Histoire de Flandre (T. 1/4)
LIVRE NEUVIÈME.
1278-1301.
Puissance de Gui de Dampierre.
Prospérité des communes flamandes.
Intrigues de Philippe le Bel.—Troubles et guerres.
Depuis plusieurs années, Gui de Dampierre gouvernait la Flandre; mais ce ne fut que le 29 décembre 1278 que la comtesse Marguerite, alors âgée de soixante et seize ans, le mit solennellement en possession de son héritage. Le roi Philippe le Hardi confirma son abdication au mois de février: une année après, Marguerite ne vivait plus.
Le comte de Flandre avait reçu son nom de son aïeul Gui de Dampierre, seigneur de Bourbon, dont l'arrière-petite-fille épousa Robert, fils de saint Louis. Les sires de Dampierre, bien qu'assez pauvres, appartenaient à la noblesse la plus illustre de la Champagne, et lors de la croisade de Baudouin, c'était à Renaud de Dampierre que le comte Thibaud avait légué tous ses trésors, afin qu'il prît sa place parmi les princes franks ligués pour la conquête de l'Orient.
Gui de Dampierre s'était montré, aussi bien que son frère, fidèle à ces glorieux souvenirs; et si sa jeunesse l'avait empêché de partager la captivité du roi de France en Egypte, il avait du moins reçu son dernier soupir sur la plage de Tunis. Porté par son ambition à concevoir les desseins les plus vastes, et non moins capable de les accomplir; joignant le courage à l'habileté, l'habileté à la persévérance, il ne devait succomber dans la grande lutte qui l'attendait que parce que deux conditions de force et de stabilité manquèrent à son gouvernement. D'une part, le prince, nourri des traditions de la féodalité, se méfia de la Flandre, pays de priviléges et de libertés; d'autre part, les communes de Flandre s'éloignèrent du prince, parce que sa dynastie avait trouvé son origine dans leurs malheurs et dans leurs revers.
La réunion du comté de Flandre et du comté de Namur avait accru la puissance de Gui de Dampierre, en lui assurant une influence prépondérante depuis le rivage de la mer jusqu'aux bords de la Meuse. Tous les princes le traitaient avec respect et avec honneur, et l'on voyait en France les barons les plus illustres, tels que le comte de Dreux, Humbert de Beaujeu et Raoul de Clermont, tous deux connétables, et le maréchal Jean d'Harcourt, recevoir de lui des pensions qu'on nommait alors fiefs de bourse, et à ce titre lui rendre hommage. Pendant vingt ans, sa cour fut la plus brillante de l'Europe. L'art vivait de ce luxe qu'il ennoblissait, et les bienfaits d'une prodigalité non moins splendide étaient assurés à la poésie, cette sœur de l'art, qui, dans un autre langage, promet également aux princes qui la protégent l'indulgente reconnaissance de la postérité. Gui de Dampierre, cousin de Thibaud de Champagne, aimait les vers comme lui, et tandis que ses chevaliers, à l'exemple de Michel de Harnes et de Quènes de Béthune, consacraient leurs loisirs aux romans de chevalerie ou à de légères et gracieuses chansons, il se plaisait lui-même à écouter les chants de ses ménestrels. Adam de la Halle l'accompagna dans sa croisade d'Afrique. Adenez le Roi et Jacques Bretex le célébrèrent comme le plus courtois des princes de son temps. Le goût de la poésie s'était répandu de toutes parts. Au treizième siècle, chaque ville avait ses poètes. Arras joignait aux noms d'Adam de la Halle et de Jacques Bretex celui de Jean Bodel, qui se rendit fameux par ses Jeux partis. Alard et Roix de Cambray, Jean et Durand de Douay, Jacques d'Hesdin, Baudouin de Condé, Gilbert de Montreuil, Guillaume de Bapaume, Éverard de Béthune, Marie de Lille, Pierre et Mahieu de Gand, à défaut de nom plus illustre, portaient chacun celui de leur ville natale, dont la gloire dut ainsi quelque chose à l'obscurité même de leur naissance. C'était en Flandre et en Artois que la poésie française brillait alors du plus vif éclat, et l'on ne peut contester aux princes de la maison de Dampierre la gloire de leur fécond patronage.
Tandis que la puissance du comte de Flandre s'élevait de jour en jour, les cités flamandes avaient pris un développement non moins remarquable. «Jamais, dit Meyer, la situation des bourgeois de Gand ne fut plus heureuse, ni plus prospère. La ville s'orna d'un grand nombre de monuments importants et ses limites furent reculées. On creusa la Lieve. Les faubourgs qui s'étendaient au delà de l'Escaut, la terre de Mude, le vieux bourg de Saint-Bavon et la plaine de Sainte-Pharaïlde furent compris dans l'enceinte de la cité, en même temps que l'on construisait le pont du comte et le chœur de l'église de Saint-Jean.» La Lieve ouvrait la mer au commerce de Gand, et bientôt il fallut de nouveau étendre ses limites. A Bruges, les ruines des maisons détruites par de nombreux incendies se relevaient à peine, que déjà on y réclamait une enceinte moins étroite. A Ypres, centre de la fabrication des draps, la population était si considérable qu'en 1247 les échevins s'adressèrent au pape Innocent IV, pour le prier d'augmenter le nombre des paroisses de leur ville, qui contenait environ deux cent mille habitants.
La prospérité des communes flamandes reposait sur des institutions désormais complètes. La sagesse de leurs dispositions était célèbre au loin. On citait notamment la loi de Termonde comme un modèle, et la charte qui fut accordée en 1228 à la ville de Saint-Dizier en Champagne se référait sans exception à la charte d'Ypres. Jamais aucun peuple n'obéit à des lois qu'il modifia plus rarement et pour lesquelles il combattit avec plus d'héroïsme. Pendant la paix, les progrès de l'agriculture, de l'industrie et du commerce faisaient apprécier leurs bienfaits, et même pendant la guerre, il n'était point de goutte de sang versée pour leur défense qui ne les rendît plus vénérables et plus sacrées.
Il serait difficile de trouver dans l'étude de l'organisation politique au moyen-âge une matière plus vaste que la comparaison approfondie de la législation de la Flandre et des législations contemporaines: ce serait justifier à la fois l'enthousiasme qui animait nos communes et celui qu'elles réveillaient chez les communes voisines de Brabant, de Hainaut, de Hollande, de France et d'Angleterre. Dans la limite plus étroite de notre récit, nous nous bornerons à signaler l'influence que les institutions de la Flandre exercèrent sur le développement de son industrie et de ses richesses. Les lois qui gouvernaient la Flandre étaient éminemment protectrices. C'est par ce caractère de sa législation que la Flandre s'était séparée de bonne heure de la société féodale, qui ne connaissait d'autre droit que celui de l'épée, et l'on comprend aisément que le commerce, l'industrie et les arts aient cherché un asile où, au lieu des vexations de tout genre, des tailles arbitraires, des épreuves judiciaires par le feu ou le duel, l'on rencontrait les règles stables et fixes d'une organisation régulière. D'une part, on voit la loyauté commerciale de l'ouvrier garantie par le corps de métier et par la ville, également intéressés à veiller à ce qu'aucune atteinte ne soit portée à l'honneur et à la renommée de la fabrication; d'autre part, les règlements des métiers protègent l'ouvrier en réglant le salaire d'après le travail et le travail d'après les forces. A côté de ces dispositions d'ordre intérieur viennent se placer des règles morales. L'ouvrier n'est admis dans les corps de métier qu'après avoir juré de contribuer de tout son pouvoir à maintenir la corporation dans la grâce de Dieu, et de servir le comte de tout son cœur, de tout son sang et de tout son bien, à son honneur et à l'honneur de sa patrie; si on l'avertit qu'en se rendant coupable de quelque délit ou seulement de mauvaises mœurs, il sera immédiatement exclu de la corporation, on lui promet aussi, s'il est loyal et probe, d'entourer de soins sa vieillesse et ses infirmités.
Ce fut grâce à ces institutions généreuses que la Flandre vit les marchands étrangers rechercher son hospitalité, tandis que son commerce se développait à la fois au dedans par le travail de ses tisserands, dont l'habileté était déjà renommée chez les Romains du temps de Pline, au dehors par les efforts de ses marins, dignes fils de ces intrépides navigateurs qui harponnaient les baleines sur les côtes du Fleanderland.
Les foires de Flandre étaient depuis longtemps fameuses. Les historiens du douzième siècle mentionnent tour à tour celle de Thourout, où la hache de Baudouin VII protégeait les marchands osterlings, et celle d'Ypres, où la mort de Charles le Bon sema la terreur parmi les orfévres lombards. La foire de Bruges était la plus importante. Là venaient s'échanger les produits du Nord et ceux du Midi, les richesses recueillies dans les pèlerinages de Novogorod et celles que transportaient les caravanes de Samarcande et de Bagdad, la poix de la Norwége et les huiles de l'Andalousie, les fourrures de la Russie et les dattes de l'Atlas, les métaux de la Hongrie et de la Bohême, les figues de Grenade, le miel du Portugal, la cire du Maroc, les épices de l'Egypte, «par coi, dit un ancien manuscrit, nulle terre n'est comparée de marchandise encontre la terre de Flandre.»
Telle était la protection dont les marchands étrangers jouissaient aux foires flamandes, que, bien que Marguerite eût fait saisir en 1272, par mesure de représailles, les laines anglaises à Bruges et à Damme, un marchand gallois n'hésita point à se rendre à la foire de Lille malgré la comtesse de Flandre, qui fut, sur sa plainte, condamnée à une amende considérable par la cour du roi. Lorsqu'en 1274 Charles d'Anjou invita Gui de Dampierre à chasser de ses Etats les Génois, qui soutenaient en Italie le parti des Gibelins, l'on n'écouta pas davantage ses instances: la Flandre était une terre hospitalière. «La Flandre, écrivait Robert de Béthune à Edouard Ier, doit sa prospérité au commerce, et elle est devenue une patrie commune pour les marchands qui y affluent de toutes parts.» Et les échevins de Bruges répondaient à peu près dans les mêmes termes à Edouard II: «Votre Majesté ne peut ignorer que la terre de Flandre est commune à tous les hommes, en quelque lieu qu'ils soient nés.»
Cependant, ce n'était point assez que la Flandre fût devenue le port où abordaient de nombreux navires. Ses marchands, auxquels les foires de Saint-Denis, de Troyes ou de Provins ne suffisaient plus, tentaient eux-mêmes les plus longs et les plus périlleux voyages. Dès la fin du douzième siècle, ils avaient obtenu des priviléges importants dans les cités des bords du Rhin, et bientôt leurs courses aventureuses s'étendirent des comptoirs de la Baltique et de la Livonie jusqu'aux rives du Bosphore, où l'industrie flamande régnait encore par ses flottes lorsque le trône fondé par le glaive de Baudouin de Constantinople n'existait déjà plus.
A mesure que ces relations se développaient, les gildes des métiers, longtemps divisées et étrangères les unes aux autres, sentaient de plus en plus le besoin de se rapprocher et de s'aider mutuellement. Enfin elles se réunirent pour fonder la grande hanse flamande qu'on appela la hanse de Londres: l'unité commerciale devint l'un des caractères de l'unité politique.
Le mot teutonique hanse était autrefois synonyme de gilde: comme le nom de la minne, il était employé fréquemment pour désigner la coupe qui circulait dans le banquet des frères conjurés. Dans l'interprétation du moyen-âge, il indique la réunion de plusieurs gildes pour faire le commerce chez les nations étrangères.
On l'appelait la hanse de Londres parce que, depuis longtemps, le grand comptoir des marchands flamands se trouvait fixé sur les bords de la Tamise. Ni les brebis qui paissaient dans les vastes enclos des abbayes de Flandre, ni celles que l'ordre de Cîteaux entretenait en Champagne et en Bourgogne, ne pouvaient suffire aux besoins de la fabrication flamande. Le pays qui l'alimentait, c'était l'Angleterre, cette contrée aux vertes collines couvertes d'innombrables troupeaux, où, jusqu'au quatorzième siècle, les taxes extraordinaires exigées par le roi se prélevaient, non en argent, mais en sacs de laine. Dès l'année 1127, les marchands de Flandre avaient un établissement à Londres. Leurs priviléges avaient été confirmés à plusieurs reprises, et récemment encore, en 1275 et en 1278, ils avaient été ratifiés par Edouard Ier. La hanse de Londres, fondée par des Brugeois, s'était bientôt étendue aux habitants d'Ypres, de Damme, de Lille, de Bergues, de Furnes, d'Orchies, de Bailleul, de Poperinghe, d'Oudenbourg, d'Yzendike, d'Ardenbourg, d'Oostbourg et de Ter Mude. Parmi les villes qui y adhérèrent plus tard, il faut citer Saint-Omer, Arras, Douay et Cambray; enfin, cette association comprit des cités plus éloignées, telles que Valenciennes, Péronne, Saint-Quentin, Beauvais, Abbeville, Amiens, Montreuil, Reims et Châlons.
Un bourgeois de Bruges, que l'on nommait le comte de la Hanse, gouvernait la hanse de Londres. On ne pouvait y entrer qu'à Londres ou à Bruges, en payant trente sous trois deniers sterling, ou seulement cinq sous trois deniers si l'on était fils d'un membre de la hanse. Les teinturiers «ki teignent de leurs mains mesmes et ki ont les ongles bleus, ciaus ki afaitent les caudières et les chaudrons, ki vont criant aval les rues, foulons, teliers, tondeurs, carpentiers, faiseurs de sollers, batteurs de laine,» étaient exclus de la hanse, à moins que depuis un an au moins ils ne se fussent fait recevoir dans quelque corps de métier. Les membres de la hanse jouissaient, dans toutes les villes où elle existait, de priviléges importants. Les magistrats locaux ne pouvaient les poursuivre que pour les délits qu'ils y avaient commis: leurs contestations commerciales étaient soumises à des arbitres choisis parmi les marchands des principales villes de Flandre.
On comprend aisément que les arts se soient développés et aient fleuri là où venaient se confondre tous les produits de la civilisation. Les marchés mêmes qui les abritent sont des palais, comme l'a observé Villani. Aujourd'hui encore, lorsque nos regards se reposent sur les halles d'Ypres ou sur les halles de Bruges, ces magnifiques monuments, tels que n'en vit peut-être élever aucune autre cité du moyen-âge, nous y trouvons écrites, en caractères ineffaçables, la grandeur et la puissance des corps de métier et des communes. La vie du commerce et de l'industrie s'en est retirée; mais dans le silence de ces vastes ruines plane encore toute la majesté des souvenirs de la grande époque qu'ouvrit Baudouin de Constantinople. Le génie fécond du treizième siècle se révèle surtout par ses inspirations et son symbolisme, dans l'architecture religieuse. A Ypres, l'église de Saint-Martin est construite à côté des halles, et son clocher est à peine séparé du beffroi, comme pour indiquer l'alliance de la société chrétienne et de la société politique de ce temps. Bruges et Gand offrent des monuments non moins remarquables, et jusque dans Ardenbourg, l'on admire une des plus splendides églises du treizième siècle. Plus loin, au milieu des campagnes ou des bois, sur les bruyères, dans les sables mêmes de la mer, on découvre ces célèbres monastères des Dunes, de Thosan, d'Oudenbourg, de Saint-André, d'Afflighem, dont la vaste enceinte a recueilli les titres les plus précieux de la science de l'antiquité à l'ombre des chefs-d'œuvre de l'art religieux, monuments d'un autre temps et d'une autre civilisation. Tandis que leurs brillants vitraux inondent d'une lumière mystérieuse le peuple agenouillé au pied des autels, leurs ogives élancées, leurs tours sveltes et dentelées, invitent le regard et la pensée à se détacher de la terre pour chercher le ciel.
