Histoire de Flandre (T. 1/4)
LIVRE TROISIÈME.
863-989.
Baldwin Bras de Fer, premier comte de Flandre.
Baldwin le Chauve. Arnulf le Grand.
Baldwin le Jeune. Arnulf le Jeune.
Guerres civiles et étrangères. Désastres et discordes.
Les mêmes symptômes d'abaissement et de décadence étaient communs à l'empire frank et aux princes qui le gouvernaient: les divisions privées ne contribuaient que trop à favoriser les progrès de l'anarchie publique.
Karl le Chauve avait trois fils. L'un d'eux, qui s'appelait Karl comme lui, périt dans une querelle avec un noble frank. Le second éveilla par son ambition les soupçons de son père, qui le fit enfermer dans un monastère et priver de la vue. Mais ce cruel châtiment n'empêcha point le troisième, nommé Lodwig, de conspirer. Le joug de l'autorité paternelle ne paraissait pas moins accablant à Judith, fille de Karl le Chauve, qui avait épousé successivement Ethelwulf, roi des Anglo-Saxons de Wessex, puis son fils Ethelbald. Aussi instruite que belle, elle avait présidé à l'éducation d'un fils d'Ethelwulf, qui fut depuis Alfred le Grand, et, lorsqu'elle avait quitté l'Angleterre, elle s'était retirée à Senlis, où, sous la protection des évêques, elle vivait avec toute la dignité qu'exigeait son titre de reine.
La même année que Karl le Chauve se rendit tributaire de Weeland, deux autres Normands, Guntfried et Gozfried, l'engagèrent à recevoir parmi ses feudataires un des chefs les plus redoutables des bords de la Loire. Il se nommait Rotbert et était d'origine saxonne; quelques historiens racontent que les passions d'une vie aventureuse l'avaient éloigné de la Germanie; mais il paraît plus vraisemblable qu'il appartenait à l'une des colonies qui, vers le quatrième siècle, s'étaient fixés sur le Littus Saxonicum. Cependant l'influence de Rotbert, à qui le roi accordait sans cesse de nouveaux domaines, ne tarda point à exciter la jalousie et la haine de ses anciens amis. Guntfried et Gozfried trouvaient déjà en lui un rival plus puissant qu'eux-mêmes. Ils résolurent de le renverser, et soutenus par Lodwig, fils de Karl le Chauve, ils appelèrent à leur aide un chef du Fleanderland, nommé Baldwin, fils d'Odoaker.
Karl le Chauve se trouvait à Soissons, lorsqu'il apprit que Baldwin avait enlevé Judith de Senlis et que son fils Lodwig avait rejoint Guntfried et Gozfried, chez les Normands. Le roi de France réunit aussitôt les grands du royaume, et lorsqu'ils eurent prononcé leur jugement selon la loi civile et politique, il invita les évêques à frapper d'anathème le ravisseur et sa complice.
Le complot de Lodwig avait échoué; les Normands, surpris près de Meaux, déposèrent les armes. Mais Baldwin et Judith avaient cherché un refuge dans les Etats de Lother, fils et successeur de l'empereur Lother. La situation était grave. Lother, en protégeant Baldwin, semblait vouloir intervenir dans les discordes qui agitaient la France: Guntfried et Gozfried auraient pu aisément réveiller l'ardeur belliqueuse des Normands. Hincmar était rentré à Reims: il comprit le péril qui menaçait la monarchie et interposa sa médiation; son premier soin fut de charger l'évêque Hunger d'engager le duc de Frise, Rorik, déjà prêt à prendre les armes, à ne pas s'allier à Baldwin et à faire pénitence de ses mauvais desseins; bientôt après Lodwig le Germanique invita Karl le Chauve à une entrevue qui eut lieu à Toul. Lother y fit déclarer qu'il était prêt à respecter les sentences ecclésiastiques, et l'excommunication prononcée à cause de l'appui qu'il avait donné à Baldwin fut aussitôt levée.
Baldwin et la veuve d'Ethebald s'étaient rendus à Rome et y avaient réclamé la protection du pape Nicolas Ier. Elle ne leur manqua point. «Votre vassal Baldwin, écrivait-il au roi de France, a cherché un refuge au seuil sacré des bienheureux princes des apôtres, Pierre et Paul, et s'est approché avec d'ardentes prières de notre siége pontifical. Du sommet de notre puissance apostolique, nous vous demandons que pour l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ et des apôtres Pierre et Paul, dont Baldwin a préféré l'appui à celui des rois de la terre, vous vouliez bien lui accorder votre indulgence et un oubli complet de son offense, afin que, soutenu par votre bonté, il vive en paix comme vos autres fidèles; et lorsque nous prions Votre Sublimité de lui pardonner, ce n'est pas seulement en vertu du pieux amour que nous devons porter à tous ceux qui implorent la miséricorde et le secours du siége apostolique, mais c'est aussi parce que nous craignons que votre colère ne réduise Baldwin à s'allier aux Normands impies et aux ennemis de la sainte Eglise, et à préparer ainsi de nouveaux malheurs au peuple de Dieu.» Le pape écrivit de nouveau au roi de France l'année suivante: «L'apôtre a dit: Considérez les temps, car les mauvais jours arrivent. Les périls qu'il annonce vous menacent déjà. Veillez à ne pas faire naître de plus terribles désastres, et ayez assez de modération pour surmonter la douleur de votre cœur et ne pas vous montrer éternellement inexorable et inflexible vis-à-vis de Baldwin.»
Le ressentiment de Karl le Chauve ne devait céder qu'aux nécessités politiques, qu'aggravait la faiblesse de la royauté. En 862, Lodwig, en se réconciliant avec son père, se fit donner le comté de Meaux et la riche abbaye de Soissons. Karl le Chauve ne tarda point aussi à pardonner à sa fille: il la reçut, le 25 octobre 863, au palais de Verberie et permit que son mariage avec Baldwin fût solennellement célébré à Auxerre. «Le roi ne voulut point y assister, écrivit l'archevêque Hincmar au pape Nicolas; mais il y a envoyé les ministres et les officiers de l'Etat, et, selon votre demande, il a accordé les plus grands honneurs à Baldwin.»
Tandis que Rotbert, créé successivement comte d'Anjou et abbé de Saint-Martin de Tours, consolidait sa puissance sur les deux rives de la Loire, Baldwin recevait une autorité supérieure sur les marches du nord, voisines de la Lys et de l'Escaut, qui formèrent depuis le comté de Flandre. Baldwin habita sur la Reye dans un lieu qui devait au pont qui y existait son origine et son nom de Brugge ou Bruggensele. Baldwin y plaça un burg ou château entouré de fortes murailles de pierres, puis il y fit construire la maison des Echevins, un édifice destiné à recevoir les otages, captifs temporaires, les seuls que connussent les lois frankes, et une chapelle où il fit porter les reliques de saint Donat, qui lui avaient été envoyées par Ebbon, archevêque de Reims. Aux portes du burg se trouvaient, d'un côté, la montagne du Mâl (Mâl-berg) où se tenait l'assemblée des hommes libres, et, de l'autre, des hôtelleries pour les nombreux marchands qui ne pouvaient être reçus dans le château du comte.
Baldwin, que son courage avait fait surnommer Bras de Fer, repoussa les Normands qui avaient tenté un débarquement sur nos rivages. La puissance du markgraf de Flandre était grande. Il soutint Karl le Chauve contre la rébellion de son fils Karlman, et lorsque le roi de France, impatient d'aller en Italie disputer l'autorité impériale au fils de Lodwig le Germanique, quitta ses Etats, qu'il ne devait plus revoir, Baldwin fut chargé avec Reinelm, évêque de Tournai, Adalelm, comte d'Arras et dix autres illustres feudataires, de la tutelle de l'héritier du royaume, Lodwig le Bègue, qui ne régna que deux ans.
