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Histoire de Flandre (T. 1/4)

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LIVRE DEUXIÈME
792-863.

Le Fleanderland.—Les Flamings.
Le duc Angilbert et le forestier Liderik.
Invasions des Normands.

Quoique le nom de la Flandre remonte au delà du cinquième siècle, on ne le retrouve point dans les écrits des derniers historiens romains et c'est après le règne de Hlodwig qu'il paraît pour la première fois. A cette époque reculée, il ne s'applique qu'aux rivages de la mer situés entre les frontières des Gaules et la Frise, où des colonies saxonnes étaient venues successivement s'établir. Le nom du Fleander-land, celui de Flamings que portent ses habitants, appartiennent à la même langue et aux mêmes traditions; ils désignent la terre des bannis, le sol où la conquête a donné aux pirates un port pour leurs navires, une tente pour leurs compagnons et leurs captives.

Salvien, peignant le caractère des nations septentrionales avait dit: «Les Saxons sont cruels,» et l'histoire a confirmé ce témoignage. Mille récits flétrissent leur barbarie; mais la rudesse de leurs mœurs excluait les passions honteuses et la corruption: comme toutes les générations filles du Nord, ils avaient horreur de la servitude et aimaient la liberté plus que la vie; car si les hommes ne disposent point de leur vie, leur liberté du moins est entre leurs mains. Ils étaient chastes, fiers, intrépides, mais avides et portés aux larcins. Lorsqu'ils se réjouissaient au milieu des flots de sang, ils croyaient s'égaler aux héros et se préparer un délicieux breuvage dans les salles du Walhalla; si, dans leurs luttes intestines, ils se combattaient les uns les autres, homme contre homme, famille contre famille, c'est que la vengeance était à leurs yeux le culte de la piété filiale; s'ils recherchaient et respectaient le triomphe de la force, c'est qu'ils considéraient le courage, la plus haute vertu qu'ils connussent, comme un don des dieux et le signe de leur protection.

Les Flamings eurent-ils des chefs, des rois de mer? Retrouve-t-on parmi eux les trois classes constitutives des sociétés septentrionales, le iarl, le karl et le trœlle, c'est-à-dire les Ethelings, les Frilings et les Lazte? Une profonde incertitude règne à cet égard; toutefois, il est probable qu'à une époque où les flottes saxonnes menaçaient la Bretagne, la Gaule et l'Ibérie, les seekongars les plus redoutables poursuivirent sur d'autres rivages leurs aventureuses expéditions, entraînant avec eux les iarls non moins ambitieux. Si le Fleanderland ne posséda ni iarls ni seekongars, l'existence des karls saxons y a laissé des traces importantes. Le karl, tour à tour guerrier pendant la guerre et laboureur pendant la paix, associait à la fois le travail et la gloire à la liberté. Dans ces siècles où le monde romain ne connaissait que le citoyen oisif et l'esclave attaché à la glèbe, il appartenait aux peuples du Nord, appelés par une mission providentielle à renouveler la face de la société, de réhabiliter les arts utiles, et de placer à côté de l'épée qui frappe et détruit, le soc de la charrue qui ne déchire la terre que pour la féconder.

C'est avec le même sentiment d'admiration qu'en pénétrant au milieu de ces tribus, nous y découvrons une noble et touchante fraternité qui s'est fortifiée au milieu des périls et des tempêtes. Sur les côtes sablonneuses du Fleanderland comme au bord des torrents de la Scandinavie, on vit sans doute les Flamings se réunir fréquemment pour déposer dans le trésor commun le denier destiné à soulager les misères et les infortunes de chacun de leurs frères: de là le nom de gilde que portaient ces associations. Leurs banquets étaient tumultueux comme ceux des Germains de Tacite: armés du scharm-sax et de la massue de Thor, ils faisaient circuler à la ronde de larges coupes auxquelles ils donnaient le nom de minne, parfois appliqué à leurs assemblées mêmes. On vidait la première en l'honneur d'Odin pour obtenir la victoire; puis, après les coupes de Niord et de Freya, venait celle qui était consacrée à rappeler le souvenir des héros et des braves morts en combattant. Dans ces réunions solennelles, on délibérait sur les questions les plus importantes et l'on choisissait les chefs de la gilde investis de l'autorité supérieure. Tous les convives s'engageaient par les mêmes serments les uns vis-à-vis des autres, en se promettant un mutuel appui.