A Sainte-Pharaïlde de Gand, à Saint-Donat de Bruges, à Saint-Martin d'Ypres, on trouve des écoles où se pressent les jeunes clercs qui viennent demander à la rhétorique ses ornements, à la dialectique ses armes irréfragables. Plus tard ils se rendront soit à l'université de Bologne, où la Flandre forme l'une des dix-huit nations transalpines, soit à l'université de Paris pour y entendre Albert le Grand ou saint Thomas d'Aquin, et parmi ceux d'entre eux qui auront à leur tour leur chaire et leur école, nous citerons Henri de Gand, le docteur solennel, Alain de Lille, le docteur universel, Jean de Weerden, l'une des gloires de l'ordre de Cîteaux, Siger de Courtray, qui compta Dante parmi ses élèves, Jean d'Ardenbourg, François de Dixmude, Odon de Douay, presque tous appelés par saint Louis à coopérer à la fondation de la Sorbonne.
Il faut placer vis-à-vis de cet enseignement public, consacré aux études théologiques, les écoles industrielles qui, dans certains couvents des villes, réunissaient les fils des tisserands, et les écoles agricoles établies au dehors dans les grangiæ des monastères, où l'on apprenait aux frères convers et aux jeunes gens à construire des digues et à défricher les marais et les bruyères. Ces écoles moins célèbres, mais plus nombreuses, ne connaissaient point les sept muses du trivium et du quadrivium, chantées dans les vers virgiliens de l'Anti-Claudien d'Alain de Lille; mais elles avaient aussi leur poésie, la vraie poésie populaire, toute empreinte des sentiments qui agitaient les masses, soit qu'elle s'élevât par l'enthousiasme, soit qu'elle s'aiguisât par l'ironie. Sous cette dernière forme, le Roman du Renard fut surtout fameux. Epuré, mais dénaturé par les imitations françaises qu'en firent Jacquemars Giélée de Lille et d'autres poètes, il offrait dans la langue même que parlaient les communes de Flandre une verve plus hardie et plus amère. A la fin du treizième siècle, Guillaume Uutenhove écrivait d'après des sources plus anciennes son Reinaert de Vos, où il déplore et les progrès de la science de maître Renard, et l'empressement que montrent des hommes envieux et avides de richesses à ne suivre d'autre règle que celle qu'il prêche dans sa tanière. Non moins véhéments, non moins énergiques étaient les vers où Jacques de Maerlant gémissait sur les brebis égarées au milieu des loups, devenus pasteurs depuis que l'orgueil et l'avarice donnent à quiconque possède de l'or le droit de parler dans le conseil des princes. Il existait sans doute dans ces satires mille allusions qu'il est aujourd'hui difficile de saisir, et au moment même où les ménestrels célébraient dans leurs chansons françaises la générosité et la magnificence du comte de Flandre, plus d'un bourgeois applaudissait sans doute aux vers flamands, où l'on montrait la source de cette générosité et de cette magnificence dans les taxes et dans les emprunts imposés aux communes par un prince hostile à leurs franchises.
Dès le commencement du gouvernement de Gui de Dampierre, de sérieuses contestations avaient éclaté entre le comte et les villes. Au mois d'août 1280, un incendie terrible avait consumé les anciennes halles de Bruges, où étaient déposées toutes les chartes municipales. Gui de Dampierre refusa de les renouveler, et, afin d'apaiser des murmures qui devenaient de plus en plus menaçants, il n'hésita point à faire décapiter, hors de la porte de la Bouverie, cinq des plus notables habitants de la cité de Bruges: Baudouin Priem, Jean Koopman, Lambert Lam, Jean et Lambert Danwilt. Les bourgeois, de plus en plus mécontents, portèrent leurs réclamations à Philippe le Hardi; et nous trouvons mentionné, aux registres de la cour du roi de l'année 1281, un arrêt qui ordonne au comte de Flandre de ne pas s'opposer à ce que les bourgeois de Bruges aient un libre recours à la juridiction royale. Ils ne nous apprennent point les détails de ce procès; mais nous savons que, le 25 mai 1281, fut octroyée une nouvelle charte à la ville de Bruges.
Cependant les bourgeois se plaignaient de ce que le comte Gui, loin de confirmer les priviléges qui leur avaient été accordés par Philippe d'Alsace, leur avait substitué des dispositions qui plaçaient tous leurs droits en son pouvoir. En effet, il y était dit que le comte pourrait abroger toutes les ordonnances des échevins, qu'il pourrait forcer les magistrats à lui rendre compte de leur administration chaque année, et que, de plus, il se réservait pour lui et ses successeurs la faculté de modifier toutes les concessions faites dans cette charte. Une émeute éclata à Bruges, et l'un des officiers du comte, nommé Thierri Vranckesoone, y périt. «Ce fut, dit Oudegherst, la première wapeninghe qui advint en Flandre, dont les histoires facent mémoire; laquelle commotion s'appela de groote moerlemay. Depuis lequel temps, lesdicts de Bruges ne portèrent oncques amitié, ny affection au comte Guy, ains luy furent toujours contraires.»
A Ypres, la grande émeute qu'on nomma la kokerulle rappela la moerlemay de Bruges; mais c'était surtout à Gand que la lutte du comte avec la commune avait acquis une extrême gravité. En 1274, la ville de Gand avait conclu une alliance avec les villes de Bruxelles, de Louvain, de Lierre, de Tirlemont et de Malines, et il y avait été expressément déclaré qu'aucune d'elles ne donnerait asile aux membres des corps de métier qui auraient cherché à détruire ou à modifier leurs lois et leurs priviléges. Il semble que cet acte des Trente-Neuf ait accru la haine que leur portait Marguerite. Elle se rendit elle-même à Gand, et supprima l'organisation municipale établie en 1228, pour la remplacer par un conseil de trente personnes, composé de treize échevins, de treize conseillers et de quatre trésoriers. Pour exécuter plus aisément son projet, elle avait fait répandre parmi les ouvriers et les habitants les plus pauvres le bruit que les Trente-Neuf géraient infidèlement les affaires de la commune. Une lettre fut adressée en leur nom au roi de France: c'était en même temps un acte d'accusation contre les Trente-Neuf et un panégyrique de la conduite de Marguerite. «Raconter le triste état de la ville de Gand serait chose longue et peut-être irritante pour quelques personnes; car nous n'avons point entendu dire que depuis neuf ans les échevins aient rendu leurs comptes, et l'on assure qu'ils ont chargé la ville de Gand de dettes énormes... Puisse votre royale prudence connaître la vérité de nos plaintes comme Dieu la connaît! Que votre royale grandeur apprenne aussi que noble dame Marguerite, comtesse de Flandre et de Hainaut, cédant à nos prières multipliées, est venue dans notre ville et y a assisté à l'assemblée de la commune qui formait une multitude presque innombrable; elle a entendu les effroyables clameurs des habitants de Gand; elle a prêté l'oreille à leurs tristes supplications, car ils s'écriaient tout d'une voix:—Notre ville est abandonnée et nous-mêmes nous la quitterons, si vous ne modifiez l'organisation de l'échevinage; nos magistrats nous oppriment comme si nous étions des serfs...—Ladite dame, prenant pitié de notre malheureuse situation, a jugé convenable d'abolir l'ancienne organisation des échevins pour la reformer aussitôt, afin qu'une ville aussi importante que la nôtre ne reste point sans magistrature... Nous supplions donc humblement votre royale clémence d'approuver tout ce qui a eu lieu.»
Trois bourgeois de Gand avaient été choisis pour porter ces plaintes à Paris (c'étaient Guillaume et Pierre Uutenhove et Hugues Uutenvolderstraete); mais la comtesse Marguerite changea tout à coup d'avis, et le 7 novembre, elle ordonna à ses tabellions de copier de nouveau les mêmes lettres, en y omettant tout ce qui se rapportait à l'envoi des trois députés: elle avait jugé préférable de les faire sceller par les abbés de Saint-Pierre et de Saint-Bavon, et d'y joindre une déclaration des frères mineurs et des frères prêcheurs de Gand conçue en ces termes: «Nous, prieur, gardien et moines des couvents de l'ordre des Frères Prêcheurs et de l'ordre des Frères Mineurs, à Gand, faisons savoir à tous que nous croyons que Marguerite, comtesse de Flandre et de Hainaut, n'a agi que selon sa conscience et son désir de faire le bien.»
Les Trente-Neuf avaient interjeté appel devant le roi de France, alléguant qu'ils avaient été condamnés sans avoir été entendus, au mépris de toutes les règles de la justice. Philippe le Hardi interposa aussitôt sa médiation, et en vertu d'un compromis rédigé par le comte de Blois et Henri de Vézelay, il fut convenu que deux ambassadeurs français se rendraient à Gand pour prendre connaissance de tous les griefs et examiner à la fois la conduite des Trente-Neuf et celle de la comtesse de Flandre. Le comte de Ponthieu et Guillaume de Neuville furent chargés de ce soin. Ils se contentèrent de révoquer Everard de Gruutere et six de ses collègues, maintinrent les autres, et confirmèrent la charte octroyée par le comte Ferdinand et la comtesse Jeanne, en supprimant le nouvel échevinage créé par la comtesse de Flandre. Cette décision fut ratifiée par le roi le 22 juillet 1277.
Deux ans plus tard, Gui de Dampierre voulut imposer aux magistrats de Gand l'obligation de lui présenter annuellement leurs comptes. Il leur contestait également d'autres priviléges; mais en 1280, une transaction eut lieu. Le comte reçut quarante-huit mille livres parisis, et confirma les anciennes franchises de la ville, en s'attribuant seulement le contrôle des dépenses et la juridiction criminelle des cas réservés. Ces cas réservés étaient ceux de haute trahison et d'attentats dirigés contre l'autorité du comte: il fut toutefois aisé à Gui d'en étendre l'interprétation, et il ne tarda point à faire charger de chaînes, sous des prétextes plus ou moins vraisemblables, les bourgeois qu'il n'aimait pas. Les magistrats de Gand adressèrent leurs protestations au comte, et comme il n'y faisait pas droit, ils le citèrent de nouveau à la cour du roi pour défaut de droit. C'était l'un des principes les plus remarquables de la législation du moyen-âge que cette fixation précise des limites de toutes les juridictions, protégée par le droit d'appel et sanctionnée par les peines les plus graves. Si le comte était condamné, il perdait une souveraineté dont il avait abusé; une amende considérable devait lui être payée, si les Gantois succombaient: c'est ce qui eut lieu. Les Gantois ne purent établir qu'ils avaient mis le comte en demeure de se prononcer dans les délais pendant lesquels il pouvait leur rendre justice, et ils furent renvoyés à la cour du comte qui les condamna à une amende de soixante mille livres.
Le ressentiment de Gui de Dampierre contre les Trente-Neuf n'était point satisfait; il les accusa d'avoir forfait leurs biens, et voulut les en dépouiller; mais les magistrats de Gand soutenaient que leur délit était effacé par l'amende. Cette nouvelle contestation fut déférée à la cour du roi, qui décida qu'ils conserveraient leurs biens en payant une seconde amende de quarante mille livres tournois, et un troisième arrêt de la cour du roi ordonna que cette amende et tous les frais de cette affaire seraient pris sur les biens de la commune de Gand.
Ces démêlés n'avaient point atteint leur terme. Le comte de Flandre s'opposait à ce que les amendes fussent levées selon l'arrêt de la cour du roi, alléguant que les Trente-Neuf en profitaient pour demander aux bourgeois des sommes plus considérables. Des commissaires nommés par la cour du roi furent chargés d'examiner si cette accusation était fondée; quoi qu'il en fût, lorsque les Trente-Neuf lui présentèrent le compte annuel de leur administration, Gui refusa de l'approuver, et les Gantois eurent de nouveau recours à la cour du roi, qui le ratifia. Cependant le comte de Flandre ne cessait de représenter que la magistrature des Trente-Neuf, loin de protéger la commune, l'opprimait sous le joug d'une autorité tyrannique, et la cour du roi lui permit, en 1284, de faire ouvrir à Gand une enquête publique, où les principaux bourgeois seraient consultés sur les améliorations à introduire dans la forme de leur gouvernement municipal. Pour se rendre leur opinion plus favorable, Gui de Dampierre crut devoir semer la terreur parmi ses adversaires: la plupart des magistrats furent arrêtés et jetés dans les prisons du Vieux-Bourg; les autres ne durent leur salut qu'à une fuite rapide.
Ce fut dans ces circonstances qu'eut lieu l'enquête de 1284. Là comparurent les Borluut, les Uutenhove, les Bette, les Rym et d'autres notables bourgeois. Guillaume Uutenhove, qui avait été, en 1275, l'un des trois députés auxquels la comtesse Marguerite avait voulu un instant confier le soin de sa justification, prit le premier la parole pour demander qu'on substituât à la magistrature des Trente-Neuf un échevinage annuel de treize membres, et Gauthier Uutendale appuya son avis. La plupart des bourgeois émirent la même opinion dans les termes les plus laconiques, se référant timidement à ce qui avait déjà été dit, comme s'ils n'étaient pas libres d'exprimer leur pensée. Enfin, le vingt-neuvième bourgeois interrogé, «Jehans de Wettre, markans et bourgois hirritavles de Gand,» ose dire «ke il se accorde mieus as Trente-Neuf.» Invité à faire connaître ses motifs, il ajoute que leur autorité émane «des bone gens,» et se tait. Jean de Gruutere et d'autres bourgeois partagent l'avis de Jean de Wetteren, mais ils craignent de s'expliquer, et tous leurs témoignages se terminent par cette même formule: «Il ne dist plus.» Ils laissent toutefois échapper par moments la révélation de leur inquiétude et de l'effroi que leur inspire l'autorité menaçante du comte. C'est ainsi que Guillaume Bette maintient «ke les Trente-Neuf sont plus fort à tenir l'éritage de la ville ke trèse, pour ce ke on osteroit les trèse de an en an, et ke ils ne seroient mie si grant, ne si fort de tenir l'éritage de la ville contre le seigneur et contre autres; et il ne dist plus.» Jean de Bailleul dit aussi «ke li Trente-Neuf lui samblent plus profitables, pour ce ke li Trente-Neuf auroient plus de povoir de tenir le droict de la ville.»
