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Histoire de Flandre (T. 1/4)

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LIVRE SEPTIÈME.
1191-1205.

Avénement de la dynastie de Hainaut.
Baudouin VIII.—Baudouin IX.
Croisade.—Conquête de Constantinople.

Lorsque Philippe-Auguste demanda à Richard que, conformément au traité de Messine, il lui cédât la moitié de ses conquêtes dans l'île de Chypre, le monarque anglais se contenta de lui répondre: «J'y consens, pourvu que tu partages aussi avec moi les dépouilles du comte de Flandre.»

Le roi de France ne voulait partager avec personne les dépouilles qu'il convoitait. «Il cherchait, dit Roger de Hoveden, à trouver une occasion de s'éloigner du siége de Ptolémaïde pour s'emparer du comté de Flandre.» A peine quelques semaines s'étaient-elles écoulées, que Philippe-Auguste déclara qu'il abandonnait les croisés pour retourner en Europe.

Cependant, quelle qu'eût été la célérité du départ de Philippe-Auguste, il arriva trop tard pour réaliser complètement ses desseins. Le chancelier de Hainaut, Gilbert, prévôt de Mons, se trouvait en Italie lorsque des pèlerins lui annoncèrent la mort du comte de Flandre: le messager qu'il se hâta d'envoyer à son maître voyagea si rapidement, que Baudouin le Magnanime fit reconnaître son autorité dans les provinces flamandes avant que l'on y eût appris que la dynastie d'Alsace s'était éteinte au siége de Ptolémaïde. L'archevêque de Reims, Guillaume aux Blanches Mains, qui gouvernait la France pendant l'absence du roi, n'avait point tardé, à son exemple, de prendre possession de l'Artois, jadis donné en dot à la reine Elisabeth, qui était morte l'année précédente: la veuve de Philippe d'Alsace avait jugé également l'occasion favorable pour demander que les villes de Gand, de Bruges, de Grammont, d'Ypres, de Courtray, d'Audenarde, fussent réunies à son douaire qui comprenait déjà toute la West-Flandre. Mathilde, qui selon l'usage de cette époque, portait le titre de reine parce qu'elle était fille de roi, s'était alliée secrètement à l'archevêque de Reims: son ambition, qui devait appeler tant de malheurs sur la Flandre, s'applaudissait de ces divisions; mais la plupart des villes lui fermèrent leurs portes: on vit même en Artois les habitants de Saint-Omer prendre les armes pour protester des sympathies qui les attachaient à la Flandre. La reine Mathilde et l'archevêque de Reims s'effrayèrent: ils virent avec joie des conférences s'ouvrir à Arras, et l'on y conclut un traité qui laissait l'Artois au pouvoir de la France, mais qui contraignit du moins la reine Mathilde à se contenter des cités de Lille, de Cassel, de Furnes, de Bergues et de Bourbourg, qui formaient primitivement son douaire.

La paix d'Arras fut faite au mois d'octobre: Philippe-Auguste ne revint à Paris que le 27 décembre: sa colère fut extrême en apprenant ce qui avait eu lieu; et lorsque le comte de Hainaut se rendit auprès de lui pour remplir ses devoirs de feudataire, il ne se contenta point de refuser l'hommage du comté de Flandre, il voulut le faire arrêter et le garder dans quelque château, comme depuis Philippe le Bel retint Gui de Dampierre. Baudouin, averti par ses amis, parvint à fuir dans ses Etats: ses vassaux accoururent à sa voix, et déjà tout semblait annoncer la guerre, quand on sut que des négociations avaient été entamées à Péronne. Le roi de France exigea une somme de cinq mille marcs d'argent, comme droit de relief féodal, et peu après la cérémonie de l'hommage s'accomplit solennellement à Arras.

D'autres soins occupèrent désormais exclusivement l'ambition de Philippe-Auguste. Richard Cœur de Lion avait quitté Ptolémaïde le 7 octobre 1192, et après une navigation assez lente jusqu'à Corfou, il s'était séparé à Raguse de la reine Bérengère qu'Etienne de Tournehem devait conduire à Rome. Les soupçons que lui inspirait la déloyauté des princes allemands l'avaient engagé à s'habiller en marchand et à ne conserver avec lui qu'un petit nombre de compagnons. L'un de ceux-ci était Baudouin de Béthune, qui, par dévouement pour Richard, cherchait, en s'entourant d'une pompe toute royale, à faire croire qu'il était lui-même le monarque anglais. Toutes ces ruses furent inutiles: Richard, arrêté près de Vienne, fut livré par le duc d'Autriche à l'empereur, et bientôt après enfermé dans une prison.

Si Philippe-Auguste n'avait point préparé cette trahison, il s'en applaudit comme d'une victoire et voulut en profiter. Le comte de Mortain, Jean sans terre, frère de Richard, accepta avec empressement le rôle d'usurpateur qu'un prince étranger lui proposait, et rendit hommage au roi de France de tous les fiefs situés en deçà de la mer. On vit s'assembler sur les rivages de la Flandre, épuisée et affaiblie, une foule d'aventuriers qui s'armaient au nom du roi Jean, mais par l'ordre du roi de France. Tandis que Philippe-Auguste épousait à Arras Ingelburge, fille du roi Waldemar, pour obtenir l'appui des vaisseaux danois, une autre flotte se réunissait à Witsand pour menacer le rivage anglais: mais la vieille Aliénor de Guyenne l'avait fait garder avec soin, et le roi de France préféra entraîner cette armée avide de pillage et le comte Baudouin lui-même sous les remparts de Rouen: il y rencontra de nouveau une résistance à laquelle il ne s'attendait point, et fut réduit à lever le siége.

