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Histoire de Flandre (T. 1/4)

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LIVRE SIXIÈME.
1128-1191.

Thierri et Philippe d'Alsace. Les gildes.—Les communes.—Guerres et croisades.

Lorsque le comte Charles annonçait à ses amis que sa mort serait éclatante et glorieuse, il prédisait à la fois le culte religieux qui honorerait ses vertus et l'extinction des haines auxquelles il offrait son sang. En effet, à peine a-t-il succombé pour la cause de la justice, que l'accomplissement de sa mission se manifeste à tous les esprits: ses meurtriers eux-mêmes respectent ses restes mutilés; les cités de la Flandre se les disputent; les princes étrangers accourent pour les protéger. Barons et chevaliers, bourgeois et hommes des communes, tous semblent avoir eu la révélation que, sur son tombeau, reposeront trois siècles de puissance et de grandeur.

A la dynastie d'Alsace appartient l'honneur de compléter l'œuvre de saint Charles de Flandre, en asseyant sur des bases solides les institutions qui assureront la paix du pays.

Galbert nous apprend que Thierri affranchit à jamais les bourgeois de Bruges du census mansionum (le census mansorum des lois karlingiennes), et sa réconciliation avec Hacket, qui rentra en possession de la châtellenie, mit en même temps à l'abri des tributs et de l'opprobre de la servitude les Flamings soumis à son autorité, désormais désignés par le nom d'hommes libres, d'hommes francs de la châtellenie de Bruges, d'habitants du pays libre, de Francqs-hostes ou Francons, comme on disait encore au dix-huitième siècle. Thierri, en proclamant leurs droits, sanctionna la législation qui leur était propre, et cette loi du pays franc est restée le monument le plus important de l'existence d'une législation toute empreinte encore de la rudesse des mœurs primitives du Fleanderland.

De même que la loi salique fixait la composition du meurtre du Romain propriétaire à la moitié de celle du meurtre du Frank, la loi de la châtellenie de Bruges n'évalue que la moitié d'un homme libre le clerc qu'elle considère comme Romain, conformément aux usages des temps barbares.

Toutes les autres dispositions de la loi du pays franc rappellent également les coutumes des nations germaniques.

Celui qui tue un homme ou lui mutile un membre donnera tête pour tête ou membre pour membre.

Celui qui rompt la digue de la mer perdra la main droite.

Au plaid, on juge d'abord les questions de ban, puis on s'occupe des duels et des jugements par l'eau et le fer.

Plus loin apparaît le wehrgeld que, pendant tout le moyen-âge, nous retrouverons dans les mœurs de la Flandre.

Lorsqu'un meurtre aura été commis, le prix de la réconciliation sera levé sur les biens du meurtrier; puis les otages de la paix seront donnés des deux parts, et tous ceux qui appartiennent à leur minne, c'est-à-dire à leur gilde, payeront les frais de leur séjour.

Cette mention de la gilde est remarquable. Placée à côté de dispositions plus modernes, où l'on voit se dessiner peu à peu l'intervention des baillis, des écoutètes et des autres officiers du comte, elle nous ramène à la forme primitive de l'organisation politique. Longtemps les gildes des Flamings n'avaient présenté qu'un caractère mobile, inconstant et vague: cependant, à mesure que les progrès de l'agriculture groupèrent les bourgs et les villages, à mesure que le développement du commerce créa des marchés d'où sortirent des villes florissantes, elles devinrent, en s'attachant au sol, plus stables et plus fixes; et bientôt on les vit s'élever rapidement au-dessus de toutes les gildes qui les entouraient, comme une gilde supérieure régie par des lois que chacun était libre d'adopter, mais qui imposaient à tous ceux qui y adhéraient un serment solennel d'obéissance. La base de ces associations était l'élection des juges chargés d'y maintenir l'ordre et d'y punir les délits (selecti judices). De là le nom que portaient leurs règlements, cyr, cyre (dont on fit plus tard keure et chora), élection, choix libre; on donnait celui de cyre-ath (keure-eed, choram jurare) au serment sur lequel reposait l'observation de la cyre. Les juges de la cyre s'appelaient cyre-mannen (keurmannen, choremanni); les membres de la cyre, cyre-broeders (keure-broeders).

Un de ces règlements nous a été conservé, c'est la charte de la gilde ou minne d'Aire, qui semble avoir été rédigée pour la première fois peu d'années après la victoire de Bavichove «pour arrêter les mauvais desseins des hommes pervers.»

Il y est formellement fait mention du marché commercial, où tous les marchands étrangers pouvaient se rendre protégés par un sauf-conduit.

«Dans la gilde se trouvent douze juges élus (selecti judices, choremanni) qui ont juré que dans leurs jugements ils ne distingueront point entre le pauvre et le riche, celui qui est noble ou celui qui ne l'est point, leur parent ou l'étranger. Tous ceux qui appartiennent à la gilde ont juré également que chacun d'eux aidera son gilde en ce qui est utile et honnête.

«Si quelqu'un s'est rendu coupable d'injure ou de dommage, que celui qui a souffert ne se venge ni par lui-même, ni par les siens, mais qu'il se plaigne au rewart de la gilde, et que le coupable amende son délit, selon l'arbitrage des douze juges élus.

«Celui qui se sera rendu coupable d'injure payera cinq sous au rewart de la gilde et à son ami outragé; s'il néglige de payer ces cinq sous pendant la première semaine, l'amende sera doublée la seconde semaine et triplée la troisième; s'il néglige entièrement de la payer, qu'il soit chassé de la gilde comme coupable de parjure.

«Si l'un des membres de la gilde a tué son conjuré, aucun des amis du mort, à moins qu'il n'ait été présent au meurtre, ne pourra le venger pendant quarante jours; mais si le meurtrier n'amende point la mort de son frère dans le délai de quarante jours selon le jugement des juges élus, et s'il n'a point satisfait aux poursuites des parents du mort, qu'il soit chassé de la gilde comme coupable et parjure, et de plus, si les douze juges élus l'ordonnent, que sa maison soit détruite; si les amis du coupable refusent de payer l'amende fixée, qu'ils encourent la même peine.

«Si la maison de l'un des conjurés a été brûlée, ou bien si la rançon qu'il a dû payer pour sortir de captivité a diminué ses ressources, que chacun donne un écu pour aider son ami appauvri.»

A Aire, le chef de la gilde municipale portait le nom saxon de rewart; ceux qui en faisaient partie, celui de minnebroeders, frères de la minne, amis ou conjurés.

Ce tableau de la transformation de la gilde, qui peu à peu devint la cité, se retrouve dans toute la Flandre. Un historien du douzième siècle a soin de nous apprendre que sa ville natale dut son origine à une gilde de marchands, ghilleola mercatorum. A Saint-Omer, de même qu'à Ardres, la gilde fut la base de l'administration municipale. Bruges ne devint une ville puissante que parce qu'une association de marchands s'était formée au pied du château bâti par Baudouin Bras de Fer, et d'anciennes traditions y faisaient remonter jusqu'au dixième siècle l'élection du bourgmestre par les treize échevins. La mention des choremanni ou des échevins, en nombre déterminé, paraît partout le signe d'une organisation régulière, qui reçoit dans les documents rédigés en langue latine ou en langue française, le nom de communia ou celui de commune. Ce nom rappelait les liens d'alliance fraternelle dont il était issu, la jouissance des mêmes biens et des mêmes droits garantie par les mêmes devoirs; et tandis que le nom de gilde restait spécialement propre aux corporations commerciales, celui de commune s'appliquait sans distinction à l'assemblée de tous ceux qui, aux jours d'émeute ou de guerre, s'armaient au son de la cloche du beffroi. La dynastie d'Alsace sanctionna cette organisation dans la plupart de nos villes. C'est dans les chartes qu'elle nous a laissées qu'il faut chercher ses titres de gloire; c'est là que se retrouvent les caractères de sa mission: elle proclama solennellement les droits des communes de Flandre, puis elle disparut, leur laissant à elles-mêmes le soin de les maintenir et de les défendre.

Deux hommes illustres par leur génie et leurs vertus présidèrent aux mémorables événements que la Flandre vit s'accomplir sous Robert le Frison et sous Thierri d'Alsace. Le premier avait été l'évêque de Soissons saint Arnould, le second fut l'abbé de Clairvaux saint Bernard.

Bernard parcourait l'Allemagne, la France, la Belgique en prêchant la paix chrétienne, l'amour des choses intellectuelles, le bonheur de la solitude monastique. Il vint en Flandre, et telle était la puissance de sa parole qu'elle transportait irrésistiblement toutes les âmes. Le 9 avril 1138 (v. st.), il parut dans la chaire de l'église de Sainte-Walburge à Furnes, au milieu de ces populations cruelles que saint Arnould avait visitées moins d'un siècle auparavant. Son éloquence y accomplit les mêmes prodiges; barons et karls, vieillards et jeunes gens, tous s'émurent, et tandis qu'un noble méditait en silence ces sublimes enseignements, un laboureur s'approcha et lui dit: «Le Seigneur m'ordonne d'aller vers toi; dirigeons-nous ensemble vers le monastère de Clairvaux.»

Dernier et remarquable rapprochement! la mission de l'évêque de Soissons avait préparé la croisade de Robert le Frison, et il n'est point douteux que la prédication de l'abbé de Clairvaux n'ait également préparé la croisade de Thierri d'Alsace. Foulques d'Anjou, dont la fille avait épousé Thierri après avoir été fiancée à son rival Guillaume de Normandie, portait le sceptre des rois de Jérusalem; mais les périls qui l'entouraient le réduisirent bientôt à implorer le secours des peuples chrétiens. Le comte de Flandre répondit le premier à cet appel. On ignore quelle fut la date précise de son départ, et quels événements signalèrent son voyage; mais les historiens des croisades nous apprennent que les nombreux et intrépides chevaliers qu'il conduisit avec lui firent renaître la confiance et l'espoir chez les barons de Syrie. Ils ne tardèrent point à se diriger vers le mont Galaad, aux frontières des pays d'Ammon et de Moab, où ils assiégèrent une troupe redoutable de brigands qui s'étaient réfugiés dans des cavernes environnées de rochers et d'abîmes. Thierri prit part ensuite à la conquête de Césarée et d'Arcas, et là s'arrêta son pèlerinage.

Des événements d'une haute gravité rappelaient le comte de Flandre dans ses Etats. Louis VII avait succédé en France à Louis VI, qu'avait poursuivi, dans les derniers jours de sa vie, le ressentiment des plus puissants barons. Le comte de Hainaut s'était allié au comte de Saint-Pol, et leur confédération semblait menacer la Flandre. Les mêmes symptômes d'hostilité se manifestaient en Angleterre. Le roi Etienne n'écoutait plus que des conseils dirigés contre Thierri. Guillaume de Loo avait été chargé en 1138 du soin d'aller étouffer une insurrection en Normandie, et ce succès flattait son orgueil et ses espérances. Cependant le comte de Flandre triomphe de toutes ces menaces. Le comte de Hainaut dépose les armes. Une armée flamande protége contre les barons de Grimberghe le jeune duc de Brabant Godefroi, qui cède Termonde à Thierri et promet de le reconnaître pour suzerain.

Le comte de Flandre soutient également l'impératrice Mathilde qui porte la guerre en Angleterre, et bientôt après les partisans d'Etienne et ceux de la fille de Henri Ier se rencontrent sur les bords de la Trent. Tous les Flamings qui se sont associés à la fortune de Guillaume de Loo ont obéi à la voix de leur chef. Baudouin de Gand, petit-fils de l'un des compagnons de Guillaume le Conquérant, les harangue. Ils s'élancent impétueusement au combat, et déjà ils ont chassé devant eux les archers gallois, lorsque les hommes d'armes du comte de Chester parviennent à semer le désordre dans leurs rangs. Dès ce moment, ils ne se rallient plus. Le roi Etienne tombe au pouvoir de ses ennemis, et Baudouin de Gand partage son sort, après avoir mérité, par sa vaillante résistance, une gloire immortelle (2 février 1140).