Au milieu de ces débats, d'autres préoccupations vinrent assiéger le comte de Flandre: c'étaient les prétentions souvent calmées, mais sans cesse renaissantes de la maison d'Avesnes. La comtesse Marguerite était à peine descendue au tombeau, lorsque le comte de Hainaut renouvela ses réclamations relatives aux fiefs de la Flandre impériale. Le roi des Romains, Rodolphe de Hapsbourg, qui n'était pas moins favorable que Guillaume de Hollande aux descendants de Bouchard d'Avesnes, ne tarda point à confirmer la charte du 11 juillet 1252, qui leur avait attribué les pays d'Alost et de Grammont, et ceux de Waes et des Quatre-Métiers. Peu de mois après, une déclaration solennelle prononcée à Worms mit le comte de Flandre au ban de l'empire, et l'on apprit que les archevêques de Cologne et de Mayence s'étaient rendus dans le Hainaut pour donner l'investiture impériale à Jean d'Avesnes. Celui-ci venait de s'allier au sire d'Audenarde et à d'autres barons pour combattre Gui de Dampierre, et déjà le roi des Romains lui avait promis l'appui des hommes d'armes du comte de Luxembourg et du comte de Hollande.
Cependant Gui de Dampierre travaillait activement à se créer entre l'Escaut et le Rhin un boulevard qui le défendît des mauvais desseins du roi des Romains. En 1273, il avait donné une de ses filles au duc Jean de Brabant, et il avait profité de la puissance de son gendre pour soutenir les sires de Beaufort dans leur querelle contre les Liégeois. Grâce à l'influence que cette expédition lui avait assurée sur les bords de la Meuse, il parvint, en 1281, après la mort de Jean d'Enghien, à élever l'un de ses fils au siége épiscopal de Liége, quoique déjà une grande partie des clercs eussent élu un prince de Hainaut. Lorsqu'on 1284 la mort de sa fille rompit les liens qui l'attachaient au duc de Brabant, il s'allia au comte de Gueldre et obtint que celui-ci, pour prix de son union avec Marguerite de Flandre, déjà veuve d'Alexandre d'Ecosse, s'engageât à remettre aux chevaliers flamands toutes les forteresses du duché de Limbourg, et plus tard le comté même de Gueldre.
Gui de Dampierre, père de neuf fils et de huit filles, cherchait sans cesse à leur faire conclure des mariages qui servissent les intérêts de sa politique. L'aîné de ses fils, Robert, avait eu tour à tour pour femmes Blanche d'Anjou, fille du roi de Sicile, et Yolande de Nevers, veuve de Tristan de France. Un autre, nommé Philippe, qui avait quitté les bancs de l'université de Paris pour suivre Charles d'Anjou en Italie, y avait reçu la main de la comtesse de Thieti, Mathilde de Courtenay, fille de Raoul de Courtenay et d'Alice de Montfort, qui lui transmit ses droits au comté de Bigorre. J'ai déjà nommé Marguerite, reine d'Ecosse, puis comtesse de Gueldre, sa sœur, duchesse de Brabant. Parmi les filles du comte de Flandre, il en était aussi une qui était comtesse de Juliers. Enfin, en 1280, il avait été convenu que, dès qu'une autre de ses filles, nommée Philippine, aurait atteint l'âge nubile, elle épouserait l'héritier de la couronne d'Angleterre.
Des négociations semblables avaient été entamées avec les puissantes maisons de Nesle, de Clermont, de Châtillon, de Coucy, et c'était afin de rendre la dot de ses enfants plus considérable que Gui ne cessait d'acheter de nombreux domaines: il avait acquis successivement les seigneuries de Dunkerque et de Bailleul, les châtellenies de Cambray et de Saint-Omer, et le château de Peteghem.
Ainsi tout semblait tendre à l'extension de la puissance de Gui de Dampierre. Bruges et Ypres avaient payé les amendes qu'il exigeait: à Gand, la magistrature des Trente-Neuf paraissait prête à lui abandonner toute l'autorité. Au dehors, les circonstances n'étaient pas moins favorables. Le comte de Hollande, Florent V, se réconciliait avec Gui et faisait célébrer son mariage avec sa fille, qui lui était depuis si longtemps fiancée. Le comte de Hainaut, récemment créé vicaire général de l'empire en Toscane, annonçait déjà des intentions moins hostiles. Le roi de France lui avait imposé des trêves successives, et les contestations relatives à la Flandre impériale avaient été déférées à l'arbitrage des évêques de Liége et de Metz, le premier, fils du comte de Flandre, le second, fils du comte de Hainaut.
Enfin le roi de France, auquel le comte de Flandre avait fait prêter quelques sommes par les bonnes villes de ses Etats pour l'expédition d'Aragon, lui avait adressé cette déclaration mémorable: «Nous volons et otroions ke li prêt ke cil de la tière de Flandre nous ont fait et feront encore, ke ce soit sauve la droiture le comte et ses hoirs en toutes choses, et ke par ces prês faits et à faire, nule servitude, ne nul drois soit acquis à nous ne à nos hoirs, ains soit comme pure grace.»
Ce fut au retour de la conquête de l'Aragon que Philippe le Hardi mourut à Perpignan. Il eut pour successeur, dit la chronique du moine d'Egmond, «un roi de France, nommé aussi Philippe, que dévorait la fièvre de l'avarice et de la cupidité.» C'est Philippe le Bel.
Dès ce moment tout change: la fortune de Gui de Dampierre s'ébranle et s'abaisse; à la paix succèdent les discordes et les guerres.
Philippe le Bel devait représenter, au treizième siècle, les tendances les plus mauvaises de la royauté absolue. Il avait résolu que le roi gouvernerait seul le royaume, et que, dans les domaines de ses vassaux, rien ne se ferait sans son assentiment. Il alla chercher dans la lie des courtisans Pierre Flotte, les frères le Portier, qui s'intitulèrent seigneurs de Marigny, Nogaret, l'un des juges-mages de Nîmes, Plasian, petits-fils d'un hérétique albigeois, dont il fit ses ministres; et ce fut avec le concours de ces chevaliers ès lois, comme ils s'appelaient eux-mêmes, qu'il aborda l'accomplissement de son œuvre. La Flandre se présenta la première à ses regards; ses princes étaient l'appui le plus solide de l'influence des grands vassaux, et il avait compris qu'à l'ombre de leur autorité se cachait l'élément non moins redoutable de la puissance des communes. Les divisions que Gui avait excitées si imprudemment dans les principales cités semblaient lui offrir l'occasion de détruire à la fois le pouvoir des comtes et la prospérité des bourgeois, en encourageant leurs haines mutuelles: tous les efforts de Philippe le Bel tendront à atteindre ce but.
Dès les premiers jours de son règne, il exige que Gui de Dampierre jure l'observation du traité de Melun, et cela ne lui suffit point: il veut que les chevaliers et les communes de Flandre prêtent le même serment, comme si les règnes de Louis IX et de Philippe III n'avaient déjà point effacé les tristes souvenirs de la captivité de Ferdinand. Ces prétentions soulèvent une longue opposition en Flandre, enfin elles triomphent: et dans une assemblée solennelle tenue à Bergues, les députés du roi, Jacques de Boulogne et Nicolas de Molaines, reçoivent les engagements des bourgeois et des nobles: il n'est point permis à la Flandre d'oublier que sa liberté ne lui appartient plus.
Si le roi de France établit manifestement l'existence de ses droits sur la Flandre, ce n'est point afin de s'attribuer, comme son pieux aïeul, le soin d'y maintenir la paix. N'est-il pas conforme aux intérêts de sa politique que la maison d'Avesnes renouvelle ses interminables luttes avec la maison de Dampierre? L'arbitrage des évêques de Metz et de Liége n'avait produit aucun résultat; le roi des Romains ratifia à l'assemblée de Wurtzbourg la sentence qui accordait aux fils de Bouchard d'Avesnes toutes les terres situées au nord et à l'est de l'Escaut, et le 7 avril 1286 (v. st.), l'évêque de Tusculum somma le comte de Flandre d'y obéir sous peine d'excommunication. Cependant, dès le 10 mai 1287, Gui de Dampierre fit publier, au château de Male, une protestation où il rappelait que les comtes de Flandre ses aïeux avaient joui, dans tous les temps et sans opposition, des terres d'Alost, de Grammont, des Quatre-Métiers et de Waes, ainsi que des îles de Walcheren, de Beveland, de Borssele et des autres îles de la Zélande, et interjetait appel au pape.
Gui n'avait point cessé de conserver la possession des pays situés à l'est de l'Escaut. Il avait aussi exercé paisiblement ses droits sur les îles de la Zélande. La souveraineté des comtes de Flandre sur toutes les terres situées entre l'Escaut et Hedinzee, formellement reconnue par le traité du 27 février 1167 (v. st.), avait été confirmée de nouveau en 1256, lorsque Marguerite, en cédant les îles de la Zélande à Florent de Hollande, s'en réserva expressément l'hommage. Pendant longtemps, l'alliance de la Hollande et de la Flandre parut stable et sincère. Cependant, quelques années plus tard, des dissensions fondées sur des jalousies commerciales se manifestèrent. Le roi Édouard Ier, considérant les sentiments hostiles que Marguerite et Gui avaient montrés à plusieurs reprises, transporta à Dordrecht l'étape, c'est-à-dire le dépôt de toutes les marchandises anglaises, quoiqu'il avouât lui-même que «ni les portz, ni les arrivages de Hollande, ne sont mie si bons, ne si connus des mariners come ceux de Flandres.» Les bourgeois flamands virent avec indignation les priviléges accordés aux marchands zélandais, et Gui s'associa à leurs sentiments. A cette époque, la plupart des nobles de Zélande, que le comte Florent poursuivait de ses exactions et de ses violences, avaient formé un complot pour le renverser, et ils saisirent avec empressement le prétexte de recourir à l'autorité de leur chef-seigneur pour donner à leurs démarches l'apparence de la légitimité en même temps qu'ils fortifiaient leur faction. Jean de Renesse, Thierri de Brederode, Wulfart, Florent et Rasse de Borssele, Hugues de Cruninghe et d'autres chevaliers ne tardèrent point à engager le comte de Flandre à envoyer une armée dans l'île de Walcheren; peut-être Gui se souvenait-il que Florent de Hollande avait été l'un des vainqueurs de West-Capelle, et espérait-il réparer sa honte sur les rivages qui en avaient été les témoins. Middelbourg, où s'était réfugiée la comtesse de Hollande, fut assiégé par les hommes d'armes de son père, et Florent s'étant avancé jusqu'à Biervliet, où il devait avoir une entrevue avec Gui, y fut retenu prisonnier, puis conduit à Gand.
Cependant la paix fut conclue presque aussitôt, grâce à la médiation du duc de Brabant; Florent V se reconnut vassal du comte de Flandre pour les îles de la Zélande, et lui remit l'arbitrage de tous les différends qui existaient entre les nobles confédérés et lui. Gui de Dampierre allait cesser de combattre l'influence anglaise: le 6 avril 1292, il avait obtenu un sauf-conduit pour aller à Londres, et le 8 mai suivant, il signa un traité où il rappelait «qu'il s'était rendu en personne près du roi Edouard pour apaiser toutes les discordes et rétablir la paix.» Six années s'étaient à peine écoulées depuis l'avénement de Philippe le Bel, lorsque le pupille des héros de Bouvines se vit réduit à s'allier au petit-fils de Jean sans Terre.
Philippe le Bel poursuivait activement l'accomplissement de la tâche que l'impopularité de Gui de Dampierre rendait plus aisée. Il voulait réduire le comte de Flandre à être le docile instrument de ses ordres, et lorsque l'exécution de ses ordres mêmes aurait rendu son autorité plus sévère, persuader au peuple que le roi de France était son unique protecteur et renverser le comte de Flandre. Dès 1287, Philippe le Bel intervient dans les querelles des magistrats de Gand et du comte de Flandre pour soutenir les Trente-Neuf. Deux ans plus tard, il envoie le prévôt de Saint-Quentin à Gand, et, afin qu'il puisse prendre connaissance de la situation de toutes les affaires, il exige qu'elles soient traitées en langue française. Par d'autres ordonnances, il déclare que les biens des Gantois ne pourront point être saisis pour délit de désobéissance vis-à-vis du comte, sans l'assentiment du roi, et s'attribue le droit de recevoir tous les appels.
Ce n'est pas assez que Philippe le Bel ébranle l'autorité du comte de Flandre: il a recours à d'autres moyens pour l'appauvrir et le ruiner. En élevant la valeur des monnaies royales, il arrête la circulation des monnaies du comte dont l'alliage est le même; puis il s'empare en Flandre, sous je ne sais quel prétexte de croisade en Orient, de tous les legs pieux; enfin, après y avoir fait arrêter tous les marchands lombards sans que Gui ait part à leurs dépouilles, il s'allie aux argentiers d'Arras dont l'usure n'est pas moins criante que celle des Lombards. Le plus célèbre d'entre eux, Jaquemon Garet dit le Louchard, issu d'une famille de Juifs de Hongrie, n'est en 1289 que sergent du roi, mais déjà il possède des armoiries qui ne sont autres que les fleurs de lis royales; un an après, il est panetier de la cour de France. Tel est l'orgueil de cet homme qu'en 1288 il oblige les magistrats de Bruges à lui faire élever une statue dans l'église de Saint-Donat. Philippe le Bel le protége sans cesse, afin que les créances de Louchard deviennent entre ses mains un moyen d'étendre son influence sur ses débiteurs, c'est-à-dire sur le comte et sur les villes de Flandre.
Gui se trouvait en France, où il s'était rendu pour répondre à l'assignation d'un chevalier de Bourgogne, nommé Guillaume de Montaigu, lorsque l'aîné de ses fils, Robert de Béthune, dont le caractère énergique s'était déjà signalé dans les guerres d'Italie, crut pouvoir sauver la Flandre et l'autorité de son père des piéges que l'habileté de Philippe le Bel avait tendus de toutes parts. Il accourut à Gand, et là il proposa aux Trente-Neuf et aux bourgeois une réconciliation sincère et l'oubli réciproque de tous leurs différends, qui furent, à sa demande, soumis à l'arbitrage des échevins de Saint-Omer. Quelque humiliant que fût le jugement de ces longs démêlés, où toutes les exactions du comte furent successivement rappelées et condamnées, Gui le confirma à son retour et promit de l'exécuter. En même temps il permit aux bourgeois de Gand, de Bruges et d'Ypres, de fortifier leurs remparts. Il n'ignorait point que, par ces mesures, il violait les dispositions de la paix de Melun; mais peu lui importait d'être coupable, si les bourgeois étaient ses complices: le ressentiment de Philippe le Bel ne pouvait que les réunir dans une même alliance pour défendre leurs intérêts communs contre le roi de France.