Le roi de France espérait un succès plus complet de l'ambassade qu'il avait envoyée à l'empereur Henri VI, pour le prier de lui remettre Richard qu'il accusait d'avoir forfait à ses devoirs de vassal. Pour réussir dans cette démarche, il fallait répandre beaucoup d'or; mais le roi de France négligea ce moyen infaillible de succès: Richard, plus habile, opposa à l'avarice de Philippe-Auguste une prodigalité qui le sauva. Les barons allemands, comblés de ses largesses, se ressouvinrent des priviléges des croisés, et l'empereur s'associa à leurs sentiments lorsqu'on lui offrit une rançon de cent cinquante mille marcs d'argent: il voulut même, pour lutter de générosité, abandonner à son prisonnier toutes ses prétentions sur le royaume d'Arles et la province. C'est ainsi qu'en Orient Salah-Eddin, réclamant l'amitié de son illustre adversaire, avait voulu partager toutes ses conquêtes avec lui.

Deux noms que la Flandre a le droit de revendiquer se rattachent à la délivrance de Richard Cœur de Lion: l'un, tout populaire, est celui du ménestrel Blondel, né au bourg de Nesle, sur la frontière des Etats de Philippe d'Alsace; l'autre est celui d'Elie de Coxide, abbé des Dunes, qui fut l'un des ambassadeurs envoyés par la reine Aliénor à la cour de l'empereur d'Allemagne. Elie de Coxide, l'un des hommes les plus éloquents de son temps, obtint, pour son abbaye, des dîmes, des immunités et des possessions territoriales, qui lui donnaient le droit d'élire un député au parlement d'Angleterre. A ces noms, il faut joindre celui de Baudouin de Béthune. Après le départ du roi d'Angleterre, il était resté comme otage dans les prisons de Léopold d'Autriche. Ce prince cruel avait résolu de le faire périr si le roi d'Angleterre ne lui livrait deux princesses, l'une sœur d'Arthur de Bretagne, l'autre fille de l'empereur de Chypre. Richard, pour sauver son ami, lui remit les deux jeunes filles; mais il parut que le ciel ne voulait point permettre ce sacrifice. A des incendies affreux succédèrent de désastreuses inondations; enfin une épidémie vint qui frappa le duc Léopold et rendit la liberté aux infortunées captives. A son retour, Baudouin de Béthune reçut du roi Richard le comté d'Aumale.

Partout où le roi d'Angleterre avait passé en quittant l'Allemagne, il laissait des amis et des alliés. Les ducs de Limbourg et de Brabant, l'évêque de Liége, le comte de Hollande, étaient prêts à le soutenir. L'archevêque de Cologne l'accompagna jusqu'au port d'Anvers, formé, dit Roger de Hoveden, par la réunion des eaux de l'Escaut à celles de la mer. Il n'osait point traverser la Flandre, où dominait l'autorité de Philippe-Auguste, et préféra les périls que présentait la navigation au milieu des îles et des bancs de sable dont étaient parsemées les bouches du fleuve. Pendant le jour, il se rendait à bord de la galère du Normand Alain Tranchemer; mais dès que la nuit était venue, il se retirait sur un grand navire anglais: il lui fallut quatre jours pour arriver d'Anvers au havre du Zwyn; enfin, le 10 mars 1194, il aborda à Sandwich.

En 1184, Philippe-Auguste, irrité contre Philippe d'Alsace, avait exilé Elisabeth de Hainaut; en 1193, moins de trois mois après son mariage avec la fille du roi Waldemar, apprenant la délivrance prochaine de Richard et mécontent de ce que les flottes danoises avaient tardé trop longtemps à cingler vers l'Angleterre, il répudia également la malheureuse Ingelburge, et ce fut dans les domaines qui avaient appartenu à Philippe d'Alsace qu'elle trouva un asile. L'évêque de Tournay la vit au monastère de Cysoing, cherchant la résignation dans la piété et l'oubli du monde dans le sein de Dieu.

«Qui pourrait avoir le cœur assez dur, s'écriait-il, pour ne pas s'émouvoir des malheurs qui accablent une jeune et illustre princesse, issue de tant de rois, vénérable dans ses mœurs, modeste dans ses paroles et pure dans ses œuvres? Si sa figure est belle, sa foi ajoute encore à sa beauté; elle est jeune, mais elle est prudente comme si elle avait beaucoup vécu. Si Assuérus connaissait ses vertus, il étendrait son sceptre généreux sur cette nouvelle Esther et la rappellerait dans ses bras. Il lui adresserait ces paroles d'amour dont s'est servi Salomon: Revenez, revenez, pour que je sois avec vous. Il lui dirait: Revenez, vous qui êtes pleine de noblesse; revenez, vous qui charmez par votre bonté; revenez, vous qui brillez par vos vertus et la chasteté de vos mœurs! Et cependant cette princesse, si illustre et si sainte, est réduite à tendre la main aux aumônes! Souvent je l'ai vue pleurer, et j'ai pleuré avec elle!»

Philippe-Auguste resta insensible à ces cris de douleur: il avait fait établir par l'archevêque de Reims de douteuses relations de consanguinité, dans lesquelles figurait le comte de Flandre Charles le Bon.

Ce fut Richard qui vengea Ingelburge. Deux mois après son retour en Angleterre, il abordait en Normandie pour combattre le roi de France. Jean de Mortain s'était réconcilié avec son frère, et de nombreuses victoires suivirent la soumission des rebelles.