Karl le Chauve, avant de traverser les Alpes, avait fait publier un capitulaire par lequel il assurait aux fils des comtes la confirmation héréditaire de leurs honneurs. Baldwin partagea ses comtés entre ses deux fils. Rodulf fut comte de Cambray. Baldwin le Chauve succéda au markgraviat de son père. Il épousa Alfryte, fille du roi des Anglo-Saxons, Alfred le Grand, et s'était donné le surnom qu'il portait, en mémoire de son aïeul. Mais en voulant rappeler la naissance illustre de Karl le Chauve, il ne parvint qu'à retracer sa honte et sa faiblesse vis-à-vis des pirates du Nord. Baldwin, fils d'Audoaker, était à peine descendu dans la tombe lorsqu'une formidable expédition de Normands, repoussée par Alfred en Angleterre, aborda en Flandre. Au mois de juillet 879, ils pillèrent Térouane, puis ils entrèrent dans la terre des Ménapiens, qui fut abandonnée aux mêmes désastres sans que personne osât leur résister. Enfin, ils passèrent l'Escaut et envahirent le Brakband. Les annales de Saint-Vaast racontent qu'au mois de novembre les Normands, avides de sang humain, de dévastations et d'incendies, s'arrêtèrent au monastère de Gand pour y passer l'hiver. Dès que le printemps fut arrivé, ils allèrent brûler Tournay et détruisirent toutes les abbayes voisines de l'Escaut, immolant ou emmenant captives à leur suite les populations de toutes les contrées qu'ils traversaient.
Cependant les fils de Lodwig le Bègue, Lodwig et Karlman, avaient réuni une armée contre les Normands de Gand. L'abbé Gozlin la commandait, mais il commit la faute de la diviser, afin d'attaquer les Normands sur les deux rives de l'Escaut, et fut vaincu. En 880, les Normands élevèrent des retranchements à Courtray, et y établirent leur résidence d'hiver. De là ils poursuivirent les Ménapiens et les Suèves, et en firent un horrible carnage. La flamme et le fer ravagèrent leurs campagnes et leurs foyers.
Le 26 décembre 881, une troupe de Normands brûla le monastère de Sithiu et ne respecta que l'église de Saint-Omer, qu'on avait fortifiée avec soin. Le même jour, une seconde troupe de Normands s'empara du monastère de Saint-Vaast d'Arras. Le 28 décembre, d'autres Normands pillaient Cambray et le monastère de Saint-Géry. Courtray reçut leur butin, et dès les premiers jours de février ils s'avancèrent vers Térouane et dévastèrent tour à tour Saint-Riquier, Amiens et Corbie. Au mois de juillet, on apprit avec effroi qu'ils avaient traversé la Somme et menaçaient Beauvais. La désolation était universelle; personne n'osait se présenter pour défendre les châteaux qu'on avait construits contre les ennemis et qui leur servaient d'abri et de refuge. Lodwig tenta un dernier effort: aidé des grafs de Neustrie, il attaqua les Normands à Saulcourt en Vimeu.
«Dieu protégeait Lodwig; il l'entoura de comtes, héros illustres: il lui donna le trône de France. Lodwig leva son étendard pour combattre les Normands. Il saisit son bouclier et sa lance et pressa les pas de son coursier. Il s'avançait plein de courage. Tous chantaient en chœur: Kyrie Eleison! Ils achevèrent le cantique, et le combat commença. Chacun était impatient de se venger, personne plus que Lodwig. Lodwig était né vaillant et audacieux. Il frappa les uns de sa hache, il perça les autres de son épée. Amer fut le breuvage qu'il versa à ses ennemis et ils se retirèrent de la vie.»
Les Normands étaient rentrés dans leur camp de Gand; mais dès l'année suivante, ils s'avancèrent de nouveau jusqu'à la Somme. En 883, avant d'occuper Amiens, ils se dirigèrent vers les bords de la mer et chassèrent de leurs foyers les habitants du Fleanderland. Que faisait le comte Baldwin pendant que les Normands exterminaient ses peuples? Après avoir combattu avec quelque succès une de leurs troupes dans la forêt de Mormal, il s'était réfugié dans le château de Bruges et il y avait fait élever de nouveaux retranchements avec des pierres tirées des ruines d'Aldenbourg. Il semblait que son énergie et son audace ne dussent se ranimer qu'au milieu des discordes civiles.
En 884, trois ans après la victoire de Saulcourt, Karlman, frère de Lodwig, qui ne vivait plus, obtint la paix des Normands, en leur payant douze mille livres pesant d'argent. Cette somme énorme, qui était le prix du rachat de la France, leur fut remise vers l'automne dans leur camp d'Amiens; aussitôt après, ils se retirèrent vers le port de Boulogne où ils s'embarquèrent; mais, sans s'éloigner du rivage, ils tournèrent la proue vers le nord, et, se dirigeant vers la Lotharingie, ils se fixèrent à Louvain.
Dans les premiers jours de décembre 884, Karlman mourut. De la postérité de Lodwig le Bègue, il ne restait qu'un enfant qui s'appelait Karl comme son aïeul. Les vassaux du royaume de France méprisèrent sa jeunesse qui le rendait incapable de les défendre, et offrirent le sceptre à l'empereur Karl le Gros, fils de Lodwig le Germanique. Se souvenant que des partages multipliés avaient affaibli la monarchie karlingienne, ils espéraient lui rendre sa force en la reconstituant dans son unité. La race royale dégénérait rapidement; Karl le Gros (tel est le surnom que porte au neuvième siècle l'héritier de Karl le Martel et de Karl le Grand) accourt avec une nombreuse armée devant Paris, que menaçait une nouvelle invasion normande; mais, saisi de terreur au moment de combattre, il achète la paix des Normands, et, pour sauver Paris, il leur permet de piller la Bourgogne. Cependant tous les peuples s'indignent d'une si coupable pusillanimité, et, de leur assentiment unanime, Karl le Gros est déposé à la diète de Tribur. Un petit-fils de Lodwig le Germanique, Arnulf, règne aux bords du Rhin, tandis qu'Ode, fils de Rotbert, se fait sacrer roi à Compiègne. L'Allemagne et la France se séparent.
Baldwin soutenait Arnulf; mais Ode affermit sa puissance en la méritant. Le 24 juin 888, il vainquit une nombreuse armée de Normands dans la forêt de l'Argonne. «Cette victoire, dit l'annaliste de Saint-Vaast, le couvrit de gloire. Baldwin, abandonnant ses alliés, se rendit près du roi Ode et promit de lui être fidèle. Ode le reçut avec bonté et confirma les honneurs qu'il possédait.» Ode et Arnulf ne tardèrent point à conclure la paix à Worms, et le roi de Germanie, arrière-petit-fils de Karl le Grand, fit don d'une couronne d'or au roi de France. L'héritier des rois franks reconnaissait les droits du prince qui s'appuyait sur l'élection des populations d'origine gauloise ou romaine.