Philippe le Bel était trop habile: il dissimula et feignit d'ignorer les atteintes portées au traité du 12 avril 1225. Son langage, naguère si menaçant, était devenu doux et affectueux: il semblait ne chercher qu'à convaincre Gui de Dampierre que, malgré leurs longues contestations, l'autorité du roi était toujours la protection la plus assurée de la sienne, et qu'il avait écouté de mauvais conseils en reconnaissant aux villes flamandes le droit de juger mutuellement les différends qu'elles auraient avec lui. Gui le crut trop aisément, et un arrêt de la cour du roi cassa la sentence arbitrale des magistrats de Saint-Omer.
Philippe le Bel, dont les efforts tendaient à prévenir ou à rompre tout rapprochement entre le comte et les communes, encourageait Gui de Dampierre dans ce que ses projets avaient de plus hostile aux Gantois. Lorsqu'il eut réussi à envenimer toutes ces querelles à un tel point qu'une réconciliation n'était plus possible, il abandonna tout à coup le comte de Flandre.
D'autres considérations semblent ne point avoir été étrangères à ce changement remarquable que nous apercevons dans la conduite du roi de France. Un nouvel empereur venait d'être élu: c'était Adolphe de Nassau. De même que ses prédécesseurs, il ne cachait point ses desseins ambitieux, et disait tout haut qu'il fallait redemander au roi de France les fiefs que ses aïeux avaient enlevés à l'empire, notamment la ville de Valenciennes, dont les habitants avaient chassé les hommes d'armes du comte de Hainaut pour y appeler ceux de Gui de Dampierre. Le roi de France crut ne pouvoir mieux s'assurer l'alliance du comte de Hainaut qu'en annonçant l'intention de lui remettre Valenciennes: il faisait même briller à ses yeux l'espoir de reconstituer les vastes Etats de son aïeule Marguerite de Constantinople, en réunissant la Flandre au Hainaut.
Dès ce jour, Philippe ne crut plus avoir besoin de l'appui du comte de Flandre, et il sacrifia tous ses engagements vis-à-vis de lui aux nouveaux liens qu'il venait de former: il n'ignorait point qu'il serait facile au comte de Hainaut d'entraîner dans la même confédération son neveu, Florent de Hollande. Des ennemis redoutables devaient entourer la Flandre de toutes parts, afin qu'elle fût réduite à accepter docilement un joug odieux, et c'était au moment où les discordes intérieures affaiblissaient toutes ses forces que les haines étrangères menaçaient sa liberté.
Gui de Dampierre se voyait trahi par le roi lorsqu'il croyait pouvoir se reposer sur sa protection. On l'entendit proférer d'effroyables menaces contre les bourgeois de Gand, et dès les derniers jours du mois de juin 1291, plusieurs membres de la magistrature des Trente-Neuf furent arrêtés, malgré la protection d'un sergent royal qui avait reçu de Philippe le Bel l'ordre de ne point les quitter; les autres furent réduits à se cacher. Gand n'avait plus de magistrats, et le scel de la ville avait été déposé entre les mains de l'abbé de Saint-Pierre.
Le comte de Flandre semblait se confier exclusivement dans l'appui de l'Angleterre. En 1293, le comte de Pembroke était arrivé au château de Winendale pour renouer les négociations qui avaient été entamées treize ans auparavant pour le mariage d'Edouard, fils aîné du roi d'Angleterre, avec Philippine, fille du comte. Pendant quelque temps, Philippe le Bel ne s'était pas montré contraire à ce projet; mais ses dispositions n'étaient plus les mêmes lorsqu'il fallut en régler définitivement les conditions. Des hostilités avaient éclaté en Gascogne entre les hommes d'armes anglais et français, et le roi Edouard Ier venait de révoquer tous les sauf-conduits accordés pour traiter de la paix. On jugea dès ce moment utile de rendre ces négociations plus secrètes; et, comme cela avait été arrêté d'avance, l'évêque de Durham et Roger de Ghistelles se rencontrèrent dans les Etats du duc de Brabant. On y décida, après quelques pourparlers, que Philippine recevrait en dot deux cent mille livres tournois, et que le comté de Ponthieu serait assigné pour son douaire. Le traité qui reproduisait ces conventions fut signé à Lierre le 31 août 1294.
Philippe le Bel était trop bien servi par ses espions pour ne point être aussitôt instruit du résultat des conférences de l'évêque de Durham et du sire de Ghistelles; et peu de jours seulement s'étaient écoulés depuis leur départ de Lierre, lorsque le comte de Flandre fut invité de se rendre «à Paris, à un certain jour, pour avoir conseil avecques luy et avecques les autres barons, de l'estat du royaume.» Gui hésita quelque temps; enfin il prit avec lui ses fils Jean et Gui, et se dirigea vers Paris pour assister à l'assemblée des barons. Là, s'approchant humblement de Philippe le Bel, il lui annonça l'union prochaine de sa fille et du prince anglais, déclarant qu'il ne continuerait pas moins à le servir loyalement comme son seigneur. Mais le roi, n'écoutant que son ressentiment, lui répondit aussitôt: «Au nom de Dieu, sire comte, il n'en sera pas ainsi. Vous avez fait alliance avec mon ennemi; vous ne vous éloignerez plus.» Et pour le convaincre de sa trahison, il lui montrait des lettres d'alliance adressées au roi d'Angleterre. Il est en effet assez probable que les conventions de Lierre avaient été accompagnées d'engagements politiques qui ne sont point parvenus jusqu'à nous; mais Gui de Dampierre protesta «que c'estoit une fausse letre scelée d'un faus scel.»
Cependant le comte de Flandre fut conduit avec ses fils à la tour du Louvre, où tout leur rappelait les tristes souvenirs de la captivité de Ferdinand de Portugal. Ils y passèrent six mois; pendant ce temps le roi faisait saisir les biens des Anglais attachés au service du comte de Flandre, chassait les marchands flamands des foires de Champagne, et envoyait ses sergents d'armes prendre possession de Valenciennes, en vertu d'une sentence de son conseil. Le comte devait être jugé par la cour du roi; mais Philippe le Bel, qui espérait le retenir désormais sous le joug, crut utile aux intérêts de sa politique qu'il ne fût point condamné: il feignit de se rendre aux prières de Gauthier de Nevel et de Gauthier de Hondtschoote, députés des barons flamands, qu'appuyait la médiation du pape Boniface VIII et du comte Amédée de Savoie, et le 5 février 1294 (v. st.), dans une assemblée solennelle à laquelle assistaient le duc de Bourgogne, les archevêques de Reims et de Narbonne, les évêques de Beauvais, de Laon, de Châlons, de Paris, de Tournay et de Térouane, il accepta la promesse de Robert de Béthune, fils aîné du comte, qui se porta garant que son père ne conclurait jamais aucune alliance avec les Anglais; mais il exigea en même temps que Philippine de Dampierre vînt elle-même se remettre comme otage entre ses mains. Si Philippe brisait les fers du vieux comte de Flandre, c'était pour les faire peser jusqu'à la mort sur une jeune fille, dont le seul crime était d'être la fiancée de l'héritier du trône d'Angleterre.
Gui était rentré tristement en Flandre, où l'attendaient d'autres épreuves. Une expédition en Zélande se termine par des revers désastreux. Douze cents hommes d'armes périssent à Baerland, et la ville de l'Ecluse est incendiée par les vainqueurs. En même temps, une flotte française croise devant les ports de Flandre, pour en écarter tous les navires étrangers, tandis que les sergents du roi s'emparent de toutes les marchandises qui y sont déposées, sous le prétexte qu'elles appartiennent aux Anglais. Enfin, le 1er novembre 1295, l'évêque de Tournay, Jean de Vassoigne, chancelier du roi de France, auquel il doit son élection, allègue des difficultés peu importantes, relatives à la prévôté de Saint-Donat, pour mettre la Flandre en interdit.
A cette époque, Philippe le Bel fait à la fois la guerre au roi d'Angleterre et à l'empereur d'Allemagne. Ses intrigues s'étendent en Hollande, en Brabant, en Espagne, en Italie. Partout, il a des espions fidèles, des serviteurs zélés; mais ils sont avides comme leur maître. La falsification des monnaies ne suffit plus: on a recours aux lois somptuaires. En 1294 (v. st.), le roi de France mande au comte de Flandre qu'il fasse publier dans ses domaines que toute personne possédant moins de six mille livrées de terre ait à remettre, dans le délai de quinze jours, aux monnaies royales, le tiers de sa vaisselle d'or et d'argent, coupes, hanaps, dorés ou non dorés, dont la valeur sera déterminée par le roi; il est défendu, sous peine de perdre corps et biens, de transporter hors du royaume de la monnaie d'or, d'argent ou de billon. Au mois de juillet 1295, le roi fait publier de nouveau cette ordonnance; mais ses résultats ne sont point assez complets. Il se voit réduit à recourir à l'impôt général, à la maltôte, puisqu'il faut conserver le nom qui lui resta comme une énergique protestation de ceux qui le subirent. L'ambition et le soin de leur défense mutuelle contre l'Allemagne avaient rapproché le roi et le comte en 1292: en 1295, ils se réunirent pour partager les trésors que devait produire la levée de la maltôte dans le pays le plus riche et le plus prospère de l'Europe. Du moins Gui de Dampierre chercha plus tard à se justifier en cachant l'égoïsme de ses desseins sous le voile de l'intérêt de son peuple, qui réclamait depuis longtemps le terme des mesures oppressives ordonnées par Philippe le Bel. «Le roi et son conseil m'y engageaient, dit-il dans son manifeste du 9 janvier 1296 (v. st.); on me donnait à entendre que si je le faisais, de grands biens en résulteraient pour moi et ma terre; le roi et ses gens promettaient de me traiter avec douceur et amitié; le roi devait faire cesser les persécutions de ses sergents, qui causaient de grands dommages à mon peuple par des saisies faites sans raison et à tort; il devait me restituer les biens des Lombards, rétablir le cours légal de ma monnaie, et permettre l'introduction en Flandre des laines anglaises qui n'y arrivaient plus depuis trois ans, ce qui mettait le pays en grande pauvreté.»
Le 6 janvier 1295 (v. st.), le comte de Flandre déclara consentir à ce que le roi fît lever dans ses terres un cinquantième des biens meubles et immeubles. La moitié de cet impôt devait être attribuée au comte, et il était convenu que ses domaines et ceux de ses chevaliers n'y seraient point soumis.
Voici quels étaient les avantages que le roi avait accordés au comte de Flandre:
Pour indemniser les bourgeois des pertes que leur avait fait souffrir l'interruption des relations commerciales avec l'Angleterre, il leur remettait une amende de quatre-vingt-quinze mille livres qu'ils avaient encourue pour atteinte portée à l'ordonnance sur les monnaies.
Il permettait au comte de punir à son gré ceux de ses officiers dont il avait à se plaindre, lors même qu'ils seraient devenus hommes du roi.
On excluait de tout le royaume les draps et les fromages étrangers pour favoriser ceux de Flandre.
Le roi s'engageait à restituer aux marchands lombards habitant la Flandre les biens qu'il leur avait enlevés.
Les sergents du roi ne devaient plus agir en Flandre, si ce n'est munis de lettres scellées du roi, dans les cas de ressort, seigneurie ou souveraineté.
Le roi annulait toutes les plaintes que les Gantois lui avaient adressées, et autorisait Gui à modifier la magistrature des Trente-Neuf comme il le jugerait convenable.
Peu de jours après, le 20 janvier, le roi ordonne à Guillaume de Trapes, son envoyé à Gand, d'y cesser ses fonctions et de se rendre à Montargis, où il aura à répondre aux griefs que le comte de Flandre allègue contre lui et contre ses collègues. Cinq jours après, l'évêque de Tournay lève la sentence d'interdit.
Lorsque les Trente-Neuf apprirent que l'autorité de Gui de Dampierre était rétablie à Gand, la plupart s'enfuirent en Hollande: ceux qui ne s'éloignèrent pas perdirent leurs fonctions, et leurs biens furent confisqués. Gui nomma lui-même leurs successeurs en déterminant leurs attributions, «de manière, dit Pierre d'Oudegherst, qu'il devint maistre de la ville, de laquelle il povoit faire du tout à son plaisir et vouloir.»
Les exactions que motivait la levée du cinquantième accrurent l'impopularité du comte. Il avoue lui-même «qu'il fist esploitier sur sa gent pour avoir cel cinquantiesme par prison, et par prendre du leur, et en autre manière le plus songneusement qui il pot.» Pendant ce temps, les cinq villes de Flandre s'adressaient directement au roi et lui offraient, s'il consentait à renoncer au cinquantième, des sommes beaucoup plus fortes que celles qui représentaient sa part dans cet impôt. Philippe le Bel se rendit d'autant plus volontiers à leur demande, que sa politique était cette fois d'accord avec son avarice. Il allait recevoir beaucoup d'or en paraissant clément et généreux, tandis que Gui, qui n'avait encore recueilli aucun bénéfice pécuniaire, avait soulevé de toutes parts les murmures les plus violents contre son autorité qui, de jour en jour, devenait plus odieuse.
Le roi de France venait de conclure un traité avec le comte Florent de Hollande. Pour reconnaître la médiation du comte de Hainaut qui y avait contribué puissamment, il résolut de le rétablir, comme depuis longtemps il le lui avait promis, dans la possession de la ville de Valenciennes. Toutefois, comme le traité qu'il avait fait précédemment avec ses habitants l'obligeait à les prévenir deux mois d'avance pour qu'ils eussent le temps de chercher un autre protecteur, il leur annonça son intention en leur rappelant les prétentions du comte de Hainaut; mais les bourgeois de Valenciennes protestaient qu'ils ne se soumettraient jamais à la maison d'Avesnes; et le 29 mars 1296, les prévôts, jurés, échevins et consaulx de la commune, déclarèrent, au son des cloches, qu'étant hors de la main du roi de France et libres de tout lien d'obéissance, ils choisissaient le comte de Flandre pour leur droit seigneur, jurant de lui rester fidèles, lors même que le roi voudrait s'y opposer.
La colère de Philippe le Bel fut extrême: il nia qu'il eût ôté sa main de Valenciennes, et somma le comte de Flandre d'en faire sortir ses chevaliers; Gui de Dampierre se justifiait en alléguant ses droits héréditaires confirmés récemment par l'élection libre des bourgeois; mais Philippe le Bel, voyant qu'il ne se hâtait pas d'obéir, le déclara déchu du comté de Flandre et l'ajourna à comparaître à Paris. Déjà le bailli d'Amiens allait de ville en ville, suivi de deux chevaliers, pour proclamer la saisie ordonnée par le roi, promettant aux bourgeois qui voudraient écouter ses conseils que le roi prendrait leurs corps et leurs biens en sa garde, les dédommagerait de tous les torts que leur ferait le comte, et insérerait des réserves en leur faveur dans tous les traités qui pourraient être conclus.