Karl le Grand, héritier du principat de Karl le Martel et de la royauté de Peppin le Bref, avait fondé un empire; son autorité avait atteint les dernières limites de la puissance, et lorsqu'au milieu des assemblées du Champ de mai il dictait les capitulaires destinés à former la loi suprême de tous les pays soumis à sa domination, il ne pouvait permettre que d'autres assemblées, le plus souvent séditieuses, cherchassent à entraver ce vaste mouvement de centralisation et d'unité.

En 779, Karl fit publier une loi conçue en ces termes: «Que personne n'ait l'audace de prêter ces serments par lesquels on a coutume de s'associer dans les gildes. Quelles que soient les conventions qui aient été faites, que personne ne se lie par des serments au sujet de la contribution pécuniaire pour les cas de naufrage et d'incendie.»

Cette défense devait surtout rencontrer une résistance opiniâtre parmi les tribus de Fleanderland, où la gilde semble avoir tenu lieu de tout autre lien social. Les Flamings du huitième siècle étaient restés tels que ceux que saint Amandus et saint Eligius avaient visités tour à tour: «Vers les limites de la Gaule, au bord de la mer de Bretagne, écrit l'auteur de la Vie de saint Folkwin, habite un peuple peu nombreux mais redoutable. Ses mœurs sont féroces, et il préfère les armes à la raison. Rien n'est plus difficile que de soumettre sa barbarie indomptable et sa tendance continue vers le mal.» L'évêque Halitgar, qui vivait dans les premières années du neuvième siècle, s'exprime à peu près dans les mêmes termes.

Il est intéressant d'examiner comment, en présence d'une résistance aussi vive, s'exerçait l'autorité de Karl le Grand et quel était à cette époque le gouvernement de la Flandre.

L'un des hommes les plus illustres du huitième siècle, Angilbert, avait reçu de Karl, dont il avait épousé la fille, le duché de la France maritime. Les chroniques flamandes rapportent de plus que Karl le Grand créa en 792 un forestier de Flandre, afin que ses ordres fussent sévèrement exécutés. Elles le nomment Liderik, mais elles ne s'accordent point sur son histoire. Quelques historiens racontent qu'une princesse luisitanienne lui avait donné le jour à Lisbonne et que, fuyant la cruauté des Sarrasins, il s'était réfugié dans le camp de Karl le Martel. Une autre opinion, plus sage, plus conforme à la vérité historique, lui attribue le domaine d'Harlebeke et place parmi ses aïeux Liderik, fils d'Erkembald. Depuis longtemps l'autorité de forestier était héréditaire parmi les ancêtres de Liderik. La famille d'Erkembald, devenue la plus puissante de la Neustrie par l'émigration des chefs de la maison des Karlings dont elle était issue, avait continué à y représenter leur influence. Conquise au christianisme par l'Aquitaine sainte Riktrude, comme celle de saint Peppin de Landen l'avait été par l'Aquitaine Iduberge, elle favorise également le progrès des idées religieuses. C'est à sa générosité et à sa protection qu'on doit les monastères de Marchiennes et de Saint-Riquier, les travaux apostoliques de saint Fursæus, de saint Madelgisil, de saint Vulgan, de saint Adalgise.

Entre la forêt de Crécy, jadis gouvernée par Maurontus, qui s'étend de la Lys jusqu'à la Somme, et la vaste forêt des bords de l'Escaut confiée quelques années plus tard au forestier Theodrik, le Skeldeholt, que borne le Wasda, c'est-à-dire le pays des vertes prairies, se place la forêt de la Lys, le Lisgaauw, dont le centre paraît avoir été le château d'Harlebeke.

