plus sûr et plus ferme en montant qu'en descendant.
Chaque enfant est à instruire suivant le tempérament qui lui est propre; appliquer à tous même méthode ne peut donner pour le plus grand nombre que de mauvais résultats.—Il en est, et c'est l'usage chez nous, qui, chargés d'instruire plusieurs enfants, naturellement très différents les uns des autres par leur intelligence et leur caractère, leur donnent à tous la même leçon et ont vis-à-vis d'eux même manière de faire. Avec un pareil système, il n'est pas étonnant si, dans l'ensemble même de tous nos enfants, on en rencontre à peine deux ou trois dont l'instruction soit à peu près en rapport avec le temps passé à l'école. A celui dont nous nous occupons spécialement ici, son maître ne demandera pas seulement compte des mots de sa leçon, mais encore de leur signification, ainsi que de la morale à tirer du sujet étudié; il jugera du profit qu'il en retire, non par les preuves qu'il donnera de sa mémoire, mais par sa façon d'être dans le courant de la vie. Ce qu'il vient de lui apprendre, il le lui fera envisager sous cent aspects divers et en faire l'application à autant de cas différents, pour voir s'il a bien compris et se l'est bien assimilé, employant, pour s'en rendre compte, des interrogations telles que, d'après Platon, Socrate en usait dans ses procédés pédagogiques. C'est un indice d'aigreur et d'indigestion que de rendre la viande telle qu'on l'a avalée; et l'estomac n'a pas satisfait à ses fonctions, s'il n'a pas transformé et changé la nature de ce qu'on lui a donné à triturer.—Notre intelligence, dans le système que je condamne, n'entre en action que sur la foi d'autrui; elle est comme liée et contrainte d'accepter ce qu'il plaît à d'autres de lui enseigner; les leçons qu'elle en reçoit ont sur elle une autorité à laquelle elle ne peut se soustraire, et nous avons été tellement tenus en lisière, que nos allures ont cessé d'être franches, que notre vigueur et notre liberté sont éteintes: «Ils sont toujours en tutelle (Sénèque).»
J'ai connu particulièrement, à Pise, un homme de bien partisan d'Aristote au point qu'il érigeait à hauteur d'un dogme: «Que la pierre de touche, la règle de conduite de tout jugement sain et de toute vérité, sont qu'il soit conforme à sa doctrine; que hors de là, tout n'est que néant et chimères; que ce maître a tout vu, et tout dit». Cette proposition, interprétée un peu trop largement et méchamment, a compromis autrefois, pendant longtemps et très sérieusement, son auteur auprès de l'inquisition de Rome.
L'élève ne doit pas adopter servilement les opinions des autres et n'en charger que sa mémoire; il faut qu'il se les approprie, et les rende siennes.—On soumettra tout à l'examen de l'enfant, on ne lui mettra rien en tête, d'autorité ou en lui demandant de croire sur parole. L'enfant ne tiendra de prime abord aucuns principes comme tels, pas plus ceux d'Aristote que ceux des Stoïciens ou des Épicuriens; on les lui expliquera tous, il les jugera et choisira s'il le peut; s'il ne peut choisir, il demeurera dans l'indécision, * car il n'y a que les fous qui soient sûrs d'eux-mêmes et ne soient jamais hésitants: «Aussi bien que savoir, douter a son mérite (Dante)»; et alors, si par un effet de sa raison il vient à embrasser les opinions de Xénophon et de Platon, elles cesseront d'être les leurs et deviendront siennes. Qui s'en rapporte à un autre, ne s'attache à rien, ne trouve rien, ne cherche même pas. «Nous n'avons pas de roi, que chacun se conduise par lui-même (Sénèque)»; ayons au moins conscience que nous savons. Il ne s'agit pas pour l'enfant d'apprendre leurs préceptes, mais de se pénétrer de leurs opinions; il peut sans inconvénient oublier d'où il les tient, pourvu qu'il ait su se les approprier. La vérité et la raison sont du domaine de tous; elles ne sont pas plus le propre de celui qui le premier les a dites, que de ceux qui les ont répétées après lui; ce n'est pas plus d'après Platon que d'après moi, que telle chose est énoncée, du moment que lui et moi la comprenons et la voyons de la même façon. Les abeilles vont butinant les fleurs de côté et d'autre, puis elles confectionnent leur miel, et ce miel n'est plus ni thym, ni marjolaine; c'est du miel qui vient exclusivement d'elles. Il en sera de même des emprunts faits à autrui; l'enfant les pétrira, les transformera, pour en faire une œuvre bien à lui, c'est-à-dire pour en former son jugement, dont la formation est le but unique de son éducation, de son travail et de ses études. Tout ce qui a concouru à cette formation doit disparaître, on ne doit voir que le résultat qu'il en a obtenu. Ceux qui pillent le prochain, qui empruntent, étalent les constructions qu'ils ont élevées ou achetées et non ce qu'ils ont tiré d'autrui; vous ne voyez pas les honoraires reçus par ceux qui rendent la justice, mais seulement les alliances qu'ils contractent, les belles positions qu'ils donnent à leurs enfants; nul ne livre à la connaissance du public le détail de ses revenus; tout le monde montre au grand jour les acquisitions qu'il fait.
Le bénéfice de l'étude est de rendre meilleur; ce qu'il faut, c'est développer l'intelligence; savoir par cœur, n'est pas savoir; tout ce qui se présente aux yeux doit être sujet d'observations.—Le bénéfice que nous retirons de l'étude, c'est de devenir meilleur et plus raisonnable. C'est, disait Epicharme, l'entendement qui voit et qui entend; c'est par l'entendement que nous mettons tout à profit, c'est lui qui organise, qui agit, qui domine et qui règne; toutes nos autres facultés sont aveugles, sourdes et sans âme. Nous le rendons servile et craintif, en ne lui laissant pas la liberté de faire quoi que ce soit de lui-même. Quel maître a jamais demandé à son disciple ce qu'il pense de la rhétorique et de la grammaire, ou de telle ou telle maxime de Cicéron? On nous les plaque, toutes parées, dans la mémoire; on nous les donne comme des oracles, auxquels on ne saurait changer ni une lettre, ni une syllabe. Savoir par cœur, n'est pas savoir; c'est retenir ce qui a été donné en garde à la mémoire. Ce qu'on sait effectivement, on en dispose, sans consulter le maître du regard, sans avoir besoin de jeter les yeux sur son livre. Triste science que celle qui est tout entière tirée des livres; elle peut servir à nous faire briller, mais n'est d'aucune solidité; Platon nous le dit: «La fermeté, la foi, la sincérité constituent la vraie philosophie; toute science autre, qui a d'autres visées, n'est que fard tout au plus propre à donner un éclat trompeur.» Je voudrais voir ce qu'obtiendraient Le Paluel et Pompée, ces beaux danseurs de notre époque, s'ils nous enseignaient à faire des cabrioles, rien qu'en en exécutant devant nous qui ne bougerions pas de nos places; ceux qui veulent développer notre intelligence sans la mettre en mouvement, en agissent de même; peut-on nous enseigner à manier un cheval, une pique, un luth, et même la voix, sans nous y exercer à l'instar de ceux-ci qui prétendent nous apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous faire ni juger ni parler! Pour exercer l'intelligence, tout ce qui s'offre à nos yeux, suffit à nous servir de livre: la malice d'un page, la sottise d'un valet, un propos de table sont autant de sujets d'enseignement se renouvelant sans cesse.
Les voyages bien dirigés sont particulièrement utiles; il faut les commencer de bonne heure.—A cela, la fréquentation des hommes, les voyages en pays étrangers conviennent merveilleusement; non pour en rapporter, comme le font nos gentilshommes français, des notes sur les dimensions de Santa Rotonda ou la richesse des dessous de jupes de la signora Livia; ou comme d'autres, qui relèvent de combien le profil de Néron, d'après quelque vieille ruine de là-bas, est plus long et plus large que sur certaines médailles le représentant; mais pour observer principalement les mœurs et les coutumes de ces nations, et pour affiner notre cerveau par le frottement avec d'autres. Je voudrais qu'on fît voyager l'enfant dès ses premiers ans, pour cela et aussi pour lui apprendre les langues étrangères, faisant ainsi d'une pierre deux coups, et commençant par les nations voisines dont la langue diffère le plus de la nôtre, parce que, si on ne s'y met pas de bonne heure, notre organe n'a plus la souplesse nécessaire.
L'enfant gagne à être élevé loin des siens; il faut l'habituer aux fatigues et endurcir son corps, en même temps que fortifier son âme.—Il n'est pas raisonnable d'élever l'enfant dans la famille, c'est là un point généralement admis. Les parents, même les plus sages, se laissent trop attendrir par leur affection et leur fermeté s'en ressent; ils ne sont plus capables de le punir de ses fautes; ils ne peuvent admettre qu'il soit élevé durement comme il convient, et préparé à tous les hasards de la vie; ils ne pourraient souffrir le voir revenir d'un exercice, en sueur et couvert de poussière; boire chaud, boire froid; monter un cheval difficile; faire de l'escrime avec un tireur un peu rude, ou manier pour la première fois une arquebuse. Et cependant, on ne saurait faire autrement; pour en faire un homme de valeur, il faut ne pas le ménager dans sa jeunesse et souvent enfreindre les règles que nous tracent les médecins: «Qu'il vive en plein air et au milieu des périls (Horace).» Il ne suffit pas de fortifier l'âme, il faut aussi développer les muscles; l'âme a une tâche trop lourde, si elle n'est secondée; elle a trop à faire si, à elle seule, elle doit fournir double service. Je sais combien peine la mienne en la compagnie d'un corps débile et trop délicat qui s'en remet par trop sur elle; et je m'aperçois souvent, dans mes lectures, que nos maîtres, dans leurs écrits, citent comme exemples de magnanimité et de grand courage, des faits qui dénotent plutôt une grande force physique, de bons muscles et des os solides.
J'ai vu des hommes, des femmes, des enfants ainsi faits, qu'une bastonnade leur fait moins qu'à moi une chiquenaude, qui ne se plaignent ni ne tressaillent sous les coups qu'on leur donne. Les athlètes, qui semblent rivaliser de patience avec les philosophes, la doivent plutôt à la résistance de leurs nerfs qu'à celle de leur âme. L'habitude du travail corporel accoutume à supporter la douleur: «le travail endurcit à la douleur (Cicéron)». Il faut rompre l'enfant à la peine et à la rudesse des exercices, pour le dresser aux fatigues et à ce qu'ont de pénible les douleurs physiques, les entorses, la colique, les cautères, voire même la prison et la torture, auxquelles il peut être aussi exposé, car, suivant les temps, les bons comme les méchants en courent risque, nous en faisons actuellement l'épreuve; * plus on est homme de bien, plus on est menacé du fouet et de la corde par quiconque combat les lois.—En outre, la présence des parents nuit à l'autorité, qui doit être souveraine, du gouverneur sur l'enfant, l'interrompt et la paralyse; le respect que lui témoignent les gens de sa maison, la connaissance qu'il a du rang et de l'influence de sa famille sont, de plus, à mon avis, de sérieux inconvénients à cet âge.
En société, l'enfant s'appliquera plus à connaître les autres qu'à vouloir paraître; et, dans tous ses propos, il se montrera réservé et modeste.—Dans cette école qu'est la fréquentation des hommes j'ai souvent remarqué un mal, c'est qu'au lieu de chercher à nous pénétrer de la connaissance d'autrui, nous travaillons à nous faire connaître à lui, et que nous nous mettons plus en peine de faire étalage de notre marchandise que d'en acquérir d'autre; le silence et la modestie sont des qualités très avantageuses dans la conversation. On dressera l'enfant à être parcimonieux et économe de son savoir quand il en aura acquis; à ne se formaliser ni des sottises, ni des fables qui se diront devant lui, car c'est une impolitesse, autant qu'une maladresse, de se froisser de tout ce qui n'est pas de notre goût. Qu'il se contente de se corriger lui-même et n'ait pas l'air de reprocher aux autres de faire ce que lui-même ne croirait pas devoir faire, qu'il ne paraisse pas davantage censurer les mœurs publiques: «On peut être sage sans ostentation, sans orgueil (Sénèque).» Qu'il évite ces allures blessantes de gens qui semblent vouloir imposer leur manière de voir, cette puérile prétention de vouloir paraître plus fin qu'il n'est, et qu'il ne cherche pas, ce qui offre si peu de difficulté, par ses critiques et ses bizarreries à se faire la réputation de quelqu'un de valeur. Les licences poétiques ne sont permises qu'aux grands poètes; de même les âmes supérieures et illustres ont seules le privilège de se mettre au-dessus des coutumes admises: «Si Socrate et Aristippe n'ont pas toujours respecté les mœurs et les coutumes de leur pays, c'est une erreur de croire qu'on peut les imiter; leur mérite transcendant et presque divin autorisait chez eux cette licence (Cicéron).»—On lui apprendra à ne discourir et à ne discuter que lorsqu'il se trouvera en face de quelqu'un de force à lui répondre; et, même dans ce cas, il ne mettra pas en jeu tous les moyens dont il dispose, mais seulement ceux les plus appropriés à son sujet. Qu'on le rende délicat sur le choix et le triage des arguments qu'il emploie; qu'il recherche ce qui s'applique exactement au sujet qu'il traite, par conséquent qu'il soit bref.—Qu'on l'instruise surtout à céder et à cesser la discussion dès que la vérité lui apparaît, soit qu'elle résulte des arguments de son adversaire, soit qu'elle se forme par un retour sur sa propre argumentation, car il n'est pas un prédicateur monté en chaire pour défendre une thèse qui lui est imposée; s'il défend une cause, c'est qu'il l'approuve; il ne fait pas le métier de ceux qui, vendant leur liberté à beaux deniers comptants, ont perdu le droit de reconnaître qu'ils font erreur et d'en convenir: «Aucune nécessité ne l'oblige à défendre ce qu'on voudrait impérieusement lui prescrire (Cicéron).»
Il sera affectionné à son prince, prêt à le servir avec le plus entier dévouement, pour le bien public, mais ne recherchera pas d'emploi à la cour.—Si son gouverneur a de mon caractère, il lui inspirera la volonté de servir son prince avec la loyauté la plus absolue, de lui porter la plus vive affection et d'être prêt à affronter tous les périls pour son service; mais il le détournera de s'attacher à lui autrement que par devoir public. Contracter vis-à-vis de lui des obligations particulières présente, entre divers autres inconvénients qui portent atteinte à notre liberté, celui de faire que le langage d'un homme au service d'un autre, subventionné par lui, est ou moins entier et moins libre, ou entaché d'imprudence ou d'ingratitude. Un vrai courtisan n'a ni le droit, ni la volonté de dire et de penser autrement qu'en bien d'un maître qui, parmi tant de milliers d'autres de ses sujets, l'a choisi, pourvoit à son entretien et l'élève de ses propres mains. Par la force même des choses, cette faveur, les avantages qu'il en retire, l'éblouissent et corrompent sa franchise; aussi, dans un état, voit-on communément le langage de ces gens sur ce qui concerne la cour et le prince, différer de celui de tous autres et en général être peu digne de foi.
On lui inspirera la sincérité dans les discussions; il prêtera attention à tout, s'enquerra de tout.—Que sa conscience et sa vertu soient manifestes dans ses paroles et qu'il n'ait jamais que la raison pour * guide. On lui fera entendre que confesser une erreur qu'il peut avoir commise dans ses propos, alors même qu'il ait été le seul à s'en apercevoir, est une preuve de jugement et de sincérité, principales qualités qu'il doit rechercher. S'opiniâtrer et contester quand même, sont des défauts fréquents qui sont surtout le propre d'âmes peu élevées; se raviser et se corriger, abandonner au cours même de la discussion une manière de voir qui vous semble mauvaise, sont des qualités qui se rencontrent rarement, indices d'une âme forte, véritablement empreinte de philosophie.
On l'avertira de prêter attention à tout, quand il est en société; car je constate que, très communément, les premières places sont souvent occupées par les moins capables et que les faveurs de la fortune ne vont que rarement à qui les mérite; je vois fréquemment que, tandis qu'au haut bout de la table on passe son temps à s'entretenir de la beauté d'une tapisserie ou du goût que peut avoir le malvoisie, à l'autre bout se produisent de nombreux traits d'esprit qui se trouvent perdus. Il sondera la portée de chacun; quiconque, bouvier, maçon, passant, est à faire causer; tous, suivant ce qu'ils font d'habitude, peuvent nous révéler des choses intéressantes, car tout sert dans un ménage. Même les sottises et les faiblesses d'autrui concourent à notre instruction; à observer les grâces et les façons de chacun, il sera conduit à imiter les bonnes et mépriser les mauvaises.
Qu'on lui suggère le goût de s'enquérir de toutes choses, curiosité qui n'a rien que de louable; qu'il regarde tout ce qui, autour de lui, peut présenter quelque particularité: un édifice, une fontaine, un homme, une localité où s'est jadis livrée une bataille, où ont passé César ou Charlemagne; «quelle terre est engourdie par le froid, quelle autre est brûlée par le soleil; quel vent favorable pousse les vaisseaux en Italie (Properce)». Qu'il s'enquière des mœurs, des ressources, des alliances de tel ou tel prince, ce sont là autant de sujets très intéressants à apprendre, très utiles à savoir.
L'étude de l'histoire faite avec discernement est de première importance; supériorité de Plutarque comme historien.—Dans cette pratique des hommes, je comprends aussi, c'est même celle qui offre le plus d'importance, la fréquentation de ceux qui ne vivent plus que par les souvenirs que les livres nous en ont conservés. Par l'histoire, il entrera en communication avec ces grands hommes des meilleurs siècles. C'est là une étude vaine pour qui la tient pour telle, mais c'est aussi, pour qui le veut, une étude dont nous pouvons retirer un fruit * inestimable; c'est la seule étude, dit Platon, que les Lacédémoniens admettaient. Quel profit ne lui procurera-t-elle pas, par la lecture des vies des hommes illustres de Plutarque, maintenant que cet auteur a été mis à notre portée? Mais, pour cela, que le guide que j'ai donné à cet enfant, se souvienne du but qu'il doit poursuivre, et qu'il ne fixe pas tant l'attention de son disciple sur la date de la ruine de Carthage que sur les manières de faire d'Annibal et de Scipion; l'endroit où est mort Marcellus importe moins que ce fait que, s'il n'eût manqué à son devoir, il ne serait pas venu mourir là. Qu'il ne lui apprenne pas tant les faits qu'à les apprécier. C'est à mon sens, de toutes les branches auxquelles s'appliquent nos esprits, celle où nous en agissons dans la mesure la plus diverse. J'ai lu dans Tite-Live cent choses que d'autres n'y ont pas lues, et Plutarque y en a lu cent autres que je n'ai pas vues moi-même et peut-être d'autres que celles que l'auteur y a mises; les uns l'étudient comme ils feraient d'un grammairien; pour d'autres, c'est un philosophe qui analyse et met à jour les parties de notre nature les plus difficiles à pénétrer.—Il y a, dans Plutarque, beaucoup de passages assez étendus méritant d'être sus; sous ce rapport, je le considère comme un maître en son genre. Mais, en dehors de ces sujets qu'il a traités avec plus ou moins de détails, il y en a mille autres qu'il n'a fait qu'effleurer; il nous indique simplement du doigt où nous pouvons aller, si cela nous plaît; quelquefois il se contente d'une allusion qu'on trouve incidemment au cours de la narration palpitante d'un fait autre. Il faut les en extraire et les mettre en lumière; tel ce mot qui est de lui: «Les peuples de l'Asie eurent toujours un maître, parce qu'il est une syllabe qu'ils ne surent jamais prononcer, la syllabe «non»; mot qui, peut-être, a inspiré à La Boétie et lui a fourni l'occasion d'écrire son ouvrage sur la Servitude volontaire. Même quand il cite une parole, un acte de peu d'importance de la vie d'un homme, cela nous vaut parfois des réflexions que le sujet ne semblait pas devoir amener. Il est dommage que les gens qui possèdent une si puissante intelligence aiment tant la brièveté; sans doute, leur réputation y gagne, mais nous-mêmes y perdons. Plutarque préfère que nous louions en lui son jugement plutôt que son savoir; que nous regrettions qu'il ne se soit pas étendu davantage, plutôt que de nous fatiguer par trop de prolixité; il savait que même lorsqu'on traite des sujets bons par eux-mêmes, il peut arriver d'en trop dire. C'est justement là le reproche qu'adressait Alexandridas à quelqu'un qui disait aux Éphores d'excellentes choses, mais les disait trop longuement: «O étranger, tu dis bien ce qu'il faut, mais tu le dis autrement qu'il le faudrait.» Ceux qui ont le corps grêle, le grossissent en rembourrant les vêtements qui les couvrent; ceux traitant un sujet simple par lui-même, l'enflent souvent démesurément par leurs paroles.
La fréquentation du monde contribue beaucoup à nous former le jugement.—La fréquentation du monde est d'un effet merveilleux pour éclairer notre jugement; car nous vivons tous étreints et renfermés en nous-mêmes, notre vue ne s'étend pas au delà de la longueur de notre nez. On demandait à Socrate d'où il était; il ne dit pas d'Athènes, mais répondit: du monde. Pour lui, dont l'intelligence vaste et remplie plus qu'aucune autre, embrassait l'univers comme d'autres font de leur cité, sa société, l'objet de ses affections, c'était le genre humain; c'est à lui qu'il reportait tout ce qu'il savait; sa pensée rayonnait au loin, tandis que nous, nous ne regardons jamais qu'à nos pieds. Quand la vigne gèle dans mon village, le prêtre en conclut que la colère divine menace l'humanité entière, et il croit déjà que les Cannibales en ont la pépie; pour lui, ce petit accident atteint tout l'univers. A voir nos guerres civiles, qui ne va criant que le monde se détraque et que le jour du jugement dernier est proche? On ne réfléchit pas que plusieurs fois il s'est déjà vu pire, et que, pendant que nous nous désolons, les dix mille autres parties de l'univers ont quand même du bon temps et en jouissent; pour moi, à voir jusqu'où vont, en ce moment chez nous, la licence et l'impunité, j'admire combien ces guerres sont bénignes et peu actives. Lorsqu'il grêle sur nos têtes, tout notre hémisphère nous semble en proie à l'orage et à la tempête. Ce Savoyard ne disait-il pas: «Si ce sot de roi de France avait bien su conduire sa barque, il était homme à devenir maître d'hôtel de notre duc!» En son imagination, notre homme ne concevait rien au-dessus de son maître; à notre insu, nous sommes tous dans la même erreur, et cette erreur a de grandes et fâcheuses conséquences. Celui qui, comme dans un tableau, se représente la grande image de la nature notre mère dans la plénitude de sa majesté; qui lit sur son visage ses formes infinies, variant sans cesse; qui y voit non son infime personne, mais un royaume entier, y tenir à peine la place d'un trait tracé avec une pointe d'aiguille effilée, celui-là seul estime les choses à leur vraie grandeur.
Le monde doit être notre livre d'étude de prédilection.—Ce monde si grand, que certains étendent encore, en distinguant des espèces dans chaque genre, est le miroir où il faut nous regarder pour nous bien connaître; j'en fais, en somme, le livre de mon écolier. L'infinie diversité des mœurs, des sectes, des jugements, des opinions, des lois, des coutumes nous apprend à apprécier sainement les nôtres, nous montre les imperfections et la faiblesse naturelle de notre jugement et constitue un sérieux apprentissage. Tant d'agitations dans les états, tant de changements dans les fortunes publiques, nous conduisent à ne pas considérer comme si extraordinaires ceux dont notre pays est le théâtre; tant de noms, tant de victoires et de conquêtes ensevelis dans l'oubli, rendent ridicule l'espérance de passer à la postérité pour la prise de dix mauvais soldats et d'un poulailler connu seulement de ceux témoins de sa chute.—Le faste orgueilleux qui se déploie à l'étranger dans les cérémonies, la majesté si exagérée de tant de cours et de grands, nous rendront plus sceptiques et permettront à notre vue de soutenir l'éclat de ce qui se passe chez nous sans en être ébloui.—Tant de milliards d'hommes nous ont précédés dans la tombe, que ce nous est un grand encouragement à ne pas craindre d'aller rejoindre si bonne compagnie dans l'autre monde, et ainsi du reste.—C'est ce qui faisait dire à Pythagore que notre vie ressemble à la grande et populeuse assemblée des jeux olympiques: les uns s'exercent pour y figurer avec honneur, les autres y apportent des marchandises en vue d'une vente fructueuse; tandis qu'il en est, et ce ne sont pas ceux qui prennent le plus mauvais parti, qui ne se proposent rien * autre, que d'observer le pourquoi et le comment de chaque chose, ils se font spectateurs de la vie des autres pour en juger et régler la leur en conséquence.