Lorsque Gui de Dampierre quitta la Flandre pour obéir au mandement de Philippe le Bel, son autorité n'y était plus reconnue. Les échevins de Douay invoquaient les ordres du roi pour fermer leurs portes aux chevaliers qui accompagnaient son fils aîné, Robert de Béthune; et l'infortuné comte de Flandre, en se rendant à Paris, put voir de loin les flammes auxquelles le comte de Hainaut livrait la ville de Saint-Amand. Cependant le malheur avait réveillé la fierté de son âme, et dès son arrivée à Paris il osa accuser le roi d'avoir saisi ses domaines, «par violence et à force, à tort, senz cause et senz raison, encontre coustume et encontre droit, senz loy et senz jugement.» Car le roi n'était point son juge: il n'en reconnaissait point d'autres que les pairs de France. Si Philippe alléguait le droit commun et les coutumes du royaume pour établir la compétence de son conseil, il était évident toutefois que lorsqu'il s'agissait de la saisie d'une pairie à la requête du roi, les pairs seuls pouvaient en prononcer la validité; le comte de Flandre le prouvait par des arguments irréfutables et de nombreux exemples. Philippe le Bel consentit enfin à faire juger cette question de compétence, mais foulant aux pieds, par une amène ironie, toutes les garanties d'impartialité et de justice, il la porta devant les membres de son conseil, qui chargèrent le chancelier Jean de Vassoigne de déclarer en leur nom qu'en eux seuls résidaient tous les pouvoirs de la juridiction suprême. Quoique Gui protestât, les débats continuèrent. En vain offrit-il la preuve publique que le roi avait retiré sa main de Valenciennes avant qu'il en prît possession; il fut condamné à en faire sortir sans délai les hommes d'armes qu'il y avait envoyés.
Dès les premiers jours du mois d'août, les bourgeois de Bruges avaient nommé des députés pour accuser le comte en présence du roi: c'étaient Nicolas Aluwe, Jean de Courtray, Jean Schynckele, Gilles Pem, Gilles de la Motte, Matthieu Hooft, Alard Lam, Jean d'Agterd'halle et Nicolas de Biervliet. L'un d'eux, Alard Lam, venait demander compte, à Gui de Dampierre, du sang qu'il avait versé au commencement de son gouvernement. Les magistrats de Gand, que Gui avait si longtemps persécutés, portaient également leurs plaintes à Paris, et le 23 août, le comte fut condamné à leur restituer leur ancien sceau et les clefs des portes de leur ville, quoiqu'il prétendît qu'il ne le pouvait faire, à cause de la saisie de son comté par le roi.
Ce n'était point assez que le comte de Flandre eût amendé les griefs de ses sujets; la réparation qu'exigeait le roi ne devait pas être moins éclatante, comme l'attestent les registres du parlement: «Le comte remit humblement, par la tradition du gant, en la main du roi, les bonnes villes de Flandre, savoir: Bruges, Gand, Ypres, Lille et Douay, ainsi que tous les droits de juridiction qui lui avaient appartenu, promettant de l'en investir réellement aussitôt qu'il le pourrait; et alors le roi de France, voulant faire merci au comte, retira sa main de tout le comté de Flandre, à l'exception de la ville de Gand. Le roi se réserva aussi le pouvoir de placer, aussi longtemps qu'il le jugerait convenable, dans chacune des cinq bonnes villes, une personne chargée de savoir et de lui rapporter quelle était la conduite du comte.» Enfin, Gui s'engagea à ne rien entreprendre contre les bourgeois des bonnes villes qui avaient fait bon accueil aux ambassadeurs français et avaient juré de leur obéir.
Cependant Gui est à peine revenu en Flandre qu'oubliant la confédération du roi de France et du roi d'Ecosse contre l'Angleterre, il fait arrêter, à la prière du comte de Blois, les biens de quelques marchands écossais. Par une lettre du 6 septembre, le roi s'en plaint vivement et annonce au comte de Flandre que, s'il ne les restitue immédiatement, il l'y fera contraindre par le bailli d'Amiens. En effet, la saisie du comté de Flandre est de nouveau presque aussitôt prononcée.
A la fin de 1296, une crise est imminente. Il semble évident que Gui n'a plus rien à attendre de Philippe le Bel, et que la guerre ouverte contre son seigneur suzerain est sa dernière ressource. Pendant deux années, tant qu'il espérait que sa fille lui serait rendue, il a souffert tous les outrages avec résignation; mais Philippe n'encourage plus ces illusions de la douleur paternelle, et c'est au roi d'Angleterre, qui partage la honte de la captivité de Philippine de Flandre, que Gui confie le soin de la venger.
Longtemps avant que cette lutte commençât, Edouard Ier avait cherché à séparer la Hollande du parti de Philippe le Bel. Mais le comte Florent V avait repoussé toutes ces ouvertures et s'était rendu lui-même près du roi de France, à Paris, d'où il revint de plus en plus zélé pour l'alliance française. Les derniers liens qui l'attachaient à la Flandre s'étaient rompus, le 24 mars 1295 (v. st.), par la mort de sa femme Béatrice de Dampierre, pieuse princesse dont il n'avait point imité les vertus, et bientôt un complot se forma contre lui. Wulfart de Borssele et Jean de Renesse en étaient les chefs: quelques nobles moins illustres, Gérard de Velzen, Gilbert d'Amstel, Herman de Woerden, en furent les instruments. Le 23 juin 1296, Florent V est arrêté dans une partie de chasse, près d'Utrecht, et enfermé au château de Muiden, aux bords du Zuiderzee. On veut l'envoyer en Angleterre, mais les barques frisonnes qui observent le rivage ne permettent point d'exécuter ce projet. Les conjurés, qui se voient réduits à conduire leur illustre captif dans quelque château de Flandre ou de Brabant, se sont déjà éloignés de Muiden quand les bourgeois de Naerden s'opposent à leur fuite; Herman de Woerden et Gérard de Velzen n'hésitent plus, et craignant le ressentiment du comte s'il recouvre la liberté, ils l'immolent sous leurs coups. Le comte de Hainaut profita de l'indignation générale qu'avait excité ce crime pour se faire reconnaître régent de Hollande, et réussit presque aussitôt à repousser une tentative de Gui de Dampierre, dirigée contre Middelbourg. Il se trouvait à Harlem lorsqu'on apprit qu'une flotte anglaise avait porté le jeune héritier du comté, Jean de Hollande, au port de Ter Vere, qui appartenait à Wulfart de Borssele; à cette nouvelle, Jean d'Avesnes se vit abandonné de tous ses partisans, et le sire de Borssele gouverna, sans opposition, au nom du comte Jean Ier.
Tandis que Humphroi de Bohun et Richard Clavering recevaient d'Edouard Ier la mission de soutenir ses intérêts en Hollande, Hugues Spencer, soutenu par le duc de Brabant et le comte de Bar, pressait en Flandre la conclusion d'une alliance offensive. Vers le milieu du mois de novembre, le roi d'Angleterre aborda lui-même en Flandre, et se dirigea vers Grammont où devaient se réunir tous ses alliés. Là arrivèrent successivement l'empereur Adolphe de Nassau, le duc de Brabant, le comte de Bar, le comte de Flandre, le comte de Juliers. On y résolut de porter la guerre dans les Etats du roi de France. «Or, dit la chronique de Flandre, quand le roy Philippe de France entendit que le comte Guy de Flandres estoit alié avec le roy d'Angleterre son ennemy, si assembla ses pers et leur monstra l'injure que le comte de Flandres avoit faite à la couronne de France, et ils jugèrent qu'ils fust adjourné en propre personne, par main mise, pour amender l'outrage qu'il avoit fait. Tantost fut mandé le prévost de Monstreuil (qui estoit appelé Simon le Moine) et un lieutenant du roy à Beauquesne (qui fut nommé Jehan le Borgne) et leur furent livrées les commissions; et se partirent du roy, si vindrent à Winendale, où ils trouvèrent le comte Guy et ses enfants et tout plein d'autres hauts hommes. Ainsi que le comte Guy issit de sa chapelle et avoit ouy messe, les sergens meirent tantost main au comte et luy commandèrent qu'il livrast son corps en prison, dans quinze jours, en Chastelet, à Paris, sur tant qu'il pouvoit méfaire. Quand sire Robert, le fils du comte, et son frère veirent qu'ils avoient mis la main au comte, si dirent qu'autre gage ne laisseroient que le poing et qu'ils leur apprendroient à mettre la main à si haut homme que le comte de Flandres. Mais quand le comte veit ce, si dit à ses enfants: Beaux seigneurs, que demandez-vous à ces pauvres varlets, qui servent leur seigneur loyaument, en faisant son commandement? Il n'appartient pas que vous preniez la vengeance sur eux, mais quand vous viendrez aux champs et que vous verrez ceux qui ceste chose conseillèrent au roy, si vous vengerez sur eux.»
Cette nouvelle insulte hâta la conclusion du traité de Gui avec Edouard Ier. Ce fut à Ipswich, dans le comté de Suffolk, que se rendirent les ambassadeurs des princes de Flandre et de Hollande, et par deux conventions arrêtées le même jour, Edouard Ier donna sa fille Elisabeth au comte de Hollande et fiança à son fils la plus jeune sœur de l'infortunée Philippine, Isabelle de Flandre. «Nous voulons que tous sachent, dit Gui dans son traité avec Edouard, qu'il est des personnes de haut état et de grande puissance, qui ne se conduisent point comme elles le devraient, selon la raison, mais selon leur volonté, en ne s'appuyant que sur leur pouvoir. Cependant la raison doit être souveraine pour tous. Il n'est aucun homme, quelque grand qu'il soit, qui puisse empêcher de conclure des alliances, soit pour obtenir une postérité, selon la loi de la nature, soit pour s'attacher des amis avec l'aide desquels on puisse maintenir ses droits et repousser les outrages et les violences... Chacun sait, ajoute-t-il, de combien de manières le roi de France a méfait vis-à-vis de Dieu et de la justice; tel est son orgueil qu'il ne reconnaît rien au-dessus de lui, et il nous a réduit à la nécessité de chercher des alliés qui puissent nous défendre et nous protéger.» Par ce traité, Edouard Ier promettait d'envoyer une armée en Flandre, et de payer au comte, tant que durerait la guerre, une rente annuelle de soixante mille livres tournois noirs. Les priviléges les plus étendus étaient accordés aux marchands flamands sur toutes les mers qui séparent l'Adour de la Tamise, et ce fut à cette époque que s'établit à Bruges cette célèbre étape des laines qui contribua si puissamment aux progrès de l'industrie flamande.
Henri de Blanmont, Jean de Cuyk et Jacques de Deinze jurèrent, au nom de Gui, dans la chapelle de Notre-Dame de Walsingham, l'observation de ces traités, tandis que le roi Edouard, qui n'avait pas voulu s'engager lui-même par serment, chargeait l'évêque de Coventry et le comte Amédée de Savoie de les faire ratifier par les bonnes villes de Flandre.
Le comte n'avait plus qu'un dernier devoir à remplir. C'était le défi pour défaut de droit, tel que le définissaient les Etablissements de Louis IX «quand li sires vée le jugement de sa cort.» Le 9 janvier 1296 (v. st.), c'est-à-dire deux jours après le traité d'Ipswich, le comte de Flandre adressa au roi la lettre suivante: «Nous, Gui, comte de Flandre et marquis de Namur, faisons savoir à tous, et spécialement à très-haut et très-puissant homme, le roi Philippe de France, que nous avons choisi pour nos ambassadeurs les abbés de Gemblours et de Floreffe, afin qu'ils déclarent pour nous et de par nous, au roi dessus nommé, qu'à cause de ces méfaits et défauts de droit nous nous tenons pour délié de toutes alliances, obligations, conventions, sujétions, services et redevances auxquels nous avons pu être obligé envers lui.» A cette lettre était joint un long mémoire, dans lequel le comte de Flandre exposait toutes les ruses de Philippe le Bel et son refus constant de convoquer la cour des pairs, dont résultait le défaut de droit.
Le 21 janvier 1296 (v. st.), Philippe le Bel repoussa, dans une assemblée solennelle, l'appel du comte de Flandre, et sept jours après, les évêques d'Amiens et de Puy reçurent l'ordre de se rendre près de lui. Les lettres qu'ils devaient lui présenter ne portaient que cette suscription: «A Gui de Dampierre, marquis de Namur, se prétendant, dit-on, comte de Flandre;» mais on leur avait remis de nouveaux priviléges pour les bourgeois de Bruges, que le roi désirait s'attacher. Gui les reçut à Courtray, et une chronique lui prête ces paroles: «Dites au roi qu'il recevra ma réponse aux frontières de Flandre.» Cependant un procès-verbal authentique, dressé par un notaire le 18 février 1296 (v. st.), nous a conservé, dans toute son exactitude, le récit de cette conférence. Les deux évêques demandèrent d'abord au comte s'il était vrai que les lettres portées à Paris par les abbés de Gemblours et de Floreffe eussent été écrites par ses ordres, et s'il avait eu l'intention de défier le roi; puis ils lui offrirent, sur tous ses griefs, le jugement des pairs formant la cour du roi: ils rappelèrent aussi aux fils du comte l'engagement qu'ils avaient pris de garantir la fidélité de leur père; mais ceux-ci prétendaient que cet engagement ne leur avait été arraché que par violence; le comte de Flandre déclarait également qu'il maintenait tout ce que contenait le message des abbés de Floreffe et de Gemblours, et il ajouta qu'après avoir si longtemps réclamé en vain le redressement de ses plaintes, il croyait devoir d'autant moins écouter les nouvelles propositions du roi, qu'on ne lui donnait déjà plus, dans les lettres qui lui étaient adressées, le titre de comte de Flandre. «Vous-même, sire comte, interrompit l'évêque d'Amiens, vous ne donnez plus le nom de seigneur au roi de France.» Cette dernière démarche des ambassadeurs de Philippe le Bel n'avait servi qu'à marquer plus vivement combien étaient profondes les haines qui le séparaient du comte de Flandre.
Dès le 25 janvier, Gui avait fait lire, dans le chœur de l'église de Saint-Donat de Bruges et dans les autres églises de Flandre, une longue déclaration par laquelle il se plaçait sous la protection du pape. Peut-être espérait-il éviter ainsi la sentence d'interdit dont la Flandre était menacée; mais il ne tarda point à être instruit que l'archevêque de Reims et l'évêque de Senlis s'étaient rendus à Saint-Omer pour exécuter la bulle du pape Honorius III: il ne lui restait plus qu'à soutenir son appel au siége pontifical, en envoyant à Rome des ambassadeurs, parmi lesquels il faut citer Michel Asclokettes, chanoine de Soignies, Jacques Beck et Jean de Tronchiennes; ils étaient chargés de remettre à Boniface VIII une requête signée de tous les abbés, prévôts et doyens de Flandre, où on le suppliait de protéger le comte contre les injustes prétentions du roi de France.