Le règne de Baudouin le Magnanime et de Marguerite d'Alsace s'achevait au milieu des combats. Tandis que le sang rougissait les plaines du Maine et du Poitou, la Flandre était pleine de trouble et d'agitation. La reine Mathilde y avait formé un complot dans lequel était entré Roger de Courtray. Thierri de Beveren réclamait le comté d'Alost et avait réussi à s'emparer de Rupelmonde. Le duc de Brabant, qui, comme neveu de Philippe d'Alsace, était naturellement l'ennemi et le rival de Baudouin, le marquis de Namur, qui voulait révoquer la donation de ses Etats qu'il lui avait faite précédemment, l'évêque de Liége, leur constant allié, soutinrent sa rébellion. Les plus fiers barons des marches de la Meuse avaient réuni leurs vassaux sous leurs bannières. Le roi de France s'alarma de cette vaste confédération féodale, et ordonna à ses hommes d'armes d'envahir le Brabant avec les milices de Flandre et de Hainaut. Une bataille décisive se livra, le 1er août 1194, près de Noville, sur les bords de la Méhaigne. Le triomphe de Baudouin fut complet: quatre cents chevaliers et vingt mille fantassins périrent en cherchant à l'arrêter. Le marquis de Namur fut fait prisonnier et perdit ses Etats. Le duc de Brabant demanda aussitôt la paix, et la reine Mathilde suivit leur exemple; mais son humiliation fut plus profonde, car ce ne fut point assez qu'elle se soumît au jugement du roi et renonçât à toutes ses prétentions et à tous les accroissements qu'avait subis son domaine: Philippe-Auguste, qui craignait peut-être qu'elle n'offrît sa main à quelque haut baron de France, dans lequel elle trouverait un vengeur, la força d'épouser l'un des princes qui lui étaient les plus dévoués, le duc Eudes de Bourgogne. A peine ce mariage avait-il été célébré qu'il fut rompu par l'autorité ecclésiastique pour des motifs de consanguinité, et la fière princesse portugaise se vit de nouveau réduite à promettre au roi qu'elle ne chercherait point à contracter un autre mariage sans avoir obtenu son assentiment préalable.

A cette guerre succéda une expédition dirigée contre le comte de Hollande, qui voulait opposer ses entraves à l'activité de la navigation flamande. Il ne put défendre l'île de Walcheren et se hâta de redresser les griefs de la Flandre.

Marguerite avait rendu le dernier soupir le 15 novembre 1194: Baudouin le Magnanime ne lui survécut qu'une année. L'héritier des comtés de Flandre et de Hainaut portait le même nom que son père, et il lui était réservé de l'illustrer plus qu'aucun de ses aïeux.

Lorsque Baudouin, fils de Marguerite, arriva à Compiègne pour y rendre hommage des terres qu'il tenait en fief, Philippe-Auguste célébrait ses noces avec Agnès de Méranie. La présence du neveu d'Elisabeth au milieu de ces fêtes rappela-t-elle à Agnès de Méranie les infortunes de deux autres reines? Baudouin put-il oublier, en assistant à ces pompeuses cérémonies, qu'une princesse de la maison de Hainaut avait occupé ce même trône et en était descendue pour vivre dans l'exil? Philippe-Auguste n'était point devenu plus généreux: il voyait dans le comte de Flandre un jeune homme de vingt-trois ans, qui ne pouvait posséder ni l'expérience, ni l'influence nécessaires pour consolider sa puissance récente. Soit qu'il surprît sa bonne foi, soit qu'il employât les moyens d'intimidation que donne une autorité supérieure, il réussit à modifier complètement l'acte d'hommage tel qu'il avait eu lieu jusqu'à cette époque; et Baudouin s'engagea non-seulement à obliger quarante barons de Flandre et de Hainaut à répéter le même serment, mais de plus il abandonna au roi les fiefs de Boulogne, de Guines et d'Oisy, et déclara solennellement requérir les évêques de Reims, de Cambray, de Tournay et de Térouane, de l'excommunier s'il manquait en quelque chose à ses devoirs de vassal. Les lettres patentes qu'il scella à cet égard furent remises au roi, et il fut expressément convenu que l'excommunication ne pourrait être levée tant que le roi de France n'aurait pas obtenu réparation de ses griefs. Le pape Innocent III confirma cet engagement.

Cependant Baudouin, en rentrant dans ses Etats, entendit s'élever autour de lui les murmures de ceux qui lui reprochaient de subir, comme son père, le joug odieux de Philippe-Auguste, et dès ce moment il rechercha l'amitié du roi d'Angleterre.

Peu de semaines après le retour du comte de Flandre, l'archevêque de Canterbury se rendit à sa cour et y fut reçu avec honneur. Henri de Hainaut, frère du comte, Renier de Trith, Baudouin de Béthune, Baudouin de Commines, Nicolas de Condé et d'autres nobles l'accompagnèrent à Rouen, où un traité d'alliance fut signé le 8 septembre 1196. La pension annuelle du comte de Flandre y fut fixée à cinq mille marcs. Le comte de Mortain, frère du roi Richard, et le marquis de Namur, frère du comte Baudouin, adhérèrent à ces conventions. Bientôt après, les comtes de Champagne et de Bretagne s'unirent au roi d'Angleterre par de semblables alliances. Parmi les barons qui entrèrent dans cette confédération se trouvaient Renaud de Dammartin, Baudouin de Guines, Guillaume de Béthune.