Que l'institution des forêts soit une tradition germanique ou bien une imitation romaine, c'est ce qu'il est impossible de déterminer. Les empereurs romains possédaient des forêts impériales dirigées par des fonctionnaires spéciaux, les procuratores saltuum rei dominicæ. Les empereurs franks emploient la même désignation: silvæ dominicæ, forestes dominicæ. La possession des forests était le privilége des rois et il n'était point permis d'en établir sans leur consentement. «Nous voulons, porte un capitulaire de l'an 800, que nos forêts soient bien surveillées. Nos forestiers garderont avec soin les bêtes sauvages qui s'y trouvent, et ils entretiendront des faucons et des éperviers pour notre usage.» On lit également dans les capitulaires que les forestiers sont chargés de recueillir le cens qui se paye à l'empereur; ils nous apprennent aussi que les forestiers poursuivaient les serfs rebelles ou fugitifs, et, à ce titre, il ne serait point étonnant que leur juridiction se fût étendue sur les tribus tumultueuses des Flamings.

Les historiens de la Flandre qui n'ont tenu aucun compte de l'établissement des colonies saxonnes sur nos rivages, ont toutefois conservé un vague écho des querelles des forestiers de Karl le Grand et des peuples redoutables qu'ils étaient chargés de contenir: «J'ai lu quelque part, dit Meyer, que Liderik repoussa de la Flandre une certaine race d'hommes.»—«Liderik, ajoute Despars, ne cessa de réprimer les brigands, assassins et autres malfaiteurs, qui tenaient presque tout le pays en leur pouvoir. Leurs cruelles dévastations se ralentirent à l'arrivée de Liderik; mais, quels que fussent ses efforts, il ne put atteindre leurs chefs, car, dès qu'ils avaient terminé leurs excursions et exécuté leurs sanglantes entreprises, ils se réfugiaient dans de vastes forêts.»

Les colonies saxonnes, placées près de l'Océan aux limites de l'empire frank, vis-à-vis de l'Angleterre conquise par les seekongars, semblaient appeler d'autres invasions. Les Danes ne cessaient de parcourir les mers sur leurs légers esquifs, dévastant tour à tour tous les rivages où les jetaient les tempêtes. Eginhard raconte que, la première année du neuvième siècle, Karl quitta son palais d'Aix pour aller visiter les pays menacés par leurs débarquements, qu'il voulait désormais prévenir. Cependant dix ans plus tard, le Dane Godfried, suivi de deux cents navires, abordait de nouveau en Frise, y levait des tributs et se vantait d'entrer triomphant à Aix. Afin que ces tentatives ne se renouvelassent plus, Karl ordonna que dans tous les ports et à l'embouchure de tous les fleuves des flottes fussent sans cesse prêtes à combattre les Danes, déjà plus connus sous le nom d'hommes du Nord ou Normands, et il se rendit lui-même l'année suivante à Boulogne, puis à Gand sur les bords de l'Escaut, pour inspecter les vaisseaux destinés à repousser les pirates.

Deux petits-fils de Karl le Martel, nés dans le domaine d'Huysse près d'Audenarde, Adhalard et Wala, ont quitté le cloître et dominent les derniers jours de la vie de Karl le Grand; ils favorisent les prétentions de Bernhard, petit-fils de l'empereur, dont le père se nommait Karlman, et obtiennent qu'il soit envoyé en Italie avec le titre de roi. On craignait même qu'ils ne tentassent quelque rébellion en son nom, lorsque Lodwig le Pieux succéda à son père le 28 janvier 814.

Lodwig était le troisième fils de Karl le Grand. Ses frères, Karl et Peppin, étaient morts avant lui. S'ils avaient vécu, il aurait sans doute été relégué dans quelque monastère, et il semble qu'ayant accepté d'avance avec une complète résignation le sort qui l'attendait, il ne soit plus parvenu, lors de son élévation imprévue à l'empire, à se dérober à l'influence des premières impressions de sa vie. «Il était, dit Thégan, d'une stature médiocre, mais fort érudit dans les langues grecque et latine. Il connaissait fort bien le sens moral, spirituel et mystique des Écritures; mais il méprisait les poésies des païens qu'il avait apprises pendant sa jeunesse, et ne voulait ni les lire, ni les entendre, ni permettre qu'on les enseignât. Tous les jours, il allait prier dans l'église et il y restait longtemps agenouillé, le front humblement incliné jusqu'à terre. Sa générosité était si grande qu'il donna à ses fidèles tous les domaines royaux de son père, de son aïeul et de son trisaïeul, pour qu'ils les convertissent en possessions perpétuelles. Il n'éleva jamais la voix pour rire. Il agissait avec prudence; mais, sans cesse occupé de ses lectures et du chant des psaumes, il se laissait trop diriger par ses conseillers.»

