Histoire de Flandre (T. 1/4)
HISTOIRE DE FLANDRE
LIVRE PREMIER
1700 AV. J.-C.—792 APR. J.-C.
Les Galls, les Kymris, les Romains.
Invasion des barbares.
Conquêtes des Franks.—Établissements des Saxons.
Naissance et progrès du christianisme.
Pendant longtemps, les premières migrations descendues des plateaux de l'Asie poursuivirent leur marche incertaine au sein des immenses solitudes qui s'étendaient entre le Tanaïs, l'Elbe et le Danube. Ce ne fut que vers le dix-septième siècle avant l'ère chrétienne que les Galls ou Celtes parurent au delà du Rhin, et donnèrent leur nom à la Gaule.
A l'invasion des Galls succéda, à un intervalle de mille années, celle des Kymris. On remarquait, parmi ces nations, les Bolgs ou Belges qui occupèrent la Belgique, c'est-à-dire la partie septentrionale de la Gaule. Quelques-uns de ces Belges, appelés Brythons, s'arrêtèrent au bord de l'Océan, dans un pays couvert de bois et de marais; mais ils n'y firent qu'un court séjour, et traversèrent la mer pour aborder dans l'île d'Albion, qui depuis fut la Bretagne ou Brythons-Land. Ceux d'entre eux qui refusèrent de les accompagner durent à la situation des lieux qu'ils continuèrent à habiter le nom de Morins. Ce rivage, que visitèrent peut-être les flottes phéniciennes, est la patrie des générations dont j'écris l'histoire.
Cependant les Galls, fuyant l'invasion des Kymris, se dirigeaient vers la forêt Hercynienne et les collines de l'Étrurie. Les Belges avaient étendu leur domination jusqu'au Rhône, et, dans leur ardeur belliqueuse, ils ne tardèrent point à prendre part aux lointaines expéditions des Galls.
Le plus redoutable des chefs qui accompagnent en Macédoine le brenn Kerthwrys se nomme Belgius. Alexandre, en voyant ces hommes qui ne craignaient rien, si ce n'est la chute du ciel, put pressentir quels périls allaient menacer la monarchie de ses pères: ses successeurs réussissent à peine à la défendre contre les Belges. Ptolémée périt en les combattant, avant que les guerriers de Sosthène parviennent à les arrêter, en invoquant le nom du héros macédonien. Enfin le brenn Kerthwrys disparaît à Delphes, au milieu d'une tempête, percé, comme le racontent les anciens, par les flèches que lancent sur sa tête Apollon, Diane et Minerve, divinités outragées de ces sacrés vallons. Dès ce jour les vainqueurs de la Grèce se dispersent, et désormais ils prêteront l'appui de leur nom et de leur courage à toutes les ambitions et à toutes les conquêtes. C'est ainsi qu'ils servent tour à tour Pyrrhus et Carthage, et méritent que Mithridate rende hommage à leurs exploits.
Lorsqu'un autre brenn entra à Rome et assiégea le Capitole, des Belges qui étaient venus s'établir successivement dans le nord de l'Italie partagèrent également sa gloire. Ces Belges continuèrent pendant plusieurs siècles à combattre les Romains; Claudius Marcellus s'illustra en les repoussant. «Claudius, dit Properce, arrêta les ennemis qui avaient traversé l'Eridan et porta à Rome le bouclier du Belge Virdumar, leur chef gigantesque, qui se vantait d'avoir le Rhin pour auteur de sa race.»
La conquête romaine avait pénétré dans le midi de la Gaule quand une seconde invasion de Kymris parut sur le Rhin. Ils reconnurent les populations, issues d'une commune origine, qui les avaient précédés, s'allièrent aux Belges du nord de la Gaule, et soutinrent ceux qui campaient sur la Garonne. Marius, en les exterminant à Aix et à Verceil, mérita, après Romulus et Camille, le glorieux surnom de troisième fondateur de Rome.
Un demi-siècle après ces victoires, une nouvelle invasion se présente; mais elle est moins redoutable: c'est celle des Suèves. A César est réservée la gloire de les vaincre. Ce consul ambitieux, aux yeux vifs, au front chauve, à la barbe négligée, en qui Sylla avait vu plusieurs Marius, et qui, sortant de la préture, avouait à ses amis qu'il était jaloux d'Alexandre, avait choisi entre les divers gouvernements des provinces celui de la Gaule, parce qu'il lui promettait le plus de victoires. Il extermina les Helvètes, et rejeta les Suèves au delà du Rhin; puis, se trouvant trop faible pour lutter seul contre toute la Gaule, il se déclara le défenseur du culte des druides, et s'allia aux Kymris du centre contre les Belges du nord. Parmi ceux-ci, les Nerviens étaient les plus intrépides. Ils occupaient les pays situés à l'est de l'Escaut, et ils avaient eu soin de reléguer dans des marais inaccessibles aux ennemis leurs femmes et tous ceux que leur âge rendait inutiles à la guerre. Leur résistance fut héroïque. Pendant quelques jours Rome trembla pour ses légions, et ne vit dans César qu'un perfide violateur de la paix, digne d'être livré aux ennemis. Mais, lorsqu'il revint victorieux, elle le reçut avec de longues acclamations, et le sénat décréta des fêtes publiques pour remercier les dieux de leur protection signalée. «Jamais dit Plutarque, on n'avait tant fait pour aucune victoire.»
Cependant une nouvelle ligue se forma contre les Romains. Elle comprenait les peuples armoriques, c'est-à-dire tous ceux qui habitaient le rivage de la mer, depuis la Loire jusqu'au Rhin. Les Morins y prirent part; on y remarquait aussi les Ménapiens, qui, après avoir été l'un des peuples les plus puissants de la Belgique, s'étaient, à mesure qu'ils s'affaiblissaient, rapprochés de plus en plus de la mer. Les Belges de la Bretagne avaient promis leur appui, et l'on espérait celui des nations germaniques, toujours empressés à franchir le Rhin. Tous s'étaient engagés à agir d'un commun accord, à partager la même fortune, et à défendre contre le joug romain la liberté qu'ils avaient reçue de leurs pères. Les Ménapiens et les Morins n'avaient jamais envoyé de députés à César: loin de se soumettre à l'approche des armées romaines, ils résolurent, par une tactique différente de celle qu'avaient adoptée les autres nations gauloises, d'éviter le combat et de chercher un refuge dans leurs marais et dans leurs vastes forêts. César, réduit à s'ouvrir un passage, la cognée et l'épée à la main, avait à peine dévasté quelques champs et brûlé quelques villages, lorsque les pluies de l'automne le contraignirent à donner le signal de la retraite.
L'année suivante, César arrêta sur le Rhin une autre invasion, celle des Usipiens et des Tenchtères. Quelques vaincus se réfugièrent à l'est du Rhin chez les Sicambres; César leur fit redemander les fugitifs, mais ils lui répondirent: «Le Rhin forme la limite de la puissance romaine; si vous voulez commander au delà du fleuve, reconnaissez aussi aux Germains le droit de le franchir.» Trois siècles s'écouleront avant que les fils de ces Sicambres aillent demander raison aux successeurs de César de la violation de leurs frontières, en envahissant celles de l'empire romain.
Pendant que César se préparait à passer en Bretagne, il conclut un traité d'alliance avec les Morins qui avaient résisté à ses armes. Ils s'excusèrent en alléguant leur ignorance des usages des conquérants d'avoir osé leur résister et remirent quelques otages. Deux lieutenants de César pénétrèrent dans le pays des Ménapiens, toujours protégés par leurs forêts. Un autre de ses lieutenants reçut, au retour de l'expédition de Bretagne, l'ordre de réprimer une attaque dirigée par les Morins contre quelques légionnaires isolés et parvint, grâce aux chaleurs de l'été qui avaient désséché les marais, à leur imposer la paix.
Les Ménapiens seuls continuaient à repousser le joug romain. Ils s'empressèrent d'entrer dans la confédération qui eut pour chef Ambiorix, roi des Éburons, nation intrépide et voisine des bords de la Meuse. Mais leur courage ne put les sauver. Assaillis de toutes parts avant qu'ils eussent pu se préparer à la défense, ils perdirent leurs troupeaux et virent brûler leurs habitations et leurs moissons. Leurs otages furent conduits au camp de César, et Ambiorix apprit bientôt qu'il ne pouvait plus espérer de trouver au milieu d'eux un appui dans la victoire ou un asile dans le revers.
L'insurrection vaincue chez les Belges se ranima chez les Arvernes. La voix du vercingétorix fut entendue jusqu'aux extrémités de la Gaule. Les Morins accoururent au siége d'Alésie; Comius, chef atrébate auquel César avait confié le soin d'observer les Ménapiens, avait abandonné le parti des Romains, et trahissait leur alliance et leurs bienfaits: tant était grande l'ardeur des Gaulois à recouvrer leur liberté et leur ancienne gloire!
César rêvait désormais d'autres conquêtes; il voulait opposer à la jalousie de Pompée et à la haine du sénat la puissance victorieuse de son glaive. Il ne songea plus qu'à s'attacher les peuples de la Gaule qui n'avaient pas oublié la route de Rome, et il les incorpora dans les légions qui combattirent à Pharsale.
Les Ménapiens et les Morins partagent, depuis cette époque, le sort des autres nations gauloises. Aux agitations de la liberté menacée succède la longue paix de la servitude, et bientôt, au milieu des splendeurs de la cour d'Auguste, Virgile, gravant sur le bouclier d'Enée les brillantes destinées de Rome, rappelle dans les mêmes vers la honte du Rhin et celle de l'Euphrate, la défaite des peuples nomades de la Libye et la soumission des Morins, les plus reculés des hommes.
... Incedunt victæ longo ordine gentes,
Quam variæ linguis, habitu tam vestis et armis.
Hic Nomadum genus et discinctos Mulciber Afros,
Hic Lelegas, Carasque, sagittiferosque Gelonos
Finxerat. Euphrates ibat jam mollior undis,
Extremique hominum Morini, Rhenusque bicornis.