C'est la philosophie qui sert à diriger notre vie, qui doit tout d'abord être enseignée à l'homme quand il est jeune.—Aux exemples pourront toujours s'adapter d'une façon rationnelle les raisonnements les plus péremptoires de la philosophie, dont toutes les actions humaines doivent toujours s'inspirer comme de leur règle. On dira à l'enfant: «ce qu'il est permis de désirer; ce à quoi sert l'argent; dans quelle large mesure on doit se dévouer à la patrie et à la famille; ce que Dieu a voulu que l'homme fût sur la terre et quel rang il lui a assigné dans la société; ce que nous sommes et dans quel dessein nous existons (Perse)»; ce que c'est que savoir et ignorer, qui doit être le but de nos études; ce que c'est que la vaillance, la tempérance, la justice; ce qu'il y a à dire sur l'ambition et l'avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté; à quels signes se reconnaît un contentement de soi-même vrai et durable; jusqu'à quel point il faut craindre la mort, la douleur et la honte: «comment nous devons éviter et supporter les peines (Virgile)»; quels mobiles nous font agir et comment satisfaire à tant d'impulsions diverses; car il me semble que les premiers raisonnements dont on doive pénétrer son esprit, sont ceux qui doivent servir de règles à ses mœurs, à son bon sens, qui lui apprendront à se connaître, à savoir bien vivre et bien mourir.
Parmi les arts libéraux, commençons par celui-ci qui nous fait libres; tous concourent, à la vérité, d'une manière quelconque à notre instruction et à la satisfaction de nos besoins, comme, du reste, toutes choses dans une certaine mesure; entre tous, il doit passer en première ligne, ayant sur notre vie l'influence la plus directe et servant à la diriger. Si nous savions restreindre les besoins de notre existence dans de justes limites, telles que la nature nous les trace, nous constaterions que la majeure partie dans chaque science en cours est sans application pour nous, et que même dans ce qui, en elles, nous importe, se trouvent des parties superflues et des points obscurs dont nous ferions mieux de ne pas nous occuper, bornant nos études, suivant ce que nous enseigne Socrate, à ce qu'elles ont d'utile: «Ose être sage et sois-le; celui qui diffère pour régler sa conduite, ressemble à ce voyageur naïf qui attend, pour passer le fleuve, que l'eau soit écoulée; pendant ce temps, le fleuve coule toujours et coulera éternellement (Horace).»
Avant d'observer le cours des astres, il doit observer ses propres penchants et s'attacher à les régler.—C'est une grande simplicité que d'apprendre à nos enfants: «quelle est l'influence attachée aux Poissons, au signe enflammé du Lion ou à celui du Capricorne qui se baigne dans la mer d'Hespérie (Properce)», la science des astres, le mouvement de la sphère céleste, avant de leur enseigner leurs propres penchants et les moyens de les régler. «Que m'importe à moi les Pleiades! Que m'importe la constellation du Bouvier (Anacréon)!»—Anaximène de Milet écrivait à Pythagore, alors que les rois de Perse faisaient des préparatifs de guerre contre son pays: «Quel goût puis-je avoir à m'amuser à étudier les secrets des étoiles, quand j'ai toujours présente devant les yeux la mort ou la servitude?» Chacun doit se dire de même: «Constamment en butte à l'ambition, à l'avarice, à la témérité, à la superstition, ayant encore en moi bien d'autres ennemis de moi-même, qu'ai-je à me préoccuper des lois qui président au mouvement des mondes?»
Il pourra ensuite se livrer aux autres sciences, les scrutant à fond, au lieu de se borner à n'en apprendre que quelques définitions vides de sens.—Après qu'on lui aura appris ce qui sert à le rendre plus raisonnable et meilleur, on l'entretiendra de ce que sont la logique, la physique, la géométrie, la rhétorique; et son jugement étant déjà formé, il viendra promptement à bout de celle de ces sciences sur laquelle aura porté son choix. Les leçons se donneront tantôt dans des entretiens, tantôt en étudiant dans des livres; tantôt son gouverneur lui mettra entre les mains les ouvrages les plus appropriés à l'étude qu'il poursuit, tantôt il lui en fera l'analyse et lui en expliquera les parties essentielles dans leurs moindres détails. Si, par lui-même, ce gouverneur n'était pas assez familiarisé avec ces livres pour, en vue du plan qu'il a conçu, y puiser tous les précieux enseignements qui s'y trouvent, on pourra lui adjoindre quelques hommes de lettres qui, chaque fois que besoin en sera, lui fourniraient les matières à distribuer et faire absorber à son nourrisson. Cet enseignement ainsi donné sera plus aisé et plus naturel que la méthode préconisée par Gaza, personne ne le contestera. Ce dernier émet trop de préceptes hérissés de difficultés et peu compréhensibles; il emploie des mots sonores et vides de sens, qu'on ne peut saisir et qui n'éveillent aucune idée dans l'esprit; dans notre mode, l'âme trouve où s'attacher * et se nourrir; le fruit que l'enfant en retirera sera, sans comparaison, beaucoup plus grand et arrivera plus tôt à maturité.
La philosophie, dégagée de l'esprit de discussion et des minuties qui la discréditent trop souvent, loin d'être sévère et triste, est d'une étude agréable.—Il est bien singulier qu'en notre siècle, nous en soyons arrivés à ce que la philosophie soit, même pour les gens intelligents, une chose vaine et fantastique, sans usage comme sans valeur, aussi bien dans l'opinion publique que de fait. Je crois que cela tient aux raisonnements captieux et embrouillés dont foisonnent ses préludes. On a grand tort de la peindre aux enfants comme inaccessible, sous un aspect renfrogné, sévère, terrible. Qui donc l'a ainsi affublée de ce masque qui, contrairement à ce qui est, lui donne cette mine pâle et hideuse? Il n'est rien de plus gai, de plus gaillard, de plus enjoué, et peu s'en faut que je ne dise de plus folâtre; elle ne prêche que fête et bon temps; une mine triste et transie est un signe manifeste que ce n'est pas là qu'elle réside.—Démétrius le grammairien, rencontrant dans le temple de Delphes plusieurs philosophes assis ensemble, leur dit: «Ou je me trompe, ou à voir vos attitudes si paisibles et si gaies, vous ne devez guère être en sérieuse conversation les uns avec les autres.» L'un d'eux, Héracléon de Mégare, lui répondit: «C'est à ceux qui cherchent si tel mot prend deux l, ou d'où dérivent tels comparatifs et tels superlatifs, que surviennent prématurément des rides, en s'entretenant de leur science favorite. Pour ce qui est des études philosophiques, loin de renfrogner et de contrister ceux qui s'y adonnent, elles ont pour effet de les égayer et de les réjouir». «Tu peux reconnaître au visage qui les reflète également, et les tourments de l'âme et ses joies intimes (Juvénal).»—L'âme en laquelle loge la philosophie, fait participer le corps à la santé dont elle jouit; son repos et son bien-être sont manifestes en dehors d'elle; elle sert de moule à son enveloppe corporelle qui, par ce fait, parée d'une gracieuse fierté, présente un maintien révélant l'activité et la gaîté, une contenance satisfaite respirant la bonté. Le signe le plus caractéristique de la sagesse, c'est une félicité continue; le sage est constamment dans la plus parfaite sérénité; on pourrait presque dire qu'il plane au-dessus des nuages; ce sont ces discussions interminables des scolastiques sur le Baroco et le Baralipton, qui rendent leurs adeptes si revêches et si ridicules; ce n'est pas la philosophie, ces gens-là ne la connaissent que par ouï dire. Comment en serait-il autrement? puisqu'elle a pour objet d'apaiser les tempêtes de l'âme, d'apprendre à nous rire de la faim et de la fièvre, non par des hypothèses n'existant que dans notre imagination, mais par des raisons naturelles et palpables. La sagesse a pour but la vertu, laquelle n'habite pas, comme on l'enseigne dans les écoles, au haut d'un mont escarpé, aux pentes abruptes et inaccessibles; ceux qui l'ont approchée l'estiment, au contraire, résidant en un vallon fertile et fleuri, d'où elle voit nettement toutes choses au-dessous d'elle; celui qui sait où la trouver, peut y arriver agréablement par des routes ombragées, gazonnées, exhalant des odeurs agréables, ne présentant que des pentes douces et faciles, telles que peut être celle qui conduit aux cieux. Faute de n'avoir pas frayé avec cette vertu suprême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse autant que courageuse, ennemie déclarée et irréconciliable de la mauvaise humeur, du déplaisir, de la crainte et de la contrainte, qui a pour guide la nature et pour compagnons le bonheur et la volupté, ceux qui ne la connaissent pas, ont été conduits, dans leur ignorance, à la supposer triste, querelleuse, chagrine, rancunière et de mauvaise mine, et, ainsi sottement travestie, à la placer, environnée de ronces, sur un roc à l'écart, à en faire un fantôme à effrayer les gens.
Mon gouverneur, qui sait qu'il a pour devoir d'inspirer à son disciple autant et même plus d'affection que de respect envers la vertu, saura lui dire que les poètes partagent à cet égard les idées communes; il lui fera toucher du doigt que les dieux ont rendu plus pénibles les approches des demeures de Venus que celles de Pallas. Et quand, atteignant l'âge de puberté, notre adolescent commencera à se sentir, le mettant en présence de Bradamante ou d'Angélique s'offrant à lui pour maîtresses: celle-là d'une beauté n'ayant rien qui ne soit naturel, active, généreuse, vigoureuse sans être hommasse; celle-ci belle aussi, mais molle, affectée, délicate, usant d'artifice pour rehausser ses charmes; la première travestie en garçon, coiffée d'un casque brillant; l'autre vêtue comme une jeune fille, avec une coiffure haute parée de perles, il jugera que son amour même témoigne de sa mâle éducation si son choix est tout l'opposé de celui de cet efféminé berger de Phrygie.
La vertu est la source de tous les plaisirs de l'homme, parce qu'elle les légitime et les modère.—Il lui fera cette leçon d'un nouveau genre: Que la récompense et la grandeur de la véritable vertu, sont dans la facilité, l'utilité et le plaisir que sa pratique nous offre; qu'elle présente si peu de difficulté que les enfants comme les hommes, les gens simples comme ceux à l'esprit subtil peuvent s'y adonner. Elle agit par la modération et non par la force. Socrate, son adepte favori, de parti pris ne cherche pas à l'imposer; il ne compte pour la faire pénétrer que sur sa simplicité naturelle et la satisfaction qu'elle procure. Elle est la source de tous les plaisirs humains; en les rendant légitimes, elle nous préserve de toute déception et les purifie; en les modérant, elle leur conserve leur attrait et nous tient en appétit; par la privation de ceux qu'elle nous interdit, elle nous fait désirer plus vivement ceux qu'elle nous conserve; elle autorise largement tous ceux qui importent à la nature et, en bonne mère, elle les admet jusqu'à la satiété, mais non jusqu'à la lassitude, car jamais la modération qui arrête le buveur avant qu'il ne soit ivre, le mangeur avant qu'il n'éprouve une indigestion, le débauché avant qu'il ne soit épuisé, n'a passé pour l'ennemie de nos plaisirs. Si la fortune, telle qu'on la comprend d'ordinaire, fait défaut à la vertu ou lui échappe, elle s'en passe et s'en crée une autre qui n'appartient qu'à elle, qui est stable et non plus ni flottante ni roulante. La vertu sait être riche, puissante, savante; elle couche aussi à l'occasion sur des lits imprégnés de parfums; elle aime la vie, la beauté, la gloire, la santé; mais sa fonction propre et qui lui est spéciale, c'est de savoir user de tous ces biens modérément; et le cas échéant, de les savoir perdre et d'y être toujours préparée; fonction bien plus noble que pénible, sans laquelle toute existence s'écoule en dehors des règles de la nature, dans l'agitation et exposée à tout ce qu'il y a de plus déraisonnable; c'est même à cela qu'on peut à bon droit rattacher les écueils, les broussailles et les pires accidents que heurte sur sa route celui auquel elle fait défaut.
L'éducation à donner à l'enfant ne doit pas se régler d'après le rang de ses parents dans la société, mais d'après ses propres facultés.—Si notre disciple se trouve être de nature si particulière, qu'à la narration d'un beau voyage, ou à un sage entretien, il préfère, après les avoir entendus, qu'on lui eût raconté quelque fable; qu'au lieu d'être entraîné par l'appel d'une fanfare guerrière qui surexcite l'ardeur juvénile de ses compagnons, il se détourne et se dirige vers telle autre qui le convie aux jeux des bateleurs; si la perspective d'aller au bal, ou au jeu de paume et d'y remporter un prix, lui est plus agréable et plus douce que de revenir du champ de bataille couvert d'une noble poussière et le front ceint des lauriers de la victoire; je ne vois d'autre remède, fût-il fils de duc, que d'en faire un pâtissier dans une de nos bonnes villes, suivant à son égard le précepte de Platon: «Qu'il faut établir les enfants, non selon les facultés de leur père, mais selon celles de leur âme.»
La philosophie est de tous les âges.—Puisque la philosophie est la science qui nous apprend à vivre, et que, comme les autres âges, l'enfance y a sa leçon, pourquoi ne la lui communiquerait-on pas? «L'argile est molle et humide, vite, hâtons-nous; et, sans perdre un instant, façonnons-la sur la roue (Perse).» On nous apprend à vivre, quand notre vie s'achève. Cent écoliers sont atteints du mal vénérien, qu'ils n'en sont pas encore arrivés à la leçon d'Aristote sur la tempérance. Cicéron disait qu'alors qu'il vivrait deux vies humaines, il ne perdrait pas son temps à étudier les poètes lyriques; les ergoteurs de nos jours, beaucoup plus ennuyeux, sont tout aussi inutiles. Notre enfant est plus pressé encore; il ne doit demeurer aux mains des pédagogues que jusqu'à sa quinzième ou seizième année; passé cet âge, il se doit à l'action. Employez donc ce temps qui est si court, à lui apprendre ce qui est nécessaire; laissez de côté ces subtilités ardues de la dialectique, qui sont sans effet favorable sur notre vie et sont abusives; bornez-vous aux préceptes les plus simples de la philosophie, sachez les choisir et les traiter comme il convient en vue du but que vous vous proposez; ils sont plus faciles à comprendre qu'un conte de Boccace; un enfant, au sortir du sein de sa nourrice, est capable d'en saisir le sens, bien mieux que d'apprendre à lire et à écrire; la philosophie a des règles pour l'homme en bas âge, comme sur son déclin.
Je pense comme Plutarque quand il dit qu'Aristote n'employa pas tant le temps de son illustre élève à lui faire composer des syllogismes ou résoudre des problèmes de géométrie, qu'à lui donner de sages principes sur la vaillance, la prouesse, la magnanimité, la tempérance et à le mettre au-dessus de toute crainte; et, ainsi nanti, il l'envoya, encore enfant, à la conquête de l'empire du monde, n'ayant pour tout moyen d'action que 30.000 fantassins, 4.000 chevaux et 42.000 écus. Les autres arts et sciences, ajoute Plutarque, Alexandre les honorait et reconnaissait ce qu'ils avaient de bon et d'agréable; mais le peu de plaisir qu'il y prenait ne permet guère de conclure qu'il fût porté à s'y adonner.
«Jeunes gens et vieillards, tirez de là des conclusions pour votre conduite; faites-vous des provisions pour les rigueurs de l'hiver (Perse).» C'est cela même que dit Epicures, au début de sa lettre à Meniceus: «Si jeune qu'il soit, que nul ne se refuse à pratiquer la philosophie, et que les plus vieux ne s'en lassent pas.» Qui en agit autrement semble dire que le temps n'est pas encore venu pour lui de vivre heureux, ou que ce temps est passé.—Pour lui donner cet enseignement, je ne veux pas qu'on emprisonne ce garçon; je ne veux pas qu'on l'abandonne aux colères et aux mélancolies d'un maître d'école furibond; je ne veux pas corrompre son esprit, en le tenant, comme on fait des autres, dans une sorte d'enfer, en l'astreignant au travail, comme un portefaix, pendant quatorze ou quinze heures par jour; je ne trouverais pas bon non plus si, porté par tempérament à la solitude et à la mélancolie, et manifestant un penchant exagéré à se livrer à l'étude des livres, on l'y encourageait; cela rend les jeunes gens impropres à prendre part aux conversations du monde et les détourne de meilleures occupations. Combien ai-je vu d'hommes de mon temps abêtis, en cherchant à acquérir plus de science qu'ils n'en étaient capables; Carnéades en devint fou, au point qu'il ne trouvait plus le temps de soigner sa barbe et sa chevelure, ni de se faire les ongles. Je ne veux pas gâter ses généreuses dispositions par le fait du manque d'éducation et des procédés barbares d'un autre. Jadis il était proverbial que la sagesse française naissait de bonne heure, mais durait peu; il faut reconnaître qu'encore maintenant rien n'est gentil comme, en France, nos petits enfants; mais d'ordinaire, ils ne réalisent pas l'espérance qu'on en a conçue; devenus hommes faits, on ne voit rien en eux de particulièrement bon; j'ai entendu dire à des gens de jugement, que c'est de les envoyer aux collèges, dont nous avons un si grand nombre, qui les abêtit de la sorte.
Toutes les circonstances, même les jeux, prêtent à l'étude de la philosophie; le dressage du corps chez l'enfant doit être mené de front avec celui de l'âme.—Pour notre jeune homme, un cabinet ou un jardin, la table comme le lit, la solitude comme la société, le matin et le soir seront tout un; pour lui, toutes les heures se ressembleront; en tous lieux, il étudiera, car la philosophie, qui sera son principal sujet d'étude, par cela même qu'elle forme le jugement et les mœurs, a ce privilège qu'elle se mêle à tout. Isocrate l'orateur étant, dans un festin, prié de parler sur son art, tout le monde trouva qu'il avait eu raison de répondre: «Ce n'est pas le moment de faire ce que je sais, et je ne sais pas faire ce qui conviendrait en ce moment»; discourir ou encore discuter sur des sujets de rhétorique, devant une compagnie assemblée pour rire et faire bonne chère, sont, en effet, deux choses qui ne vont point ensemble; et on peut en dire autant de toute autre science. Seule, la philosophie, dans la partie qui traite de l'homme, de ses devoirs et de sa fonction, peut, en raison de ce que ce sujet de conversation a d'agréable et de facile, être admise dans les festins et dans les jeux, et cela de l'avis unanime de tous les sages. Platon l'a conviée à son Banquet; nous voyons de quelle façon douce et appropriée au temps et au lieu, elle y entretient l'assistance, bien que les thèses qui s'y traitent soient d'entre celles de la plus haute portée et des plus salutaires de ce philosophe. «Elle est utile aux pauvres, elle l'est également aux riches; les jeunes gens, comme les vieillards, ne la négligent pas impunément (Horace).»
Il est probable que dans ces conditions, mon élève sera moins désœuvré que tous autres de son âge. Quand nous nous promenons dans une galerie, nous fatiguons moins que si nous cheminions suivant un itinéraire trois fois plus long; un effet analogue se produit pour nos leçons qui, données comme cela se rencontre, sans que ce soit en un lieu et à un moment qui nous soient d'obligation, se trouvent mêlées à tous nos faits et gestes et se reçoivent sans même que nous nous en apercevions; les exercices, les jeux mêmes, la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, l'équitation, l'escrime, y concourent pour une large part.—Je veux que les idées de bienséance, la façon de se conduire dans le monde, la distinction dans la tenue et les manières se prennent en même temps que l'âme se forme; ce n'est pas d'une âme, ce n'est pas d'un corps que l'on effectue le dressage, c'est d'un homme, il ne faut pas les traiter séparément; Platon le dit: il ne faut pas dresser l'âme sans le corps, mais bien les mener de front, comme une paire de chevaux attelés à un même char; et à l'entendre, il semble disposé à consacrer plus de temps et de soins aux exercices corporels, estimant que l'esprit s'en exerce d'autant et que l'inverse n'a pas lieu.
L'étude doit lui être rendue attrayante, et tout procédé violent pour l'y astreindre doit être banni.—Au demeurant, cette éducation doit se faire avec douceur et fermeté, et non comme on en agit d'ordinaire, où au lieu de faire aimer aux enfants l'étude des lettres, on leur en fait un objet de dégoût et de souffrance. Laissez de côté la violence et la force; il n'est rien, à mon avis, qui abâtardisse et étourdisse davantage une nature imbue de sentiments élevés. Si vous voulez que l'enfant redoute la honte et le châtiment, ne l'y endurcissez pas. Ce à quoi il faut l'endurcir, c'est à la fatigue, au froid, au vent, au soleil et à toutes les incommodités qui peuvent survenir et qu'il doit mépriser; amenez-le à être insensible à la mollesse, à toute délicatesse dans ses vêtements, son coucher, ses aliments, sa boisson; accoutumez-le à tout; faites-en, non un joli garçon efféminé, mais un garçon sain et vigoureux. Alors que j'étais enfant, plus tard homme fait, aujourd'hui que je suis vieux, j'ai constamment pensé et agi ainsi sur ce point: la discipline rigoureuse de la plupart de nos collèges, entre autres, m'a surtout toujours déplu; en inclinant davantage vers l'indulgence, l'erreur eût été bien moins préjudiciable. C'est dans de vraies prisons que l'on détient la jeunesse; elles la portent à la débauche, en l'en punissant, avant qu'elle en soit arrivée là. Allez-y au moment où l'école est ouverte, vous n'entendez que cris, vous ne voyez qu'enfants martyrisés et maîtres ne se contenant pas de colère. Quelle manière de rendre ces leçons attrayantes à ces âmes tendres et craintives que de les leur donner avec une mine rébarbative et le fouet en main! Quel injuste et mauvais procédé! sans compter, comme le fait très bien remarquer Quintilien, qu'une autorité qui s'exerce d'une façon aussi tyrannique, a les plus fâcheuses conséquences, en particulier par les châtiments qu'elle emploie. Combien ne conviendrait-il pas mieux que les classes fussent jonchées de fleurs et de verdure, plutôt que des débris de verge ensanglantés! je voudrais qu'elles soient tapissées d'images représentant la Joie, l'Allégresse, Flore et les Grâces, comme fit en son école le philosophe Speusippe. Là où ils travaillent, il faut aussi que les enfants prennent leurs ébats; il faut emmieller la nourriture salutaire qu'on veut leur donner et arroser de fiel ce qui leur est contraire.—Il est merveilleux de voir combien Platon se montre attentif, dans ses lois, à ménager la gaîté et les passe-temps de la jeunesse de sa Cité; combien il insiste sur ses courses, ses jeux, ses chansons, ses sauts, ses danses que, dit-il, les anciens avaient placés sous le patronage et la direction des dieux eux-mêmes: Apollon, les Muses, Minerve; c'est par milliers qu'il fait des recommandations pour ses Gymnases. Pour ce qui est des sciences ayant les lettres pour objet, il s'y attache beaucoup moins; et il ne semble recommander d'une façon particulière la poésie, qu'en raison de ses rapports avec la musique.
L'homme ne doit se singulariser en rien.—Il faut éviter, comme contraire * au bon ton et à la vie en commun, tout ce qui constitue une singularité ou est en contradiction avec nos mœurs et notre condition sociale. Qui ne s'étonnerait de la complexion de Démophon, maître d'hôtel d'Alexandre, qui transpirait à l'ombre et grelottait au soleil? J'ai vu des personnes qui fuyaient l'odeur de la pomme plus que les coups de fusil; j'en ai vu d'autres s'effrayer d'une souris, d'autres chez lesquels la vue d'une crème déterminait des vomissements, d'autres auxquels voir brasser un lit de plumes produisait le même effet; Germanicus ne pouvait supporter ni la vue, ni le chant d'un coq. Ces effets peuvent tenir parfois à quelque disposition naturelle qui nous échappe; mais, à mon avis, on en triompherait, en s'y prenant de bonne heure. En m'y appliquant, moi-même suis arrivé (non sans peine à la vérité) à ce qu'à l'exception de la bière, mon estomac s'accommode indifféremment de tout ce qui se mange et se boit.