Le faible Lodwig se tourne du côté de la Germanie, parce que sa position est la plus menaçante. La première assemblée du peuple qu'il convoque se tient au delà du Rhin. Il protége les Saxons et les Danes de Frise. «Quelques-uns pensaient, raconte un historien, qu'il agissait imprudemment, et disaient que ces nations, accoutumées à leurs mœurs féroces, devaient être retenues sous le joug; mais l'empereur croyait qu'il se les attacherait plus étroitement en les comblant de ses bienfaits.»

En 817, dans une assemblée générale tenue à Aix, Lodwig institue son fils Lother son successeur à l'empire, malgré les vaines protestations de Lodwig et de Peppin, frères de Lother. L'ami d'Adhalard et de Wala, le roi Bernhard, se révolta le premier, soutenu par les Lombards; mais lorsqu'il vit que l'empereur réunissait une armée immense pour passer les Alpes, il vint lui-même, comme le frère de Peppin le Bref au huitième siècle, offrir la paix à Lodwig et se remettre entre ses mains. Lodwig, sans respect pour les lois de l'hospitalité jadis si sacrées pour les peuples barbares, permit qu'on crevât les yeux à Bernhard, qui mourut le troisième jour après ce douloureux supplice. Drogon, Hug, Theodrik, frères de Lodwig, qui paraissent ne pas avoir été étrangers à la rébellion du roi d'Italie, furent rasés. L'un de ces fils de Karl le Grand devint abbé du monastère de Sithiu, où leur aïeul avait relégué le dernier héritier de Hlodwig.

Lorsque Lodwig épouse Judith, fille du comte Welf, qui lui donne bientôt un fils nommé Karl, on voit éclater de nouvelles dissensions. La Carniole s'agite; les Sarrasins prennent les armes. Lodwig le Pieux croit apercevoir dans ces calamités la main de Dieu qui venge la mort cruelle de Bernhard. Il met un terme à l'exil d'Adhalard et de Wala; il demande à se réconcilier avec ses frères; puis, à l'assemblée d'Attigny, il se soumet volontairement à une pénitence publique. Lother se rend en Italie où Wala l'accompagne. Peppin va régner en Aquitaine. Lodwig, plus jeune que ses frères, obtient plus tard le royaume des Boiowares.

Pendant ces années tristes et agitées, les Normands avaient reparu. Dès le commencement de son règne, Lodwig le Pieux avait fait garder les rivages de l'Océan. En 820, treize vaisseaux danes abordèrent en Flandre. Après y avoir brûlé quelques chaumières et enlevé quelques troupeaux, les Normands allèrent menacer les bords de la Seine et piller l'Aquitaine. Les markgrafs ne s'occupaient plus que des soins de la guerre. Moins opprimées sous le joug et sentant peut-être davantage la nécessité de leur propre défense, les populations d'origine saxonne profitaient de l'affaiblissement de l'autorité supérieure pour se réunir en gildes, malgré les défenses de Karl le Grand. Un capitulaire de l'empereur Lodwig rappelle cette situation; il est conçu en ces termes: «Nous voulons que les comtes choisis pour défendre le rivage de la mer, qui résident dans leurs districts, ne puissent pas s'abstenir, à cause de leur charge, de rendre la justice, mais qu'ils le fassent avec le concours des échevins. Nous voulons que nos missi ordonnent à ceux qui possèdent des serfs dans la Flandre et dans le Mempiscus, de réprimer leurs associations, et qu'ils sachent qu'ils devront payer une amende de soixante sous, si leurs serfs osent former de semblables associations.»