Rome est arrivée au faîte de sa puissance, quand une ville obscure de la Judée devient le berceau de la rénovation du monde. Le Christ, que l'Orient attend, oppose à l'orgueilleuse corruption des sociétés antiques les ineffables mystères d'une chasteté et d'une humilité inconnues jusqu'alors; puis, confirmant ses divins préceptes par l'agonie du sacrifice expiatoire, il dit à ses disciples: «Allez enseigner toutes les nations.» Ceux-ci se hâtent d'obéir; conquérants pacifiques, ils se partagent le monde. Pierre et Paul, appelés aux bords du Tibre, vont dans la ville éternelle sceller de leur sang le fondement d'une puissance plus durable que celle des Césars.
Tibère succéda à Auguste, Caligula à Tibère. Caligula conduisit une expédition romaine dans les régions septentrionales de la Gaule. Arrivé sur le rivage de la mer avec ses balistes et ses machines de guerre, il ordonna aux légionnaires de ramasser dans leurs casques les coquillages épars sur le sable, afin, disait-il, que le Capitole reçût les dépouilles de l'Océan. Un monument plus utile de ce voyage fut la construction, au bord de la mer, d'une tour élevée, où l'on allumait des feux pendant la nuit pour diriger la marche incertaine des navires.
Après Caligula vint Claude, puis Néron qui chantait sur sa lyre le crime d'Oreste, moins affreux que le sien; puis Galba, Othon, Vitellius, princes faibles et vils qui fléchirent tour à tour sous le fardeau impérial. «Suscepere imperium populi romani transferendum, dit Tacite, et transtulerunt.» Une influence fatale semble dominer le trône des Césars: Domitien est le frère de Titus; Commode recueille l'héritage de Marc Aurèle.
Un incendie a consumé le Capitole qu'abandonnent les génies protecteurs de la cité de Romulus. Les soldats prétoriens nomment à l'encan des empereurs qu'ils massacrent le lendemain. Enfin, sous le règne des empereurs Valérien et Gallien, les menaçantes invasions des peuples germaniques répandent de toutes parts une terreur profonde. Les ruines des villes qu'ils dévastent attestent la faiblesse des Romains et l'audace des barbares, ruinæ signa miseriarum et nominum indicia servantes.
Valérien confia à Posthumus le soin de défendre les frontières de l'empire. Posthumus arrêta toutes les invasions, et maintint la paix dans les provinces confiées à son administration. La Gaule reconnaissante le proclama empereur à la mort de Valérien; mais il périt victime de l'ambitieuse jalousie d'un de ses lieutenants, nommé Lollianus, qui l'assassina.
Une femme, dont le nom semble d'un heureux présage, Victoria, qui prend le titre d'Augusta et de Mère des camps, venge Posthumus et donne la pourpre à Victorinus qui continue à défendre et à protéger la Gaule. Victorinus rendit à la plupart des cités leur ancienne organisation municipale, et mérita d'être comparé aux Trajan, aux Nerva et aux Antonin. Il fit écrire sur ses médailles: Fortuna redux, allusion heureuse à des espérances trop promptement démenties. Victorinus périt, comme Posthumus, dans une sédition militaire.
Un armurier (il s'appelait Marius) régna pendant trois jours; il avait dit: «Qu'on ne me reproche point ma profession, c'est avec le fer qu'on fonde les empires.» Un de ses soldats lui répliqua, en lui donnant la mort: «Ne te plains donc pas; ce glaive qui te frappe, c'est toi qui l'as forgé.»
Victoria, disposant toujours de l'autorité suprême, la transmit à Tetricus, qui se fit proclamer à Bordeaux. L'empire gaulois créé dans la Belgique s'étendait vers la Méditerranée; Aurélien s'alarma en Italie: «Je m'étonne, pères vénérables, écrivit-il aux sénateurs romains, que vous hésitiez si longtemps à consulter les livres des sibylles, comme si vous délibériez dans une église chrétienne, et non dans le temple de tous les dieux.»
L'épée d'Aurélien était plus puissante que les oracles sibyllins. Elle renversa dans les Gaules l'autorité de Victoria, et sur l'Euphrate celle de la reine Zénobie. L'Orient et l'Occident portaient les mêmes fers: Tetricus, revêtu d'une chlamyde de pourpre au-dessus des braies gauloises, parut au triomphe d'Aurélien, à côté de Zénobie, qui, ornée de pierres précieuses, traînait des chaînes d'or. Zénobie obtint une retraite à Tibur; Tetricus acheva ses jours sur le mont Cœlius.
A la chute de l'empire gaulois, on voit redoubler les efforts des nations barbares, impatientes de briser les dernières barrières qui protégent encore le vieux monde romain. Elles se pressent sur le Rhin, tandis que leurs flottes cherchent par l'Océan une autre route qui, à travers les tempêtes, les conduise à la victoire et au butin. Toutes accourent des limites de la Scandinavie, patrie féconde des envahisseurs. Elles se sont arrêtées quelque temps près de l'Elbe, et c'est là que nous apercevons l'Héligoland ou l'île sainte des Saxons et la Merwungania des Merwings, de même que plus tard nous y découvrirons le berceau des Danes et des Normands. De ces rivages s'élancent sans cesse ces colonies aventureuses guidées par leurs bersekirs, générations jeunes et cruelles qui ne connaissent que les joies du sang, et sourient en recevant la mort. On les désigne tantôt sous le nom de Saxons qu'elles doivent à leurs longs couteaux, tantôt sous celui de Franks, qui rappelle peut-être le ver sacrum des peuples du Nord, et qui serait dans cette hypothèse synonyme de celui des Flamings, que nous retrouverons plus tard. «Les Franks et les Saxons, écrivait l'empereur Julien, sont les plus belliqueux de tous les peuples, et une ligue étroite les unit les uns aux autres.»—«Les Franks et les Saxons, ajoute Orose, ravageaient les rivages de la Gaule.» Dès le quatrième siècle, ils avaient fondé des établissements sur les côtes de la Frise, où ils se mêlèrent aux Saliens de l'Yssel et aux Sicambres dont les aïeux avaient été relégués par Auguste aux bouches du Rhin.
Tous les historiens ont célébré l'intrépidité des Seekongars et l'audace qu'ils montraient en parcourant les mers: leurs poétiques mythologies racontaient que les dieux avaient créé l'homme d'un tronc d'arbre qui flottait sur les ondes; l'Océan était leur première patrie. «Autant de rameurs, autant de pirates, dit Sidoine Apollinaire, tous commandent et obéissent, enseignent et apprennent à la fois l'art de piller. Ces ennemis sont plus terribles que tous les autres. Lorsqu'on ne les attend point, ils attaquent; si vous êtes prêts à les combattre, ils vous échappent. Ils accablent ceux qu'ils surprennent, et se rient de ceux qui résistent. S'ils vous poursuivent, ils vous atteignent; s'ils fuient, ils se dérobent à vos coups. Les naufrages les instruisent; ils se réjouissent des dangers au milieu des flots et des écueils.»
Lorsque Aurélien et Tacite eurent régné, Probus ceignit la pourpre impériale. Il opposa une résistance énergique à toutes les invasions des barbares, les força à repasser le Rhin, leur prit soixante et dix villes et leur tua quatre cent mille hommes. Puis il dirigea ses armes contre la ligue des Franks et les vainquit au fond de leurs marais. Quelques-uns de ces Franks, conduits au Pont-Euxin par l'ordre de l'empereur, s'y emparèrent de quelques barques où ils trouvèrent un asile. Insultant tour à tour les rivages de l'Asie et ceux de l'Europe, pillant Syracuse, menaçant Carthage, ils revinrent dans la Batavie sans que la puissance romaine eût pu châtier leur audace.
Bientôt un nouveau mouvement éclata dans la Gaule. Il arriva que, dans une fête donnée à Lyon, le jeu fut dix fois de suite favorable à Proculus. Selon un ancien usage, ses amis s'amusèrent à le parer d'un manteau de pourpre. Cependant ils craignirent que cette innocente plaisanterie ne leur devînt fatale. Un complot se forma. Proculus voulut garder son manteau impérial: la Bretagne, l'Espagne et la Belgique le soutinrent. Vaincu par Probus, il se réfugia chez les Franks, qui le livrèrent. Probus avait pacifié tout l'empire et se vantait de n'avoir plus besoin de ses armées. Cette parole imprudente le fit assassiner par ses soldats.
Marcus Aurélius Carus, citoyen de la Gaule Narbonnaise, régna deux années. Dioclétien, à qui une druidesse de Tongres avait autrefois promis l'empire, lui succéda et vainquit Carinus, fils de Carus, qui avait recueilli au nord des Alpes l'autorité de son père. Dès ce moment, l'indépendance gauloise s'humilia et se transforma en une longue agitation, qu'entretinrent les Bagaudes, laboureurs chassés de leurs terres par les ravages des guerres ou l'avidité du fisc.
Cependant les Saxons, montés sur leurs légers cyules, continuaient à parcourir, à pleines voiles, les mers orageuses que leurs poètes nommaient la route des cygnes. Leurs succès encourageaient leur audace, et chaque jour leurs débarquements se multipliaient sur le rivage septentrional de la Gaule, désigné quelques années plus tard sous le nom de Littus Saxonicum. Le césar Maxence, qui résidait à Trèves, leur opposa Carausius, chef habile et plein de courage, qui était né lui-même dans le pays des Ménapiens.
A peine Carausius avait-il pris le commandement de la flotte de Boulogne qu'on le vit, soit qu'il écoutât son ambition, soit qu'il fût guidé par des sympathies puisées dans une commune origine, favoriser les Franks et les Saxons qu'il devait combattre; il apprit que Dioclétien et Maximien avaient résolu sa mort, et se proclama empereur. De nombreux navires se trouvaient sous ses ordres; une légion romaine, formée probablement d'auxiliaires germains, le soutenait: la Bretagne même invoquait sa protection. Enfin, à sa voix, les Franks, s'élançant de leurs marais, avaient occupé la cité de Boulogne.