Guillaume de Loo s'est réservé pour des temps meilleurs. Il ne tarde point à apprendre que l'impératrice Mathilde déplaît au peuple par son orgueil et que la commune de Londres, jadis pleine de zèle pour sa cause, s'insurge contre elle. Ralliant aussitôt ses Flamings, il relève la bannière d'Etienne de Boulogne dans le comté de Kent. De rapides succès effacent le souvenir de sa défaite. Il poursuit l'impératrice jusqu'au pied des murailles de Winchester, la réduit à fuir de nouveau, et l'atteint au pont de Stoolebridge (14 septembre 1141). Le roi d'Ecosse, qui soutient Mathilde, cherche son salut dans une retraite précipitée. Robert de Glocester, frère de l'impératrice, est pris, puis échangé contre le roi Etienne. A peine Mathilde réussit-elle à se retirer dans le château d'Oxford. Guillaume l'y assiége; mais elle se fait descendre du haut des murailles, et traverse la Tamise dont les glaces et neiges cachent sa robe blanche aux regards de ses ennemis. Un triomphe si éclatant engagea le roi Etienne à placer toute sa confiance dans les vainqueurs. Guillaume de Loo reçut le comté de Kent, théâtre de ses premières victoires. Robert de Gand fut chancelier; son neveu Gilbert obtint le titre de comte de Lincoln. Un chef flamand nommé Robert, fils d'Hubert, prit possession du manoir de Devizes, et lorsque le comte de Glocester lui offrit sa protection, il répondit qu'il était assez puissant pour soumettre tout le pays depuis Winchester jusqu'à Londres, et du reste que s'il avait besoin d'appui, il manderait des hommes d'armes de Flandre. Ainsi s'était formée, au sein des bannis flamands, une aristocratie orgueilleuse haïe des Normands, et devenue complètement étrangère aux hommes de même race qui formaient les communes anglo-saxonnes. «C'était, écrit Guillaume de Malmesbury, une race d'hommes avides et violents qui ne respectaient rien, et ne craignaient même point de retenir les religieux captifs et de piller les églises et les cimetières.»

La France présentait le même spectacle de désorganisation et d'anarchie. Le jeune roi Louis VII avait épousé une princesse inconstante et légère, et Raoul de Vermandois, petit-fils du roi Henri Ier, n'écoutant que sa passion pour Alix de Guyenne, sœur de la reine, avait répudié sa femme, princesse de la maison de Champagne. Le comte Thibaud le Grand se plaignit au pape: Raoul de Vermandois, excommunié au concile de Lagny, promit de se soumettre; mais il oublia presque aussitôt ses engagements, et lorsqu'une seconde sentence d'anathème fut venue le frapper, il chercha un protecteur dans Louis VII. Le roi de France prétendait que, dans un traité récemment conclu, Thibaud s'était engagé à faire lever l'excommunication et qu'il n'avait pas le droit de recourir de nouveau aux foudres ecclésiastiques; sa colère s'accrut quand il apprit que Thibaud s'était allié au comte de Flandre et au comte de Soissons. Ce fut en vain que l'abbé de Clairvaux interposa sa médiation. «Le roi, écrivait-il aux ministres de Louis VII, reproche à Thibaud de chercher à s'attacher par des mariages le comte de Flandre et le comte de Soissons. Avez-vous quelque raison certaine de douter de leur fidélité? Est-il équitable de n'ajouter foi qu'aux soupçons les plus vagues? Les hommes dont Thibaud a réclamé l'alliance, loin d'être les ennemis du roi, ne sont-ils pas ses vassaux et ses amis? Le comte de Flandre n'est-il pas le cousin du roi, et le roi lui-même n'avoue-t-il point qu'il est le soutien du royaume?» On connaît la réponse de Louis VII: ce fut le massacre de Vitry. «Je ne puis le taire, s'écria alors Bernard, vous soutenez des hommes frappés d'excommunication; vous guidez des ravisseurs et des brigands fameux par les incendies, les sacriléges, le meurtre et le pillage. De quel droit vous préoccupez-vous à ce point des relations de consanguinité des autres, lorsque vous-même, personne ne l'ignore, vous habitez avec une femme qui est à peine votre parente au troisième degré? J'ignore s'il y a consanguinité entre le fils du comte Thibaud et la fille du comte de Flandre, entre le comte de Soissons et la fille du comte Thibaud; mais je crois que les hommes qui s'opposent à ces alliances n'agissent ainsi que pour enlever à ceux qui luttent contre le schisme le refuge que ces princes pourraient leur offrir. Si vous persévérez dans de semblables desseins, la vengeance du ciel ne sera pas lente: hâtez-vous donc, s'il en est temps encore, de prévenir par votre pénitence la main qui est prête à vous frapper.»

Louis VII se repentit, et quatre années après, en expiation de sa faute, il recevait à Vézelay la croix des mains de l'abbé de Clairvaux. Parmi les comtes qui le suivront se trouvent Thierri de Flandre et Henri, fils de Thibaud de Champagne. Il a choisi pour régent du royaume Suger, abbé de Saint-Denis, né dans les domaines du comte de Flandre, qui mérita, en protégeant les opprimés, les orphelins et les veuves, le surnom de Père de la patrie.

Ce ne fut toutefois que vers le mois de juin 1147 que le roi de France et les autres princes croisés se mirent en marche. Ils se dirigèrent vers la Bavière, passèrent le Danube pour entrer en Autriche, traversèrent la Pannonie, la Bulgarie et la Thrace, et bientôt après ils saluèrent les remparts de Byzance. De terribles revers les attendaient au delà du Bosphore. La trahison de Manuel Comnène fit périr toute l'armée des Allemands, et les mêmes désastres accablèrent les Francks dès qu'ils eurent passé les gués du Méandre. Ils succombèrent en grand nombre dans les défilés du Cadmus; enfin, épuisés de fatigue et décimés par le fer, ils réussirent à atteindre le port de Satalie, situé au fond du golfe de Chypre, où ils espéraient trouver assez de vaisseaux pour continuer leur route par mer; cependant ceux qu'ils parvinrent à rassembler, après cinq semaines d'attente, ne suffisaient point pour les porter tous. Une foule de pèlerins vinrent alors se jeter aux pieds de Louis VII: «Puisque nous ne pouvons point vous suivre en Syrie, lui dirent-ils, veuillez vous souvenir que nous sommes Franks et chrétiens, et donnez-nous des chefs qui puissent réparer les malheurs de votre absence et nous aider à supporter les fatigues, la famine et la mort, qui nous attendent loin de vous.» Le comte de Flandre et Archambaud de Bourbon restèrent à Satalie; mais bientôt on les vit, imitant l'exemple du roi de France, s'embarquer presque seuls au milieu des gémissements et des cris lamentables de leurs compagnons qu'ils ne devaient plus revoir.

Louis VII réunit à Jérusalem les débris de son armée aux milices chargées de la défense de la cité sainte. On résolut d'assiéger Damas, et déjà les croisés s'étaient emparés des jardins qui s'étendent jusqu'à l'Anti-Liban, lorsque la discorde éclata parmi eux. Le comte de Flandre réclamait de la générosité des princes d'Occident la possession de la ville qui allait tomber en leur pouvoir; il s'engageait à la défendre vaillamment contre les infidèles pour l'honneur de Dieu et de la chrétienté; mais la jalousie des barons de Syrie s'éveilla: ils se plaignaient de ce que Thierri, qui était déjà au delà des mers seigneur d'un comté si puissant et si illustre, voulait s'approprier le plus beau domaine du royaume de Jérusalem, et ajoutaient que si le roi Baudouin ne voulait point se le réserver, il valait mieux le donner à l'un de ceux qui avaient complètement renoncé à leur patrie pour combattre sans relâche. Ces dissensions firent suspendre les assauts et permirent aux princes d'Alep et de Mossoul de rassembler toutes leurs forces, et il fallut renoncer à la conquête de l'ancienne capitale de la Syrie. Ainsi se termina la croisade de Louis VII.

Thierri passa encore une année dans la terre sainte, et, avant son départ, il y reçut un don précieux du roi de Jérusalem: c'étaient, selon d'anciennes traditions, quelques gouttes du sang du Sauveur, jadis recueilli par Nicodème et Joseph d'Arimathie. A son retour en Flandre, il déposa solennellement cette vénérable relique dans la chapelle de Saint-Basile de Bruges.

Vers l'époque où Louis VII avait quitté la France pour se rendre en Orient, quelques croisés, partis des rivages de la Flandre, comme Winnemar au onzième siècle, avaient rejoint sur les côtes d'Angleterre d'autres pèlerins animés d'un semblable courage. Deux cents navires mirent à la voile du havre de Darmouth dans les derniers jours du mois de mai 1147; mais une tempête les dispersa, et cinquante navires à peine se retrouvèrent dans un port des Asturies. Les pèlerins s'y arrêtèrent trois jours, puis ils se dirigèrent vers le port de Vivero et la baie de la Tambre, et la veille des fêtes de la Pentecôte ils allèrent visiter le tombeau de saint Jacques de Compostelle. Ils ne tardèrent point à apercevoir les bouches du Douro, et ce fut là que le connétable de l'expédition, Arnould d'Aerschot, les rejoignit avec un grand nombre de leurs compagnons. Les habitants du pays les accueillirent avec joie: Alphonse de Castille, qui fuyait devant les Mores, vint réclamer leur secours, et ils se hâtèrent de le lui promettre. C'est ainsi, disent les poètes portugais, que les Israélites expirant dans le désert virent la manne bienfaisante descendre du ciel pour les sauver.

La flotte des croisés entra le 28 juin dans le Tage pour reconquérir Lisbonne. Ni la position presque inaccessible de cette illustre cité, ni le nombre de ses défenseurs, que des témoins oculaires portent à deux cent mille, n'intimida leur courage. Les faubourgs furent enlevés dès la première tentative, et le siége commença. Les Flamands se placèrent à l'orient, les Anglais à l'occident. On avait établi sur les navires des ponts volants qui devaient s'abaisser sur les murailles: les vents s'opposèrent à ce que l'on en fît usage. On se vit alors réduit à préparer d'autres machines, mais les Sarrasins les incendièrent en y répandant des flots d'huile bouillante. Ces revers ne découragèrent point les assiégeants; ils reconstruisirent leurs machines, et un jour que les Sarrasins avaient fait une sortie, les pèlerins flamands réussirent à leur couper la retraite: le roi Alphonse et les Anglais profitèrent de ce combat pour donner l'assaut; en ce moment, les Flamands accoururent pour les soutenir, et Lisbonne leur ouvrit ses portes (21 octobre 1147). Alméida et d'autres villes se soumirent également aux croisés. La plupart des guerriers de Flandre, animés par ces succès, restèrent en Portugal pour combattre les Mores. Ils obtinrent des lois et des priviléges propres, et s'appliquèrent à faire fleurir l'agriculture et le commerce en même temps qu'ils s'illustraient par les armes. Combien la croisade qui échoua devant Damas et celle que couronna la conquête de Lisbonne se ressemblaient peu! En Syrie, tout était orgueil, envie, corruption; en Portugal, le courage chrétien retrouvait ses prodiges. «Des pèlerins humbles et pauvres, dit Henri de Huntingdon, voyaient la multitude de leurs ennemis se disperser devant eux.»

C'est surtout en Europe qu'il est intéressant d'étudier les résultats de la seconde croisade. Entreprise en expiation d'une guerre injuste dirigée contre les comtes de Champagne et de Flandre, elle accroît leur puissance. Leur alliance consolide la paix, mais on peut prévoir que le jour où ils se sépareront, leurs discordes troubleront toute la monarchie. Les quatre fils de Thibaud le Grand, Henri, Thibaud, Etienne et Guillaume, possèdent les comtés de Champagne, de Blois et de Sancerre et l'archevêché de Reims. Ses filles sont duchesses de Pouille et de Bourgogne, comtesses de Bar et de Pertois. Une autre devint plus tard reine de France. Thibaud et Henri épousèrent les deux filles qu'Aliénor de Guyenne avait eues de son mariage avec Louis VII. Thibaud avait d'abord inutilement cherché à enlever leur mère, pour s'attribuer ses domaines héréditaires.

