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Histoire de Flandre (T. 1/4)

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LIVRE HUITIÈME
1205-1278.

Jeanne et Marguerite de Constantinople.
Luttes contre Philippe-Auguste.
Influence pacifique du règne de Louis IX.

Pendant la mémorable expédition de Baudouin, les relations commerciales et politiques de la Flandre et de l'Angleterre n'avaient point été ébranlées. Le 27 mai 1202, Jean sans Terre, prêt à combattre Philippe-Auguste, réunissait à Gournay les hommes d'armes de Flandre et de Hainaut, car ils étaient, dit un poëte,

«Courageux et sans lascheté.»

Mais dès qu'il eut appris la triste fin de l'empereur de Constantinople, il jugea prudent de conclure une trêve, dans laquelle étaient insérées des réserves pour les priviléges des marchands flamands dans son royaume (26 octobre 1206).

Le roi d'Angleterre comptait peu sur l'alliance du marquis de Namur, Philippe de Hainaut, qui avait reçu de Baudouin le gouvernement de ses Etats pendant son absence, ainsi que la tutelle de ses filles, dont l'aînée n'avait point quinze ans. Philippe-Auguste avait promis à Philippe de Hainaut la main de Marie de France; peut-être lui avait-il fait également espérer que, lorsque les deux jeunes princesses seraient nubiles, elles pourraient épouser les fils de Pierre de Courtenay, dont la mère était sœur du marquis de Namur. Il obtint, à ce prix, tout ce qu'il désirait: Jeanne et Marguerite de Flandre lui furent remises et conduites à Paris.

Il semblait que les projets de Philippe-Auguste ne dussent plus rencontrer d'obstacles. Son autorité s'était étendue vers le nord et déjà elle menaçait le midi. Une politique habile pouvait, en ranimant les anciennes rivalités de race qui existaient entre les Gallo-Romains et les populations septentrionales, ruiner les vaincus en affaiblissant les vainqueurs. Toute guerre dirigée contre les Provençaux était populaire parmi les hommes d'origine franke, et les peuples de la Flandre crurent aisément que les Albigeois étaient devenus, par leurs hérésies secrètes, les complices des Bulgares qui avaient martyrisé Baudouin. Déjà un moine allemand, nommé Olivier le Scolastique, avait paru en Flandre comme l'apôtre d'une autre guerre sainte, et l'on avait vu, à sa voix, des enfants et des jeunes filles saisir des encensoirs et des drapeaux et demander où était l'Asie. La mission de Jacques de Vitry fut d'autant plus facile lorsqu'il vint prêcher la croisade des Albigeois. L'évêque de Tournay y prit une part active, et elle reçut pour chef Simon de Montfort, qui avait accompagné la comtesse de Flandre à Ptolémaïde. Cinq cent mille hommes se dirigèrent vers le Rhône: les cités les plus riches furent pillées et détruites. A Béziers, le sang rougit les autels; Carcassonne succomba, et Simon de Montfort, vainqueur, à Muret, des armées du roi d'Aragon, reçut l'investiture du comté de Toulouse, comme fief tenu de la couronne de France.

Cependant il y avait en Flandre un pieux vieillard nommé Foulques Uutenhove, dont la sagesse était célèbre. Il comprit le but politique que se proposait le roi de France et l'accusa de vouloir anéantir en même temps la puissance des peuples de la Flandre et la dynastie de leurs princes. Bouchard d'Avesnes, fils de l'illustre ami de Richard Cœur de Lion, se plaça à la tête des mécontents et osa déclarer que, si le roi de France retenait les pupilles du marquis de Namur, la Flandre chercherait un protecteur dans le roi d'Angleterre. Philippe-Auguste jugea qu'il était nécessaire de rendre la liberté aux filles de Baudouin, mais seulement après leur avoir donné des maîtres qui exerçassent le pouvoir en leur nom et n'oubliassent jamais de quelle main ils l'avaient reçu. Il avait jeté les yeux sur Enguerrand et Thomas de Coucy, dont la mère appartenait à la maison de France, et en 1211 il conclut avec eux une convention en vertu de laquelle il s'engageait à leur faire avoir «lesdites damoiselles héritières de Flandre,» moyennant une somme de cinquante mille livres parisis, payables en deux termes, savoir: trente mille livres avant qu'ils fussent saisis desdites damoiselles, et vingt mille livres une année après qu'elles leur auraient été remises. L'évêque de Beauvais, les comtes de Brienne, de Saint-Pol, d'Auxerre, de Soissons, se portèrent garants des engagements d'Enguerrand de Coucy.

La reine Mathilde apprit ce qui avait eu lieu, et quel que fût le caractère solennel des conventions arrêtées, elle se flatta de l'espoir d'enlever l'héritière de la Flandre à la maison de Coucy pour la donner à un prince de sa famille, Ferdinand, fils de Sanche, roi de Portugal, et de Dolcis de Barcelone. Elle s'engagea à payer au roi plus d'or que n'en possédaient les seigneurs de Coucy, et de plus elle lui promit de vastes possessions territoriales. Des propositions si avantageuses furent acceptées avec empressement, et malgré toutes les plaintes d'Enguerrand de Coucy, le mariage de Jeanne de Flandre avec Ferdinand de Portugal ne tarda point à être célébré à Paris. L'acte d'hommage de Ferdinand nous a été conservé; il était conçu en ces termes:

«Moi, Ferdinand, comte de Flandre et du Hainaut, je fais savoir à tous ceux qui verront ces présentes lettres que je suis l'homme lige de mon très-illustre seigneur, le roi de France. J'ai juré de le servir fidèlement, et tant qu'il consentira à me faire droit en sa cour je remplirai ma promesse. Si, au contraire, je cessais de le servir fidèlement, je veux et permets que tous mes hommes, tant barons que chevaliers, et toutes les communes et communautés des villes et des bourgs de ma terre, aident mon seigneur le roi contre moi, et me fassent tout le mal qui sera en leur pouvoir, jusqu'à ce que je me sois amendé à la volonté du roi. Je veux que les barons et les chevaliers prennent le même engagement vis-à-vis du roi, et si l'un d'eux refusait de le faire, je lui ferai tout le mal que je pourrai, et n'aurai avec lui ni paix ni trêve, si ce n'est de l'assentiment du roi.» Sohier, châtelain de Gand, Jean de Nesle, châtelain de Bruges, et d'autres chevaliers, unirent leurs serments à ceux de Ferdinand.

Un second traité avait été conclu à Paris, et il se rapportait au démembrement de la Flandre; mais les dispositions en avaient été tenues secrètes de peur de rencontrer en 1212 la même résistance que vingt années auparavant, lorsque l'archevêque de Reims avait voulu profiter de la mort de Philippe d'Alsace. Tandis que Ferdinand et Jeanne s'arrêtaient à Péronne, des hommes d'armes se présentaient inopinément aux portes d'Aire et de Saint-Omer, et prenaient possession de ces villes importantes.

Peu de jours après, le 24 février, Ferdinand, arrivé près de Lens, déclara qu'il avait remis à Louis, fils du roi de France, les cités d'Aire et de Saint-Omer, qui avaient appartenu autrefois à Elisabeth de Hainaut. Laissant la jeune comtesse de Flandre malade à Douay, il se hâta de se rendre à Ypres et à Bruges pour y faire reconnaître son autorité; mais lorsqu'il parut aux portes de Gand, les bourgeois refusèrent de le recevoir: ils avaient élu pour chefs Rasse de Gavre et Arnould d'Audenarde: dans leur indignation, ils poursuivirent Ferdinand jusqu'à Courtray, et peut-être l'eussent-ils mis à mort s'il n'eût réussi à faire briser les ponts de la Lys.

Ferdinand appela aussitôt auprès de lui la plupart des nobles de Flandre. Il s'avança avec eux jusqu'à Gand, et comme la comtesse Jeanne l'accompagnait, personne n'osa prendre les armes contre l'héritière légitime de Baudouin de Constantinople. Les magistrats de la ville insurgée se soumirent et payèrent une amende de trois cent mille livres. De plus, l'organisation de l'échevinage fut complètement modifiée. Le comte se réserva le droit de choisir, dans les quatre principales paroisses de la ville, quatre hommes probes qui désigneraient, avec son assentiment, treize échevins. Chaque année, d'autres électeurs devaient présider au renouvellement de l'échevinage.

Ferdinand ne tarda point à conduire son armée triomphante vers les bords de la Meuse, où elle se réunit à celle de Philippe, frère de Baudouin. L'évêque de Liége, Hugues de Pierrepont, issu de la maison de Namur, avait été chassé de sa résidence épiscopale par le duc de Brabant, et c'était afin de réparer ce revers qu'il avait convoqué tous ses alliés. Cependant on était arrivé aux journées les plus brûlantes du mois de juillet; d'épaisses nuées de poussière s'élevaient dans les airs et gênaient la marche des hommes d'armes; enfin on apprit avec joie que la paix avait été conclue. Henri de Brabant avait accepté les propositions du comte Ferdinand et s'était engagé à payer une indemnité considérable à l'évêque de Liége; mais, avant que ses promesses eussent reçu leur exécution, des événements importants vinrent modifier la situation des choses.

Philippe de Hainaut avait rendu le dernier soupir le 15 octobre 1212. Sa mort brisait tous les liens qui unissaient la maison des comtes de Flandre au roi de France, et l'hiver s'était à peine achevé lorsque le duc de Brabant, accourant à Paris, sut persuader à Philippe-Auguste que son alliance était plus précieuse que celle du comte de Flandre, et obtint pour prix de son zèle la main de la veuve du marquis de Namur.

Au moment où le roi de France accueillait l'adversaire de Ferdinand, il rompait ouvertement avec Renaud de Dammartin et lui enlevait ses domaines. Renaud de Dammartin était l'un des barons les plus puissants de France. Il possédait de nombreux châteaux en Bretagne et dans le Vermandois, et sa femme, fille de Matthieu d'Alsace, lui avait porté en dot le comté de Boulogne. Déjà son caractère violent s'était révélé à diverses reprises. Un jour, il avait osé en venir aux mains, au milieu de la cour, avec le comte de Saint-Pol. Depuis, il avait eu d'autres contestations avec l'évêque de Beauvais et le comte de Dreux, cousins du roi, et telle était la cause des sentences de bannissement et de confiscation prononcées contre lui; mais, loin de s'humilier devant l'autorité royale, il nourrissait des rêves de vengeance et associait à ses projets l'un des plus célèbres barons de Picardie, Hugues de Boves, qui avait tué le chef des prévôts royaux. Peu après les fêtes de Pâques, vers l'époque où Henri de Brabant épousait la veuve du marquis de Namur, Renaud de Dammartin quitta les Etats du comte de Bar pour aller en Flandre réveiller dans le cœur de Ferdinand les aiguillons de l'orgueil et de la colère. Il n'y réussit que trop aisément. Mathilde elle-même, qui, l'année précédente, implorait à genoux la faveur de Philippe-Auguste, ne se souvenait plus que de l'admiration que lui avait inspirée la puissance de l'Angleterre, lorsqu'elle traversait la mer, appelée du Portugal par Henri II, pour perpétuer la dynastie de Philippe d'Alsace. Cependant les dons qu'elle avait prodigués, non-seulement au roi de France et à ses ministres, pour qu'ils permissent le mariage de Jeanne avec Ferdinand, mais aussi aux barons de Flandre, pour qu'ils ne s'y opposassent point, avaient épuisé tous ses trésors. Ce fut Renaud de Dammartin qui lui apprit qu'elle trouverait toujours chez les ennemis du roi de France l'or qu'elle emploierait à le combattre.

En 1208, les moines de l'abbaye de Saint-Augustin, qui contestaient au roi d'Angleterre le droit de nommer l'archevêque de Canterbury, s'étaient vus réduits à chercher un asile au cloître de Saint-Bertin et dans d'autres monastères de Flandre. Le pape Innocent III avait pris énergiquement leur défense. Jean sans Terre était frappé d'excommunication, et déjà le roi de France se préparait à exécuter les sentences pontificales, en dirigeant contre l'Angleterre une autre croisade semblable à celle des Albigeois. Le roi Jean, menacé d'une invasion si redoutable, vit avec joie le mécontentement du comte de Flandre. Les négociations furent conduites avec zèle par Renaud de Dammartin, et au mois de mai 1212, le roi d'Angleterre promit au comte de Flandre de l'aider à recouvrer tous les domaines qui lui avaient été enlevés. Une entrevue fut fixée à Douvres aux fêtes de l'Assomption. Le roi Jean se trouvait à Windsor lorsque Ferdinand débarqua au port de Sandwich, et comme le sire de Béthune l'engageait à se rendre au devant de lui: «Oyez ce Flamand, interrompit le roi, quelle grande opinion n'a-t-il pas de son seigneur!—Par la foi que je dois à Dieu, répliqua vivement le chevalier, il est tel que je le dis.» Le roi d'Angleterre s'avança jusqu'à Canterbury: ce fut là que les deux princes signèrent un traité d'alliance dont les dispositions ne sont point parvenues jusqu'à nous.

Cependant le roi d'Angleterre, en même temps qu'il améliorait la situation présente de ses affaires, demandait à ces négociations d'autres gages pour l'avenir. Il réclamait la jeune Marguerite, sœur de la comtesse de Flandre, comme otage pour les sommes qu'il prêterait, et voulait, disait-on, la marier au comte de Salisbury, afin que si l'hymen de Jeanne restait stérile, l'Angleterre fût plus assurée de l'obéissance de l'époux de Marguerite que la France ne semblait l'être de la soumission de Ferdinand de Portugal. Lorsque la jeune princesse apprit que sa sœur devait la livrer aux Anglais, elle refusa de quitter le Hainaut. Au comte de Salisbury elle préférait Bouchard d'Avesnes, qui, aussi illustre par sa science que par son courage, avait tour à tour étudié les lettres à l'école d'Orléans et reçu l'ordre de chevalerie de la main de Richard Cœur de Lion. La puissance de Bouchard d'Avesnes était grande dans le Hainaut, où il possédait la dignité de haut bailli; il appela près de lui les barons et les plus nobles feudataires pour qu'ils l'accompagnassent solennellement de Mons jusqu'au château du Quesnoy, et là, après qu'on eut reconnu que la publication des bans ecclésiastiques avait eu lieu régulièrement, un prêtre nommé Géry de Novion, frère de l'un des chevaliers attachés au service de Bouchard, demanda au sire d'Avesnes et à Marguerite, agenouillés au pied des autels, s'ils voulaient l'un et l'autre vivre désormais ensemble comme époux; puis il joignit leurs mains, et la cérémonie s'acheva au milieu d'un grand concours de témoins pour lesquels on avait laissé ouvertes toutes les portes du château.

Bouchard d'Avesnes écrivit à Jeanne pour lui annoncer qu'il venait d'entrer dans la maison des comtes de Flandre et de Hainaut; toutefois, quel que fût le mécontentement secret qu'inspirât ce mariage, les circonstances étaient trop graves pour que ces dissensions domestiques éclatassent immédiatement. Philippe-Auguste avait déjà réuni à Boulogne une immense armée prête à traverser la mer. Selon une ancienne tradition, on racontait que, le soir de la bataille d'Hastings, Guillaume le Conquérant avait entendu, pendant son sommeil, une voix qui lui prédisait que sa postérité conserverait la couronne pendant un siècle et demi. Cette période allait s'achever, et le roi de France croyait que la prophétie propagée par les rumeurs populaires lui promettait le sceptre des monarques anglais.

Le comte de Flandre avait été appelé à prendre part à cette expédition; mais avant de remplir ses devoirs de feudataire, il avait permis aux habitants de Gand de fortifier leur cité; il était à peine arrivé au camp de Boulogne, lorsqu'on y apprit que le 13 mai le roi Jean avait changé subitement de résolution et s'était soumis aux sentences pontificales qui sanctionnaient les priviléges des moines de Canterbury. Le légat d'Innocent III quitta aussitôt l'Angleterre pour aller annoncer à Philippe-Auguste la levée de l'excommunication; mais le roi de France, quelles que fussent les énergiques remontrances du légat, déclara qu'il avait déjà dépensé soixante mille livres pour les frais de la guerre et qu'il ne renoncerait point à son expédition.

Lorsque Ferdinand s'était rendu près de Philippe-Auguste, n'était-il pas instruit de la prochaine réconciliation du pape et du roi Jean? On ne peut guère en douter. L'obstination du roi de France contrariait toutes ses prévisions, et il mit tout en œuvre pour qu'elle échouât. Tantôt il engageait les barons à se méfier de l'autorité ambitieuse du roi; tantôt il leur représentait que jamais prince français n'avait réclamé la couronne d'Angleterre, et que toute tentative pour s'en emparer serait injuste et condamnable. Philippe s'irrita, mais Ferdinand ne cédait point; il osa même nier la suzeraineté du roi, disant que Philippe-Auguste, en retenant illégalement une partie de ses domaines, avait rompu tous les liens qui l'attachaient à lui. «Par tous les saints de France, s'écria alors le monarque frémissant de colère, la France deviendra Flandre, ou la Flandre deviendra France.» A sa voix, dix-sept cents navires cinglèrent vers le havre du Zwyn, et comme si le comté de Flandre n'existait déjà plus, il exigea l'hommage du comte de Guines.

Ferdinand s'était hâté de rentrer dans ses Etats, et, sans tarder plus longtemps, il chargea Baudouin de Nieuport de se rendre en Angleterre pour y réclamer des secours importants. «Cher ami, lui répondait le 25 mai le roi Jean, nous avons reçu les lettres que vous avez remises à Baudouin de Nieuport; si nous les avions eues plus tôt, nous eussions pu vous faire parvenir des secours plus considérables. Nous envoyons vers vous nos fidèles, Guillaume, comte de Salisbury, Renaud, comte de Boulogne, et Hugues de Boves...»