La rébellion de Carausius porta l'effroi à Rome. Dans les ports de la Gaule méridionale et même dans ceux de l'Italie, on se hâta de construire des vaisseaux pour combattre la flotte ennemie, et un panégyriste romain remarque, comme une preuve signalée de la protection des dieux, que pendant toute une année, tandis qu'on tissait les voiles et qu'on préparait les bois nécessaires aux navires, le ciel demeura constamment serein afin que le zèle des ouvriers ne se ralentît point. Cinq années s'écoulèrent avant que la flotte romaine parût dans l'Océan. Constance avait quitté les bords du Rhin pour la seconder avec une puissante armée; Boulogne fut reconquise, et les Romains, favorisés par la sécheresse de l'été, poussèrent leur expédition jusqu'au centre des terres ménapiennes, «contrée tellement envahie par les eaux, dit Eumène dans le panégyrique de Constance, qu'elle semble flotter sur des abîmes et frémit sous les pas.»
Dans l'armée qui s'éloigna de l'Italie pour combattre Carausius se trouvait cette célèbre légion thébéenne, composée de chrétiens, qui, à Agaune et sous les murs de Cologne, s'offrit au martyre sans toucher à son épée. Dès le premier siècle de l'ère chrétienne, saint Materne, disciple de saint Pierre, avait porté dans la Belgique les féconds enseignements de la foi nouvelle. Ses progrès avaient été rapides, lorsque la persécution dioclétienne soumit à une terrible et dernière épreuve les néophytes de toutes les parties de l'empire. Le préfet Rictiover la dirigea dans les Gaules. A Trèves, le nombre des chrétiens immolés fut si considérable que leur sang rougit les eaux de la Moselle. La vierge Macra fut brûlée vive à Reims. Quintinus, Romain de race sénatoriale, périt dans la cité des Veromandui, qui, depuis, garda son nom. L'évêque Firminus, à Amiens, Gentianus, Victorius, Fuscianus, dans le pays de Térouane, Eubert, Piat et Chrysolius, chez les Ménapiens, méritèrent par les mêmes tortures la palme du martyre. La persécution se ralentit lorsque Constance vient gouverner les Gaules; il traite les Gaulois avec douceur, vit en paix avec les Franks et protége les disciples d'une religion à laquelle il est secrètement favorable. Enfin Constantin, fils de Constance, aperçoit dans les airs, aux limites de la Belgique, une croix lumineuse qu'il place sur son labarum. Il triomphe par ce signe, renverse les cruels tyrans de l'Italie et inaugure le christianisme au Capitole.
A la mort de Constantin, l'empire se divise. Un de ses fils, qui porte le même nom, fait la guerre à ses frères, enrôle des Franks dans son armée et meurt à Aquilée. Les Franks s'établissent de plus en plus sur les côtes septentrionales de la Gaule; leur puissance augmente chaque jour. Constant, autre fils de Constantin, la sanctionne par des traités et la confirme en périssant assassiné par l'ordre du Frank Magnentius, qui se proclame empereur à Autun. Ni la défaite de Magnentius, ni la mort de Sylvanus, autre Frank qui usurpe la pourpre, ne fortifient l'autorité romaine. Les Franks conservent, sous de nouveaux chefs, une position menaçante. On leur oppose enfin un écolier d'Athènes, à peine âgé de vingt-trois ans, à la taille difforme, à l'esprit orgueilleux et cynique, mais capable des plus grandes choses. C'est le césar Julien. Il arrive dans la Gaule avec trois cent soixante soldats, réunit les débris des armées romaines et repousse les barbares qui avaient envahi l'empire depuis Autun jusqu'au Rhin.
Les Franks Saliens avaient occupé la Toxandrie: Julien les surprit et leur imposa la paix. Le disciple de Platon, qui demandait à des enchantements les secrets de l'avenir, semble, en protégeant les Franks, avoir reçu la révélation de leur puissance future. Déjà, ils occupaient le premier rang parmi les nations germaniques, terribles pendant la guerre, redoutables pendant la paix, tour à tour auxiliaires et ennemis. Julien avait besoin des Franks. Il souffrit que dans une sédition militaire on le proclamât empereur et qu'on l'élevât sur un bouclier, suivant la coutume des barbares. Il n'avait pu résister, écrivait-il au sénat d'Athènes, aux volontés de son génie. Il régna, et lorsque plus tard il crut pouvoir rétablir l'antique puissance de Rome, en forçant les chrétiens à relever les autels du Capitole, il leur disait: «Ecoutez-moi; les Allemands et les Franks m'ont écouté.»
Après la mort de Julien, Valentinien recueillit l'empire d'Occident. Pendant les premières années de son règne, des troupes innombrables de Saxons traversèrent l'Océan et s'établirent sur le rivage de la Gaule. De là ils s'avancèrent jusqu'aux bords du Rhin et défirent le comte Nannianus. Mais, ayant appris que l'empereur avait réuni une armée considérable pour les combattre, ils demandèrent à pouvoir se retirer en abandonnant leur butin. Les Romains feignirent de le leur permettre, et profitèrent de leur confiance pour les attirer dans des embûches où ils périrent presque tous. «Valentinien, dit Orose, vainquit, aux limites du pays des Franks, les nations saxonnes, nations redoutables par leur courage et leur agilité, qui, placées aux bords de l'Océan et dans des marais inaccessibles, menaçaient les frontières de l'empire et se préparaient à de formidables invasions.»
Vers la fin du quatrième siècle, un autre Carausius s'élève au nord de l'empire: c'est Maxime, soldat dont la naissance est inconnue, mais qu'Orose appelle un homme intrépide et digne d'être auguste. Proclamé empereur en Bretagne, il aborde aux bouches du Rhin. Les Franks le soutiennent. Deux chefs de cette nation, Rikomir et Baudo, sont ses consuls. Mellobald, autre Frank, naguère créé comes domesticorum par Valentinien, le fait reconnaître à Paris. Maxime conserva l'empire pendant cinq années. Son ambition le perdit: il voulut envahir l'Italie et périt à la bataille d'Aquilée. La trahison du Frank Arbogast avait hâté sa chute. Arbogast, redoutable par son audace, son courage et sa puissance, tint l'empereur Valentinien II enfermé dans Vienne jusqu'à ce qu'il l'eût réduit à se tuer; puis il lui donna pour successeur le rhéteur Eugène, qu'il arracha aux jeux de l'école pour lui ordonner de relever l'autel antique de la Victoire Romaine, naguère vainement défendu par l'éloquence de Symmaque: autres jeux, tels qu'ils convenaient à un barbare devenu l'arbitre du monde, et plein de mépris pour la pourpre qu'il dédaignait.
Le chrétien Théodose, issu d'une famille espagnole, venge Valentinien II. «Où est le Dieu de Théodose?» s'écrie-t-il en menant ses troupes au combat contre celles d'Arbogast, dans une vallée des Alpes. A sa voix s'élève une effroyable tempête qui engloutit la fortune des Franks. N'oublions pas toutefois que, dans cette célèbre journée, les soldats de Théodose étaient des Goths, parmi lesquels il s'en trouvait un nommé Alarik. Les barbares, vainqueurs ou vaincus, avaient déjà tout envahi.
Pendant ces guerres sanglantes, le christianisme continuait à se propager vers le Nord. Victricius, soldat romain devenu évêque de Rouen, fut le plus illustre de ses apôtres. «Tyticus nous a appris, lui écrit saint Paulin de Nôle, quelle clarté brillante le Seigneur a répandue sur des régions jusqu'à ce jour livrées aux ténèbres. Le pays des Morins, placé aux limites du monde, que l'Océan frappe en grondant de ses flots barbares, voit aujourd'hui les peuples relégués sur ses côtes sablonneuses se réjouir de la lumière que tu leur as portée et soumettre au Christ leurs cœurs féroces. Là où il n'y avait que des forêts et des plages désertes, dévastées par les pirates qui y abordaient ou s'y étaient établis, les chœurs vénérables et angéliques des fidèles s'élèvent pacifiquement des églises et des monastères, dans les villes et dans les bourgs, au milieu des îles et des bois. Le Christ a fait de toi son vase d'élection dans les lointaines contrées du rivage nervien que la foi avait à peine effleuré de son souffle. Il t'a choisi pour que sa gloire retentît jusqu'aux bords des mers où se couche le soleil.»
Après la mort de Théodose, Stilicon gouverna la Gaule au nom d'Honorius. Stilicon, objet des poétiques adulations de Claudien, était un Vandale qui trahissait les Romains. Il voulait élever son fils à l'empire, et appela les barbares. «Il croyait, dit Orose, qu'il serait aussi facile de les arrêter que de les mettre en mouvement et sacrifiait le salut du monde pour donner la pourpre à un enfant.» Tous les peuples germaniques s'élancèrent au delà du Rhin. Les Quades, les Vandales, les Sarmates, les Alains, les Gépides, les Saxons, les Burgundes, les Allemans, ravagèrent tous les pays qui s'étendent entre les Alpes, les Pyrénées, le Rhin et l'Océan. Mayence, ville illustre autrefois, fut conquise et détruite. Les puissants habitants de Reims, ceux d'Amiens, d'Arras et de Tournay, les Morins, les plus éloignés des hommes, subirent le même sort. Dans l'Aquitaine, dans la Novempopulanie, dans la Lyonnaise et la Narbonnaise, rien n'échappa à la dévastation. Enfin Alarik assiégea la cité impériale du Tibre avec une armée de Goths, s'en empara et la pilla pendant six jours; tandis que saint Jérôme répétait aux descendants des Gracques et des Scipions, réfugiés à Bethléem, les vers où la muse désolée de Virgile raconta la ruine d'Ilion, les appliquant aux malheurs de Rome, fille de Pergame:
Quis cladem illius noctis, quis funera fando
Explicet, aut possit lacrymis æquare labores?
Urbs antiqua ruit, multos dominata per annos.