Cependant on avait appris en Flandre que Philippe le Bel réunissait soixante mille hommes sous les ordres de trente-deux comtes, et que Jean de Hainaut devait le rejoindre avec quinze cents hommes d'armes. Quelques chevaliers des marches d'Allemagne ou des bords de la Meuse, séduits par une vague prophétie qui promettait aux Flamands la conquête de la France, étaient venus se ranger sous les bannières de Gui; mais on ne voyait arriver ni l'armée du roi d'Angleterre, ni celle de l'empereur d'Allemagne.
Un parlement convoqué à Londres dans les derniers jours du mois de janvier avait été dissous pour avoir refusé tout subside, et Edouard Ier avait cherché à y suppléer par des tailles et des exactions arbitraires. Il éleva notamment la taxe qu'on percevait sur la vente de chaque sac de laine d'un demi-marc à quarante sous, et ordonna à tous les propriétaires de bergeries de vendre immédiatement leurs laines, sous peine de confiscation. Cet ordre fut si rigoureusement exécuté, que le 23 avril toutes les laines saisies par les sergents du roi furent portées sur des navires pour être envoyées en Flandre: Edouard Ier espérait pouvoir ainsi se concilier l'affection des communes et des corporations flamandes, dont la principale richesse était la fabrication des draps; «car la Flandre, dit un historien anglais, semblait presque privée de vie depuis que ses bourgeois ne recevaient plus les laines et les cuirs de l'Angleterre qui occupaient autrefois de nombreux ouvriers.» Cependant l'opposition des barons devenait de plus en plus vive. Ils s'étaient réunis dans la forêt de Wyre et avaient déclaré qu'ils ne quitteraient point l'Angleterre. «Nous ne devons pas service en Flandre, disaient-ils au roi Edouard Ier, car jamais nos ancêtres n'y ont servi les vôtres.» Le roi s'approchait déjà du rivage de la mer, lorsque de nouveaux obstacles ralentirent sa marche. Des députés de tous les ordres de l'Etat étaient venus le conjurer à Winchelsea de renoncer à son expédition, lui représentant combien il était imprudent d'aller, déjà menacé au nord par les Ecossais, se confier aux Flamands dont les dispositions étaient inconnues. Edouard Ier se contenta de répondre qu'il prendrait l'avis de son conseil. Or, plusieurs de ses ministres l'avaient déjà précédé en Flandre, et il attendait impatiemment le moment où il pourrait aller les y rejoindre.
Tandis que ces retards se prolongeaient en Angleterre, d'autres obstacles non moins graves s'élevaient en Allemagne; l'empereur rassemblait ses hommes d'armes pour les réunir en Flandre à ceux d'Edouard Ier, quand un complot éclata parmi les princes allemands gagnés par Philippe le Bel: Adolphe de Nassau devait payer de sa couronne et de sa vie la résurrection des projets ambitieux qui avaient conduit Othon IV à Bouvines.
Le comte de Flandre, réduit à soutenir seul le premier effort de l'armée de Philippe le Bel, se préparait à une énergique défense. Tandis que Robert de Béthune se rendait à Lille avec les sires de Cuyk et de Fauquemont, Guillaume, autre fils du comte, s'avançait jusqu'à Douay avec Henri de Nassau. Les comtes de Juliers et de Clèves, et Jean de Gavre, occupaient Bergues et Cassel. Le duc de Brabant s'était arrêté à Gand pour y surveiller les bourgeois, que d'anciens démêlés avaient à jamais éloignés de Gui de Dampierre. Le jeune comte de Hollande vint aussi l'y rejoindre; mais on raconte qu'y ayant rencontré les sires d'Amstel et de Woerden, il tint les yeux baissés tant qu'il se trouva devant eux pour ne point apercevoir les meurtriers de son père, et il retourna aussitôt qu'il le put en Hollande.
Ce fut le 23 juin 1297 que l'armée française, commandée par le roi lui-même, mit le siége devant Lille. Le comte de Valois et Robert d'Artois, qui était revenu de Gascogne, le suivaient avec des forces considérables. Lille, détruite naguère par Philippe-Auguste, se relevait à peine de ses ruines lorsque ses murailles résistèrent aux assauts de Philippe le Bel. Les assiégés se conduisirent si vaillamment que leur défense coûta aux Français la mort de plus de quatre mille hommes, parmi lesquels se trouvait le comte de Vendôme. Ils réussirent aussi dans une sortie à emmener prisonniers le roi de Majorque et trois cents chevaliers, et tout faisait espérer que leur résistance se prolongerait assez pour permettre aux Anglais de les secourir.
Toutes les campagnes qui entourent Lille avaient été livrées à la dévastation; elle s'étendit bientôt jusqu'à la Lys. Les Français, conduits par Charles de Valois et Gui de Saint-Pol, surprirent le pont de Commines, et, après un combat où le jeune comte de Salisbury tomba en leur pouvoir, ils s'avancèrent vers Courtray, qui ouvrit ses portes. A leur retour, ils brûlèrent les faubourgs et les moulins d'Ypres, et se retirèrent vers la Lys en livrant aux flammes la ville de Warneton.
Cependant une seconde expédition, dirigée par Robert d'Artois, s'avançait vers Furnes, après avoir soumis successivement Béthune, Bailleul, Saint-Omer, Bergues et Cassel. On y remarquait les comtes de Boulogne, de Dreux, de Clermont, et l'élite des chevaliers français. Le châtelain de Bergues dirigeait la marche des Français: il avait fait préparer un somptueux banquet dans le château de Bulscamp qui lui appartenait, et le comte d'Artois se trouvait encore à table lorsqu'on vint lui annoncer que l'armée flamande, commandée par le comte de Juliers et le sire de Gavre, profitant du désordre qu'avait causé le passage du pont de Bulscamp, attaquait vivement les Français. Le sire de Melun demandait des renforts. Le fils du comte d'Artois accourut le premier; mais à peine s'était-il élancé dans la mêlée, qu'il fut renversé et emmené prisonnier. A cette nouvelle, le comte d'Artois, s'élançant à cheval, se précipita lui-même avec ses chevaliers vers le pont de Bulscamp. Le combat y devenait de plus en plus acharné, lorsque le bailli de Furnes, Baudouin Reyphins, jeta à terre la bannière du comte de Juliers qui lui avait été confiée, et alla se ranger, avec d'autres chevaliers, dans les rangs français, près du châtelain de Bergues, autre transfuge qui lui avait donné l'exemple et peut-être le conseil de la trahison. Ainsi se déclara, au milieu d'une bataille, la défection d'une partie de la noblesse flamande qu'avait corrompue l'or de Philippe le Bel: à la bataille de Bulscamp commence l'histoire de la faction des Leliaerts (20 août 1297).
Les Flamands, troublés par cette trahison imprévue, ne résistent plus. Le jeune comte d'Artois est délivré, couvert de blessures qui ne tarderont point à le conduire au tombeau. Guillaume de Juliers, Henri de Blanmont, Jean de Petersem, Gérard de Hornes rendent leur épée. Le comte de Spanheim et le vaillant sire de Gavre ont péri à leurs côtés. Rien ne s'opposait plus à ce que les vainqueurs poursuivissent leurs succès; vers le soir, seize mille cadavres jonchaient la route qui sépare le pont de Bulscamp des portes de Furnes. Robert d'Artois ne s'arrêta qu'un instant dans cette ville pour ordonner qu'elle fût livrée aux flammes. Impatient de venger la perte de son fils, il avait fait charger de chaînes le jeune comte de Juliers, dont la mère était fille du comte de Flandre. Sans respect pour sa naissance et son courage, il voulut qu'il fût enfermé dans un chariot sur lequel flottait une bannière fleurdelisée. On le promena ainsi dans toute la France, de ville en ville, de prison en prison, jusqu'à ce que la mort vînt mettre un terme à cet ignominieux supplice.
La nouvelle de la déroute de Bulscamp se répandit bientôt jusqu'à Lille, où elle sema la désolation parmi les assiégés. Robert de Béthune, privé de tout espoir d'être secouru, obtint que tous les habitants eussent la vie sauve, et qu'il lui fût permis de se retirer à Gand, avec ses chevaliers et ses hommes d'armes; lorsqu'il traversa le camp français, il y aperçut le comte de Hainaut qui s'était placé sur son passage, revêtu des insignes du comté de Flandre. Robert de Béthune ne répondit rien à ce défi: il laissait à l'avenir le soin d'instruire Jean de Hainaut que, si Philippe le Bel avait tiré l'épée, ce n'était point pour défendre les droits de la maison d'Avesnes.
La capitulation de Lille avait eu lieu le 29 août; peu de jours après, le roi de France se rendit à Courtray, et ce fut dans cette ville que, pour récompenser les services du duc de Bretagne et du comte d'Artois, il leur accorda, par deux chartes mémorables, le droit de siéger parmi les pairs du royaume.
C'était à Courtray que Philippe le Bel avait convoqué ses hommes d'armes, pour s'opposer aux Anglais qui venaient d'arriver en Flandre. Edouard Ier s'était embarqué, le 23 août, à Winchelsea et avait abordé, le 27, près de l'Ecluse. Les historiens anglais ont tracé un brillant tableau du nombre de ses navires, de ses chevaliers et de ses hommes d'armes; mais leurs récits sont évidemment exagérés. Guillaume de Nangis assure qu'il n'avait sous ses ordres que fort peu de monde, et cela paraît d'autant plus probable que, privé de l'appui de ses barons et de ses communes, il s'était vu contraint à n'amener avec lui que des mercenaires gallois et quelques prisonniers écossais. Une semblable armée présentait peu d'espérances de succès, encore moins de garanties de discipline. Les Anglais étaient encore dans le port de l'Ecluse, lorsque éclata une rixe de matelots dans laquelle furent brûlés vingt-cinq navires. Ils trouvèrent à Bruges le comte de Flandre, fort occupé de ses démêlés avec les bourgeois, qui s'opposaient à ce que l'on fortifiât leur ville; Edouard Ier, qui écrivait peu de jours auparavant à Gui qu'il voulait «en ceste commune besoigne, prendre avecque lui le bien et le meschief que Dieu y vodra envoier,» demandait instamment qu'au lieu de s'enfermer à Bruges l'on marchât de suite vers l'ennemi. Une éclatante victoire pouvait, en effaçant le souvenir récent de la bataille de Bulscamp et de la reddition de Lille, arrêter à la fois l'invasion étrangère et les discordes civiles; mais Gui ne voyait autour du roi d'Angleterre qu'un si petit nombre d'hommes d'armes que, loin de pouvoir repousser les grandes armées du roi de France et du comte d'Artois, ils ne lui paraissaient pas même assez redoutables pour le défendre contre les bourgeois de Bruges, qu'il avait vainement cherché à apaiser en leur restituant leurs anciens priviléges. «Sire, dit-il à Edouard Ier, vos troupes sont trop fatiguées pour combattre immédiatement. Il vaux mieux attendre le moment où toutes nos forces seront prêtes et une occasion favorable. Jusque-là, nous pourrons nous tenir à Gand. Cette ville est entourée de murailles épaisses, et sa situation est des plus sûres.» Gui de Dampierre faisait allusion aux fleuves qui baignent les remparts de Gand et qui la rendaient, selon l'expression de Villani, «l'un des endroits les plus forts qu'il y ait au monde.»
Edouard Ier approuva ce conseil, et partit précipitamment pour Gand avec le comte de Flandre, sous la protection des archers gallois. Les hommes d'armes qui étaient restés à bord des navires anglais jusqu'au port de Damme reçurent également l'ordre de l'y suivre; mais avant leur départ, ils cherchèrent querelle aux bourgeois, en massacrèrent deux cents, et pillèrent les marchandises déposées dans leurs entrepôts, comme si l'expédition d'Edouard Ier devait être marquée, à chaque pas, par des désordres d'autant plus odieux que c'étaient ses amis et ses alliés qui en étaient les victimes.
La retraite des Anglais hâta le triomphe des Leliaerts. Dans les premiers jours du mois d'octobre, le roi de France s'avança jusqu'à Ingelmunster où les magistrats de Bruges vinrent lui offrir les clefs de leur ville. Le comte de Valois et Raoul de Nesle en prirent possession, et peu s'en fallut qu'ils ne s'emparassent au port de Damme de la flotte anglaise qui eut à peine le temps de s'éloigner.
Edouard Ier n'avait point quitté Gand: il ne cessait d'apprendre les progrès de l'agitation qui régnait en Angleterre, et ce fut afin de la calmer qu'il confirma, le 9 novembre 1297, au milieu des communes flamandes, la grande charte de Jean sans Terre, si chère aux communes anglaises.
Si Edouard Ier rétablit la paix en Angleterre, il lui fut plus difficile de troubler celle dont jouissait la France. Prêt à s'embarquer pour la Flandre, il avait écrit de Waltham au comte de Savoie, pour l'engager à réunir toutes ses forces contre Philippe le Bel, et avait conclu en même temps de nouveaux traités d'alliance avec le comte d'Auxerre, le comte de Montbéliard et d'autres seigneurs de Bourgogne. Le comte de Bar, qui dès le mois de juin avait traversé la Flandre pour retourner dans ses Etats, leur avait donné l'exemple de l'agression en envahissant la Champagne; mais il avait été repoussé par Gauthier de Châtillon, et ce revers semblait avoir refroidi le zèle de tous ses confédérés.
Ce fut dans ces circonstances que le roi Edouard Ier chargea Hugues de Beauchamp de se rendre le 9 octobre à Vyve-Saint-Bavon pour y négocier, avec les ambassadeurs français, une trêve qui devait durer jusqu'à l'octave de la Saint-André. En vain le comte de Flandre essaya-t-il de remontrer aux conseillers anglais que le roi de France allait être contraint par les pluies de l'hiver à se retirer, et qu'on touchait au moment le plus favorable pour lui enlever toutes ses conquêtes; il ne put rien obtenir: cependant, deux jours avant que la trêve commençât, Robert de Béthune rassembla quelques hommes d'armes flamands et anglais, et se dirigea vers le port de Damme qu'il surprit: quatre cents Français y périrent, un plus grand nombre y furent faits prisonniers; et Robert de Béthune, encouragé par ce succès, espérait pouvoir, par une attaque imprévue, rentrer à Bruges, lorsqu'une querelle éclata entre les Flamands et les Anglais au sujet du butin de Damme, et le força à renoncer à son projet.
Quinze jours avant l'expiration de cette trêve, les ambassadeurs des deux rois entamèrent de nouvelles négociations. Ils se réunirent le 23 novembre près de Courtray, à l'abbaye de Groeninghe, fondée par Béatrice de Dampierre. Ces voûtes pieuses, sous lesquelles se tenaient alors les conférences pour la paix, devaient bientôt résonner du bruit des chants de guerre et des gémissements des mourants.