Le roi de France avait, le 23 mai, pris possession de Cassel: rien ne pouvait arrêter la rapidité de sa marche, et Ferdinand, surpris par cette invasion imprévue, chercha à entamer des négociations, non qu'il espérât la paix, mais afin de trouver dans ces pourparlers l'occasion de quelques retards qui permissent aux Anglais d'arriver à son aide. Dans ce but, il avait, disent quelques historiens, demandé au roi une entrevue qui devait avoir lieu à Ypres; mais le roi de France ne l'y attendit point et s'avança de plus en plus vers l'intérieur de la Flandre. Les châtelains de Gand et de Bruges le guidaient: ils exécutaient le serment qu'ils avaient prêté de le servir de tout leur pouvoir si Ferdinand oubliait ses devoirs de vassal.

Tandis que Philippe-Auguste entrait à Bruges et s'approchait des remparts de Gand que le duc de Brabant allait attaquer sur l'autre rive de l'Escaut, la flotte française envahissait le port de Damme. Là se trouvaient déposés les trésors de l'Europe et de l'Asie, les soies de la Chine et de la Syrie, les pelleteries de la Hongrie, les vins de la Gascogne, les draps les plus précieux de la Flandre, butin immense qui flatta l'orgueil des vainqueurs et leur fit peut-être oublier les dangers qui les menaçaient.

Le jeudi 30 mai 1213, Ferdinand, qui n'avait point quitté le rivage de la mer, signala à l'horizon un grand nombre de voiles anglaises qui se dirigeaient vers la Flandre; c'était la flotte du comte de Salisbury. Rien ne peut exprimer ce que ce moment avait de solennel et de triste; c'était la première scène de ce drame mémorable que devait clore la bataille de Bouvines, l'aurore de cette lutte qui allait ébranler toute l'Europe et demander à ses peuples tant de sang et tant de victimes. Ferdinand, inquiet et agité, n'osait interroger les mystères de l'avenir: ses remords le poursuivaient, et dès que les chevaliers anglais eurent abordé sur le sable, il leur demanda s'il pouvait loyalement porter les armes contre son seigneur suzerain. Le comte de Boulogne et Hugues de Boves se hâtèrent de le rassurer, et les conseillers de Jean sans Terre mirent le même empressement à ranimer son courage et ses espérances.

Les vaisseaux français s'étaient imprudemment dispersés dans le golfe qui formait, au treizième siècle, l'entrée du port de Damme. La flotte anglaise les assaillit impétueusement, et, avant la fin du jour, quatre cents navires étaient tombés en son pouvoir. Au bruit de ce succès, Ferdinand rallia autour de lui les populations maritimes, toujours intrépides et belliqueuses, et les conduisit vers le bourg de Damme qu'occupaient le comte de Soissons et Albert d'Hangest avec deux cent quarante chevaliers et dix mille hommes d'armes. Le combat fut acharné, et déjà les Flamands triomphaient, lorsque l'arrivée de Pierre de Bretagne, avec cinq cents chevaliers français, les contraignit à se retirer précipitamment, abandonnant deux mille morts et plusieurs prisonniers, parmi lesquels se trouvaient Gauthier et Jean de Vormizeele, Gilbert d'Haveskerke et un autre noble, héritier d'un nom fatal, Lambert de Roosebeke. Les sires de Béthune, de Ghistelles et d'autres chevaliers flamands trouvèrent à Furnes et à Oudenbourg un asile qui, dans ces contrées, ne manqua jamais aux défenseurs de la cause nationale. Ferdinand seul avait préféré se réfugier à bord de la flotte anglaise qui avait jeté l'ancre sur le rivage de l'île de Walcheren.

Philippe-Auguste avait quitté le siége de Gand pour accourir à Damme. Lorsqu'au sein de ces remparts ensanglantés par le combat de la veille et de ces riches entrepôts livrés à la dévastation il découvrit quelques vaisseaux qui avaient échappé aux efforts du comte de Salisbury, mais que les Anglais séparaient de la mer, il ordonna de brûler et la ville pillée et les débris de sa flotte vaincue. Le chapelain du roi n'a point de vers assez pompeux pour célébrer ce spectacle. «L'incendie ne tarde point à se répandre. La flamme détruit en un moment mille et mille demeures; dans toutes les campagnes qui s'étendent jusqu'au rivage de la mer, elle consume les moissons dont s'enorgueillissait le sillon fertile.» Le roi, après avoir forcé les magistrats d'Ypres et de Bruges à lui remettre des sommes considérables, revint poursuivre le siége de Gand, dont il s'empara bientôt, grâce à la coopération des hommes d'armes du duc de Brabant. Le château d'Audenarde lui fut livré: de là il se rendit à Courtray, puis à Lille et à Douay, où il laissa son fils et Gauthier de Châtillon.

Cependant dès que Ferdinand eut appris la retraite du roi, il reparut en Flandre, assembla ses hommes d'armes et les conduisit à Ypres. Bruges et Gand lui avaient déjà ouvert leurs portes, et à peine s'était-il emparé de Tournay, que les habitants de Lille l'appelèrent dans leurs murailles. Déjà Philippe-Auguste réunissait ses hommes d'armes pour rentrer en Flandre; mais en même temps qu'il se préparait à employer la force des armes, il avait de nouveau recours aux foudres de l'excommunication. L'archidiacre de Paris, Albéric de Hautvilliers, qu'il avait choisi pour successeur de Gui Paré dans l'archevêché de Reims, fit prononcer par l'évêque de Tournay la sentence d'interdit, et ce fut au milieu de la consternation universelle que l'armée envahissante se présenta devant les remparts de Lille abandonnés sans défense. Le chapelain du roi, qui a si pompeusement célébré l'incendie de Damme, sent son enthousiasme se réveiller en racontant la ruine de Lille, autre chant digne de la Philippide: «Les fureurs de Vulcain, excitées par le souffle d'Eole, suffisent pour punir les rebelles; la flamme les poursuit plus cruellement que le fer des guerriers... La ville de Lille tout entière fut détruite, et l'on vit périr sous les débris de leurs foyers ceux dont la faiblesse ou les infirmités de l'âge ralentissaient les pas. On ne peut compter ceux qui furent mis à mort. Tous les prisonniers furent vendus comme serfs par l'ordre du roi, afin qu'ils s'inclinassent à jamais sous le joug. Il ne resta point une seule pierre qui pût servir d'abri.»

Philippe, vainqueur à Lille, reconquit aussi promptement Cassel et Tournay. Ferdinand ne pouvait point s'opposer à ses progrès: en vain envoyait-il des ambassadeurs implorer l'appui de Jean sans Terre: il ne recevait point de secours; enfin, dans les derniers jours de septembre, on lui remit des lettres où le roi d'Angleterre expliquait ces retards funestes par un voyage qu'il avait fait à Durham, dans les provinces les plus reculées de son royaume.

Enfin une invasion des Anglais dans l'Anjou força Philippe-Auguste à rentrer dans ses Etats; mais les hommes d'armes qu'il avait laissés à son fils Louis continuaient leurs dévastations. Ils portèrent la flamme tour à tour dans les murs de Bailleul, et dans les vallées de Cassel et de Steenvoorde. A peine s'étaient-ils éloignés, que Ferdinand accourut à Gravelines pour y voir aborder les sergents et les archers que lui amenaient Guillaume de Salisbury, Hugues de Boves, Renaud et Simon de Dammartin. Le roi d'Angleterre avait chargé son chancelier de prendre avec lui tout le trésor royal dans cette expédition pour que rien n'en ralentît le succès. Le comte de Flandre se dirigea d'abord vers les domaines d'Arnould de Guines pour le punir de l'hommage qu'il avait rendu au roi de France, les pilla et les ravagea, puis il menaça Saint-Omer; il se préparait à poursuivre ses conquêtes, lorsque les guerres du duc de Brabant et de l'évêque de Liége l'obligèrent à renoncer à ses desseins.

Les traités qui unissaient Ferdinand et Hugues de Pierrepont dans une même alliance contre le duc de Brabant avaient été confirmés à plusieurs reprises. Les hommes d'armes flamands s'étaient même avancés jusqu'à Bruxelles, au moment où la seconde invasion de Philippe-Auguste vint les rappeler à la défense de leurs foyers. Henri de Brabant, n'ayant plus rien à craindre de Ferdinand, avait jugé les circonstances favorables pour se venger des Liégeois. Il parut inopinément avec toutes ses forces dans les plaines de la Hesbaye, «voulant, dit un historien, prendre part aux vendanges et piller une seconde fois la cité de Liége.» Hugues de Pierrepont dormait lorsque le comte de Looz vint le réveiller en lui exposant le péril qui le menaçait. Tous les barons alliés de l'évêque s'armèrent; Huy et Dinant envoyèrent leurs habitants au secours des Liégeois, et peu de jours après, le 13 octobre 1213, les cloches de toutes les vallées de la Meuse retentirent pour annoncer le triomphe de saint Lambert à la journée de Steppes.

C'était dans cette situation que le duc de Brabant, prêt à être chassé de ses Etats par les Liégeois, implorait la médiation de Ferdinand. Il voulait, disait-il, consentir à toutes les demandes qu'on lui avait adressées et remettre ses deux fils comme otages au comte de Flandre. Accueilli d'abord avec mépris, il fut plus heureux dans ses démarches lorsqu'il offrit de renoncer à l'amitié du roi de France. Les comtes de Flandre et de Boulogne traversèrent le champ de bataille de Steppes, jonché de cadavres, pour porter ses propositions aux vainqueurs; ils obtinrent qu'il lui fût permis d'aller s'agenouiller au pied du tombeau de saint Lambert, et là l'évêque de Liége et le comte de Looz lui donnèrent le baiser de paix.

Une vaste confédération s'organisait contre le roi de France. L'empereur Othon de Saxe, neveu de Jean sans Terre, devait sa couronne à l'appui de l'Angleterre et de la Flandre. Il promit au comte de Salisbury, qui s'était rendu aux bords du Rhin, le concours de toutes les armées impériales; peu après, il reçut l'hommage du duc de Brabant qui épousa sa fille.

Vers le nord, le roi d'Angleterre comptait d'autres alliés. Le comte de Hollande était devenu son feudataire en recevant une pension annuelle de quatre cents marcs d'argent. Ferdinand renouvelait les anciens traités de la Flandre et du Danemark que devait confirmer le mariage de l'une de ses sœurs avec le roi Waldemar. Vers la même époque, il se réconciliait avec Bouchard d'Avesnes, et le 3 avril 1214, six chevaliers furent désignés comme arbitres pour régler les prétentions héréditaires de Marguerite.

Les ennemis les plus dangereux de Philippe-Auguste étaient ceux qui habitaient la France; ils le haïssaient et travaillaient secrètement à renverser son autorité. «Contre le roi, dit un historien, conspiraient le comte Hervée de Nevers et tous les grands du Maine, de l'Anjou, de la Neustrie et des pays situés au delà de la Loire; mais ils cachaient leurs desseins par crainte du roi, voulant connaître d'abord quel serait le résultat de la guerre.»

Dès les fêtes de Pâques 1214, les comtes de Flandre et de Boulogne se hâtèrent de prendre les armes; ils voulaient achever l'expédition que les querelles des Liégeois et du duc de Brabant avaient interrompue l'année précédente. Ils envahirent les Etats du comte Arnould, qui se réfugia à Saint-Omer, conquirent le château de Guines et brûlèrent le bourg de Sandgate. Ardres se racheta. De là ils se dirigèrent vers l'Artois, pillèrent Hesdin, et mirent le siége devant Lens et devant Aire; mais l'arrivée d'une armée française mit un terme à leurs assauts.

L'empereur avait déjà traversé la Meuse avec une armée considérable: il continuait sa marche vers Nivelles, où devaient s'assembler tous les chefs de la ligue anglo-teutonique. Là se trouvèrent réunis, le 12 juillet, l'empereur Othon de Saxe, les ducs de Brabant et de Limbourg, les comtes de Flandre, de Hollande, de Namur, de Boulogne et de Salisbury.

Lorsqu'ils se rendirent ensemble à Valenciennes, deux cent mille hommes marchaient à leur suite, rangés sous quinze cents bannières. «Il y aura une bataille, avaient déclaré les devins consultés par la reine Mathilde; le roi y sera renversé et foulé aux pieds des chevaux; personne ne lui élèvera de tombeau; Ferdinand entrera triomphalement à Paris.» Cette prophétie flattait l'orgueil des princes confédérés: ils oubliaient que tout oracle a son interprétation mystérieuse. Egarés par leurs espérances, ils croyaient pouvoir se partager d'avance les territoires dont rien encore ne leur assurait la conquête. Renaud de Boulogne s'attribuait Péronne et le Vermandois; Ferdinand obtenait la cité de Paris et les riches provinces qui s'étendent depuis l'Escaut jusqu'à la Seine; Hugues de Boves recevait la seigneurie de Beauvais. Il n'y avait point de chevalier qui ne réclamât quelque comté ou quelque ville. L'ambition des barons luttait seule contre l'ambition du roi. A ses tendances vers l'autorité absolue, ils n'opposaient que les regrets que leur inspirait l'anarchie désormais condamnée de la période féodale. La Flandre, patrie des communes, ne représentait rien dans leur camp. Elle n'eût point profité de leurs victoires: elle fut la victime de leurs revers.

Philippe-Auguste comprit admirablement la faute de ses adversaires; et puisqu'ils semblaient ne point tenir compte de l'élément communal, il n'hésita point à s'en faire une arme redoutable, en demandant aux bourgeoisies des villes françaises leurs vaillantes et patriotiques milices.

L'armée du roi de France s'est avancée jusqu'à Tournay, quand on apprend que les troupes allemandes de l'empereur se dirigent vers Mortagne. Philippe-Auguste ordonne aussitôt un mouvement rétrograde, et sa prudence encourage la témérité de ses ennemis. «Philippe fuit!» s'est écrié Hugues de Boves; et, à son exemple, une foule de chevaliers se précipitent à travers les marais et les bois de saules, afin d'atteindre l'armée de Philippe-Auguste avant qu'elle parvienne au pont de Bouvines. Il est trop tard. Déjà la plus grande partie des Français a traversé le ruisseau qui descend du plateau de Cysoing et coule vers l'abbaye de Marquette. Le roi, fatigué d'une longue marche par l'une des journées les plus brûlantes du mois de juillet, s'est arrêté près de la chapelle de Saint-Pierre et se repose à l'ombre d'un frêne. Tout à coup, on lui annonce que les Allemands attaquent les barons qui se trouvent en arrière, et que le vicomte de Melun cherche en vain à leur résister. A cette nouvelle, Philippe s'élance à cheval: de toutes parts, on entend s'élever le cri: «Aux armes! aux armes!» Les trompettes retentissent en même temps que les clercs entonnent les psaumes de David: les troupes qui avaient déjà passé le pont reviennent précipitamment et se préparent à combattre. Un profond silence succède à ce tumulte: il semble que, sous toutes les bannières, on attende avec une religieuse émotion le signal de la lutte à laquelle s'attachent de si grandes destinées.

Les deux armées, peu éloignées l'une de l'autre, s'étendaient sur une seule ligne. Philippe s'était placé vers l'ouest, tandis qu'Othon quittait le chemin de Bouvines en se dirigeant à l'est vers une colline où les rayons du soleil frappaient directement ses hommes d'armes. Au milieu des bataillons de l'empereur planait, au haut d'un char, un énorme dragon qui portait une aigle d'or. Dans l'armée de Philippe, les plus braves chevaliers se pressaient autour de l'oriflamme parsemée de fleurs de lis qui se déroulait légèrement dans les airs. Plus loin, aux extrémités des deux armées, se trouvaient, d'une part, le comte de Dreux, de l'autre, le comte de Boulogne avec le comte de Salisbury et les Anglais. A l'aile droite, le roi de France opposait les Champenois et les Bourguignons aux milices du comte Ferdinand placées vis-à-vis d'eux. Ce fut là que s'engagea la bataille.

Cent cinquante sergents soissonnais se sont avancés afin d'exciter les chevaliers de Flandre à rompre leurs rangs: mais ceux-ci les laissent s'approcher, jugeant indigne de leur courage de combattre des adversaires aussi obscurs; pendant quelque temps, ils supportent patiemment leurs insultes, et ils semblent résolus à les mépriser, lorsque Eustache de Maskelines, égaré par son ardeur belliqueuse, s'élance dans la plaine pour défier les chevaliers champenois. «Chacun souviengne hui de samie!» s'écrie Buridan de Furnes, qui le suit avec Gauthier de Ghistelles, Baudouin de Praet, les sires de Béthune, d'Haveskerke et d'autres illustres chevaliers. Déjà le comte de Beaumont, Hugues de Malaunoy, Gauthier de Châtillon, Matthieu de Montmorency, se portent en avant pour les arrêter. La mêlée devient sanglante et confuse. Eustache de Maskelines périt le premier. Hugues de Malaunoy emmène Gauthier de Ghistelles captif. Au même moment, le duc de Bourgogne se précipite vers Arnould d'Audenarde, perd son cheval, se relève et continue à combattre. Cependant Baudouin de Praet renverse plusieurs chevaliers, et l'un des bannerets transfuges de Hainaut vient de tomber atteint d'un coup de lance, lorsque le comte de Saint-Pol, remarquant le péril des Français, leur amène de puissants renforts.

Les hommes des communes de Flandre cherchent en vain à prendre part au sanglant duel de ces chevaliers aux pesantes armures, qui se heurtent les uns les autres sur leurs coursiers caparaçonnés de fer. Dispersés et rejetés en désordre, ils se voient réduits à reculer; et bientôt après, les chevaliers de Flandre, moins nombreux que ceux de France, partagent les mêmes revers. Le comte Ferdinand, couvert de blessures et épuisé par la fatigue d'une longue résistance, a remis son épée à Hugues de Moreuil: un cri de victoire retentit sous les bannières françaises.