Cependant les habitants du rivage armorique et ceux d'autres provinces des Gaules avaient pris les armes pour se défendre, et leur premier soin avait été de remplacer les magistrats romains par une administration indépendante. «Les Franks, qui étaient voisins du pays des Armoriques, dit Procope, remarquèrent qu'ils s'étaient donné une nouvelle forme de gouvernement et voulurent leur imposer leur joug et leurs lois. Ils commencèrent par piller leurs biens, puis les attaquèrent ouvertement. Les Armoriques se conduisirent vaillamment dans cette guerre, et les Franks, ne pouvant les soumettre par la force, leur proposèrent leur alliance et s'unirent à eux par des mariages.» Quels étaient ces Armoriques? les Ménapiens, derniers représentants des nations gauloises vers le nord.
Ainsi les Saliens s'établirent en amis et en alliés sur les rives de l'Escaut. Il appartenait à ces contrées, illustre asile des fières et tumultueuses libertés du moyen âge, d'être le berceau de la grandeur des Franks.
La royauté des Franks, qui, soumis à l'autorité romaine, n'avaient eu longtemps que des chefs de guerre (unterkonings, duces, subreguli), s'était reconstituée. Vers l'an 426, Hlodi, fils de Teutmir et petit-fils de Rikomir, si puissant au temps de Maxime, fut élu roi des Franks.
Hlodi, après s'être emparé de Tournay et de Cambray, étendit ses expéditions jusqu'à la Somme. Le chef des Romains, le Scythe Aétius, qui avait recueilli le génie et l'ambition du Vandale Stilicon, marcha au devant des Franks, accompagné du jeune césar Majorien, et les rencontra près du bourg d'Helena. «Au sommet d'une colline, dit Sidoine Apollinaire dans le Panégyrique de Majorien, les Franks célébraient un bruyant hyménée. Au milieu de leurs danses barbares, une blonde fiancée acceptait un blond époux. On raconte que Majorien vainquit les Franks. Les casques retentissaient sous les coups, et la cuirasse repoussait, de ses écailles, les atteintes redoublées de la hache. Enfin les ennemis lâchèrent pied. On voyait briller sur leurs chars fugitifs les ornements épars de cet étrange hyménée, les vases et les mets du festin, les marmites couronnées de fleurs où trempait le poisson. Le vainqueur s'empara des chars et de la fiancée. Moins digne de mémoire fut la lutte où le fils de Sémélé entraîna les Lapythes et les monstres de Pholoé, lorsqu'au milieu des brûlantes orgies des bacchantes, ils invoquaient Mars et Vénus et, prenant leurs coupes pour traits, rougissaient de leur sang les sommets de l'Othrys. Qu'on ne célèbre plus les querelles des enfants des nuages... Majorien dompte aussi des monstres qui relèvent, au haut de leur front, leurs cheveux d'un roux ardent, afin que leur tête, privée de chevelure, paraisse plus hideuse. Leur œil bleu lance un humide et pâle regard. Leur figure est rasée de toutes parts, et le peigne, au lieu de barbe, ne rencontre que de longues moustaches. C'est pour eux un jeu que de lancer les framées rapides à travers les airs, de chercher l'endroit où ils vont frapper, d'agiter leurs boucliers, de se précipiter au-dessus des haches croisées, et de se hâter d'accourir vers l'ennemi.»
Aétius, vainqueur de Hlodi, voulant châtier les peuples armoriques qui avaient refusé d'obéir au lieutenant romain Littorius, les livra à Eochar, roi des Alains. Ils ne pouvaient plus rien espérer des Franks: aux vengeances d'Aétius, à la fureur avide des Alains, ils opposèrent le pieux zèle d'un prêtre chrétien. Dans les murs d'Auxerre vivait l'évêque Germanus, vénérable ami de la vierge Genowèfe, qui fut plus tard la protectrice des Parisii menacés. Germanus, cédant aux prières des députés de l'Armorique, se rend au-devant des Alains qui s'avançaient déjà, et saisit par la bride le coursier d'Eochar. Le chef barbare recule devant la parole de ce vieillard désarmé; et l'évêque d'Auxerre, voulant consolider son triomphe, va mourir à Ravenne en plaidant, auprès de Valentinien et de Placidie, la cause de l'Armorique, effrayée par la colère d'Aétius.
Après la défaite et la mort de Hlodi, la plus grande partie des Franks avaient reconnu l'autorité romaine, et, sous les auspices d'Aétius, ils avaient élevé à la royauté un de leurs chefs qui lui était dévoué, Merwig, fils de Merwig, de la tribu des Merwings, qui, originaire des bords de l'Elbe, s'était mêlée aux Marcomans et aux Sicambres avant d'occuper dans la Batavie l'une des rives du Wahal qui conserva son nom.
Cependant le plus jeune des fils de Hlodi, adolescent à la blonde chevelure, se rendit à Rome pour réclamer l'héritage de son père. Quelques présents et le vain titre d'ami du peuple romain furent tout ce qu'il obtint. L'autre, Hlodibald, alla trouver Attila, chef terrible de la grande et féroce nation des Huns, et réclama l'appui de ses armées.
Attila réunit cinq cent mille barbares. L'Occident entier frémit d'épouvante. Aravatius, évêque de Tongres, était à Rome. Saint Pierre lui apparut et lui dit: «Il a été arrêté dans les desseins de Dieu que les Huns ravageront la Gaule. Hâte-toi d'aller mettre l'ordre dans ta maison; prends un blanc linceul et prépare ton tombeau.» A Troyes, une autre vision annonce l'arrivée des barbares à l'évêque Lupus.
Armé du glaive de Mars et de l'anneau d'Honoria, le roi des Huns, tel qu'une sombre tempête portée par l'aquilon, s'avance dans la Belgique; les Gépides, les Hérules, les Bructères, les Thorings et quelques autres peuples franks ripewares, le suivent. Aétius, qui trouve dans cette invasion le moyen d'affaiblir les barbares déjà établis dans la Gaule, oppose à la nation des Huns les Westgoths de la Septimanie, les Franks Saliens de Merwig et quelques Allemans, débris d'anciennes cohortes auxiliaires. Les innombrables armées d'Aétius et d'Attila se rencontrèrent dans les plaines Catalauniques, arène immense, longue de cent lieues et large de soixante et dix. Trois cent mille cadavres jonchèrent le champ de bataille, et l'on vit un faible ruisseau qui traversait le théâtre de cette lutte gigantesque devenir un torrent de sang. Impuissant à s'ouvrir un passage à travers les soldats d'Aétius, Attila se retira dans son camp où il resta toute la journée du lendemain, faisant sonner ses trompettes et prêt à se précipiter, si sa retraite était forcée, dans un bûcher formé des selles de ses chevaux. Le rugissement du lion dans son antre effraya le vainqueur.
Attila s'éloigna sans être poursuivi; mais l'année suivante, comme il avait envahi l'Italie, il périt d'une mort soudaine, digne des récits qui entourèrent sa vie de terreur. Sa monarchie s'éteignit avec lui. Valentinien, ne redoutant plus qu'Aétius, fit assassiner le vainqueur des Huns. A la mort d'Aétius, dit la chronique de Marcellin, finit l'empire d'Occident.
Hildrik, fils de Hlodibald, avait profité de l'abaissement de l'autorité romaine pour rétablir la domination de son aïeul. Repoussé par le magister militum Egidius, qui prend le titre de princeps Romanorum, il se réfugie chez les Thorings, reparaît, étend ses conquêtes jusqu'à la Loire, et revient mourir à Tournay.
L'an 476, un chef des Hérules, trouvant le titre d'empereur trop vil, l'abolit, et relègue Augustule, dernier successeur d'Auguste, dans une villa habitée autrefois par Marius et Lucullus, et située sur le promontoire Misène qui avait reçu son nom d'Enée, illustre aïeul des Césars.
L'an 481, Hlodwig, fils de Hildrik, est élevé à la royauté des Franks. Il inaugure son règne en dispersant l'armée du rex Romanorum Syagrius, fils d'Egidius; puis, impatient de profiter des discordes des Burgundes, il épouse Hlotilde, nièce de l'usurpateur Gundbald. Hlotilde était chrétienne; et bientôt le farouche Hlodwig, cédant à ses prières, demanda à Remigius, évêque de Reims, de répandre les ondes sacrées du baptême sur sa longue chevelure. A son exemple, trois mille Franks consentent à renoncer solennellement au culte des idoles. Les chrétiens saluent dès ce moment avec enthousiasme la monarchie de Hlodwig qui, telle que la basilique dont sa frankiske a marqué la place dans la cité des Parisii, porte une croix à son sommet, mais ne repose à sa base que sur le fer d'un barbare. Le christianisme, que n'a pu ébranler la redoutable invasion des peuples septentrionaux, est appelé à recueillir désormais le fruit de leurs triomphes.
Vers cette époque, l'évêque Vedastus releva l'église d'Arras dont les ruines, cachées sous les ronces, servaient de retraite aux bêtes sauvages.
Dans une cabane située près de Reims vivait un solitaire nommé Antimund. Remigius lui ordonna, au nom des devoirs de la charité, de se dévouer à la rude et active carrière de l'apostolat. «Ceux que tu dois convertir au culte du Christ, ajoutait l'évêque de Reims, sont les Morins qui, bien que les plus reculés des hommes, ne seront bientôt plus éloignés de Dieu. C'est une nation dure et obstinée; mais souviens-toi que ceux qui résistent au glaive se soumettent à la parole du Seigneur.» Plusieurs années s'écoulèrent toutefois avant qu'Antimund parvînt à établir au milieu de ces peuples barbares le siége de son épiscopat.
Depuis les persécutions de Maximien, les chrétiens de Tournay avaient cherché un refuge hors de leur cité. Eleuthère était leur évêque au temps de la conversion de Hlodwig, et son hagiographe raconte que onze mille Franks reçurent de lui le baptême.
Les Franks ne renoncèrent toutefois que lentement à leurs superstitions et à leurs usages. Chrétiens humbles et dociles au pied des autels, ils retrouvaient dans leurs banquets les mœurs féroces de leurs pères. Nous savons d'ailleurs qu'une grande partie des Franks qui suivaient Hlodwig refusèrent d'abandonner leurs idoles, et allèrent rejoindre sur les bords de l'Escaut et de la Lys Raganher et Riker, autres rois franks issus, comme Hlodwig, de la race de Hlodi.