Il doit être capable de se conformer aux usages de son milieu quels qu'ils soient, mais n'aimer à faire que ce qui est bien.—Alors que le corps est encore souple, il faut en profiter pour le plier à tout ce qui se fait, à tout ce qui est dans les habitudes. Pourvu qu'il reste toujours maître de ses désirs et de sa volonté, qu'on n'hésite pas à rendre notre jeune homme de force à tenir sa place dans n'importe quelle compagnie à l'étranger comme dans son propre pays; il faut même, si besoin en est, qu'il puisse supporter les déréglements et les excès. Qu'il soit formé suivant les usages de son époque, qu'il soit en état de faire toutes choses, mais qu'il n'aime à faire que les bonnes. Les philosophes eux-mêmes n'approuvent pas Callisthène d'avoir perdu les bonnes grâces d'Alexandre le Grand son maître, pour n'avoir pas voulu lui faire raison, le verre en main. Il rira, il folâtrera, il se débauchera avec son prince; je veux que dans la débauche il se montre plus fort et plus résistant que ses compagnons, et que s'il ne fait pas le mal, ce ne soit pas parce qu'il ne le peut ni le connaît, mais parce qu'il ne le veut pas: «La différence est grande entre ne vouloir pas et ne savoir pas faire le mal (Sénèque).»—Pour faire honneur à un seigneur avec lequel je me trouvais en bonne compagnie, et qui était aussi éloigné que qui que ce soit en France de débordements de ce genre, je lui demandai combien de fois en sa vie il s'était enivré par nécessité, pour les intérêts du roi, alors qu'il était en Allemagne. Il prit ma question comme je la lui adressais et me répondit qu'il s'y était trouvé obligé par trois fois différentes qu'il me raconta. J'en connais qui, ayant pareillement affaire avec cette nation, faute de posséder cette faculté, se sont trouvés parfois fort embarrassés.—J'ai souvent remarqué, et toujours avec admiration, la merveilleuse nature d'Alcibiade, qui lui permettait de se plier si facilement à des façons de faire si différentes, sans que sa santé en souffrît, tantôt surpassant les Perses par son luxe et le faste qu'il déployait, tantôt les Lacédémoniens par son austérité et sa frugalité, aussi rigoriste à Sparte que voluptueux en Ionie.—«Aristippe sut s'accommoder de toute condition et de toute fortune (Horace)»; c'est à cela que je voudrais en arriver avec mon disciple: «J'admirerais celui qui ne rougit pas de ses haillons ni ne s'étonne de la bonne fortune, et joue les deux rôles avec grâce (Horace).»
C'est par ses actes qu'on jugera du profit qu'un jeune homme a retiré de l'éducation qu'il a reçue.—Telles sont mes leçons. Celui qui en tire le meilleur parti, est celui qui les met en pratique, plus que celui qui se borne à les savoir; celui-là, le voir c'est l'entendre, l'entendre c'est le voir.—Platon fait dire à quelqu'un: «Grâce à Dieu, philosopher n'est ni beaucoup apprendre ni s'adonner aux arts». «C'est bien plus par leurs mœurs que par leurs écrits, que les philosophes se sont appliqués au plus grand des arts, à celui de bien vivre (Cicéron).»—Léon, prince des Phliasiens, demandait à Héraclide Ponticus à quelle science, à quel art il se livrait: «Je ne connais, répondit celui-ci, ni art, ni science; je suis philosophe.»—On reprochait à Diogène qu'ignorant comme il l'était, il se mêlât de philosophie: «C'est précisément là, répliqua-t-il, ce qui fait que je suis plus propre à m'en mêler.» Hégésias le priait de lui lire un livre: «Vous êtes plaisant, lui répondit-il; quand vous avez des figues à choisir, vous les prenez vraies et naturelles et non peintes; que ne choisissez-vous pareillement, pour discuter, des sujets bien réels tels que vous les fournit le nature, au lieu de sujets écrits?»
Ces leçons, il ne les redira pas tant qu'il ne les traduira en actions, en faisant application dans les actes de la vie; c'est ainsi qu'on verra s'il apporte de la prudence dans ce qu'il entreprend; de la bonté, de la justice, dans sa manière de vivre; s'il parle avec grâce et témoigne du jugement; s'il supporte courageusement la maladie; est modeste dans ses jeux, tempérant dans ses plaisirs; s'il a de l'ordre dans ses dépenses; s'il a des goûts faciles en ce qui touche les mets, viande ou poisson; les boissons, vin ou eau: «Si sa science lui sert, non à montrer ce qu'il sait, mais à régler ses mœurs; s'il se commande à lui-même et s'obéit (Cicéron).»—Le véritable miroir de nos pensées est le cours de notre vie. Zeuxidamus, auquel on demandait pourquoi les Lacédémoniens n'avaient pas mis par écrit leurs principes sur la vaillance et ne les donnaient pas à lire à leurs jeunes gens, répondit: «Que c'était parce qu'ils voulaient les habituer à juger par les faits et non sur les paroles.»—Comparez au bout de quinze à seize ans, ce jeune homme, élevé de la sorte, avec un de ces bredouilleurs de latin de collège qui aura mis ce même nombre d'années à tout simplement apprendre à parler. Le monde n'est que bavardage; je n'ai jamais vu quelqu'un qui ne dise plutôt plus que moins qu'il ne devrait. Et cependant, c'est à cela que se passe la moitié de notre vie; on nous tient quatre ou cinq ans à apprendre des mots et à les assembler en phrases; autant encore à apprendre à en composer un discours de longue haleine, en quatre à cinq parties; et cinq autres au moins, pour arriver à savoir les combiner d'une façon concise et plus ou moins subtile; laissons cela à ceux qui en font métier.
Me rendant un jour à Orléans, je trouvai, dans la plaine en deçà de Clery, deux professeurs de collège qui allaient à Bordeaux et marchaient à environ cinquante pas l'un de l'autre; plus en arrière, j'apercevais une troupe, et en tête, un personnage qui était feu M. le comte de la Rochefoucault. Un de mes gens s'enquit auprès du premier de ces professeurs, quel était le gentilhomme qui venait après lui. Celui-ci, qui n'avait pas vu le groupe qui le suivait, pensant que je voulais parler de son compagnon, nous fit cette plaisante réponse: «Ce n'est pas un gentilhomme, c'est un grammairien; quant à moi, je suis logicien.» Nous qui, au contraire, ne nous proposons ici de former ni un grammairien ni un logicien, mais un gentilhomme, laissons l'un et l'autre jouir pleinement de leurs loisirs; nous avons affaire ailleurs.
Ce qu'il saura bien, il arrivera toujours à l'exprimer suffisamment, la connaissance des choses importe plus que les mots pour les rendre.—Que notre disciple soit bien pourvu de connaissances, les paroles ne suivront que trop; si elles ne veulent pas suivre, il les traînera. J'en entends qui s'excusent de ne pouvoir exprimer les belles choses qu'ils prétendent avoir en tête et regrettent que leur peu d'éloquence les empêche de les mettre à jour; c'est se moquer. Savez-vous ce qu'il en est à mon avis? ils entrevoient quelques vagues conceptions qui n'ont pas pris corps, qu'ils n'arrivent pas à démêler, dont ils n'ont pas une idée nette et que, par suite, ils sont bien embarrassés d'exprimer, étant hors d'état de se comprendre eux-mêmes; voyez-les bégayant avec peine, pour arriver à accoucher; vous jugez vite que, malgré leurs efforts, l'enfantement ne se produit pas; tout au plus en sont-ils encore à la conception et ne font que lécher cet embryon encore informe. Pour moi, je tiens, et Socrate le dit formellement, que celui qui a dans l'esprit une idée claire et précise, arrivera toujours à l'exprimer, soit en un idiome quelconque, soit par gestes s'il est muet: «Ce que l'on comprend bien s'énonce clairement, et les mots, pour le dire, arrivent aisément (Horace)»; ou, comme dit un autre, d'une façon aussi poétique, quoique en prose: «Lorsque vous possédez votre sujet, les mots suivent (Sénèque)»; ou encore cet autre: «Les choses entraînent les paroles (Cicéron)».—Celui qui est maître de son idée, peut ne connaître ni ablatif, ni conjonctif, ni substantif, ni quoi que ce soit de la grammaire, être à cet égard tout aussi ignorant que son valet ou une harangère du Petit pont, n'empêche que, si vous en manifestez le désir, lui comme eux, vous en entretiendront aussi longtemps, plus même que vous ne pourrez le supporter; et les règles de langage qu'ils ignorent complètement, les déconcerteront aussi peu que le plus docte académicien de France. Il ne connaît pas la rhétorique, ne sait comment, avant d'entrer en matière, on dispose favorablement un lecteur ingénu et ne se soucie guère de le savoir. De fait, toutes ces formes oratoires perdent aisément leur effet, quand il est question d'une vérité simple et naïve; ces jolis préambules ne servent qu'à amuser le vulgaire incapable d'une nourriture plus substantielle et plus réconfortante, ainsi qu'Afer l'indique très clairement dans Tacite.—Les ambassadeurs de Samos s'étaient présentés à Cléomène, roi de Sparte, avec une longue et belle supplique, préparée à l'avance, dans le but de le solliciter de faire la guerre contre le tyran Polycrate. Après les avoir bien laissés dire, le roi leur répondit: «Pour ce qui est de l'exorde par lequel a commencé votre discours, je ne m'en souviens plus, non plus que du milieu; et pour ce qui est de la conclusion, je n'en veux rien faire.» Voilà, ce me semble, une belle réponse et des harangueurs bien penauds.—Et cet autre: Les Athéniens avaient à faire choix entre deux architectes, pour la construction d'un grand édifice: le premier, très affété dans son attitude, se présente avec un beau discours soigneusement préparé sur le travail à exécuter, et déjà le peuple se déterminait en sa faveur, quand le second prononça ces seuls mots: «Seigneurs athéniens, ce que celui-ci vient de dire, moi, je le ferai.»—Alors que l'éloquence de Cicéron était dans toute sa force, beaucoup l'admiraient; Caton, lui, ne faisait qu'en rire: «Nous avons, disait-il, un plaisant consul.»—Qu'on commence ou qu'on finisse par là, une sentence utile, un beau trait, sont toujours bien venus; s'ils ne cadrent pas bien avec ce qui précède, ni avec ce qui suit, ils intéressent par eux-mêmes.
Dans un poème, l'idée et le vers sont deux choses essentiellement distinctes.—Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'un bon rythme suffit pour faire un bon poème; qu'on fasse longue une syllabe brève si cela plaît, je ne m'y oppose pas; si les idées émises sont riantes, s'il y a de l'esprit et du jugement, je dirai: voilà un bon poète, sauf à ajouter: mais un mauvais versificateur; «ses vers sont négligés, mais il a de la verve (Horace).» Que, dans un tel ouvrage, dit Horace, on enlève ce qui relie les sujets les uns aux autres, qu'on modifie leur distribution: «Changez le rythme et la mesure, intervertissez l'ordre des mots, vous retrouvez le poète dans ses membres dispersés (Horace)», il n'en aura pas moins sa valeur réelle, la beauté des morceaux détachés qui s'en trouveront formés n'en sera pas altérée. C'est dans ce sens que répondit Ménandre que l'on tançait, parce qu'ayant promis une comédie pour un jour donné et ce jour approchant, il n'y avait pas encore mis la main: «Elle est composée et prête, il n'y a plus qu'à y ajouter les vers»; comme il avait dans l'esprit son plan et tous ses matériaux à pied d'œuvre, il n'était pas en peine du reste.—Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné du relief à notre poésie française, il n'est si petit apprenti qui n'enguirlande ses mots et ne scande ses phrases à peu près comme eux: «Dans tout cela, plus de son que de sens (Sénèque).» Pour le vulgaire, il n'y a jamais eu tant de poètes; mais s'il leur a été facile de conformer le rythme de leurs phrases à celui de ces modèles, ils n'en sont pas moins demeurés tout aussi incapables d'imiter les riches descriptions de l'un et les délicates inventions de l'autre.
Les subtilités sophistiques qui s'enseignent dans les écoles sont à mépriser, un langage simple est à rechercher.—Et maintenant, que fera notre jeune homme si on lui soumet, en insistant, quelques syllogismes subtils et captieux tels que celui-ci: «Le jambon fait boire, boire désaltère, donc le jambon désaltère»? Il s'en moquera; il y a plus d'esprit à s'en moquer qu'à y répondre. Il peut encore emprunter à Aristippe le tour spirituel qu'en pareille occurrence il donna à sa réponse: «Pourquoi le résoudrai-je, alors que non résolu, déjà il m'embarrasse?» A quelqu'un qui proposait à Cléanthe de ces finesses de la dialectique, Chrysippe dit: «Amuse-toi à ces badinages avec les enfants; et, pour de semblables niaiseries, ne détourne pas de ses pensées un homme sérieux.» Si ces sottes arguties, «sophismes entortillés et épineux (Cicéron)», ont pour but de donner créance à un mensonge, c'est dangereux; mais s'ils sont sans conséquence, si ce sont de simples plaisanteries, je ne vois pas pourquoi il s'en préoccuperait.—Il y a des gens si sots, qu'ils se détourneraient d'un quart de lieue de leur chemin, pour courir après un beau mot: «Les uns n'appliquent pas les mots aux choses auxquelles ils appartiennent et vont chercher, hors du sujet, des choses auxquelles les mots puissent s'appliquer (Quintilien)»; il en est d'autres «qui, pour placer un mot qui leur plaît, s'engagent dans un sujet qu'ils n'avaient pas l'intention de traiter (Sénèque)». J'altère bien plus volontiers les termes d'une belle sentence pour l'encastrer dans ma prose, que je ne modifie l'idée que je veux rendre pour me donner possibilité de l'y introduire. C'est, au contraire, aux phrases à servir et à s'adapter à ce que l'on veut rendre, et si le français ne s'y plie pas, qu'on y emploie le gascon. Je veux que la pensée qu'on veut exprimer prédomine et qu'elle pénètre l'imagination de celui qui écoute, au point qu'il n'ait jamais souvenir des mots par lesquels on l'a traduite.—J'aime un langage simple et naïf, écrit tel qu'on parle, qui soit substantiel, nerveux, bref, précis; je le préfère véhément et brusque, plutôt que délicat et bien peigné: «Que l'expression frappe, elle plaira (Épitaphe de Lucain)»; difficile plutôt qu'ennuyeux; sans affectation, hardi, déréglé, décousu, chaque morceau faisant corps, plutôt que de sentir le pédant, le moine, l'orateur; que ce soit le langage d'un soldat, pour me servir de l'expression par laquelle Suétone qualifie le style de Jules César, bien que je ne saisisse pas bien pourquoi il lui donne cette qualification.
J'ai volontiers imité les modes excentriques de nos jeunes gens dans le port de leurs vêtements: le manteau en écharpe, la cape sur une épaule, des bas mal étirés, par lesquels ils se donnent des airs de nonchalance artistique et de dédaigneuse fierté pour ces élégances si fort prisées à l'étranger; semblable laisser aller dans la manière de parler, me plaît plus encore. Toute affectation, surtout dans la gaîté et la liberté de paroles telle qu'elle existe en France, messied à un courtisan, rôle auquel, dans une monarchie, tout gentilhomme doit être dressé; par conséquent il est sage de ne trop faire le naïf et le méprisant.—Je n'aime pas les tissus dont la trame et les coutures sont visibles, de même qu'en un beau corps il ne faut pas qu'on puisse compter les os et les veines. «La vérité doit parler un langage simple et sans art; quiconque parle avec affectation est sûr de causer du dégoût et de l'ennui (Sénèque).» L'éloquence qui attire par trop sur elle-même l'attention, porte préjudice aux sujets qu'elle traite. De même qu'en fait de toilette, c'est une faiblesse de vouloir se faire remarquer d'une façon particulière et inusitée, de même un langage dans lequel on affecte d'employer des tournures de phrases nouvelles et des mots d'un usage peu fréquent, témoigne de prétentions puériles * telles qu'on en voit chez les pédants. Que ne puis-je faire exclusivement emploi des expressions dont on use aux halles de Paris!—Le grammairien Aristophane n'y entendait rien, quand il reprochait à Épicure la simplicité de son style, et à son discours sur l'art oratoire de se borner à prôner une clarté parfaite du langage.—Imiter quelqu'un dans sa manière de parler est chose facile, aussi les foules le peuvent-elles assez promptement; l'imiter dans son jugement, dans sa fertilité d'imagination, ne va pas si vite. La plupart des lecteurs qui ont trouvé semblable robe, pensent très à tort qu'il leur suffit de la vêtir pour s'identifier avec celui auquel elle appartient; la force et les nerfs ne s'empruntent pas; on ne peut emprunter que la parure et le manteau; la majeure partie des personnes qui me fréquentent, parlent comme je le fais dans ces Essais, mais je ne sais s'ils pensent de même.—Les Athéniens, dit Platon, parlent abondamment et avec élégance; les Lacédémoniens sont brefs; les Crétois ont l'imagination féconde plus que le langage, ce sont eux qui sont le mieux lotis.—Zénon disait que ses disciples étaient de deux sortes: les uns, qu'il nomme «philologues», désireux de s'instruire des choses elles-mêmes, c'étaient ses préférés; les autres, qu'il appelle «logophiles», uniquement occupés à parfaire leur langage.—Ce n'est pas que bien dire ne soit une belle et bonne chose, mais non au degré où on le prône, et je suis au regret de voir notre vie y être tout entière employée. Je voudrais, en premier lieu, bien savoir ma langue maternelle, puis celle de ceux de nos voisins avec lesquels nous sommes le plus en relations.
Comment Montaigne apprit le latin et le grec; causes qui empêchèrent ce mode d'instruction de porter tous ses fruits.—C'est indubitablement un bel et grand ornement que le grec et le latin, mais on l'achète trop cher. Je vais indiquer une manière de l'acquérir à meilleur marché qu'on ne le fait d'habitude; cette manière a été expérimentée sur moi-même; s'en servira qui voudra. Feu mon père, ayant cherché autant qu'il est possible le meilleur mode d'enseignement et consulté à cet égard des hommes de science et de jugement, reconnut les inconvénients de celui en usage. L'unique cause qui nous empêche de nous élever, par la connaissance approfondie de leur caractère, à la grandeur d'âme des anciens Grecs et Romains est, lui disait-on, le long temps que nous mettons à apprendre ces langues, qu'eux-mêmes acquéraient sans qu'il leur en coûtât rien. Je ne crois pas que ce soit là l'unique cause de cette différence d'eux à nous; quoi qu'il en soit, mon père s'avisa de l'expédient suivant: Alors que j'étais encore en nourrice, que je n'articulais encore aucun mot, il me confia à un Allemand qui, depuis, est devenu un médecin de renom et est mort en France; il ignorait complètement le français et possédait parfaitement la langue latine. Cet Allemand, que mon père avait fait venir exprès et auquel il donnait des gages très élevés, m'avait continuellement dans les bras; deux autres, moins savants que lui, lui étaient adjoints pour me suivre et le soulager d'autant; tous trois me parlaient uniquement latin. Pour le reste de notre maison, il fut de règle stricte que ni mon père, ni ma mère, ni valet, ni femme de chambre ne parlaient quand j'étais là, qu'en employant les quelques mots latins que chacun avait appris pour jargonner avec moi. Le résultat qui s'ensuivit fut merveilleux; mon père et ma mère acquirent de cette langue une connaissance suffisante pour la comprendre et même pour la parler au besoin, et il en advint de même des domestiques attachés à mon service personnel. En somme nous nous latinisâmes tant, qu'il s'en répandit quelque chose dans les villages d'alentour; par habitude, on en arriva à y désigner des métiers et des outils par leur appellation latine, dont quelques-unes demeurent encore. Quant à moi, j'avais plus de six ans, que je ne comprenais pas plus le français et notre patois périgourdin que l'arabe; mais, sans méthode, sans livres, sans grammaire, sans règles, sans fouet et sans larmes, j'avais appris un latin aussi pur que mon professeur le possédait lui-même, n'ayant de notions d'aucune autre langue qui me missent dans le cas de le mêler ou de l'altérer. Si, pour essayer, on voulait me donner un thème à faire, comme on les fait dans les collèges, au lieu de me le donner en français comme cela se fait pour les autres, il fallait me le donner à moi en mauvais latin; je le rendais en latin correct. Mes précepteurs particuliers m'ont souvent répété que cette langue, en mon enfance, m'était si familière, si spontanée que certaines personnes telles que Nicolas Grouchy, auteur de l'ouvrage intitulé: «Des comices chez les Romains»; Guillaume Guérente qui a commenté Aristote; Georges Buchanan, ce grand poète écossais; Marc Antoine Muret, que la France et l'Italie reconnaissent pour le meilleur orateur du temps, regardaient à s'entretenir avec moi. Buchanan, que j'ai vu depuis à la suite de feu M. le Maréchal de Brissac, m'a dit qu'occupé à écrire sur l'éducation des enfants, il citait comme exemple celle que j'avais reçue; il était alors chargé de celle de ce comte de Brissac que nous avons vu depuis si valeureux et si brave.
Quant au grec, je ne le comprends pour ainsi dire pas. Mon père essaya de me le faire apprendre méthodiquement, mais en procédant autrement qu'on ne le fait, sous forme de jeu et d'exercice; nous inscrivions nos déclinaisons sur des carrés de papier, que nous pliions et tirions au hasard, comme au jeu de loto, à la manière de ceux qui apprennent ainsi l'arithmétique et la géométrie; car entre autres choses, on lui avait conseillé de m'enseigner les sciences et le devoir, sans m'y astreindre, en m'en faisant naître le désir, et de n'employer, pour m'élever l'âme, que la douceur, sans rigueur ni contrainte, en me laissant toute liberté. Mon père apportait un tel soin à ce qui me touchait, que certains prétendant qu'éveiller le matin les enfants en sursaut, les arracher subitement et brusquement à leur sommeil qui est beaucoup plus profond que celui de l'homme fait, troublent leur cerveau encore incomplètement formé, il me faisait éveiller au son de quelque instrument de musique et eut toujours quelqu'un qui fut chargé de ce soin.
Cet exemple suffit pour juger du reste et faire ressortir l'affection et la prudence de ce père si bon, auquel on ne saurait s'en prendre s'il n'a recueilli aucun fruit d'une éducation donnée dans des conditions aussi parfaites. Deux choses en furent cause: la première, c'est qu'il travaillait un champ stérile et qui ne s'y prêtait pas; car bien que je fusse d'une bonne santé à tous égards, et aussi d'un naturel doux et facile, j'étais avec cela si lourd, si mou, si endormi, qu'on ne pouvait m'arracher à l'oisiveté, même pas pour me faire jouer. Ce que je voyais, je le voyais bien; sous cette complexion lourde, j'avais de la hardiesse dans les idées, et des opinions au-dessus de mon âge; mais j'avais l'esprit lent et qui ne travaillait que lorsqu'on l'y incitait; un certain temps m'était nécessaire pour comprendre; je me mettais rarement en frais d'imagination; enfin, par-dessus tout, je manquais de mémoire à un point incroyable. Avec un pareil sujet, il n'est pas étonnant que mon père n'ait pu arriver à rien qui vaille.—En second lieu, semblable à ceux qui, ayant un ardent désir de guérir, se laissent aller à écouter tous les conseils, cet excellent homme, ayant une peur extrême de ne pas réussir une chose qui lui tenait tant à cœur, finit par se laisser emporter par l'opinion commune qui, comme font les grues, suit toujours ceux qui vont devant; et n'ayant plus autour de lui les personnes qui lui avaient conseillé le mode d'instruction auquel il avait eu recours en premier lieu et qu'il avait rapporté d'Italie, il fit comme tout le monde, et, quand j'eus atteint l'âge de six ans environ, il m'envoya au collège de Guyenne; ce collège, alors très florissant, était le meilleur de France.—Il n'est pas possible d'ajouter aux soins que mon père prit pour moi, pendant le temps que j'y passai, me faisant donner des leçons particulières par des répétiteurs choisis, spécifiant sur tous les autres détails de ma vie dans cet établissement, un traitement particulier qui d'ordinaire ne se concède pas; mais quoi qu'il fit, c'était toujours un collège. Tout d'abord, la correction avec laquelle je m'exprimais en latin, s'en ressentit; depuis, faute de pratiquer, j'en ai perdu complètement l'usage; et le mode inusité que l'on avait employé pour me l'enseigner ne servit qu'à me faire, dès mon arrivée, enjamber les premières classes; si bien qu'à treize ans je quittai le collège, ayant terminé mon cours (suivant l'expression employée), mais aussi, pour dire vrai, n'en ayant recueilli aucun fruit qui, à présent, me soit de quelque utilité.