Dès les premiers jours de l'année 1197, les hérauts du comte de Flandre allèrent sommer Philippe-Auguste de restituer l'Artois. Son refus fut le signal de la guerre. Baudouin assembla une armée et conquit tour à tour Douay, Roye et Péronne; puis, après avoir menacé Compiègne, il se dirigea vers les bords de la Scarpe et chercha à s'emparer d'Arras. Une armée considérable que le roi de France lui-même commandait s'approchait d'Arras. Baudouin, réduit à se retirer devant des forces supérieures, conçut un plan habile et l'exécuta avec bonheur. Se confiant dans la garnison qu'il avait laissée à Douay et dans la neutralité des Tournaisiens favorables à sa cause, il se replia vers le nord-ouest afin d'attirer les ennemis dans une contrée couverte de bois, de rivières et de marais, où la défense était facile et le succès des invasions toujours subordonné aux conditions variables des éléments et des saisons. Le roi avait traversé la Lys et s'était avancé jusqu'auprès de Steenvoorde, lorsqu'il apprit que les routes et les ponts avaient été coupés de toutes parts autour de lui; tous les convois de vivres étaient interceptés, et les secours qu'il attendait n'arrivaient point. Les chefs de l'armée représentaient à Philippe-Auguste qu'il s'exposerait à une perte certaine en cherchant à pénétrer plus loin dans un pays privé de communications. Il s'arrêta et comprit les dangers qui le menaçaient: déjà la terreur se répandait chez tous les hommes d'armes que la faim tourmentait depuis trois jours. Les milices flamandes entouraient son camp, et les femmes elles-mêmes accouraient pour prendre part à l'extermination des ennemis. Dans cette situation grave, le roi de France envoya des députés près du comte Baudouin: ils lui adressèrent de longues harangues pleines de vaines protestations trop mal justifiées, et demandèrent qu'une conférence eût lieu entre les deux princes. L'entrevue fut fixée à Bailleul. Dès que le roi aperçut le comte, il descendit de cheval pour le saluer, protestant que, bien qu'il eût envahi la Flandre avec une armée, il n'y était venu que pour engager Baudouin à une réconciliation sincère; qu'il se souvenait d'ailleurs que le comte de Flandre était le vassal et l'un des pairs du royaume, et qu'il était prêt lui à restituer l'Artois et tous les châteaux enlevés à ses domaines. Il s'engageait à faire publier solennellement toutes ces conventions et à les confirmer par son serment, dans une assemblée solennelle qui devait se tenir, le 18 septembre, entre Vernon et Andely; mais à peine s'était-il éloigné, qu'il se déclara dégagé d'une promesse que la nécessité seule avait dictée.

Pendant l'hiver, le comte de Flandre se rendit en pèlerinage à Canterbury, où il eut sans doute quelque entrevue secrète avec le roi d'Angleterre. Au mois de mars, il se trouvait à Aix où il assista au couronnement d'Othon de Saxe, neveu de Richard, que l'évêque de Durham et Baudouin de Béthune venaient de faire élire empereur, malgré Philippe-Auguste.

La guerre reprit en France dès que les moissons eurent été recueillies. Trois années de tempêtes et d'orages avaient engendré une grande disette, et suspendu les combats. Lorsqu'ils recommencèrent, Richard était plus puissant que jamais; les comtes du Perche, de Blois et de Saint-Gilles l'avaient rejoint. Tandis que le roi d'Angleterre, soutenu par Mercader de Beauvais et ses routiers flamands, dispersait l'armée française à la bataille de Gisors, Baudouin s'emparait de Saint-Omer, d'Aire, de Lillers et de la plupart des cités de l'Artois. Arnould de Guines eut part à ces victoires avec ses karls d'Ardres et de Bourbourg: il avait reçu de Baudouin une somme énorme de deniers sterling, prise dans les tonneaux d'or et d'argent que le roi d'Angleterre avait envoyés en Flandre pour exciter le zèle de ses amis.

A ces menaces, Philippe-Auguste opposa l'une des armes les plus redoutables de la puissance royale, et ce fut en vertu du serment prêté à Compiègne que l'archevêque de Reims fut requis de frapper d'interdit toute la Flandre. Une désolation profonde se répandit au loin. Dans plusieurs villes, le peuple employa la violence pour forcer le clergé à célébrer les divins mystères. Les uns éclataient en gémissements stériles, les autres cherchaient dans l'hérésie une excuse et un prétexte pour leur désobéissance. En vain l'évêque de Tournay écrivait-il à l'archevêque de Reims pour le supplier de ne pas faire peser l'anathème prononcé contre Baudouin sur tous ses sujets: le comte de Flandre se vit réduit à interjeter appel au pape, et la Flandre ne respira que lorsque Innocent III eut ordonné aux évêques d'Amiens et de Tournay de lever l'excommunication, en déclarant qu'il protégeait le comte Baudouin et la comtesse Marie comme les enfants bien-aimés de l'Eglise.

Le pape ne tarda point à envoyer en France un légat, qui fut le cardinal de Capoue. Les lettres pontificales qui lui avaient été remises réclamaient la paix de l'Europe au nom de la délivrance de la terre sainte. «Nous connaissons, écrivit Innocent III, le triste sort de Jérusalem et les malheurs des peuples chrétiens; nous ne pouvons oublier que les infidèles ont conquis et la terre que le Christ a touchée, et la croix qu'il a portée pour le salut du monde. Accablés par ces douleurs, nous n'avons cessé de crier vers vous et de pleurer abondamment; mais notre voix s'éteint dans notre poitrine fatiguée, et nos yeux sont noyés dans leurs larmes.» Le cardinal de Capoue chercha inutilement à réconcilier les rois de France et d'Angleterre: la guerre continuait sur toutes les frontières, et au mois de mai 1199, il arriva que l'évêque élu de Cambray, Hugues de Douay, passant près de Lens avec le marquis de Namur et une nombreuse escorte, fut enlevé par quelques chevaliers français. Le cardinal de Capoue n'obtint sa liberté qu'en menaçant la France d'un interdit. En même temps, il pressait Philippe-Auguste de rompre les liens adultères qui l'unissaient à Agnès de Méranie; mais ces dernières représentations furent sans fruit, et vers le mois de janvier, il crut devoir faire publier solennellement une sentence d'excommunication.