La victoire de Voglé, où les Westgoths et les Arvernes succombèrent, avait affermi la domination des Franks. Hlodwig reçut de l'empereur d'Orient Anastase les insignes du consulat, la chlamyde et la robe de pourpre; ensuite il alla à cheval, distribuant au peuple des pièces d'or et d'argent, se faire couronner dans la basilique de Tours.
Hlodwig, auguste, consul et chrétien, oublia les liens étroits qui l'unissaient autrefois aux Franks idolâtres du Nord, et ne se souvint plus que de la nécessité de préserver de nouvelles invasions la monarchie qu'il avait fondée. Il commença par la ruse l'œuvre que la violence devait achever. Il fit d'abord assassiner Sigbert, roi des Franks de Cologne, par son fils Hloderik lui-même; puis il adressa ce discours aux Franks de Sigbert: «Apprenez ce qui est arrivé: tandis que je naviguais sur l'Escaut, Hloderik, fils de mon parent Sigbert, attentait aux jours de son père, prétendant que c'était moi qui voulais sa mort. Hloderik a péri également, frappé par je ne sais quelle main; mais je suis complètement étranger à ces événements, car je ne puis répandre le sang de mes parents, ce qui serait un crime. Cependant, puisqu'il en est ainsi, je vous donnerai un conseil: si vous le trouvez bon, tournez-vous vers moi, afin que vous soyez sous ma protection.» Ainsi dit Hlodwig, et la royauté de Sigbert fut à lui.
Khararik, autre prince frank, fut livré avec son fils à Hlodwig, qui les dégrada en faisant raser leur chevelure pour les reléguer ensuite dans un cloître. Khararik pleurait de honte. Son fils lui dit: «C'est sur une tige verte que le feuillage a été coupé; mais il ne tardera pas à reparaître et à croître de nouveau. Puisse celui qui l'a fait tomber périr aussi promptement!» Ces paroles arrivèrent aux oreilles de Hlodwig. Il ne respecta plus la tige vigoureuse, impatiente de porter au loin ses altiers rameaux.
Le roi Raganher régnait à Cambray, et son domaine s'étendait vers le Littus Saxonicum. Hlodwig corrompit ses leudes en leur donnant des pièces de monnaie, des bracelets et des baudriers en airain recouvert d'or. Raganher, trahi par son armée, voulait fuir; mais il fut arrêté par les siens et conduit avec son frère Riker devant Hlodwig. «Pourquoi, dit Hlodwig à Raganher, as-tu déshonoré notre race en te laissant enchaîner? Il eût mieux valu mourir.» Et il abaissa sa hache sur sa tête. Puis s'adressant à Riker, il ajouta: «Si tu avais porté secours à ton frère, il n'aurait pas été enchaîné.» Et il frappa Riker d'un coup de hache. Les leudes de Raganher se plaignaient d'avoir été payés en fausse monnaie: «Ceux qui trahissent leurs maîtres n'en méritent point d'autre,» leur répondit le vainqueur, plein de mépris pour ceux dont il n'avait plus besoin. «Malheur à moi! s'écria Hlodwig lorsque l'œuvre de destruction fut achevée; tel qu'un voyageur dans des régions étrangères, je n'ai plus de parents qui puissent m'aider si les jours d'adversité arrivaient.» Il parlait ainsi, dit Grégoire de Tours, non qu'il regrettât ses crimes, mais par ruse, afin de découvrir s'il ne lui restait pas quelque parent qu'il eût oublié de faire périr. La mort exauça la plainte hypocrite du roi frank, et le réunit dans la tombe aux princes de sa race qu'avait immolés sa main.
Les amis de Raganher avaient cherché un refuge dans les colonies saxonnes établies au bord de la mer, et réclamèrent leur appui. Peu d'années après, sur une flotte qui cinglait du rivage des Danes vers les limites de l'empire des fils de Hlodwig, se trouvait un guerrier frank qui se disait issu de la race de Hlodi. C'était un fils de Raganher. Il tenta de reconquérir par les armes l'autorité de son père, fut défait et ne reparut plus.
Les Saxons repoussés par les successeurs de Hlodwig se consolèrent par d'autres conquêtes. Vers le milieu du cinquième siècle, deux de leurs chefs, Hengst et Horsa, avaient abordé en Bretagne. Lorsque l'expédition du fils de Raganher échoua, leurs colonies, mêlées à celles des Angles, autre peuple dane, dominaient déjà sur les rivages de l'Angleterre.
Après la mort de Hlodwig ses Etats avaient été partagés entre ses fils. L'un d'eux, Hlother, règne à Soissons et sur les pays situés au nord et à l'ouest; mais il recueille plus tard tout l'empire frank des Gaules. Soutenu par les populations idolâtres et féroces qui avaient obéi à Raganher, il fait périr son fils Chram et livre aux flammes la célèbre basilique de Tours. Puis, se croyant poursuivi par la colère du Dieu des chrétiens, il expire à Compiègne en disant: «Quelle est donc la puissance de ce roi du ciel qui tient dans sa main la vie des plus grands princes?»
Sous le règne de Hlother, l'évêque de Tournay Eleuthère mourut frappé par ceux que la sainte éloquence de sa parole n'avait pu désarmer. Son ami Médard, évêque de Noyon, lui donna la sépulture et fut son successeur. Médard joignit à l'évêché de Noyon celui de Tournay; mais il n'oublia point quels soins et quel zèle réclamaient les pays jadis confiés à l'apostolat d'Eleuthère.
«Personne n'ignore, écrit l'auteur anonyme de sa vie, combien d'injures et d'insultes il souffrit dans ces contrées, combien de fois il fut poursuivi par les menaces des habitants de Tournay et exposé au supplice par l'intrépidité de ses prédications. Cette nation était féroce et barbare, c'était un peuple rude et implacable qui, encore soumis aux rites des idoles, défendait avec obstination le culte de ses dieux. Le pieux pontife Médard réunit à son Eglise les féroces nations de la Flandre, et, pendant bien des années, bien qu'elles fussent éloignées de lui, il ne cessa de les instruire dans le culte de Dieu.» Nous rencontrons, pour la première fois, le nom de la Flandre dans ce récit des travaux apostoliques de l'évêque de Noyon; nous le retrouverons au septième siècle dans les écrits de l'évêque de Rouen, saint Audoène.
Après Hlother, l'empire frank se divisa de nouveau entre ses fils. Hilprik régna à Soissons qui devint le centre du royaume d'Occident, nommé Wester-ryk ou Neustrie, par opposition à l'Ooster-ryk ou Austrasie. La lutte entre la Neustrie et l'Austrasie n'est autre que celle des Saliens et des Ripewares, des peuples qui, sous Hlodwig, ont pris possession de la Gaule, et de ceux qui, soutenus et attaqués tour à tour par les nations transrhénanes, veulent renouveler les faits de la conquête. Sigbert, roi de Metz, combat Hilprik, roi de Soissons. Cette rivalité se dessine de plus en plus lorsque la reine d'Austrie, l'astucieuse Brunhilde, de la maison des princes west-goths d'Espagne, se trouve placée en face de Fredegund, qui ne s'est élevée en Neustrie au rang de reine que par le meurtre de Galswinthe, sœur de Brunhilde et épouse du roi Hilprik. Fredegund, entourée de devineresses, nous apparaît dans l'histoire du sixième siècle comme une de ces belles et cruelles prêtresses des mythologies druidiques, dont la faucille d'or était sans cesse rougie du sang des victimes.
A l'heure des revers, Tournay est le refuge du roi Hilprik et de Fredegund. C'est de là qu'elle envoie au camp de Sigbert deux jeunes gens nés dans les colonies saxonnes du pays de Térouane: on sait qu'excités par des potions enivrantes, ils enfoncèrent dans les flancs du roi de Metz le scharmsax, arme particulière à leur race.
Lorsque Merwig, fils d'Hilprik, suivant l'exemple donné par Chram, fils de Hlother, s'insurge contre son père, c'est également dans le pays de Térouane qu'elle prépare les embûches au milieu desquelles le jeune prince trouvera la mort.
De graves dissensions avaient éclaté dans la cité de Tournay. Deux familles, excitées par des querelles domestiques, la troublaient par leurs haines. Dans un premier combat, la lutte avait été si obstinée qu'à l'exception d'un seul homme, tous ceux qui y prirent part y avaient succombé. Fredegund voulut mettre un terme à ces discordes. Après avoir essayé vainement de les calmer par ses exhortations, elle invita à un banquet Karivald, Leudovald et Walden, que sa parole n'avait pu toucher, et les fit asseoir sur le même siége. Le banquet dura longtemps; la nuit vint. Selon l'usage des Franks, on enleva la table. Karivald, Leudovald et Walden n'avaient point quitté leur siége, tandis que leurs serviteurs appesantis par le vin sommeillaient dans les coins de la salle. Ils s'entretenaient à haute voix lorsque des hommes envoyés par Fredegund s'approchèrent par derrière, levèrent les trois haches qu'ils avaient apportées, et renversèrent les trois convives d'un même coup. Au bruit de ce cruel châtiment une sédition éclata; mais Fredegund, retenue quelques jours captive à Tournay, fut bientôt délivrée.
Les dernières années de la reine de Neustrie furent signalées par d'importants succès; car, avant d'achever sa longue et sanglante carrière, elle rétablit dans la ville des Parisii et dans d'autres cités la domination barbare des Franks septentrionaux.
Brunhilde survivait à Fredegund. Tour à tour chrétienne zélée ou persécutrice impie, elle favorisa le passage de l'abbé italien Augustinus qui allait prêcher la foi aux Anglo-Saxons, et chassa le moine irlandais Columban de la retraite qu'il avait fondée à Luxeuil, au milieu des solitudes des Vosges. Tandis qu'Augustinus abordait au promontoire de Thanet, Columban se retirait dans les États du roi Hlother, qui régnait, dit l'hagiographe, sur les Franks fixés aux extrémités de la Gaule, sur les bords de la mer.