Philippe-Auguste crut que, les Flamands détruits, toute l'armée ennemie était vaincue: il appela les milices communales d'Arras, de Compiègne, de Corbie, d'Amiens et de Beauvais, et les fit marcher devant lui vers les feudataires d'Othon; il n'avait point prévu que les chevaliers allemands, non moins redoutables par leur gigantesque stature que par leur valeur, s'ouvriraient aisément un passage à travers quelques milliers de bourgeois mal armés: tous se précipitent vers l'étendard fleurdelisé qui leur annonce la présence du roi; ils pénètrent jusqu'à lui, le fer de leurs lances perce sa cotte de mailles et ensanglante son visage: déjà le roi de France est tombé au milieu des cadavres qui couvrent la plaine, mais Pierre Tristan lui donne son cheval; les Français se rallient et repoussent les Allemands avec tant d'impétuosité que, sans le dévouement d'Hellin de Wavrin et de Bernard d'Oostmar, Pierre Mauvoisin et Gérard la Truie eussent enlevé l'empereur d'Allemagne.

A l'aile gauche, le combat restait plus douteux. Le comte de Boulogne avait dispersé les hommes d'armes du comte de Dreux; mais le comte de Salisbury était le prisonnier de Jean de Nesle. En ce moment, on aperçut au centre de la plaine les Allemands qui fuyaient, suivis des hommes d'armes du Brabant et du Limbourg; la même terreur se répandit de toutes parts. Renaud de Dammartin était le seul qui ne se laissât point ébranler. Il réunissait autour de lui les débris des milices flamandes qui eussent pu, quelques heures plus tôt, lui assurer la victoire, et les plaçait en ordre de bataille, tous les combattants serrés les uns contre les autres, afin qu'ils présentassent aux chevaliers français un inaccessible rempart. Parfois, il s'élançait de leurs rangs pour chercher quelque illustre adversaire; parfois, il y rentrait pour les exhorter à se bien défendre. Cette petite troupe d'hommes de commune résistait à tous les efforts de la chevalerie française; il fallut que le roi ordonnât à trois mille sergents de les exterminer en les frappant de loin avec leurs lances. Le comte de Boulogne restait presque seul. «Il semblait, dit Guillaume le Breton, qu'il dût triompher de toute une armée.» Suivi de cinq compagnons d'armes, il reparut au milieu des Français, et arriva jusqu'à Philippe-Auguste; mais, au moment de frapper son seigneur suzerain, il hésita et poursuivit sa course vers le comte de Dreux. Il continuait à semer la mort autour de lui, lorsqu'il sentit s'affaisser son coursier percé d'un coup de poignard. Arnould d'Audenarde et quelques chevaliers flamands qui accouraient à son secours partagèrent sa captivité; le même destin les associa à sa gloire et à ses malheurs.

Le soir même de la bataille, le comte de Boulogne fit parvenir à l'empereur Othon un message par lequel il l'engageait à recommencer immédiatement la guerre avec le secours des communes flamandes; il avait compris trop tard que la féodalité, réduite à ses propres forces, était désormais impuissante.

Le roi de France rentra triomphalement dans ses Etats; partout où passait son armée victorieuse, les bourgeois et les laboureurs accouraient pour voir dans les fers ce fameux comte de Flandre, dont naguère encore ils redoutaient les armes. La prison qui le reçut était une tour que Philippe-Auguste venait de faire construire hors de l'enceinte de la ville de Paris; on la nommait la tour du Louvre.

Beaucoup de chevaliers flamands portèrent les mêmes chaînes. «A la journée de Bouvines, dit une ancienne chronique, les deux tiers des châtelains et des autres hommes illustres, tant de Flandre que de Hainaut, furent faits prisonniers.» La plupart avaient remis leur épée à de pauvres bourgeois qu'ils étaient accoutumés à mépriser, et qu'ils rencontraient pour la première fois sur un champ de bataille. La milice d'Amiens, où l'on distinguait les confréries des bouchers, des poissonniers et des gantiers, rangés sous la bannière de saint Martin, amena à Paris dix chevaliers captifs; celle de Corbie en conduisit neuf; celle de Compiègne, cinq; celle d'Hesdin, six; celle de Montdidier, autant que celle d'Hesdin. Parmi les prisonniers dont s'enorgueillissaient les communes de Soissons, de Crespy, de Roye, de Beauvais, de Montreuil, de Noyon, de Craonne, de Vézelay et de Bruyère, se trouvaient les sires de Quiévraing, de Maldeghem, de Borssele, de Wavre, de Grimberghe, de la Hamaide, de Praet, d'Avelin, de Lens, de Condé, de Créquy, de Bailleul, de Gavre, de Ligne, de Lampernesse. Le roi des ribauds intervint dans cette remise solennelle des prisonniers, et il obtint, dit Guillaume le Breton, un noble chevalier nommé Roger de Waffaille.

Peu de semaines après la bataille de Bouvines, une femme, vêtue d'habits de deuil, se précipitait aux pieds du roi de France: c'était la comtesse de Flandre qui venait implorer la délivrance de Ferdinand. Les députés des villes de Flandre et de Hainaut l'accompagnaient et se soumirent avec elle aux ordres de Philippe-Auguste. Dans ces tristes circonstances fut conclu le traité du 24 octobre 1214.

«Moi, Jeanne, comtesse de Flandre et de Hainaut, je fais savoir à tous ceux qui verront ces présentes lettres que j'ai promis à Philippe, illustre roi de France, de lui livrer le fils du duc de Louvain, à Péronne, le jeudi avant les fêtes de la Toussaint. Je ferai détruire les forteresses de Valenciennes, d'Ypres, d'Audenarde et de Cassel, selon la volonté du roi, et elles ne seront reconstruites que de son bon plaisir: quant aux autres forteresses de Flandre, elles resteront dans leur état actuel, et il ne pourra également point en être construit de nouvelles, sans l'assentiment du roi.

«Lorsque tous ces engagements auront été exécutés, le roi disposera, selon son bon plaisir, de monseigneur Ferdinand, comte de Flandre et de Hainaut, et de tous mes hommes de Flandre et de Hainaut, dont il règlera les rançons comme il lui plaira.»

Ce fut vers cette époque qu'il fut permis aux chevaliers détenus dans les prisons du roi de France de les quitter en payant de fortes rançons. Celle de Baudouin de Praet fut de cinq cents livres; celle de Gauthier de Ghistelles, de neuf cents livres: mais il n'y en eut point de plus élevées que celles du sire de Gavre et du vaillant Hellin de Wavrin. La première monta à près de trois mille livres; la seconde dépassa six mille livres, et fut garantie par les sires de Dampierre, de Montmirail, de Miraumont et d'autres nobles barons.

Ferdinand seul ne recouvra point la liberté. Le roi craignait qu'il n'en profitât pour se venger, et préférait la faiblesse de Jeanne: les conseillers qu'il lui avait donnés étaient les châtelains de Gand et de Bruges; Michel de Harnes disposait de la charge importante de connétable. Dès ce moment, Philippe-Auguste considéra la Flandre comme l'une des provinces soumises à son autorité immédiate. Il força l'abbé des Dunes à lui remettre six cents livres sterling que le comte de Boulogne avait laissées en dépôt dans son monastère; en même temps, il priait l'empereur d'Allemagne Frédéric II de rendre à Jeanne les îles de la Zélande et les pays d'Alost et de Waes, dont le rival d'Othon s'était naguère emparé. «La comtesse de Flandre, dit une chronique liégeoise, habita désormais dans sa terre à la volonté du roi.»

Hugues de Boves, plus heureux que Renaud de Dammartin, s'était retiré en Angleterre: des nobles de Flandre, qui redoutaient le ressentiment de Philippe-Auguste, suivirent son exemple. Ils allaient offrir le secours de leur épée au roi Jean, menacé par la grande ligue qu'avaient formée les barons et les députés des communes réunis au pied de l'autel de saint Edmond, protecteur des races anglo-saxonnes.

Parmi ces exilés se trouvait un chevalier de la naissance la plus illustre, Robert de Béthune. Son père était ce sire de Béthune auquel Philippe d'Alsace avait voulu faire épouser la reine Sibylle de Jérusalem. Sa fille devait être comtesse de Flandre. Ce fut en vain que Robert de Béthune parvint, par son courage, à reconquérir Exeter: Jean sans Terre, réduit à céder, se rendit, le 19 juin 1215, dans le pré de Runingsmead, près de Windsor: là fut proclamée la grande charte des libertés anglaises.

A la grande charte était jointe (Matthieu Paris l'affirme) la charte des forêts, dont un article était ainsi conçu:

«Nous éloignerons de notre pays tous les étrangers, savoir: Engelhard d'Athis; André, Pierre et Gui de Sanzelle; Gui de Gysoing et tous les Flamands qui travaillent à la ruine de notre royaume.»

Quoi qu'en aient dit plusieurs historiens, Jean sans Terre se montra, pendant quelques jours, fidèle à ses serments. Non-seulement il repoussa les représentations des chevaliers flamands qui se montraient fort mécontents «de la vilaine pais» que le roi avait faite, mais on le vit aussi les renvoyer en Flandre sans récompenser leur zèle. Jean sans Terre devait trouver dans l'isolement auquel il se condamnait un nouveau degré d'humiliation. Pendant quelque temps, l'on remarqua que ses traits étaient devenus plus sombres, et il passait successivement de la douleur la plus profonde à l'irritation la plus violente. Enfin une nuit il s'enfuit du château de Windsor et galopa jusqu'au port de Southampton, où un chevalier flamand, nommé messire Baudouin d'Haveskerke, se trouvait encore. Le roi lui remit des lettres pour Robert de Béthune, et le sire d'Haveskerke se hâta de les emporter outre-mer, cachées dans un petit baril qui renfermait des lamproies.

Dans ces lettres, Jean sans Terre appelait Robert de Béthune son cher ami, et le suppliait d'oublier ses torts et de sauver sa couronne. «Quant Robiert de Béthune, ajoute le vieux chroniqueur, ot les lettres oïes, moult en eut grant pitié; il ne prist pas garde au mesfait le roi, ains se pena quanques il pot de querre gent et d'avancier le besogne le roi à son pooir.» L'impatience de Jean sans Terre était extrême, car il n'osait plus poser le pied sur le sol de l'Angleterre, de peur de tomber au pouvoir des barons. Pendant trois mois, il erra lentement avec sa flotte de l'île de Wight à Pevensey, de Pevensey à Folkestone, de Folkestone à Douvres, s'attachant les marins par ses largesses et octroyant aux cinque ports des priviléges qu'ils ont conservés jusqu'à nos jours. Au nord de la Tamise, on croyait le roi mort; au sud du fleuve, on répandait le bruit qu'il avait renoncé à la tâche d'oppresseur de son royaume pour vivre sur les mers en chef de pirates.

Un des plus intrépides combattants de Bouvines, Hugues de Boves, appelé au conseil de Jean sans Terre, avait été chargé d'aller recruter des hommes d'armes en Flandre et en Brabant; mais il s'était arrêté près du port de l'Ecluse, parce qu'il n'osait pas entrer en Flandre de peur de tomber au pouvoir du roi de France. Du haut de ses navires à l'ancre dans la baie fameuse qu'ensanglanta depuis la victoire d'Edouard III, il promettait de l'or et des châteaux à tous ceux qui traverseraient la mer avec lui avant les fêtes de la Saint-Michel. N'avait-on pas vu, sous le roi Etienne, les compagnons de Guillaume d'Ypres dominer toute l'Angleterre par la victoire de Stoolebridge?

L'appel du sire de Boves retentit jusqu'aux bords de la Meuse. Gauthier Berthout lui amena beaucoup de chevaliers du Brabant; Gauthier de Sotteghem, un plus grand nombre de chevaliers de Flandre. Des vieillards, des femmes et des enfants accompagnaient les hommes d'armes, et l'on voyait de toutes parts des familles qui fuyaient le joug de Philippe-Auguste se diriger vers l'Ecluse pour prendre part à l'émigration. Enfin, le jeudi 24 septembre 1215, toute la flotte mit à la voile sous les ordres de Hugues de Boves, à qui le roi Jean avait promis, pour prix de ce service signalé, les comtés de Norfolk et de Suffolk.

Cependant le lendemain une effroyable tempête se leva dans le ciel. La nuit arriva, et les lueurs sinistres des éclairs, qui déchiraient les nuées obscures chargées de torrents de pluie, accrurent l'horreur du péril. Les flots furieux de l'Océan semblaient tour à tour dresser, comme une barrière, leurs crêtes blanchissantes ou entr'ouvrir leurs abîmes, comme s'ils eussent voulu protéger les rivages de l'Angleterre. Tous les vaisseaux du sire de Boves vinrent se briser sur les sables de Cnebingsesand, entre Dunwich et Yarmouth. «Telle fut, dit Matthieu Paris, la multitude des cadavres que l'air en fut infecté. On trouva même un grand nombre d'enfants noyés dans leurs berceaux: triste et douloureux spectacle... Tous devinrent également la proie des monstres de la mer et des oiseaux du ciel. Ils étaient quarante mille, et personne n'a survécu... Le roi Jean n'était-il pas la cause de leur malheur? Ne leur avait-il pas promis qu'après avoir détruit toute la population qui couvre le sol de l'Angleterre, ils pourraient le posséder à jamais?»

Si Hugues de Boves périt avec la plupart de ses compagnons, il y en eut toutefois quelques-uns qui parvinrent à gagner le rivage, où ils s'établirent les armes à la main. D'autres chevaliers de Flandre, qui s'étaient embarqués à Calais avec Robert de Béthune, abordèrent heureusement en Angleterre, et ce secours inespéré permit au roi Jean de rallier autour de lui les débris du grand armement de Hugues de Boves. Robert de Béthune fut créé d'abord connétable de l'armée, puis comte de Clare. Malheureusement les noms des chevaliers flamands qui le secondaient sont pour la plupart restés inconnus, et les documents de cette époque se bornent à en mentionner un petit nombre, parmi lesquels on remarque Baudouin d'Aire, Bernard d'Avesnes, Everard de Mortagne, Gérard et Thierri de Sotteghem, Engelhard d'Athies, André de Sanzelle, Jean de Cysoing, Baudouin d'Haveskerke, Baudouin de Commines, Raoul de Rodes, Philippe de Boulers, Guillaume Vander Haeghe, Othon de Winghen, Thomas de Bavelinghem et le bâtard de Peteghem.

La terreur que répandait devant elle l'armée flamande conduite par Robert de Béthune doublait sa force, et il n'était point de succès qui ne parussent promis à sa belliqueuse ardeur. Rochester, Tunbridge, Clare, Beauvoir, Pontefract, Warwick, Durham, tombèrent tour à tour au pouvoir des Flamands, et le roi Jean, faisant allusion aux cheveux roux d'Alexandre II, roi d'Ecosse, qui avait pénétré jusqu'à New-Castle, put se vanter d'avoir fait rentrer le renard dans sa tanière. La Tweed même fut franchie! Berwick et Dumbar ouvrirent leurs portes, et l'armée flamande, arrivée près d'Edimbourg, ne se retira qu'après avoir laissé comme chef supérieur, dans tout le pays voisin des frontières d'Ecosse, un chevalier nommé Hugues de Bailleul.

A leur retour, les Flamands s'emparèrent de Framlingham, de Glocester, d'Ingheham; puis, dirigeant vers Londres leur marche victorieuse que rien n'arrêtait plus, ils s'avancèrent jusqu'à l'abbaye de Waltham, où Harold avait reçu la sépulture après la bataille d'Hastings.

«Malheureuse Angleterre, s'écriaient les barons assemblés à Londres, tu étais naguère la reine des nations et voici que tu es devenue tributaire. Ce n'est pas assez que tu sois abandonnée au fer, à la flamme et à la famine: tu subis le joug de quelques vils étrangers... Loin d'imiter les rois qui combattirent jusqu'à la mort pour la délivrance de leur pays, tu as préféré, ô roi Jean, toi dont le nom sera flétri par la postérité, qu'une terre dont la liberté est si ancienne devienne esclave. Tu l'as chargée de fers pour qu'elle les porte à jamais; tu l'as soumise au pacte d'une éternelle servitude.»

Les barons ne possédaient plus que deux châteaux hors de Londres, et bientôt entraînés par la nécessité à oublier la base nationale de leur fédération, ils pensèrent que leur unique ressource contre les étrangers qui les menaçaient était d'appeler d'autres étrangers en Angleterre. Leurs députés offrirent la couronne à Louis de France, fils de Philippe-Auguste, et ce fut alors, selon la chronique de Reims, que Blanche de Castille adressa au monarque français ces paroles mémorables: «Par la benoite mère Dieu, j'ai biaus enfans de mon signeur, je les meterai en gage et bien trouverai qui me prestera sour aus!» Pour que Blanche de Castille eût pu songer à mettre en gage ses beaux enfants dont l'un fut saint Louis, il eût fallu que Philippe-Auguste fût resté étranger aux projets ambitieux de son fils, et il est difficile de le croire quand on trouve sur les huit cents nefs réunies à Calais douze cents chevaliers, presque tous déjà fameux par leurs exploits à Bouvines. Je citerai les comtes de Nevers, de Guines et de Roussy, les vicomtes de Touraine et de Melun, Enguerrand et Thomas de Coucy, Guichard de Beaujeu, Etienne de Sancerre, Robert de Dreux, Robert de Courtenay, Jean de Montmirail, Hugues de Miraumont, Michel de Harnes, connétable de Flandre, envoyé par la comtesse Jeanne au camp français, et un peu au-dessous de ces nobles barons, Ours le chambellan, Gérard la Truie, Guillaume Acroce-Meure, Adam Broste-Singe et Guillaume Piés-de-Rat, tous deux maréchaux de l'armée, héros dont les noms sembleraient indignes des honneurs de l'épopée historique, s'ils ne figuraient dans la Philippide de Guillaume le Breton.

La mer n'avait pas cessé d'être contraire aux desseins du roi Jean; cette fois, le vent dispersa sa flotte, qui ne put s'opposer au débarquement des Français au promontoire de Thanet. En vain alla-t-il à Canterbury arroser de ses larmes le tombeau de saint Thomas Becket, que son père avait fait mettre à mort au pied de l'autel; en vain fit-il sonner ses trompettes sur la plage déserte de Sandwich. La fortune, toujours empressée à le trahir, s'éloignait à jamais de lui. Il se vit réduit à se retirer à Winchester, en laissant aux Flamands le soin de l'arrière-garde.