Ode combattit de nouveau une troupe de Normands qui s'était établie à Amiens; Arnulf obtint une victoire complète sur ceux qui occupaient Louvain. Dans la Neustrie, l'honneur de la résistance appartint aux populations d'origine saxonne. Entre la Seine et la Loire, depuis Evreux jusqu'à Bayeux, vers les bords de l'Orne, où le nom du pays de Séez (Saxia) rappelle leurs colonies, elles avaient formé une étroite association contre les Normands. Les gildes, condamnées sous Karl le Chauve, proscrites de nouveau sous Karlman et sans cesse en butte à la haine des grands feudataires du royaume de France, conservaient toute leur puissance dans le Nord de la Neustrie. Le second dimanche après les fêtes de Pâques 891, on aperçut du haut de la tour de Saint-Omer une troupe de Normands de Noyon, qui descendaient de la colline d'Helfaut, où les martyrs Victoricus et Euscianus avaient jadis fondé la plus antique église de la Morinie. Les karls de ces contrées, dont les progrès du christianisme avaient à peine adouci les mœurs cruelles, avaient cherché un refuge dans le bourg de Saint-Omer. Dès qu'ils apprirent l'approche des Normands, ils se réunirent dans l'abbaye: «Selon la coutume des habitants de ce pays, dit le livre des miracles de saint Bertewin, ils avaient leurs armes toujours prêtes et se donnèrent la main les uns aux autres en signe de liberté.»
Les Normands s'étaient dispersés dans les prairies de l'Aa pour enlever les troupeaux qui y paissaient. Les défenseurs de Sithiu firent aussitôt une sortie et immolèrent trois cent dix de leurs terribles ennemis sous les chênes de Windighem. Lorsque ceux des Normands qui s'étaient éloignés revinrent vers leur camp et aperçurent les cadavres sanglants de leurs frères, leur fureur fut extrême. Ils quittèrent leurs chevaux, se dirigèrent précipitamment vers le bourg de Saint-Omer, remplirent les fossés de paille qu'ils allumèrent, et lancèrent au-dessus des murailles des morceaux de fer fondu et des projectiles brûlants. Mais soudain une brise se leva qui éloigna la flamme de l'enceinte du monastère; les défenseurs de Sithiu y virent le gage de la protection céleste: ils plaçaient leur confiance dans l'appui des saints, illustres et vénérés fondateurs de leur église. Un jeune moine prit un arc et le tendit au hasard; la flèche frappa le chef des Normands. Sa mort répandit le découragement parmi les siens. Au son lugubre de leurs trompes retentissantes, ils se dirigèrent vers Cassel; de là ils poursuivirent leur marche vers le Brakband. Ils revenaient à Noyon lorsque le roi Ode les attaqua et les vainquit. Enfin, en 893, les Normands de la Somme, harcelés de toutes parts et pressés par une famine générale, quittèrent le nord de la France. On les vit se retirer sur leurs flottes et s'éloigner du rivage de la Flandre.
«Pourquoi nous arrêter plus longtemps, s'écrie Adroald de Fleury, à raconter les malheurs de la Neustrie? Depuis le rivage de l'Océan jusqu'à l'Auvergne, il n'est point de pays qui ait conservé sa liberté. Il n'est pas une ville, pas un village que n'aient accablé les furieuses dévastations des païens. Ces malheurs se sont prolongés pendant trente années, et ne faut-il point les attribuer à la colère de Dieu, selon la menace exprimée par le prophète Jérémie:—Parce que vous n'avez point écouté ma parole, j'appellerai tous les peuples de l'Aquilon. Je leur soumettrai cette terre avec tous ses habitants et toutes les nations qui l'entourent.»
Tel est le spectacle que présentait la Flandre à la fin du neuvième siècle. Plus que toutes les autres provinces de la France, elle avait profondément souffert des invasions des pirates septentrionaux. Les Normands n'avaient pas cessé de la dévaster. Ses rivages étaient le port vers lequel cinglaient leurs flottes; ses cités, le camp où leurs armées déposaient leur butin et préparaient leurs conquêtes. On n'y trouvait plus que des campagnes stériles où se réunissaient les Flamings fugitifs et quelques familles ménapiennes ou suèves, derniers restes de ces races exterminées par le fer et la flamme des ennemis.
Un comte nommé Rodulf, petit-fils d'Audoaker comme Baldwin le Chauve, avait pris possession des abbayes de Saint-Vaast et de Saint-Bertin. Il mourut le 5 janvier 892. Les châtelains ou chefs chargés de la garde du château d'Arras envoyèrent aussitôt le graf Ecfried vers le roi Ode pour lui en donner avis; mais trois jours s'étaient à peine écoulés depuis la mort de l'abbé Rodulf, lorsque les habitants d'Arras se laissèrent corrompre par l'argent qu'Eberhard, émissaire du comte de Flandre, avait répandu parmi eux et se livrèrent à lui. Baldwin se hâta d'annoncer au roi qu'avec son assentiment il voulait conserver les abbayes de son cousin Rodulf. «Je lui abandonnerai plutôt, répondit le roi Ode, l'autorité que je tiens de Dieu.» Baldwin ne cédait point. Un incendie avait consumé l'église et le château d'Arras: il ne fit reconstruire que le château, mais il ordonna qu'on le fortifiât avec soin pour qu'il pût résister aux attaques de ses ennemis.
L'archevêque de Reims Foulques avait convoqué un synode où siégèrent les évêques de Laon, de Noyon, de Soissons et de Térouane. Il y exposa les plaintes formées contre Baldwin, qui faisait battre les prêtres de verges, les chassait de leurs paroisses et s'attribuait les biens et les dignités de l'Eglise. Dodilon, évêque de Cambray, reçut la mission d'aller remettre au comte de Flandre ou à son archidiacre des lettres où on l'exhortait à ne point persévérer dans ses entreprises criminelles, en le menaçant d'une sentence d'excommunication. L'évêque de Cambray avait toutefois été autorisé, s'il craignait trop la colère de Baldwin, à se contenter de faire lire ces lettres à Arras. Le roi de France, prêt à le soutenir, avait réuni une armée pour reconquérir l'abbaye de Saint-Vaast; mais Baldwin accourut de la Flandre, et Ode fut réduit à se retirer.
De nouvelles dissensions favorisaient la résistance de Baldwin. Aux bords de l'Oise vivait un comte nommé Herbert, arrière-petit-fils de Karl le Grand; il possédait de nombreux châteaux, et son autorité était grande. Les hommes de race franke aimaient peu le roi Ode, qui leur était étranger par son origine. Arrêtés d'une part vers le sud par les populations nationales qui se réveillaient, pressés de l'autre vers le nord par l'ambition envahissante des peuples allemands, ils se groupaient autour de ce Karling moins illustre, mais plus puissant que les descendants de Karl le Chauve. Herbert opposa à la monarchie toute récente et encore mal affermie des fils de Rotbert le Fort, la légitimité héréditaire de la succession royale chez les Karlings. De concert avec l'archevêque de Reims, il proclama roi et fit sacrer le jeune Karl le Simple, fils de Lodwig le Bègue. Le comte de Flandre seconda cette révolution; cependant, lorsque le roi de Germanie Zwentibold, fils d'Arnulf, parut prétendre à la couronne de France, Baldwin et son frère Rodulf, comte de Cambray, quittèrent le parti de Karl le Simple pour se tourner du côté de l'Allemagne; mais bientôt abandonnés eux-mêmes par le roi de Germanie, qui avait renoncé à ses desseins, ils se trouvèrent sans appui et sans alliés. Le roi Ode, profitant d'un traité qu'il avait conclu avec le roi Karl, se hâta de mettre le siége devant l'abbaye de Saint-Vaast. Les leudes de Baldwin, peu préparés à se défendre, en ouvrirent les portes et remirent des otages; Ode, qui cherchait à s'allier à Baldwin, se contenta d'aller prier dans l'église de Saint-Vaast, puis il rendit aux châtelains du comte de Flandre les clefs du monastère, et lui en confirma la possession ainsi que celle de tous ses autres honneurs. Herbert l'apprit: sa jalousie s'accrut, et bientôt il y eut guerre ouverte entre ses leudes et ceux des comtes de Flandre et de Cambray. Rodulf enleva au comte de Vermandois les châteaux de Péronne et de Saint-Quentin, les perdit, puis essaya de les reconquérir. Enfin il périt dans un combat où Herbert, aidé d'une troupe de mercenaires normands, le frappa, dit-on, de sa propre main. La mort du comte de Cambray devait être cruellement vengée.