Le génie ardent de saint Columban est l'héritage qu'il laisse à ses disciples. Des cloîtres auxquels il a donné sa règle sortent des moines éclairés par une science profonde, animés d'un zèle intrépide. Tels furent Attala, abbé de Bobbio; Eustatius, abbé de Luxeuil, qui, comme son maître, vit Hlother aux limites de la Gaule, près de l'Océan; Waldebert, Chagnoald, Raganher, Odomar, qui devinrent plus tard évêques de Meaux, de Lyon, de Noyon, de Térouane; Gallus, Magnus, Theodorus, Wandregisil, Waldolen, Walerik, Bertewin, Mummolen, Eberthram, qui fondèrent d'illustres monastères.
Les temps étaient favorables à la propagation du christianisme.
Parmi les familles les plus puissantes de la Gaule septentrionale, il en était une dont les vastes domaines s'étendaient depuis le Fleanderland et le pays de Térouane jusqu'aux bords de la Meuse, aux limites de l'Austrasie et du pays des Frisons; le nom de Karlman ou Karl y était héréditaire. Le berceau de cette famille semble avoir été placé au milieu des colonies des Flamings: le nom qu'elle portait, étranger à la langue franke, lui assigne également une origine saxonne. A quelle époque avait-elle abordé sur nos rivages? Le fils de Raganher l'y avait-il laissée dans sa fuite, afin qu'un jour elle vengeât la mort du roi de Cambray sur les derniers successeurs de Hlodwig? Y était-elle venue à une époque plus reculée? Carausius (Karlos) ne serait-il point l'aïeul des Karlings?
Les Karlman, ambitieux et pleins de génie, s'étaient mêlés aux agitations de l'Austrasie, arène toujours ouverte aux invasions et aux révolutions inopinées. Grégoire de Tours les montre associés à des complots contre Brunhilde; le poëte Venantius Fortunatus trouvait dans la traduction romaine de leur nom une vague révélation de leur grandeur.
Peppin, fils de Karlman, avait épousé Iduberge, issue d'une famille aquitaine et sœur de Modoald, évêque de Trèves. Il était uni par une étroite amitié à l'évêque de Metz, Arnulf, dont le fils Anségisil eut plus tard pour femme Begge, fille de Peppin. L'an 622, Peppin et Arnulf reçurent de Hlother la tutelle de son fils Dagbert qu'il avait élevé à la royauté d'Austrasie. C'est ainsi que la Gaule méridionale trouva dans le nord de puissants protecteurs pour ses missionnaires.
L'Aquitain Amandus, disciple de saint Austrégisil, qui était le successeur d'un Apollinaire sur le siége épiscopal de Bourges, s'était rendu à Rome pour prier au tombeau des apôtres, lorsqu'il y crut entendre la voix de saint Pierre qui lui ordonnait de retourner dans la Gaule pour y prêcher la foi. Il obéit et se dirigea vers les provinces septentrionales. Il visita d'abord celle de Sens; mais bientôt il apprit «qu'il y avait au delà de l'Escaut un pays connu sous le nom de Gand. Les habitants de ces lieux, accablés sous le joug odieux du démon, oubliaient Dieu pour adorer des arbres et construire des temples et des idoles. La férocité de cette nation ou la situation de la contrée où elle vivait avait détourné tous les prêtres d'y aller prêcher, et personne n'osait y annoncer la parole de Dieu.»
Amandus s'adressa à Riker, évêque de Noyon, dont le diocèse comprenait le territoire de Gand, pour que le roi Dagbert, qui venait de recueillir l'héritage de la Neustrie et avait conservé Peppin pour major domus, accordât à ses efforts la protection de son autorité.
«Qui pourrait raconter, continue l'hagiographe, les injures qu'il souffrit pour le nom du Christ, et combien de fois il fut frappé par les habitants de Gand, repoussé avec outrage par les femmes et les cultivateurs des champs, et même précipité dans l'Escaut? Ses compagnons l'abandonnèrent et le laissèrent seul; mais, persévérant dans sa prédication, il cherchait de ses propres mains les aliments nécessaires à sa vie, et rachetait un grand nombre de captifs auxquels il donnait le baptême.»
Amandus, un moment banni par Dagbert, ne tarda point à reprendre les travaux de son apostolat. Il retourna aux bords de l'Escaut où il termina le monastère de Gand, et en fonda un autre, également en l'honneur de saint Pierre, sur le mont Blandinium. «Près de Gand s'élève une admirable montagne dont le nom est Blandinium; elle s'étend en longueur du nord au midi, en largeur de l'est à l'ouest: à l'orient le fleuve qu'on nomme l'Escaut, et celui qu'on nomme la Lys à l'occident, laissent leurs ondes fameuses s'égarer en méandres sinueux. C'est la montagne de Dieu, la montagne fertile que Dieu a choisie pour sa demeure et où il habitera éternellement.»
Amandus appela dans ces monastères quelques clercs à la tête desquels il plaça, en 636, l'abbé Florbert.
Parmi les Karlings, il en était un qui avait conservé toute la féroce énergie de sa race, de telle sorte que ceux qui écrivirent sa vie lui ont donné le surnom d'Allowin et l'épithète de Prædo impiissimus. Il se nommait Adhilek et était fils d'Eiloph. Il ne put résister à l'éloquente parole d'Amandus, et, s'étant rendu à Gand auprès de lui, il le supplia de le recevoir au nombre de ses disciples, afin qu'à jamais lié par la règle du cloître, il pût désormais repousser avec plus de force les tentations de sa vie passée. Amandus le conduisit dans l'église de Gand, et là, après avoir fait tomber sa barbe et sa chevelure au pied de l'autel de Saint-Pierre, il l'admit dans la milice chrétienne. Le farouche Allowin, devenu le doux Bavon, s'empressa de renoncer à l'agitation du monde pour se cacher dans le creux d'un hêtre dans les bois de Beyla. Tant qu'il y habita, les larges rameaux de l'arbre séculaire restèrent constamment couverts de feuillage et de fleurs. Bientôt, troublé par la foule qu'attirait la renommée de ses vertus, Bavon chercha un autre asile au nord de Gand, dans une épaisse forêt située au milieu des marais de Medmedung. Il s'y construisit une cellule, et passa ainsi huit années vivant des fruits des bois et se désaltérant aux ondes limpides d'un ruisseau. Mais comme le peuple avait retrouvé la route de sa pieuse retraite, il rentra au monastère de Gand, s'y creusa une grotte tellement étroite, qu'il ne pouvait ni s'y coucher, ni s'y asseoir, et y expia, dans les rigueurs de la pénitence la plus austère, les crimes et les passions de ses premières années. Enfin, lorsqu'il sentit que le terme de sa vie approchait, il fit appeler le prêtre Domlinus dont l'église s'élevait dans la forêt de Thor. La route était longue et traversait de vastes solitudes. Un ange eut soin, selon le récit des légendaires, de conduire auprès de Bavon le vénérable anachorète qui lui ferma les yeux.
Tel fut l'éclat des vertus d'Adhilek que le monastère de Gand conserva le nom de Saint-Bavon.
Amandus mourut en 679 dans le monastère d'Elnone. Le souvenir de ses vertus ne devait point s'éteindre. Il laissait après lui de durables et nombreux monuments de son intrépide apostolat. A sa voix, les filles des Karlings avaient prodigué leurs trésors pour construire des monastères où elles cherchaient un refuge dans la paix du Seigneur. Iduberge, veuve de Peppin, reçut le voile de la main d'Amandus. Sa fille Gertrude fonda l'abbaye de Nivelles; Begge, sœur de Gertrude, se retira, après la mort d'Anségisil, au monastère d'Andenne; Amelberge, petite-fille de Karlman, fut mère de Reinhilde, d'Ermelinde, de Gudule, de Pharaïlde, toutes vénérées comme saintes. Bertile, autre nièce de Peppin, eut pour filles Waldetrude et Aldegunde, dont la piété ne fut pas moins célèbre. Lorsque Aldegunde entra au cloître, une colombe déposa sur son chaste front le voile sans tache des vierges consacrées au Christ. Adeltrude vit en songe les étoiles descendre du firmament pour l'inviter aux noces mystiques que le ciel lui préparait. Il faut nommer aussi Madelberte, Riktrude, Hlotsende, Gerberte, Adalsende, Eusébie, dans cette pieuse génération des Karlings, que quelques années à peine séparent de Peppin le Bref et de Karl le Grand.
Tandis que la mission de l'Aquitain Amandus s'exerçait sur les rives de l'Escaut et au nord de l'Austrasie, les disciples de saint Columban catéchisaient les féroces populations du pays de Térouane, qui, depuis la mort d'Antimund, étaient redevenues complètement idolâtres. Odomar renversa à Térouane et à Boulogne le temple des idoles, et reçut d'un noble nommé Adroald, qu'il avait admis parmi ses néophytes, le don du domaine de Sithiu, situé sur l'Aa, qui comprenait des moulins, des fermes, des forêts et des prés. Mummolen, Bertewin, Eberthram, ignorant dans quel endroit ils construiraient un monastère, se placèrent dans une nacelle et parcoururent, en chantant des psaumes, le golfe de Sithiu. Ils répétaient le verset: Hæc requies mea in sæculum sæculi, hic habitabo quoniam elegi eam, lorsque la barque s'arrêta tout à coup, et abordant aussitôt sur la rive, ils y fondèrent l'abbaye de Sithiu qui porta depuis le nom de Saint-Bertewin.
L'influence de la règle mystique de saint Columban s'était étendue jusqu'aux ministres de Dagbert. Son trésorier Eligius, animé d'un zèle extrême, avait établi des monastères à Limoges, à Bourges et à Paris, lorsqu'il fut appelé par l'élection du peuple à l'évêché de Noyon. Il semblait qu'un homme d'une si haute vertu fût nécessaire pour gouverner un diocèse auquel appartenaient des peuples livrés aux erreurs et aux superstitions du paganisme.