La nouvelle trêve qui fut conclue ne devait durer que jusqu'au mois de février. Edouard Ier avait juré de ne point traiter de la paix tant que le roi n'aurait point restitué toutes ses conquêtes à Gui de Dampierre. Il paraît qu'à cette époque ce serment était sincère, car, dès le lendemain de la convention de Groeninghe, il écrivit à Hugues de Mortimer, à Jean de Latymer et à d'autres nobles anglais, pour qu'ils s'embarquassent à Sandwich le jour de l'octave de la Saint-André. Le 14 décembre, il adressait de nouvelles lettres en Angleterre pour que d'autres seigneurs, dont il espérait l'appui, se rendissent à Londres le lendemain de la fête de la Circoncision. Cependant ses intentions se modifièrent tout à coup. L'un de ses plénipotentiaires, Guillaume de Heton, archevêque de Dublin, qui avait autrefois étudié la théologie à Paris, y avait peut-être conservé quelques relations avec le roi de France: il est vraisemblable que ce fut ce prélat qui sut persuader au roi de rentrer dans ses Etats pour s'opposer aux invasions des Ecossais; et l'on apprit avec étonnement qu'une trêve de deux ans avait été arrêtée entre les deux rois, et qu'ils avaient remis tous leurs différends à l'arbitrage du pape Boniface VIII. Le comte de Flandre était compris dans cette longue suspension d'armes qui devait commencer le jour de l'Epiphanie 1297 (v. st.).
Les archers gallois, dont l'avidité n'avait pas été satisfaite par le pillage de Damme, virent avec mécontentement se dissiper toutes les espérances qu'ils avaient fondées sur la guerre contre les Français. A défaut d'ennemis, ils résolurent de dépouiller les habitants de la Flandre, et ils formèrent un complot pour mettre le feu à la ville de Gand et la piller à la faveur du désordre. Mais dès que les Gantois remarquèrent l'incendie qui s'allumait, ils soupçonnèrent les projets qui les menaçaient et négligèrent le soin de combattre la flamme pour frapper ceux qui violaient ainsi toutes les lois de l'hospitalité. Six cents Anglais périrent, et la vie du roi lui-même fut en péril. Il fallut que le comte de Flandre intervînt et recourût aux plus humbles prières pour que l'on permît aux Anglais de sortir de Gand: ce ne fut toutefois qu'après avoir défilé à pas lents devant les portes de la ville, sous les yeux des bourgeois, qui leur enlevaient tout ce qui semblait ne point leur appartenir légitimement. Le 3 février 1297 (v. st.), ils se dirigèrent vers Ardenbourg, puis continuèrent leur marche vers l'Ecluse, où Edouard Ier, désormais hostile aux Flamands, attendit plus d'un mois les vaisseaux qui le portèrent au port de Sandwich.
Le théâtre et le caractère de la lutte se modifient: c'est au delà des Alpes qu'il faudra suivre la marche des négociations auxquelles sont attachées les dernières espérances de Gui de Dampierre. Dès que les trêves avaient été proclamées, Michel Asclokettes avait quitté la Flandre pour rejoindre Jacques Beck à Rome. Voici en quels termes il rendait compte de la première audience que lui accorda Boniface VIII: «Dès le jour de mon arrivée, j'ai été admis en la présence du pape; je lui présentai vos lettres et je lui exposai, par telles paroles que Dieu plaça dans ma bouche, l'état de vos affaires, ce qu'il écouta avec bonté. Il me répondit fort affablement pour vous, sire, en rappelant la grande affection et l'amour qu'il portait depuis longtemps à la maison de Flandre; et il ajoutait qu'avec l'aide de Dieu il chercherait à remettre vos affaires dans une bonne situation, puisque les démêlés des rois de France et d'Angleterre allaient être soumis à son arbitrage, car il ne doute pas qu'il n'en résulte une bonne paix. Nous visitâmes ensuite tous les cardinaux; nous leur présentâmes vos lettres en leur recommandant votre besogne; et chacun d'eux, nous répondant séparément, nous a assuré qu'ils conserveraient votre Etat et votre honneur, et l'honneur de la maison de Flandre. Fasse Dieu que ces affaires viennent honorablement à bonne fin, comme nous en avons grand espoir!» Les illusions des ambassadeurs flamands furent courtes. Jean de Menin, qui suivit de près Michel Asclokettes à Rome, put leur apprendre que le roi de France semblait déjà si assuré de l'amitié du roi d'Angleterre, qu'il ne respectait plus la trêve à l'égard des Flamands. Non-seulement il refusait de rendre la liberté au sire de Blanmont et aux autres prisonniers de la bataille de Bulscamp, mais les actes d'hostilité étaient nombreux. Les campagnes n'avaient pas cessé d'être livrées à la dévastation, et Philippe avait même fait saisir les biens des monastères dont les abbés avaient adhéré à l'acte d'appel du comte de Flandre.
Cependant, Robert de Béthune et son frère Jean, déjà connu sous le nom de Jean de Namur, n'avaient pas tardé à se rendre en Italie pour soutenir l'appel interjeté par le comte de Flandre. On a conservé le mémoire qu'ils remirent à Boniface VIII. «Robert, Philippe et Jean, fils du noble comte de Flandre, supplient très-humblement Votre Sainteté, autant que le leur permet le soin de l'honneur et de la dignité de leur père qu'ils remettent avec confiance entre vos mains, de vouloir bien terminer le plus tôt possible leur contestation avec le roi de France, afin qu'ils puissent vivre en paix; et si cette affaire ne peut être terminée actuellement, ils vous supplient d'ordonner que le roi rende du moins immédiatement la liberté à la fille du comte de Flandre, au sire de Blanmont et aux autres prisonniers... Ils vous supplient aussi de veiller à ce que les trêves soient exactement observées...» Le passage le plus important de ce mémoire est celui où ils s'occupent des engagements antérieurs qui ne permettaient point au fils du roi d'Angleterre de conclure un second projet de mariage. «Saint père, votre fils très-dévoué le comte de Flandre s'afflige, et il aura de plus en plus sujet de s'en attrister, de ce que l'union de sa fille avec le fils du roi d'Angleterre, qui était garantie par des serments solennels, ne s'accomplit point. Car c'était une grande chose que d'avoir pour gendre le fils du roi d'Angleterre, et de pouvoir espérer que, lorsque sa fille serait reine, des liens étroits de parenté et d'amitié l'attacheraient à un monarque puissant... C'était aussi une grande chose pour ses sujets que d'être assurés de la paix et de la concorde entre la terre d'Angleterre et celle de Flandre, dont les relations ont été si souvent interrompues, au grand dommage des personnes et de la prospérité générale; car ces terres sont voisines, elles sont accoutumées à avoir fréquemment des rapports commerciaux pour le transport des laines d'Angleterre et des draps de Flandre, et des objets innombrables que l'on trouve dans l'un ou l'autre pays.»
Quels que fussent les efforts de Robert de Béthune, il ne put rien obtenir. Boniface VIII lui avait dit expressément que la seule voie de salut qui restât au comte de Flandre était «de li mettre sa besoigne en main;» et il avait ajouté qu'on ne devait pas craindre qu'il réunît la Flandre à la France, puisque déjà le roi de France avait des possessions trop étendues. Robert de Béthune y consentit à regret et en quelque sorte par nécessité, de peur d'indisposer le pape en restant l'unique obstacle à la paix de la chrétienté. Le 25 juin, les trois fils de Gui de Dampierre se rendirent au palais de Saint-Pierre pour y demander, avec de nouvelles instances, que la Flandre fût comprise dans le traité entre la France et l'Angleterre, puisque le roi d'Angleterre s'était engagé à ne pas traiter sans Gui de Dampierre; mais Boniface VIII leur répondit sévèrement que les affaires de la Flandre ne pouvaient point retarder les négociations entre Edouard Ier et Philippe le Bel. La déclaration pontificale, dont le sens n'était plus douteux, fut publiée deux jours après. Boniface VIII y louait le zèle des deux rois pour faire cesser la guerre et leur projet de confirmer la paix par le mariage du prince de Galles avec Isabelle, fille de Philippe le Bel. «Nous ne voulons point, y disait le pape, que les conventions arrêtées autrefois entre le roi Edouard et le comte de Flandre puissent empêcher le mariage conclu entre les rois de France et d'Angleterre, et par suite le rétablissement de la paix; c'est pourquoi, en vertu de notre autorité apostolique, nous les cassons et annulons complètement.»
Robert de Béthune quitta Rome peu après: sa mission était terminée, et il rentra tristement en Flandre, après s'être arrêté d'abord à Florence pour y recourir à un emprunt onéreux chez les usuriers de la maison des Bardi, puis à Lausanne pour s'y reposer de ses fatigues et de ses inquiétudes aggravées par la fièvre qui l'avait saisi dans les gorges du mont Saint-Bernard.
Gui de Dampierre refusa longtemps de croire à la mauvaise foi d'Edouard Ier. «Cher sire, lui écrivait-il au mois d'août 1298, je suis chaque jour le témoin des grands dommages que me cause le roi de France, et c'est ce qui me porte à recourir si souvent à vous, en qui, après Dieu, je place toute ma confiance et tout mon espoir; car si quelque salut peut exister pour moi, c'est de vous qu'il me doit venir.» Edouard Ier se contentait de répondre qu'il ferait ce qu'il devait faire; mais sa conduite, comme Gui de Dampierre l'écrivait à Jean de Menin, s'accordait mal avec ses paroles.
Un instant le comte de Flandre avait pu espérer qu'à défaut de l'appui de l'Angleterre, celui de l'Allemagne, que lui avait enlevé la mort d'Adolphe de Nassau, lui serait rendu. Philippe le Bel avait voulu profiter de la victoire de Gœlheim pour élever son frère, le comte de Valois, à l'empire. Albert d'Autriche, fils de Rodolphe de Hapsbourg, n'avait combattu que pour reconquérir l'héritage paternel et il refusait de l'abandonner: il se sépara immédiatement du roi de France, et Gui de Dampierre se rendit près de lui à Aix pour assister à son couronnement et recevoir l'investiture de tous les fiefs de Flandre qui relevaient de l'empire. Mais ces espérances furent courtes: Albert d'Autriche ne prit point les armes, et l'évêque de Vicence, qui avait été chargé par le pape de présider à la conclusion du traité de paix entre Edouard Ier et Philippe le Bel, ne tarda pas à se rendre en Flandre. Ce fut probablement l'évêque de Vicence qui remit à Robert de Béthune et à sa fille, la dame de Coucy, une bulle où Boniface VIII reprochait à Gui de ne point écouter ses conseils. «Qu'il considère que ses années, penchant de plus en plus vers leur déclin, le rapprochent chaque jour du terme de la vie; et s'il ne doit désirer que plus vivement de pouvoir faire passer son héritage à ses fils et de laisser ses sujets en paix, qu'il cherche donc, avant d'être arrivé à la fin des trêves, à éloigner tout sujet de dissentiment. Et vous, mon fils, continuait Boniface VIII en s'adressant à Robert de Béthune, considérez en vous-même quels seront tous les biens qui résulteront de la paix, recherchez-la, et sachez que si vous écoutez nos exhortations salutaires, nous vous accorderons notre généreuse faveur; s'il en était autrement, la désobéissance du comte ne paraîtrait à tous que le résultat de son orgueil, et comme nous ne voulons point que notre appui manque au roi dans le cours de sa justice, nous n'hésiterons pas à employer notre autorité apostolique comme nous le croirons le plus utile à sa cause.»
La position de Gui devenait de plus en plus précaire; chaque jour, les chevaliers français trouvaient quelque prétexte pour violer les trêves. Ils avaient d'abord prétendu que la possession des villes de Bruges et de Courtray leur donnait le droit d'occuper tout le territoire des châtellenies qui y étaient attachées, mais ils n'y bornaient plus leurs excursions et les poussaient parfois jusqu'aux portes d'Ypres et de Cassel. Charles de Valois n'avait pas quitté Bruges. Il employa la plus grande partie de l'année 1298 et l'année suivante à y faire construire des fortifications importantes. On approfondit les anciens fossés, près des portes de la Madeleine et de Sainte-Croix; on en creusa de nouveaux depuis la Bouverie jusqu'au Sablon, et de là vers la porte Saint-Jacques. Philippe le Bel, qui craignait d'autant plus les murmures des Brugeois que leur commerce était à demi ruiné, venait de confirmer leurs priviléges. Dans les premiers jours de juillet 1299, le connétable, Raoul de Nesle, leur remit solennellement les lettres revêtues du sceau du roi. Guillaume de Leye, qui les avait cherchées à Montreuil, ne reçut que quarante sous, mais les magistrats firent distribuer quatorze livres aux serviteurs du connétable; de plus, lorsque le chancelier, Pierre Flotte, vint à Bruges, ils lui firent don d'un beau cheval qu'ils avaient acheté à Pierre Heldebolle.
Dans cette triste situation, le comte de Flandre resserrait les liens qui l'unissaient à la Hollande et au Brabant; mais il voyait se rompre tous ceux qu'il avait essayé de former en Allemagne. Dans les derniers jours de novembre 1299, Philippe le Bel et Albert d'Autriche eurent une entrevue à Vaucouleurs; il fut convenu que les frontières françaises seraient portées de la Meuse jusqu'au Rhin, et ce fut au prix de ces concessions que le roi de France lui sacrifia toutes les prétentions de son frère.
Cependant le pape Boniface VIII n'avait point approuvé l'élection du duc d'Autriche, et s'indignait d'apprendre que Philippe avait traité avec lui à Vaucouleurs. On l'entendit s'écrier: «C'est à moi qu'il appartient de défendre les droits de l'empire.» Les ambassadeurs du comte de Flandre à Rome comprirent admirablement la mission qu'ils avaient à remplir. Prenant l'initiative de la grande lutte qui se préparait, ils invoquèrent les droits de la Flandre opprimée comme le champ le plus noble et le plus légitime où la souveraineté pontificale, réunissant le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, pût combattre les injustices et les usurpations du roi de France. Après avoir rappelé la triste captivité de Philippe de Flandre, les nombreuses violations de la trêve, la dévastation de plusieurs monastères, ils continuaient en ces termes: «Que le pape soit le seul juge compétent et celui que le comte doit nécessairement invoquer, c'est ce que nous chercherons à établir. D'abord le pape est le juge suprême, non-seulement pour les choses spirituelles, mais aussi pour les choses temporelles, car il est le vicaire de Jésus-Christ tout-puissant et le successeur de Pierre, à qui ont été remis tous les droits de la puissance céleste et terrestre. Ne lit-on pas dans les saintes Ecritures: Tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel? Et ailleurs: Je vous ai établi au-dessus des nations? Les disciples de Jésus-Christ ne trouvèrent-ils pas deux glaives avant qu'il se rendît sur la montagne des Oliviers? Quoique d'autres exercent la juridiction temporelle, et bien que ce soit un devoir pour les chrétiens d'être soumis au roi comme à celui qui possède la puissance supérieure, et à ses chefs comme envoyés de lui, le pape se trouve dans une situation différente de celle des autres hommes, puisqu'il occupe sur la terre la place de Jésus-Christ. Lorsqu'on considère que toute puissance vient de Dieu, il ne paraît plus douteux que la juridiction de toutes les choses spirituelles et temporelles n'appartienne pleinement à son vicaire... Le pape ne peut-il point déposer l'empereur qui est le premier de tous les princes séculiers? N'a-t-il pas aussi le droit de déposer le roi de France qui ne reconnaît aucun prince au-dessus de lui?... Le pouvoir pontifical n'a-t-il point été, à toutes les époques, le refuge des opprimés.»