Ode, aux derniers jours de son règne, se reprocha son usurpation. «Le seigneur de mes ennemis, répétait-il, est fils de celui que j'honorai moi-même autrefois comme mon seigneur.» A sa mort, Karl le Simple retrouva toute la puissance de son père Lodwig le Bègue. L'archevêque de Reims, ami d'Herbert, dominait auprès de lui, et Baldwin mécontent se dispensa d'aller lui rendre hommage, en lui envoyant seulement des députés qui protestèrent de sa fidélité. Un frère du roi Ode, Rotbert, qui considérait déjà le trône de France comme son héritage, soutenait le comte de Flandre dans sa haine, et ne cessait de lui représenter qu'il serait facile de renverser la royauté de Karl le Simple, en faisant périr un seul homme, l'archevêque Foulques, qui avait protégé Karl depuis son enfance et avait plus que tout autre des grands feudataires contribué à son élévation. Ces complots ne restèrent point ignorés. Leur dénoûment n'en fut que plus soudain et plus terrible.
Le roi Karl le Simple s'était hâté d'enlever à Baldwin le château et l'abbaye d'Arras, qu'il donna à l'archevêque de Reims. Baldwin eut une entrevue avec le roi Karl, près de Cambray, et le pria humblement de lui faire rendre les honneurs dont on l'avait privé; mais Herbert s'opposa à toutes ses demandes, et Foulques fit connaître par un refus altier qu'il ne renoncerait point aux bénéfices qu'il tenait de la générosité du roi. Néanmoins Baldwin, plein de dissimulation, se réconcilia avec Herbert et chargea ses députés, Eberhard, Winnemar de Lillers et Rotger de Mortagne, d'aller assurer Foulques de son amitié en lui offrant des présents considérables. Foulques les accueillit avec mépris. Peu de jours après, le 17 juin 900, l'archevêque de Reims quittait le synode des évêques de la Neustrie, qu'on appelait déjà depuis longtemps la France, mais qui dans les documents ecclésiastiques conservait le nom romain de Belgique. Il traversait la forêt de Compiègne, suivi d'un petit nombre de serviteurs, lorsque tout à coup il se vit entouré des leudes de Baldwin, et l'un d'eux, Winnemar, le frappa de sept coups de lance. En vain quelques-uns des serviteurs de l'archevêque essayèrent-ils de le défendre: leur dévouement ne put le sauver.
Dix-sept jours après le meurtre de Foulques, Hervée fut élu archevêque de Reims. Il s'empressa de faire prononcer contre les députés du comte de Flandre une sentence solennelle d'anathème: «L'an 900 de l'Incarnation de Notre-Seigneur, la veille des nones de juillet, c'est-à-dire le jour où Hervée fut ordonné évêque, l'excommunication suivante fut lue dans l'église de Reims, en présence des évêques de Rouen, de Soissons, de Noyon, de Cambray, de Térouane, d'Amiens, de Beauvais, de Châlons, de Laon, de Senlis et de Meaux: Qu'il soit connu des fidèles de la sainte Eglise de Dieu que l'Eglise qui nous est confiée a été plongée dans une profonde douleur par un crime sans exemple depuis les persécutions des apôtres, le meurtre de notre père et pasteur Foulques, cruellement immolé par les leudes du comte Baldwin, Winnemar, Eberhard, Ratfried et leurs complices. Cependant puisqu'ils n'ont pas craint de commettre dans notre siècle un forfait tel que l'Eglise n'en vit jamais accomplir, si ce n'est peut-être par le bras des païens, au nom de Dieu et par la vertu du Saint-Esprit, grâce à l'autorité divinement accordée aux évêques par le bienheureux Pierre, prince des apôtres, nous les retranchons du sein de leur mère la sainte Eglise, nous les frappons de l'anathème d'une perpétuelle malédiction. Qu'ils soient maudits dans les cités et hors des cités: maudit soit leur grenier et maudits soient leurs ossements; maudites soient les générations qui sortiront d'eux et les moissons que leurs champs porteront, ainsi que leurs bœufs et leurs brebis! Qu'ils soient maudits en franchissant le seuil de leurs foyers pour les quitter ou y rentrer; qu'ils soient maudits dans leurs demeures! Qu'ils errent sans abri dans les campagnes; que leurs entrailles se déchirent comme celles du perfide Arius! Puissent les accabler toutes les malédictions dont le Seigneur, par la voix de Moïse, menaça son peuple infidèle à la foi divine! Qu'ils attendent dans l'anathème le jour du Seigneur où ils seront condamnés; et de même que ces flambeaux lancés par nos mains s'éteignent aujourd'hui, qu'ils s'éteignent à jamais dans les ténèbres!» A ces mots, tous les évêques jetèrent sur le pavé de la basilique leurs cierges allumés. Une terreur profonde pénétra l'esprit du peuple. Dans toutes les églises, on chantait en l'honneur de Foulques des hymnes où l'on dépeignait Winnemar habitant la terre, mais déjà effacé par Dieu du nombre des vivants. Selon d'anciens récits, Winnemar ne tarda point à succomber à une maladie affreuse, qui, telle qu'un feu dévorant, consumait tous ses membres. «Il fut, dit Rikher, arraché de cette vie, chargé d'opprobe et de crimes.»
Herbert survivait à Foulques. Baldwin lui proposa une étroite alliance, que devait confirmer le mariage de son fils Arnulf avec Adelhéide, fille d'Herbert, qui était encore au berceau. Pendant qu'on célébrait la fête des fiançailles, un meurtrier envoyé par le comte de Flandre assassina le comte de Vermandois.
Karl le Simple était trop faible pour punir les crimes de Baldwin. Il s'adressa aux Normands de la Seine, et offrit à leur chef Roll, s'il consentait à quitter Rouen, tout le territoire que le comte de Flandre occupait. Déjà Baldwin avait fait augmenter les fortifications de Saint-Omer et élever des remparts autour d'Ypres et de Bergues pour résister à l'invasion dont il se croyait menacé; mais Roll rejeta les propositions du roi, et, en 911, le traité de Saint-Clair-sur-Epte lui assura la possession définitive de cette partie de la Neustrie, qui, depuis cette époque, porta le nom de Normandie.
Baldwin le Chauve mourut le 2 janvier 918. Avec ce même orgueil qui l'avait engagé à porter le surnom de son aïeul l'empereur Karl le Chauve, il avait donné à l'aîné de ses fils le nom d'Arnulf, en souvenir de saint Arnulf qui avait uni au sang germanique des Karlings celui de la race romaine issue de Troie. Un autre fils de Baldwin, Adolf, reçut les comtés de Boulogne et de Saint-Pol et l'abbaye de Saint-Bertin.
Arnulf recueillit toutes les traditions de Baldwin le Chauve, son ambition et sa perfidie, ses tendances et ses haines. De même que son père, il étendit la puissance de la Flandre. Lorsque Rotbert parvint à gagner à son parti le nouveau comte de Vermandois, Herbert II, qui épousa sa sœur, Arnulf réunit son armée à celle des Allemands et des Lotharingiens qui soutenaient Karl le Simple. Une sanglante bataille se livra près de Soissons. Comme à Fontenay, l'invasion germanique fut repoussée, mais Rotbert y périt.