Le comte de Flandre n'est pas moins redoutable. Une guerre heureuse contre l'évêque de Liége et les comtes de Namur et de Hainaut se termine par un traité que confirmera plus tard le mariage de Baudouin, fils du comte de Hainaut et de Marguerite, fille de Thierri. Le comte de Flandre siége à l'assemblée de Soissons convoquée pour assurer le repos du royaume. Il se réconcilie avec la maison de Vermandois dont il fut l'ennemi, parce qu'il sait que le comte Raoul II est condamné, par une santé débile, à mourir jeune. Il destine à son fils Philippe la main d'Elisabeth de Vermandois, qui sera l'héritière des vastes Etats auxquels son père a ajouté Chauny enlevé aux sires de Coucy, Amiens usurpé sur les sires de Boves, Ribemont, conquis sur les sires de Saint-Obert, Aire, Péronne et Montdidier, devenus également le prix de ses violences ou de ses ruses. Le second de ses fils, Matthieu, s'empare du comté de Boulogne en enlevant l'abbesse de Romsey, fille du roi d'Angleterre; le troisième, quoique élu évêque de Cambray, épouse la comtesse de Nevers, petite-fille du duc de Bourgogne.

Il est permis de croire que ce fut Thierri qui, par haine contre le roi Etienne, engagea le roi de France à le combattre et à lui opposer Henri d'Anjou, neveu de la comtesse de Flandre. Thierri, à la tête de quatorze cents chevaliers, prit la part la plus active à la conquête de la Normandie. «Le roi, dit une ancienne chronique, se confiait principalement dans la nombreuse milice du comte de Flandre.»

Henri d'Anjou, victorieux sur les bords de la Seine, ne tarda point à porter la guerre en Angleterre, et le roi Etienne se vit forcé à reconnaître pour son successeur le fils de l'impératrice Mathilde. Une entrevue solennelle eut lieu à Douvres vers le mois de mars 1153. Henri d'Anjou s'y rendit avec Thierri, et le roi Etienne leur proposa de les conduire à Londres; mais ils n'étaient pas arrivés à Canterbury, lorsqu'une troupe de Flamings tenta de les assassiner: quoique le hasard eût fait échouer leur complot, Henri et Thierri se hâtèrent de quitter l'Angleterre. Ils n'y revinrent qu'au mois d'octobre, peu de jours avant la mort du roi Etienne, et le comte de Flandre se trouva à Westminster le dimanche avant la Noël, lorsque Henri d'Anjou, premier monarque de la dynastie des Plantagenêts, y reçut l'onction royale.

Qu'étaient devenus les Flamings? Les vainqueurs de Stoolebridge, réduits au complot de Canterbury, portaient la peine de leur trahison. «Ces loups avides, dit Guillaume de Neubridge, fuyaient ou devenaient doux comme des brebis; ils affectaient du moins de le paraître.»—«Ils quittaient, ajoute un autre historien anglais, leurs châteaux pour retrouver la charrue, la tente des barons pour rentrer dans l'atelier du tisserand.»

Guillaume de Loo, vieux et aveugle, avait obtenu de Thierri qu'il lui fût permis d'aller finir ses jours dans le château où il était né. La Flandre, qui avait refusé un trône à son ambition, ne réservait à sa gloire qu'un tombeau.

Deux ans après, Henri II se trouvait à Rouen, lorsque le comte de Flandre y arriva pour le prier de protéger ses Etats et son fils pendant un troisième voyage qu'il voulait entreprendre en Orient. En effet, Thierri ne tarda point à s'embarquer, et son arrivée au port de Beyruth ranima de nouveau le zèle des chrétiens de Jérusalem. Thierri et le roi Baudouin, après avoir conquis rapidement les forteresses d'Harenc et de Césarée, allèrent combattre les Sarrasins dans les principautés d'Antioche et de Tripoli. L'émir Nour-Eddin avait profité de leur éloignement pour menacer la cité sainte, quand Baudouin et Thierri parvinrent à l'atteindre dans la plaine de Tibériade, près des lieux où le Jourdain cesse de tracer un sillon limoneux sur le flot immobile de la mer de Galilée. Une éclatante victoire illustra les armes des chrétiens.

A son retour en Flandre, Thierri fut reçu par de nombreuses acclamations. Une lettre du pape Alexandre III, adressée à l'archevêque de Reims, avait rendu un témoignage public de la valeur et de la piété du comte de Flandre. Les infirmités de la vieillesse n'avaient point refroidi son zèle, et en 1163, apprenant la mort de Baudouin III et les périls qui menaçaient son fils Amauri, il résolut aussitôt de tenter une quatrième croisade. La comtesse Sibylle l'accompagna, et un grand nombre de pèlerins, tant de Flandre que de Lorraine, prirent la croix à son exemple. «Le bruit de leur arrivée, dit Guillaume de Tyr, fut pour les chrétiens d'Asie comme un doux zéphyr qui vient calmer les brûlantes ardeurs du soleil.» Pourquoi faut-il ajouter que toutes ces espérances furent déçues, et que bientôt après, selon l'expression de l'historien des croisades, de sombres nuées couvrirent le ciel et ramenèrent les ténèbres! Nour-Eddin livra, dans la principauté d'Antioche, un sanglant combat dans lequel il fit prisonniers le prince d'Antioche, Raimond de Tripoli, Josselin d'Edesse et Gui de Lusignan. Thierri ne put rien pour réparer ces malheurs: il n'y vit sans doute que la révélation de la colère du ciel, et s'éloigna tristement pour retourner en Flandre. Sa femme, Sibylle d'Anjou, unie par les liens du sang à la dynastie des rois de Jérusalem, espéra que ses prières seraient plus puissantes que les armes du comte de Flandre, et n'hésita point à se vouer à la vie religieuse, à Béthanie, sur les ruines de cette maison de Lazare, où Jésus, en ressuscitant le frère de Marthe et de Marie, avait promis la vie à tous ceux qui croiraient en lui.

Le comte de Flandre ne devait survivre que quatre années à ces malheurs. Il mourut à Gravelines le 17 janvier 1168 (v. st.). Déjà depuis longtemps il avait remis à son fils le gouvernement de ses Etats, et le moment est arrivé où, après avoir raconté les luttes que Thierri soutenait sous le ciel brûlant de la Syrie pour élever la gloire de la Flandre, nous devons retracer les efforts que faisait Philippe pour augmenter sa puissance dans les froides régions du Nord.

L'événement le plus remarquable qui eût signalé les commencements de l'administration de Philippe d'Alsace avait été une guerre contre le comte Florent de Hollande. En 1157, pendant l'absence de son père, le jeune comte de Flandre se vit obligé, par les plaintes des marchands flamands, à prendre les armes pour protéger leur commerce sur la Meuse. Une flotte flamande menaça les ports de Hollande, tandis que l'armée de Philippe d'Alsace envahissait le pays de Waes et s'emparait du château de Beveren. Huit ans plus tard, peu après la quatrième croisade de Thierri, la même guerre se renouvela: cette fois, la Flandre avait équipé une flotte qu'un chroniqueur évalue à sept mille navires. Les hommes d'armes de Flandre étaient soutenus par Godefroi de Louvain; ils triomphèrent après une sanglante mêlée, et poursuivirent les Hollandais pendant sept heures. Florent et quatre cents de ses chevaliers tombèrent en leur pouvoir. Le comte de Hollande fut enfermé dans le cloître de Saint-Donat de Bruges, où, après une captivité de près de trois années, il signa, le 27 février 1167 (v. st.), un traité trop important pour qu'il ne soit point utile d'en rappeler les principaux articles.

Florent reconnaissait que, par le jugement des barons de Flandre, il avait perdu toutes les terres tenues en fief de Philippe, et ceci s'appliquait au pays de Waes; il consentait à partager avec le comte de Flandre la souveraineté des îles situées entre l'Escaut et Hedinzee, et accordait aux marchands flamands le droit de trafiquer librement dans tous ses Etats. Les nobles de Hollande se portèrent cautions des serments de leur prince.

«Il avait été convenu également, ajoute une ancienne chronique, que le comte Florent fournirait mille ouvriers instruits dans l'art de construire les digues, afin qu'ils exécutassent tous les travaux nécessaires pour préserver la ville de Bruges et son territoire des invasions de la mer. Le comte de Hollande et les siens acceptèrent toutes ces conditions, heureux d'avoir été traités pendant leur captivité moins comme des ennemis prisonniers, que comme des amis auxquels on donnerait l'hospitalité. Dès que le comte de Hollande fut retourné dans ses Etats, il s'empressa d'envoyer plus de mille ouvriers de Hollande et de Zélande. Ceux-ci construisirent des maisons et d'autres édifices sur une digue qu'on nommait Hontsdamme, puis ils établirent également des digues jusqu'à Lammensvliet et Rodenbourg. D'autres personnes vinrent successivement se fixer à Damme et y firent le commerce; les marchands y affluèrent: en moins de trois ans, on vit s'y élever une ville assez importante. Le comte Philippe de Flandre donna de nombreux priviléges à ses habitants, voulant qu'ils portassent désormais le titre de bourgeois et fussent affranchis, dans toute la Flandre, des droits de passage et de tonlieu. Leur prospérité augmenta de jour en jour...» Telle fut l'origine de ce port célèbre qui devait occuper une si grande place, au treizième siècle, dans l'épopée du chapelain de Philippe-Auguste:

Speciosus erat Dam nomine vicus

Lenifluis jucundus aquis atque ubere glebæ,

Proximitate maris, portuque, situque superbus.

Vers la même époque, l'empereur Frédéric Ier, près de qui Philippe d'Alsace s'était rendu à Aix pour assister à l'exhumation solennelle des restes de Karl le Grand, lui céda la châtellenie de Cambray, et permit à ses sujets d'étendre leurs relations commerciales dans ses Etats. En 1173, une charte de Frédéric Ier établit, à la demande du comte de Flandre, quatre foires annuelles à Aix-la-Chapelle et deux à Doesburg. L'archevêque de Cologne confirma les priviléges octroyés par l'empereur.

A ces traités conclus avec la Hollande et l'Allemagne, il faut ajouter celui qui, le 19 mars 1163 (v. st.), reçut les sceaux de Thierri et du roi d'Angleterre Henri II. Il ratifiait les conventions arrêtées le 10 mars 1103 entre Robert II et Henri Ier, en portant le fief pécuniaire sur lequel elles reposaient à la somme de cinq cents marcs d'argent.

Henri II ne pouvait oublier qu'il devait sa couronne à l'appui de Thierri d'Alsace; mais dès que celui-ci fut descendu au tombeau, il crut ne plus être ingrat en se montrant hostile à son fils. Henri II se conduisait avec la même déloyauté vis-à-vis des communes qui jadis avaient pris les armes en sa faveur contre Etienne de Boulogne. L'archevêque de Canterbury Thomas Becket, persécuté comme chef de l'Eglise anglo-saxonne, avait envoyé un de ses amis s'assurer des dispositions où se trouvaient le roi de France et le comte de Flandre, et voici en quels termes Jean de Salisbury lui rendait compte de son voyage: «Dès que j'eus passé la mer, je crus être entré dans une atmosphère plus douce; de tristes orages s'étaient apaisés, et j'admirais de toutes parts la paix et le bonheur des nombreuses populations qui m'entouraient. Les serviteurs du comte de Guines m'accueillirent avec honneur, et me conduisirent jusqu'au monastère de Saint-Omer. Je me dirigeai ensuite vers Arras, et j'y appris que le comte de Flandre se trouvait dans le château de l'Ecluse, d'où l'orgueilleux vicomte d'Ypres fut jadis chassé après une longue résistance. A peine y étais-je arrivé que j'aperçus le comte qui, selon la coutume des hommes puissants, se livrait au bord des rivières, des étangs et des marais, au plaisir de la chasse aux oiseaux. Il se réjouit de rencontrer un homme qui pouvait lui dépeindre fidèlement l'état de l'Angleterre, et moi je ne me réjouissais pas moins de ce que Dieu l'avait ainsi offert à mes regards. Il m'adressa de nombreuses questions sur le roi et sur les grands: le récit de vos malheurs excita sa pitié, et il me promit de vous aider et de vous prêter des navires si vous en aviez besoin.»

Thomas Becket ne tarda point à se trouver réduit à recourir aux tristes nécessités de l'exil. Après s'être caché pendant quelques jours dans les marais du comté de Lincoln, il traversa la mer le 2 novembre 1164. Un historien anglais raconte que sa barque glissa au milieu d'une tempête sans en ressentir l'agitation, comme si la vertu d'une âme forte pouvait communiquer à tout ce qui l'entoure le pouvoir de résister à la rage des éléments comme au déchaînement des passions. Le port de Gravelines reçut le primat fugitif, et ce fut de là qu'il se rendit au monastère de Clairmarais.