Philippe rappela Ingelburge; mais la guerre ne cessa point: elle ne se ralentit que lorsqu'une flèche, lancée d'un pauvre château du Limousin, mit fin aux jours du roi d'Angleterre. Jean sans Terre qui lui succéda, reçut à Rouen, le 9 août 1199, l'hommage du comte de Flandre et signa, neuf jours après, à la Roche-Andely, un traité d'alliance qui confirmait celui du 8 septembre 1196. Cependant le nouveau roi d'Angleterre ne songeait point à combattre, et, vers le mois d'octobre, une trêve générale fut conclue. Des conférences s'ouvrirent à Péronne entre les ambassadeurs du comte de Flandre et ceux du roi de France, et elles se terminèrent au mois de janvier suivant. Un traité conserva à Baudouin les cités de Saint-Omer, d'Aire, de Lillers, d'Ardres, de Béthune et le fief de Guines, et il fut, de plus, convenu qu'à la mort de la reine Mathilde tout son douaire lui reviendrait, et qu'il en serait de même des bourgs d'Artois occupés par Louis, fils du roi de France, s'il décédait sans postérité.

Quatre mois après, un autre traité fut conclu entre les rois de France et d'Angleterre: ils s'y engagèrent à ne plus prêter leur appui aux efforts que leurs vassaux pourraient tenter contre l'autorité de chacun d'eux: Jean sans Terre promettait spécialement de ne plus soutenir le comte de Flandre.

Tandis que les deux monarques juraient d'observer cette paix qui, pour l'un et l'autre, n'était qu'une ruse et un mensonge, un vaste mouvement de réconciliation s'étendait de toutes parts. Un prêtre nommé Foulques de Neuilly renouvelait au douzième siècle les merveilles que Pierre l'Ermite avait accomplies au onzième. Si, comme le racontent les historiens de son époque, il rendait la vue aux aveugles, la parole aux bouches muettes, la santé aux corps infirmes, il ne régnait pas moins puissamment par son éloquence sur le cœur des hommes. Ce fut Foulques de Neuilly que le pape Innocent III adjoignit au cardinal de Capoue pour prêcher la croisade.

En 1199, il avait paru an milieu d'un brillant tournoi à Escry-Sur-Aisne en Champagne. Là se trouvaient le comte Thibaud, Louis de Blois, Renaud de Dampierre, Maurice de Lille, Matthieu de Montmorency, Enguerrand de Boves, Simon de Montfort, Geoffroi de Villehardouin, qui fut l'historien de cette croisade, Geoffroi de Joinville, dont le neveu devait être l'élégant historien d'une autre guerre sainte. «Ils ostèrent lor hiaumes et coururent as croix.»

Peu après, et moins de six semaines après le traité de Péronne, le comte de Flandre prit aussi la croix. La cérémonie eut lieu solennellement le lendemain du mercredi des cendres dans l'église de Saint-Donat de Bruges. Une assemblée nombreuse se pressait sous ses voûtes antiques, où l'ombre du comte saint Charles de Danemark semblait planer au-dessus du comte Baudouin pour lui offrir les palmes du martyre. On lut tour à tour quelques versets du prophète Isaïe, dans lesquels le Seigneur promettait à Ezéchias de délivrer Jérusalem, et un chapitre de l'évangile de saint Matthieu, où se trouvaient ces paroles: Dico autem vobis quod multi ab Oriente et Occidente venient.

Quand l'oraison dominicale eut été achevée, tous les assistants inclinèrent pieusement leurs fronts sur le marbre sacré, et l'un des lévites agita lentement une cloche au son faible et lugubre, tandis que les autres se rangeaient autour de l'autel en formant deux chœurs dont les voix se répondaient alternativement.

Le premier des chœurs entonna l'un des psaumes que les Israélites, captifs au bord des fleuves de Babylone, avaient consacrés aux malheurs de leur patrie, et qui, après dix-huit siècles, semblaient une prophétie des nouveaux désastres qui accablaient Jérusalem:

«Seigneur, les nations ont envahi votre héritage; elles ont profané votre saint temple. Jérusalem n'est plus qu'une ruine...

«Que votre colère accable les nations idolâtres qui ont outragé Jacob et rempli sa demeure de désolation! Que ces peuples ne disent point de nous:—Où est leur Dieu?

«Accordez au sang de vos serviteurs une vengeance éclatante: que les gémissements de ceux qui sont captifs s'élèvent jusqu'à vous!»

Puis le second chœur reprit sur le même rhythme:

«Que le Seigneur se lève et que ses ennemis soient dispersés! que ceux qui le haïssent fuient devant sa face! Qu'ils disparaissent comme la fumée! qu'ils fondent comme la cire!»

Le chant des psaumes avait cessé: le pontife, prenant dans ses mains une croix de lin brodée d'or, l'attacha sur l'épaule droite du comte de Flandre en disant: «Recevez ce signe de la croix, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, en mémoire de la croix, de la passion et de la mort du Christ.» Ensuite, il bénit ses armes, son épée et sa bannière. Eustache et Henri, frères de Baudouin, s'engagèrent par les mêmes vœux; mais lorsqu'on vit Marie de Champagne, encore à la fleur des ans et dans tout l'éclat de la beauté, réclamer aussi le signe de la croix pour suivre son époux au delà des mers, une vive émotion salua son dévouement, et toutes les prières s'élevèrent vers le ciel pour que l'Orient ne réunît point ses cendres à celles de la comtesse Sibylle d'Anjou.

Les préparatifs de la croisade durèrent deux années. Des députés (l'un d'eux était Quènes de Béthune) avaient été envoyés à Venise près du vieux doge Henri Dandolo pour rechercher son alliance. Ils furent reçus au milieu des bourgeois assemblés sur la place de Saint-Marc, et là le sire de Villehardouin exposa la mission dont ils étaient chargés; puis ils s'agenouillèrent, en déclarant qu'ils ne se relèveraient point tant que leur requête ne leur aurait point été accordée. «Nous l'octroyons! nous l'octroyons!» s'écrièrent alors les bourgeois de Venise. Les croisés demandaient qu'on leur prêtât assez de navires pour transporter en Syrie huit mille chevaliers et quatre-vingt mille hommes d'armes. Quelles que fussent les conditions onéreuses exigées par les Vénitiens, elles furent aussitôt acceptées, et il fut convenu que les croisés s'assembleraient aux bords de l'Adriatique aux fêtes de la Saint-Jean 1202.