Herbert seul voit son pouvoir s'accroître. Le roi Rodulf le redoute, et tel est le respect que lui portent les hommes de race franke, qu'il oblige leur roi, Karl le Simple, à se livrer entre ses mains. Enfin une invasion de Normands force le comte Arnulf à rechercher son alliance. Lorsqu'en 925 Roll rompt la paix pour soutenir les Normands établis aux rives de la Loire, Herbert est le véritable chef de la guerre. A sa voix, Arnulf, Hilgaud de Montreuil et d'autres comtes des pays voisins de la mer, attaquent les limites septentrionales de la Normandie et s'emparent du château d'Eu. Vers la fin de cette année, Hug, fils du roi Rotbert, conclut une trêve avec les Normands; mais les domaines d'Arnulf de Flandre, d'Adolf de Boulogne, de Rodulf de Gouy et d'Hilgaud de Montreuil y restèrent étrangers, et, dès les premiers jours de l'année suivante, Roll conduisit une armée victorieuse jusqu'aux portes d'Arras.
Vers cette époque, un chef normand, nommé Sigfried, aborda près du promontoire de Witsand, enleva une sœur du comte Arnulf, nommée Elstrude, et se fixa à Guines. Il y fit construire un rempart élevé défendu par un double fossé, et, sans reconnaître l'autorité du comte de Flandre, il assujettit à la sienne toute la contrée qui l'entourait.
La triste vie de Karl le Simple s'éteint, en 929, à Péronne. A sa mort, la puissance d'Herbert s'ébranle; mais le comte de Flandre le soutient et il reconnaît ce secours en donnant pour époux à sa sœur Adelhéide le fils du comte Baldwin, qui avait fait assassiner son père.
Arnulf, fortifié par son alliance avec le comte de Vermandois, devient chaque jour plus redoutable. Il figure comme médiateur dans les négociations du roi Lodwig, fils de Karl le Simple, avec Herbert et la Lotharingie, et fait excommunier par les évêques de France le successeur du duc Roll, Wilhelm de Normandie, qui avait incendié quelques villages situés aux limites de ses Etats. Le roi vient lui-même aider Arnulf dans ses luttes contre Sigfried; mais les Normands conservent Guines, et peu de temps après Sigfried s'étant rendu dans le bourg de Saint-Omer avec une prince dane nommé Knuut, Arnulf reçoit son hommage et lui confirme ses possessions.
Arnulf avait déjà enlevé Mortagne à Rotger, fils de Rotger. Il voulut également s'emparer du château de Montreuil, qui appartenait à Herluin, fils du comte Hilgaud. Pour atteindre ce but, Arnulf ordonna à quelques-uns de ses espions d'aller trouver le châtelain de Montreuil, Rotbert, qu'il espérait corrompre. «Rotbert, lui dirent-ils en lui présentant deux anneaux, l'un d'or, l'autre de fer, vois-tu cet anneau de fer? il te figure les chaînes d'une prison; l'autre te représente de précieuses récompenses. Montreuil ne tardera point à être livré aux Normands. La mort ou l'exil te menacent; mais si tu embrasses le parti du comte Arnulf, tu obtiendras des dons considérables et de vastes domaines. Choisis.» Le traître accepta l'anneau d'or, et lorsque la nuit fut venue, il prit une torche allumée et la plaça près d'une porte qu'il avait laissée ouverte. A ce signal, Arnulf se précipite avec les siens dans les murs de Montreuil. A peine Herluin a-t-il le temps de fuir. Sa femme et ses fils tombent au pouvoir du comte de Flandre, qui les remet à son allié, le roi anglo-saxon Athelstan, dont la flotte le soutient contre les Normands.
Herluin se hâta d'aller raconter au duc de France, Hug, par quelle ruse perfide d'Arnulf il avait perdu son domaine; comme Hug montrait peu de zèle à prendre part à sa querelle, il se dirigea vers Rouen et se jeta aux pieds du duc de Normandie. «Pourquoi, lui dit Wilhelm, ton seigneur Hug de France ne te console-t-il point en réparant le malheur qui t'a frappé? Retourne près de lui, et cherche à apprendre si par d'instantes prières tu ne peux t'assurer son appui et s'il verrait avec colère que tu reçusses d'autres secours.» Herluin se rendit auprès du duc de France, mais il ne put rien obtenir. «Arnulf et moi, lui répondit Hug, nous sommes unis par le serment d'une étroite alliance, et nous ne voulons point à cause de toi rompre les liens de notre concorde et de notre amitié.—Ne soyez donc point irrité, répliqua Herluin, si je réclame un autre protecteur.» Hug, le voyant suppliant, crut qu'il était abandonné de tous et le congédia en lui disant avec mépris: «Quel que soit celui qui te doive défendre, il n'aura rien à redouter de moi.»
Dès que Wilhelm connut la réponse du duc de France, il réunit une nombreuse armée et se dirigea vers Montreuil. «Voulez-vous, s'écria-t-il en s'adressant aux Normands de Coutances, voulez-vous vous élever au-dessus de tous et dans ma faveur et par votre gloire? Allez arracher les palissades des remparts du château de Montreuil et amenez-moi prisonniers ceux qui l'occupent.» Les Normands obéissent. Les plus nobles et les plus riches des Flamands qui se trouvaient à Montreuil sont gardés comme des otages qui répondront des fils d'Herluin, captifs en Angleterre; les autres périssent. Puis le duc Wilhelm ordonne qu'on lui prépare un banquet sur les ruines du château pris d'assaut, et exige que le comte de Montreuil, confondu parmi ses serviteurs, le serve humblement dans cette cérémonie. Enfin, lorsque l'orgueil du fils de Roll fut satisfait, il appela Herluin et lui dit: «Je te rends le château que le duc des Flamands t'avait injustement enlevé.—Seigneur, interrompit tristement le fils d'Hilgaud, comment pourrais-je l'accepter, puisqu'il m'est impossible de le garder et de le défendre contre le duc Arnulf?» Dudon de Saint-Quentin, toujours favorable aux Normands, place dans la bouche de leur chef cette altière réponse: «Je te protégerai de mon appui, je te soutiendrai et te défendrai. Je ferai reconstruire pour toi un château inexpugnable par la force de ses tours et la solidité de son rempart, et je le remplirai de froment et de vin. Si Arnulf commence la guerre, je m'empresserai de te secourir avec mes nombreuses armées. S'il demande une trêve, nous la lui accorderons. Si, préférant l'équité et la justice, il consent à venir à notre plaid, nous nous y rendrons pour le juger de l'avis de nos leudes. Si, d'un cœur obstiné, il ravage tes domaines, nous livrerons ses Etats aux flammes.»
«Personne, ajoute le doyen de Saint-Quentin, n'osait chercher querelle au duc Wilhelm. Les princes de la nation franke et les comtes de Bourgogne étaient ses serviteurs. Les Danes et les Flamands, les Anglais et les Irlandais lui obéissaient.» Une si vaste puissance paraissait un joug trop accablant à Hug et Arnulf. Ils se réunirent pour examiner ce qu'il convenait de faire. Ils disaient que s'ils faisaient périr Wilhelm par le glaive, leur autorité serait plus grande en toutes choses, et que par la mort d'un seul homme ils pourraient obtenir plus aisément du roi tout ce qu'ils voudraient; que si, au contraire, ils respectaient sa vie, de nouvelle discordes, des luttes nombreuses, de sanglants combats résulteraient de leur faiblesse. Ils apercevaient de toutes parts de graves difficultés, puisque sa mort devait les rendre coupables d'un crime, et que sa vie les menaçait d'une prochaine oppression. Rotbert et Baldwin le Chauve avaient autrefois arrêté d'un commun accord l'assassinat de l'archevêque Foulques: leurs fils résolurent celui du duc Wilhelm.