Eligius se hâta de visiter les contrées confiées à son apostolat. «Cependant les Flamings, les Anversois, les Frisons, les Suèves et tous les peuples barbares qui habitent les bords de la mer, relégués dans des contrées où personne n'avait jamais tracé le sillon de la prédication, le reçurent d'abord avec haine et mépris; mais bientôt la plus grande partie de ces nations cruelles, quittant ses idoles, se convertit au vrai Dieu et se soumit au Christ: Eligius bravait les fureurs des barbares, n'ayant d'autre bouclier que la puissance de la foi... Ses travaux furent grands dans le Fleanderland; il lutta avec un courage persévérant à Anvers; il convertit aussi un grand nombre de Suèves; enfin, il renversa plusieurs temples profanes, et partout où il rencontra le culte des idoles, il le détruisit complètement.»
Eligius cherchait sans cesse à élever par sa douce éloquence l'esprit de ces hommes violents et grossiers à l'amour de la vie céleste. Il les exhortait à se réunir dans les églises, à fonder des monastères et à servir Dieu par une vie sainte. Combien se hâtèrent de faire pénitence, de distribuer leurs richesses aux pauvres, de donner la liberté à leurs esclaves! Combien, arrachés aux erreurs des gentils par le zèle d'Eligius, suivirent son exemple et embrassèrent la vie monastique! Quelle foule nombreuse s'empressait aux solennités de Pâques, lorsque sa main répandait les ondes sacrées du baptême! A la multitude des enfants se mêlaient les vieillards aux membres tremblants, au front chargé de rides, qui venaient recevoir la robe blanche des néophytes et qui, prêts à quitter la vie bornée de l'humanité, demandaient à Dieu une vie qui ne devait point finir.
Voici quels étaient les discours qu'Eligius adressait au peuple pour le détourner de ses superstitions: «Je vous exhorte à renoncer aux coutumes sacriléges des païens, à ne plus honorer les devins, ni les sorciers, ni les enchanteurs. N'observez plus les augures, ni les diverses manières d'éternuer. Si vous voyagez, n'ayez plus égard au chant des oiseaux. Qu'aucun chrétien ne considère quel jour de la semaine il sort de sa maison, ni quel jour il y rentre, car Dieu a créé tous les jours. Que personne ne se guide sur la lune pour entreprendre un travail. Qu'aux kalendes de janvier personne ne s'habille en vieille femme ou en jeune cerf, choses criminelles et ridicules, n'apprête des repas pendant la nuit, ne cherche des étrennes ou de longs banquets. Qu'aucun chrétien ne croie aux runes, ni ne se guide par leurs caractères magiques. Qu'à la fête de saint Jean ou aux autres solennités des saints, personne n'honore le solstice, ni ne se livre à des danses, à des courses, à des jeux coupables ou à des chœurs diaboliques. Que personne n'invoque la puissance du démon, ni Neptune, ni Pluton, ni Diane, ni Minerve, ni les génies. Que personne, hors des fêtes sacrées, n'honore le jour de Jupiter en cessant tous les travaux, ni au mois de mai, ni en aucun autre temps; que personne ne célèbre la fête des Chenilles, ni celle des Souris, ni aucune autre fête, si ce n'est celle du Seigneur. Qu'aucun chrétien n'allume des lampes, ni ne prononce des vœux dans les temples, aux bords des fontaines, au pied de certains arbres, dans les forêts ou dans les carrefours; que personne ne suspende des amulettes au cou de l'homme ou des animaux; que personne ne fasse des lustrations, ni ne compose des charmes avec des herbes, ni ne fasse passer ses troupeaux par un arbre creux ou à travers une excavation dans le sol pour les consacrer aux démons. Que les femmes ne se parent point de colliers d'ambre, et qu'en tissant ou en teignant la toile elles n'invoquent ni Minerve, ni aucune divinité funeste. Ne croyez ni au destin, ni à la fortune, ni à aucune influence qui aurait présidé à votre naissance. Ne placez point de simulacres de pieds à l'embranchement des chemins. Ne poussez point de cris lorsque la lune s'obscurcit; ne craignez point de commencer quelque ouvrage au temps de la nouvelle lune. N'appelez point le soleil et la lune vos dieux, et ne jurez point par eux. N'adorez ni le ciel, ni la terre, ni les étoiles, ni aucune chose créée. Si le ciel est élevé, si la terre est vaste, si les étoiles sont brillantes, combien plus grand et plus éclatant est celui qui les a fait sortir du néant!»
Faustinus, évêque de Noyon, avait condamné les superstitions qui régnaient au nord de la Gaule. Un siècle après la prédication d'Eligius, un concile, réuni au palais de Leptines près de Cambray, s'occupa de nouveau des mêmes superstitions. En 743, les actes du concile de Leptines rappellent à peine les simulacres de pieds consacrés aux dieux lares et se taisent sur les orgies de Janus; mais ils mentionnent le culte des forêts et des fontaines, les repas qui avaient lieu sur la tombe des morts, l'antique usage d'entourer d'un sillon les habitations récemment construites, les courses auxquelles on prenait part les vêtements déchirés et pieds nus. Ils donnent le nom de Neod-Fyr, aux feux de la Saint-Jean qu'on allumait par le frottement de deux pièces de bois, et qui étaient destinés à faire périr les chenilles. Ils nous font connaître que les peuples qui étaient restés étrangers au christianisme n'avaient pas cessé de croire que les femmes exerçaient un pouvoir surnaturel sur les régions de la lune, et communiquaient un enthousiasme merveilleux au cœur des hommes.
Afin qu'au septième siècle rien ne manque aux splendeurs du christianisme qui, pour emprunter le langage de saint Audoène, s'élève comme un rayon lumineux au milieu des ténèbres de la barbarie, d'autres missionnaires traversent la mer pour aborder sur nos rivages. Les Scots Guthago et Gildo prêchent dans le pays où depuis fut bâtie Oostkerke. Willebrod aborde dans l'île de Walachria où l'on adorait Woden. Winnok et ses frères fondent un monastère sur le Scove-berg. Enfin en 651, avec Folian, Kilian et Elie, paraît Liebwin, le plus illustre des disciples de saint Augustinus.
Si le vol d'un aigle révéla dans une vision à la mère d'Eligius la sainteté de son fils, des signes non moins remarquables annoncèrent la grandeur de Liebwin. On racontait qu'au moment où saint Augustinus le baptisa, on vit une main éclatante sortir d'une colonne de lumière pour le bénir. Un ange le conduisit, dit-on, par la main sans qu'il eût besoin de navire, sans que le flot blanchît d'écume le bord de sa tunique; car, à mesure qu'il marchait, les abîmes de l'Océan se changeaient en de vastes prairies semées de lis et de roses.
Liebwin arriva à Witsand, traversa le pays de Térouane, visita le monastère de Saint-Bavon, puis il alla prêcher dans le Brakband. Tel était le nom que portait la contrée, couverte de bois, qui s'étendait entre l'Escaut et la Meuse. Une femme pauvre mais pieuse, nommée Kraphaïlde, lui donna l'hospitalité au village d'Houthem. Ce pays, peu éloigné de Gand, était, dit l'auteur de la vie de Liebwin, vaste, plein de délices et fécondé par les bienfaits de Dieu. Le lait et le miel, les moissons et les fruits y abondaient. Ses habitants étaient d'une taille élevée, et se distinguaient par leur courage dans les combats; mais ils s'abandonnaient au vol et au parjure, et on les voyait, avides d'homicides, s'égorger les uns les autres.
Au milieu des dangers qui l'entouraient, Liebwin se souvint de sa jeunesse que la science avait instruite, que la poésie avait bercée de ses rêves les plus doux. Les vers que de sa retraite d'Houthem il adresse à l'abbé de Saint-Bavon, Florbert, semblent un dernier et suave adieu aux riantes illusions de la vie, tracé par le confesseur intrépide qui attend la mort.
«Peuple impie du Brakband, pourquoi me poursuis-tu dans tes barbares fureurs? Je te porte la paix, pourquoi me rends-tu la guerre?.. La cruauté qui t'anime me présage un heureux triomphe et me promet la palme du martyre... Houthem, pays coupable, pourquoi, malgré ta riche agriculture, ne donnes-tu au Seigneur d'autres moissons que l'ortie et l'ivraie?... Le modeste ruisseau qui abreuve mes lèvres fatiguées s'échappe d'une faible source. Semblable à son onde humble et lente est ma muse aujourd'hui. Jadis on louait en moi un poète; on disait que, nourri aux fontaines de Castalie, je savais faire résonner le vers dictéen sur ma lyre; mais mon âme est devenue triste: le doux rhythme de la poésie ne lui sourit plus... Dieu est ma seule espérance.»
La palme du martyre ne manqua point aux généreux efforts de Liebwin. Un jour le Christ lui apparut et lui dit: «Réjouis-toi, et que ton courage ne s'ébranle point: je te recevrai aujourd'hui dans mon royaume et tu y habiteras éternellement.» Liebwin réunit aussitôt ses disciples, leur annonça qu'il allait les quitter, les bénit, les embrassa en versant des larmes; puis, voulant répandre la parole de Dieu jusqu'à la dernière heure de sa vie, il se dirigea vers le bourg d'Essche, où il périt en la prêchant.
Tandis que l'influence religieuse des Karlings protégeait le développement du christianisme, que devenait leur pouvoir dans l'ordre politique? Peppin, qui était major domus sous Dagobert, conserva sous Sigbert ces fonctions importantes, peu inférieures à la royauté même. Simples officiers de la maison des rois au sixième siècle, les maires du palais, à mesure que les princes franks s'humilient, essayent de s'élever au rang de ces anciens chefs de la nation, non moins puissants par l'autorité de leur courage que les rois par les priviléges de leur naissance. On les désigne sous le nom de subreguli, unter-konings, comme autrefois Sunnon, Markomir ou Viomade. Dans le langage des historiens, diriger le palais signifie gouverner la nation. C'est le maire du palais qui proclame les résolutions adoptées au Champ de mars, et personne ne s'étonnera bientôt de voir s'asseoir sur le trône celui qui, à la guerre et dans les assemblées du peuple, est déjà le véritable chef de la nation.