La résistance ne se prolongea en Angleterre que sur deux points. Des garnisons flamandes occupaient encore Douvres et Windsor. La première avait pour chef Gérard de Sotteghem; la seconde obéissait à Engelhard d'Athies et à André de Sanzelle. A Windsor, les assiégés détruisirent les machines de guerre réunies par les Français. A Douvres, leur grand pierrier, qu'on nommait la Malveisine, ne leur fut pas plus utile. Guichard de Beaujeu périt à ce siége, et malgré tous les efforts de Louis de France, qu'avaient rejoint le roi d'Ecosse et le comte de Bretagne, Gérard de Sotteghem maintint longtemps sa bannière d'azur au lion d'or couronné de gueules sur les tours du vieux manoir de Guillaume le Conquérant.

Les amis du roi Jean s'étaient dispersés: la plupart subirent la loi des vainqueurs. Il y en eut toutefois quelques-uns qui retournèrent en Flandre et essayèrent d'y ranimer la guerre. Bouchard d'Avesnes ne cessait de réclamer la part héréditaire à laquelle avait droit Marguerite. Des conférences avaient eu lieu à diverses reprises, mais elles n'avaient produit aucun résultat. On se rappelait qu'il avait combattu avec Ferdinand à Bouvines, et Jeanne, docile aux volontés des conseillers qui lui avaient été donnés, ne pouvait que le traiter en ennemi.

Telle était la situation des choses, lorsque tout à coup des rumeurs dont la source était inconnue se répandirent dans le concile œcuménique de Latran. Elles accusaient Bouchard d'Avesnes d'avoir contracté un hymen sacrilége, et bien que depuis vingt-cinq années il eût porté l'écu de chevalier et pris part aux batailles et aux tournois, elles racontaient que, fort jeune encore, il avait été ordonné sous-diacre à Orléans, puis créé successivement chanoine de Laon et trésorier de Tournay. Bientôt après, le 19 janvier 1215 (v. st.), le pape Innocent III adressa à l'archevêque de Reims et à ses suffragants la bulle suivante: «Nous avons appris par quel forfait exécrable Bouchard d'Avesnes, jadis chantre de Laon et engagé dans l'ordre du sous-diaconat, n'a pas craint de conduire perfidement Marguerite, sœur de la comtesse de Flandre, dans l'un des châteaux confiés à sa foi et de l'y retenir, alléguant qu'il s'est uni à elle par les liens du mariage. Le témoignage de plusieurs prélats et d'autres hommes probes qui se sont rendus au concile nous a convaincu que Bouchard est sous-diacre et a été chanoine de Laon. Nous vous ordonnons donc de proclamer l'excommunication de l'apostat Bouchard, chaque dimanche, au son des cloches et à la lueur des cierges, jusqu'à ce qu'il ait rendu la liberté à Marguerite et soit humblement revenu à ce qu'exigent de lui les devoirs de son ministère ecclésiastique...»

Les légats et les évêques désignés par le pape s'acheminèrent immédiatement vers le château du Quesnoy. Deux mille personnes, nobles et hommes du peuple, les suivaient, agités par une anxiété profonde: ils croyaient trouver une captive gémissant au fond d'une prison, mais les portes du château étaient ouvertes pour les recevoir; Marguerite, qui n'avait que quinze ans, les accueillit en souriant comme si aucun nuage n'eût encore glissé sur son jeune front. «Sachez, leur dit-elle, que Bouchard est mon époux légitime et que, tant que je vivrai, je n'en aurai point d'autre.» Et elle ajouta: «Il vaut beaucoup mieux et est plus brave chevalier que celui de ma sœur.» La sentence d'excommunication ne s'exécuta point. Bouchard avait confié aux évêques un acte d'appel au pape; mais Innocent III n'eut point à le juger: il mourut le 16 juillet.

La protestation de Marguerite ne devait émouvoir que les conseillers de Jeanne. Ils y virent à la fois un outrage et un défi, et par leur ordre des hommes d'armes envahirent les domaines du sire d'Avesnes, qui leur opposa ses vassaux. Des hostilités dont nous ignorons les détails se prolongèrent pendant deux années. Enfin le pape Honorius III confirma, par une bulle du 17 juillet 1217, celle de son prédécesseur dirigée contre le sire d'Avesnes. Il y blâmait sévèrement son obstination, et y rappelait et ses réclamations persévérantes et les efforts que faisait la comtesse de Flandre pour que sa sœur lui fût remise. Soit que cette nouvelle sentence d'anathème eût jeté l'effroi parmi les amis de Bouchard, soit que l'intervention de Philippe-Auguste rendît toute lutte impossible, Jeanne triompha et fit enlever du château d'Estrœungt l'infortuné sire d'Avesnes. On raconte qu'il fut longtemps captif à Gand, et peut-être n'eût-il jamais recouvré la liberté, si le parti de Marguerite n'eût eu également en son pouvoir un illustre chevalier, Robert de Courtenay, arrière-petit-fils du roi de France Louis VI et héritier de l'empire de Constantinople. Un échange eut lieu: Bouchard renonça sans doute à toutes ses prétentions, et il est certain qu'il désigna de nombreux otages, parmi lesquels figuraient Arnould d'Audenarde, Thierri de la Hamaide, Everard de Mortagne et Sohier d'Enghien.

Bouchard d'Avesnes se retira aux bords de la Meuse, au château d'Houffalize. Ce fut là que Marguerite donna le jour à ses deux fils Jean et Baudouin. Leur naissance, loin de désarmer la colère des conseillers de Jeanne, ne fit que l'accroître: ils craignaient que l'héritage du comté de Flandre ne passât un jour à ces enfants élevés au milieu des persécutions qui accablaient leur père. Philippe-Auguste comprit de plus en plus, comme le dit la chronique de Tours, qu'il fallait rompre par la violence ce mariage sur lequel reposaient leurs droits et leur légitimité, et il provoqua une troisième sentence pontificale dirigée non-seulement contre Bouchard d'Avesnes, mais aussi contre Gui, son frère, et Thierri d'Houffalize, son ami, qui tour à tour lui avaient accordé un asile. Bouchard n'hésita plus; il se sépara de Marguerite et se rendit à Rome pour se justifier auprès du pape.

En ce moment, Honorius III appelait l'Europe chrétienne à tenter un nouvel effort pour délivrer la terre sainte et l'Egypte. Des croisés flamands et frisons avaient pris les armes à sa voix, et après s'être arrêtés en Espagne où ils s'étaient emparés d'Alcazar et de Cadix en dispersant dans une grande bataille l'armée des rois sarrasins de l'Andalousie, ils venaient de prendre une part glorieuse à la conquête de Damiette. Quelques historiens assurent que le pape ordonna à Bouchard un pèlerinage en Orient, où il avait été précédé par son frère Gauthier d'Avesnes, l'un des héros de la sixième croisade.

Lorsque Philippe-Auguste excitait la comtesse de Flandre à accuser Bouchard d'Avesnes au tribunal d'Honorius III, il lui faisait espérer qu'elle pourrait, au prix du malheur de sa sœur, voir cesser son propre veuvage. Un traité qui n'est point parvenu jusqu'à nous avait été conclu pour déterminer les conditions de la délivrance du comte de Flandre. Philippe-Auguste avait même exigé que Ferdinand requît humblement le pape de lui adresser une bulle qui le soumettait, lui et ses successeurs, perpétuellement et sans appel, dans le cas où les rois de France auraient à se plaindre de quelque grief qui ne serait point amendé dans un délai de quarante jours, à une sentence générale d'interdit, que prononceraient l'archevêque de Reims et l'évêque de Senlis, et qui ne pourrait être levée que lorsqu'un jugement de la cour des pairs aurait reconnu que les griefs imputés à la Flandre n'existaient plus. Philippe-Auguste avait imposé autrefois les mêmes conditions à Baudouin de Constantinople.

Quant à la rançon de Ferdinand, nous ignorons comment elle fut réglée, mais il n'est pas douteux que le roi de France n'ait réclamé une somme considérable; Jeanne ne négligea aucun moyen pour pouvoir la payer. En 1220 et en 1221, elle s'adressa successivement aux plus riches chapitres de ses Etats, c'est-à-dire à ceux de Saint-Donat de Bruges, de Saint-Bavon de Grand, de Saint-Pierre de Lille, de Saint-Vaast d'Arras, en implorant leur générosité; puis elle eut recours à des usuriers: «Moi, Jeanne, comtesse de Flandre et de Hainaut, je fais savoir à tous ceux qui verront ces présentes lettres qu'afin de payer la rançon de mon époux Ferdinand, comte de Flandre et de Hainaut, détenu dans les prisons du roi de France, j'ai reçu de plusieurs marchands siennois, romains et autres, les sommes suivantes, savoir: de Cortebragne et de ses associés, onze mille quarante livres, pour lesquelles je leur payerai treize mille livres; d'Hubert de Châteauneuf trois mille quarante-huit livres, pour lesquelles je lui payerai quatre mille livres; de Jean le Juif, trois mille livres, pour lesquelles je lui rendrai trois mille cinq cent trente-six livres et cinq sous.» Ce n'était point assez que Jeanne, en se constituant la débitrice de quelques usuriers italiens, leur eût reconnu, à défaut de payement régulier, le droit de saisir les biens des marchands flamands aux foires tenues dans les domaines du comte de Champagne, elle se trouva également réduite à recourir dans la cité d'Arras, célèbre par ses usuriers, aux argentiers les plus décriés: aux noms de Cortebragne et de Jean le Juif viennent se joindre le nom de Baudouin Crespin, dont la postérité ne s'éteindra point, et cet autre nom si énergique de Richardus Incisor, qui nous rappelle le Shylock de Shakspeare.

Lorsque la comtesse de Flandre eut réussi au prix de tant d'humiliations à réunir les sommes qu'elle croyait nécessaires pour payer la rançon de Ferdinand, les évêques de Cambray, de Tournay et de Térouane se rendirent près du roi de France, pour les lui offrir en son nom. Philippe-Auguste ne voulut point les écouter: il avait pu encourager les espérances de Jeanne, mais il n'entrait point dans les desseins de sa politique de les exaucer, et peu de mois après, le 14 juillet 1223, prêt à rendre le dernier soupir, il conseillait encore à son fils de ne jamais délivrer ni le comte de Flandre, ni Renaud de Boulogne, mais de les laisser mourir dans leurs prisons.

Louis VIII marcha sur les traces de Philippe-Auguste. En même temps qu'il préparait une autre croisade contre les Albigeois, il se montrait hostile à la Flandre. Ce fut en vain que le pape Honorius le supplia de se montrer généreux vis-à-vis de Ferdinand et que les cardinaux joignirent leurs instances à celles du pape: il avait, disait-on, juré, comme son père, de ne jamais lui rendre la liberté.

Si Louis VIII restait inflexible, il semblait toutefois qu'au commencement d'un nouveau règne sa puissance dût être moins redoutable. Jeanne, moins docile aux avis des conseillers qui lui avaient été donnés, osa rompre ouvertement avec Jean de Nesle l'un d'eux, et lorsque le châtelain de Bruges vint lui demander justice, elle chargea un de ses chevaliers de lui répondre en lui proposant un duel en champs clos; mais Jean de Nesle préféra réclamer l'intervention du roi de France: ce fut l'origine de l'un des plus célèbres procès du moyen-âge.

Louis VIII avait désigné deux chevaliers pour qu'ils citassent la comtesse de Flandre à comparaître devant la cour des pairs, pour y voir juger ses contestations avec le châtelain de Bruges. Jeanne nia que la sommation fût valable, attendu que la pairie de Flandre lui donnait le droit d'être citée, non par deux chevaliers, mais par deux pairs. Sa protestation fut rejetée. Elle prétendit alors que les pairs de Jean de Nesle étaient les barons de Flandre, et ajouta qu'elle était prête à accepter leur arbitrage. Le châtelain de Bruges répliqua de nouveau que, puisque la comtesse de Flandre avait refusé jusqu'à ce moment de lui rendre justice, il avait formé appel, pour défaut de droit, au tribunal du roi, et qu'il ne voulait plus en connaître d'autre. La seconde demande de Jeanne fut repoussée comme la première.

La cour des pairs du royaume s'assembla. Louis VIII haïssait toutefois cette juridiction suprême, placée au-dessus de la royauté même. Pour qu'elle lui fût utile, il fallait se l'assujettir: il appela donc son chancelier, son boutillier, son chambellan, son connétable, et ordonna que les officiers de sa maison prissent place à côté des grands feudataires. Ils formaient la majorité, et bien que les pairs protestassent, ils invoquèrent des usages très-douteux, et se donnèrent raison en votant dans leur propre cause. La cour des pairs, que les bulles pontificales avaient investie d'une autorité médiatrice entre le seigneur suzerain et le vassal ne fut plus que la cour du roi.

Cependant le ressentiment de Jeanne contre le sire de Nesle était si profond, qu'il était devenu impossible qu'il conservât la châtellenie de Bruges; mais elle l'indemnisa en lui payant vingt-quatre mille cinq cent quarante-cinq livres, somme énorme, puisque Gui de Dampierre acheta, quarante années plus tard, tout le comté de Namur pour vingt mille livres.

Au mois de février 1224 (v. st.), Jean de Nesle avait reçu le prix de la vente de la châtellenie de Bruges. Au moment où la Flandre voyait s'éloigner ces trésors qui allaient accroître la puissance de ses ennemis, ses malheurs atteignaient les dernières limites. Ses campagnes étaient livrées aux inondations de la mer; des incendies avaient dévasté ses villes les plus importantes, et elles ne se relevaient point encore de leurs ruines, lorsqu'une famine désastreuse rendit la désolation universelle.

Vingt années à peine s'étaient écoulées depuis qu'un comte de Flandre, pèlerin aux bords du Bosphore, avait conquis le même jour le sceptre de Constantin et les richesses de Byzance. Ces souvenirs étaient présents à tous les esprits. Quelle que fût la contrée éloignée qui eût reçu le dernier soupir de Baudouin, son ombre généreuse ne devait-elle point s'arracher du silence de la tombe pour venger sa dynastie humiliée et ses amis proscrits? Pouvait-elle tarder à reparaître, lorsque la Flandre ne réclamait que l'autorité d'un nom glorieux pour réparer ses désastres et ses malheurs?

On trouvait en Flandre quelques hommes qui, ayant été récemment les témoins de tant d'événements étranges, n'ajoutaient plus foi à la mort de l'empereur de Constantinople. Les uns supposaient qu'agité par ses remords qui lui reprochaient d'avoir oublié Jérusalem, il avait voulu les apaiser par une longue pénitence; d'autres ajoutaient que ses plus vaillants compagnons d'armes avaient adopté la même résolution, et que plusieurs d'entre eux vivaient comme les cénobites au monastère de Saint-Barthélemy, près de Valenciennes. Le peuple n'était que trop disposé à accueillir ces récits, qui plaisaient à son imagination et flattaient ses illusions et ses espérances.

En 1138, on avait vu un imposteur, né à Soleure, soutenir qu'il était l'empereur Henri V, mort depuis treize années, trouver de nombreux partisans, et faire la guerre jusqu'à ce qu'il eût été pris et enfermé à l'abbaye de Cluny.

L'histoire de la Flandre présentait d'autres traditions non moins merveilleuses.

Vers 1176, un ermite, couvert d'un cilice, se construisit une cabane à Plancques, près de Douay: sa barbe blanche annonçait sa vieillesse; mais lorsqu'il se présentait dans quelque château pour y demander des aumônes, on remarquait qu'il taisait avec soin son origine et son nom; enfin, cédant aux prières des moines d'Honnecourt, il avoua qu'il était Baudouin d'Ardres que l'on croyait avoir succombé dans la croisade de Louis VII au port de Satalie, et que c'était afin de faire pénitence que depuis trente années il vivait dans la solitude. Le prieur du couvent d'Honnecourt se rendit aussitôt près du comte de Guines et du seigneur d'Ardres que l'ermite nommait son neveu: ils blâmèrent sa crédulité, et, peu de temps après, l'ermite disparut, ayant déjà reçu beaucoup d'argent des nobles et des abbés.

Ne se trouvait-il pas en Flandre, en 1225, quelque autre ermite assez habile pour se souvenir de la cabane de Plancques et pour se proclamer non plus le seigneur d'Ardres mort à Satalie, mais l'empereur de Constantinople que les Bulgares avaient emmené sans que jamais il reparût?

Dans la forêt de Glançon, située entre Valenciennes et Tournay, non loin d'un village qui porte aussi le nom de Plancques, s'élevait, au bord d'une fontaine, un humble abri formé de rameaux entrelacés: c'était la retraite d'un solitaire; mais quel que fût son désir d'échapper aux regards, de vagues rumeurs répétaient au loin qu'il n'était autre que l'empereur Baudouin. Plusieurs chevaliers le virent et le reconnurent. Or, quels étaient ces chevaliers? Les amis de la maison d'Avesnes, Sohier d'Enghien, Arnould de Gavre, Everard de Mortagne, à qui appartenait, il est important de l'observer, le domaine de Glançon. Bouchard, qui était revenu depuis peu de Rome, s'empressa de suivre leur exemple. Le solitaire persistait toutefois à répondre: «Ne m'appelez ni roi ni duc; je ne suis qu'un chrétien, et c'est pour expier mes péchés que je vis ici.» On ne voulait point le croire: les habitants de Valenciennes avaient quitté leurs foyers pour le saluer, et à sa vue ils s'étaient écriés comme les chevaliers: «Vous êtes notre comte, vous êtes notre seigneur!—Quoi! répliquait le solitaire, êtes-vous donc comme les Bretons qui attendent toujours leur roi Arthur!» Tandis qu'il cherchait encore à cacher son nom, la multitude l'entraînait déjà vers la cité de Valenciennes, et ce fut là que tout à coup il éleva la voix et dit: «Je l'avoue, je suis le comte de Flandre: vous verrez bientôt Matthieu de Walincourt et Renier de Trith accourir de l'Orient pour venir me rejoindre.» Puis il exposa longuement l'histoire de sa captivité: l'amour d'une princesse bulgare l'avait tiré des prisons de Joannice; mais il avait été deux fois coupable, d'abord en encourageant sa passion, puis en l'abandonnant et en étant la cause de sa mort. Telles étaient les fautes pour lesquelles il avait résolu de faire pénitence; il alléguait aussi ce mépris des vanités humaines qui, chez les grandes âmes, marque le déclin de la vie. Il ajoutait qu'à peine délivré des fers de Joannice, il avait été enchaîné par d'autres barbares et vendu sept fois comme esclave; enfin, un jour qu'il traînait la charrue, il avait aperçu des marchands allemands qui consentirent à le racheter, et, grâce à leur générosité, il avait pu quitter l'Orient et rentrer dans sa patrie.