Ils décidèrent qu'on enverrait des députés au duc de Normandie, pour l'engager à accepter aux bords de la Somme une entrevue où l'on multiplierait les protestations de confiance et d'amitié, et que dès qu'il s'éloignerait, on le rappellerait à grands cris comme si quelque affaire sérieuse avait été oubliée. Les leudes d'Arnulf devaient se munir de bons chevaux, afin de se dérober à la poursuite des Normands, et le comte de Flandre espérait qu'absent de la scène du crime, il paraîtrait y être resté étranger. Ce fut un fils du comte Rodulf de Cambray, Baldwin, surnommé Baldzo, qu'Arnulf choisit pour exécuter ses desseins contre le duc Wilhelm.
Le comte de Flandre avait chargé ses députés d'exposer au prince normand que devenu infirme, boiteux et accablé par la goutte, il désirait voir la fin des agitations de la guerre et achever ses jours dans le repos. Après un mois qui s'écoula en pourparlers, Wilhelm accepta une entrevue. Il fut convenu qu'elle aurait lieu sur la Somme, dans l'île de Pecquigny, et elle fut fixée au 20 décembre 943.
Arnulf y vint soutenu par deux de ses leudes. Il se plaignit longuement au fils de Roll du roi Lodwig, du duc Hug et d'Herbert, et le pria de le protéger contre leurs jalousies. «Je veux, ajoutait-il, être ton tributaire, et après ma mort, tu possèderas tous mes Etats.» Le jour se passa ainsi en vaines protestations, et, lorsque le soir arriva, le duc de Normandie donna au comte de Flandre le baiser de paix et de réconciliation, avant de monter dans sa barque qui ne portait qu'un pilote et deux jeunes hommes sans armes, mais qui était escortée d'un grand nombre d'autres barques normandes. A peine s'était-il retiré, que Baldzo et ses amis Eric, Rotbert et Ridulf lui crièrent du rivage de l'île: «Seigneur! seigneur! ramenez un instant, nous vous en prions, votre nacelle: notre seigneur nous a quitté gêné par la goutte, mais il vous mande une chose importante qu'il a négligé de vous dire.» Wilhelm, trompé par leur ruse, ordonne au pilote de le ramener près des Flamands. Aussitôt Balzo tire un poignard caché sous son manteau de peaux et en frappe le duc de Normandie.
Les Normands qui avaient accompagné Wilhelm sur leurs barques virent de loin tomber leur prince: ils se hâtèrent de ramer ver l'île de Pecquigny, mais lorsqu'ils y arrivèrent, Wilhelm ne vivait plus. Ses deux serviteurs avaient partagé son sort. Le pilote couvert de blessures respirait encore. Bientôt l'armée normande, qui occupait la rive méridionale du fleuve, apprit ce qui avait eu lieu. Elle voulut poursuivre le comte de Flandre, mais elle ne trouve point de gués pour traverser la Somme, et déjà les Flamands, pressant leurs chevaux, s'étaient éloignés.
Telle était la haine qu'on portait aux Normands que le meurtre du duc Wilhelm parut en Flandre aussi glorieux qu'une victoire. Il semblait légitime d'opposer la ruse à la ruse, la trahison à la perfidie, et on louait Baldzo comme le libérateur de la patrie.
Le roi Lodwig s'empressa de profiter du crime d'Arnulf. Rikhard, fils de Wilhelm, était encore enfant. Le roi Lodwig se présenta à Rouen comme le vengeur du martyr de Pecquigny. «Je veux, disait le roi de France aux habitants de cette cité, détruire les remparts des Flamands et enlever leurs biens à main armée. Quel que soit le lieu où se trouve Arnulf, j'y conduirai mes fidèles, et si jamais je puis l'atteindre je le punirai comme il le mérite.» Il obtint par ces astucieux discours qu'on lui confiât le jeune héritier du duché de Normandie. Cependant dès qu'il eut quitté les bords de la Seine, il reçut des députés du comte de Flandre qui s'exprimèrent en ces termes «On accuse notre seigneur d'avoir pris part à l'injuste mort du duc Wilhelm, mais il est prêt à soutenir le contraire par l'épreuve du feu. De plus, notre seigneur vous adresse ce conseil important: Gardez à jamais Rikhard, fils de Wilhelm, afin d'assurer dans vos mains le repos du royaume.»
Le roi de France agréa les protestations d'Arnulf et approuva son conseil; mais il le suivit avec peu d'habileté. Le jeune Rikhard s'échappa de sa prison. Lodwig trembla: il redoutait et la colère des Normands et l'ambition du duc Hug, prêt à profiter de toutes les dissensions. Dominé par ses craintes et ne sachant à quelle résolution il devait s'arrêter, il appela près de lui, à Rhétel, le comte de Flandre. «Je redoute, il est vrai, répondit Arnulf, que le duc Hug ne s'allie aux Normands. Hâtez-vous donc, seigneur, de le combler de présents et de bienfaits. Accordez-lui la haute Normandie, depuis la Seine jusqu'à la mer, afin de pouvoir conserver paisiblement les pays situés sur la rive septentrionale du fleuve. Diviser la Normandie, c'est l'affaiblir et la rendre impuissante à nous combattre.» Le roi Lodwig, docile à ces conseils, cherche à s'attacher le duc Hug par les plus brillantes promesses; il parvient même à réconcilier Arnulf et Herluin, et bientôt, accompagné d'une nombreuse armée, il envahit la Normandie. Au combat d'Arques, le comte de Flandre défait les Normands de Rikhard. Lodwig entre bientôt à Rouen; mais, égaré par l'orgueil de son triomphe, il méprise l'alliance du duc Hug et lui refuse les dépouilles qui lui avaient été promises. Aussitôt une émeute, à laquelle Hug, sans doute, n'était point étranger, éclate parmi les Normands. Herluin, qui, après avoir été la première cause de la mort du duc Wilhelm, était devenu l'allié d'Arnulf et le rival du duc de France, y périt. Lodwig lui-même, retenu quelques jours prisonnier, ne recouvre sa liberté qu'après avoir solennellement reconnu tous les droits héréditaires du jeune duc de Normandie, qui épouse la fille du duc Hug le Grand.
Les conseils du comte de Flandre ne manquèrent point au roi Lodwig dans ses revers: «Avez-vous oublié, lui dit-il de nouveau, l'usurpation du comte Robert? Son fils Hug, animé par une semblable ambition, cherche à vous enlever le sceptre de ce royaume, et s'allie au duc des Normands pour nous perdre complètement l'un et l'autre, vous, seigneur, qui êtes roi, et moi qui suis votre fidèle.—Apprends-moi donc, répliqua le roi Lodwig, à quels moyens je dois recourir pour résister à l'orgueil du duc Hug et défendre ma personne et mon royaume.» Arnulf continua en ces termes «Il faut céder la Lotharingie à votre beau-frère, le roi Othon de Germanie, s'il consent à s'avancer jusqu'à Paris pour ravager le domaine du duc Hug, et à faire ensuite la conquête de Rouen; car la terre des Normands vous est plus précieuse que la Lotharingie.—Il convient, repartit le roi, qu'un comte aussi illustre, qu'un prince aussi habile et aussi prévoyant que toi, exécute fidèlement le sage conseil qu'il a donné à son seigneur. Or, puisque tu es le plus célèbre, le plus redoutable, le plus digne de foi de tous mes vassaux, je te prie d'aller engager le roi Othon à tenter cette expédition que ta prudence me fait désirer, afin que, guidé par ta puissante intervention, il assemble toutes les vaillantes armées de son royaume, ravage la terre du duc Hug jusque sous les murs de Paris, et fasse éprouver aux Normands ce que peut le courage de ses leudes.»