Vers le mois d'avril de cette année, le comte Baudouin réunit au camp de Valenciennes les chevaliers de Flandre et de Hainaut qui devaient l'accompagner. Là brillaient le connétable de Flandre, Gilles de Trazegnies, Jacques d'Avesnes, fils du héros d'Arsur, Guillaume de Saint-Omer, Siger de Gand, Roger de Courtray, Jean de Lens, Eric de Lille, Guillaume de Lichtervelde, Hellin de Wavrin, Michel de Harnes, Baudouin de Praet, Thierri de Termonde, Jean de Sotteghem, Raoul de Boulers, Gilles de Landas, Baudouin d'Haveskerke, Simon de Vaernewyck, Philippe d'Axel, Alelme de Stavele, Foulques de Steelant, Baudouin de Commines, Hugues de Maldeghem, Pierre de Douay, Gilles de Pamele, Alard de Chimay, Gauthier de Ligne, Michel de Lembeke, Odoard et Chrétien de Ghistelles. Bientôt après ils se mirent en marche, laissèrent derrière eux la Champagne et la Bourgogne, et s'arrêtèrent à Bâle; puis, pénétrant dans les défilés du val de Trente, ils arrivèrent à Venise en passant par Vérone.

La comtesse de Flandre, retenue quelques jours de plus dans ses Etats, par la naissance de Marguerite, la seconde de ses filles, s'embarqua avec Jean de Nesle, dont l'aïeul, en épousant une princesse de la maison de Flandre, avait reçu pour dot la châtellenie héréditaire de Bruges.

Le comte de Flandre n'avait point quitté Venise, où ses chevaliers occupaient l'île de Saint-Nicolas. Pendant quelques jours, ils avaient hésité sur la route qu'il fallait suivre; enfin, prenant en considération les trêves qui suspendaient les combats en Palestine, ils avaient résolu de porter la guerre au sein des populations infidèles d'Egypte, affaiblies par une longue famine, lorsque d'autres difficultés se présentèrent: les croisés ne pouvaient payer aux Vénitiens les sommes stipulées pour le fret de leurs navires. En vain Baudouin et d'autres comtes s'étaient-ils dépouillés de leurs joyaux et de leurs riches vaisselles d'or et d'argent. Ces sacrifices étaient insuffisants, et l'on vit l'illustre assemblée des plus nobles barons de l'Europe engager son épée au service de quelques marchands italiens pour remplir ses engagements pécuniaires. La croisade révélait son impuissance, même avant qu'elle eût commencé.

Dès le mois d'octobre 1202, et malgré les efforts du cardinal de Capoue, le doge Dandolo conduisit les croisés devant Zara, port important de la Dalmatie, que les Vénitiens voulaient enlever au roi de Hongrie. Une année s'écoula: les barons chrétiens s'emparèrent de Zara, et lorsque le pape Innocent III les menaça d'anathème en leur reprochant l'oubli de leurs vœux sacrés, ils s'excusèrent humblement en protestant que leur volonté n'avait pas été libre. Leur victoire ne l'affranchit pas.

L'empereur grec Alexis Comnène avait détrôné son frère et s'était allié aux Génois et aux Pisans. Venise, dans sa jalousie commerciale, voulait rétablir l'autorité d'Isaac et s'assurer sur les rives du Bosphore une suprématie incontestée. On prétendait même que l'or des infidèles n'était point étranger au zèle que montraient les Vénitiens pour détourner les croisés de leurs desseins: on ajoutait que c'était à ce prix que d'importants priviléges étaient accordés à leurs vaisseaux dans les ports de l'Egypte.

Lorsque le doge Dandolo proposa aux barons chrétiens de renverser l'usurpateur byzantin, un grand tumulte éclata: ce projet contrariait leur impatience; mais les Vénitiens exposèrent habilement qu'il était nécessaire de laisser des alliés à Constantinople avant d'envahir la Syrie, et que, sans cette expédition, ils se verraient éternellement réduits à manquer d'argent et de vivres, et se dévoueraient à une perte certaine. Jacques d'Avesnes, Simon de Montfort, Gui de Coucy, Pierre d'Amiens, répliquaient avec enthousiasme qu'ils n'avaient pas quitté leurs foyers pour combattre un tyran, mais pour délivrer le tombeau et la croix de Jésus-Christ. Le légat du pape demandait également qu'on se dirigeât vers Jérusalem. Au milieu de ces discussions parut le fils d'Isaac Comnène, qui venait implorer la générosité des barons franks: il promettait de fournir aux croisés, s'ils le plaçaient sur le trône de Byzance, des vivres pour un an et un secours de dix mille hommes: il ajoutait que leur expédition à Constantinople ne retarderait que d'un mois leur arrivée en Palestine. L'abbé de Looz fut ébranlé par ses prières, et engagea les barons chrétiens à ne point se séparer. Le comte de Flandre, le marquis de Montferrat, Quènes de Béthune, Miles de Brabant, Renier de Trith, Anselme de Kayeu émirent le même avis, et leur opinion triompha.