Comment naquit chez Montaigne le goût de la lecture.—Mon goût pour les livres naquit tout d'abord du plaisir que me causèrent les fables des Métamorphoses d'Ovide. J'avais alors sept ou huit ans; je laissais tout jeu de côté, pour le plaisir de les lire; comme il était écrit dans ma langue maternelle à moi, c'était d'entre mes livres celui dont la lecture m'était la plus facile, et, par son sujet, le plus à portée de mon jeune âge. Quant aux Lancelot du Lac, aux Amadis, aux Huons de Bordeaux, et autres ouvrages du même genre, dont s'amusent les enfants, je ne les connaissais seulement pas de nom, et maintenant encore en ignore le contenu, tant était grande mon exactitude à respecter les défenses qui m'étaient faites. Cette passion pour les Métamorphoses allait jusqu'à me faire négliger l'étude des autres leçons que j'avais à apprendre; heureusement, il se rencontra que, fort à propos, j'eus affaire à un homme de jugement, comprenant son rôle de précepteur, qui sut adroitement tirer parti de cet excès et d'autres pareils; de sorte que je dévorai d'un bout à l'autre l'Énéide de Virgile, puis Térence, puis Plaute, ensuite des comédies italiennes, toujours entraîné par ce que ces ouvrages avaient d'agréable. S'il eût été assez mal inspiré pour m'en empêcher, il est probable que je n'aurais rapporté du collège que l'horreur des livres, qui est à peu près ce que ressent, à leur égard, toute notre noblesse. Il s'y prit à merveille, ayant l'air de ne rien voir, aiguillonnant mon désir en ne me laissant me délecter dans ces lectures qu'en cachette, et, dans le reste de mes études que je faisais comme les autres, s'y prenant doucement pour me faire travailler; car la bonté, une humeur facile, étaient les qualités essentielles que mon père recherchait chez ceux auxquels il me confiait.—Du reste, la nonchalance et la paresse étaient mes seuls défauts; il n'y avait pas à craindre que je fisse le mal, mais que je ne fisse rien; personne ne présumait que je pusse devenir mauvais, mais je pouvais demeurer inutile; on prévoyait en moi de la fainéantise, mais pas de mauvais instincts. Je reconnais que c'est en effet ce qui s'est produit; j'ai les oreilles rebattues de reproches de ce genre: Il est oisif, froid dans ses rapports d'amitié et de parenté, se tient trop à l'écart et se désintéresse trop des affaires publiques.—Ceux mêmes qui me traitent le plus mal, ne disent pas: Pourquoi s'est-il approprié ceci? pourquoi n'a-t-il pas payé cela? mais: Pourquoi ne concède-t-il pas telle chose? pourquoi ne donne-t-il pas telle autre? Je serais reconnaissant qu'on ne désirât pas de moi au delà de ce que je dois, car on va jusqu'à exiger bien injustement ce que je ne dois pas; et ce, avec une rigueur bien autrement grande que celle qu'apportent ceux-là mêmes qui m'adressent ces reproches à régler leurs propres dettes. Par de telles exigences, on ôte tout mérite à ce que je fais, et on s'épargne à soi-même d'en avoir la gratitude qu'on m'en doit et qui devrait être d'autant plus grande que le bien que je fais, je le fais entièrement de mon plein gré et de ma propre initiative, n'ayant sur ce point aucune obligation vis-à-vis de qui que ce soit. Je suis d'autant plus libre de disposer de ma fortune comme bon me semble, que je n'en suis redevable à personne; j'ai également d'autant plus de liberté de disposer de moi-même, que je suis absolument indépendant. Toutefois, si j'étais porté à faire parade de ce que je fais et pour peu que je le veuille, il me serait facile de relever vertement ceux qui m'adressent ces reproches; à quelques-uns je montrerais qu'ils cèdent à l'envie et ne sont pas tant offusqués de ce que je ne fais pas assez, que de ce que j'ai possibilité de faire plus encore.
Mon âme ne laissait cependant pas d'être, à part soi, susceptible de résolutions fermes et de porter, sur les objets qu'elle connaissait, des jugements sûrs et nets, qu'elle se formait sans ingérence étrangère; elle était, entre autres, véritablement incapable, je crois, de céder à la force ou à la violence.—Parlerai-je aussi de cette faculté que j'avais, étant enfant, d'avoir une physionomie, une assurance, une souplesse de voix et de geste, qui me rendaient propre à tous les rôles que j'entreprenais, ce qui m'a permis de jouer convenablement, avant l'âge où d'ordinaire on les aborde, «à peine avais-je alors atteint ma douzième année (Virgile)», les principaux personnages des tragédies latines de Buchanan, de Guérente et de Muret, qui furent représentées, non sans succès, dans notre collège de Guyenne. En cela, comme en tout ce qui relevait de sa charge, Andréa Gouvéa, notre principal, était sans comparaison le meilleur principal de France; et pour ces représentations, j'étais son meilleur interprète. C'est là un exercice auquel je ne trouve pas à redire, pour les enfants de bonne maison; depuis, j'ai vu nos princes s'y adonner, à l'exemple de certains parmi les anciens, le faire très convenablement et y mériter des éloges; en Grèce, c'était même là un métier admis pour les gens honorables: «Il s'ouvre de son projet à l'acteur tragique Ariston, homme distingué par sa naissance et sa fortune; son art ne lui enlevait rien de sa considération, car il n'y a là rien de honteux chez les Grecs (Tite Live).»
Les jeux et les exercices publics sont utiles à la société.—J'ai toujours taxé de manque de jugement ceux qui condamnent ces distractions; et d'injustice, ceux qui refusent l'entrée de nos bonnes villes à des comédiens qui méritent ce privilège et, de la sorte, privent le peuple de ces plaisirs publics. De bons administrateurs s'appliquent à rassembler les citoyens, à les attirer à des exercices et à des jeux comme aux offices plus sérieux de dévotion; cela amène à se connaître et à avoir de meilleurs rapports; on ne saurait procurer à la foule de passe-temps préférables à ceux auxquels tout le monde peut assister et qui ont lieu sous les yeux mêmes des magistrats; bien plus, je trouverais raisonnable que, par un sentiment d'affection et de bonté tout paternel, * les municipalités et le prince, celui-ci à ses frais, l'en gratifient quelquefois, et que, dans les villes populeuses, il y eût des lieux affectés à ces spectacles et disposés à cet effet; cela pourrait parfois détourner de pires actions pour lesquelles on se cache.
Pour revenir à mon sujet, il n'y a rien de tel que de faire, par la douceur, naître chez les enfants le désir d'apprendre et entretenir en eux le goût de l'étude; autrement on n'en fait que des ânes chargés de livres; on leur impose à coups de fouet, de garder leurs pochettes pleines de science, alors que pour bien faire il ne suffit pas de loger cette science chez soi, il la faut épouser.
CHAPITRE XXVI. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXVI.)
C'est folie de juger du vrai et du faux avec notre seule raison.
L'ignorance et la simplicité se laissent facilement persuader; mais si l'on est plus instruit, on ne veut croire à rien de ce qui paraît sortir de l'ordre naturel des choses.—Ce n'est peut-être pas sans motif que la simplicité et l'ignorance nous paraissent naturellement portées à plus de facilité à croire et à se laisser persuader, car il me semble avoir appris jadis que croire est pour ainsi dire le résultat d'une sorte d'impression faite sur notre âme, qui reçoit d'autant mieux ces empreintes qu'elle est plus tendre et de moindre résistance. «Comme le poids fait nécessairement pencher la balance, ainsi l'évidence entraîne l'esprit (Cicéron)»; plus l'âme est vide et n'a rien encore qui fasse contrepoids, plus elle cède aisément sous le faix des premières impressions; voilà pourquoi les enfants, le vulgaire, les femmes, les malades sont plus sujets à être menés par les oreilles. Par contre, c'est une sotte présomption que de dédaigner et de condamner comme faux tout ce qui ne nous semble pas vraisemblable, défaut ordinaire de ceux qui s'estiment avoir plus de raison que le commun des mortels. Ce défaut, je l'avais autrefois; si je venais à entendre parler d'esprits qui reviennent, de présages, d'enchantements, de sorcelleries ou raconter quelque autre chose que je ne pouvais admettre: «Songes, visions magiques, miracles, sorcières, apparitions nocturnes et autres prodiges de Thessalie (Horace)», je prenais en pitié ce pauvre peuple dont on abusait par ces folies.
Et cependant autour de nous tout est prodige, et l'habitude seule nous empêche de tout admirer.—A présent, je trouve que j'étais moi-même tout aussi à plaindre; non que, depuis, quoi que ce soit soit venu ajouter à ce que j'ai cru autrefois, bien que je ne me sois pas fait faute de chercher à vérifier les croyances que je repoussais, mais ma raison m'a conduit à reconnaître que condamner d'une façon absolue une chose comme fausse et impossible, c'est prétendre être à même de juger des bornes et des limites que peuvent atteindre la volonté de Dieu et la puissance de la nature notre mère; et que la plus grande marque de folie qu'il puisse y avoir au monde, c'est de ramener cette volonté et cette puissance à la mesure de notre capacité et de notre raison.—Si nous appelons monstres ou miracles tout ce que nous ne pouvons expliquer, combien ne s'en présente-t-il pas continuellement à notre vue? Considérons au travers de quels nuages, par quels tâtonnements, on parvient à nous amener à la connaissance de ce que nous avons constamment sous les yeux, et nous arriverons à reconnaître que c'est plutôt l'habitude que la science qui fait que cela cesse de nous paraître étrange: «Fatigués, rassasiés du spectacle des cieux, nous ne daignons plus lever nos regards vers ces temples de lumière (Lucrèce)»; et ces mêmes choses, si elles nous étaient présentées à nouveau, nous les trouverions autant et plus incroyables qu'aucunes autres: «Si maintenant, par une apparition soudaine, ces merveilles s'offraient pour la première fois à nous, que trouverions-nous à leur comparer? nous n'aurions rien su imaginer de semblable avant de les avoir vues (Lucrèce).» Celui qui n'avait jamais vu de rivière, à la première qu'il rencontra, crut que c'était l'Océan; les choses d'entre celles que nous connaissons qui sont les plus grandes, nous les estimons les plus grandes de la nature en leur genre: «Un fleuve qui n'est pas de grande étendue, paraît immense à qui n'en a pas vu de plus grand; ainsi d'un arbre, ainsi d'un homme et de tout autre objet quand on n'a rien vu de plus grand dans la même espèce (Lucrèce)»; «familiarisés avec les choses qui, tous les jours, frappent notre vue, nous ne les admirons plus et ne songeons pas à en rechercher les causes (Cicéron).» La nouveauté d'une chose, plus que sa grandeur, nous incite à en chercher l'origine. L'infinie puissance de la nature est à juger avec plus de déférence et en tenant compte davantage de notre ignorance et de notre faiblesse.—Combien de choses peu vraisemblables sont affirmées par des gens dignes de foi; si leurs témoignages ne suffisent pas pour emporter notre conviction, réservons au moins notre jugement; car, les déclarer impossibles, c'est se faire fort d'être à même de savoir jusqu'où va la possibilité, ce qui est d'une bien téméraire présomption. Si l'on saisissait bien la différence entre une chose impossible et une chose inusitée, entre ce qui est contre l'ordre de la nature et ce qui est simplement en dehors de ce que nous admettons communément, entre ne pas croire aveuglément et ne pas douter trop facilement d'une chose, on observerait la règle du «Rien de trop», que Chilon nous recommande si fort.
S'il est des choses que l'on peut rejeter parce qu'elles ne sont pas avancées par des hommes qui peuvent faire autorité, il en est de très étonnantes qu'il faut au moins respecter, lorsqu'elles ont pour témoins des personnes dignes de notre confiance.—Quand on trouve, dans Froissart, que le comte de Foix, étant dans le Béarn, apprit la défaite à Juberoth du roi Jean de Castille le lendemain de l'événement et qu'on voit les explications qu'il en donne, on peut s'en moquer. Il peut en être de même quand on lit dans nos «Annales» que le jour même où le roi Philippe-Auguste mourut à Mantes, le pape Honorius lui fit faire des funérailles publiques et donna l'ordre d'en faire autant dans toute l'Italie; ces témoignages n'ont peut-être pas une autorité suffisante pour nous convaincre. Mais, par contre, si, entre plusieurs exemples qu'il cite chez les anciens, Plutarque dit savoir de source certaine que, du temps de Domitien, la nouvelle de la bataille perdue en Allemagne par Antonius, à plusieurs journées de Rome, y fut publiée et répandue dans le monde entier le jour même où l'action avait lieu; si César admet qu'il est souvent arrivé que la nouvelle d'un événement en a devancé le fait, nous ne dirons pas d'eux que ce sont des simples d'esprit, qui se sont laissé tromper comme le vulgaire et ne sont pas aussi clairvoyants que nous.—Peut-on exprimer une opinion avec plus de délicatesse, de netteté, de piquant que le fait Pline, quand il lui convient d'en émettre? impossible de porter des jugements mieux fondés; sur ces deux points, nous ne saurions le surpasser; et je ne parle pas ici de son savoir si étendu, dont pourtant je fais moins de cas; pourtant, il n'est pas si pauvre petit écolier qui ne le taxe d'inexactitude et ne prétende lui en remontrer sur le progrès des œuvres de la nature.
Lorsque nous lisons, dans Bouchet, les miracles opérés par les reliques de saint Hilaire, passe encore; on peut être incrédule, l'auteur n'a pas assez d'autorité pour que nous ne soyons pas admis à le contredire; mais condamner du même coup tous les faits semblables qu'on nous rapporte, me semble d'une singulière présomption.—Saint Augustin, ce grand docteur de notre Église, témoigne avoir vu à Milan un enfant aveugle recouvrer la vue par l'attouchement des reliques de saint Gervais et de saint Protais; une femme, à Carthage, guérie d'un cancer par un signe de croix qui lui est fait par une femme nouvellement baptisée; Hespérius, un de ses familiers, chasser les esprits qui hantaient sa maison, avec un peu de terre rapportée du sépulcre de Notre-Seigneur; et plus tard cette terre, transportée à l'église, avoir rendu subitement l'usage de ses membres à un paralytique; une femme, pendant une procession, ayant touché avec un bouquet la châsse de saint Étienne, et porté ce bouquet à ses yeux, avoir recouvré la vue perdue depuis longtemps déjà, et cite encore plusieurs autres miracles, auxquels il déclare avoir lui-même assisté. Que dirons-nous de lui qui les affirme et des deux saints évêques Aurélius et Maximius, dont il invoque les témoignages? Dirons-nous que ce sont des ignorants, des simples d'esprit, des gens de facile composition, ou des gens pervers et des imposteurs? Y a-t-il, dans notre siècle, quelqu'un assez impudent pour oser se comparer à lui, soit sous le rapport de la vertu et de la piété, soit sous celui du jugement et de la capacité? «Quand ils n'apporteraient aucune raison, ils me persuaderaient par leur seule autorité (Cicéron).»—C'est une audace dangereuse et qui peut avoir de sérieuses conséquences, en dehors même de ce qu'elle a de téméraire et d'absurde, que de mépriser ce que nous ne comprenons pas. Qu'après avoir posé avec votre impeccable jugement la démarcation entre le vrai et le faux il survienne, ainsi que cela est inévitable, des faits que vous ne puissiez nier, dépassant encore plus en surnaturel ceux que vous récusez déjà, vous voilà, par cela même, obligés de vous déjuger.
En matière de religion, ce n'est pas à nous à décider ce que l'on peut ou non concéder aux ennemis de la foi.—M'est avis que ce qui apporte tant de désordres dans nos consciences, en ces temps de troubles religieux que nous traversons, c'est la distinction que les catholiques établissent entre les divers articles de foi. Ils imaginent faire acte de modération et de discernement, en concédant à leurs adversaires certains points en litige; ils ne voient pas quel avantage ils leur donnent en commençant par leur céder et battre en retraite, et combien leur désistement les excite à poursuivre dans la voie où ils sont entrés. Les points sur lesquels ils cèdent, leur semblent de moindre importance; il peut se faire qu'ils en aient une très grande. Ou il faut, en tout, se soumettre à l'autorité des pouvoirs ecclésiastiques que nous reconnaissons, ou les récuser en tout; ce n'est pas à nous à déterminer ce sur quoi nous leur devons, ou non, obéissance.—Bien plus, et je puis le dire parce que je l'ai éprouvé, ayant autrefois usé de cette liberté de trier et de faire choix de certaines pratiques, à l'égard desquelles je jugeais à propos de ne pas observer les obligations que nous impose l'Église, parce que je les trouvais ou par trop inutiles, ou par trop singulières, et étant venu à m'en entretenir avec des hommes possédant à fond la science théologique, il m'a été démontré que ces pratiques reposent sur des raisons de premier ordre et très sérieuses, et que c'est uniquement par bêtise et ignorance que nous les traitons avec moins de déférence que le reste. Que ne nous souvenons-nous en combien de contradictions est tombé notre jugement! Combien de choses nous tenions hier pour articles de foi et que nous considérons aujourd'hui comme des fables! La gloire et la curiosité sont * les deux fléaux de notre âme: celle-ci nous amène à mettre notre nez partout; celle-là nous porte à ne rien laisser d'irrésolu et d'indécis.
CHAPITRE XXVII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXVII.)
De l'amitié.
Le discours de La Boétie sur la servitude volontaire a été le point de départ de l'amitié qui l'unit si étroitement à Montaigne.—Contemplant le travail d'un peintre que j'employais chez moi, il me prit envie de regarder comment il procédait. Il fit d'abord choix du plus bel endroit, au centre de chaque paroi de mur, pour y peindre un sujet avec toute l'habileté dont il était capable; puis il remplit les vides d'alentour d'arabesques, peintures toutes fantaisistes qui ne plaisent que par leur variété et leur singularité. Il en est de même ici: mon livre ne se compose que de sujets bizarres, en dehors de ce qu'on voit d'ordinaire, formés de morceaux rapportés, sans caractère défini, sans ordre, sans suite, ne s'adaptant que par hasard les uns aux autres: «C'est le corps d'une belle femme, avec une queue de poisson (Horace).» Sur le second point, j'ai donc fait comme mon peintre; mais sur l'autre partie du travail, la meilleure, je demeure court; mon talent ne peut me permettre d'oser entreprendre un tableau riche, élégant, confectionné dans toutes les règles de l'art; c'est pourquoi je me suis avisé d'en emprunter un d'Étienne de La Boétie, qui fera à mon ouvrage plus d'honneur que tout le reste.—C'est un discours qu'il a nommé «La Servitude volontaire», mais que d'autres, qui ignoraient ce titre, ont depuis, avec juste raison, baptisé à nouveau: «Le Contre un». La Boétie l'écrivit pour s'essayer, dans sa première jeunesse, en l'honneur de la liberté et contre la tyrannie. Depuis longtemps déjà ce discours circule parmi les gens sérieux, chez lesquels il est en grande réputation très justement méritée, car il est plein de noblesse et d'une argumentation aussi serrée que possible. Ce n'est pas que l'auteur n'eût pu faire mieux encore; et si, à l'âge plus avancé où j'ai lié connaissance avec lui, il eût, comme moi, conçu le dessein d'écrire ses pensées, il nous eût laissé des choses bien remarquables, qui eussent approché de bien près celles dont l'antiquité s'honore le plus; car, sous ce rapport en particulier, il était doué au point que je ne connais personne qui puisse lui être comparé. Ce discours, qu'il n'a jamais revu, je crois, depuis qu'il l'a composé, est la seule chose qui demeure de lui, encore est-ce par le fait du hasard, avec quelques mémoires sur cet édit de janvier si fameux dans l'histoire de nos guerres civiles, mémoires qui trouveront peut-être leur place ailleurs. C'est tout ce qu'en dehors du catalogue des ouvrages qu'il possédait et que j'ai publié, j'ai pu recueillir de ce qu'il a laissé, moi à qui, par une si affectueuse attention, sur le point de rendre le dernier soupir, il a légué sa bibliothèque et ses papiers; aussi je tiens particulièrement à cette pièce, d'autant qu'elle a été le point de départ de nos relations. Elle m'avait été communiquée longtemps avant que j'en aie vu l'auteur, et pour la première fois me fit connaître son nom, préparant ainsi l'amitié qui nous a unis et qui a duré autant que Dieu l'a permis, entière et complète, au point que certainement il y en a eu peu de semblables dans les temps passés et qu'il n'y en a pas trace de pareille parmi les hommes de notre époque. Tant de circonstances sont nécessaires pour que ce sentiment en arrive à ce degré, que c'est beaucoup si, en trois siècles, cela se produit seulement une fois.
L'amitié vraie est le sentiment le plus élevé de la société; il est essentiellement différent des affections qui s'y rencontrent d'une façon courante et en ont l'apparence.—La nature semble s'être tout particulièrement appliquée à implanter en nous le besoin de société, et Aristote prétend que les bons législateurs se sont encore plus préoccupés de l'amitié que de la justice. Il est de fait que l'amitié marque, dans la société, le plus haut degré de perfection. D'une façon générale, toutes les affections auxquelles nous donnons ce nom, nées de la satisfaction de nos plaisirs, des avantages que nous en retirons, ou d'associations formées en vue de nos intérêts publics ou privés, sont moins belles, moins généreuses et tiennent d'autant moins de l'amitié, qu'elles ont d'autres causes, d'autres buts, et tendent à des résultats autres que celle-ci. Ces affections qu'on classait jadis en quatre catégories, suivant qu'elles étaient dictées par la nature, la société, l'hospitalité ou le besoin des sens, ni dans leur ensemble, ni prises isolément, ne réalisent cet idéal.
Toute contrainte exclut l'amitié; c'est pourquoi les rapports entre les pères et les enfants revêtent un autre caractère. De même entre frères que divisent souvent des questions d'intérêt.—Dans les rapports des enfants avec leurs pères, c'est plutôt le respect qui domine. L'amitié a besoin d'un échange continu de pensées qui ne peut régner entre eux, en raison de la trop grande différence qui existe à tous égards; cet échange pourrait parfois choquer les devoirs réciproques que la nature leur a imposés, car toutes les pensées intimes des pères ne se peuvent communiquer aux enfants, il pourrait en résulter des familiarités déplacées; davantage, les enfants ne peuvent ni donner des avis ni reprendre leurs pères, ce qui est des premières obligations de l'amitié. Chez certaines nations, il était d'usage que les enfants tuent leurs pères; chez d'autres, c'étaient les pères qui tuaient leurs enfants, pour éviter, ainsi qu'il arrive quelquefois, qu'ils ne se fassent réciproquement obstacle; du reste, du fait même de la nature, la mort de l'un n'est-elle pas la complète émancipation de l'autre?—Il s'est trouvé des philosophes qui ont affecté de ne tenir aucun compte des liens du sang: Aristippe, par exemple, à qui l'on parlait de l'affection qu'il devait à ses enfants, issus de lui, se mit à cracher en disant que cela aussi était issu de lui; le même disait encore que, si nous engendrons nos enfants, nous engendrons aussi des poux et des vers; un autre, que Plutarque cherchait à mettre d'accord avec son frère, lui répondait: «Ce n'est pas parce qu'il est sorti du même trou que moi, que j'en fais plus grand cas.»—Je conviens que c'est un beau nom, témoignage d'une grande affection, que celui de «frère»; et c'est pour cela que La Boétie et moi en fîmes usage, l'un à l'égard de l'autre, quand nous fûmes liés; mais, dans la réalité, la communauté des intérêts, les partages de bien, la pauvreté de l'un conséquence de la richesse de l'autre, détrempent considérablement l'union fraternelle; des frères devant, pour faire leur chemin en ce monde, suivre la même voie, marcher du même pas, il est inévitable qu'ils se heurtent et se choquent souvent. Bien plus, c'est la conformité de goûts et de relations qui engendre ces véritables et parfaites amitiés, or il n'y a pas de raison pour qu'elle se rencontre ici; père et fils peuvent être de goûts absolument différents, des frères également: c'est mon fils, c'est mon parent, ce n'en est pas moins un homme peu sociable, un méchant, un sot. Dans les amitiés dues à la loi, à des obligations naturelles, notre volonté ne s'est pas exercée librement; elles ne résultent pas d'un choix de notre part; et, de tout ce qui naît de notre libre arbitre, rien n'en dépend plus exclusivement que l'affection et l'amitié. Ce n'est pas que je n'aie été à même, sous ce rapport, de juger tout ce qui peut en être, car mon père a été le meilleur des pères qui fut jamais, le plus indulgent et est demeuré tel jusque dans son extrême vieillesse; notre famille était réputée par l'excellence des rapports qui ont toujours existé entre père et fils, et la concorde entre frères y était exemplaire: «Connu moi-même pour mon affection paternelle pour mes frères (Horace).»
Entre hommes et femmes, dans le mariage comme en dehors, un autre sentiment prédomine et l'amitié ne saurait trouver place.—Notre affection pour les femmes, bien qu'issue de notre choix, ne saurait être comparée à l'amitié ni en tenir la place. Dans ses élans, je le confesse: «Car je ne suis pas inconnu à la déesse qui mêle une douce amertume aux peines de l'amour (Catulle)», elle est plus active, plus aiguë, plus âpre; mais c'est un feu téméraire et volage, ondoyant et varié; feu de fièvre qui a ses accès, qui tombe, et ne nous tient que dans une partie de nous-mêmes. La chaleur de l'amitié s'étend à tout notre être, elle est universelle mais tempérée et toujours égale; c'est une chaleur constante et paisible, souverainement douce et délicate, qui n'a rien d'âpre, rien d'excessif. L'amour, c'est par-dessus tout un désir violent de ce qui nous fuit: «Tel le chasseur poursuivant un lièvre par la chaleur et par le froid, à travers montagnes et vallées; il le désire tant qu'il fuit; l'a-t-il atteint, il le dédaigne (l'Arioste).» Quand l'amour revêt les formes de l'amitié, ce qui se produit lorsque l'accord des volontés s'est établi, il faiblit et tombe en langueur; la jouissance l'éteint parce que son but est charnel et que la satiété l'apaise. L'amitié, au contraire, s'accentue avec le désir qu'on en a; elle s'élève, se développe et s'accroît par la jouissance, parce qu'elle est d'essence spirituelle et que l'usage affine l'âme. Concurremment avec cette parfaite amitié, j'ai autrefois connu ces affections passagères, sur lesquelles je n'insisterai pas pour la raison que dépeignent trop bien les vers que je viens de citer; ces deux passions je les ai éprouvées, simultanément, à la connaissance l'une de l'autre, mais sans jamais qu'elles entrent en parallèle: la première pleine de noblesse, se maintenant toujours dans les régions élevées, dédaigneuse de l'autre qui passait presque inaperçue loin, bien loin au-dessous d'elle.