A l'époque de la mort de Peppin, la mairie de Neustrie était occupée par Erkembald, dont le père avait épousé la Karlinge Gerberte, fille de sainte Gertrude. Ses vastes domaines se trouvaient dans le Fleanderland, sur les bords de la Lys, dans le Pevelois, l'Artois et l'Oosterband. Au maire Erkembald, héritier d'une race sainte et chrétien zélé, succède Eberwin, représentant énergique de ces peuples exilés aux extrémités de la Neustrie, que le christianisme n'a pu adoucir. Il renverse les monastères, opprime les amis des Karlings, relève la Neustrie des temps anciens, et fait trembler l'Austrasie. Implacable dans ses vengeances, redoutable par son courage, terrible par la profondeur de ses desseins, il domine toute son époque par ses haines et son sombre génie. Eberwin se souvient de Fredegund.
Un complot s'était formé en Bourgogne et en Austrasie contre Eberwin, qui succomba dans la lutte et fut enfermé au monastère de Luxeuil. Liderik, fils d'Erkembald, prit alors possession de la mairie du palais du roi Hildrik II; mais sa puissance fut de peu de durée. Eberwin s'enfuit de Luxeuil dès qu'il a vu reparaître sa longue chevelure. Il réunit ses amis de Neustrie, surprend le pont Saint-Maxence, traverse l'Oise, et réduit Liderik à se retirer précipitamment au nord de la Somme, vers ses domaines d'Artois ou de Flandre; puis, lui proposant une entrevue dans le Ponthieu pour y délibérer de la paix, il l'y fait assassiner.
Liderik exerça-t-il sur les vastes contrées, couvertes de bois et de marais, qui s'étendaient jusqu'aux rivages de la mer, l'autorité de forestier? Si cette tradition ne s'appuie sur aucun témoignage ancien, rien ne la rend invraisemblable; car, à la même époque, Maurontus, neveu d'Erkembald, était forestier de Crécy.
Eberwin, victorieux en Neustrie, attaqua les chefs de la race à laquelle appartenait Liderik, les puissants Karlings du Brakband. Il défit, en Champagne, l'armée du jeune Peppin d'Héristal; puis ayant attiré Martin, neveu d'Anségisil, dans des embûches semblables à celles où avait péri le fils d'Erkembald, il l'y immola par une seconde trahison. Rien ne manquait à son triomphe, lorsqu'un Frank dévoué à Peppin lui donna la mort.
Pendant trente années, l'histoire reste obscure: chaos ténébreux d'où doit sortir un nouveau monde.
La grande lutte de la Neustrie et de l'Austrasie se réduit à des querelles domestiques dans la maison des maires du palais. Warad, successeur d'Eberwin en Neustrie, s'était allié à Peppin. Gislemar et Berther, le premier, fils de Warad, l'autre, son gendre, prirent les armes tour à tour pour usurper la mairie de Neustrie. Peppin vainquit Berther à la bataille de Textry, où combattit, dit-on, près de lui Burkhard, fils de Liderik.
Peppin appartient au siècle d'Eberwin. Quoique petit-fils de saint Peppin de Landen, il rappelle par sa féroce énergie les barbares aïeux de Karlman. Il est l'auteur du martyre de l'évêque de Liége Landbert, et conclut un traité avec Radbod, ce roi des Frisons qui préférait d'aller rejoindre dans l'enfer d'autres rois, ses ancêtres, que de partager le ciel des chrétiens avec quelques pauvres obscurs. Une fille de Radbod épouse Grimoald, fils de Peppin, que son père a élevé à la mairie de Neustrie. Cette alliance encourage la nation des Frisons, indomptable et pleine d'audace comme toutes les autres races saxonnes. Dès que Radbod apprend que Peppin, malade à Jupille, touche à sa dernière heure, il se hâte de rompre tous les liens qui le condamnaient à un honteux repos, et les sacrifiant à sa vengeance, il fait assassiner son gendre Grimoald, en même temps qu'il réveille, aux limites du pays des Franks, l'ancienne faction d'Eberwin, qui crée Ragenfred maire de Neustrie, et étend ses conquêtes jusqu'à la Meuse.
Cependant un fils de Peppin, qui porte le nom patronymique de Karl (c'est Karl le Martel), se proclame maire en Austrasie. Radbod et Ragenfred se préparent à le combattre. Radbod paraît le premier et attaque les amis du fils de Peppin, qu'il réduit à fuir; mais à peine les Frisons sont-ils rentrés dans leurs foyers, que Karl surprend à Amblève les Neustriens de Ragenfred et disperse leur armée. Karl s'illustre par une seconde victoire à la sanglante journée de Vincy et s'avance jusqu'à Paris; puis, retournant vers le Rhin, il s'empare à Cologne des trésors de Peppin d'Héristal, et court au delà du Weser semer la terreur parmi les peuplades germaniques dont ses ennemis espéraient le secours. Enfin, à la bataille de Soissons, il triomphe de nouveau de la faction de Ragenfred, qu'Eudes, duc d'Aquitaine appuie en vain et qui ne se relèvera plus. Karl consolide ces succès par une admirable activité. Vainqueur des Suèves et des Boiowares, il envahit l'Aquitaine et arrête, devant Poitiers, la cavalerie des Sarrasins, qui, maîtres de l'Espagne, menaçaient la Gaule. Les Frisons attaquaient la Neustrie septentrionale. Déjà, selon le récit de nos chroniqueurs, ils avaient occupé tous les pays situés entre la Lys et la mer. Karl les repousse, équipe une flotte pour conquérir leurs îles, et réunit au royaume des Franks la West-Frise qui touchait à la Flandre.
Karl mourant divisa, après avoir pris l'avis des chefs franks, son principat entre ses fils. L'aîné, Karlman, reçut l'Austrasie, l'Allemagne et la Thoringie; le second, Peppin, la Neustrie, la Bourgogne et la Provence; mais Karl, en réglant ce partage des provinces de l'empire frank, ne put donner à ses successeurs une part égale de génie. Peppin domina Karlman, l'entraîna avec lui partout où il fallait combattre, et se montra le véritable chef des deux principats, soit qu'il repoussât les Boiowares sur le Lech, soit qu'il accablât les Gallo-Romains sur la Loire. Enfin, lorsque sur toutes les frontières la paix eut été rétablie, les Franks apprirent que Karlman abandonnait à son frère son autorité et son fils enfant, pour aller habiter un cloître en Italie; et Peppin, ajoutent les Annales d'Éginhard, ajourna toutes les expéditions de cette année, pour veiller à l'accomplissement des vœux de Karlman et préparer son départ.
Cependant plusieurs chefs Franks accompagnèrent Karlman. Un plus grand nombre de Franks le suivirent à Rome et allèrent l'honorer comme leur ancien seigneur. Peppin s'alarma et obtint que son frère se retirât d'abord sur le Soracte et ensuite au mont Cassin; mais les amis de Karlman espéraient qu'un jour viendrait où, de nouveau paré de sa longue chevelure, il reparaîtrait au milieu d'eux.
Peppin, appelé par l'élection de l'assemblée de Soissons à succéder à Hildrik III qu'il avait relégué dans le monastère de Sithiu, reçut en 754 l'onction royale du pape Étienne et renonça à l'alliance des peuples aussi cruels qu'impies de la Lombardie. Aistulf portait la couronne des monarques Lombards. Il tira Karlman du cloître et l'envoya en France pour qu'il rappelât à Peppin qu'un roi lombard l'avait jadis adopté, selon l'usage des barbares, en coupant la première mèche de sa chevelure. Aistulf, voyant cette tentative sans résultat, forma de plus profonds desseins. S'associant à tous ceux qu'écrasait le joug de Peppin, aux Aquitains comme aux Boiowares, il appela en Italie les ambassadeurs de l'empereur d'Orient, afin qu'ils prononçassent la réhabilitation de Karlman. Cependant Peppin triompha. Le roi des Franks fit enfermer son frère dans un monastère de Vienne, et se hâta de passer les Alpes pour vaincre les armées d'Aistulf. A son retour, Karlman ne vivait plus. «Ses fils furent tondus,» dit brièvement le seul chroniqueur qui ait jugé utile de rappeler les sort de ces princes, petits-fils de Karl le Martel et cousins de Karl le Grand.
Peppin, premier roi des Franks de la dynastie des Karlings, renouvelle le partage du dernier des maires du palais. L'aîné de ses fils, Karl, reçoit toutes les provinces situées entre les Vosges, les Pyrénées et la mer; l'autre Karlman, n'obtient que le domaine de l'infortuné frère de Peppin, dont il porte le nom et dont il partagera la destinée.
Karlman expire à vingt ans. Déjà des discordes de funeste présage ont éclaté entre son frère et lui. Il ne doit qu'à sa fin prématurée l'honneur de mourir roi. Sa veuve et ses enfants se réfugient en Italie; mais Karl les y suit, les assiége dans Vérone et les contraint à se livrer entre ses mains. L'histoire ne parlera plus des fils de Karlman.
Bernhard, frère de Peppin, vivait retiré au monastère de Saint-Gall. Il avait trois fils et deux filles. Ses fils plaignirent le sort des prisonniers de Vérone et furent réduits à réclamer l'asile du cloître comme leur père, comme leurs sœurs, qui furent reléguées l'une au monastère de Soissons, l'autre à Sainte-Radegunde de Poitiers.
Ainsi a disparu successivement toute la postérité de Karl le Martel. Karl résume en lui seul toutes les gloires du passé, toutes les espérances de l'avenir. En vingt ans, il dirige vingt-deux expéditions contre les Saxons, les Lombards, les Boiowares, les Huns et les Slaves, les Aquitains et les Arabes de l'Espagne. L'Herman-Saül, mystérieux palladium des tribus germaniques, a été renversé. La Bavière et la Lombardie ont cessé d'être indépendantes. L'Espagne obéit à Karl; les Anglo-Saxons le respectent; tout s'incline et se tait devant lui: les traditions du droit antique de la dynastie des Merwings comme les jalousies et les haines soulevées par une élévation récente, les dissensions intérieures comme les menaces des nations étrangères; et déjà le pape Léon l'attend à Rome pour le proclamer empereur d'Occident.