L'enthousiasme qui animait les habitants de Valenciennes se propagea rapidement. Le solitaire de la forêt de Glançon arriva à Courtray le 1er avril, après avoir été reçu à Lille et à Tournay. Bruges et Gand l'accueillirent avec le même empressement. On chérissait le comte de Flandre; on respectait l'empereur de Constantinople; on vénérait surtout le martyr, qui montrait sur son corps les cicatrices des plaies qui lui avaient été faites chez les Bulgares; on recueillait l'eau dans laquelle il s'était baigné; on conservait les mèches de sa chevelure comme des reliques. Aux fêtes de la Pentecôte, le faux Baudouin tint une assemblée solennelle dans laquelle, revêtu de la chlamyde impériale, il arma dix chevaliers de sa propre main. Rien ne manquait à sa grandeur. Les ducs de Brabant et de Limbourg lui avaient envoyé des ambassadeurs, et il avait reçu du roi d'Angleterre Henri III des lettres ainsi conçues: «Très-cher ami, nous avons appris que, délivré de votre captivité par la miséricorde divine, vous êtes rentré dans vos Etats où vos hommes, accourant près de vous, vous ont reconnu pour leur seigneur: nous en avons ressenti une très-grande joie, espérant que notre amitié mutuelle confirmera tous les liens sur lesquels reposait l'alliance de vos prédécesseurs et des nôtres. Certes, il vous est assez connu que le roi de France nous a dépouillés l'un et l'autre; et si vous voulez nous assister de vos secours et de vos conseils contre lui, nous sommes également prêts à vous aider autant que nous le pourrons.» Le solitaire de Glançon n'osa point convoquer ses feudataires pour répondre à l'appel de Henri III, il lui semblait plus aisé d'imiter l'empereur Baudouin au milieu des pompes d'une cour adulatrice que sur un champ de bataille; son front s'était déjà habitué au poids d'une couronne lorsque sa main redoutait encore celui d'une épée.

Il préférait négocier: la dame de Beaujeu, sœur de Baudouin de Constantinople et tante du roi Louis VIII, lui avait promis sa médiation, non qu'elle l'eût reconnu et le soutînt, mais seulement afin de favoriser le succès des ruses qui devaient renverser sa puissance. Elle lui fit parvenir un sauf-conduit et l'engagea à aller voir à Péronne le roi Louis VIII, qui était son neveu, et dans lequel elle lui faisait espérer un allié et un protecteur.

Lorsque Louis VIII et Jeanne, qui se trouvaient à Paris, apprirent que l'imposteur consentait à paraître comme un accusé devant un tribunal résolu à ne voir en lui qu'un coupable, ils s'applaudirent de leur projet et conclurent une convention par laquelle la comtesse de Flandre s'obligeait à rembourser au roi tous les frais de la guerre qu'il soutiendrait contre celui qui se disait le comte Baudouin, après qu'il aurait passé à Péronne, postquam transierit Peronnam. Ainsi cette entrevue solennelle du jeune monarque et du vieux solitaire n'était qu'un mensonge et une déception: on voulait, en affectant l'apparence d'un examen sérieux, répandre des doutes sur ses prétentions, puis l'isoler de ses partisans et de ses amis.

Ce fut vers les derniers jours du mois de juin que le vieillard arriva à Péronne, tenant une baguette blanche à la main et porté dans une riche litière que précédait la croix impériale et que suivaient plus de cent chevaliers. Le roi Louis VIII vint au devant de lui jusqu'aux portes de son palais et le reçut en lui disant: «Sire, soyez le bien-venu, si vous êtes mon oncle Baudouin, empereur de Constantinople et comte de Flandre et de Hainaut.—Beau neveu, répliqua le vieillard, tel je suis et tel je devrais être; mais ma fille veut m'enlever mon héritage et refuse de me reconnaître pour son père: c'est pourquoi je vous prie, beau neveu, de m'aider à défendre mes droits.»

Un banquet était préparé: l'ermite de la forêt de Glançon y prit place avec le roi de France, et le récit qu'il fit de ses malheurs remplit d'émotion le cœur de tous ceux qui y assistaient. Puis le conseil du roi s'assembla: on y appela Baudouin pour l'interroger, comme si, en se prêtant à cette discussion de ses droits, il ne cessait pas d'être l'empereur de Constantinople. Dès ce moment, Louis VIII, abjurant toute réserve, affecta un langage rude et sévère, et tous les ministres du roi se levèrent en s'écriant qu'évidemment Baudouin n'était qu'un imposteur, puisqu'il ne pouvait répondre aux questions les plus simples. Un abbé se souvint aussitôt qu'il avait rencontré le même ermite dans les forêts de l'Argonne; l'évêque de Beauvais déclara également qu'il avait été autrefois enfermé dans sa prison, et que c'était là qu'il avait pu étudier l'histoire de la croisade. L'évêque d'Orléans confirma leur témoignage.

La nuit suivante, le solitaire, croyant sa vie ou sa liberté en péril, monte à cheval et s'enfuit de Péronne. A Valenciennes, il entend retentir autour de lui les mêmes acclamations que lorsqu'il avait quitté sa cabane de feuillage et de genêts fleuris; mais, sans s'y arrêter, il enlève ses trésors et poursuit sa route vers le village de Nivelles, voisin de la forêt de Glançon, où le même enthousiasme se reproduit: peut-être sont-ce les regrets et de secrets remords qui le ramènent vers ces ombrages où tout respire le silence et la paix. Cependant, peu rassuré sur les dangers qui le menacent, il disparaît de nouveau et s'éloigne de ces peuples qui portaient une foi si vive au culte du malheur.

Les échevins des villes de Flandre et de Hainaut avaient accepté l'amnistie de Jeanne. Les chevaliers qui avaient accompagné le faux Baudouin à Péronne l'avaient aussi abandonné: peut-être les largesses de Louis VIII avaient-elles dessillé leurs yeux, car peu de jours après, dans un traité conclu à Bapaume, la comtesse de Flandre reconnut que le roi, dont les hommes d'armes n'avaient point combattu, avait toutefois dépensé dix mille livres pour lui restituer ses Etats.

Il faut le remarquer, en ce moment même où la fortune de l'ermite de Glançon semblait s'évanouir, quelques-uns de ses amis racontaient encore qu'il s'était dirigé vers les bords du Rhin. L'archevêque Engelbert de Cologne lui avait, disaient-ils, fait grand accueil; il avait même, à sa prière, appelé près de lui l'évêque de Liége, qui, bien que l'un des ennemis de Baudouin, le connaissait parfaitement, puisqu'il lui devait sa dignité épiscopale. Ils ajoutaient que l'évêque de Liége avait reconnu le comte Baudouin, et que l'archevêque de Cologne, n'hésitant plus, avait supplié le prince proscrit de se rendre à Rome, afin que le père commun des fidèles proclamât la légitimité de ses droits du haut de la chaire apostolique.

Tandis que ceux qui étaient restés fidèles à l'imposteur cherchaient ainsi à expliquer sa fuite, un seigneur de Bourgogne, Erard de Chastenay, apercevant au marché de Rougemont un ménestrel nommé Bertrand de Rays, ancien serf du sire de Chappes, trouva dans ses traits une ressemblance extraordinaire avec ceux du solitaire de Glançon qu'il avait pu voir à Péronne. Il supposa qu'il avait renoncé à sa couronne pour reprendre sa vielle, et le fit arrêter, puis le céda, moyennant quatre cents marcs d'argent, à la comtesse de Flandre, qui ordonna qu'il fût pendu aux halles de Lille et attaché à un gibet. L'infortuné vieillard déclara avant de mourir qu'il n'avait été guidé que par sa piété en se retirant dans la forêt de Glançon, mais qu'il n'avait pu résister aux tentations de la puissance et de la grandeur. «Je sui, disait-il, un povres homme qui ne doit iestre, ne quens, ne rois, ne dus, ne emperères, et çou que je faisoie, faisoie-jou par le conselg des chevaliers, des dames et des bourgois de cest pays.» L'ermite de la forêt de Glançon n'était plus; mais le peuple n'en haïssait que davantage la comtesse de Flandre, parce qu'il lui reprochait d'avoir fait périr son père.

D'autres accusaient Jeanne d'oublier Ferdinand, et il semble en effet qu'elle ait cherché à obtenir du pape l'annulation de son premier mariage pour en contracter un second avec le comte Pierre de Bretagne, l'un des plus redoutables adversaires de l'autorité ambitieuse des rois de France. Des envoyés bretons s'étaient rendus à Rome, et là, en suppliant Honorius III de prononcer une sentence de divorce, ils déclarèrent que le comte de Bretagne agissait avec le consentement de la comtesse de Flandre.

Peu après, vingt jours environ avant les fêtes de Pâques 1226, Jeanne fut mandée à Melun. On ne lui refusait plus la liberté de Ferdinand, mais on exigeait qu'elle scellât l'engagement suivant: «Qu'il soit connu de tous que j'ai juré, en présence de mon très-illustre seigneur Louis, roi de France, de reconnaître solennellement, avant le dimanche des Rameaux, Ferdinand pour mon mari, et dès ce moment je le tiens pour tel...»

La comtesse de Flandre avait rempli sa promesse lorsque, le 12 avril, jour du dimanche des Rameaux, elle approuva le traité depuis si célèbre sous le nom de traité de Melun:

«Le roi de France délivrera le comte de Flandre aux fêtes de Noël; mais avant que Ferdinand sorte de sa prison, il payera au roi vingt-cinq mille livres, et lui remettra les villes de Lille, de Douay et de l'Ecluse, jusqu'à ce qu'il ait pu faire un second payement de vingt-cinq mille livres.

«Le comte de Flandre est tenu de remettre au roi les lettres du pape, où il est dit que si le comte ou la comtesse viole les conventions arrêtées entre le roi et eux, l'archevêque de Reims et l'évêque de Senlis pourront, quarante jours après une sommation faite par lettres ou par ambassadeurs, promulguer, au nom du pape, une sentence d'excommunication contre le comte de Flandre et ses adhérents, et mettre leurs terres en interdit, sans pouvoir révoquer ces sentences tant qu'il n'y aura point eu de réparation convenable selon le jugement des pairs de France.

«Le comte de Flandre fera garantir ce traité par les chevaliers et les communes de ses terres, et il bannira tous ceux qui n'y consentiront point.»

Un dernier acte de rigueur marqua cette année qui devait voir la fin de la captivité de Ferdinand. Louis VIII, irrité de la part que Bouchard d'Avesnes avait prise à la tentative du solitaire de Glançon, avait forcé d'abord Marguerite à sortir de la retraite où elle vivait depuis qu'elle avait quitté le sire d'Avesnes, exigeant d'elle qu'elle allât confirmer à Paris le traité qui précéda l'entrevue de Péronne; puis, voulant affermir de plus en plus l'obstacle qui la séparait du père de ses enfants, il l'obligea à violer la foi promise au pied des autels du Quesnoy et à accepter un nouvel époux, Guillaume de Dampierre. En vain le pape Honorius chargea-t-il l'évêque de Soissons de rechercher s'il n'y avait point de liens de consanguinité qui s'y opposassent; en vain le peuple répétait-il que Guillaume de Dampierre était sous-diacre comme Bouchard d'Avesnes: le mariage fut célébré immédiatement. On méprisa les rumeurs populaires, et ce ne fut que quatre ans plus tard qu'une dispense ecclésiastique du chef de consanguinité fut accordée par le pape Grégoire IX.

Lorsque le roi de France expira le 7 novembre 1226, au château de Montpensier, il avait en trois années complété l'œuvre à laquelle Philippe-Auguste avait travaillé pendant près d'un demi-siècle. La royauté n'avait cessé d'étendre son autorité en même temps que les frontières de ses domaines; mais la mort de Louis VIII, qui ne laissait après lui qu'un enfant de onze ans, compromit tout ce qui avait coûté tant d'habileté et de persévérance.

Les barons de France, trop longtemps humiliés, commencèrent par demander la délivrance du comte de Flandre, et dès le mois de décembre 1226, le traité de Melun fut suivi d'un autre traité qui réduisit le nombre des cités à donner en gage à la seule forteresse de Douay, et où il ne fut plus fait mention de la rançon du prisonnier; peu de jours après, le 6 janvier, Ferdinand quitta la tour du Louvre, et se rendit en Flandre et de là en Allemagne. Le 28 mars suivant, il se trouvait à Aix pour y assister au couronnement de la reine des Romains. Il venait y réclamer un domaine qu'il avait remis, quinze ans auparavant, à l'évêque de Liége, Hugues de Pierrepont, pour qu'il le conservât jusqu'à ce que le duc de Brabant eût exécuté le traité conclu par sa médiation. Hugues de Pierrepont refusait de le restituer; il prétendait que le duc de Brabant n'avait jamais tenu ses promesses, et que le domaine que le comte de Flandre lui avait confié n'était qu'un fief relevant de son siége épiscopal. Sa justification fut accueillie par le roi Henri, fils de l'empereur Frédéric II.

Il ne restait plus à Ferdinand qu'à poursuivre ses réclamations auprès du duc de Brabant, et il en résulta une guerre dans laquelle les hommes d'armes de Flandre obtinrent près d'Assche une victoire complète. La paix ne tarda point à être rétablie; par un traité du 23 septembre 1227, le duc de Brabant promit de rembourser au comte de Flandre quinze mille livres qu'il avait jadis payées pour lui, et de lui faire une rente annuelle de huit cents livres pour l'indemniser de la perte du domaine que retenait Hugues de Pierrepont.

Ferdinand, vainqueur des Brabançons, put consacrer quelques loisirs à l'administration de ses Etats. Il modifia à Gand l'organisation de l'échevinage. Les treize échevins choisis par les quatre électeurs désignés par le comte, selon la charte de 1212, firent place à une magistrature composée de trente-neuf membres divisés en trois catégories, échevins, conseillers et vaghes. Les conseillers élus par les échevins étaient eux-mêmes échevins l'année suivante; puis, après être restés un an dans l'exercice de ces fonctions, ils devenaient vaghes, c'est-à-dire qu'ils ne conservaient plus d'attributions précises. Chaque année, aux fêtes de l'Assomption, la magistrature des Trente-Neuf devait se renouveler, puisant ainsi sans cesse en elle-même l'élément de sa perpétuité.

Dans les autres villes de Flandre, Ferdinand confirma les chartes des anciens comtes, et augmenta les priviléges qu'elles leur avaient accordés; douze années de captivité avaient calmé ses haines en dissipant ses illusions.

On voyait se manifester de toutes parts une réaction inévitable contre les tendances absolues de la royauté, telles que les avaient proclamées Philippe-Auguste et Louis VIII. Les barons de France, témoins de la confédération des nobles, des clercs et des communes, sous le règne de Jean sans Terre, avaient renoncé aux rêves stériles de la féodalité pour s'allier également aux clercs et aux communes. Imitant l'exemple que les barons anglais leur avaient donné aux mémorables assemblées de Saint-Edmond et de Stanford, ils se réunirent à Corbeil et présentèrent des requêtes à la reine pour obtenir le redressement des griefs de la nation; mais Blanche de Castille refusa de les écouter.

Alors éclata dans toute la France une guerre aussi terrible que celle qui avait agité l'Angleterre pendant les dernières années du règne du roi Jean. Les barons prenaient les armes dans toutes les provinces; il faut citer parmi eux les comtes de Bretagne, de la Marche, de Nevers, de Saint-Pol et de Boulogne.

Deux comtes restèrent fidèles à Blanche de Castille. Le premier fut le comte de Champagne; le second, le comte de Flandre. Dès que le comte de Boulogne, chef de la ligue des barons, eut envahi la Champagne, Ferdinand occupa le comté de Guines et dévasta les domaines du comte de Saint-Pol. Une anarchie confuse couvrait toute la France de sang et de désordres, lorsque, vers la fin de l'année, le comte de Bretagne appela le roi d'Angleterre, qui débarqua à Saint-Malo le 7 mai 1230. Louis IX marcha aussitôt au devant des Anglais jusqu'au camp d'Ancenis; les comtes de Champagne et de Flandre l'accompagnaient, mais ils ne tardèrent point à rentrer dans leurs Etats, de peur que leurs ennemis n'en prissent possession: leur retraite entraîna celle du roi.

Tandis que les Anglais s'avançaient, les discordes civiles se ranimaient plus violemment au cœur de la France: «Sire, disait au jeune prince Hugues de la Ferté dans l'une de ses chansons, appelez vos barons et réconciliez-vous avec eux. Que les pairs, à qui appartient le gouvernement de la nation, marchent les premiers et vous viennent en aide. Si vous voulez honorer les preux, ils feront repasser la mer aux Anglais. Dieu protége l'honneur de la France et sa baronnie!»

Ce vœu d'un trouvère était celui de toute la nation: il fut exaucé le 10 septembre 1230. Le roi se rendit au milieu de l'assemblée des barons, et dans cet autre pré de Runingsmead, «le roi et sa mère jurèrent qu'ils rétabliraient les droits de tous, et jugeraient tous les hommes du royaume selon les bonnes coutumes et ce qui était équitable pour chacun.»

Le serment du 10 septembre 1230 fut la base du règne le plus digne d'admiration que la France ait jamais connu. Ce fut en vain que le comte de Champagne, mécontent, voulut s'allier à Pierre de Bretagne; l'anarchie cessa, et le roi d'Angleterre se vit réduit à rentrer dans son royaume. Les menaces des invasions étrangères, comme celles des dissensions intérieures, étaient désormais impuissantes. Jean sans Terre était mort en maudissant la grande charte; Louis IX devait consacrer toute sa vie au développement pacifique et régulier des libertés françaises.