Les monastères de l'Escaut et de la Lys avaient recouvré, au temps de la pénitence de Lodwig, leur influence et leur pouvoir. Au moment où ils donnaient saint Ansker à l'Europe chrétienne, Eginhard devenait leur hôte et leur protecteur. Ansker appartenait à la race saxonne du Fleanderland. Wala, qui, par sa mère, n'y était peut-être pas étranger, l'aimait, et vanta sa science et son zèle à l'empereur. Un roi des Danes venait de recevoir le baptême à Mayence. Ansker réclama la périlleuse mission de l'accompagner et de poursuivre, au delà des mers du Nord, l'œuvre de l'apostolat chrétien. Il prêcha avec succès en Suède, et fonda à Hambourg la métropole de l'Église septentrionale. S'il était permis d'ajouter foi à des documents anciens quoique d'une authenticité douteuse, Ansker aurait connu des pays que les glaces et les tempêtes couvraient d'un voile mystérieux: l'Islande, les îles Feroé, le Groenland et peut-être l'Amérique. Lodwig avait donné à Ansker le monastère de Thorholt, situé dans le pays où il était né. C'est là qu'il envoyait les enfants slaves ou danes qu'il parvenait à racheter de l'esclavage, afin que de cette pieuse école sortissent d'autres missionnaires. Quelquefois Ansker, retournant dans sa patrie, allait les visiter; et un jour, comme il remarquait aux portes de l'église de Thorholt un enfant dont les traits respiraient une noble gravité, il l'appela à lui. Cet enfant, qui se nommait Rembert, s'associa plus tard à tous les dangers que brava Ansker et fut son successeur à l'archevêché de Hambourg.

Après Wala, personne n'occupait auprès de Lodwig le Pieux une position plus élevée qu'Eginhard. L'illustre historien de la vie de Karl le Grand reçut en 826 les abbayes de Gand et de Blandinium, et obtint que l'empereur confirmât leurs immunités et étendît leurs priviléges. Eginhard fit reconstruire le monastère de Gand qui avait été détruit par un incendie, et s'y retira en 830 afin, comme il le dit dans une de ses lettres, d'implorer le secours du ciel lorsqu'il n'y avait plus rien à espérer de la terre.

De nouvelles discordes agitaient l'empire des Franks. Lother et Peppin avaient pris les armes contre leur père. L'influence des nations germaniques sauva l'empereur. Wala fut réduit à rentrer au cloître. Bientôt une nouvelle rébellion éclata. Lodwig le Pieux, trahi par ses leudes au Champ du Mensonge, fut déposé à Soissons, mais il recouvra bientôt son autorité. Au moment où il quittait ses vêtements de deuil pour reprendre les insignes impériaux, une violente tempête dont les ravages avaient été affreux sembla tout à coup se calmer. Les Franks, toujours superstitieux et un instant rassurés par ce phénomène d'heureux présage, s'abandonnèrent à de nouvelles terreurs lorsqu'en 837 ils virent s'élever dans les airs une comète aux lugubres clartés. «Ce signe, s'écria tristement Lodwig, annonce un changement de règne et ma mort!» Et il prépara tout pour sa fin. Il divisa l'empire entre Lother, à qui il avait pardonné, et Karl, fils de Judith. Lother reçut les contrées germaniques. Le royaume de Karl devait s'étendre du Rhin à la Seine. Parmi les pays qui en faisaient partie se trouvaient l'Ardenne, la Hesbaye, le Brakband, la Flandre, le Mempiscus, le Hainaut, l'Oosterband, ou frontière orientale de la Neustrie, Térouane, Boulogne, Quentovic, Cambray et le Vermandois.