A une autre époque, la Lotharingie avait été promise au roi d'Allemagne, Henrik l'Oiseleur, pour prix de sa coopération à la guerre que termina la bataille de Soissons. Le comte de Flandre l'offrit de nouveau à son fils. Le roi Othon, persuadé par ses astucieux discours, réunit ses armées, chassa Hug de son duché et se dirigea avec le roi Lodwig vers Rouen. Arnulf ne cessait de flatter l'esprit d'Othon de l'espoir d'un triomphe facile. «Où sont les clefs de Rouen?» demanda le roi de Germanie arrivé sur l'Epte. Enfin, lorsque après un sanglant combat où périrent un grand nombre des siens, le roi Othon apprit que la Seine empêchait de bloquer Rouen, il regretta son expédition et convoqua les chefs de son armée: «Voyez, leur dit-il, ce qu'il convient que nous fassions. Trompés par les prières du roi Lodwig et les ruses du comte Arnulf, nous sommes venus en ces lieux chercher la honte et les revers. Je veux, si tel est votre avis, saisir Arnulf, ce perfide séducteur, et le remettre chargé de chaînes au duc Rikhard, afin qu'il venge son père.»
Dès qu'Arnulf connut le projet du roi de Germanie, il ordonna à ses leudes de replier leurs tentes, les fit charger sur ses chariots, et s'éloigna pendant la nuit pour chercher un asile en Flandre. Le départ des Flamands répandit une extrême confusion dans le camp des Allemands: ils se retirèrent précipitamment et les Normands les poursuivirent jusqu'auprès d'Amiens. Othon, de plus en plus irrité, ne rentra dans ses Etats qu'après avoir semé la terreur dans ceux d'Arnulf. On attribue à Othon la fondation d'un château situé près de la Lys, aux limites de la France et de la Lotharingie, vis-à-vis du château que les comtes de Flandre avaient élevé sur la Lieve. Il était destiné à protéger la ville de Gand et l'abbaye de Saint-Bavon, qui se trouvaient sur les terres de l'empire. Othon y établit pour châtelain Wigman, issu de la famille des grafs frisons auxquels une charte de Lodwig le Germanique avait accordé le gouvernement de la forêt de Waes.
Il ne paraît point que le comte de Flandre se soit opposé à la construction du château de Wigman. Une infirmité cruelle l'accablait, et il avait fait appeler près de lui l'abbé de Brogne pour le supplier de guérir ses douleurs; mais le pieux cénobite se contenta de lui répondre: «Elève tes pensées vers le Seigneur, et puisque tu as réuni des richesses si considérables, prends-en quelque chose pour soulager les pauvres: c'est ainsi que tu pourras effacer l'énormité de tes crimes.»
Depuis le siége de Rouen, et malgré la déplorable issue de l'expédition dirigée contre les Normands, Arnulf restait le soutien de la royauté de Lodwig. Hug le poursuivait avec toute la haine qu'il portait au roi de France et se disposait même à envahir la Flandre, mais il se retira bientôt après avoir inutilement tenté de mettre le siége devant quelques forteresses. Arnulf profita de son absence pour conquérir Montreuil et le château d'Amiens. En 949, il s'avança avec le roi Lodwig jusqu'aux portes de Senlis.
Au milieu des ces guerres parut une invasion de Madgiars hongrois, peuples d'origine asiatique accourus des bords du Tanaïs, qui n'obéissaient qu'au fouet de leurs maîtres. Ils avaient obtenu la permission de traverser la Lotharingie en s'engageant à ne point la piller, et le 24 avril 953 ils campèrent aux bords de l'Escaut dans les prairies qui entourent la cité de Cambray. Dès leur première attaque, ils perdirent un de leurs principaux chefs. La soif de la vengeance rendit leurs assauts plus terribles. L'évêque priait prosterné devant les reliques des saints, puis parfois il montait sur les remparts et disait aux combattants: «C'est la cause de Dieu que vous soutenez contre ces barbares, c'est la cause de Dieu qui triomphera.» Les Hongrois s'éloignaient, quand un clerc, placé au clocher du monastère de Saint-Géry, qui était situé hors de l'enceinte de la ville, lança une flèche au milieu d'eux; son imprudente audace réveilla la colère des barbares; ils revinrent, s'emparèrent de l'église de Saint-Géry, et la livrèrent aux flammes après avoir immolé tous ses défenseurs. Ces hordes féroces, privées de ces recrues continuelles qui avaient fait la force des Normands, ne tardèrent point à disparaître complètement.
Arnulf le Grand gouvernait la monarchie flamande depuis près de quarante années; son influence s'affaiblissait à mesure que sa carrière penchait vers son déclin. Lorsque le roi Lodwig eut achevé, le 8 septembre 954, au milieu des revers, sa triste et courte vie, son fils Lother, instruit par son exemple, se hâta d'aller se placer sous la protection du duc Hug, et la Flandre se trouva de nouveau isolée. Cependant Arnulf avait abandonné toute l'autorité à son fils Baldwin. La puissance militaire de la Flandre sembla se relever un moment. En 957, Baldwin combat Rotger, fils d'Herluin, qui lui disputait le château d'Amiens. En 961, lorsque le duc Rikhard s'avance de Rouen vers Soissons, il conduit une armée au secours du roi Lother et défait les Normands; mais, au retour de cette expédition, il meurt au monastère de Saint-Bertin, laissant après lui un fils encore au berceau, qui portait le nom de son aïeul.
Ainsi, le comte Arnulf se vit réduit à reprendre les soins du gouvernement. Accablé par la décrépitude des ans, il cherchait le repos et ne le trouvait point: c'était en vain qu'il restituait aux monastères les biens que jadis il leur avait enlevés, qu'il fondait à Bruges le chapitre de Saint-Donat et envoyait aux basiliques de Reims de précieux reliquaires et des livres enrichis d'or et d'argent; c'était en vain qu'il croyait apaiser la justice du ciel en écrivant dans ses actes publics: «Moi, Arnulf, je me reconnais coupable et pécheur:» le remords ramenait sans cesse autour de lui le trouble et l'inquiétude. Dans sa maison, au sein de sa propre famille, un de ses neveux conspirait. Arnulf, toujours impitoyable, lui fit trancher la tête. Celui qui périt avait un frère qui voulut venger sa mort. Le comte de Flandre allait peut-être répandre de nouveau le sang des siens et ordonner un second supplice, lorsque le roi Lother intervint, fit accepter une réconciliation et força le comte Arnulf à remettre sa terre entre ses mains, en lui permettant de la posséder tant que sa vie se prolongerait. Elle ne dura que deux années, et se termina le 27 mars 964; mais Arnulf le Grand se survécut à lui-même en donnant pour tuteur à son petit-fils le confident et l'instrument de ses vengeances, le comte de Cambray, Baldwin Baldzo.
Dès que le roi Lother apprit la mort du comte Arnulf, il réunit une armée de Franks et de Bourguignons, s'empara d'Arras et s'avança jusqu'à la Lys. Par son ordre, le comte Wilhelm de Ponthieu occupa le pays de Térouane. Mais bientôt Baldwin Baldzo repoussa le roi de France, et le força à restituer Arras et à recevoir l'hommage du nouveau comte de Flandre. Wilhelm de Ponthieu ne conserva ses possessions qu'en devenant le vassal d'Arnulf le Jeune.