Les barons, qui s'étaient réconciliés avec la royauté, cherchèrent désormais à signaler leur courage par des exploits dont leur patrie pût se glorifier sans en porter le deuil. Un grand nombre allèrent combattre en Orient; d'autres (parmi ceux-ci se trouvait Guillaume de Dampierre) se rendirent en Italie pour défendre le pape contre les entreprises de l'empereur Frédéric II: mais la plupart des chevaliers de Flandre aimèrent mieux s'associer à une croisade dirigée contre les habitants de Staden, voisins des bords de l'Elbe, dont le pays semblait le dernier refuge des rites idolâtres du paganisme dans le Nord. Henri, fils du duc de Brabant, Arnould d'Audenarde, Guillaume de Béthune, Thierri de Dixmude, et d'autres nobles non moins illustres, quittèrent leurs foyers pour obéir à l'appel de l'évêque de Brême. Ce fut le 16 mai 1233 qu'ils rencontrèrent les Stadings, qui, au nombre de plus de sept mille, et groupés autour de leur chef monté sur un cheval blanc, opposèrent une longue résistance; enfin, Guillaume de Béthune s'élança au milieu d'eux et sema le désordre dans leurs rangs: ils ne se rallièrent plus, et tous ceux qui ne parvinrent point à se cacher dans leurs marais périrent dans ce combat. D'autres sectes semblables existaient en Frise: les croisés s'y arrêtèrent à la prière du comte de Hollande, et les mêmes succès y couronnèrent leurs efforts.

Lorsqu'ils revinrent en Flandre, Ferdinand de Portugal avait terminé à Douay une vie marquée par des événements importants, mais plus féconde en malheurs. A peine avait-il pu jouir avant sa fin de quelques années de repos. Jeanne semble les avoir entourées de ses consolations, car elle le rendit père d'une fille qui reçut le nom de Marie, en mémoire de Marie de Champagne, mère de la comtesse de Flandre: ce nom, qui rappelait les souvenirs d'une mort prématurée, ne lui présageait qu'une destinée trop prompte à s'accomplir. Déjà les barons de Flandre avaient adhéré au mariage qu'elle devait conclure, lorsqu'elle serait nubile, avec Robert d'Artois, frère du roi Louis IX; mais elle s'éteignit dans son berceau, ignorant encore toutes les agitations de la terre, elle-même presque ignorée des hommes de son temps, qui ne nous ont appris ni l'époque de sa naissance, ni celle de sa mort. Un siècle et demi doit s'écouler avant que l'union d'une princesse flamande et d'un descendant de Philippe-Auguste porte la souveraineté de la Flandre dans la maison des Capétiens.

Jeanne était réservée à d'autres épreuves. Simon de Montfort, l'un des fils du chef de la croisade des Albigeois, recherchait sa main; mais le roi de France crut devoir s'y opposer, craignant que ses prétentions, comme naguère celles du comte de Bretagne, ne se rapportassent à quelque complot politique: il obligea la comtesse de Flandre à lui remettre à Péronne, le jour de Pâques fleuries 1236, une promesse solennelle de rompre toute négociation à cet égard. Simon de Montfort, contraint à renoncer à ses projets, se rendit en Angleterre, où, deux ans après, il épousa Éléonore de Pembroke, sœur du roi Henri III.

L'année suivante vit la célébration du mariage de la comtesse de Flandre avec Thomas de Savoie, comte de Maurienne. Ce prince, issu d'une maison illustre, mais pauvre, était né à l'époque où la puissance de sa famille se développait le plus rapidement; sa sœur, comtesse de Provence, était mère de la reine de France et de la reine d'Angleterre, et leur influence favorisait l'élévation de tous les princes de la maison de Savoie. Les historiens du treizième siècle nous les représentent pieux, cléments et doux, mais avides d'honneurs et même de richesses, moins par avarice que par besoin de prodigalité. Tel était aussi Thomas de Savoie. Il se fit donner de fortes pensions par la comtesse Jeanne, et profita des relations industrielles de la Flandre et de l'Angleterre pour faire de fréquents voyages à Londres, où il ne passait toutefois que peu de jours, de peur de mécontenter le roi de France, ne s'y occupant point d'intérêts commerciaux ou politiques, mais beaucoup des intérêts de sa famille. L'un de ses frères fut archevêque de Canterbury; un autre, déjà évêque de Valence, aspirait au siége épiscopal de Liége.

Cependant il existait en Flandre un parti puissant qui ne cessait de protester contre ces alliances dictées par des influences étrangères: c'était celui de Bouchard d'Avesnes. Après la mort de Ferdinand, Jeanne n'avait cru la stabilité de son pouvoir assurée qu'en faisant conduire les enfants de sa sœur dans un château situé loin de la Flandre, au pied des montagnes de l'Auvergne, où ils furent confiés à la garde d'Archambaud de Bourbon, frère de Guillaume de Dampierre. Ils y restèrent pendant sept années; mais enfin en 1241, lorsque Guillaume de Dampierre ne fut plus, Archambaud de Bourbon leur ouvrit les portes de leur prison, et ils rentrèrent en Flandre, où ils promirent à la comtesse Jeanne de la servir comme leur dame. Bouchard d'Avesnes vivait encore: si Marguerite, redevenue libre, ne fit rien pour le revoir, il put du moins, avant de rendre le dernier soupir, recevoir les adieux de ses fils.

La comtesse de Flandre mourut à peu près vers la même époque que le sire d'Avesnes. Thomas de Savoie, qui avait conduit en Angleterre un secours de soixante chevaliers et de cent sergents d'armes dirigé contre les Ecossais, était à peine revenu dans ses Etats, quand la fin du règne de Jeanne mit également un terme à l'autorité qu'il n'y tenait que d'elle. Il quitta la Flandre presque aussitôt, fit confirmer par le roi Henri III la pension de six mille livres que Jeanne lui avait promise, et rentra dans sa patrie où il épousa Béatrice de Fiesque: de la postérité qu'il laissa en Italie devaient sortir les comtes de Piémont et les rois de Sardaigne.

Lorsque Marguerite, héritière des Etats de sa sœur, arriva en France pour y remplir ses devoirs de feudataire, ce fut la reine Blanche, mère de Louis IX, qui reçut son acte d'hommage, «pour ce que, y était-il dit, iceluy nostre sire le roy, grevé de maladie, estoit en tel estat que il n'estoit mie expédient que l'on luy fist parole sur ce, pour ce que, par aventure, il ne fust troublé de la mort de nostre dite sœur.»

Louis IX avait pris la croix pendant sa maladie; mais trois années devaient s'écouler avant qu'il exécutât son vœu. Pendant ces trois années, il rétablit l'ordre dans les finances, de telle sorte que le revenu des domaines royaux pût suppléer à tous les impôts et suffire aux frais des plus grandes guerres. Il réprima les abus de pouvoir de ses forestiers et de ses prévôts; il introduisit dans les cours de justice une équité si impartiale, que personne n'était plus empressé que lui-même à condamner les prétentions de ses officiers, dès qu'elles ne paraissaient point justifiées; enfin, il ordonna que tous les marchands étrangers venant en France y fussent protégés avec sollicitude, et favorisa l'extension des relations commerciales, «pourquoy li royaume fu en meilleur estat qu'il n'avait esté au temps de ses devanciers.»

Louis IX était le petit-fils d'Elisabeth de Hainaut: ses traits, raconte Philippe Mouskès, retraçaient ceux des princes dont le sang était le sien. Louis IX, assis sous le chêne de Vincennes, rappelait également ses aïeux les comtes de Hainaut, qui rendaient la justice sous les chênes de Hornu.

Louis IX était appelé à juger en Flandre la grande querelle des fils de Bouchard d'Avesnes et de ceux de Guillaume de Dampierre, «qui rendit cette époque si agitée et si malheureuse, observe le cordelier Jacques de Guyse, que celui qui en veut tracer le tableau ne doit écouter que sa conscience et son zèle pour la justice et la vérité.» Les fils de Bouchard d'Avesnes avaient adressé leurs réclamations à l'empereur Frédéric II, que la guerre de Liége avait irrité contre le comte de Flandre, et dès le mois de mars 1242 (v. st.) une sentence solennelle avait proclamé la légitimité de leur naissance. C'était en vertu de cette déclaration que Jean d'Avesnes demandait à pouvoir intervenir dans l'hommage de sa mère comme héritier de tous ses domaines. Cette discussion était pleine de doutes et d'incertitudes. Si Marguerite de Flandre s'était unie de bonne foi à Bouchard d'Avesnes, ignorant qu'il fût sous-diacre, Guillaume de Dampierre ne l'avait également épousée que parce qu'il considérait son premier mariage comme nul et sans effet. Les fils du sire d'Avesnes s'appuyaient, il est vrai, sur une sentence de l'empereur; mais ceux du sire de Dampierre leur opposaient trois bulles pontificales. Cependant la Flandre avait accepté la dynastie des Dampierre, tandis que le Hainaut persistait à la repousser.

Telle était la situation des choses, lorsque le roi de France obtint de tous les fils de Marguerite qu'ils adhérassent à un compromis par lequel ils choisissaient Louis IX et l'évêque de Tusculum pour arbitres, les autorisant à former deux parts différentes dans l'héritage de Baudouin de Constantinople.

Comme il était aisé de le prévoir, la sentence arbitrale, prononcée au mois de juillet 1246, attribua le Hainaut à Jean d'Avesnes, et la Flandre avec toutes ses dépendances à Guillaume de Dampierre. Les fils de Marguerite promirent de la respecter. Guillaume de Dampierre rendit immédiatement hommage au roi de France; mais Jean d'Avesnes, qui avait épousé, vers le mois de décembre 1246, Alix de Hollande, ne releva son fief de l'évêque de Liége, Henri de Gueldre, que le 26 septembre 1247.

Or, trois jours après, le 29 septembre, le comte Guillaume de Hollande, dont Jean d'Avesnes avait épousé la sœur, fut élu, à Woeringen, roi des Romains par dix-huit princes de l'empire. Jean d'Avesnes, qui trouvait en lui un protecteur puissant, ne tarda point à réclamer les îles de Walcheren, de Zud-Beveland, de Nord-Beveland, de Borssele et les autres îles de la Zélande, le pays des Quatre-Métiers, le pays de Waes et la terre d'Alost, ajoutant que le roi Louis IX n'avait pu accorder à Guillaume de Dampierre, comme dépendances de la Flandre, ces domaines qui ne relevaient pas de la France, mais de l'empire. Le roi des Romains profita des dissensions qui existaient entre la Flandre et la Hollande pour réunir une armée qui débarqua aux bords de l'Escaut et soumit rapidement toute la Flandre impériale. Elle se trouvait près de Termonde, sous les ordres de Jean d'Avesnes, lorsqu'elle surprit, au point du jour, les barons de Flandre qui s'avançaient pour l'attaquer et les réduisit à une fuite honteuse.

La médiation de Louis IX devint de nouveau nécessaire. Le roi de France, considérant que les termes du compromis en vertu duquel il avait exercé son arbitrage étaient absolus, obligea Jean d'Avesnes à renoncer à toutes ses conquêtes. Pour rétablir la paix, il avait fait ratifier par Marguerite et Guillaume de Hollande le traité conclu à Bruges le 27 février 1169 (v. st.). Florent, frère du comte de Hollande, reconnut dans les termes les plus précis les droits de la Flandre sur les îles de la Zélande, et promit d'aller, en forme d'amende honorable, se remettre au pouvoir de la comtesse de Flandre, jusqu'à ce que le duc de Brabant intercédât pour qu'il fût rendu à la liberté.

Cependant Jean d'Avesnes et son frère suppliaient le roi Louis IX de réhabiliter l'honneur de leur nom en confirmant la sentence impériale du mois de mars 1252. Le roi de France croyait que cette question appartenait à l'autorité ecclésiastique; mais il n'est point douteux que ses démarches auprès du pape, qui se trouvait alors à Lyon, n'aient contribué à préparer la bulle pontificale du 9 décembre 1248. Innocent IV y chargeait l'évêque de Châlons et l'abbé du Saint-Sépulcre à Cambray de procéder à une enquête sur la naissance de Jean et de Baudouin d'Avesnes, «attendu que toutes les recherches faites jusqu'à cette époque n'avaient produit aucun résultat.» Ce fut en vertu de cette bulle que l'évêque de Châlons et l'abbé du Saint-Sépulcre assignèrent, au mois de juillet 1249, tous les témoins pour qu'ils s'assemblassent, le 30 août suivant, dans la cathédrale de Soissons.

Là comparurent Gauthier de Pantegnies, qui déclara qu'il était âgé d'environ cent ans et qu'il avait entendu Marguerite, vingt-sept fois et plus, reconnaître Bouchard pour son époux; Gilles de Hautmont, qui déposa que déjà, à la fin du règne de Marguerite d'Alsace, Bouchard prenait part aux combats et aux tournois sans que l'on y connût le moindre empêchement; Roger de Novion, dont le frère avait officié dans la chapelle du Quesnoy; Thierri de la Hamaide, qui, lors de la captivité de Bouchard, avait été l'un de ses otages; Henri d'Houffalize, qui rappela que les deux fils du sire d'Avesnes étaient nés dans l'asile hospitalier que son père lui avait accordé sur les bords de la Meuse. Enfin, le 24 novembre 1249, l'évêque de Châlons et l'abbé de Liessies, délégué par l'abbé du Saint-Sépulcre, jugeant qu'il y avait des preuves suffisantes des faits allégués par Jean et Baudouin d'Avesnes, proclamèrent, après avoir pris l'avis des jurisconsultes, la légitimité de leur naissance.

Guillaume de Dampierre ne fit rien pour s'opposer à cette enquête; pendant qu'elle se poursuivait, il demandait aux rivages de l'Orient cette gloire des guerres lointaines qui assurait aux petits-fils du héros d'Arsur de si touchantes sympathies.

Dès que Louis IX eut vu le rétablissement de l'ordre et de la paix en Europe, il n'hésita plus à remplir le vœu qu'il avait fait d'aller combattre les infidèles; mais, portant les vertus d'un grand roi jusque dans l'accomplissement d'un devoir religieux, il voulait que cette croisade, bien différente des autres guerres saintes, où beaucoup de sang avait été répandu sans résultats durables, fût non-seulement la base de la délivrance de la Palestine, mais aussi celle de la destruction de l'islamisme, de la civilisation de l'Asie et de la prospérité de l'Europe.

Qu'on se représente, au dix-neuvième siècle, ce qu'était l'Asie au moment où Louis IX faisait creuser le port d'Aigues-Mortes pour s'y embarquer. Les nations tartares et mongoles s'étaient réunies sous Gengis-kan. Leur empire, dont une seule province embrassait toute la domination actuelle des czars des deux côtés de l'Oural, s'étendait de la Vistule au fleuve Jaune, depuis la Baltique jusqu'aux mers du Japon. Déjà elles avaient conquis la Pologne et la Hongrie, et elles envahissaient la Silésie. L'Allemagne tremblait, et en 1238, les pêcheurs de Gothie et de Frise n'osèrent pas sortir de leurs ports pour se rendre sur les côtes d'Ecosse, de crainte de ne plus retrouver à leur retour ni familles, ni foyers, ni patrie. Frédéric II eût voulu combattre les Mongols; Louis IX jugea qu'il était plus utile de les éclairer et de se les attacher par la foi et les lumières pour les opposer aux hordes dévastatrices des tribus nomades de l'Arabie. Il fallait donc former dans l'Orient un établissement considérable, d'où l'on pût à la fois tendre la main aux Mongols et rejeter les musulmans dans leurs déserts. Pour atteindre ce double but, Louis IX tourna ses regards vers les plaines du Nil: ces rivages qui, dans les siècles les plus reculés, avaient vu s'élever de leur sein la civilisation de l'antiquité, étaient de nouveau appelés à être le berceau d'une mission intellectuelle, la réconciliation de l'Europe et de l'Asie.

Louis IX voulait policer des peuples innombrables qui aujourd'hui sont retombés dans le néant et dans l'immobilité où ils languissaient il y a deux mille ans: il avait admirablement compris que la civilisation de l'Asie était le salut de l'Europe, dont les frontières cesseraient d'être menacées par de gigantesques invasions. En civilisant l'Asie, en sauvant l'Europe, Louis IX agrandissait les destinées de la France. Lorsqu'il se rendait de Paris à Beauvais, de Beauvais à Lyon, que rencontrait-il sur ses pas? Des campagnes où l'agriculteur, ruiné par les discordes civiles et les guerres étrangères, ne récoltait point assez de blé pour nourrir sa propre famille; des châteaux où dominaient des passions ambitieuses, source constante d'agitations et de luttes; des cités où les marchands venaient se plaindre des exactions qu'ils rencontraient dès qu'ils franchissaient les frontières du royaume. Louis IX vit dans la croisade l'extension de la puissance militaire de la France, le soulagement de ses peuples, le développement de ses richesses. Aux chevaliers les plus belliqueux, et parmi ceux-là se trouvait Guillaume de Dampierre, il offrait les palmes de la guerre sainte; il voulait aussi que les denrées que les républiques d'Italie cherchaient aux bords du Nil, et qui étaient restées jusqu'alors leur monopole, fussent envoyées en France pour favoriser l'accroissement de ses populations. Enfin il promettait aux marchands de leur donner le centre du commerce du monde, cette noble terre d'Egypte fécondée par le plus beau des fleuves, si riche en ports et en canaux, qui, assise aux bords de deux mers, dont l'une baigne la France et l'autre les Indes et la Chine, semble ne regarder l'Europe que pour lui offrir le sceptre de l'Afrique et de l'Asie.