Dès que Henri II eut appris la fuite de Becket, il fit remettre au comte de Flandre des lettres par lesquelles il l'invitait à se saisir de la personne de «Thomas, ci-devant archevêque de Canterbury.» Becket n'avait pas quitté le monastère de Clairmarais; mais Jean de Salisbury lui écrivait: «Souvenez-vous que les rois ont les mains longues.» Les liens de parenté qui unissaient Philippe à Henri II semblaient justifier ces craintes, et l'archevêque jugea prudent de poursuivre son voyage: ce fut à Soissons qu'il se retira par le conseil de l'évêque de Térouane et de l'abbé de Saint-Bertin.

Cependant le comte de Flandre s'alliait de plus en plus intimement à Louis VII dont il venait de tenir le fils sur les fonds baptismaux. Il se montra le protecteur de Becket et fit même, assure-t-on, quelques démarches auprès du roi d'Angleterre pour amener une réconciliation; ses efforts furent inutiles, et il ne tarda point à joindre ses armes à celles du roi de France, tandis que son frère, Matthieu de Boulogne, réunissait une flotte de six cents navires qui sema la terreur en Angleterre.

Dès ce moment, Becket n'eut plus de motifs pour soupçonner la loyauté de Philippe d'Alsace: il se rendit dans le Vermandois, et les relations qui s'établirent entre le comte de Flandre et l'archevêque exilé devinrent de plus en plus fréquentes. Thomas Becket visita la Flandre, et y bénit de ses mains vénérables la chapelle du château de Male. Un jour que Philippe d'Alsace se trouvait en Vermandois, au bourg de Crépy où il faisait construire une église, l'archevêque de Canterbury lui demanda le nom du saint dont il avait résolu d'invoquer le patronage. «Je veux, répondit le comte, la dédier au premier martyr.—Est-ce au premier de ceux qui sont déjà morts ou au premier de ceux qui mourront?» interrompit l'archevêque. Parole prophétique! l'église était à peine achevée, lorsque Philippe d'Alsace la consacra au martyr saint Thomas de Canterbury.

Henri II, cédant aux remontrances réitérées du roi de France et du comte de Flandre, avait pardonné à Becket. Il l'avait feint du moins; mais ses courtisans comprenaient mieux ses intentions. Ils suivirent l'archevêque de Canterbury en Angleterre, et le 29 décembre 1171, Becket, succombant sous leurs coups, rougit de son sang les marches de l'autel.

Ce crime fut la cause ou le prétexte d'une guerre dirigée contre Henri II. La reine d'Angleterre, jadis répudiée par Louis VII, la célèbre Aliénor de Guyenne, eut horreur de son époux. Ses fils Henri, Richard et Jean appelaient sur leur père les vengeances du ciel. L'aîné de ces princes se réfugia à la cour de Louis VII et s'y fit proclamer roi. Le roi de France, le roi d'Ecosse et le comte de Flandre lui avaient promis de le soutenir, et le premier usage qu'il fit de son nouveau sceau fut de récompenser d'avance leur zèle et leur appui. Il promit au comte de Flandre tout le comté de Kent, avec les châteaux de Douvres et de Rochester; à Matthieu de Boulogne, le comté de Mortain en Normandie et le fief de Kirketone en Angleterre; au comte de Blois, de vastes domaines sur les bords de la Loire; au roi d'Ecosse, le Northumberland; à son frère David, le comté de Huntingdon; à Hugues Bigot, ancien ami de Guillaume de Loo, le château de Norwich. De plus, Philippe d'Alsace lui rendit hommage pour son fief pécuniaire qui fut fixé à mille marcs d'argent. C'étaient, il faut l'avouer, de tristes auspices pour la royauté de Henri III que ces projets de démembrement au début d'une insurrection impie qu'accablaient les malédictions paternelles.

Tandis que Louis VII se préparait à combattre, le comte de Flandre envahissait la Normandie. Le comte d'Aumale se hâta de lui livrer son château. Drincourt capitula après une courte résistance, et le Château d'Arques allait partager le même sort, lorsque, le 25 juillet 1173, le comte Matthieu de Boulogne fut atteint d'une blessure mortelle dans une escarmouche. Dès que Philippe connut la mort de son frère, il ordonna la retraite, et les hommes d'armes de Henri II, délivrés de cette agression menaçante, purent réunir tous leurs efforts contre l'armée du roi de France qui fut mise en déroute près de Verneuil.

L'un des plus puissants barons d'Angleterre, le comte de Leicester, releva la bannière des fils de Henri II. Après avoir bravé la colère du roi jusqu'au milieu de sa cour, il alla chercher en Flandre les hommes d'armes que la mort de Matthieu de Boulogne laissait sans chef, et leur persuada aisément de s'associer à sa fortune. Le 29 septembre, il abordait avec eux à Walton, dans le comté de Suffolk. Il fit aussitôt arborer l'étendard de saint Edmond, autrefois si cher aux communes anglo-saxonnes; mais ce fut en vain: instruites par une triste expérience, elles n'osèrent point prendre part au mouvement; cependant le comte de Leicester avait rejoint Hugues Bigot et s'était emparé de Norwich. Repoussé devant Donewich, il effaça ce revers en enlevant en quatre jours le château d'Hageneth. Il marchait vers Leicester, lorsque l'approche de l'armée de Henri II le força à se replier vers Fremingham. Atteint dans les marais de Forneham, il combattit, fut vaincu et rendit son épée (17 octobre 1173). Dix mille Flamands périrent sur le champ de bataille. Un grand nombre furent noyés ou égorgés par les vainqueurs, qui n'épargnèrent que ceux dont ils espéraient obtenir une rançon. Quatorze mille de ces prisonniers, délivrés de leur captivité grâce à une trêve qui fut proclamée, traversèrent pendant l'hiver suivant le comté de Kent pour retourner dans leur patrie. Ils avaient été contraints de jurer qu'ils ne porteraient plus les armes contre Henri II, et tous étaient également pâles de faim et de misère. «Tel fut, s'écrient les historiens anglais, le juste châtiment des loups de Flandre, qui depuis longtemps nous enviaient nos richesses et se vantaient déjà d'avoir conquis l'Angleterre.»

Ainsi s'acheva l'année 1173. Dès que le printemps fut arrivé, le roi de France et le comte de Flandre se préparèrent à venger ces revers. Tandis que les barons français se dirigeaient vers les bords de la Seine, Philippe réunissait à Gravelines une armée «telle, dit un historien, que depuis longtemps on n'en avait point vu d'aussi nombreuse en Europe.» Henri II se trouvait en Normandie, et ses ennemis avaient jugé utile de porter la guerre en Angleterre afin de l'obliger à s'éloigner de ses provinces situées en deçà de la mer. Ce fut le comte de Flandre qui reçut cette mission. Trois cent dix-huit intrépides chevaliers, choisis par Philippe dans la multitude de ses hommes d'armes, abordèrent à Orwell. Ils avaient rallié les amis du comte Hugues Bigot et étaient entrés à Norwich, lorsqu'une autre flotte flamande mit à la voile vers les comtés du Nord pour soutenir l'insurrection de l'évêque de Durham et l'invasion des Ecossais qui avaient formé le siége de Carlisle.

Ce que l'on avait prévu arriva: Henri II se hâta de retourner en Angleterre, emmenant avec lui le comte de Leicester, son illustre captif. Le comte de Flandre, s'avançant aussitôt à travers les provinces conquises l'année précédente par Matthieu de Boulogne, se rendit à marches forcées sous les murs de Rouen où l'attendait Louis VII. Au moment où ces desseins habiles semblaient devoir réussir, ils échouèrent devant la rapidité des succès de Henri II. Le roi d'Angleterre avait débarqué le 10 juillet au port de Southampton, et, dans son désir hypocrite de calmer l'irritation des communes anglo-saxonnes, il avait commencé par aller faire acte de pénitence publique au tombeau de saint Thomas de Canterbury; peu de jours après, on apprit que, dès le lendemain de l'arrivée du roi, une grande bataille avait été livrée à Alnwick dans le Northumberland. Les armes de Henri II étaient victorieuses. Le roi d'Ecosse avait été pris, et avec lui tous les guerriers de Flandre et Jordan leur chef. «Il y eut tant de prisonniers, dit un contemporain, qu'il n'y avait point assez de cordes pour les lier, ni assez de prisons pour les renfermer.»

Cependant le siége de Rouen se prolongeait. Tous les assauts avaient été inutiles, et un armistice d'une seule journée avait été proclamé pour la fête de Saint-Laurent, lorsque le comte de Flandre s'approcha du roi de France: «Voyez, lui dit-il, cette cité qui déjà nous a coûté tant d'efforts; partagée entre les danses et les jeux, elle semble aujourd'hui s'offrir elle-même à nous. Que notre armée prenne les armes en silence, et se hâte de dresser les échelles contre les murailles: nous serons maîtres de la ville avant que ceux qui s'amusent au dehors puissent y rentrer.» Ce projet fut approuvé. «Peu importe, s'étaient écriés les autres chefs, que nous réussissions par notre courage ou par nos ruses. La bonne foi est-elle un devoir vis-à-vis de ses ennemis?» Par hasard, un prêtre se trouvait, à cette heure, au haut du beffroi de Rouen. Il remarqua le mouvement des assiégeants et fit aussitôt sonner le tocsin. La ville fut sauvée, et le lendemain on signala une flotte nombreuse qui s'avançait dans la Seine: c'était celle du roi d'Angleterre qui accourait triomphant, suivi de dix mille mercenaires.

Louis VII s'était éloigné: le comte de Flandre protégea sa retraite. Un mois après, la paix fut conclue à Amboise entre les rois de France et d'Angleterre; le comte de Flandre ne tarda point à y accéder, et il obtint, en restituant ses conquêtes, de pouvoir conserver le fief de mille marcs qui lui avait été promis.

Philippe d'Alsace profita du rétablissement de la paix pour exécuter un pieux projet dont son père lui avait donné l'exemple.

Le 11 avril 1175, il prit la croix avec son frère et les principaux barons de ses Etats, et il avait tout préparé pour son voyage, quand l'archevêque de Canterbury et l'évêque d'Ely vinrent lui annoncer que Henri II voulait, en expiation de la mort de Matthieu de Boulogne, lui accorder un subside important s'il consentait à ajourner son départ jusqu'aux fêtes de Pâques. Henri II avait deux motifs pour agir ainsi: il espérait que le comte de Flandre ne marierait point les filles du comte de Boulogne sans réclamer son assentiment; puis, songeant lui-même à se rendre en Asie et conservant ses vues ambitieuses jusque dans l'accomplissement d'un pèlerinage dicté par la pénitence, il ne voulait point arriver le dernier à Jérusalem.

Toute l'année 1176 s'écoula sans que le roi d'Angleterre eût rempli sa promesse; lorsque l'hiver fut arrivé, Philippe, fatigué de ces retards, chargea l'avoué de Béthune et le châtelain de Tournay d'aller porter ses plaintes à Henri II. Ils ajoutèrent que si le roi d'Angleterre ne remplissait point ses engagements, Philippe marierait ses nièces aux fils de Louis VII. Peut-être cette déclaration n'était-elle qu'un mensonge habile; mais le but que se proposait le comte de Flandre fut atteint. Il feignit de céder aux prières réitérées des ambassadeurs anglais Gauthier de Coutances et Ranulf de Glanville, en faisant épouser à l'une des filles du comte de Boulogne le duc de Louvain, à l'autre le duc de Zæhringen, qui conserva peu de temps le comté de Boulogne, bientôt transféré aux comtes de Saint-Pol et de Dammartin. Henri II remit au comte de Flandre cinq cents marcs d'argent et ne demanda plus à partager ses conquêtes en Asie.