Quant au mariage, outre que c'est un marché dont l'entrée seule est libre et dépendante de notre volonté, tandis que sa durée indéfinie nous est imposée, il se conclut généralement en vue de fins tout autres et mille incidents étrangers, qui éclatent à l'improviste, s'y mêlent et suffisent pour y troubler le cours de la plus vive affection et rompre le fil auquel elle tient; tandis que lorsqu'il s'agit d'amitié, rien autre n'intervient, il n'est question que d'elle, d'elle seule. A quoi s'ajoute que les femmes ne sont vraiment pas, d'ordinaire, à même de prendre part aux discussions et échanges d'idées, pour ainsi dire nécessaires à l'entretien de ces relations d'ordre si élevé que crée l'amitié; leur âme semble manquer de la fermeté indispensable pour soutenir l'étreinte de ce sentiment dont la durée est sans limite et qui nous unit si fort. Sans cela, s'il pouvait se former avec une femme, librement et de notre plein gré, une semblable liaison dans laquelle non seulement l'âme éprouverait cette pleine jouissance mais où le corps trouverait lui aussi satisfaction, où chacun serait de la sorte engagé tout entier, corps et âme, il est certain que l'amitié y aurait au plus haut degré son plein effet; mais il n'est pas d'exemple que la femme soit capable d'en arriver là; et, * d'un commun accord, toutes les écoles philosophiques de l'antiquité ont conclu que cela ne se pouvait pas.
Les unions contre nature, admises chez les Grecs, y tendaient parfois.—Cet autre genre de débauche contre nature qui était admis chez les Grecs, mais que nos mœurs réprouvent avec juste raison, nécessitant chez ceux qui s'y livraient une certaine différence d'âge et des rôles différents, ne répondait pas davantage par cela même à l'entente parfaite et à la conformité de sentiments que réclame l'amitié: «Qu'est-ce, en effet, que cet amour dans l'amitié? d'où vient qu'il ne s'attache ni à un jeune homme laid, ni à un beau vieillard (Cicéron)?»—Ici, les philosophes de l'Académie ne me désavoueront pas, car je leur emprunte la description même qu'ils en ont faite: Ce délire, disaient-ils, inspiré par le fils de Vénus qui, de prime abord, s'empare de l'amant et fait qu'il se livre, sur la fleur de jeunesse à laquelle il s'est attaché, aux actes les plus extravagants et les plus passionnés auxquels peut entraîner une ardeur immodérée, était simplement provoqué par la beauté des formes extérieures et une fausse similitude avec l'acte de génération; ce n'était pas par son esprit que l'adolescent, objet de cette passion, pouvait l'inspirer; il n'était pas à même d'en montrer, étant encore trop jeune et en voie de développement. Si ces transports s'adressaient à un être de sentiments vulgaires, l'argent, les cadeaux, les dignités et toutes faveurs autres aussi peu recommandables et que condamnaient du reste ces philosophes, étaient les moyens mis en œuvre pour vaincre sa résistance et se l'attacher. Si le sujet était d'un caractère plus relevé, les moyens étaient eux-mêmes plus honorables; c'était alors par des enseignements philosophiques, en prônant le respect de la religion, l'obéissance aux lois, le dévouement au pays pouvant aller jusqu'au sacrifice de la vie, en lui donnant l'exemple de la vaillance, de la prudence, de la justice, par les grâces de son esprit, l'élévation de son âme compensant sa beauté physique déjà étiolée, que l'amant s'appliquait à se faire accepter de celui auquel il proposait une sorte d'association mentale, espérant que le marché en serait plus sérieux et plus durable. La liaison une fois contractée, il arrivait un moment où l'esprit s'éveillait en l'être aimé sous l'influence des qualités morales qui se révélaient chez l'amant. Ce résultat n'était pas immédiat; car si nos philosophes n'imposaient à celui-ci aucune limite de temps et lui laissaient toute latitude pour en arriver à ses fins, ils admettaient que ces mêmes conditions avaient bien davantage encore leur raison d'être chez l'objet de son affection, d'autant que découvrir chez celui avec lequel il était lié ces qualités qui lui constituaient une beauté que rien ne révélait à l'extérieur et arriver à en être captivé, était pour lui chose longue et difficile. C'était là pour ces philosophes le point capital de ces liaisons, que sous l'influence de cette beauté spirituelle qu'il constatait chez son amant, naquît en l'aimé le désir de participer à cette supériorité intellectuelle et morale, sans tenir compte chez son conjoint de la beauté du corps, chose en lui accidentelle et toute secondaire; chez l'amant, c'était tout le contraire qui se produisait, et c'est pourquoi ces philosophes donnaient la préférence au rôle de l'aimé et s'évertuaient à prouver que les dieux pensaient de même. C'est cette façon de voir qui leur faisait faire si grand reproche au poète Eschyle d'avoir, dans les amours d'Achille et de Patrocle, interverti les rôles, en donnant celui d'amant à Achille qui, imberbe et dans la première floraison de la jeunesse, était le plus beau des Grecs.—Cette mise en commun de tout leur être, au moral comme au physique, complètement réalisée, l'affection qui en naissait et en était l'élément essentiel et avouable produisait, disaient-ils, par son action et la prédominance qu'elle acquérait, des résultats des plus profitables pour les intéressés et pour le bien public; elle concourait au premier chef à la force du pays où cela était admis, exerçant parfois une influence décisive dans la défense de la justice et de la liberté, témoin les amours d'Harmodius et d'Aristogiton, qui servirent si bien cette cause. Aussi vont-ils jusqu'à la qualifier de sacrée et de divine et estiment-ils qu'elle n'a eu contre elle que la violence des tyrans et la lâcheté des peuples.—Tout ce qu'on peut alléguer pour excuser de la part de l'Académie un plaidoyer semblable, c'est que c'était là un amour qui finissait par devenir de l'amitié, ce qui est assez en rapport avec la définition que les Stoïciens donnent de l'amour lui-même: «L'amour est l'envie d'obtenir l'amitié d'une personne qui nous attire par sa beauté (Cicéron).»
Caractère essentiel de l'amitié parfaite; elle ne se raisonne pas et deux âmes unies par ce sentiment n'en forment qu'une.—J'en reviens à ma thèse qui a trait à une amitié plus dans la nature et plus estimable: «L'amitié a son plein rayonnement dans la maturité de l'âge et de l'esprit (Cicéron).» En somme, ce que nous appelons d'ordinaire amis et amitiés, ne sont que des liaisons familières, amenées par l'occasion ou l'intérêt, et par lesquelles nos âmes entrent en communication et s'y maintiennent. Dans l'amitié qui régnait entre La Boétie et moi, elles se mêlaient et se confondaient en une seule, tellement unies sous tous rapports qu'on ne les distinguait plus l'une de l'autre; la ligne de démarcation n'existait plus. Si on me pressait, me demandant pourquoi j'avais pour lui une si profonde amitié, je sens que je serais hors d'état de le dire, je ne pourrais que répondre: «Il en était ainsi, parce que c'était lui et parce que c'était moi.» Plus que les raisons que j'en pourrais donner, d'une façon générale et dans ce cas particulier, il intervient dans les liaisons de cette nature une force inexplicable et fatale que je ne saurais définir. Nous nous recherchions avant de nous être vus, en raison de ce que nous entendions dire l'un de l'autre, qui faisait naître en nous une affection hors de proportion avec ce qui avait amené nos rapports; je crois vraiment que c'était là le fait de quelque décret de la Providence. Sans nous connaître, nos noms nous étaient déjà chers; et dès la première fois que nous nous rencontrâmes, ce qui eut lieu à Bordeaux, par hasard, dans une grande fête publique et en nombreuse compagnie, nous nous trouvâmes si attirés l'un vers l'autre, si connus l'un de l'autre, si liés l'un à l'autre que, dès lors, rien ne nous fut si proche que nous le fûmes l'un pour l'autre. La Boétie a écrit en latin une satire qui a été publiée, dans laquelle il justifie et explique comment notre amitié si soudaine en est arrivée si promptement à ce degré de perfection. Elle devait durer si peu, s'était formée si tard (nous étions tous deux des hommes faits, et il avait quelques années de plus que moi), qu'il n'y avait pas de temps à perdre et qu'elle n'avait pas à prendre modèle sur ces amitiés banales, contractées dans les conditions ordinaires que, par précaution, on fait précéder de fréquentations plus ou moins longues. Dans notre cas, rien de semblable; il est unique en son genre; ce n'est pas en raison d'un fait d'ordre particulier, de deux, de trois, de quatre ou de mille; nous y avons été entraînés par je ne sais quelle attraction résultant d'un ensemble qui, s'emparant de nos volontés, les a amenées par un élan simultané et irrésistible à se perdre l'une dans l'autre et à se confondre en une seule; je dis se perdre, parce qu'en vérité cette association de nos âmes s'effectua sans réserve aucune; nous n'avions plus rien qui nous appartînt en propre, rien qui fût soit à lui, soit à moi.
Quand, après la condamnation de Tibérius Gracchus, Lélius, en présence des consuls romains qui intentaient des poursuites contre tous ceux qui avaient suivi son parti, en vint à demander à Caius Blosius, qui était son plus intime ami, à quel point il eût accédé à ce que Gracchus lui eût demandé, Blosius lui répondit: «A tout.»—«Comment à tout? reprit Lélius; et pourtant, s'il t'avait commandé de mettre le feu à nos temples?»—«Jamais, il ne l'eût commandé.»—«Mais s'il l'eût fait?»—«J'aurais obéi.»—Ami de Gracchus dans toute la force du terme, comme nous le dépeint l'histoire, il n'avait pas crainte d'offenser les consuls par cette déclaration si pleine de hardiesse et ne devait pas donner à penser qu'il n'était pas absolument sûr de la volonté de son ami. Ceux qui tiennent cette réponse pour séditieuse, ne comprennent pas la puissance qu'il exerçait sur cette volonté, la connaissance qu'il en avait, sa certitude de ce qu'elle pouvait être. Un tel mystère, ils n'arrivent pas à le saisir; Gracchus et lui étaient amis, plus qu'ils n'étaient citoyens, plus qu'ils n'étaient amis ou ennemis de leur pays; leur ambition, leurs projets séditieux ne venaient qu'après leur amitié; s'étant entièrement donnés l'un à l'autre, leurs deux volontés marchaient d'un parfait accord; supposez-les dirigées par la vertu et la raison, et il ne saurait en être autrement, sans cela cet accord ne se maintiendrait pas, et vous reconnaîtrez que la réponse de Blosius a été telle qu'elle devait être. Si leurs actions avaient différé, ils n'eussent pas été amis l'un de l'autre comme je le comprends, ni amis d'eux-mêmes. Au surplus, cette réponse ne signifie pas plus que si, à quelqu'un qui me poserait cette question: «S'il vous venait la volonté de tuer votre fille, le feriez-vous?» je venais à répondre affirmativement. Cela ne donnerait pas à croire que pareil dessein est dans mes intentions; parce que je ne suppose pas un seul instant que je ne sois pas maître de ma volonté, pas plus que je n'ai en doute celle d'un ami tel que La Boétie. Tous les raisonnements du monde ne m'ôteront pas la certitude que j'ai de ses intentions et de sa manière de penser; aucune de ses actions ne saurait m'être présentée, de quelque façon que ce soit, sans qu'immédiatement je n'en saisisse le mobile. Nos âmes ont cheminé si complètement unies, elles étaient éprises l'une pour l'autre d'une si ardente affection, de cette affection qui pénètre et lit jusqu'au plus profond de nous-mêmes, que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais que j'aurais eu certainement, dans les questions m'intéressant personnellement, plus confiance en lui qu'en moi-même.
Dans les amitiés communes, il faut user de prudence et de circonspection.—Qu'on n'aille pas mettre sur ce même rang les amitiés qui se forment communément; je les connais autant que qui que ce soit, j'en connais même des plus parfaites en leur genre. Mais ce serait se tromper que de confondre les règles de conduite applicables en l'un et l'autre cas. Dans ces amitiés autres, il faut toujours avoir la bride en main et marcher avec prudence et précaution; le nœud d'assemblage n'est pas d'une solidité telle qu'on ne doive s'en défier. «Aimez-le, disait Chilon, comme si vous deviez un jour le haïr; haïssez-le, comme si vous deviez un jour en arriver à l'aimer.» Ce principe si abominable dans le cas d'une amitié exclusive et nous possédant tout entier, est salutaire quand il s'agit de ces amitiés qui se contractent dans le courant habituel de la vie et auxquelles s'applique ce mot qui était familier à Aristote: «O mes amis! un ami est une chose qui n'existe pas!»
Entre amis véritables, tout est commun; et si l'un est assez heureux, pour pouvoir donner à son ami, c'est celui qui donne qui est l'obligé.—Entre amis, unis par ce noble sentiment, les services et les bienfaits, éléments essentiels qui entretiennent les amitiés autres, n'entrent même pas en ligne de compte; et cela, parce que leurs volontés intimement confondues sont une. De même, en effet, que l'affection que je me porte ne s'accroît pas d'un service qu'au besoin je me rends, bien que les Stoïciens prétendent le contraire; de même que je ne me sais aucun gré de ce service rendu à moi-même par moi-même; de même aussi l'union de tels amis atteint une si réelle perfection, qu'elle leur fait perdre le sentiment qu'ils puissent, en pareil cas, se devoir quelque chose, et les amène à haïr et repousser tous ces mots de bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciements et autres semblables qui tendent à marquer une division ou une différence entre eux. Et de fait, tout leur étant commun: volonté, pensée, manière de voir, biens, femmes, enfants, honneur et jusqu'à la vie, ce qu'ils recherchent étant de n'être qu'une âme en deux corps, suivant l'expression très juste d'Aristote, ils ne peuvent ni rien se prêter, ni rien se donner. Voilà pourquoi les législateurs, dans le but d'honorer le mariage par un vague air de ressemblance avec cette liaison d'essence divine, interdisent les donations entre mari et femme, voulant par là qu'on soit amené à comprendre que tout ce qui est à chacun doit être aux deux; qu'ils n'ont rien leur appartenant qui se puisse diviser, ni attribuer en propre à l'un plutôt qu'à l'autre.
Si, dans cette amitié dont je parle, l'un pouvait donner à l'autre, ce serait le bienfaiteur qui serait l'obligé; tous deux plaçant au-dessus de tout le bonheur d'obliger l'autre, celui qui en procure sujet et occasion à son ami est celui qui se montre le plus généreux, par cela qu'il lui donne la satisfaction de faire ce qui lui tient le plus au cœur.—Quand Diogène le philosophe avait besoin d'argent, il disait qu'il allait en réclamer à ses amis, et non pas qu'il allait leur en demander.—Pour traduire par un fait cet état d'âme, je vais en tirer un singulier exemple, tiré des anciens: Le corinthien Eudamidas avait deux amis, Charixène de Sicyone et Aréthée de Corinthe; il était pauvre, ses amis étaient riches. Près de mourir, il rédigea ainsi son testament: «Je lègue à Aréthée de recueillir ma mère et de l'entretenir sa vieillesse durant, à Charixène de marier ma fille et de lui constituer une dot aussi élevée qu'il le pourra; dans le cas où l'un des deux viendrait à manquer, j'attribue sa part à celui qui survivra.» Les premiers qui virent ce testament, s'en moquèrent; mais les héritiers, prévenus, l'acceptèrent avec une satisfaction qui étonna. L'un d'eux, Charixène, étant mort cinq jours après, Aréthée, substitué à lui dans la part qui lui était échue, pourvut soigneusement à l'entretien de la mère; son patrimoine s'élevait à cinq talents: il en donna deux et demi à sa propre fille qui était fille unique, et deux et demi en dot à la fille d'Eudamidas, et les maria toutes deux le même jour.
Aussi, dans l'amitié véritable, les deux amis ne s'appartenant plus, ce sentiment est exclusif et ils ne sauraient l'étendre à une tierce personne.—Cet exemple est on ne peut mieux approprié; si une objection peut être faite, c'est le nombre des amis, parce qu'un sentiment, arrivé au degré de perfection que j'indique, ne se peut diviser. Chacun se donne si entièrement à son ami, qu'il ne reste rien en lui dont il puisse disposer pour d'autres; au contraire, il est au regret de n'être pas double, triple, quadruple de lui-même, de n'avoir pas plusieurs âmes et plusieurs volontés, pour les mettre pareillement à son entière disposition. Les amitiés ordinaires se peuvent partager; on peut aimer chez celui-ci sa beauté, chez cet autre son heureux caractère; chez l'un sa libéralité, chez un autre la manière dont il s'acquitte de ses devoirs de père, chez celui-là son affection fraternelle, etc.; mais cette amitié qui emplit notre âme et y règne en maître, il est impossible qu'elle se subdivise. Si nous avons deux amis, que tous deux réclament immédiatement notre secours, auquel courir? S'ils nous demandent des services allant à l'encontre l'un de l'autre, lequel primera l'autre? Si l'un nous recommande de garder le silence sur quelque chose qu'il importe à l'autre de connaître, quel parti prendre? Avec un ami unique, qui occupe dans notre vie une place prépondérante, vous êtes délié de toutes autres obligations; le secret que j'ai juré de ne communiquer à * nul autre, je puis sans parjure le communiquer à qui n'est pas un autre, qui est moi-même. C'est déjà un assez grand miracle de se doubler ainsi; ceux qui parlent de se tripler, n'en connaissent pas la grandeur. Rien de ce qui a son pareil, n'est extrême; celui qui suppose qu'ayant deux amis, j'aime autant l'un que l'autre, qu'ils s'aiment entre eux et m'aiment autant que je les aime, ne croit à rien moins qu'à la possibilité de multiplier, pour en constituer des confréries, cette chose une et unie dont il est déjà si rare de trouver des exemples en ce monde. L'histoire d'Eudamidas confirme bien ce que j'en dis: il emploie ses amis suivant le besoin qu'il en a, et en cela il leur octroie une faveur qui témoigne de ses bonnes grâces à leur égard; il leur lègue généreusement les moyens de lui faire du bien, et l'affection qu'il leur témoigne ainsi est bien plus grande encore que celle dont fit preuve Aréthée.—En somme, ce sont là des sensations incompréhensibles pour qui ne les a pas ressenties et qui font que j'estime si fort cette réponse de ce jeune soldat à Cyrus, lui demandant quel prix il voudrait d'un cheval avec lequel il venait de gagner une course et s'il consentirait à l'échanger pour un royaume: «Assurément non, Sire! pourtant je le laisserais volontiers, si cela pouvait me procurer l'amitié d'un homme que je reconnaîtrais digne d'être mon ami.» Cette forme dubitative est bien celle qui convient; car si on trouve aisément des hommes qui se prêtent facilement à des relations superficielles, il n'en est pas de même quand l'intimité que l'on recherche doit être sans réserve et nous pénétrer au plus profond de nous-mêmes; il faut alors que tout ce qui s'y rattache soit clair et nous offre une sécurité absolue.
Dans les autres relations que l'on peut avoir, peu importent d'ordinaire le caractère, la religion, les mœurs des personnes avec lesquelles on est en rapport; il n'en est pas de même en amitié.—Aux associations qui ne se tiennent que par un point, il suffit de pourvoir à ce qui est susceptible de compromettre particulièrement la solidité de ce point. Que m'importe la religion à laquelle appartiennent mon médecin et mon avocat? cela n'a rien de commun avec les services que j'attends d'eux. J'en use de même dans mes rapports avec mon personnel domestique: s'agit-il d'un laquais, je ne m'enquiers pas de sa chasteté, je m'informe surtout s'il est diligent; s'il me faut un muletier, je ne redoute pas tant de tomber sur un joueur que sur un imbécile; que mon cuisinier jure, peu m'importe, pourvu qu'il sache son métier. Du reste, je ne me mêle pas d'enseigner au monde ce qu'il faut faire, assez d'autres s'en chargent; j'expose simplement ce que je fais: «C'est ainsi que j'en use; quant à vous, faites comme vous l'entendrez (Térence).»
A table, pour m'égayer, je convie plus volontiers quelqu'un qui fait et dit des plaisanteries, que quelqu'un qui se distingue par son discernement; au lit, je recherche la beauté plus que la bonté; chez ceux avec lesquels je cause de choses sérieuses, je préfère qu'ils possèdent leur sujet, lors même que la noblesse de sentiments ferait défaut, et ainsi du reste. A l'exemple de celui qui, rencontré à califourchon sur un bâton jouant avec ses enfants, priait l'homme, qui l'avait ainsi surpris de n'en rien dire avant que lui-même fût père, dans la pensée que les sentiments que cette qualité ferait naître en lui le rendraient plus apte à apprécier comme il convenait semblable enfantillage, je voudrais ne m'adresser ici qu'à des gens ayant ce dont je parle; mais n'ignorant pas qu'une telle amitié est bien loin d'être d'usage commun, sachant combien elle est rare, je ne m'attends pas à rencontrer quelqu'un qui soit bon juge. Les ouvrages que l'antiquité elle-même nous a laissés sur ce sujet, me semblent bien pâles, comparés au sentiment que j'en éprouve et dont les effets outrepassent même les préceptes des philosophes: «Tant que j'aurai ma raison, je ne trouverai rien de comparable à un tendre ami (Horace).»
Regrets profonds qu'a laissés à Montaigne jusqu'à la fin de ses jours la perte de son ami.—Dans les temps anciens, Ménandre disait que celui-là pouvait s'estimer heureux, auquel avait seulement été donné de rencontrer l'ombre d'un ami; et il était dans le vrai, même s'il avait goûté ce bonheur. Si, en effet, je compare le reste de ma vie qui, grâce à Dieu, m'a été douce, facile, exempte d'afflictions trop pénibles si j'en excepte la perte de mon ami, pleine de tranquillité d'esprit, m'étant contenté des avantages que je devais à la nature et à ma naissance sans en rechercher d'autres; si je compare, dis-je, ma vie entière aux quatre années durant lesquelles il m'a été donné de jouir de la compagnie si douce de La Boétie et de sa société, elle n'est que fumée; c'est une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour où je l'ai perdu, «Jour malheureux, mais que j'honorerai toujours, puisque telle a été la volonté des dieux (Virgile)», je ne fais que me traîner languissant; les plaisirs mêmes qui s'offrent à moi, au lieu de me consoler, redoublent le regret que j'ai de sa perte, car nous étions de moitié en tout, et il semble aujourd'hui que je lui dérobe sa part: «Aussi, ai-je décidé de ne plus participer à aucun plaisir, maintenant que je n'ai plus celui avec lequel je partageais tout (Térence).»
J'étais déjà si fait, si accoutumé à nous trouver deux partout, qu'il me semble n'être plus qu'à demi: «Puisqu'une mort prématurée m'a ravi cette meilleure partie de mon âme, qu'ai-je à faire de l'autre? Un même jour a causé notre perte commune (Horace).» Je ne fais rien, je n'ai pas une seule pensée, que je ne trouve qu'il m'y fait défaut, comme certainement il eût, en pareil cas, trouvé lui-même que je lui eusse manqué; car, s'il me surpassait à l'infini en mérites de tous genres et en vertu, il me distançait de même, quand il était question des devoirs de l'amitié: «Pourquoi avoir honte? Pourquoi cesser de pleurer une tête si chère (Horace)»?—«O mon frère, que je suis malheureux de t'avoir perdu! Avec toi, ont péri d'un coup toutes nos joies et ce charme que ta douce amitié répandait sur ma vie. En mourant, frère, tu as brisé tout mon bonheur; mon âme est descendue au tombeau avec la tienne. Depuis que tu n'es plus, j'ai dit adieu à l'étude et à toutes les choses de l'intelligence (Catulle).»—«Ne pourrai-je donc plus ni te parler, ni t'entendre? Jamais je ne te verrai donc plus, ô frère, qui m'étais plus cher que la vie! Ah! du moins je t'aimerai toujours (Catulle)!»