Lodwig, fils de l'empereur Lodwig le Pieux, n'avait point cessé de combattre son père. Non moins terribles que ces discordes civiles, les invasions des Normands semaient la terreur sur toutes les frontières maritimes. On racontait qu'un saint prêtre avait eu une vision dans laquelle une voix lui disait: «Pendant trois jours et trois nuits un épais nuage couvrira la terre, et aussitôt après les païens viendront avec un nombre immense de navires et détruiront, par la flamme et le fer, les chrétiens et les contrées qu'ils habitent.» Au neuvième siècle, en annonçant des malheurs, il était facile d'être prophète. Les Normands ne tardent point en effet à dévaster la Frise, où l'Océan, s'associant à leurs fureurs, engloutit plus de deux mille habitations. En 837, une de leurs flottes brûle le château d'Anvers et ils envahissent l'île de Walcheren, où deux grafs périssent sous leurs coups. Après avoir pillé les bords de l'Escaut, ils se dirigent vers la Seine et menacent Rouen. «Malheur à moi, répétait l'empereur Lodwig, malheur à moi dont la vie s'achève au milieu de ces calamités!» Plein de ces tristes images et poursuivi par les souvenirs de l'ingratitude de ses fils, il expira en traversant le Rhin. L'île solitaire et à demi cachée par les larges eaux du fleuve qui reçut le dernier soupir de Lodwig le Pieux était située au pied de la colline où s'élevait le splendide et majestueux palais qui avait vu naître Karl le Grand. Que de grandeurs et d'infortunes resserrées dans cette vallée! Quel abîme entre ce berceau et cette tombe!

Les discordes qui avaient ensanglanté le règne de Lodwig n'étaient point des querelles personnelles. Derrière ses fils marchaient la Bavière, la Provence, l'Aquitaine. Sigebert de Gemblours remarque que Lodwig, en favorisant l'influence germanique, lui assura une prééminence qu'elle conserva longtemps. Sous le règne de Karl, fils de Lodwig, la célèbre bataille de Fontenay ne fut que la manifestation sanglante de ces luttes anciennes. «Dans ce combat, dit l'annaliste de Metz, les forces des Franks furent tellement affaiblies, leur courage si vanté fut tellement abattu, que loin d'étendre désormais leurs frontières ils ne purent même plus les défendre.»

On voit les rois franks, ne trouvant plus de peuple de leur race assez redoutable pour les protéger, recourir tour à tour aux divers éléments qui les environnent. Lodwig était soutenu par la Germanie. Karl, qui fut surnommé le Chauve parce que la nature lui avait refusé le signe extérieur de la royauté, s'appuya sur l'Eglise de Neustrie avant de se confier aux comtes des bords de la Loire.

A la fin du neuvième siècle, l'Eglise de Neustrie conserve ses puissants évêques et ses riches abbés. De son sein est sorti Hincmar, qui occupe le siége archiépiscopal de Reims, l'homme le plus illustre de ce siècle par l'austère autorité de son génie. Né près de Boulogne aux limites du Fleanderland, il est moins sévère pour la gilde que Karl le Grand et Lodwig le Pieux. S'il défend les banquets où l'ivresse et le désordre éveillent les haines et provoquent les luttes sanglantes, il autorise les eulogies où l'on prend un peu de pain et de vin en signe de fraternité; il consent même à approuver les associations qu'on nomme gildes (geldoniæ), pourvu que rien n'y blesse ni l'ordre, ni la raison. Karl le Chauve oublia trop tôt les conseils d'Hincmar. On le vit piller les trésors des églises et s'emparer des grandes abbayes de Saint-Denis, de Saint-Quentin, de Saint-Vaast. Il priva même le pieux archevêque de Hambourg Ansker du monastère de Thorholt, qui fut donné au graf Reginher. L'école que le saint apôtre du Nord y avait établie fut détruite, et, dans les contrées lointaines où il remplissait sa périlleuse mission, il fut réduit à une pauvreté si grande que tous ceux qui l'accompagnaient l'abandonnèrent. Enfin le fils de Lodwig et de Judith mit le comble à ces persécutions, en frappant celui qui, tant de fois, l'avait soutenu par sa sagesse. Le siége archiépiscopal de Reims perdit la primatie des Gaules, et Hincmar fut relégué au monastère de Saint-Bertin, où il devint l'historien d'une époque qu'il honorait par des vertus si rares dans ce temps.