Vingt jours après le dimanche de Pâques fleuries, la flotte flamande mettait à la voile. Elle s'arrêta en Portugal et à l'île de Chypre, et n'aborda que vers le mois d'août à Ptolémaïde. Le roi de Jérusalem, qui l'attendait avec impatience, envoya au devant du comte de Flandre plusieurs princes et plusieurs évêques. Partout il fut reçu avec les plus grands honneurs, et dès qu'il fut arrivé à Jérusalem, les barons et les grands maîtres des hospitaliers et des templiers, prenant en considération les infirmités du roi Baudouin le Lépreux, offrirent à Philippe d'Alsace le gouvernement du royaume. Tous espéraient que les secours et les conseils du comte de Flandre et des siens raffermiraient le trône chancelant de Jérusalem, et permettraient enfin de combattre activement les infidèles. L'admiration qu'inspirait Philippe s'accrut de plus en plus lorsqu'il eut répondu que, profitant des loisirs que lui laissait l'administration de ses Etats héréditaires, il ne s'était point rendu en Asie pour augmenter sa puissance, mais pour servir la cause de Dieu.

Cependant on découvrit bientôt combien d'orgueil se cachait sous cette humilité apparente. Si Philippe refusait la régence, c'est que son ambition s'élevait jusqu'à la royauté. Tels étaient les sinistres desseins qu'il nourrissait contre un prince qui lui était uni par les liens du sang, et qui lui accordait en ce moment même une généreuse hospitalité.

Le comte de Flandre ne fut point secondé dans ses complots, et une autre pensée se présenta à son esprit: Baudouin le Lépreux n'avait point d'enfants; sa sœur, mère de l'héritier du royaume, était veuve du marquis de Montferrat, et il n'était point douteux que le nouvel époux qu'elle accepterait n'obtînt, avec la tutelle du jeune prince, le gouvernement du royaume. Le comte de Flandre, qui avait dédaigné pour lui-même cette haute position, la destinait à un de ses chevaliers. Il voulait donner la main de la reine Sibylle et celle de sa sœur, qui, très-jeune encore, habitait avec sa mère à Naplouse, aux deux fils de l'avoué de Béthune: il espérait que celui-ci, l'un de ses amis les plus dévoués, n'hésiterait point à lui céder, en échange de quelques baronnies en Palestine, les vastes domaines qu'il possédait en Flandre. Un jour que Philippe se trouvait au milieu des conseillers de Baudouin, parmi lesquels siégeait l'archevêque Guillaume de Tyr, il leur demanda pourquoi ils ne le consultaient point sur le mariage de sa parente Sibylle, veuve de Guillaume de Montferrat. Ils répondirent, après avoir pris l'avis du roi, qu'ils ne s'étaient point occupés du mariage de la marquise de Montferrat, parce qu'elle n'était veuve que depuis peu de temps; mais toutefois que, s'il proposait une union convenable, on ferait usage de ses conseils: ils ajoutaient que son choix serait soumis à la délibération commune des barons. «Je ne le ferai point, répliqua Philippe irrité, il faut que les princes du royaume jurent de respecter ma volonté, car ce serait couvrir de honte une personne honnête que la nommer pour l'exposer à un refus.» Ces plaintes et ces menaces n'amenèrent point de résultat. Guillaume de Tyr et ses collègues s'étaient retirés en s'excusant sur leurs devoirs vis-à-vis du roi et vis-à-vis d'eux-mêmes, de ce qu'ils ne pouvaient livrer la sœur du roi de Jérusalem à un chevalier dont le nom leur était inconnu.

Cependant une ambassade solennelle de l'empereur de Constantinople était venue réclamer l'exécution d'un traité autrefois conclu avec le roi Amauri, par lequel les barons grecs et latins avaient pris l'engagement de se réunir pour envahir l'Egypte. On offrit au comte de Flandre le commandement de cette expédition: «Il vaut mieux, répondit-il, que le chef qui sera choisi recueille seul la honte ou la gloire de la guerre, et puisse disposer de l'Egypte s'il parvient à la conquérir.» Comme les envoyés de Baudouin lui représentaient qu'ils n'avaient pas le pouvoir de créer un second roi et un second royaume, il déclara qu'il n'irait point en Egypte, alléguant tour à tour l'approche de l'hiver, les inondations du Nil, la multitude d'ennemis qu'on aurait à combattre, la famine à laquelle l'armée serait exposée pendant sa marche. Vainement lui répliquait-on que des navires devaient transporter les machines de guerre, et que six cents chameaux chargés de vivres suivraient l'armée: il persista dans sa résolution. Déjà soixante et dix galères grecques étaient arrivées au port de Ptolémaïde, avec les trésors que l'empereur Manuel Comnène consacrait aux frais de cette guerre: les barons de Jérusalem crurent qu'il n'était ni prudent, ni honorable de violer sans motifs une promesse formelle, et se préparèrent à remplir leurs engagements. A cette nouvelle, le comte de Flandre, voyant que l'on s'inquiétait peu de ses refus, s'irrita de plus en plus: il répétait qu'on ne cherchait qu'à l'outrager, et sa fureur était si violente que les barons de Jérusalem, effrayés par ces dissensions, supplièrent les Grecs d'ajourner l'expédition d'Egypte jusqu'au printemps.

Philippe, mécontent et jaloux, avait à peine passé quinze jours dans la cité sainte. Emportant avec lui la palme qui était le signe ordinaire de l'accomplissement du pieux pèlerinage, il s'était retiré à Naplouse: il y changea d'avis, et, dans son humeur inconstante, il ne tarda point à envoyer à Jérusalem l'avoué de Béthune pour annoncer qu'il était prêt à combattre, soit en Egypte, soit ailleurs. Agité par de secrets remords, il cherchait à éloigner de lui l'accusation d'avoir compromis la fortune des chrétiens en Asie.

Les barons de Jérusalem s'empressèrent de communiquer ce message de Philippe aux ambassadeurs de Manuel Comnène. Ceux-ci leur répondirent que, bien qu'il fût peu convenable de changer si fréquemment de desseins, ils consentaient à n'écouter que les intérêts de la cause de Dieu et de l'empereur, pourvu que le comte de Flandre et les siens jurassent de prendre part à cette expédition loyalement et de bonne foi, en observant tous les engagements qui existaient entre le roi et l'empereur. De nouvelles difficultés s'élevèrent: le comte voulait mettre des restrictions à son serment et refusait de le prêter lui-même, en offrant celui de l'avoué de Béthune et de quelques autres barons de Flandre. Enfin il arriva que les ambassadeurs impériaux, jugeant inutile d'entamer d'autres négociations, se décidèrent à retourner à Constantinople.

Une si honteuse inertie avait complètement déshonoré la croisade de Philippe d'Alsace, quand, par une résolution inopinée, il prit les armes et se dirigea vers les plaines fertiles qu'arrose l'Oronte. Quelques voix accusaient même le prince d'Antioche et le comte de Tripoli d'avoir détourné le comte de Flandre de la guerre d'Egypte, afin de l'entraîner à la défense de leurs Etats. Il avait reçu du roi cent chevaliers et deux mille fantassins, auxquels s'étaient joints le grand maître des hospitaliers et plusieurs chevaliers de l'ordre du Temple. Ses premiers pas le portèrent dans la principauté de Tripoli; puis, après avoir ravagé le territoire d'Apamée, il mit le siége devant Harenc, château fortifié, au sommet d'une colline presque inaccessible.

Tandis que le comte de Flandre s'enferme sous des tentes de feuillage, dans l'enceinte circulaire d'un rempart destiné à le protéger contre les torrents dont l'hiver doit bientôt enfler les eaux, l'émir Salah-Eddin s'élance hors de l'Egypte. Instruit que le roi de Jérusalem n'a point d'armée autour de lui, il traverse les déserts et paraît inopinément devant Ascalon. Baudouin le Lépreux sort de la cité sainte abandonnée au désespoir, et oppose à l'innombrable cavalerie des infidèles trois cent soixante et quinze combattants. L'évêque de Bethléem les précède, portant le bois de la vraie croix. Une longue mêlée s'engage, lorsque tout à coup un tourbillon impétueux s'élève et enveloppe les escadrons ennemis d'un nuage de poussière. Leurs regards se troublent, et la terreur multiplie à leurs yeux le nombre des héros chrétiens; ils jettent précipitamment leurs armes, et fuient avec Salah-Eddin que son dromadaire emporte au milieu des sables de l'Arabie (25 novembre 1177).

Pendant cette journée glorieuse où les vainqueurs rendirent grâces au Seigneur de ce que, nouvelle troupe de Gédéon opposée aux Madianites, ils ne devaient qu'à sa protection un si merveilleux triomphe, Philippe d'Alsace voyait tous ses efforts échouer sur le territoire d'Artésie, dont le nom rappelait les exploits du comte Robert de Flandre. Le siége d'Harenc languissait; la discipline militaire s'était relâchée. Les chasses des fauconniers, les jeux des baladins, les dés et les chansons, occupaient tous les loisirs, et les chevaliers, loin de combattre, ne songeaient plus qu'à se reposer dans de somptueux banquets. Philippe parlait sans cesse de renoncer à son expédition, et en même temps qu'il décourageait ainsi tous ceux qui se trouvaient avec lui, il faisait renaître la confiance chez les assiégés déjà prêts à capituler. En vain le prince d'Antioche supplia-t-il Philippe de ne pas persister dans une si funeste résolution. Le comte de Flandre fut sourd à toutes les prières et retourna à Jérusalem, où il voulait assister aux fêtes de Pâques. Peu de jours après, il quitta la Palestine. Des vaisseaux grecs le portèrent de Laodicée à Constantinople; puis il continua son voyage par la Thrace, la Pannonie et la Saxe, et vers le mois d'octobre il revint en Flandre.

Le comte de Flandre retrouva ses Etats florissants et l'Europe en paix. La réconciliation de Louis VII et de Henri II paraissait sincère. Philippe d'Alsace était à peine rentré en Flandre, lorsqu'il y vit arriver l'un des fils du roi d'Angleterre, Henri au Court Mantel. L'année suivante, il accompagna à Canterbury le roi de France qui se rendait en pèlerinage au tombeau de saint Thomas Becket, pour implorer du ciel le rétablissement de son fils. Sa prière fut exaucée; mais ce voyage avait épuisé les forces du vieux monarque. Ses infirmités l'accablaient, et réduit à transmettre le sceptre à un jeune prince à peine âgé de quatorze ans, il confia sa tutelle et le gouvernement du royaume au comte de Flandre.

Philippe-Auguste reçut l'onction royale le jour de la Toussaint 1179. Le comte de Flandre porta dans cette cérémonie l'épée du royaume, et dès ce jour son influence ne fut plus douteuse. «Le roi, écrit Roger de Hoveden, suivait en toutes choses les conseils du comte Philippe» et un poëte ajoute:

Lors iert receveur de rentes,

Des aventures et des ventes,

Par Paris, par Senlis et par Rains

Et par autres lieus, ses parrains,

Phelippes, li contes de Flandres.

Le comte de Flandre profita de sa position élevée pour se faire confirmer la cession définitive de tous les domaines d'Elisabeth de Vermandois, afin qu'ils restassent désormais attachés au fief des comtes de Flandre. Leur étendue et l'importance des cités d'Amiens, de Nesle et de Péronne, avaient augmenté considérablement sa puissance; mais, par une faute dont l'avenir révélera toute la gravité, en même temps qu'il cherchait à s'assurer la conservation du Vermandois, il préparait le démembrement d'une autre partie de ses Etats. Egaré par son ambition, il voulait unir le jeune roi de France à l'une de ses nièces, fille du comte de Hainaut, et s'était chargé de lui assigner une dot qui fût digne de la couronne qu'elle allait porter: c'était l'Artois, avec les cités d'Arras, d'Aire, de Saint-Omer, d'Hesdin, de Bapaume.

Elisabeth de Hainaut était déjà fiancée à Henri de Champagne. La reine de France, issue de la maison de Thibaud le Grand, se plaignit vivement de la rupture de ce projet. Elle se retira en Normandie auprès du roi Henri II, et de là elle appelait ses amis aux armes.

Cependant le comte de Flandre ne s'effraye point et presse le dénoûment des négociations qu'il a entamées: il amène le jeune roi en Vermandois et, le 28 avril 1180, il lui fait épouser précipitamment, en présence des évêques de Laon et de Senlis, la jeune Elisabeth de Hainaut qui n'a que treize ans; puis il se hâte de se rendre, non à Reims, mais à l'abbaye de Saint-Denis, où l'archevêque de Sens accourt pour poser sur le front de la jeune fiancée la couronne parsemée de fleurs de lis. Au moment où l'arrière-petite-fille de Baldwin Bras de Fer s'agenouille dans la basilique de Dagbert, la baguette d'un héraut d'armes brise l'une des lampes suspendues devant l'autel, et des flots d'huile se répandent sur sa tête, comme si une main céleste eût voulu la bénir.