Ce fut le 25 août 1248 que les croisés quittèrent la France. Tandis que Louis IX méditait le plan de ses colonies chrétiennes, les barons qui l'entouraient ne songeaient qu'aux combats qu'ils allaient livrer; et la même flotte portait les machines de guerre destinées à repousser les infidèles, et les charrues qui, après la victoire, devaient couvrir de sillons les plaines fertiles du Delta. Louis IX passa l'hiver dans l'île de Chypre. Enfin, vers les derniers jours du mois de mai 1249, la flotte chrétienne mit à la voile, et après quatre jours de navigation on découvrit l'Egypte. «Dieu nous aide! voici Damiette!» s'était écrié l'un des pilotes. A ce signal, le légat du pape leva l'étendard de la croix, et tous les princes se rendirent à bord du vaisseau du roi de France. Là se réunirent les ducs de Bourgogne et de Bretagne, les comtes de Saint-Pol, de Blois, de Soissons, Guillaume de Dampierre, qui était déjà connu sous le titre de comte de Flandre, Philippe de Courtenay, Robert de Béthune et d'autres barons. Ils décidèrent qu'on attaquerait les Sarrasins qui se pressaient sur le rivage.

Sur un autre navire, au milieu de ceux des croisés flamands, se trouvait un abbé de Middelbourg, qui, plus heureux dans ses efforts que les rois et les comtes, avait réussi à réconcilier les Isengrins et les Blauvoets. Il s'était placé à leur tête pour les conduire à la croisade, et ils y combattirent si vaillamment, qu'ils entrèrent les premiers dans les remparts de Damiette.

Les inondations du Nil et les discordes qui s'étaient manifestées parmi les princes d'Occident retinrent les croisés à Damiette jusqu'au 20 novembre. Pendant leur marche vers le Caire, l'autorité du roi fut de nouveau méconnue; et ce qui fut plus déplorable, le comte d'Artois, frère de Louis IX, donna lui-même l'exemple de la désobéissance et de l'insubordination. Il commandait l'avant-garde et avait traversé l'Aschmoûn, dont il devait garder le gué jusqu'à ce que toute l'armée en eût effectué le passage; mais loin d'exécuter les ordres qu'il avait reçus, il s'élança imprudemment à la poursuite des mameluks de Fakreddin jusqu'au bourg de Mansourah.

Louis IX ignorait ce qui avait eu lieu. Au moment où il abordait sur l'autre rive de l'Aschmoûn, ses troupes, que l'avant-garde eût dû protéger, se trouvèrent attaquées de toutes parts sans qu'elles eussent le temps de former leurs rangs. Une mêlée confuse s'engagea et le sang rougit la plaine. Le roi venait de donner l'ordre de se rapprocher de l'Aschmoûn pour maintenir ses communications avec l'arrière-garde commandée par le duc de Bourgogne, lorsqu'il apprit que le comte de Poitiers et Guillaume de Dampierre réclamaient un prompt secours: au même moment, Imbert de Beaujeu lui annonça que le comte d'Artois, entouré d'ennemis, allait succomber dans le bourg de Mansourah où il cherchait en vain à se défendre. Louis IX résolut aussitôt de marcher de nouveau en avant, au milieu des bataillons des infidèles; mais quels que fussent ses efforts, lorsque la nuit sépara les combattants, le comte d'Artois et tous ses compagnons avaient péri. Le comte de Poitiers, plus heureux que son frère, réussit à rejoindre les chrétiens avec le jeune comte de Flandre.

Le lendemain de ce combat fut le mercredi des cendres. Le deuil de la religion se confondait dans les douleurs qui accablaient toute l'armée. Les chevaliers français ne quittèrent point leurs tentes, où ils mêlaient en silence leurs larmes à celles du roi. Les combats recommencèrent le vendredi 11 février. Louis IX montra le même courage qu'à la bataille de Mansourah, et les croisés flamands se signalèrent en arrêtant toutes les attaques des mameluks. «Pource que la bataille le conte Guillaume de Flandres leur estoit encontre leur visages, dit le sire de Joinville, ils n'osèrent venir à nous, dont Dieu nous fist grant courtoisie... Monseigneur Guillaume, conte de Flandres, et sa bataille firent merveilles. Car aigrement et vigoureusement coururent sus à pié et à cheval contre les Turcs et faisoient de grans faiz d'armes.»

Les Sarrasins cessèrent pendant quelque temps d'inquiéter le camp des croisés. Ils savaient que de désastreuses épidémies s'y étaient déclarées, et avaient formé le projet de les affamer en interceptant tous leurs approvisionnements. Les barques musulmanes surprirent la flottille chrétienne qui se dirigeait de Damiette vers l'Aschmoûn. Un seul navire échappa à leur poursuite; c'était «un vaisselet au conte de Flandres;» il porta ces tristes nouvelles au roi de France.

On décida qu'il fallait retourner à Damiette, et le 5 avril toute l'armée chrétienne reprit la route qu'elle avait déjà suivie. Louis IX, épuisé par ces fatigues, se soutenait à peine sur son cheval; cependant il n'avait pas voulu quitter l'arrière-garde. Enfin, il s'arrêta à Minieh, et ses chevaliers, qui d'heure en heure s'attendaient à le voir expirer, se rendirent près des émirs sarrasins pour négocier une trêve: elle venait d'être conclue, quand une fausse alerte livra le roi de France aux infidèles. Guillaume de Dampierre et un grand nombre de barons partagèrent sa captivité.

Lorsqu'on connut en Europe les revers des croisés en Egypte, la désolation fut universelle. On vit dans les plaines de la Picardie et de la Flandre les laboureurs et les bergers s'assembler en disant que Dieu les appelait à combattre les Sarrasins, parce qu'il réprouvait l'orgueil des barons. Ils croyaient posséder le don de multiplier le pain et le vin, et racontaient que Notre-Dame leur était apparue, entourée des anges, pour leur annoncer qu'ils briseraient les portes de Jérusalem. Un vieillard qu'on nommait Jacques le Bohémien conduisait leurs troupes indisciplinées. Partout où elles passèrent, elles chassèrent les prêtres des églises et dévastèrent les domaines des nobles. D'Amiens, elles se dirigèrent vers Paris, et de là vers Orléans, où dans leur fureur aveugle elles exercèrent les mêmes ravages dans l'université que dans les synagogues juives; enfin elles furent dispersées aux bords du Cher.

Cependant Louis IX avait offert la restitution de Damiette pour sa délivrance, et une rançon d'un million de besants d'or pour celle de ses compagnons: au moment où ce traité allait être exécuté, une révolution de sérail renversa le sultan Almoadam. Déjà les prisonniers avaient été menés sur les barques qui devaient descendre le Nil, et leur terreur fut grande en voyant les mameluks qui venaient de massacrer le sultan s'élancer sur le navire où se trouvaient le comte de Bretagne, Guillaume de Dampierre et le sire de Joinville. Tous les chevaliers chrétiens crurent qu'ils allaient être mis à mort, et se confessèrent précipitamment à un religieux flamand qui était avec eux; les mameluks se contentèrent toutefois de les menacer et remplirent toutes les promesses d'Almoadam.

Le roi de France s'était embarqué à Damiette; loin de songer à retourner en France, il se rendit à Ptolémaïde. Bientôt les émirs des mameluks, ainsi que ceux d'Alep et de Damas, réclamèrent son alliance; Louis IX envoyait en même temps aux Tartares d'autres missionnaires, parmi lesquels se trouvait un moine, nommé Guillaume de Rubruk, qui paraît avoir suivi les croisés de Flandre; il attendait des secours d'Europe pour reconquérir Jérusalem, lorsque des messages successifs lui apprirent d'abord la mort de la reine Blanche, qui gouvernait la France en qualité de régente, puis la réunion d'une armée anglaise sur les frontières de la Normandie, et enfin la destruction d'une grande partie de la noblesse de ses Etats dans un sanglant combat livré au roi des Romains. Louis IX hésitait encore, mais les barons de Syrie eux-mêmes l'engageaient à ne point laisser la France en péril; il céda à leurs conseils, espérant pouvoir plus tard poursuivre cette croisade à laquelle il n'avait jamais cessé d'attacher toutes ses espérances.

Guillaume de Dampierre avait déjà quitté Ptolémaïde. A peine avait-il revu la Flandre qu'impatient de faire briller à tous les regards la gloire qu'il avait acquise en Egypte, il parut au tournoi de Trazegnies. Il y montra le même courage; tous ses adversaires cédaient à son impétuosité et à celle de ses compagnons d'armes, quand tout à coup une autre troupe de chevaliers les attaqua par derrière et les précipita sous les pieds des chevaux; parmi les cadavres que l'on releva vers le soir, se trouvait le corps du jeune comte de Flandre. Selon quelques historiens, sa mort ne fut que le résultat fortuit de la vivacité et de l'acharnement de la lutte; mais il en est d'autres qui accusent les sires d'Avesnes d'avoir préparé et fait exécuter cette trahison.

La comtesse Marguerite semblait surtout disposée à voir un crime dans le triste dénoûment du tournoi de Trazegnies, et quelles que fussent les protestations des sires d'Avesnes, elle sentit s'accroître la haine qu'elle leur portait. Son indignation fut grande en apprenant que le pape Innocent IV avait confirmé le jugement prononcé par l'évêque de Châlons et l'abbé de Liessies, et dès que l'évêque de Cambray, par ses lettres du 9 avril 1252, eut rendu publique la sentence pontificale, elle s'adressa directement au pape, le suppliant de changer de résolution, niant même l'impartialité de l'évêque de Châlons et demandant que d'autres évêques procédassent à une nouvelle enquête.

Jean et Baudouin d'Avesnes se hâtèrent d'exposer à Guillaume de Hollande les persécutions dirigées contre eux, et le roi des Romains résolut d'intervenir d'une manière éclatante en leur faveur contre la comtesse de Flandre. Le 11 juillet 1252, les princes de l'empire se réunirent au camp de Francfort pour déclarer que tous les feudataires impériaux étaient tenus de demander l'investiture de leurs domaines au roi Guillaume. Lorsque l'archevêque de Cologne eut ajouté que tous ceux qui, sommés de rendre hommage, n'avaient point obéi, dans le délai de six semaines et trois jours, avaient forfait leurs fiefs, l'évêque de Wurtzbourg se leva et dit que, bien que la comtesse de Flandre y eût été invitée à plusieurs reprises, elle ne s'était jamais présentée pour faire acte d'hommage, et que, par sa désobéissance, elle avait perdu tous les droits qu'elle possédait sur les terres qui relevaient de l'empire. Aussitôt après, le roi des Romains fit lire une charte par laquelle il confisquait la Flandre impériale et les pays des Quatre-Métiers, de Waes et d'Alost, ainsi que le comté de Namur, et en faisait don à son beau-frère, Jean d'Avesnes. Les ducs de Brabant et de Brunswick, les archevêques de Mayence et de Cologne, les évêques de Wurtzbourg, de Strasbourg, de Liége et de Spire confirmèrent la donation du roi des Romains, et Jean d'Avesnes prêta immédiatement le serment de fidélité.

Ainsi se trouvaient rompus tous les traités qui, avant le départ de Louis IX pour l'Egypte, avaient rétabli la paix de la Flandre. La guerre devint inévitable, et dès le mois de décembre 1252, les sires d'Avesnes appelèrent aux armes leurs alliés les plus intrépides, Rasse de Gavre, Jean d'Audenarde, Thierri de la Hamaide, Gilles de Berlaimont, Hugues d'Antoing, Jean de Dixmude et d'autres nobles chevaliers.

On ne tarda point toutefois à apprendre que le pape Innocent IV avait, par une bulle du 20 août 1252, chargé l'évêque de Cambray, l'abbé de Cîteaux et le doyen de Laon de reviser toutes les informations déjà produites relativement à la naissance des sires d'Avesnes: cette procédure ecclésiastique suspendit toutes les hostilités. Le 28 avril 1253, Jean et Baudouin d'Avesnes nommèrent des procureurs auxquels ils confièrent le soin de les défendre. Le 17 juin, Gui et Jean de Dampierre désignèrent également l'archidiacre d'Arras et le prévôt de Béthune pour soutenir leurs intérêts: triste enquête qu'une mère avait provoquée contre son fils, et où les accusateurs eux-mêmes n'étaient que leurs frères!

L'évêque de Cambray et les autres commissaires délégués par le pape entendirent de nombreux témoins et discutèrent leurs dépositions; puis, reconnaissant qu'il n'était point possible d'élever des doutes sur la célébration religieuse du mariage de Bouchard et de Marguerite, ils ratifièrent le jugement prononcé par l'évêque de Châlons et l'abbé de Liessies; mais Marguerite adressa de nouvelles lettres au pape, pour le supplier d'ordonner une troisième enquête, comme si le soin de son propre honneur lui importait moins que celui de ses vengeances.

Tandis que les sires d'Avesnes réclamaient la protection du roi des Romains, la comtesse de Flandre appelait à son aide les plus intrépides barons de France. Ils accoururent avec empressement à sa voix, et dès le printemps de l'année 1253, ils convoquèrent, dans toutes les provinces situées entre l'Escaut et la Loire, les hommes d'armes et les milices communales pour les conduire en Flandre. Le roi des Romains, qui n'ignorait point leurs desseins, se hâta aussi de charger son frère de rassembler dans l'île de Walcheren toutes les forces de ses Etats héréditaires, auxquelles se joignirent quelques princes allemands. Au milieu de ces préparatifs belliqueux, le duc de Brabant, Henri le Débonnaire, essaya de faire entendre les conseils de la prudence et de la modération. Sa médiation fut acceptée, et Guillaume de Hollande se rendit lui-même à Anvers pour assister aux conférences qui y avaient lieu.

Cependant Marguerite ne voyait dans la trêve qu'une occasion favorable de surprendre ses ennemis privés de leur chef, et le 4 juillet, trois flottilles recevaient, sur les rives de l'Escaut, ses partisans, divisés en trois corps principaux. Les deux premières abordaient à peine sur le territoire de West-Capelle, et les hommes d'armes n'avaient point eu le temps de se ranger en ordre de bataille sur les digues et au bord des marais, lorsque l'on entendit résonner les trompes et les buccines. Toute l'armée impériale, commandée par Florent de Hollande et Jean d'Avesnes, s'avançait en renversant devant elle les envahisseurs, dont les uns périssaient par le fer et les autres dans les flots, en cherchant à rejoindre leurs navires. En ce moment, la troisième flottille s'approchait de l'île de Walcheren, et le même sort attendait les chevaliers qui se hâtaient d'arriver au secours de leurs frères d'armes, jugeant que plus le péril était grand, plus il était honteux de les abandonner. Quelques récits fixent le nombre de ceux qui périrent dans ce combat, l'un des plus sanglants du treizième siècle, à cinquante mille hommes; d'autres l'évaluent à cent mille, dont cinquante mille mis à mort et cinquante mille noyés dans l'Escaut. Parmi les prisonniers se trouvaient Gui de Dampierre, blessé au pied, et son frère, Jean de Dampierre, le comte de Bar, qui avait eu un œil crevé dans la mêlée, le comte Arnould de Guines, le comte de Joigny, Siméon de Chaumont et plus de deux cents illustres chevaliers.

Pas un seul combattant, assure-t-on, n'avait échappé à ce désastre pour en porter la nouvelle à la comtesse Marguerite. Cependant on vit arriver bientôt en Flandre une multitude d'hommes à demi nus, auxquels Jean d'Avesnes avait rendu la liberté, espérant reconquérir quelque jour la souveraineté de la Flandre. Leurs récits n'étaient que trop tristes: une seule ville de la Flandre avait perdu dix mille de ses habitants. Une profonde désolation se répandit de toutes parts; le commerce et l'industrie languissaient, et un historien contemporain remarque que l'année 1253 fut une année malheureuse pour l'ordre de Cîteaux, parce que les tisserands flamands ne vinrent point acheter la laine de ses troupeaux. «Ce fut alors, dit Matthieu Paris, que les Français mandèrent au roi Louis IX qu'il revînt le plus tôt possible, car son trône était ébranlé et le funeste orgueil de la comtesse de Flandre avait mis en péril tout le royaume.»

Marguerite voyait ceux de ses fils, pour lesquels elle s'était imposé de si nombreux sacrifices, au pouvoir de ses ennemis. L'heure était arrivée où son âme altière allait fléchir, et ce fut avec des paroles suppliantes que les évêques de Tournay et de Térouane se rendirent en son nom au camp du roi des Romains; mais Guillaume de Hollande leur fit répondre que Marguerite, ayant violé tour à tour et la foi qu'elle devait à l'empire et le serment qu'elle avait prêté d'observer la trêve conclue à Anvers, ne devait point s'attendre à ce qu'il consentît à traiter avec elle. Il ne resta à Marguerite qu'à chercher à réparer la défaite de West-Capelle par l'intervention du comte d'Anjou, frère du roi de France. «Charles, dit Villani, était sage dans les conseils, intrépide dans les combats et avide d'acquérir, en quelque lieu que ce fût, des terres et des seigneuries.» Charles d'Anjou oublia aisément que Louis IX lui-même avait attribué le Hainaut à Jean d'Avesnes, et ce fut ce même comté de Hainaut, avec la ville de Valenciennes, que la comtesse de Flandre lui offrit pour prix de son alliance.

Dès que Charles d'Anjou eut réuni ses hommes d'armes, il fit défier le roi des Romains, en lui mandant qu'à certain jour il se rendrait en Brabant, dans la plaine d'Assche, et que, s'il ne l'y trouvait point, il irait le chercher dans ses Etats héréditaires de Hollande. «Je jure de l'attendre dans la plaine d'Assche, répondit le roi des Romains aux hérauts du comte d'Anjou, et voici quel est le gage de ma promesse.» En prononçant ces paroles, rendant défi pour défi, il leur remit la chaîne d'or que portait Gui de Dampierre le jour où il fut vaincu.

Tandis que le comte d'Anjou voyait les portes de Valenciennes se fermer à ses hommes d'armes, déjà mis en déroute par le sire d'Enghien dans les bois de Soignies, le roi des Romains conduisait dans la plaine d'Assche une armée de deux cent mille hommes; il y passa trois jours, mais personne ne se présenta pour lui livrer bataille.