Les monastères de la Neustrie septentrionale qui, au commencement du huitième siècle, avait reçu les Ursmar, les Foilan, les Etton, les Madelgher, conservaient seuls encore quelque éclat sous le règne de Karl le Chauve. Auprès des noms à jamais fameux d'Hincmar, d'Ansker, d'Eginhard, viennent se placer ceux des moines Milon, Hucbald et Grimbald.

Milon appartenait à l'abbaye d'Elnone, fondée par saint Amandus. Il avait suivi à l'école de Saint-Vaast d'Arras les leçons d'Haimin, qui était disciple d'Alcwin. Karl le Chauve, au temps de la puissance d'Hincmar, lui avait confié l'éducation de deux de ses fils, Peppin et Drogon, ce qui engagea un grand nombre de nobles franks à envoyer aussi leurs enfants près de lui. Peppin et Drogon moururent jeunes et furent ensevelis dans l'abbaye d'Elnone. Milon fit pour eux une touchante épitaphe: «O roi Karl! ô notre père! si vous daignez visiter notre tombe, ne gémissez point sur notre mort. Portés de la terre dans des régions heureuses, nous jouissons avec les saints d'un repos éternel. O notre père! souvenez-vous de nous et soyez heureux!» Milon n'était pas seulement poète, il se distingua aussi par sa science. On écrivit sur son tombeau: «Sous cette pierre repose Milon, poète et philosophe, qui composa en vers harmonieux un livre sur la sobriété, et écrivit avec art la vie de saint Amandus.»

Hucbald, neveu de Milon, autre moine d'Elnone, releva les lettres dans l'Eglise de Reims et créa à Paris, avec Remigius d'Auxerre, cette célèbre école publique qui devint plus tard l'université de Paris.

Grimbald était encore fort jeune lorsqu'il entra au monastère de Saint-Bertin. Le roi de Wessex, Alfred, qui l'avait vu en se rendant à Rome, voulut ranimer dans ses Etats la science qui y était éteinte. Il envoya une solennelle ambassade à Grimbald pour l'engager à venir habiter l'Angleterre, alla lui-même au-devant de lui pour le recevoir, et le pria de lui enseigner la langue latine, honneur qu'il partagea avec Asser, Plegmund et Jean l'Erigène. Vers l'époque où Hucbald établissait l'école de Paris, Grimbald fondait en Angleterre une autre école qui fut depuis l'université d'Oxford.

Vers ce temps, l'abbaye de Saint-Riquier possédait une belle bibliothèque. On y remarquait la Rhétorique de Cicéron, les Eglogues de Virgile, les œuvres de Pline le Jeune, et les poëmes d'Homère, auxquels étaient joints ceux de Darès le Phrygien et de Dictys de Crète. Celle du comte Eberhard, fondateur du monastère de Cysoing, comprenait plus de cinquante ouvrages, parmi lesquels se trouvaient le recueil des lois des Franks, la Cité de Dieu de saint Augustin, les sept livres d'Orose, la vie de saint Martin et les œuvres d'Alcwin.

La science, tradition expirante de la glorieuse domination de Karl le Grand, lui avait survécu de quelques années. C'était le dernier rayon d'une lumière qui avait déjà disparu. Bientôt il s'évanouit et tout devint ténèbres.

«Hlother, dit Nithard, craignait que son peuple ne l'abandonnât, et cherchait des secours partout et de quelque manière qu'il en pût trouver. Il appela les Normands à son aide, et, soumettant à leur autorité une partie des nations chrétiennes, il leur permit de piller toutes les autres.»

Les dévastations des Normands effacèrent le souvenir de ce que leurs invasions précédentes avaient offert de plus affreux. De nombreuses troupes de loups les suivaient, attirées par l'appât du carnage: une prophétesse de Germanie annonçait la fin du monde. En 845, les Normands ravagèrent les bords de la Seine et livrèrent aux flammes le monastère de Sithiu. Dès qu'ils se furent éloignés, les moines de Gand, pleins de terreur, se hâtèrent de fuir à Laon, après avoir déposé leurs châsses et leurs reliques dans le sanctuaire de Saint-Omer, qui était entouré d'une forte muraille et défendu par des tours. Elles y restèrent quarante années.