Cependant la flotte flamande de la comtesse Marie, après avoir reconnu aux bords du Tage les colonies que d'autres pèlerins, venus des mêmes lieux, y avaient fondées, s'était arrêtée sur les rivages de l'Afrique pour y conquérir une ville remise depuis aux chevaliers de Saint-Jacques de l'Epée, et elle avait poursuivi sa route en saluant les murailles d'Almeria et de Carthagène. Les chevaliers croisés admirèrent de loin, non sans quelque secret sentiment de douleur et de regret, la belle plaine de Valence cultivée par les Mores; mais bientôt ils se consolèrent en apercevant la tour de Peniscola qui formait la limite des pays occupés par les infidèles. Arrivés aux bouches de l'Ebre, ils laissèrent derrière eux d'un côté Tarragone, Barcelone et Leucate, de l'autre les îles Baléares, qui payaient chaque année au roi d'Aragon un tribut d'étoffes de soie. Enfin ils passèrent devant Narbonne et atteignirent le port de Marseille qu'entouraient, au sein d'un amphithéâtre de montagnes, la cité épiscopale et la magnifique abbaye de Saint Victor. C'était à Marseille que les croisés devaient recevoir des nouvelles de l'expédition qui s'était rendue à Venise. Ils apprirent avec étonnement que, malgré les menaces d'Innocent III, l'avarice des Vénitiens retenait l'élite des chevaliers d'Occident au siége de Zara, et le seul message qui leur parvint leur porta l'ordre de mettre à la voile dans les derniers jours de mars en se dirigeant vers le promontoire de Méthone.

Depuis deux mois, la flotte flamande avait jeté l'ancre dans les eaux profondes du golfe de Messénie, dominées par les bois d'oliviers de Coron et les ruines de Muszun ou Modon, l'antique Méthone, récemment détruite par Roger de Sicile, petit-fils de Robert Wiscard. La comtesse de Flandre, ne voyant point les Vénitiens quitter l'Adriatique, ordonna au pilote de tourner la proue vers la Syrie. Déjà avaient disparu à l'horizon les cimes du Taygète et du mont Ithome; deux navires étaient seuls restés un peu en arrière quand, en dépassant le cap Malée, ils furent atteints par les premières galères de la flotte vénitienne qui se dirigeait vers la Propontide. Un seul sergent se jeta dans une barque pour rejoindre Baudouin et Dandolo: «Il me samble bien, avait-il dit à ses compagnons, k'ils doient conquerre terre.»

Une terreur profonde régnait à Constantinople: depuis longtemps, on y racontait que Venise équipait une flotte immense pour les guerriers du Nord, qui, couverts de fer et aussi hauts que leurs lances, obéissaient à des chefs plus vaillants que le dieu Mars. L'historien grec Nicétas répète, en l'appliquant aux guerriers franks, ce que les anciens disaient des Gaulois, qu'ils ne craignaient rien si ce n'est la chute du ciel. Il les compare tantôt à des statues d'airain, tantôt à des anges exterminateurs dont les regards seuls donnent la mort. Dès qu'ils eurent abordé dans le Bosphore, au bourg de Saint-Etienne, le tyran Alexis se hâta de leur envoyer des ambassadeurs chargés de présents; mais Quènes de Béthune leur répondit, au nom des barons chrétiens, qu'il cessât de parlementer et commençât par obéir.

Les pèlerins s'étaient divisés en six corps principaux. L'avant-garde avait été confiée au comte de Flandre, parce qu'aucun autre prince n'avait près de lui autant de chevaliers, d'archers et d'arbalétriers. Le second corps obéissait à Henri, frère de Baudouin. Le comte de Saint-Pol, Pierre d'Amiens, Eustache de Canteleu, dirigeaient le troisième. Les autres bataillons comptaient pour chefs le comte de Blois, Matthieu de Montmorency et le marquis de Montferrat. Le 6 juillet, toute l'armée s'assembla dans la plaine de Scutari et traversa le Bosphore. Jacques d'Avesnes combattait au premier rang: un coup de lance l'atteignit au visage, et il eût péri sans le secours de Nicolas de Genlis. Selon une ancienne tradition conservée à Biervliet, ce furent des croisés venus de cette ville qui pénétrèrent les premiers dans la tour de Galata et qui ennoblirent ainsi l'écusson de leur modeste patrie, où ils placèrent l'orgueilleuse devise des tyrans de Constantinople: Βασιλεος βασιλεων, βασιλευων βασιλεοντας. «Je suis le roi des rois, celui qui règne sur ceux qui règnent.»

Pendant ce combat, les vaisseaux de Venise et quelques vaisseaux flamands, qui avaient rejoint Baudouin au siége de Zara, ouvraient leurs voiles à un vent favorable, et se dirigeaient vers le port dont une forte chaîne fermait l'entrée. Une galère flamande, commandée par Gui de Baenst et équipée à Termonde, et un navire italien qu'on nommait l'Aigle, la frappèrent en même temps et la brisèrent. Les deux flottes s'avançaient triomphantes et luttaient de courage. «Alors, dit Marino Sanudo, se forma entre les deux peuples cette amitié célèbre dont l'heureuse mémoire passa aux générations suivantes.»

De toutes parts, les croisés se préparent à l'assaut. Tandis que les Lombards et les Bourguignons gardaient le camp, les Flamands et les Champenois, plus redoutables par leur valeur que par leur nombre, dressaient leurs échelles contre les murailles; mais les mercenaires étrangers dans lesquels se confiait Alexis repoussèrent toutes leurs tentatives. Là périt Pierre de Bailleul.

A la même heure, d'autres croisés attaquèrent Byzance du côté du port. Ils avaient tendu au-dessus de leurs navires de larges peaux de bœufs pour se mettre à l'abri du feu grégeois, et leurs machines de guerre lançaient des pierres énormes au milieu des assiégés. Dandolo, aveugle et âgé de quatre-vingt-quinze ans, s'était fait porter au milieu des combattants: son généreux dévouement décida la victoire. Le tyran Alexis chercha son salut dans la fuite. Le vieil Isaac fut délivré, et son fils entra solennellement dans la cité impériale, placé entre le comte de Flandre et le doge de Venise.