Mais écoutons parler ce garçon de seize ans.
Pourquoi Montaigne substitue au «Discours sur la servitude volontaire» de La Boétie qu'il avait dessein de transcrire ici, la pièce de vers du même auteur qu'il donne dans le chapitre suivant.—J'avais projeté de placer ici son «Discours sur la servitude volontaire»; mais depuis, cet écrit a déjà vu le jour. Ceux qui l'ont publié, gens qui cherchent à troubler notre état politique actuel et à le modifier sans se demander s'ils l'amélioreront, l'ont fait dans une mauvaise intention, l'intercalant parmi d'autres émanant d'eux et conçus dans un mauvais esprit; cela m'a amené à revenir sur mon intention première. Ne voulant pas toutefois laisser peser sur la mémoire de l'auteur une fâcheuse appréciation de la part de ceux qui n'ont pu juger de près ses opinions et ses actes, je les avertis que ce discours, qui a été composé par lui dans son enfance et simplement à titre d'exercice, porte sur un sujet fréquemment traité et que l'on retrouve répété en mille endroits dans les livres. Je ne mets pas en doute que La Boétie pensait ce qu'il écrivait, car il était trop consciencieux pour mentir, même en se jouant; et je sais pertinemment qu'il eût préféré, ce que je comprends, être né à Venise qu'à Sarlat; mais obéir et se soumettre très scrupuleusement aux lois sous lesquelles il vivait, était un autre principe qui, chez lui, primait tout. Il n'y eut jamais meilleur citoyen; personne n'a été plus désireux de la tranquillité de son pays, ni plus ennemi des troubles et des idées nouvelles qui se produisirent en son temps; il se fût bien plutôt appliqué de tout son pouvoir à les éteindre, qu'à fournir des aliments à leur extension; son esprit était taillé sur le modèle de siècles autres que le nôtre.—En place de cet ouvrage sérieux, je vais en donner un autre de tout autre caractère, plus libre et plus enjoué, que l'on trouvera dans le chapitre suivant; il a été fait à la même époque de sa vie.
CHAPITRE XXVIII. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXVIII.)
Vingt-neuf sonnets d'Étienne de La Boétie.
A Madame de Grammont, comtesse de Guiche.
Madame, dans ce que je vous offre ici, rien n'est de moi; parce que tout ce qui est de moi est déjà vôtre; ou s'il ne l'est pas, n'est pas digne de vous; mais j'ai tenu à ce que votre nom figure en tête de ces vers, pour qu'en quelque lieu qu'ils soient lus, ils aient l'honneur de l'être sous le patronage de la grande Corisande d'Andoins. Cet hommage vous est dû, parce qu'il est en France peu de dames qui soient meilleurs juges de la poésie et sachent en user mieux que vous, et parce qu'il n'en est pas qui soient plus capables de lui communiquer cette vivacité, cette animation qu'elle doit à la beauté et à la richesse de sentiments et d'expressions dont, entre mille et mille autres qualités, la nature vous a dotée.—Ces vers, Madame, méritent que vous leur fassiez bon accueil, car vous reconnaîtrez, avec moi, qu'il n'en est pas éclos en Gascogne qui se distinguent par plus d'imagination et de grâce et témoignent une plus grande fécondité d'esprit. Surtout, ne soyez pas jalouse de ce que, depuis longtemps déjà, certaines autres pièces de vers du même auteur ont été publiées, dédiées à votre bon parent M. de Foix. Ceux-ci ont je ne sais quoi de plus vif, de plus chaleureux, qui tient à ce que l'auteur les a faits aux plus beaux jours de sa jeunesse, sous l'influence d'une belle et noble ardeur dont un jour, Madame, je vous confierai le secret. Les autres sont postérieurs; il songeait alors au mariage; ils sont en l'honneur de sa femme et se ressentent déjà quelque peu de la froideur si commune entre époux; et je suis de ceux qui estiment que c'est, quand elle a trait à des sujets folâtres et tant soit peu en dehors des règles ordinaires de la vie, que la poésie a tout son charme.
SONNETS
I
Pardon, amour! Pardon! Je te voue, ô Seigneur, le reste de mes ans, ma voix, mes écrits, mes sanglots, mes soupirs, mes larmes et mes cris; je ne veux rien de personne et tout tenir de toi. Hélas! comme de moi la fortune se joue! Il n'y a pas longtemps, Amour, je me riais de toi; j'ai eu tort, je le vois; je me rends, je suis pris, j'ai trop défendu mon cœur et en suis aux regrets. Si, pour le garder, j'ai retardé ta victoire, ne l'en maltraite pas; ta gloire en est plus grande que si, du premier coup, tu m'avais abattu. Pense qu'un vainqueur généreux, né pour être grand, une fois l'ennemi vaincu, dès qu'il se rend, le doit estimer et l'aimer d'autant mieux qu'il a plus combattu.
II
C'est Amour, Amour, c'est lui seul, je le sens! mais l'amour le plus vif, le plus violent poison que jamais pauvre cœur ait reçu en son sein. Ce n'est pas seulement un de ses traits puissants que le cruel m'a lancé; arc, flèches, carquois et lui-même ont pénétré en moi. Il n'y a pas encore un mois que mon indépendance est morte, que dans mes veines ce venin circule et déjà j'ai perdu mon esprit et mon cœur. Si tu vas croissant sans cesse, Amour, quel immense tourment en moi va se produire! Néanmoins, croîs si tu le peux encore; mais en croissant, adoucis tes rigueurs. Tu te nourris de pleurs; des pleurs, je t'en promets; et pour te rafraîchir, des soupirs à jamais; mais qu'au moins les souffrances que par toi j'endure, n'excèdent pas le mal si grand qu'en naissant tu me fis.
III
C'en est fait, mon cœur; à la liberté il nous faut renoncer; à quoi servirait désormais de prolonger la défense, si ce n'est à accroître et la peine et l'offense; j'ai cessé d'être fort comme je l'ai été. Pendant un temps, de mon côté fut la raison, et la voilà en révolte; elle veut que je me livre et que, pour récompense, j'accepte ce joug que personne encore n'a subi. S'il faut se rendre, le moment est venu, alors qu'avec soi la raison n'est plus. Je vois qu'Amour, sans que je l'aie desservi, sans droit, se vient saisir de moi; je vois encore qu'à ce grand roi, même quand il a tort, il faut que cède la raison.
IV
Les chaleurs étaient passées, on était en l'automne aux tons gris; des raisins aux grappes succulentes foulés dans les cuves, le jus allait coulant, quand mes douleurs ont commencé; aujourd'hui, le paysan bat ses gerbes amassées, roule dans ses caveaux ses muids bouillonnants, des produits de la saison emplit ses fruitiers et pour lors se venge de ses peines passées. Serait-ce là un présage que mon espoir est déjà moissonné? Non certes, non. Et si je m'entends à deviner, si l'avenir se peut pronostiquer, je tiens pour certain de recueillir quelque grand fruit de ma longue espérance.
V
J'ai vu ses yeux brillants, j'ai vu son clair visage; mais nul, sans dommage, n'a jamais contemplé les dieux; et son œil victorieux m'a glacé, mon cœur s'est arrêté, instantanément de sa vive lumière j'ai été étourdi. Semblable à qui la nuit, aux champs, est par un orage surpris; étonné si la foudre le frôle avec fracas et vient à l'éblouir, il pâlit, tremble, et dans son effroi lui apparaît Jupiter en courroux. O ma Dame, dis-moi, dis-moi: n'est-il pas vrai que tes yeux d'émeraude sont de ceux où, dit-on, Amour se tient caché; ces yeux, tu les avais la fois où je t'ai vue. Du moins il me souvient qu'il m'apparut ainsi quand, tout à coup, le premier je te vis et qu'Amour, me décochant sa flèche, se révéla à moi.
VI
Combien disent de moi: Pourquoi se plaint-il tant de perdre ses meilleurs ans en chose si légère? Qu'a-t-il tant à crier, si encore il espère; et s'il n'espère rien, qu'a-t-il à n'être pas content? Quand j'étais libre et sain, j'en disais tout autant; mais certes, celui-là n'a pas toute sa raison et son cœur est gâté par quelque rigueur sévère, qui se plaint de ma plainte et mon mal ne comprend. Amour, à l'improviste, de cent douleurs m'accable, et on voudrait que je ne crie pas! Je ne suis pas si fou, qu'à force de parler mon
mal j'agrandisse. Si on le peut, qu'on m'en exempte, et dès lors je cesse mes sonnets et cesse de chanter. Qu'il me guérisse, celui qui m'interdit le deuil!
VII
Si à chanter tes louanges parfois je me risque, je n'ose dans mes vers ton grand nom exprimer; sondant le moins profond de cette vaste mer, je tremble de m'y perdre et aux rives m'assure. En te louant mal, je crains de te faire injure tandis que, d'autre part, la foule qu'intriguent ces éloges répétés, brûlant de te connaître, essaie de deviner et va à l'aventure s'enquérant de ton nom vénéré; mais ébloui, si visible qu'il soit il ne le voit pas. Ce public grossier ne te découvre pas; il en a le moyen cependant, mais ne s'en avise pas: que ne compare-t-il du monde toutes les perfections, et, entre toutes, que ne distingue-t-il la plus parfaite; si alors il peut encore parler, qu'il crie hardiment: La voilà!
VIII
Quand viendra-t-il ce jour où, par mes vers, la France s'emplira de ton nom? Combien mon cœur le souhaite, combien mes doigts brûlent de le tracer! de lui-même souvent, il prend place. Malgré moi je l'écris, malgré moi je l'efface. Que la justice, la foi, le droit reviennent en ce monde, partout il rayonnera; mais en ce temps présent, il nous le faut cacher, quelle honte en ces mauvais jours! Jusque-là, ô ma Dame, tu seras ma Dordogne. Mais, de cette époque, aie pitié et laisse-moi, laisse-moi le lui révéler; si un jour je l'écris, si notre temps le connaît, si jamais cela est, par moi, je le promets, en lettres d'or il le verra gravé.
IX
Que parmi tes diverses beautés, ta constance est belle! Ton cœur intrépide, ton courage constant sont d'entre tes vertus ce qu'on prise le plus; mais aussi qu'est-il de plus beau qu'une amitié fidèle! N'imite pas la Vezère ta sœur,
sœur infidèle, qui, dans son cours inconstant, mal contenue dans ses rives flottantes, va vagabondant; aussi, vois comme les vents, à leur gré, vont se jouant d'elle! Ne te repens pas d'avoir, par droit d'aînesse, choisi la constance en partage. Ces deux bons frères jumeaux qui, dans leur amitié que rien ne surpasse, s'attribuèrent l'un à l'autre part égale du ciel et des enfers, et la trop belle Hélène aux mœurs dissolues, n'étaient-ils pas tous trois de même race de rois.
X
Je te vois, ma Dordogne; tu coules encore modeste; de te montrer gasconne en France tu as honte. Du ruisseau de Sorgues, jadis aussi peu connu que toi, on fait maintenant grand bruit. Vois le petit Loir, comme il hâte le pas; parmi les plus grands déjà il figure; il marche hautain, accélérant son cours; ne prétend-il pas rivaliser avec le Mincio et ne pas lui être inférieur! Un seul olivier, transporté de l'Arno sur les bords de la Loire, la rend plus superbe et lui donne sa gloire. Laisse, laisse-moi faire, et un jour, ma Dordogne, si je suis bon devin, on te connaîtra mieux; la Garonne et le Rhône et ces autres grands dieux en auront quelque envie, peut-être en seront-ils confus.
XI
Lecteur, qui entends mes soupirs, ne me pas sois rigoureux, si toutes mes larmes, je les répands à part; si, dans sa douleur différente de la sienne, mon cœur ne reproduit pas du Florentin tremblant les regrets langoureux; si, pas davantage, il n'imite Catulle, ce folâtre amoureux qui, tout en caressant le cœur de sa dame, va le lui déchirant; ni le savant amour de Properce, ce demi-grec, demi-latin; c'est qu'eux n'aiment pas à ma façon, pas plus que moi à la leur. Qui peut, d'après autrui, mesurer ses douleurs? Qui peut calquer ses plaintes sur les siennes? Chacun sent son tourment et sait ce qu'il endure. Chacun parle d'Amour comme il le ressent. Je dis ce que mon cœur et mon mal me dictent. Qu'il aime peu, celui qui aime dans des limites!
XII
Quoi! qu'est-ce! vents, nuées, orages? A point nommé, quand d'elle je m'approche, franchissant bois, monts et vallées, sur moi, de parti pris, vous fondez avec rage! Mon cœur ne s'en embrase que davantage. Allez, allez, intimidez le marchand qui, par les mers, va cherchant des trésors; ce n'est pas ainsi que s'abat mon courage. Quand j'entends les vents, leurs tempêtes et leurs cris, de leur fureur, en mon cœur, je me ris; pensent-ils pour si peu m'obliger à me rendre! Que le ciel fasse pire, que l'air fasse de même, s'il faut mourir, je veux, je le déclare, comme Léandre je veux mourir.
XIII
Vous qui ne savez encore aimer, maintenant ou jamais, en m'entendant parler de Léandre, vous le devez apprendre, à moins que dans le cœur rien de bon vous n'ayez. Mû par l'amour, n'osa-t-il pas, à force de bras, lutter contre la mer qui déjà, pour se venger de ce que frère et mouton lui avaient échappé, avait sur la fille jeté son dévolu. Un soir, vaincu par les flots rigoureux, s'en voyant déjà le jouet, ce vaillant amoureux leur adressa ces mots: «Épargnez-moi maintenant que vers elle je vais, et gardez-moi la mort pour quand je reviendrai.»
XIV
O cœur léger, ô courage incertain, penses-tu que je puisse te souffrir plus longtemps? O bonté sans effet, malice déguisée, beauté traîtresse, venimeuse douceur! Tu es donc
toujours la sœur de ta sœur? Et moi, simple que je suis, il a fallu que sur moi-même j'en fisse l'épreuve, pour en arriver à entendre ta parole ambiguë et tes chants de chasseur en quête de victimes. Tant que ton amour m'a captivé, j'aurais vaincu les vagues de la mer; de quoi maintenant suis-je capable? Quelle satisfaction ai-je de toi? Qui enseignera la constance à ton cœur, alors que le mien n'a pu la lui apprendre!
XV
Ce n'est pas moi que l'on abuse ainsi; ces ruses, on les emploie avec quelque enfant, dont le goût n'est pas encore éveillé, qui ne comprend pas ce qu'il entend; mais moi je sais aimer; je sais haïr aussi. Contente-toi de m'avoir jusqu'ici clos les yeux; il est temps que j'y voie. Las et honteux je serai désormais d'avoir si mal placé mon temps et mes soucis; et toi, m'ayant ainsi traité, oseras-tu jamais me parler de constance? Tu prends plaisir à ma douleur extrême, tu me défends de sentir mon tourment et cependant tu veux bien que je meure en t'aimant; mais si je ne sens, comment veux-tu que j'aime?
XVI
Oh! l'ai-je dit? Est-ce un songe, ou ai-je vraiment proféré un tel blasphème? Ma langue a-t-elle, à ce point, trahi la vérité? Il faut que son honneur, de moi, par moi, sur moi, soit vengé. Mon cœur chez toi est logé, ô ma dame; là où il est, inflige-lui quelque torture nouvelle; fais-lui souffrir quelque peine cruelle; fais, fais-lui tout, sauf lui donner congé. Je le sais, tu seras trop humaine; tu ne pourras longtemps demeurer témoin de ma peine; mais un tel forfait se peut-il pardonner? A tout le moins, hautement de mes sonnets je
me veux dédire et me démentirai; pour ces deux strophes si entachées de fausseté, je t'en voue cinq cents autres et celles-là diront vrai.
XVII
Si ma raison s'est pu remettre; si, à cette heure, je puis me rassaisir: si j'ai du sens, si je redeviens homme, c'est à toi que je le dois, ô bienheureuse lettre; et je t'en remercie! Qui m'eût, hélas! qui m'eût su reconnaître, quand en proie à la rage, vaincu par mes ennuis, de mes blasphèmes, je poursuivais ma dame. Mais lorsque de loin je te vis paraître, petit papier me venant d'elle et qui m'es si cher, honteux, je revins à moi et dévotement allai à toi. Pour consacrer ce fait j'élèverai un autel où seront exposés ces traits tracés par cette main divine; mais de les voir aucun homme n'est digne, et moi non plus que tous si, à cet honneur, par toi-même je n'eusse été convié.
XVIII
J'étais sur le point d'encourir pour jamais quelque blâme; de colère échauffé, mon courage brûlait; ma voix, devenue folle, répondait au gré de ma fureur; j'invectivais les dieux et ma dame avec eux. Et voilà que, de loin, elle jette un billet dans ma flamme et soudain je sens comme il me réconforte; si bien qu'aussitôt, devant lui tombe ma fureur, tombe ma fureur, il l'emporte, et mon âme, par lui, redevient elle-même. Vous qui de moi entendez ces merveilles, que dites-vous d'elle! Jugez, je vous prie, si, comme je le fais, je la dois adorer! Quels miracles pensez-vous que puissent faire en moi son œil tout-puissant, les traits de son visage, alors qu'en firent tant les traces de ses doigts.
XIX
Je tremblais devant elle, et, transi, conscient de la gravité de mon offense, en punition de mon forfait j'attendais une juste sentence, lorsqu'elle me dit: «Va, je te prends à merci; que désormais partout ma gloire soit proclamée, emploies-y tes années; ne pense plus maintenant qu'à enrichir, en mon nom, notre France, de tes vers; couvres-en ta faute et paie-moi de la sorte.»—Sus donc, ma plume! Pour jouir de ma peine, il faut, en son honneur, nous prodiguer davantage encore; mais, les yeux fixés sur elle, veille que son regard ne nous quitte pas. Sans lui, mon âme se mourait de langueur; seul il me donne et le cœur et l'esprit; pour que vis-à-vis d'elle je puisse m'acquitter, il faut qu'elle m'inspire.
XX
O vous, maudits sonnets, vous qui eûtes l'audace de toucher à ma dame; ô malins et pervers, reniés des Muses, vous êtes la honte de mes vers! Si je vous fais jamais ce tort, s'il me le faut faire à moi-même, de confesser que vous venez de moi, sachez-le: Vous n'êtes pas sortis des sources d'Apollon aux cheveux d'or, des Muses aux yeux verts; à votre naissance, Tisiphone présidait à leur place. Si jamais j'ai quelque parcelle de renommée, je veux que l'un et l'autre en soyez déshérités; et si, dès maintenant, je ne vous livre aux feux vengeurs, c'est pour vous diffamer. Vivez dans le malheur, vivez aux yeux de tous, de tout honneur privés; c'est pour vous punir, que je vous pardonne.
XXI
N'ayez plus, mes amis, n'ayez plus ce désir que je cesse d'aimer. Laissez-moi, obstiné que je suis, vivre et mourir tel, puisque ainsi il en est ordonné; mon amour, c'est le fil qui m'attache à la vie. C'est ce que me dit la fée, comme jadis en Œagrie elle fit pour Méléagre à l'amour destiné: en allumant la souche à l'heure où il naquit: «Toi et ce feu, dit-elle, allez de compagnie.» Et la destinée s'accomplit comme elle l'avait fixé: la souche, à ce qu'on dit, par le feu se trouvant consumée, à ce même moment, ô prodigieux miracle, on vit subitement du malheureux amant la vie et le tison s'en aller en fumée.
XXII
Quand, étonné, je contemple tes yeux conquérants, j'y vois tout mon espoir écrit; j'y vois Amour lui-même qui me sourit et, caressant, m'y montre le bonheur qu'il me tient en réserve. Mais, quand à te parler je me hasarde, ce qui n'a lieu que lorsque mon espoir desséché se tarit, tu n'as garde, cruelle, de jamais, par un mot, confirmer ton regard qui seul me soutient. Si tes yeux sont pour moi, vois donc ce que je dis; c'est à eux, à eux seuls que je me suis rendu. Mon Dieu! quelle discorde en toi, si ta bouche et tes yeux se veulent démentir! Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les départir, et que je prenne au mot la promesse de tes yeux.
XXIII
Ce sont ces yeux perçants qui font tout mon courage; en eux se reflétent et la liberté pétillante de gaîtè et mon petit archer qui mène à ses côtés la belle gaillardise et le plaisir volage. Mais après, la rigueur de ton triste langage me montre en ton cœur la fière honnêteté; et y voyant aussi gravement assises la dure chasteté et la vertu sauvage, je me sens condamné. De la sorte mon temps passe par ces transes diverses: là, ton œil m'appelle; ici, ta bouche me repousse; hélas, ballotté de la sorte, combien ai-je souffert! Pensant d'amour avoir quelque assurance, sans cesse nuit et jour à la servir je songe; de mon malheur je ne parviens pas encore à être persuadé.
XXIV
Et cependant je me dis bien: Mon espérance est morte, c'en est fait de mon bonheur, de ma joie. Mon mal est évident, je vois bien maintenant que j'ai épousé la douleur que
je porte. Tout m'accable, rien ne me réconforte; tout m'abandonne et d'elle je n'ai rien, sinon toujours quelque encouragement nouveau qui rend ma peine et ma douleur plus fortes. Ce que j'attends, c'est d'obtenir un jour quelques soupirs des gens de l'avenir. Pris de pitié, quelqu'un dira de moi: Sa dame et lui naquirent destinés à mourir tous deux aussi obstinés, l'une en sa rigueur, l'autre en son amitié.
XXV
Ma langueur m'a fait bien misérable, depuis que j'ai vu contre l'écueil de sa fière rigueur mon espérance se briser, avant que mes yeux ne soient clos; et pourtant je suis encore en vie! Que m'ont servi de si longues années d'attente? De ma souffrance elle n'est pas assouvie, elle en rit; et tenir mon mal sans cesse en éveil, est son seul désir. Pourquoi, malheureux en amour, ai-je toujours un cœur qui toujours renouvelle mon tourment? Je suis hors d'haleine, je le sens, et prêt à laisser la vie sous le poids qui m'accable. Qu'y faire? sinon ce que je fais: le mal s'est abattu sur moi, je m'obstine en la douleur qu'il me cause.
XXVI
Puisque telles sont mes dures destinées, autant que je le puis, je veux de plus en plus m'enivrer de mon infortune. Si je souffre, c'est qu'elle le veut bien; les peines qu'elle m'ordonne, je les accomplirai. Nymphes des bois qui, étonnées de ma douleur, en avez, je crois, quelque pitié, qu'en pensez-vous? Si à mes maux il n'est fait trêve, puis-je durer ainsi? Si quelqu'une de vous pour Dieu condescend à m'entendre, qu'elle apprenne ce que maintenant j'entrevois: Le jour est proche où, déjà épuisées, mes forces ne pourront plus supporter mon tourment; et c'est là mon espoir: mourant en aimant, peut-être échapperai-je alors à mes peines.
XXVII
Parfois, las de me désespérer, Amour de quelque bien rafraîchit mon mal, flatte en mon cœur demi-mort sa plaie languissante, nourrit ma souffrance et lui fait reprendre haleine; alors je conçois quelque vaine espérance. Mais, si tôt que ce dur tyran sent mon espoir reprendre avec plus de force encore, pour l'étouffer, de cent tourments il m'accable. En ce moment même, je le vois me blâmant d'être à ma douleur rebelle: Vive, ô dieux, le mal qui me dévore! vive à son gré mon tourment rigoureux! heureux, mille fois heureux celui qui, sans relâche, est toujours malheureux.
XXVIII
Si contre Amour je n'ai d'autre défense, j'exhalerai ma plainte, mes vers le maudiront; et, après moi, les rochers rediront le tort qu'il fit à ma si pénible constance. Puisque de lui j'endure cette offense, mes vers au moins la rappelleront; et, quand ils me liront, nos arrière-neveux l'en maudiront; ce sera ma vengeance. Ayant perdu toute aise, ce sera peu que de perdre la voix. Qui saura l'amertume de mes tristes soucis et qui m'a fait cette plaie, si dur que soit son cœur, de moi aura pitié et pour lui sera sans merci.
XXIX
O dame de mes pensées, quand brilla le jour béni où la nature te produisit, elle t'abandonna la clef des immenses trésors qu'elle tient en réserve, tu y pris la grâce qui seule
t'était octoyée, pillant les beautés sans nombre qu'elle a en sa possession, tu te les appropriais au point que, si fière qu'elle soit de son œuvre, elle-même parfois en est étonnée. Quand à ta satisfaction tu fus ainsi parée, pour compléter son œuvre, elle t'offrit encore cette terre où nous sommes; tu n'en pris rien, mais en toi-même tu en souris, te sentant bien suffisamment pourvue pour y être reine de tous nos cœurs.
CHAPITRE XXIX. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXIX.)
De la modération.