Cinq années après, les Normands paraissent de nouveau sur les côtes de la France. Ils pillent le Mempiscus et le pays de Térouane. D'autres Normands, abordant en Frise, s'avancent vers l'Escaut, incendient les monastères de Blandinium, de Tronchiennes et de Saint-Bavon, et poursuivent leur marche vers Beauvais. L'année suivante, une de leurs flottes, composée de deux cent cinquante-deux navires, dévaste le rivage de la Frise. Un chef normand, Godfried, fils de ce roi des Danes qu'Ansker avait jadis accompagné dans le Nord, s'établit aux bords de l'Escaut. Karl réunit une armée pour le combattre; mais, arrivé près de l'Escaut, il négocie et confirme aux chefs normands Godfried et Rorik leurs conquêtes, à condition qu'ils le reconnaîtront pour roi par la vaine cérémonie de l'hommage.

Karl le Chauve multiplie les capitulaires. Son empire est divisé en douze districts que parcourent de nombreux missi. Le troisième, dont les missi sont l'évêque Immon, l'abbé Adhalard, Waltcaud et Odelrik, comprend Noyon, le Vermandois, l'Artois, Courtray, la Flandre et le comté d'Engelram. Toutes ces tentatives restent stériles. Les Normands continuent leurs invasions. En 853, ils brûlent Saint-Martin de Tours et remontent la Loire jusqu'à Orléans. En 857, ils se montrent sur la Seine et s'emparent de Paris, qu'ils livrent aux flammes. En 859, ils saccagent les rives de l'Escaut et de la Somme, pillent Amiens et arrivent à Noyon, où l'un des missi, l'évêque Immon, est pris et mis à mort. En 861, ils parcourent le pays de Térouane et dévastent pour la seconde fois le monastère de Sithiu. Humfried, évêque de Térouane, voulait renoncer au périlleux honneur de l'épiscopat. Le pape Nicolas lui écrivit: «S'il n'est point permis au pilote d'abandonner son navire pendant le calme, combien ne serait-il point plus coupable de le faire pendant la tempête!»

Cependant les Normands étendaient leurs conquêtes et marchaient de victoire en victoire. Karl le Chauve, ne pouvant assurer le repos de son royaume par le fer, l'acheta avec de l'or. Les Normands promirent de ne plus piller, et leur duc Weeland reçut cinq ou six mille livres d'argent, beaucoup de blé et de nombreux troupeaux.

Parmi les chefs normands qui s'illustrèrent par leurs aventureuses expéditions, il n'y en eut point de plus intrépide que Regnar Lodbrog. Son fameux chant de mort, au milieu des serpents auxquels le livra le Northumbre Ella, retrace ses excursions en Flandre:

«J'étais encore jeune lorsque avec mes guerriers je me dirigeai à l'est du Sund. Les oiseaux de proie reçurent une abondante nourriture. La mer s'enfla du sang des morts. Nous avons frappé avec le glaive!

«J'avais 20 ans quand nous nous élançâmes au loin dans les combats. Le fer gémissait sur les cuirasses; la hache brisait les boucliers. Nous avons frappé avec le glaive!

«Devant l'île de Bornholm, nous couvrîmes le rivage de cadavres. Les nuages de la grêle déchiraient les armures; l'arc lançait le fer. Nous avons frappé avec le glaive!

«Dans le royaume des Flamings, nous ne triomphâmes qu'après avoir vu tomber le roi Freyr. L'aiguillon sanglant de la blessure perça l'armure brillante de Hœgne. Les vierges pleurèrent sur le combat du matin et les loups furent amplement rassasiés. Nous avons frappé avec le glaive!»

Où est la tombe du roi Freyr? que devinrent les armes brillantes de Hœgne, sa longue épée, sa hache de pierre et son anneau d'or? Rien ne rappelle leurs noms sur les rivages de la Flandre: les pirates du Nord avaient laissé aux ruines des cités qu'ils ravageaient le soin de raconter leur passage et leurs vengeances.

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