Au milieu de cette confusion extrême, on annonça que le pape Innocent IV avait chargé le cardinal Cappochi de se rendre en Flandre pour y évoquer, pour la troisième fois, cette scandaleuse procédure où la mémoire de Bouchard d'Avesnes était traînée au pilori par sa veuve. Il semblait que rien ne pût mettre un terme à ces guerres cruelles, à ces enquêtes, qui, remontant quarante ans en arrière, rouvraient sans cesse les plaies les plus vives, lorsque le roi Louis IX, retournant d'Orient, arriva, le 4 septembre 1254, au château de Vincennes.

Peu de mois après, une trêve fut conclue entre la France et l'Angleterre, et dans les derniers jours d'octobre 1255, Louis IX vint lui-même en Flandre pour y rétablir la paix. Ses ambassadeurs engagèrent le roi des Romains à déposer les armes, et leur message réussit, tant était grand le respect que l'on portait au roi de France. «Quant le roy savoit, disent les chroniques de Saint-Denis, aucun haut prince qui eust aucune indignation ou aucune male volonté contre luy, lui le traioit à paix charitablement pour débonnaireté, et faisoit amis de ses ennemis en concorde et en paix.»

Cependant on ne tarda point à apprendre que Guillaume de Hollande avait péri au milieu de l'hiver, égorgé par quelques paysans dans un marais de la Frise. Louis IX était rentré en France avant que la paix fût conclue, mais Jean et Baudouin d'Avesnes avaient consenti à se trouver à Péronne au mois de septembre. La comtesse de Flandre y comparut également, et Louis IX jugea ses prétentions avec la même équité que si les intérêts de son frère y eussent été complètement étrangers.

Par une première convention, Jean et Baudouin d'Avesnes reconnurent, ainsi que Gui et Jean de Dampierre, que la décision arbitrale de 1246, telle que l'avaient prononcée le roi de France et l'évêque de Tusculum, devait être considérée comme une règle inviolable, garantie par leurs serments. Ils jurèrent de nouveau de la respecter. Les sires d'Audenarde, de Mortagne, de Gavre, de Ghistelles, de Rasseghem, de Boulers, de Rodes, de Beveren, de Trazegnies, de Chimay, de Barbançon, de Bousies, de Lens, de Ligne, d'Antoing, prirent le même engagement.

Par un second traité, daté du 25 septembre 1256, Charles d'Anjou déclara remettre à sa cousine, la comtesse de Flandre, la donation qu'elle lui avait faite, renonçant pour lui et ses héritiers à toute prétention au comté de Hainaut.

Par un troisième traité, Jean et Baudouin d'Avesnes abdiquèrent tous les droits qu'ils tenaient de la confiscation des domaines de Baudouin de Courtenay par le roi des Romains, et, de même que le comte d'Anjou avait renoncé à la donation du Hainaut, ils révoquèrent le transport qu'en vertu de cette confiscation ils avaient fait précédemment à Henri de Luxembourg de leurs prétentions sur le comté de Namur.

Quinze jours plus tard, d'autres conférences s'ouvrirent à Bruxelles par la médiation du duc de Brabant, mais sous l'influence de la mission conciliatrice de Louis IX. Là fut conclu, le 13 octobre, un traité que cimenta le mariage de Florent de Hollande et de Béatrice, fille aînée de Gui de Dampierre. Béatrice reçut pour dot les îles de la Zélande, situées entre Hedinzee et l'Escaut; mais il était expressément entendu qu'elles resteraient toujours un fief dépendant de la Flandre, et le 21 octobre, Florent de Hollande en fit hommage entre les mains de Marguerite. Gui et Jean de Dampierre, les comtes de Bar et de Guines, et les autres nobles faits prisonniers à la bataille de West-Capelle, furent immédiatement rendus à la liberté.

La comtesse de Flandre s'efforçait, en abolissant les impôts onéreux qui pesaient sur les bourgeois et le peuple, d'alléger le souvenir de leurs malheurs. Elle avait naguère affranchi tous les serfs de ses domaines, afin qu'ils ne fussent plus soumis aux redevances et aux travaux qui accablaient leurs familles. La Flandre put enfin jouir d'un repos complet; mais ses princes et ses chevaliers, qui n'avaient vécu qu'au milieu des combats, ne cessèrent point d'aller chercher dans d'autres pays la guerre qui, désormais, respectait leurs propres frontières.

Le comte de Luxembourg, contestant à Jean d'Avesnes le droit de révoquer une donation confirmée par l'empereur, avait chassé de Namur l'impératrice Marie de Brienne, femme de Baudouin de Courtenay. Gui de Dampierre prit sa défense, espérant qu'en récompense de ses services elle lui abandonnerait tous ses droits. Des négociations eurent lieu: elles se terminèrent par le mariage de Gui de Dampierre avec Isabeau de Luxembourg, dont le comté de Namur forma la dot.

Robert, l'aîné des fils de Gui, issu de son premier mariage avec Mathilde de Béthune, avait environ dix-huit ans: il venait d'épouser l'une des filles de ce comte d'Anjou, dont nous avons raconté la déplorable alliance avec Marguerite. Dès ce moment, il s'associa à sa fortune, c'est-à-dire aux projets les plus ambitieux et aux plus aventureuses entreprises.

Un fils illégitime de Frédéric II avait usurpé le trône de Sicile: en même temps qu'il se déclarait le chef des Gibelins, il recrutait parmi les Sarrasins les armées qui maintenaient sa puissance. Ce fut dans ces circonstances que le pape Urbain IV prêcha une croisade contre Manfred: réfugié à Viterbe, il se souvenait qu'il était né Français en offrant à l'un des princes de la maison de France la gloire de vaincre Manfred et de recueillir son héritage. Charles d'Anjou accepta avec joie la couronne que le pape lui présentait. Il se hâta de s'embarquer au port de Marseille avec mille chevaliers, et le 24 mai 1265 il entrait à Rome.

La grande armée des guerriers d'Occident, qui portaient les croix blanches et vermeilles, n'avait point encore paru en Italie. Leur maréchal était Robert de Flandre, qui, trop jeune pour diriger leur expédition, écoutait les conseils du connétable de France, Gilles de Trazegnies. Vers le mois de juin 1265, ils traversèrent la Bourgogne et la Savoie, puis ils pénétrèrent, par les gorges du Mont-Saint-Bernard et du Mont-Cenis, au milieu des Alpes, dont leurs trompettes firent retentir les vallées. Dès qu'ils descendirent dans la Lombardie, ils se virent accueillis avec honneur par les amis du marquis de Montferrat. Vers le mois de novembre, ils s'étaient emparés de Verceil et avaient franchi les gués de l'Adda, lorsque le plus redoutable des alliés de Manfred dans le nord de l'Italie, le marquis Pelavicini, quitta Brescia pour s'avancer contre eux; mais les forces dont il disposait étaient trop faibles, et loin d'arrêter l'invasion des croisés, il ne fit qu'irriter leur colère.

Robert de Flandre avait passé l'Oglio au pont de Calepi, que lui livra la trahison de Buoso de Doara: ses hommes d'armes pillèrent tous les domaines du marquis Pelavicini; ils brûlèrent ses châteaux et ses villes, emmenant à leur suite les populations captives et les accablant de tous les outrages dont le droit de la victoire autorise l'impunité. Ces dévastations durèrent neuf jours. Les habitants de Brescia s'abandonnaient au désespoir. Les uns avaient fui dans les bois; les autres avaient ouvert les sépulcres des morts pour y cacher leurs enfants sous la protection des froides reliques de leurs aïeux.

Cependant les croisés poursuivaient leur marche vers Mantoue, où ils attendaient les Guelfes de Florence: ils envahirent le territoire de Ferrare, puis se dirigèrent vers Bologne et de là vers Rome, où ils arrivèrent dans les derniers jours de décembre.

Le comte d'Anjou put enfin commencer la guerre: prêt à quitter Rome, il se rendit, aux fêtes de l'Epiphanie, dans la basilique de Saint-Jean-de-Latran, où les cardinaux délégués par le pape lui remirent le diadème des rois de Sicile et la bannière de l'Eglise. Manfred n'ignorait point les préparatifs de Charles d'Anjou; il avait chargé le comte de Caserte de veiller à la défense des frontières de ses Etats, et les croyait bien gardées; mais il apprit tout à coup que les croisés s'avançaient rapidement au delà du Garigliano, mettant en fuite les Siciliens et les Sarrasins, et s'emparant de tous les châteaux qui se trouvaient sur leur passage. Manfred rangea aussitôt son armée en ordre de bataille.

C'était le 26 février 1265 (v. st.); le jour était déjà avancé au moment où les croisés aperçurent les soldats de Manfred placés au pied des murailles de Bénévent. Charles d'Anjou voulait remettre la lutte au lendemain. Gilles de Trazegnies s'y opposa, déclarant, raconte Guillaume de Nangis, «que, quoi que li autres facent, la gent son enfant se combateroient.» Qu'on prenne donc les armes! répondit le comte d'Anjou, et les archers se mirent en mouvement. La mêlée fut sanglante. Un instant l'avantage parut appartenir aux Allemands du parti gibelin; mais Robert de Flandre et ses chevaliers, qui s'étaient placés vis-à-vis du corps que commandait Manfred lui-même, rétablirent bientôt les chances du combat. Ils s'élançaient au milieu des ennemis avec tant d'impétuosité qu'ils semblaient, dit un historien contemporain, aussi redoutables que la foudre. Manfred seul ne fuyait pas: il succomba sous les coups de deux écuyers du comté de Boulogne qui ne le connaissaient point.

Charles d'Anjou prit possession de son royaume; mais il y multiplia les exactions qui naguère avaient soulevé contre lui les populations du Hainaut; et, dès la fin de l'année 1267, les Gibelins appelaient comme un libérateur le jeune Conradin, fils de Conrad de Souabe. Le duc d'Autriche et d'autres princes allemands l'accompagnèrent en Lombardie. Pise et Sienne le saluèrent avec enthousiasme, et il traversa triomphalement toute l'Italie, jusqu'à ce qu'il arrivât près d'Aquila, dans la plaine de Tagliacozzo, en présence de Charles d'Anjou.

Conradin, vaincu, fut livré par les Sarrasins de Nocera. Si Charles d'Anjou fut cruel lorsqu'il eût pu être magnanime, Robert de Flandre, quoique son gendre, se montra du moins à Naples le digne chef des croisés de Flandre. Parmi tous les juges de Conradin, il n'y en avait qu'un seul qui eût osé le condamner, et ce fut celui-là qui lut la fatale sentence; mais au même moment, Robert de Flandre le renversa sans vie à ses pieds en lui disant: «Il ne t'appartient pas, misérable, de vouer à la mort un si noble prince!» Tous les chevaliers applaudirent; Charles d'Anjou seul restait inflexible. Conradin était monté sur l'échafaud dont il ne devait plus descendre. Il pleura en songeant au passé et s'écria: «O ma mère!» puis, portant ses pensées vers l'avenir auquel il laissait le soin de le venger, il jeta son gant au peuple, et toutes les cloches de Naples sonnèrent le glas funèbre: quelques années encore, et les cloches de Palerme sonneront aussi, mais ce sera pour annoncer les Vêpres siciliennes.

Le ciel semblait réclamer le dévouement du roi de France comme un sacrifice expiatoire pour le crime de son frère. Le 25 mars de cette même année, Louis IX avait pris la croix au milieu d'une nombreuse assemblée de barons. Treize années s'étaient écoulées depuis son retour de Ptolémaïde; il avait rétabli la paix de l'Europe et assuré celle de la France, en achevant ses Etablissements, plus admirables que les capitulaires de Karl le Grand. Il avait fait publier à Saint-Gilles l'ordonnance du mois de juillet 1254, le plus ancien monument, non-seulement dans les provinces du midi, mais aussi dans tout le royaume, de la participation du tiers état à la direction des affaires publiques. Par une autre ordonnance, il avait reconnu à toutes les communes le droit d'élire leurs maires. Des lois sévères réprimaient les abus des duels judiciaires, le désordre des mœurs, les concussions des magistrats. L'exemple du roi de France propageait tous les sentiments généreux. Tandis que le comte de Poitiers, frère de Louis IX, déclarait que tous les hommes naissent libres, le comte de Forez défendait de prononcer à l'avenir le nom de serf, qu'il assimilait aux termes les plus injurieux. Tel était le respect dont était entourée la puissance du roi de France, qu'après avoir été choisi par les barons anglais comme l'arbitre de leurs discordes politiques, il vit l'héritier de leurs rois réclamer l'honneur de combattre sous ses drapeaux. Un pareil enthousiasme animait les Castillans et les Aragonais, les Ecossais et les Frisons. En même temps que les bourgeoisies armaient leurs milices communales, les barons suivaient l'exemple de leur chef en jurant de l'accompagner dans la guerre sainte.

Dès le mois de juillet 1268, le pape Clément IV avait autorisé Gui de Dampierre à se faire remettre toutes les dîmes qui avaient été levées en Flandre pour la croisade, et il se trouve mentionné dans le tableau des chevaliers croisés avec cette mention: «Monsieur Gui de Flandres soy vingtiesme, six mil livres, et passage et retour de chevaux et mangera à court.»

Le départ des croisés ne devait avoir lieu que deux ans plus tard. On les employa à régler les préparatifs de la croisade et à discuter le but que l'on devait s'y proposer. Les considérations les plus graves paraissaient devoir faire décider qu'on se dirigerait de nouveau vers l'Orient. L'Egypte était affaiblie par ses discordes; les ambassadeurs des Mongols n'avaient point cessé d'offrir leur appui, enfin, il y avait encore en Syrie un grand nombre de barons français que Louis IX y avait laissés et qui attendaient son retour avec impatience. Le roi de France, qui, avant de quitter Ptolémaïde, avait fait un pèlerinage à Nazareth et au Mont-Thabor, appelait aussi de ses vœux le moment où il lui serait permis de saluer la vallée de Josaphat et les cimes du Calvaire. Cependant Charles d'Anjou s'opposait à ces projets: lié lui-même par le serment de la croisade, il représentait combien étaient tristes les souvenirs de la première expédition conduite en Egypte, et engageait le roi à ne point aborder sur des rivages où tout rappelait les malheurs et la honte de la France. Un double motif présidait aux conseils du roi de Sicile: il désirait ne point s'éloigner de ses Etats, dont la soumission restait douteuse, et il espérait qu'une expédition de quelques mois suffirait pour anéantir en Afrique la puissance des Sarrasins, qui envoyaient à leurs colonies d'Italie des auxiliaires toujours dévoués aux Gibelins. La domination des Sarrasins en Afrique n'était-elle point d'ailleurs le lien qui unissait aux califes d'Asie les califes d'Espagne? Ne pouvait-on pas présumer que le sultan de Tunis demanderait le baptême dès qu'il se verrait menacé de l'invasion des croisés? et le premier fruit de sa conversion ne serait-il point la destruction de ces corsaires qui parcouraient la Méditerranée en pillant les vaisseaux des marchands français? Louis IX consentit à le croire, parce que sa piété lui parlait le même langage que l'intérêt de son peuple.

Le 4 juillet 1270, le roi de France s'embarqua au port d'Aigues-Mortes, que les anciens connaissaient sous le nom d'Aquæ-Marianæ; il allait retrouver, sur d'autres rivages, le souvenir de Marius.

La même flotte portait le roi de Navarre, les comtes de Poitiers, de Bretagne, de Flandre, de Guines et de Saint-Pol. Gui de Dampierre était accompagné de ses deux fils Robert et Guillaume, et parmi les nobles princesses qui avaient quitté leurs châteaux pour suivre l'expédition d'outre-mer, on remarquait la jeune comtesse de Flandre qui portait un enfant dans ses bras. Le 18 juillet, les croisés abordèrent en Afrique, et dès le lendemain ils s'emparèrent d'un vieux château dont les galeries souterraines étaient cachées sous les roseaux. C'était Carthage. En voyant briller sur le rivage les riches pavillons de la reine de Navarre et de ses compagnes, quelques chevaliers se souvinrent que les ruines qu'ils foulaient aux pieds étaient celles du palais de Didon; d'autres, tout entiers à la guerre, répétaient que commander à Carthage c'était régner en Afrique.

Cependant le sultan de Tunis ne paraissait point au camp des chrétiens, et les Mores se montraient en armes sur toutes les collines. Les chaleurs de l'été étaient extrêmes, et les vents du désert répandaient une poussière brûlante: bientôt la peste se déclara et joignit ses ravages à ceux qui étaient le résultat des fatigues et des privations de l'armée. Plusieurs chevaliers avaient succombé, lorsqu'on apprit que la contagion avait atteint le roi de France. Tous ses amis étaient plongés dans le deuil: ceux-là mêmes qu'accablaient les mêmes douleurs les oubliaient pour songer à celles de leur prince. D'heure en heure le mal s'aggravait, et Louis IX, étendu sur sa couche de cendres, ne tarda point à rendre le dernier soupir, en s'écriant: «Jérusalem! Jérusalem!»

L'armée des croisés n'avait plus de chef; mais ils ne quittèrent le rivage de l'Afrique qu'après avoir forcé le sultan de Tunis à payer un tribut et à délivrer tous les esclaves chrétiens; puis ils transportèrent sur leur flotte les restes du roi qu'on vénérait déjà comme les reliques d'un saint. Une tempête dispersa leurs navires; cependant lorsque les barons chrétiens abordèrent en Sicile, ils jurèrent qu'à trois ans de là ils se réuniraient de nouveau pour combattre les infidèles.

En effet, quelques années plus tard, Gui de Dampierre forma le projet de tenter une autre croisade: le grand maître des hospitaliers, en lui annonçant la mort du grand maître de l'ordre du Temple, Guillaume de Beaujeu, l'avait vivement engagé à ne point tarder plus longtemps à secourir la terre sainte; mais il se contenta d'accompagner, en 1276, Philippe le Hardi dans son expédition contre le roi de Castille. La vieillesse de sa mère et l'agitation qui règne dans nos grandes communes l'obligent à renoncer désormais aux périls et aux hasards des expéditions lointaines, et bientôt s'ouvrira cette triste période de notre histoire où les guerres et les discordes, succédant à la prospérité et à la paix, doivent apprendre à la Flandre à regretter de plus en plus la pieuse protection de saint Louis.

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