Il faut de la modération, même dans l'exercice de la vertu.—Comme si nous avions le toucher infectieux, il nous arrive de corrompre, en les maniant, des choses qui par elles-mêmes sont belles et bonnes. La vertu peut devenir vice, si nous y apportons un désir par trop âpre et par trop violent. Ceux-là jouent sur les mots, qui disent qu'il n'y a jamais excès dans la vertu, parce qu'il n'y a plus vertu là où il y a excès: «Le sage n'est plus sage, le juste n'est plus juste, si son amour pour la vertu va trop loin (Horace).»—C'est là une subtilité de la philosophie; on peut avoir un amour immodéré pour la vertu et être excessif dans une cause juste; l'apôtre préconise à cet égard un juste milieu: «Ne soyez pas plus sage qu'il ne faut, mais apportez de la sobriété dans la sagesse (S. Paul).» J'ai vu un grand de ce monde porter atteinte à la religion, en se livrant à des pratiques religieuses outrepassant ce qui convient à un homme de son rang. J'aime les natures tempérées et se tenant dans un moyen terme; dépasser la mesure, même dans le bien, s'il ne me blesse, m'étonne, et je ne sais quel nom lui donner. Je trouve plus étrange que juste la conduite de la mère de Pausanias qui, la première, le dénonça et apporta la première pierre pour sa mise à mort. Je n'approuve pas davantage le dictateur Posthumius faisant mourir son fils qui, dans l'ardeur de la jeunesse, sortant des rangs, avait poussé à l'ennemi et s'en était tiré à son honneur; je ne suis porté ni à conseiller, ni à suivre une vertu si sauvage et qui coûte si cher. L'archer qui dépasse le but, manque son coup, tout comme celui qui n'y arrive pas; ma vue se trouble et je n'y vois pas davantage lorsque, tout d'un coup, je suis en pleine lumière ou que je tombe dans l'obscurité.
La philosophie aussi, poussée à l'extrême, comme toutes autres choses, est préjudiciable.—Platon fait dire à Calliclès que la philosophie poussée à l'extrême est préjudiciable, et il conseille de ne pas s'y adonner au delà de ce qu'elle est profitable. Pratiquée avec modération, elle est agréable et commode; mais si on en outrepasse les limites, elle finit par rendre l'homme sauvage et vicieux, dédaigneux de la religion et des lois qui nous régissent, ennemi de la bonne société, des voluptés permises, incapable de toute fonction publique, de secourir autrui, de se secourir soi-même, dans le cas d'être souffleté par n'importe qui. Calliclès dit vrai; portée à l'excès, la philosophie asservit notre franchise naturelle et, par une subtilité hors de propos, nous fait dévoyer de cette belle voie plane que la nature nous trace.
Dans tous les plaisirs permis, entre autres dans ceux du mariage, la modération est nécessaire.—L'amitié que nous portons à nos femmes est très légitime; la théologie ne laisse pourtant pas de la contenir et de la restreindre. Il me semble avoir lu autrefois dans saint Thomas un passage où, entre autres raisons de prohibition du mariage entre parents à des degrés rapprochés, il donne celle-ci: qu'il y aurait à craindre que l'amitié portée à une femme dans ces conditions soit immodérée; parce que si l'affection entre mari et femme existe entre eux pleine et entière, ainsi que cela doit être, et qu'on y ajoute encore celle résultant de la parenté, il n'y a pas de doute que ce surcroît n'entraîne le mari au delà des bornes de la raison.
Les sciences qui régissent les mœurs, telles que la théologie et la philosophie, se mêlent de tout; il n'est pas un acte privé et secret dont elles ne connaissent et qui échappe à leur juridiction. Bien mal avisés sont ceux qui censurent cette ingérence de leur part; en cela, ils ressemblent aux femmes, disposées à se prêter autant qu'on veut à toutes les fantaisies dont on peut user avec elles, et qui, par pudeur, ne veulent pas se découvrir quand la médecine a à intervenir. Que les maris, s'il y en a encore qui soient trop acharnés dans ces rapports, sachent donc que ces sciences posent en règle que le plaisir même qu'ils éprouvent avec leurs femmes est réprouvé, s'ils n'y apportent de la modération, et qu'on peut, en pareil cas, pécher par sa licence et ses débordements, comme dans le cas de relations illégitimes. Les caresses éhontées auxquelles, à ce jeu, la passion peut entraîner dans le premier feu de nos transports, sont non seulement indécentes, mais employées avec nos femmes sont très dommageables. Qu'au moins ce ne soit pas par nous qu'elles apprennent l'impudeur; pour notre besoin, elles sont toujours assez éveillées. Je n'en ai jamais agi, quant à moi, que de la façon la plus naturelle et la plus simple.
Le mariage est une liaison consacrée par la religion et la piété; voilà pourquoi le plaisir qu'on en tire, doit être un plaisir retenu, sérieux, empreint de quelque sévérité; ce doit être un acte de volupté particulièrement prudent et consciencieux. Son but essentiel étant la génération, il y en a qui doutent, lorsque nous n'avons pas espérance de ce résultat, comme dans le cas où la femme est hors d'âge ou enceinte, qu'il soit permis d'en rechercher l'embrassement; c'est, d'après Platon, commettre un homicide. Chez certaines nations, notamment chez les Musulmans, avoir des rapports sexuels avec une femme enceinte, est une abomination; il en est qui réprouvent de même tout rapprochement avec une femme aux époques où, périodiquement, le sang la travaille.—Zénobie n'acceptait pas de relations avec son mari, au delà de ce qui était nécessaire pour donner satisfaction à ses aspirations à la maternité; cela fait, elle le laissait libre de se distraire avec d'autres, pendant tout le temps de sa grossesse, lui faisant seulement une obligation de revenir à elle quand elle était en état de recommencer; c'est là un brave et généreux exemple dans le mariage.—Il est probable que c'est à quelque poète sevré et affamé de ces jouissances, que Platon emprunte cette narration: Jupiter, un jour, était en un tel état de surexcitation auprès de sa femme que, n'ayant pas la patience d'attendre qu'elle eût gagné sa couche, il la renversa sur le plancher et, dans la violence du plaisir, oublia les grandes et importantes résolutions qu'il venait, en sa cour céleste, de prendre de concert avec les autres dieux; et se vantait que ce rapprochement lui avait procuré des sensations aussi agréables que celles qu'il avait ressenties lorsque, la première fois, il lui avait, en cachette de leurs parents, pris sa virginité.
Les rois de Perse admettaient leurs femmes à leur tenir compagnie à leurs festins; mais quand le vin commençait visiblement à échauffer les têtes, qu'ils ne pouvaient plus contenir leurs désirs voluptueux, ils les renvoyaient dans leurs appartements privés, pour qu'elles ne participassent pas à leurs appétits immodérés, et faisaient venir à leur place des courtisanes vis-à-vis desquelles ils n'étaient pas tenus à avoir le même respect. Certaines gens ne peuvent convenablement se permettre tous les plaisirs et recevoir toutes les satisfactions quelle qu'en soit la nature: Epaminondas avait fait incarcérer un jeune débauché; Pélopidas lui demanda de le mettre en liberté en sa faveur. Epaminondas refusa et l'accorda à sa maîtresse qui, elle aussi, l'en avait prié, disant que «c'était une satisfaction due à une amie et non à un capitaine».—Sophocle étant préteur avec Périclès pour collègue, lui fit en voyant par hasard passer un beau garçon: «Oh, le beau garçon que voilà!»—«Une telle exclamation serait permise, dit Périclès, à tout autre qu'à un préteur qui doit être chaste, non seulement dans ses actions, mais aussi dans ses regards.»—L'empereur Ælius Verus répondit à sa femme qui se plaignait de ce qu'il la délaissait pour aller faire l'amour avec d'autres femmes, que «c'était par conscience, le mariage étant un acte honorable et digne et non de folâtre et lascive concupiscence».—Notre histoire ecclésiastique a conservé et honoré la mémoire de cette femme qui répudia son mari, ne voulant ni se prêter à ses attouchements trop irrespectueux et immoraux, ni les souffrir. En somme, il n'y a si légitime volupté dont l'excès et l'intempérance ne soient blâmables; mais à parler sans feinte, l'homme n'est-il pas un être bien malheureux? C'est à peine s'il existe un plaisir, un seul dont la nature lui concède la jouissance pleine et entière, et sa raison lui commande de n'en user qu'avec modération. Il n'est pas assez misérable, il faut encore que l'art et l'étude viennent accroître sa misère: «Nous avons travaillé nous-mêmes à aggraver la misère de notre condition (Properce).»
Par des privations et des souffrances on croit guérir ou calmer les passions, c'est là donner dans des excès d'autre nature.—La sagesse humaine s'ingénie bien sottement à restreindre le nombre et la douceur des voluptés que nous pouvons goûter, tandis qu'elle agit d'une façon heureuse et judicieuse en usant d'artifice pour nous dissimuler, nous enguirlander les maux de l'existence et atténuer ce que nous en pouvons ressentir. Si j'avais été chef de secte, j'eusse suivi sur le premier point une voie plus naturelle, qui est aussi plus vraie, plus commode et plus parfaite, et peut-être aurais-je réussi à la contenir, quoique nos médecins, ceux de l'esprit aussi bien que ceux du corps, comme s'ils s'étaient entendus, ne considèrent comme pouvant procurer la guérison et soulager nos maladies morales et physiques, que les tourments, la douleur et la peine. C'est pour cela qu'ont été inventés les veilles, les jeûnes, les cilices, les exils lointains et volontaires, la prison perpétuelle, les verges et autres afflictions, sous condition que ce soient de réelles afflictions, qu'il en résulte de pénibles mortifications et non comme ce qui en advint à un certain Gallio qui, exilé dans l'île de Lesbos, y menait joyeuse vie. On fut averti à Rome que ce qu'on lui avait imposé pour le punir, tournait ainsi à sa commodité; on se ravisa alors et on le rappela auprès de sa femme et de sa famille, lui ordonnant de s'y tenir, réglant ainsi la nature de sa punition sur l'effet qu'il en pouvait éprouver. Et, en vérité, ce ne serait plus un régime salutaire que le jeûne, pour celui dont la santé et l'allégresse n'en deviendraient que plus vives; ou que le poisson, pour celui qui le préférerait à la viande; de même que dans l'autre genre de médecine les drogues sont sans effet pour qui les prend avec goût et plaisir, l'amertume et la difficulté à les prendre aident au résultat qu'elles produisent. La rhubarbe perdrait son efficacité vis-à-vis d'un tempérament qui l'accepterait trop facilement; il faut pour qu'il opère que le remède excite l'estomac; la règle qui veut que chaque chose soit guérie par son contraire est ici en défaut, c'est le mal qui guérit le mal.
C'est à ce sentiment qu'il faut rattacher les sacrifices humains généralement pratiqués dans les temps passés et qui subsistaient également en Amérique lors de sa découverte.—Ce sentiment a quelque rapport avec cet autre qui remonte si haut et qui était universellement pratiqué dans toutes les religions, par suite duquel on s'imaginait se concilier le ciel et la nature par des sacrifices humains.—Non loin de nous, du temps de nos pères, Amurat, lors de la prise de l'isthme de Corinthe, immola six cents jeunes gens grecs à l'âme de son père, afin que ce sang servît de sacrifice expiatoire pour racheter les fautes du trépassé.—Dans ces contrées nouvelles, découvertes à notre époque, encore pures et vierges comparées aux nôtres, il est de coutume partout que toutes les idoles soient abreuvées de sang humain, parfois avec des raffinements horribles de cruauté. Les victimes sont brûlées vives, et, lorsqu'elles sont à moitié rôties, on les retire du brasier pour leur arracher le cœur et les entrailles; ailleurs, on les écorche vives et de leur peau sanglante on en revêt ou on en masque d'autres, et on en agit ainsi même quand les victimes se trouvent être des femmes. Cela donne lieu parfois à de remarquables exemples de constance et de résolution; ces malheureux, vieillards, femmes, enfants, destinés à être immolés, vont, quelques jours avant, quêtant eux-mêmes les aumônes pour l'offrande qui doit accompagner leur sacrifice et se présentent à la boucherie, chantant, dansant de concert avec les assistants.
Les ambassadeurs du roi de Mexico, voulant donner à Fernand Cortez une haute idée de la puissance de leur maître, après lui avoir dit qu'il avait trente vassaux, que chacun pouvait réunir cent mille guerriers et que lui-même résidait dans la ville la plus belle et la plus forte qui existât au monde, ajoutèrent qu'il était tenu envers les dieux à leur sacrifier cinquante mille hommes par an. Ils dirent même qu'il se maintenait en état de guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour exercer la jeunesse de son empire, mais surtout pour pouvoir fournir à ces sacrifices avec des prisonniers de guerre.—Ailleurs, dans un bourg, à l'occasion de la venue de ce même Fernand Cortez, on sacrifia d'une seule fois cinquante hommes en son honneur.—Encore un fait: quelques-uns de ces peuples vaincus par lui, lui envoyèrent une députation pour reconnaître son autorité et rechercher son amitié; ces messagers lui offrirent des présents de trois sortes, en lui disant: «Seigneur, voilà cinq esclaves: si tu es un dieu fier, qui se nourrisse de chair et de sang, mange-les, nous ne t'en aimerons que davantage; si tu es un dieu débonnaire, voilà de l'encens et des plumes; si tu es un homme, prends les oiseaux et les fruits que voici.»
CHAPITRE XXX. (ORIGINAL LIV. I, CH. XXX.)
Des cannibales.
Fausse opinion que l'on a quelquefois des peuples que l'on dit «barbares».—Quand le roi Pyrrhus passa en Italie et qu'il eut reconnu la formation de combat que prenait l'armée que Rome envoyait contre lui: «Je ne sais, dit-il, ce que sont ces Barbares (les Grecs appelaient ainsi toutes les nations étrangères), mais les dispositions que je leur vois prendre ne le sont nullement.» Les Grecs en disaient autant de l'armée que Flaminius conduisit dans leur pays; et Philippe tint le même langage en apercevant, du haut d'un tertre, la belle ordonnance du camp établi par celle qui, sous Publius Sulpitius Galba, venait de pénétrer dans son royaume. Cela montre combien il faut se garder de l'opinion publique; c'est notre raison et non ce que l'on dit, qui doit déterminer notre jugement.
De la découverte de l'Amérique; il n'est pas probable que ce soit l'Atlantide de Platon, ni cette terre inconnue où voulurent s'établir les Carthaginois.—J'ai eu longtemps près de moi un homme qui était demeuré dix ou douze ans dans cette partie du Nouveau Monde, découverte en ce siècle, où Villegaignon aborda et qu'il dénomma «la France antarctique». Cette découverte, qui porte sur une contrée d'une immense étendue, prête à de très sérieuses réflexions. Je me demande sans savoir que répondre, tant de personnages plus éminents que nous s'étant considérablement trompés sur ce point, si l'avenir, comme certains le pensent, nous réserve encore des découvertes de cette importance; toujours est-il que j'ai peur que nous n'ayons les yeux plus gros que le ventre, plus de curiosité que de moyens d'action; nous embrassons tout, mais n'étreignons que du vent.
Platon nous montre Solon contant que des prêtres de la ville de Saïs, en Égypte, lui avaient appris qu'autrefois, avant le déluge, existait vis-à-vis le détroit de Gibraltar une grande île, du nom d'Atlantide, plus étendue que l'Afrique et l'Asie réunies, et que les rois de cette contrée ne possédaient pas seulement cette île, mais qu'ils exerçaient leur domination si avant en terre ferme, qu'ils occupaient l'Afrique jusqu'à l'Égypte et l'Europe jusqu'à la Toscane; qu'ils avaient entrepris de pousser jusqu'en Asie et de subjuguer toutes les nations riveraines de la Méditerranée jusqu'au golfe formé par la mer Noire; qu'à cet effet, ils avaient franchi l'Espagne, la Gaule, l'Italie et étaient arrivés en Grèce, où les Athéniens les continrent; mais que, quelque temps après, le déluge était survenu qui les avait engloutis, eux, les Athéniens et leur île. Il est très vraisemblable que, dans ce cataclysme effroyable, les eaux ont dû occasionner aux pays habités de la terre des modifications dont on n'a pas idée; c'est ainsi qu'on attribue à l'action de la mer la séparation de la Sicile d'avec l'Italie: «On dit que ces pays, qui ne formaient autrefois qu'un seul continent, ont été violemment séparés par la force des eaux (Virgile)»; de l'île de Chypre d'avec la Syrie, de celle de Négrepont d'avec la terre ferme de la Béotie; et que par contre, ailleurs, elle a joint des terres qui étaient séparées par des détroits qui ont été comblés par les sables et le limon: «Un marais longtemps stérile, sur lequel on cheminait à la rame, nourrit aujourd'hui les villes voisines et connaît la charrue féconde du laboureur (Horace).» Mais il n'y a pas grande apparence que l'Atlantide soit ce monde nouveau que nous venons de découvrir, car elle touchait presque à l'Espagne; et ce serait un effet incroyable d'inondation, d'avoir été reportée, comme elle l'est, à plus de douze cents lieues. Outre que les navigateurs modernes ont déjà constaté que ce n'est probablement pas une île, mais un continent contigu aux Indes orientales d'un côté, et d'autre part aux terres qui sont aux deux pôles, ou que, s'il s'en trouve séparé, ce n'est que par un si petit détroit ou intervalle que ce ne saurait, pour si peu, le faire considérer comme une île.
Il semble qu'il se produise dans ces grandes masses des mouvements comme il s'en fait dans nos pays, les uns naturels, les autres accidentels et violents. Quand je considère l'action exercée, de mon temps, par ma rivière de Dordogne, en aval de chez moi, sur sa rive droite; ce qu'en vingt ans elle a gagné sur les terres et ce qu'elle a sapé de fondations de constructions élevées sur ses bords, je vois bien que c'est là un fait qui n'est pas ordinaire. Si, en effet, il en eût toujours été ainsi, ou que cela dût continuer, la configuration du monde finirait par être changée; mais ces mouvements ne sont pas constants: tantôt les eaux s'épandent d'un côté, tantôt d'un autre, et tantôt elles s'arrêtent. Je ne parle pas ici des crues subites dont les causes nous sont connues.—Dans le Médoc, le long de la mer, mon frère, le sieur d'Arzac, a une de ses terres ensevelie sous les sables que la mer va rejettant devant elle; le faîte de quelques-uns des bâtiments s'aperçoit encore; ce domaine et les revenus qu'il produisait se sont transformés en de bien maigres pacages. Les habitants disent que, depuis quelque temps, la mer s'avance si rapidement vers eux, qu'ils ont déjà perdu quatre lieues de terrain. Ces sables sont ses avant-coureurs; et on les voit, sorte de dunes mouvantes, la précédant d'une demi-lieue et gagnant insensiblement dans l'intérieur des terres.
Un autre témoignage de l'antiquité auquel on veut rattacher cette découverte du nouveau continent, serait fourni par Aristote, si toutefois c'est lui qui est l'auteur de ce petit ouvrage des «Merveilles extraordinaires». Il y raconte que quelques Carthaginois, s'étant aventurés à corps perdu, dans l'océan Atlantique, au delà du détroit de Gibraltar, avaient fini, après une longue navigation, par découvrir une grande île, fertile, couverte de bois, arrosée de grandes et profondes rivières, très éloignée de toute terre ferme; et qu'attirés, eux et d'autres après eux, par la qualité et la fertilité du sol, ils y avaient transporté leurs femmes et leurs enfants et avaient fini par y habiter. Si bien que les grands de Carthage, voyant leur territoire se dépeupler peu à peu, firent défense expresse, sous peine de mort, à tous autres de s'y rendre et en expulsèrent ceux qui s'y étaient déjà établis, par crainte, dit-on, que, dans la suite des temps, ils ne vinssent à multiplier au point d'arriver à les supplanter et à ruiner leur domination. Cette narration d'Aristote, non plus que celle de Solon, ne saurait s'appliquer à ces terres nouvelles.
Qualités à rechercher chez ceux qui écrivent des relations de voyage; chacun devrait exposer ce qu'il a vu, et ne parler que de ce qu'il en sait pertinemment.—Cet homme, revenant du Nouveau Monde, que j'avais à mon service, était un homme simple et un peu lourd d'esprit, condition propre à donner plus de créance à ses dires. Les gens doués de finesse, regardent beaucoup plus de choses et avec bien plus d'attention, mais ils commentent ce qu'ils voient; et, pour appuyer leurs commentaires et les faire admettre, ils ne peuvent s'empêcher d'altérer tant soit peu la vérité. Ils ne vous rapportent jamais purement et simplement ce qui est, ils l'accentuent plus ou moins et lui prêtent la physionomie sous laquelle eux-mêmes l'ont vu; et, pour donner crédit à leur manière de voir et vous la faire partager, ils tirent volontiers l'étoffe dans ce sens, l'allongent et l'amplifient. Il faut, en pareil cas, avoir affaire à un homme très scrupuleux ou à un homme si simple, qu'il n'ait pas assez d'imagination pour inventer et donner ensuite de la vraisemblance à ses inventions et aussi qui n'ait pas de parti pris. Le mien était tel, et il m'a, en outre, présenté des matelots et des marchands qu'il avait connus dans ce voyage, ce qui fait que j'accepte les renseignements qu'il me donne sans m'enquérir de ce que les géographes en peuvent dire. Il serait désirable de rencontrer des explorateurs qui nous décrivent spécialement les endroits où ils sont allés; mais parce qu'ils ont sur nous l'avantage d'avoir vu la Palestine, ils croient avoir le droit de nous parler en même temps du reste du monde. Je voudrais que chacun écrivît ce qu'il sait, dans la mesure où il le sait; et cela, non seulement en pareille matière, mais en toutes autres. Tel peut avoir la connaissance spéciale et l'expérience complète du cours d'une rivière ou d'un ruisseau et ne savoir sur le reste que ce que chacun en connaît; néanmoins, pour faire valoir son petit fragment d'érudition, il entreprendra un traité complet sur la configuration du monde; ce défaut, assez commun, a de grands inconvénients.
Pourquoi et combien à tort nous qualifions de «sauvages» les peuples d'Amérique.—Pour en revenir à mon sujet, je ne trouve rien de barbare ni de sauvage dans ce qu'on me rapporte de cette nation, sinon que chacun donne ces qualificatifs à ce qui ne se pratique pas chez lui. C'est naturel, car nous n'avons pour juger de ce qui est vrai et raisonnable, que l'exemple et les idées des opinions et usages reçus dans le pays auquel nous appartenons: la religion en est la meilleure, l'administration excellente, les us et coutumes en toutes choses y atteignent la perfection. Ces gens sont sauvages, comme le sont les fruits que nous qualifions de cette même épithète, que la nature produit d'elle-même et qui croissent sans l'intervention de l'homme. Ne sont-ce pas au contraire ceux que nous altérons par nos procédés de culture, dont nous modifions le développement naturel, auxquels cette expression devrait s'appliquer? Les qualités et les propriétés des premiers sont vives, vigoureuses, vraies, utiles et naturelles; nous n'arrivons qu'à les abâtardir chez les seconds, pour mieux les adapter à notre goût qui est lui-même corrompu. Et cependant dans ces contrées, à certaines espèces de fruits qui y viennent sans culture, nous-mêmes reconnaissons une saveur, une délicatesse qui nous les font trouver excellents et rivaliser avec les nôtres; il n'y a pas en effet de raison pour que l'art l'emporte sur les œuvres de la nature, notre grande et puissante mère; nous avons tant surchargé, par nos inventions, la beauté et la richesse de ses ouvrages, qu'elles s'en trouvent complètement étouffées; mais partout où elle est demeurée intacte et se montre telle, elle fait grande honte à nos vaines et frivoles entreprises: «Le lierre n'en vient que mieux sans culture, l'arbousier ne croît jamais plus beau que dans les antres solitaires et le chant des oiseaux, pour être naturel, n'en est que plus doux (Properce).» Tous nos efforts ne sauraient parvenir à reproduire le nid du moindre petit oiseau, avec sa contexture, sa beauté, ni faire qu'il soit aussi propre à l'usage auquel il est destiné; et pas davantage construire la toile d'une misérable araignée. Toute chose, dit Platon, est un produit soit de la nature, soit du hasard, soit de l'art; les plus grandes et les plus belles sont dues à l'une ou à l'autre de ces deux premières causes; les moindres et celles qui sont imparfaites naissent de la dernière.