Elisabeth de Hainaut était reine. Ses ennemis s'inclinèrent devant elle, et l'altière Alice de Champagne s'apaisa en promettant la main d'une de ses nièces, fille du comte de Troyes, à l'héritier des comtes de Hainaut. Dès ce moment, le comte de Flandre ne rencontra plus d'adversaires: il choisissait lui-même les ministres et les conseillers auxquels le soin des affaires était confié. Les populations du Midi gardaient le silence; les hommes de race septentrionale triomphaient, et saluaient dans Elisabeth l'héritière de Karl le Chauve, qui allait rétablir dans sa postérité la dynastie de Karl le Grand. Ils aimaient à raconter que l'épée que le comte de Flandre portait à la cérémonie du sacre était la célèbre Joyeuse que la main de l'empereur des Franks avait touchée; et c'était parmi eux une ancienne tradition que Baldwin Bras de Fer, lors du rapt de Judith, avait enlevé avec elle les restes de Pépin le Bref et de son fils, comme si, par un vague pressentiment de l'usurpation des Capétiens, il en avait voulu conserver le glorieux dépôt pour ses successeurs issus de la dynastie karlingienne.

Cette paix profonde, qui succédait à tant de guerres lointaines et sanglantes, semblait sourire aux délassements littéraires. Philippe d'Alsace s'y était toujours montré favorable, et il n'était point indigne de les protéger s'il écouta les conseils que lui adressait Philippe d'Harveng: «La science n'est pas le privilége exclusif des clercs: il est beau de pouvoir se dérober aux combats ou aux agitations du monde, pour aller s'étudier dans quelque livre comme dans un miroir... Les leçons qu'y trouvent les hommes illustres ajoutent à la noblesse, élèvent le courage, adoucissent les mœurs, aiguillonnent l'esprit et font aimer la vertu. Le prince qui possède une âme aussi haute que sa dignité aime à entendre ces sages préceptes. Combien ne devez-vous point vous applaudir que vos parents aient voulu que, dès votre enfance, vous fussiez instruit dans les lettres!» Saint Thomas Becket parle à peu près dans les mêmes termes que Philippe d'Harveng du comte de Flandre: «Il mérite les plus hautes louanges, car sa prudence est égale à la gloire de sa naissance. S'il frappe les coupables avec toute la rigueur de sa justice, il gouverne ses sujets fidèles avec toute la douceur de sa clémence. Il respecte et protége l'Eglise, et honore Jésus-Christ dans ses ministres; sa bonté touche tous les cœurs, ses bienfaits lui concilient la gratitude publique. Il ne persécute point ses peuples, et ne cherche point de prétexte pour tourmenter les pauvres et dépouiller les riches. Loin d'imiter les monarques dont les Etats touchent aux siens, il retrace la vertu et la générosité de ces empereurs romains qui savaient

«Protéger la faiblesse et réprimer l'orgueil.»

Elisabeth de Vermandois partageait les goûts du comte de Flandre: elle aimait surtout les vers des ménestrels, et présidait même une cour d'amour. C'était à Bruges où sous les frais ombrages de Winendale que les plus célèbres trouvères du douzième siècle venaient lire tour à tour les romans d'Erec et d'Enide, de Cligès, du Chevalier au Lion, d'Yseult, de Tristan de Léonnois ou celui du Graal, qui fut écrit

Por le plus preud'homme.

Qui soit en l'empire de Rome:

C'est li quens Phelippe de Flandres.

Tandis que Chrétien de Troyes chantait la générosité du comte de Flandre, Colin Muset se plaignait, dans des vers charmants, de la pauvreté, cette compagne des poètes, qui le plus souvent est leur muse.

Il faut rappeler, au milieu de ces créations d'une poésie naïve et gracieuse, les travaux de quelques hommes vénérables par leur science, jurisconsultes ou théologiens, qui allaient s'instruire tour à tour aux écoles de Laon, de Paris ou de Normandie. C'est parmi eux que nous placerons Lambert d'Ardres, historien plein de talent dans l'observation des faits; l'illustre abbé des Dunes, Elie de Coxide, et l'abbé de Marchiennes, André Silvius; Hugues de Saint-Victor, qui fut surnommé le second Augustin, et Raoul de Bruges, qui emprunta à la langue des Arabes, presque ignorée alors en Europe, une traduction du Planisphère de Ptolomée.

Peut-être Raoul de Bruges reçut-il en Flandre la visite du célèbre géographe de Ceuta, Mohammed-el-Edrisi, qui avait résolu de parcourir toute l'Europe avant d'écrire sa description du monde. «La Flandre, y dit-il, est bornée à l'orient par le pays de Louvain. Elle compte au nombre de ses villes, Tournay, Gand, Cambray, Bruges et Saint-Omer. Ce pays, couvert de villages, est partout cultivé avec le plus grand soin. La principale de ses villes est celle de Gand, bâtie sur la rive orientale de la Lys. On admire ses vastes habitations et ses beaux édifices; elle est située au milieu des vergers, des vignobles et des champs les plus fertiles. A quinze milles de Gand, vers l'ouest, s'élève la ville de Bruges, qui, bien que moins étendue, possède une nombreuse population. Des vignobles et des campagnes fertiles l'entourent également.»

Un évêque gallois, chassé de son siége par la colère de Henri II comme l'archevêque de Canterbury, a célébré avec le même enthousiasme la puissance du comte de Flandre: «J'étais arrivé à Arras, écrit-il, lorsque tout à coup un grand tumulte s'éleva dans la ville. Le comte Philippe de Flandre, qui est si grand, avait fait exposer au milieu de la place du marché un bouclier solidement fixé à un poteau, et c'était là que les écuyers et les jeunes gens, montés sur leurs chevaux, préludaient à la guerre, et éprouvaient leurs forces en enfonçant leurs lances dans le bouclier. J'y vis le comte lui-même, j'y vis tant de nobles, tant de chevaliers et tant de barons vêtus de soie, j'y vis s'élancer tant de superbes coursiers, j'y vis briser tant de lances, que je ne pouvais assez admirer tout ce qui s'offrait à mes yeux. Cependant lorsque cette enceinte eut été occupée pendant environ une heure par cette nombreuse noblesse, le comte Philippe se retira soudain suivi de tous les siens; à toutes ces pompes avait succédé le silence, et je compris combien promptement s'évanouissent ici-bas les créations de la vanité.»

Ainsi s'évanouirent aussi ces jours heureux où la paix multipliait ses bienfaits. Jeux de la poésie, travaux de la science, brillants tournois de la chevalerie, tout disparut le même jour. La guerre, qui avait cessé le 1er novembre 1179, reprit deux années après, vers le mois de novembre 1181. Louis VII était descendu au tombeau. Philippe-Auguste avait seize ans: il était impatient d'exercer seul cette autorité que la mort de son père semblait remettre tout entière en ses mains. Parmi les barons qui l'environnaient, on en comptait plusieurs que l'ambition et l'envie excitaient sans cesse à entourer le jeune prince de conseils hostiles au comte de Flandre. Les historiens du douzième siècle nous ont conservé les noms des barons de Clermont et de Coucy. Tous deux appartenaient à l'aristocratie féodale du Vermandois, avec laquelle Philippe d'Alsace avait eu de fréquents démêlés. Raoul de Coucy lui avait refusé l'hommage de ses domaines, en même temps que Raoul de Clermont lui disputait la possession du bourg de Breteuil.

Ces mauvaises dispositions éclatèrent plus manifestement en 1182. La comtesse de Flandre était morte à Arras le 27 mars, ne laissant point de postérité. Sa sœur Éléonore, mariée tour à tour au comte de Nevers, à Matthieu et à Pierre d'Alsace, leur avait survécu. Le grand chambellan de France, Matthieu de Beaumont, qu'elle venait d'épouser en quatrièmes noces, ne tarda point à réclamer, à titre héréditaire, les vastes Etats du comte Raoul de Vermandois. Philippe-Auguste appuya ses prétentions, et somma Philippe de lui remettre plusieurs domaines qui, soit au temps de Hugues de Vermandois, frère du roi Philippe Ier, soit à une époque plus récente, avaient été distraits des terres de la couronne. Le comte de Flandre s'appuyait en vain sur les dons solennels confirmés par Louis VII, que Philippe-Auguste lui-même avait renouvelés: le jeune roi prétextait l'ignorance de sa minorité et l'inviolabilité du domaine royal. Il ne pouvait même oublier qu'il avait épousé Elisabeth de Hainaut par les conseils du comte de Flandre; impatient de rompre tous les liens qui lui rappelaient le souvenir de sa tutelle, il avait résolu de répudier cette jeune princesse. Déjà le jour de cette triste cérémonie était fixé. Elisabeth, prosternée au pied des autels, ne cessait de prier Dieu de la défendre contre la malignité de ses ennemis; lorsqu'elle se présenta au palais, suivie d'une multitude de pauvres, sa vertu brillait d'un si grand éclat que ses ennemis eux-mêmes la respectèrent, et le roi, renonçant à son projet, la laissa dans sa retraite de Senlis.

La lutte entre la royauté et l'autorité des grands vassaux signale les premières années du gouvernement de Philippe-Auguste. Cependant ni le roi, ni les grands vassaux, ne sont assez forts pour obtenir une victoire décisive et complète. Ce ne sera qu'à la fin de ce même règne que nous verrons paraître les communes, autre élément de la puissance nationale, jusqu'alors multiple et faible, bientôt remarquable par son influence et son unité.

En 1182, les hauts barons de France comprenaient bien que les prétentions de Philippe-Auguste étaient une menace dirigée contre leur autorité. Au moment où les rois de France et d'Angleterre, guidés par les mêmes motifs, formaient une alliance intime, le comte de Flandre, le duc de Bourgogne, les comtes de Blois et de Sancerre, se confédéraient à leur exemple. Philippe d'Alsace avait même envoyé l'abbé d'Andres à Rome pour demander qu'il lui fût permis d'épouser la comtesse de Champagne. Tandis que le roi exilait la jeune princesse issue de la dynastie karlingienne, ils cherchaient un chef dans l'empereur Frédéric Barberousse, qui se vantait de reconstituer le vaste empire de Karl le Grand. Ces souvenirs, ces traditions, ces espérances leur plaisaient d'autant plus que depuis longtemps le sceptre des Césars germaniques était devenu le jouet des ambitions féodales.

«Le comte de Flandre, dit un chroniqueur, excita contre son seigneur lige tous les adversaires qu'il put découvrir. Il prétendait que les choses en étaient arrivées à ce point que le roi voulait renverser tous les châteaux ou en disposer à son gré.» On avait proclamé en France, en Flandre et en Angleterre, une ordonnance qui obligeait tout homme qui possédait cent livres à entretenir un cheval et une armure complète: ceux qui avaient vingt-cinq livres devaient acheter une cotte de mailles, un casque de fer, une lance et un glaive; il était permis à ceux qui étaient plus pauvres de ne porter qu'un arc et des flèches.

Le chapelain de Philippe-Auguste, dans le poëme qu'il a consacré à la gloire de son maître, nous a laissé un brillant tableau de l'enthousiasme qui animait la Flandre prête à combattre.

«Une ardeur belliqueuse éclate de toutes parts; la commune de Gand, fière de ses maisons ornées de tours, de ses trésors et de ses nombreux bourgeois, donne au comte vingt mille hommes, tous habiles à manier les armes. A son exemple s'empresse celle d'Ypres, célèbre par la teinture des laines. Les habitants de l'antique cité d'Arras se hâtent d'accourir. Bruges, riche de ses moissons et de ses prairies, choisit dans ses murs ses combattants les plus intrépides. Lille, dont les nations étrangères admirent les draps aux couleurs éclatantes, prépare également ses nombreuses phalanges. Le peuple qui révère saint Omer embrasse le parti du comte et lui envoie plusieurs milliers de jeunes gens illustres par leur valeur. Hesdin, Gravelines, Bapaume, Douay arment tour à tour leurs bataillons pour la guerre... La Flandre tout entière appelait aux combats ses nombreux enfants. La Flandre est un pays riche et prospère. Son peuple, aussi sobre que frugal, se distingue par ses vêtements brillants, sa taille élevée, l'élégance de ses traits, la vivacité des couleurs qui rehaussent la blancheur de son teint; ses troupeaux lui prodiguent leur lait et leur beurre. La tourbe sèche, enlevée du fond de ses marais, alimente son foyer, et la mer, qui le nourrit de ses poissons, lui porte des navires chargés de trésors précieux.»