La réponse de Boniface VIII ne se fit pas longtemps attendre. Le 6 janvier, jour de la fête de l'Epiphanie, le cardinal Matthieu d'Aquasparta, qui prêchait publiquement en présence du pape et des cardinaux dans l'église de Saint-Jean-de-Latran, déclara, du haut de la chaire, que le pape était seigneur souverain, temporel et spirituel, de tous les hommes quels qu'ils fussent, étant le vicaire de Dieu, par le don fait à saint Pierre et à ses successeurs, et il ajouta que quiconque voudrait s'y opposer méritait que la sainte Eglise, en vertu de sa divine autorité, le frappât, comme hérétique, par l'épée spirituelle et par l'épée temporelle. Le 15 janvier le pape dit lui-même aux ambassadeurs flamands que le roi de France suivait de mauvais conseils. «On raconte, et nous le tenons pour certain, écrivaient-ils le même jour au comte de Flandre, que l'alliance qui a été faite entre le roi de France et le roi d'Allemagne déplaît fort au pape, et que c'est par haine contre le roi d'Allemagne qu'il vient de créer archevêque de Trèves Thierri de Nassau, frère de l'ancien empereur Adolphe; on assure que le pape ne cherche qu'à le renverser, car il lui semble que le roi d'Allemagne et le roi de France veulent tout ébranler. Nous avons aussi entendu dire que les siéges de Cologne et de Mayence seront vacants plus tôt qu'on ne le pense, et le pape y placera des personnes dont il pourra s'aider contre le roi d'Allemagne; il pourrait même arriver que votre neveu, le prévôt de Maestricht, Guillaume de Juliers, obtînt l'une de ces dignités, grâce à votre appui et à celui de vos amis et des siens. Sachez aussi que votre neveu, Gui de Hainaut, eût eu l'archevêché de Trèves, si l'on n'eût connu l'alliance de son frère avec le roi de France.»
La protestation du pape contre les rois ligués contre lui fut le grand jubilé de l'an 1300. Il appela toute l'Europe à Rome, et l'Europe y accourut. L'Angleterre, l'Allemagne et la France, malgré les princes qui les gouvernaient, la Flandre, malgré ses divisions et ses guerres, envoyèrent au delà des Alpes un si grand nombre de pèlerins que la multitude qui se pressait aux bords du Tibre pour visiter les reliques des martyrs effaça les plus pompeux souvenirs du peuple roi; ce fut à la fois la révélation d'un immense enthousiasme religieux et la manifestation de la puissance dont l'autorité pontificale restait armée aux yeux des peuples.
Le pape avait prolongé la trêve; mais le roi de France, loin de la respecter, annonçait hautement l'intention de recommencer la guerre. Déjà Charles de Valois avait assemblé une armée dans laquelle on comptait quinze cents chevaliers. Le jour même où expirait la trêve de deux ans, concilie autrefois par les députés du roi d'Angleterre (6 janvier 1299) (v. st.), le comte de Valois surprit Douay. Poursuivant sa marche et ses succès, il traversa Bruges, défit les hommes d'armes qu'avait réunis le sire de Maldeghem, et vint mettre le siége devant Damme. Les habitants, sachant qu'ils n'avaient point de merci à espérer, avaient fui, et lorsque les Français y pénétrèrent, ils n'y trouvèrent qu'une vieille femme assise à son foyer. Enfin, le 8 mai 1300, les magistrats de Gand, qui avaient vu de leurs remparts l'incendie de Nevele et des villages environnants, vinrent offrir les clefs de leur ville. «Les bourgeois des villes de Flandre, dit un historien allemand, étaient tous corrompus par les dons ou par les promesses du roi de France, qui n'eût jamais osé envahir leurs frontières s'ils avaient été fidèles à leur comte.»
Gui de Dampierre avait appris qu'une insurrection, dans laquelle avait péri Wulfart de Borssele, avait rétabli en Hollande la tutelle de Jean d'Avesnes. Son petit-fils, le duc de Brabant, l'avait abandonné. Succombant sous le double poids de la vieillesse et du malheur, il remit, dans une assemblée des députés du pays tenue à Audenarde, toute l'autorité à Robert de Béthune, et se retira à Rupelmonde; cependant, lorsqu'il vit la Flandre menacée d'une destruction complète, il céda aux instances de son fils Guillaume, qui avait épousé une fille de Raoul de Nesle, et alla trouver à Ardenbourg Charles de Valois, pour le supplier de mettre un terme aux ravages de la guerre. Gui n'avait pu oublier ni sa captivité en 1294, ni le long supplice de sa fille; mais la générosité du roi de France était devenue la dernière ressource de la Flandre: il se dévoua et écouta les conseils de Charles de Valois, qui, en le pressant de se rendre à Paris, lui avait promis qu'il pourrait librement quitter la France, s'il ne parvenait point à conclure la paix. Deux de ses fils, Robert et Guillaume, l'accompagnaient, et parmi les chevaliers et les nobles bourgeois qu'il avait jadis associés à sa puissance, il y en eut plusieurs qui voulurent partager, à l'heure des revers, sa destinée quelle qu'elle dût être. L'histoire doit enregistrer les noms de ces héros de la fidélité, qui en étaient en même temps les martyrs. C'étaient les sires de Hontschoote, de Gavre, de Sotteghem, d'Haveskerke, de Dudzeele, de Somerghem, de Watervliet, Jean de Gand, Sohier de Courtray, Arnould d'Audenarde, Antoine de Bailleul, Jean de Menin, Gérard de Moor, Baudouin de Knesselaere, Jean de Valenciennes, Alard de Roubaix, Gui de Thourout, Gérard de Verbois, Michel et Jean de Lembeke, Baudouin de Quaet-Ypre, Valentin de Nieperkerke, Jean de Rodes, Jean et Baudouin de Heyle, Guillaume d'Huysse, Gauthier et Guillaume de Nevele, Roger de Ghistelles, Philippe d'Axpoele, Jean de Wevelghem, Jacques d'Uutkerke, Gauthier de Lovendeghem, Baudouin de Passchendaele, Jean de Volmerbeke, Geoffroi de Ransières, Gauthier de Maldeghem, Michel de Merlebeke, Guillaume de Cockelaere, Philippe de Steenhuyse, Guillaume de Mortagne, Thomas et Ywain de Vaernewyck, Jean de Bondues, Thierry Devos, Henri Eurebar, Richard Standaert, Jean Baronaige, Guillaume Wenemare, Thierri de la Barre, Jean Van de Poele.
Lorsque le comte de Flandre entra à Paris, il aperçut, à l'une des fenêtres du palais, la reine dont l'orgueil insultait à son humiliation: il baissa les yeux et ne salua point. Robert suivit l'exemple de son père; mais Guillaume se découvrit. Arrivés près de l'escalier du palais, ils descendirent de cheval, et s'approchant du roi ils se placèrent en sa merci. Charles de Valois voulut ajouter quelques mots, mais Philippe le Bel l'interrompit: «Je ne veux point avoir de paix avec vous, dit-il à Gui; si mon frère a pris quelques engagements vis-à-vis de vous, il n'en avait pas le droit.» Et il ordonna au comte d'Artois de conduire au Châtelet Gui de Dampierre, ses fils et tous ses chevaliers. Ils y restèrent dix jours, pendant qu'on célébrait les noces du duc d'Autriche avec Blanche de France; mais bientôt Philippe le Bel jugea à propos de les éloigner. Le comte de Flandre fut enfermé dans la tour de Compiègne; Robert de Béthune à Chinon, avec le sire de Steenhuyse; son frère Guillaume, à Issoudun. Les autres chevaliers reçurent pour prison Montlhéry, Janville, Falaise, Loudun, Niort ou la Nonnette.
Dans quelques châteaux, les captifs parvinrent à adoucir la sévérité de leurs gardes, ils leur donnaient des autours, des faucons, des hanaps dorés; ils faisaient venir pour leurs femmes des cammelins de Cambray, des draps rayés de Gand, voire même de belles vaches de Flandre; on vit aussi l'un des geôliers recevoir une pension de vingt livres de rente de Gauthier de Nevele et lui en rendre foi et hommage; mais il y eut d'autres prisons où ils furent traités avec une extrême rigueur. A Chinon, l'un des mestres de la garde, Perceval du Pont, insulta Guillaume de Steenhuyse en présence de Robert de Béthune. A Falaise, on contraignit les prisonniers à se nourrir à leurs dépens, puis on arrêta leurs viandes et on fit répandre leur vin. A la Nonnette, pauvre château d'Auvergne, les plaintes furent encore plus vives contre la cruauté de Guillaume de Rosières. Là, ils furent enfermés dans une tour et chargés de chaînes. Guillaume de Rosières ne cessait de leur répéter: «Je voudrais que le roi m'ordonnât de vous trancher la tête à tous; je le ferais moi-même volontiers.» Le vendredi, il prétendait qu'ils ne devaient pas avoir de vivres, attendu que c'était un jour de jeûne. Quelles que fussent leurs représentations, il se contentait de leur répondre que s'ils osaient faire connaître leurs murmures, on ajouterait plutôt foi à ses déclarations qu'à celles de tous les chevaliers captifs; et du reste que s'ils périssaient dans leur prison, «il plairoit bien au roi.»
La captivité de Gui de Dampierre avait hâté la chute de son autorité dans toute la Flandre. Audenarde, Termonde, Ypres, vaillamment défendue par le sire de Maldeghem, avaient subi le joug étranger, et l'un des fils du comte, Gui de Namur, qui pendant quelques jours avait prolongé la résistance au sein des héroïques populations du pays de Furnes, s'était retiré aux bords de la Meuse avec ses frères Jean et Henri. Le connétable Raoul de Nesle, tenant le lieu du roi de France dans sa terre de Flandre nouvellement acquise, exerçait en son nom l'autorité souveraine dans cette ville de Bruges, dont ses ancêtres avaient autrefois reçu la châtellenie des princes de la maison de Flandre, aujourd'hui dépouillée de son héritage et profondément humiliée; mais son gouvernement fut du moins doux et pacifique; il se souvenait qu'il n'était point étranger au sang de Thierri d'Alsace, et que sa fille avait épousé l'un des fils de Gui de Dampierre.
Au mois de mai 1301, Philippe le Bel résolut de visiter ses conquêtes. La reine de France apportait dans ce voyage toutes les joies de l'orgueil et de la vengeance. Issue par son père de la maison des comtes de Champagne, si souvent rivaux des comtes de Flandre, elle appartenait par sa mère à celle des comtes d'Artois; une haine de plus en plus vive l'animait contre la Flandre depuis le jour où le fils de Robert d'Artois avait été mortellement blessé près de Furnes, et c'était un frère du vainqueur de Bulscamp, Jacques de Châtillon, comte de Saint-Pol, qu'elle amenait avec elle, afin qu'une sévère oppression succédât désormais à l'administration paternelle du connétable.
Le 18 mai, le roi et la reine de France, suivis d'une cour nombreuse, arrivèrent à Tournay. De là ils se rendirent, par Courtray, Peteghem et Audenarde, à Gand, où ils se trouvèrent le second jour de la Pentecôte. Toute la population de cette puissante cité s'était portée au devant du roi, quoique la variété des costumes revêtus par les bourgeois indiquât la diversité de leurs opinions. Malgré l'opposition des Trente-Neuf, qui profitaient, disait-on, des impôts prélevés sur la bière et l'hydromel, Philippe le Bel n'hésita pas à les supprimer, afin de se concilier la faveur des Gantois. Après un séjour d'une semaine à Gand, il poursuivit son voyage vers Bruges, où il fit son entrée solennelle le 29 mai. Toutes les maisons y étaient couvertes d'ornements précieux; sur des estrades, auxquelles étaient suspendues les tapisseries les plus riches, se pressaient les dames de Bruges dont la beauté et les joyaux éveillèrent dans le cœur de la reine une ardente jalousie; mais le peuple, auquel les échevins avaient défendu, sous peine de mort, de faire entendre aucune réclamation semblable à celle des Gantois, restait muet. Son silence effraya Philippe le Bel; ce fut en vain qu'il appela près de lui les bourgeois et fit proclamer les joutes les plus brillantes: il y avait déjà du sang sur les pavés de Bruges. «Ces fêtes, dit Villani, furent les dernières que les Français connurent de notre temps, car la fortune, qui s'était jusqu'alors montrée si favorable au roi de France, tourna tout à coup sa roue, et il faut en trouver la cause dans l'injuste captivité de l'innocente damoiselle de Flandre et dans la trahison dont le comte de Flandre et ses fils avaient été les victimes.»
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE
| Pages | |
| Préface. | V |
| Livre premier.—Les Galls, les Kymris, les Romains.—Invasion des barbares.—Conquêtes des Franks.—Etablissements des Saxons.—Naissance et progrès du christianisme. | 1 |
| Livre deuxième.—Le Fleanderland.—Les Flamings.—Le duc Angilbert et le forestier Liderik.—Invasions des Normands. | 34 |
| Livre troisième.—Baldwin Bras de Fer, premier comte de Flandre.—Baldwin le Chauve.—Arnulf le Grand.—Baldwin le Jeune.—Arnulf le Jeune.—Guerres civiles et étrangères.—Désastres et discordes. | 48 |
| Livre quatrième.—Baldwin le Barbu.—Baldwin ou Baudouin le Pieux.—Baudouin le Bon.—Arnould le Simple.—Robert le Frison.—Robert de Jérusalem.—Baudouin à la Hache.—Reconstitution de la société.—Développements de la civilisation.—Les croisades. | 73 |
| Livre cinquième.—Charles le Bon.—Conjuration des Flamings.—Attentat du 2 mars 1127.—Guillaume de Normandie. | 114 |
| Livre sixième.—Thierri et Philippe d'Alsace.—Les gildes.—Les communes.—Guerres et croisades. | 144 |
| Livre septième.—Avénement de la dynastie de Hainaut.—Baudouin VIII.—Baudouin IX.—Croisade.—Conquête de Constantinople. | 184 |
| Livre huitième.—Jeanne et Marguerite de Constantinople.—Luttes contre Philippe-Auguste.—Influence pacifique du règne de Louis IX. | 209 |
| Livre neuvième.—Puissance de Guy de Dampierre.—Prospérité des communes flamandes.—Intrigues de Philippe-le-Bel.—Troubles et guerres. | 268 |
FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.
Bruxelles, A. Vromant, imprimeur-editeur, rue de la Chapelle, 3.