Ces nations me semblent donc ne mériter cette appellation de «barbares», que pour n'avoir été que peu modifiées par l'ingérence de l'esprit humain et n'avoir encore presque rien perdu de la simplicité des temps primitifs. Les lois de la nature, non encore perverties par l'immixtion des nôtres, les régissent encore et s'y sont maintenues si pures, qu'il me prend parfois de regretter qu'elles ne soient pas venues plus tôt à notre connaissance, au temps où il y avait des hommes plus à même que nous d'en juger. Je regrette que Lycurgue et Platon ne les aient pas connues, parce qu'il me semble que ce que nous voyons se pratiquer chez ces peuples, dépasse non seulement toutes les magnifiques descriptions que la poésie nous fait de l'âge d'or et tout ce qu'elle a imaginé comme pouvant réaliser le bonheur parfait sur cette terre, mais encore les conceptions et les désirs de la philosophie à cet égard. On ne pourrait concevoir la simplicité naturelle poussée à ce degré que nous constatons cependant, ni croire que la société puisse subsister avec si peu de ces moyens factices que l'homme y a introduits. C'est une nation, dirais-je à Platon, où il n'y a ni commerce de quelque nature que ce soit, ni littérature, ni sciences mathématiques; où le magistrat n'est pas même connu de nom; où il n'existe ni hiérarchie politique, ni domesticité, ni riches, ni pauvres; les contrats, les successions, les partages y sont inconnus; en fait de travail, on ne connaît que l'oisiveté; le respect qu'on porte aux parents est celui qu'on a pour tout le monde; les vêtements, l'agriculture, la mise en œuvre des métaux y sont inconnus; il n'y est fait usage ni de vin, ni de blé; les mots mêmes qui expriment le mensonge, la trahison, la dissimulation, l'avarice, l'envie, la médisance, le pardon, ne s'y font qu'exceptionnellement entendre. Combien sa République, telle qu'il la concevait, lui paraîtrait éloignée d'une telle perfection! «Voilà des hommes qui sortent de la main des dieux (Sénèque).» «Telles furent les premières lois de la nature (Virgile)!»
Description d'une des contrées du nouveau continent; manière de vivre de ses habitants, leurs demeures, leur nourriture, leurs danses, leurs prêtres, leur morale.—Le pays qu'ils habitent est, au surplus, très agréable; le climat y est tempéré au point que, suivant le dire de mes témoins, il est rare d'y voir un malade; ils m'ont même assuré n'avoir jamais aperçu personne affligé de tremblement nerveux, de maladie d'yeux, ayant perdu les dents ou voûté par l'âge. La contrée s'étend le long de la mer et est limitée du côté des terres par de hautes et grandes montagnes, qui en sont distantes d'environ cent lieues, ce qui représente la profondeur de leur territoire.—Ils ont en abondance le poisson et la viande, qui sont sans ressemblance avec les nôtres; pour les manger, ils se bornent à les faire griller.—Celui qui le premier leur apparut sur un cheval, leur inspira un tel effroi que, bien qu'ils eussent été en rapport avec lui dans plusieurs autres voyages, ils le tuèrent à coups de flèches et ne le reconnurent qu'après.—Leurs habitations se composent de longues cases, pouvant recevoir deux ou trois cents personnes, formées d'écorces de grands arbres qui posent à terre par un bout, l'autre composant le faîte en s'arc-boutant les uns contre les autres et se soutenant mutuellement comme dans certaines de nos granges dont la couverture descend jusqu'au sol et ferme les côtés.—Ils ont des bois si durs, qu'ils en fabriquent des épées et des grils pour rôtir leurs viandes.—Leurs lits, formés de filets de coton, sont suspendus à la toiture, comme sur nos navires; chacun a le sien, les femmes couchant à part des maris.—Ils se lèvent avec le soleil; mangent dès qu'ils sont levés et pour toute la journée, ne faisant pas d'autre repas. A ce moment ils ne boivent pas, agissant en cela comme dit Suidas de quelques autres peuples qui ne boivent pas en mangeant; en dehors de leur repas, ils se désaltèrent dans le courant de la journée autant qu'ils le veulent. Leur boisson est extraite d'une racine particulière; elle a la couleur de nos vins clairets, ils ne la boivent que tiède; elle ne se conserve que deux ou trois jours, a un goût un peu piquant et ne pétille pas; elle est digestive, laxative pour ceux qui n'en ont pas l'habitude, très agréable pour qui y est fait.—Au lieu de pain, ils consomment une certaine substance blanche, ressemblant à de la coriandre confite; j'en ai goûté, c'est doux et un peu fade.—Ils passent toute la journée à danser; les plus jeunes vont à la chasse du gros gibier, contre lequel ils ne font usage que d'arcs; pendant ce temps, une partie des femmes s'amuse à préparer la boisson, ce qui est la principale de leurs occupations.
Chaque matin, avant qu'ils ne se mettent à manger, un de leurs vieillards, circulant d'un bout à l'autre de la case qui a bien une centaine de pas de long, va, jusqu'à ce qu'il en ait achevé le tour, prêchant ceux qui l'occupent, répétant sans cesse les mêmes exhortations qui portent exclusivement sur deux points: la vaillance contre leurs ennemis et l'amitié pour leurs femmes: et ils ne manquent jamais, en leur rappelant cette dernière obligation, de terminer par ce refrain, que ce sont elles qui leur préparent leur boisson et la maintiennent tiède.—On peut voir chez quelques personnes, entre autres chez moi, des spécimens de leurs lits, de leurs cordes, de leurs épées, de bracelets en bois dont ils se servent pour se garantir les poignets au combat et de grandes cannes creuses fermées à l'une de leurs extrémités, dont ils tirent des sons pour marquer la cadence dans leurs danses.—Ils sont rasés de partout et de beaucoup plus près que nous, et ne se servent à cet effet que de rasoirs en bois ou en pierre.—Ils croient à l'immortalité de l'âme: celles qui ont bien mérité des dieux, habitent le ciel du côté où le soleil se lève; celles qui sont maudites, habitent à l'Occident.
Ils ont je ne sais quelle sorte de prêtres ou prophètes qui se montrent très rarement et demeurent dans les montagnes. Quand ils viennent, c'est l'occasion d'une grande fête et d'une assemblée solennelle, pour lesquelles plusieurs villages se réunissent; chaque case dont j'ai donné la description forme un village; ils sont distants les uns des autres d'environ une lieue de France. Le prophète parle en public, exhorte à la vertu et au devoir; sa morale se réduit aux deux mêmes points: être brave à la guerre, affectueux pour leurs femmes. Il prédit aussi l'avenir et ce qu'ils ont à espérer des entreprises qu'ils conçoivent; il les incite à la guerre ou les en détourne; mais il lui importe de deviner juste, car s'il arrive autrement que ce qu'il leur a prédit et qu'ils parviennent à l'attraper, il est condamné comme faux prophète et mis en pièces; aussi ne revoit-on plus celui qui une fois a fait erreur.—La divination est un don de Dieu, et en abuser est une imposture qui mérite d'être punie. Chez les Scythes, entre autres, quand les devins s'étaient trompés dans leurs prévisions, on les jetait les fers aux pieds et aux mains sur une carriole pleine de bruyères, traînée par des bœufs, et on y mettait le feu. Ceux qui ont charge de diriger les choses commises à la sagacité humaine sont excusables de recourir à tous les moyens en leur pouvoir; mais les autres, qui nous trompent en se donnant comme possédés d'une faculté extraordinaire en dehors de ce que nous pouvons connaître, ne doivent-ils pas être punis de leur téméraire imposture, s'ils ne tiennent pas ce qu'ils ont promis?
Comment ils font la guerre; pourquoi ils tuent et mangent leurs prisonniers; en quoi ils sont, en cela même, moins barbares que nous en certains de nos actes.—Ces peuples font la guerre aux nations qui sont au delà de leurs montagnes, plus avant en terre ferme. Ils y vont complètement nus, n'ayant pour armes que des arcs et des épées de bois dont l'extrémité se termine en pointe à la façon du fer de nos épieux. C'est merveilleux la fermeté qu'ils déploient dans les combats qui se terminent toujours par l'effusion du sang et la mort, la fuite et la peur leur étant inconnues. Chacun rapporte comme trophée la tête de l'ennemi qu'il a tué et l'attache à l'entrée de sa demeure.—Quant aux prisonniers, ils les gardent un certain temps, les traitent bien, ne leur ménageant pas les commodités qu'ils peuvent leur procurer, jusqu'à ce qu'un jour on en finisse ainsi qu'il suit avec chacun d'eux. Celui auquel il appartient convoque toutes ses connaissances; le moment venu, il attache à l'un des bras de son prisonnier une corde dont lui-même prend le bout, en fait de même de l'autre bras dont il remet la corde au meilleur de ses amis, ce qui leur donne le moyen de maintenir le captif à quelques pas d'eux, de manière à être à l'abri de ses violences; et à eux deux, sous les yeux des assistants, ils l'assomment à coups d'épée. Cela fait, ils le font rôtir et le mangent en commun, et en envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents.—Ce n'est pas, comme on pourrait le penser, pour s'en nourrir, ainsi que le faisaient anciennement les Scythes, mais en signe de vengeance; et ce qui le prouve, c'est qu'ayant vu les Portugais, qui s'étaient alliés à leurs ennemis, employer à leur égard, quand ils les faisaient prisonniers, un autre genre de mort, les enterrant debout jusqu'à la ceinture, puis criblant de traits la partie demeurée hors de terre et les pendant ensuite, ils s'avisèrent que ces gens de l'autre monde, de même origine que ceux qui, dans leur voisinage, avaient répandu la connaissance d'un si grand nombre de vices et étaient de beaucoup leurs maîtres dans le mal, ne devaient pas sans motif avoir fait choix, pour se venger, de ce procédé et qu'il devait être plus cruel que le leur, qu'en conséquence ils abandonnèrent, bien que le pratiquant de temps immémorial, pour adopter celui de ces étrangers.—Je ne suis pas fâché de faire remarquer ici tout l'odieux de cette cruauté des Portugais, car bien que nous ne manquions jamais de faire ressortir les défauts de ces peuplades, nous sommes on ne peut plus aveugles pour les nôtres. J'estime qu'il y a plus de barbarie à manger un homme qui est vivant, qu'à le manger mort; à mettre en pièces à grand renfort de tourments et de supplices un corps plein de vie, le faire griller en détail, mordre, déchirer par les chiens et les pourceaux, comme non seulement nous l'avons lu, mais comme nous l'avons vu faire tout récemment, non entre ennemis invétérés, mais entre voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion, que de le rôtir et le manger après l'avoir tué au préalable.
Chrysippe et Zénon, chefs de l'école stoïcienne, ont bien admis qu'il n'est pas répréhensible de tirer parti de notre cadavre pour tout ce qui a rapport à nos besoins, et même de nous en nourrir comme firent nos ancêtres qui, assiégés par César dans Alésia, se résolurent, pour pouvoir continuer leur résistance, à apaiser leur faim en mangeant les vieillards, les femmes et tous autres qui n'étaient d'aucune utilité pour le combat: «On dit que les Gascons prolongèrent leur vie, en usant d'aliments semblables (Juvenal).» Les médecins ne craignent pas d'en faire emploi de toutes façons pour notre santé, soit pour un usage interne, soit pour un usage externe. Mais jamais chez ces sauvages il ne s'est trouvé personne ayant le jugement perverti au point d'excuser la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, vices dont nous sommes coutumiers. Nous pouvons donc qualifier ces peuples de barbares, si nous les jugeons au point de vue de la raison, mais non si nous les comparons à nous qui les surpassons en barbaries de tous genres.
Ils ne se proposent, dans leurs guerres, que d'acquérir de la gloire, sans rechercher d'agrandissement de territoire; tous leurs efforts auprès de leurs prisonniers tendent à leur faire demander merci.—Ils apportent dans leur manière de faire la guerre de la noblesse et de la générosité; elle est chez eux excusable et belle autant que peut l'être cette maladie de l'espèce humaine, car ils n'y ont d'autre mobile que de faire assaut de courage. Ils n'entrent pas en conflit pour conquérir de nouveaux territoires, celui sur lequel ils vivent étant encore par lui-même d'une fécondité telle que, sans travail et sans peine, il les fournit en si grande abondance de tout ce qui est nécessaire à la vie, qu'ils n'ont que faire d'en reculer les limites. Ils ont de plus le bonheur de borner leurs désirs à ce qu'exige la satisfaction de leurs besoins naturels, et tout ce qui va au delà est pour eux du superflu.—Entre eux ils s'appellent tous frères quand ils sont du même âge, ils donnent le nom de fils à ceux qui sont plus jeunes, et pour tous indistinctement les vieillards sont des pères.—Ceux-ci mourant, leurs biens passent à leurs héritiers naturels; les héritages demeurant indivis, tous ceux y participant en ont l'entière possession, sans autre titre que celui que toute créature tient de la nature d'hériter de qui il tient la vie.—Si leurs voisins, ayant franchi les montagnes pour venir les assaillir, sont victorieux, le bénéfice qu'ils remportent de leur victoire consiste uniquement dans la gloire et l'avantage de s'être montrés supérieurs en valeur et en courage, car ils n'ont que faire des biens des vaincus; et ils rentrent chez eux où rien du nécessaire ne leur fait défaut, non plus que cette grande qualité de jouir de leur situation, d'en être heureux et de s'en contenter; s'ils sont vaincus, l'adversaire en agit de même.—Aux prisonniers on ne demande d'autre rançon que de se reconnaître vaincus et de le confesser; mais il n'en est pas un, dans le cours d'un siècle, qui ne préfère la mort plutôt que d'avoir une attitude ou de proférer une parole pouvant, si peu que ce soit, faire douter du courage invincible dont ils ont à cœur de faire preuve. Il ne s'en voit aucun qui n'aime mieux être tué et mangé que de demander grâce. Ils leur laissent pleine liberté, afin que la vie leur en soit d'autant plus chère, et ne cessent de les entretenir de la mort qui les attend à bref délai, des tortures qu'ils auront à souffrir, des apprêts qui se font de leur supplice, de leurs membres qui seront découpés, du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela dans le seul but de leur arracher quelques mots de plainte ou de faiblesse, ou encore leur donner idée de s'enfuir et gagner ainsi sur eux l'avantage de les avoir épouvantés et d'avoir triomphé de leur fermeté; c'est en cela seul, en effet, qu'à le bien prendre, consiste vraiment la victoire: «Il n'y a de véritable victoire, que celle qui contraint l'ennemi à s'avouer vaincu (Claudien).»—Les Hongrois sont très belliqueux; vainqueurs, ils ne poursuivaient jadis les hostilités que jusqu'à ce que l'ennemi se fût rendu à merci; dès qu'il s'avouait vaincu, ils le laissaient aller sans le molester davantage, ni lui imposer de rançon, n'exigeant que l'engagement de ne plus prendre désormais les armes contre eux.
La vaillance consiste essentiellement dans notre force d'âme et non dans notre supériorité physique; aussi y a-t-il des défaites plus glorieuses que des victoires.—Quand nous l'emportons sur nos ennemis, c'est bien plus par des avantages dont nous n'avons pas le mérite, que par des avantages qui dépendent de nous. C'est le propre d'un portefaix et non du courage, d'avoir les bras et les jambes solides; c'est une qualité indépendante de nous et toute physique, que d'être en bonne disposition; c'est un coup de fortune, que d'amener notre adversaire à commettre une faute ou de réussir à faire qu'il ait le soleil dans les yeux et qu'il en soit ébloui; c'est le fait du savoir et de l'adresse, que peuvent tout aussi bien posséder un lâche et un homme de rien, que d'être fort dans le maniement des armes.—La valeur d'un homme et l'estime que nous en avons, se mesurent à ce qu'il a de cœur et de volonté; c'est ce qui constitue l'honneur, dans le vrai sens du mot. La vaillance, ce n'est pas la vigueur corporelle, c'est la force d'âme et le courage; elle ne consiste pas dans la supériorité de notre cheval ni de nos armes, mais dans la nôtre. Celui qui succombe sans que son courage en soit abattu; «qui, s'il tombe, combat à genou (Sénèque)»; qui, malgré la mort qui le menace, ne perd rien de son assurance; qui, expirant, demeure impassible et défie encore son ennemi du regard, est accablé non par nous, mais par le fait de la fortune. Il est tué, mais n'est pas vaincu; les plus vaillants sont parfois les plus malheureux, c'est ce qui fait qu'il y a des défaites plus glorieuses que des succès.—Ces quatre victoires, aussi brillantes les unes que les autres, de Salamine, de Platée, de Mycale, de Sicile, les plus belles dont le soleil ait été témoin, peuvent-elles toutes ensemble rivaliser de gloire avec celle acquise par le sacrifice du roi Léonidas et les siens au défilé des Thermopyles? Qui prépara jamais la victoire avec un soin plus jaloux de sa gloire et un plus ardent désir de réussir que n'en apporta le capitaine Ischolas à préparer sa perte; qui a jamais pris, pour assurer son salut, des dispositions plus ingénieuses, y portant plus de soin, que celles qu'il prit pour rendre sa ruine inévitable? Il était chargé de la défense contre les Arcadiens d'un passage du Péloponèse; se reconnaissant impuissant à les arrêter, en raison de la disposition des lieux et de l'infériorité numérique des forces dont il disposait, certain que tout ce qui tiendrait tête à l'ennemi serait détruit, jugeant d'autre part indigne de son propre courage et de sa grandeur d'âme, aussi bien que d'un Lacédémonien, de manquer à son devoir, il prit un moyen terme pour concilier ces deux situations extrêmes: il renvoya les plus jeunes et les plus vigoureux de sa troupe, afin de les conserver pour le service et la défense de leur pays, et avec ceux qui devaient faire le moins défaut à leur patrie, il résolut de défendre le passage commis à sa garde et, par la mort de ses défenseurs, d'en faire acheter l'entrée le plus chèrement possible à l'ennemi. C'est ce qui advint; bientôt environnés de toutes parts par les Arcadiens, après en avoir fait une grande boucherie, Ischolas et les siens succombèrent et furent tous passés au fil de l'épée. Quel trophée élevé à la gloire des vainqueurs n'eût-il pas été dû plutôt à de tels vaincus! La véritable victoire réside dans la manière dont on combat et non dans le résultat final; ce n'est pas par le succès, c'est en combattant que l'on satisfait à l'honneur.
Constance des prisonniers chez ces peuplades sauvages en présence des tourments qui les attendent.—Pour en revenir à notre histoire, il s'en faut tant que tout ce qu'on fait aux prisonniers les amène à céder, qu'au contraire, pendant les deux ou trois mois durant lesquels on les garde, ils affectent d'être gais, pressent ceux entre les mains desquels ils sont tombés de se hâter de les soumettre aux épreuves dont ils les menacent; ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté et leur rappellent le nombre des combats livrés contre les leurs, où ils ont eu le dessous. Je possède un chant fait par un de ces prisonniers, il y est dit: «Que ses bourreaux approchent hardiment tous ensemble, qu'ils se réunissent pour dîner de lui; en le mangeant, ils mangeront, en même temps, leurs pères et leurs aïeux qui lui ont, à lui-même, servi d'aliment et dont son corps s'est formé. Ces muscles, cette chair, ces veines, leur dit-il, sont vôtres, pauvres fous que vous êtes. Ne reconnaissez-vous pas la substance des membres de vos ancêtres qui s'y trouve pourtant encore? dégustez-les avec attention, vous y retrouverez le goût de votre propre chair.» Est-ce là une composition qui sente la barbarie? Ceux qui décrivent leur supplice et les représentent au moment où on les assomme, les peignent crachant au visage de ceux qui les tuent et leur faisant des grimaces; de fait, jusqu'à leur dernier soupir, ils ne cessent de braver leurs ennemis et de les défier par leur altitude et leurs propos. Sans mentir, ce sont là, par rapport à nous, de vrais sauvages, car entre leur manière et la nôtre il y a une différence telle, qu'il faut qu'ils le soient pour tout de bon ou que ce soit nous.
Les femmes, dans cette contrée, mettent un point d'amour-propre à procurer d'autres compagnes à leurs maris.—Les hommes y ont plusieurs femmes et en ont un nombre d'autant plus grand qu'ils sont réputés plus vaillants. C'est une particularité qui ne manque pas de beauté que, dans ces ménages, la jalousie qui, chez nous, pousse nos femmes à nous empêcher de rechercher l'amitié et les faveurs d'autres femmes, conduise les leurs à en attirer d'autres à leurs maris. L'honneur de ceux-ci primant chez elles toute autre considération, elles mettent tous leurs soins à chercher à avoir le plus de compagnes qu'elles peuvent, leur nombre, plus ou moins grand, témoignant du courage qu'on lui reconnaît. Chez nous on crierait au miracle; ce n'en est pas un, c'est la vertu matrimoniale portée au suprême degré.—La Bible ne nous montre-t-elle pas Sarah et les femmes de Jacob, Léa, Rachel, mettant leurs plus belles servantes à la disposition de leurs maris; Livia ne seconda-t-elle pas, contre son intérêt, les désirs voluptueux d'Auguste; Stratonice, femme du roi Dejotarus, non seulement prêta à son mari, pour qu'il en fît usage, une fort belle jeune fille d'entre ses femmes de chambre, mais elle s'employa à élever avec soin les enfants qu'il en eut et les aida de tout son pouvoir pour qu'à la mort de leur père ils lui succédassent sur le trône. Et qu'on ne pense pas que cela est simplement l'observation servile et obligée d'un usage reçu, imposé par d'anciennes coutumes, s'appliquant sans discuter ni raisonner et qu'ils sont trop stupides pour aller à l'encontre; voici quelques traits de leur part qui montrent qu'ils ne le sont point tant.—J'ai rapporté ci-dessus une de leurs chansons guerrières, j'en possède une autre qui est un chant d'amour; elle commence ainsi: «Couleuvre, arrête-toi; arrête-toi, couleuvre, pour que ma sœur prenne pour modèle les couleurs qui te parent, pour me faire une riche cordelière que je puisse donner à ma maîtresse; que toujours ta beauté et ton élégance te fassent préférer à tout autre serpent». C'est le premier couplet et le refrain de la chanson. Or, je me connais assez en poésie pour apprécier que ce produit de leur imagination n'a rien de barbare et est tout à fait dans le genre des odes d'Anacréon. Leur langage du reste a de la douceur, les sons en sont agréables, les désinences de leurs mots se rapprochent de celles de la langue grecque.
Opinions émises sur nos mœurs par trois d'entre eux, venus visiter la France.—Trois d'entre eux (que je les plains, les malheureux, de s'être laissé duper par l'attrait de la nouveauté et d'avoir, pour le nôtre, quitté leur climat si doux), ignorants de ce qu'il en coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur d'avoir fait connaissance avec nos mœurs corrompues, dont la pratique amènera leur ruine que je suppose déjà bien avancée, sont venus à Rouen, alors que feu le roi Charles IX s'y trouvait. Le roi s'entretint longtemps avec eux; on leur montra notre vie courante, de belles fêtes, ce que c'est qu'une belle ville. Quelqu'un leur ayant demandé par la suite ce qu'ils en pensaient et ce qu'ils avaient le plus admiré, ils citèrent trois choses. J'ai oublié la troisième et je le regrette bien, mais je me souviens des deux autres. Ils dirent, en premier lieu, qu'il leur paraissait bien étrange qu'un aussi grand nombre d'hommes de haute stature ayant barbe au menton, robustes et armés, qui se trouvaient auprès du roi (il est probable qu'ils voulaient parler des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant et qu'il serait plus naturel qu'on fît choix de l'un d'eux pour commander. Secondement, qu'ils avaient remarqué qu'il y a chez nous des gens bien nourris, gorgés de toutes les commodités de la vie, en même temps que des moitiés d'hommes décharnés, souffrant de la faim et de la misère, mendiant à la porte des premiers (dans leur langage imagé, ils qualifient ces malheureux de moitié des autres); et qu'ils trouvaient bien extraordinaire que ces moitiés d'hommes si nécessiteux puissent supporter une telle injustice, ne prennent pas les autres à la gorge et ne mettent pas le feu à leurs maisons.
Privilèges que confère chez eux la suprématie.—Je me suis entretenu fort longtemps avec l'un d'eux; mais j'avais un interprète qui comprenait si mal et était si embarrassé pour faire les questions que j'imaginais de leur poser que, par sa bêtise, je ne pus obtenir rien de sérieux de mon interlocuteur. Lui ayant demandé ce que lui valait la supériorité qu'il avait parmi les siens (c'était un chef et nos matelots le disaient roi), il me répondit «qu'il avait le privilège de marcher en tête, quand on allait en guerre». A ma question: «De combien d'hommes il était suivi?» il me montra un terrain, voulant dire qu'il y en avait autant qu'en pouvait contenir l'espace qu'il m'indiquait, ce qui pouvait représenter quatre à cinq mille hommes. Je lui demandai encore si, en dehors du temps de guerre, il conservait quelque autorité: «Quand je visite les villages qui dépendent de moi, me dit-il, on m'ouvre des sentiers à travers les taillis des bois, pour me permettre de passer à l'aise.» Tout cela n'est pas mal en vérité; mais au fond, qu'est-ce que cela vaut? Ces gens ne portent même pas de culotte!