Lorsque Arnulf le Jeune prit dans ses mains les rênes du gouvernement de la Flandre, l'empereur Othon, sur les plaintes des habitants du Hainaut, venait de déposer leur comte Reginher, et avait placé leur pays sous la protection du compte Arnulf de Flandre et de Godfried d'Ardenne, qui obtint plus tard la main de Mathilde de Saxe, veuve de Baldwin, fils d'Arnulf le Grand. Cependant les fils de Reginher rentrèrent en Hainaut: l'un avait épousé la fille du duc Karl de Lotharingie, frère du roi Lother; l'autre, Hedwige, fille de Hug Capet, fils et successeur de Hug le Grand. Soutenus par la France, ils recouvrèrent leur patrimoine après un sanglant combat, où l'on vit, si l'on peut ajouter foi au récit du continuateur de Frodoard, Arnulf de Flandre se déshonorer par une fuite honteuse, tandis que le comte d'Ardenne, percé d'un coup de lance, restait étendu à terre, et privé de tout secours, jusqu'au coucher du soleil.
Le roi Lother mourut en 986. Son successeur Lodwig ne régna qu'un an et ne laissa point de postérité. Le duc Karl de Lotharingie, frère du roi Lother, devenait l'héritier de la couronne; mais, au lieu d'accepter la tutelle des ducs de France, il s'allia aux comtes de Vermandois et épousa la fille d'Herbert de Troyes, tandis que Hug Capet se faisait proclamer roi à Noyon. Le comte Arnulf de Flandre soutint le frère de Lother dans ses guerres, et bientôt après le roi Karl vainquit l'armée du roi Hug. Il avait conquis le château de Montaigu, occupait Reims et menaçait Soissons, lorsque la perfidie de l'évêque de Laon le livra à ses ennemis. Pendant longtemps, chez les hommes de race franke, on méprisa la royauté du duc de France, en maudissant le nom des traîtres qui avaient assuré son triomphe. «De quel droit, écrivait l'illustre Gerbert, l'héritier légitime du royaume a-t-il été déshérité et dépouillé?» Malgré ces plaintes et ces regrets qui ne s'effacèrent que lentement, la dynastie karlingienne périssait: elle disparaît à Orléans dans les ténèbres d'une prison, puis s'éteint, humble et ignorée, aux bords de la Meuse, non loin du manoir paternel d'Héristal, où Peppin et Alpaïde virent naître Karl le Martel, illustre aïeul de l'infortuné Karl de Lotharingie.
Arnulf le Jeune mourut vers le temps où le roi Karl fut conduit captif à Orléans.
Depuis la Meuse jusqu'aux Pyrénées tout est tumulte et confusion. L'Aquitaine, l'Anjou, la Normandie, la Champagne, la Bourgogne, le Vermandois s'agitent et s'abandonnent à des luttes intestines: la royauté, entre les mains de Hug Capet, n'est plus qu'un domaine menacé par l'ambition germanique.
En Flandre, la même désorganisation existe. Les successeurs de Sigfried et de Wilhelm de Ponthieu se partagent les comtés de Guines, de Saint-Pol, de Boulogne. A peine le comte Arnulf a-t-il fermé les yeux que le comte Eilbode se rend indépendant à Courtray.
Ainsi s'achève la période la plus triste et la plus stérile de notre histoire. Le siècle d'Arnulf le Grand ne présente aux regards qu'une sanglante arène, où les combats et les crimes se succèdent sans relâche. La civilisation languit et refuse sa douce lumière au monde féodal qui la méprise. Dans la patrie des Hincmar, des Milon, des Hucbald, on ne trouve plus à cette époque un seul homme qui brille par sa science ou son génie. Les priviléges des cités épiscopales et des monastères ne sont plus respectés. De toutes parts, les comtes et les hommes de guerre accourent pour s'arroger les abbayes, et lorsqu'ils les abandonnent à quelque moine pauvre et obscur, il se réservent, sous le nom d'avoués, la surveillance et l'administration des biens ecclésiastiques qu'ils pillent impunément: ils dépouillent les clercs de leurs anciennes libertés pour les soumettre à leurs usages barbares. A Gand, le monastère de Saint-Pierre donne un fief de sept mesures de terre à Hug de Schoye pour qu'il défende l'abbé en duel. Otbert, abbé de Saint-Bertin, auquel un noble avait déféré le combat judiciaire, ne connaissait personne qui voulût descendre en champ clos pour soutenir sa querelle, lorsque l'apparition merveilleuse de deux colombes lui fait trouver un champion.
Si dans l'ordre politique tout est ruine et décadence, les mêmes symptômes de dissolution se reproduisent dans la vie intérieure de la société et jusqu'au sein de la famille. L'an 1000 approchait. L'accord unanime des superstitions populaires avait fixé à cette année la fin du monde; mais les uns la comptaient depuis la Nativité du Sauveur, d'autres, en plus grand nombre, du jour de la Passion. A mesure que cette époque devenait moins éloignée, les terreurs augmentaient: l'imagination du peuple se montrait de plus en plus vivement frappée, et dans les malheurs qui l'accablèrent il crut apercevoir les signes précurseurs de l'accomplissement des prophéties.
En 1007, une peste épouvantable désola la Flandre. Elle se déclara de nouveau vers l'an 1012. Quelques boutons se formaient sur le palais; si l'on ne prenait soin de les percer aussitôt, le mal était sans remède. Ses ravages étaient prompts et affreux. Plus de la moitié des populations succomba, et parmi ceux qui survécurent il n'y en avait point, dit un hagiographe, qui, en rendant les derniers honneurs à leurs parents et à leurs amis, ne s'attendissent à les suivre bientôt dans le tombeau.
Aux ravages de la peste succédèrent ceux des inondations. «Une chose digne de pitié et d'admiration, raconte l'annaliste de Quedlinburg, arriva le 29 septembre 1014 dans le pays de Walcheren et en Flandre. Pendant trois nuits, d'effroyables nuages, s'arrêtant dans une merveilleuse immobilité, menacèrent tous ceux dont ils frappèrent les regards; enfin le troisième jour, le tonnerre, éclatant avec un bruit épouvantable, souleva les ondes furieuses de la mer jusqu'au milieu des nuées. L'antique chaos semblait renaître. Les habitants fuyaient en faisant entendre de longs gémissements; mais l'invasion subite des flots fit périr beaucoup de milliers d'hommes, qui ne purent se dérober à la colère du Seigneur.»
«On croyait, ajoute Rodulf Glaber, que la révolution des siècles écoulés depuis le commencement des choses allait conduire l'ordre des temps et de la nature au chaos éternel et à l'anéantissement du genre humain. Cependant, au milieu de la stupeur profonde qui régnait de toutes parts, il y avait peu d'hommes qui élevassent et leurs cœurs et leurs mains vers le Seigneur. Une cruelle famine se répandit sur toute la terre et menaça les hommes d'une destruction presque complète. Les éléments semblaient se combattre les uns les autres et punir nos crimes. Les tempêtes arrêtaient les semailles; les inondations ruinaient les moissons. Pendant trois années, le sillon resta stérile.»
Si la plupart des hommes étrangers aux sublimes sentiments de la résignation, qui n'appartiennent qu'à la vertu, se livraient tour à tour aux conseils de leur désespoir, ou aux caprices de leur imagination en délire, il y en eut d'autres qui se montrèrent plus pieux et plus sages. Plusieurs seigneurs, dans l'attente de la fin du monde, affranchirent les colons de leurs domaines; dans toute la France les guerres particulières furent suspendues par la trêve de Dieu, et quelques pèlerins se dirigèrent vers Jérusalem.
La société croyait mourir: elle allait commencer à vivre.