Philippe d'Alsace était le véritable chef de la guerre. Lorsque le comte de Sancerre conquit le château de Saint-Brice, il en fit hommage au comte de Flandre «et devint son homme lige,» dit Roger de Hoveden. Son neveu Henri de Louvain lui amena quarante chevaliers, et le comte de Hainaut conduisit également sous ses bannières les plus vaillants hommes d'armes de ses Etats.

«Les bataillons du comte, poursuit Guillaume le Breton, étincellent sous leurs ornements aux couleurs variées. Le souffle des brises fait ondoyer leurs étendards; leurs armes dorées par le soleil doublent l'éclat de ses rayons. Le comte, plein d'une joie secrète, s'élance aux combats, et se croit déjà vainqueur. Il ne doute point qu'accompagné d'un si grand nombre de guerriers intrépides, il ne lui soit facile de vaincre le roi.»

Cette armée comprend deux cent mille hommes. Philippe d'Alsace la guide d'abord vers Corbie dont il forme le siége. Corbie avait autrefois appartenu à la Flandre, à l'époque où Athèle, fille du roi Robert, l'apporta en dot à Baldwin le Pieux. La première enceinte est livrée aux flammes, mais la seconde résiste, protégée par les eaux de la Somme; de là, Philippe court ravager les bords de l'Oise jusqu'au pied des remparts de Noyon et de Senlis. Le redoutable château de Dammartin tombe en son pouvoir; mais ces succès ne calment point sa colère, et il s'est écrié, raconte l'auteur de la Philippide: «Il faut que les guerriers de Flandre brisent les portes de Paris, il faut que mon dragon paraisse sur le Petit-Pont, et que je plante ma bannière dans la rue de la Calandre.» En effet, le comte de Flandre poursuit sa marche vers la Seine: il recueille un butin immense, s'empare du château de Béthisy et s'avance jusqu'à Louvres.

Les rois de France et d'Angleterre n'avaient rien fait pour arrêter l'invasion du comte de Flandre. Ils préféraient réunir toutes leurs forces contre ses alliés, et c'est ainsi qu'ils avaient réduit successivement le duc de Bourgogne, la comtesse de Champagne et le comte de Sancerre à déposer les armes. Le péril qui menaçait Paris rappela enfin Philippe-Auguste au secours de sa capitale; mais les Anglais, soit qu'ils fussent déjà las de la guerre, soit que d'anciennes sympathies de race, fortifiées par les relations commerciales, les rendissent plus favorables aux Flamands, quittèrent le camp français.

Par un mouvement habile, le roi de France dirigeait sa marche vers Senlis et le Valois, afin de séparer le comte de Flandre de ses Etats en interceptant sa retraite. Dans cette situation grave, le sénéchal de Flandre, Hellin de Wavrin, se signala par son courage et arrêta tous les efforts des ennemis. Une troupe de Gantois faillit même enlever le roi de France. L'armée de Philippe Auguste avait formé le siége du château de Boves, lorsque Philippe d'Alsace s'approcha à travers la forêt de Guise, après avoir brûlé Coucy, Pierrefonds et Saint-Just, et vint placer ses tentes vis-à-vis de celles de Philippe-Auguste, qui s'éloigna.

On était arrivé aux fêtes de Noël: une trêve fut conclue jusqu'à l'Épiphanie. Dès qu'elle fut expirée, le comte de Flandre, qui n'avait pas quitté Montdidier, recommença les hostilités. Ses hommes d'armes avaient poussé leurs excursions jusqu'à Compiègne et jusqu'à Beauvais, lorsque de nouvelles trêves furent proclamées: elles devaient se prolonger jusqu'à la Saint-Jean 1183. Le pape Lucius III en profita pour envoyer en France son légat Henri, évêque d'Albano, chargé d'offrir sa médiation. Des conférences s'ouvrirent à Senlis, et bientôt après un traité fut signé. «Jamais, dit un chroniqueur contemporain, nous ne vîmes une plus petite paix éteindre une plus grande guerre.»

Cette paix maintient la situation des choses. Si Philippe d'Alsace restitue le château de Pierrefonds au roi de France, celui-ci le remet à l'évêque de Soissons, qui le rend à Hugues d'Oisy, ami de Philippe d'Alsace. Amiens reste fief épiscopal, mais l'évêque s'engage à faire droit aux prétentions de Philippe. Le fief pécuniaire qu'il a reçu du roi d'Angleterre lui est confirmé; enfin tous les frais et tous les désastres de la guerre sont effacés par une compensation réciproque.

L'année 1183 fut pleine d'intrigues: chacun prévoyait que la guerre ne tarderait point à éclater de nouveau. Le roi de France chercha à séparer le Hainaut de la Flandre, et dans ce but il excita des discordes entre Henri de Louvain, neveu de Philippe d'Alsace, et Baudouin de Hainaut, son beau-frère; puis il rappela la reine Elisabeth de l'exil dans lequel il l'avait reléguée; et lorsque le comte de Hainaut vint à Rouen pour y traiter avec le roi d'Angleterre au nom du comte de Flandre, il l'invita à se rendre à sa cour. Baudouin y trouva sa fille qui le supplia de ne plus porter les armes contre le roi de France, et ne put résister ni à ses prières, ni à ses larmes.

Le bruit de cette réconciliation parvint sans doute aux oreilles du roi d'Angleterre. Henri II, qui avait compris combien elle allait accroître la puissance de Philippe-Auguste, se hâta de conclure la paix avec le comte de Flandre.

Cependant Philippe d'Alsace était allé chercher d'autres alliés aux bords du Rhin. L'empereur Frédéric Barberousse, qui depuis trente-deux ans travaillait sans relâche à reculer les limites de l'empire, l'accueillit avec honneur. Son ambition avait été aisément flattée de l'espoir d'étendre son autorité jusqu'à la mer de Bretagne, et il chargea l'archevêque de Cologne, le belliqueux Philippe de Heinsberg, d'accompagner le comte de Flandre dans ses Etats. Philippe d'Alsace y était à peine arrivé, et vingt jours seulement s'étaient écoulés depuis l'entrevue de Mayence, lorsque le roi Henri II aborda également en Flandre. Philippe d'Alsace et l'archevêque de Cologne le suivirent en Angleterre, sous le prétexte d'un pèlerinage au tombeau de saint Thomas Becket; mais ils s'arrêtèrent peu à Canterbury et se rendirent à Londres. On les reçut solennellement à l'église de Saint-Paul. Toutes les rues retentissaient des manifestations de la joie publique et étaient, ce qu'on n'avait jamais vu auparavant, ornées de feuillages et de fleurs. Le comte et l'archevêque passèrent cinq jours dans le palais du roi; ils n'y signèrent aucun traité d'alliance manifeste qui soit parvenu jusqu'à nous, mais il n'est point douteux que les conventions arrêtées à Mayence n'aient été confirmées à Londres. Henri II, dont la préoccupation constante était d'enlever l'héritage de la Flandre à Baudouin devenu l'allié du roi de France, réussit à persuader à Philippe d'Alsace qu'il ne pouvait mieux punir la trahison du comte de Hainaut que par un second mariage, qui serait peut-être moins stérile que le premier: des ambassadeurs s'embarquèrent aussitôt pour Lisbonne, où ils réclamèrent la main de l'une des filles d'Alphonse Ier, roi de Portugal. Elle se nommait Thérèse et l'on vantait son éclatante beauté.

Ce n'était point assez pour la vengeance du comte de Flandre. Aussitôt qu'il eut appris que le comte Baudouin avait signé, à l'abbaye de Saint-Médard de Soissons, un traité avec le roi de France, il envahit le Hainaut et s'avança jusqu'au Quesnoy. L'armée allemande et brabançonne de Philippe de Heinsberg et de Henri de Louvain, qui s'élevait, dit-on, à dix-sept cents chevaliers et à soixante et dix mille hommes de pied, ne tarda point à le rejoindre devant Maubeuge. Jacques d'Avesnes lui amena ses vassaux, et le comte de Hainaut se vit bientôt réduit à s'enfermer dans le château de Mons, d'où il assista, en pleurant, à l'extermination de ses peuples qu'il ne pouvait secourir.

A cette guerre sanglante succédèrent tout à coup des fêtes resplendissantes de pompe et de magnificence. Le comte de Flandre se rendait, entouré de ses chevaliers, au-devant de sa jeune fiancée. Le roi Alphonse avait fait porter sur sa flotte les trésors les plus précieux de ses Etats, de l'or, des pierres précieuses, de riches habits de soie, des fruits dorés par le soleil dans les heureux climats de la Lusitanie. Le roi d'Angleterre avait également ordonné que des vaisseaux l'accompagnassent pendant son voyage, et Thérèse, en relâchant à la Rochelle, y apprit avec admiration que de là jusqu'aux ports de Flandre tout le rivage de la mer appartenait aux Anglais. La jeune princesse portugaise, appelée et protégée par Henri II, conserva profondément ces premières impressions; et en renonçant à son nom pour en prendre un autre plus connu aux bords de l'Escaut, elle choisit celui de Mathilde, qui n'était pas moins cher aux Anglais qu'aux Flamands.

Dès que Philippe-Auguste avait appris les revers du comte de Hainaut, il avait rompu la paix et réuni une armée; mais il se souvint bientôt du siége de Boves et se retira devant les hommes d'armes que le comte de Flandre lui opposait. D'un autre côté, Henri II, retenu au delà de la mer par une insurrection des Gallois, chercha à cacher ses engagements secrets en proposant une trêve qui fut acceptée. Des conférences s'ouvrirent à Aumale le 7 novembre 1185. Les rois de France et d'Angleterre, le comte de Flandre, les archevêques de Reims et de Cologne, y assistèrent, et on y approuva une paix à peu près semblable à celle de 1183; mais il restait encore plusieurs points à régler, et le comte de Flandre exigeait, comme condition préalable, la ratification du roi des Romains, avec lesquels il venait de conclure une étroite alliance. Il se rendit donc en Italie auprès de lui pour l'obtenir, et à son retour, le 10 mars 1186, les conférences recommencèrent à Gisors: là furent définitivement réglées les contestations qu'avaient fait naître les domaines du Vermandois.

Une année après, le 17 février 1187, le roi d'Angleterre s'embarquait à Douvres pour aller en Flandre. Il passa trois jours à Hesdin, puis continua son voyage vers la Normandie. De nouveaux démêlés, relatifs à la possession du Vexin et à la tutelle d'Arthur de Bretagne, allaient rallumer la guerre entre la France et l'Angleterre. Conformément aux anciens traités, Philippe d'Alsace envoya quelques hommes d'armes au camp français; mais il alla lui-même, avec la plupart de ses chevaliers, rejoindre le roi d'Angleterre, qui se préparait à défendre le Berri. Son zèle parut toutefois se refroidir presque aussitôt. Henri II et Frédéric Barberousse touchaient tous les deux au terme de leur carrière. Philippe d'Alsace était également arrivé au déclin de la vie, et ses longues guerres avaient fatigué son ambition: son second mariage était resté stérile comme le premier, et le roi des Romains l'engageait vivement à se réconcilier avec son seigneur suzerain et le comte de Hainaut, dont la fille devenue mère d'un prince, avait retrouvé toute son influence. A ces causes générales que nous a conservées le récit des historiens, il faut sans doute en ajouter d'autres moins apparentes mais aussi réelles, celles qui reposent sur les passions et l'intérêt, et qui, préparées dans l'ombre, y restent le plus souvent ensevelies. Quoi qu'il en soit, voici le récit d'un historien anglais: «C'était vers le 23 juin, Philippe-Auguste assiégeait Châteauroux, et le roi d'Angleterre allait le combattre, lorsque le comte de Flandre engagea le comte de Poitiers, fils du monarque anglais, à ne point oublier que ses domaines relevaient du roi de France, qui pouvait les étendre par ses bienfaits. Richard, cupide et avare, s'écria que, pour atteindre ce résultat, il irait volontiers pieds nus jusqu'à Jérusalem.—Ce n'est point en te rendant pieds nus à Jérusalem que tu y réussiras, lui répondit Philippe d'Alsace, mais en te dirigeant armé vers le camp du roi de France.—Richard le crut, et Henri II, instruit de la trahison de son fils, réunit les chefs de son armée pour leur annoncer qu'il avait résolu de déposer les armes.—Je suis un grand pécheur, leur dit-il; je veux me réconcilier avec Dieu et combattre les infidèles.» Une trêve de deux ans fut conclue.

Le roi d'Angleterre se souvenait trop tard que le patriarche de Jérusalem et les grands maîtres des hospitaliers et des templiers étaient venus lui remettre, comme au petit-fils de Foulques d'Anjou, les clefs du saint sépulcre et de la tour de David. Chaque jour, les infidèles devenaient plus redoutables. Après une trêve que les chrétiens avaient payée soixante mille besants d'or, Salah-Eddin avait repris les armes. Les mameluks avaient conquis tour à tour Ptolémaïde, Beyruth, Sidon, Césarée, Bethléem où naquit le Sauveur, Nazareth où s'écoula sa jeunesse. La bannière de l'émir flottait sur le Thabor: son camp dominait la montagne de Sion. En vain le pape Urbain III envoyait-il ses légats prêcher la croisade au milieu des discordes des princes qui étouffaient leurs voix. Jérusalem était mal défendue par Gui de Lusignan, et le 2 octobre 1187, moins d'un siècle après la conquête de Godefroi de Bouillon, la croix disparut du Calvaire. A cette nouvelle, une clameur lamentable retentit dans toute l'Europe. Le pape Urbain expira de douleur, et l'archevêque de Tyr, réunissant Philippe-Auguste et Henri II au gué Saint-Remy, le 21 janvier 1188, émut tellement par ses reproches et ses plaintes le cœur des deux rois, qu'ils jurèrent, avec tous les seigneurs qui les entouraient, de délivrer la terre sainte. Afin que rien ne les détournât de leur projet, Philippe d'Alsace proposa à tous les barons de s'engager à ne point tirer l'épée tant que les malheurs de l'Orient n'auraient pas cessé. Le roi d'Angleterre prit la croix blanche; le roi de France, la croix rouge. Le comte de Flandre, aussi puissant que les princes dont il était le rival plutôt que l'homme lige, donna la croix verte pour signe de ralliement à tous les siens. Henri II mourut bientôt après, le 6 juillet 1189; il laissait sa couronne et le soin d'accomplir son vœu à son fils, Richard Cœur de Lion, qui pendant un règne de dix années ne devait point en passer une seule oisif en Angleterre. Cinq mois s'étaient à peine écoulés, lorsque Richard s'embarqua, le 12 décembre, au port de Douvres. Il aborda à Calais, rencontra à Lille Philippe d'Alsace, et se rendit avec lui à Vézelay, où les souvenirs de saint Bernard présidèrent à cette nouvelle assemblée de peuples chrétiens appelés à combattre en Asie.

Il appartenait à la Flandre d'occuper le premier rang à chaque page de l'histoire des croisades. Le légat du pape, l'évêque d'Albano, était mort en 1188 dans un bourg d'Artois en prêchant la guerre sainte. Sa voix expirante fut entendue, et sept mois avant que Richard eût traversé la mer, Philippe d'Alsace, qui devait se rendre en France pour accompagner les deux rois, confia à Jacques d'Avesnes «li bons chevalier» le commandement de la flotte des pèlerins flamands: sur cette flotte s'embarquèrent le comte de Dreux et son frère Philippe, évêque de Beauvais; Hellin de Wavrin, sénéchal de Flandre, et son frère Roger, évêque de Cambray, dont les mœurs n'étaient pas moins belliqueuses que celles de l'évêque de Beauvais. Quelques-uns de leurs navires se dirigèrent d'abord vers le port de Darmouth, où d'autres pèlerins anglais les rejoignirent. Jacques d'Avesnes avait déjà franchi le détroit de Gades, lorsque le reste de la flotte jeta l'ancre, dans les premiers jours de juillet 1188, au pied des remparts de Lisbonne. Le roi don Sanche de Portugal, dont Philippe d'Alsace avait épousé la sœur, engagea vivement les pèlerins flamands à s'arrêter quelques jours dans ses Etats pour faire le siége de la ville de Sylva, dont l'antique origine remontait, disait-on, à Sylvius, fils d'Enée. Il jura solennellement, et trois évêques répétèrent son serment, que tout l'or, l'argent et les vivres dont les croisés pourraient s'emparer, leur appartiendraient sans partage. Les historiens du douzième siècle racontent avec admiration que trois mille cinq cents chrétiens n'hésitèrent point à attaquer une ville bâtie sur un rocher inaccessible et dix fois plus considérable que Lisbonne. Dès le troisième jour de leur arrivée, ils enlevèrent le faubourg où se trouvait la seule fontaine que possédassent les assiégés. Les Mores, quel que fût leur nombre, se virent réduits à capituler, et la mosquée devint une église où l'un des pèlerins de Flandre fut consacré évêque. L'armée portugaise avait assisté, silencieuse et immobile, à ces merveilleux succès.

Le bruit de cette victoire retentit jusque dans l'Afrique. L'empereur de Maroc réunit une armée l'année suivante et débarqua dans les Algarves. Un de ses émirs menaçait Sylva, lorsque des vaisseaux anglais et flamands cinglèrent vers le rivage. Ils portaient quelques croisés, qui s'empressèrent d'aborder et de briser leurs navires pour en former des palissades devant lesquelles échouèrent tous les efforts des infidèles. A la même époque, comme si le ciel avait guidé leur marche, d'autres croisés arrivaient à l'embouchure du Tage et rejoignaient le roi don Sanche à Santarem. L'empereur de Maroc avait conquis Torres-Novas et assiégeait le château de Thomar qui appartenait aux templiers. Les Sarrasins apprirent avec effroi l'arrivée des pèlerins septentrionaux, et se montrèrent aussitôt disposés à la paix. Ils demandaient qu'on leur restituât Sylva, et promettaient en échange d'évacuer le bourg de Torres-Novas et de conclure une trêve de sept années: leurs propositions avaient été rejetées, et déjà les chrétiens se rangeaient sous les bannières de la croix pour marcher au combat, lorsqu'on leur annonça que le prince africain était mort: toute son armée s'était dispersée.

Une année s'écoula avant que les rois de France et d'Angleterre eussent terminé leurs préparatifs. Enfin, le 15 septembre 1190, la flotte de Philippe-Auguste entra dans le port de Messine, et, cinq jours après, Richard le rejoignit dans le royaume de Tancrède. Le comte de Flandre s'était arrêté à Rome où Henri VI, héritier de Frédéric Barberousse, allait ceindre la couronne impériale. Dans les derniers jours de février, il accompagna Aliénor de Guyenne et Bérengère de Navarre jusqu'au port de Naples, où il trouva des galères anglaises qui le portèrent en Sicile.

De violentes discordes avaient éclaté entre les deux rois. En vain avait-on appelé, des montagnes de la Calabre, un célèbre ermite pour qu'il interposât sa médiation. C'était un pieux vieillard qui avait annoncé au prince anglais que Salah-Eddin était l'une des sept têtes du dragon de l'Apocalypse, et qu'il faudrait sept années pour le vaincre, mais que cette guerre rendrait le nom de Richard Cœur de Lion plus glorieux que celui de tous les rois de la terre. Ces prédictions avaient été écoutées avec respect: on repoussa ses conseils dès qu'il prêcha la concorde et l'union.

Les deux rois cherchaient à s'attacher le comte de Flandre; Philippe d'Alsace semblait toutefois plus favorable à Richard. Ajoutons, à son honneur, qu'il parvint à apaiser ces démêlés funestes qui enchaînaient dans un port de la Sicile toutes les espérances et tout l'avenir de la croisade. Une des conditions de la réconciliation des deux monarques était de partager toutes les conquêtes qu'ils pourraient faire en Asie.

Vers les premiers jours du printemps, les flots de la mer qui baigne Paros et la Crète se couvrirent de nombreux vaisseaux. C'était la flotte des princes chrétiens. Tandis que Richard s'arrêtait à l'île de Chypre pour y renverser un tyran de la maison des Comnène, Philippe-Auguste abordait, le 29 mars 1191, sur le rivage de Ptolémaïde.

Déjà depuis deux années durait ce siége fameux que Gauthier Vinesauf a comparé au siége de Troie. Comme au siècle de Priam, c'était la lutte de l'Europe et de l'Asie, de l'Orient et de l'Occident, non plus divisés par le rapt d'une femme, mais appelés à se disputer un tombeau, le seul que la mort eût laissé vide. Du reste, ce siége ne devait pas être moins sanglant que celui de Pergame. D'après le récit des historiens chrétiens, les croisés y perdirent cent vingt mille hommes, et les chroniques arabes ajoutent que cent quatre-vingt mille Sarrasins y succombèrent. Si Richard y renouvela les exploits d'Achille, Philippe-Auguste n'y montra pas moins d'habileté dans ses ruses que le prudent Ulysse. Enfin, pour compléter ce rapprochement que nous empruntons à un historien contemporain, nous rappellerons une peste aussi terrible que celle qui autrefois, sous les flèches d'Apollon irrité, avait livré tant d'illustres victimes à la faim des chiens et des oiseaux. Lorsque le roi de France débarqua en Asie, le sol que ses pas allaient fouler avait déjà reçu les tristes restes de dix-huit évêques, de quarante-quatre comtes et d'une multitude innombrable de barons et de chevaliers. Il faut nommer le duc de Souabe, les comtes de Pouille, de Blois et de Sancerre, l'évêque de Cambray, Robert de Béthune, Guillaume de Saint-Omer, Athelstan d'Ypres, Eudes de Trazegnies, Ywan de Valenciennes. Plus heureux que leurs compagnons, Louis Herzeele d'Herzeele et Eudes de Guines avaient péri par le fer des infidèles.

Aliénor de Guyenne et la jeune reine d'Angleterre, Bérengère de Navarre, précédant de peu de jours le vainqueur d'Isaac Comnène, arrivèrent à Ptolémaïde le 1er juin. Tandis que les navires anglais, ornés de pampres et de roses, fendaient lentement le flot azuré, de nombreux signes de deuil attristaient le rivage. Au pied de la Tour-Maudite, les chevaliers chrétiens, dont les larmes avaient déjà tant de fois coulé pendant le siége de Ptolémaïde, gémissaient sur un cercueil. La croisade comptait un martyr de plus. C'était le comte de Flandre. Selon quelques historiens, il avait été atteint de la peste; selon d'autres, il avait succombé à la douleur qu'il ressentit en voyant toutes les machines des assiégeants consumées par le feu grégeois.

Jacques d'Avesnes, qui n'avait cessé de se signaler par son courage, survécut peu à Philippe d'Alsace. A la mémorable bataille d'Arsur, dont le nom lui rappelait la gloire d'un autre sire d'Avesnes, il perdit un bras et continua à combattre, jusqu'à ce qu'il tombât en s'écriant: «O bon roi Richard, venge ma mort!» La chronique du monastère d'Andres le compare aux Macchabées, et le roi d'Angleterre mêla au récit de sa victoire l'hommage de ses regrets. «Nous avons perdu, écrivait-il, un brave et pieux chevalier qui était la colonne de l'armée.»

A cette même époque, un chevalier de la maison de Saint-Omer, Hugues, prince de Tabarie, prisonnier des infidèles, exposait à Salah-Eddin les maximes et les devoirs de la chevalerie, nobles enseignements où le chrétien captif triomphait encore.

Salehadins molt l'onora.

Por chou que preudom le trova.

Ptolémaïde avait été conquise: Jérusalem resta au pouvoir des infidèles. Le roi d'Angleterre aperçut ses remparts du haut des collines d'Emmaüs, où s'étaient jadis agenouillés les croisés de Godefroi de Bouillon. Il ne lui fut point donné d'aller plus loin, et c'est l'historien de saint Louis qui raconte qu'on entendit alors Richard Cœur de Lion s'écrier en pleurant: «Biau sire Diex, je te prie que tu ne seuffres que je voie ta sainte cité, puisque je ne la puis délivrer des mains de tes ennemis.»

Telle fut la fin de la troisième croisade.

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