Des hérauts d'armes se rendirent aussitôt en Egypte pour défier les infidèles. Cependant on avait résolu d'attendre la fin de l'hiver pour continuer la guerre. Les barons franks oubliaient la jalousie des Vénitiens et la perfidie des Grecs au milieu des richesses et des plaisirs que leur offrait Byzance; on dit même qu'un jour les croisés flamands voulurent piller une synagogue qu'ils avaient prise pour une mosquée des Sarrasins; mais la trouvant défendue par des Juifs, ils se vengèrent en y mettant le feu. L'incendie qu'ils avaient allumé se répandit si rapidement que bientôt il devint impossible de l'arrêter; de la ville il s'étendit aux faubourgs jusqu'aux bords de la mer, de telle sorte que des galères s'embrasèrent dans le port: une semaine entière s'écoula avant qu'il eût cessé, et ses ravages furent incalculables.

Alexis, fils d'Isaac, avait enfin obtenu que les croisés quitteraient Constantinople pour établir leurs tentes au delà du golfe de Chrysoceras. Le printemps était arrivé, mais il manquait d'argent pour payer les deux cent mille marcs qu'il avait promis; il n'écoutait d'ailleurs que les conseils des Vénitiens qui l'avaient appelé à Zara pour faire échouer la croisade. L'héritier des Comnène parut dans les premiers jours d'avril au camp de Baudouin, et réclama de nouveaux délais.

Venise triomphait; les croisés ne s'éloignèrent point du Bosphore. A peine pouvait-on en citer quelques-uns qui suivirent le comte de Saint-Pol et Henri, frère de Baudouin, à Andrinople et jusqu'au pied de l'Hémus. Leurs remords ne s'éveillèrent que lorsque des messagers, vêtus de deuil, arrivèrent de la terre sainte. Tandis que le prince d'Antioche livrait une sanglante bataille dans laquelle Gilles de Trazegnies avait péri, on voyait sous le ciel ardent de la Syrie la peste et les fièvres unir leurs ravages, dont la plus illustre victime devait être la comtesse de Flandre.

Au récit de ces malheurs, les croisés saisissaient leurs lances et les tournaient vers Jérusalem. Ils accusaient tumultueusement la lenteur des Grecs, qui ne tenaient aucun de leurs engagements. Quènes de Béthune porta leurs plaintes au palais des Blaquernes. Alexis ne répondit point, mais il ordonna qu'on profitât d'une nuit obscure pour incendier la flotte des croisés. Il échoua dans son projet, et Byzance, pleine d'alarmes, le précipita du trône pour y élever un tyran obscur, Alexis Ducas, surnommé Murzulphe. Sa perfidie ne fut guère plus heureuse. Les croisés écartèrent aisément avec leurs rames les brûlots que, par une nuit tranquille, on avait de nouveau lancés contre leurs navires. Il essaya d'autres moyens et tendit une embuscade à Henri, frère de Baudouin: là aussi le courage des guerriers franks lui fit subir une défaite honteuse.

Tant de trahisons devaient porter leurs fruits, Les croisés déclarèrent que l'empire grec n'existait plus, et, le 9 avril 1204, leur flotte s'approcha des remparts de Constantinople. Murzulphe avait placé des mangonneaux et des pierriers sur les murs à demi ruinés qui formaient l'enceinte de la cité impériale; puis il avait fait élever des tours de bois pour mieux résister à celles que les assiégeants avaient également construites sur leurs vaisseaux. Le premier jour de la lutte s'acheva sans que les croisés eussent obtenu le moindre succès. Trois jours plus tard, l'assaut recommença: ils s'avançaient en poussant de grands cris, et leur enthousiasme défiait la consternation des Grecs. Une forte brise, qui parut le gage de l'intervention du ciel, se leva vers le nord-est, et un navire qu'on nommait la Pèlerine parvint assez près des remparts pour y lancer ses échelles roulantes. Un Vénitien se précipite aussitôt au milieu des ennemis et meurt; mais André de Jurbise, chevalier de Hainaut, le suit, et à son aspect les Grecs reculent: dans leur terreur, ils croient apercevoir devant eux un géant dont le casque est aussi grand qu'une tour. Les guerriers franks accourent à sa voix, et dès ce moment la victoire n'est plus indécise.

Quelques centaines de chevaliers envahissaient une cité dont les murailles avaient sept lieues de tour et renfermaient une population innombrable. A leur suite d'autres croisés, indignes de combattre sous les mêmes bannières, se répandaient, le fer et la flamme à la main, de quartier en quartier, de maison en maison, cherchant partout des trésors. Dans leur fureur avide, ils brisèrent tour à tour les plus célèbres merveilles de l'art antique, la statue de Junon venue du temple de Samos, l'Hercule de Lysippe, l'aigle d'airain d'Apollonius de Thyane, la louve de Romulus, qu'avait célébrée Virgile, et on les vit même violer le tombeau des empereurs.

Le comte de Flandre occupait le camp de Murzulphe; Henri, son frère, avait pris possession des Blaquernes; le marquis de Montferrat s'était établi au palais de Bucoléon. Les somptueuses demeures qu'avait abandonnées la fortune des Comnène avaient trouvé de nouveaux maîtres, mais leur trône restait vacant. Douze électeurs, dont six appartenaient à Venise et six autres aux races frankes, eurent la mission de désigner le successeur de Constantin. L'un d'eux était le nonce apostolique Albert, évêque de Bethléem, petit-neveu de Pierre l'Ermite. Le 2 mai 1204, les douze électeurs se réunirent dans la chapelle du doge de Venise; là, après avoir réduit à quatre le nombre des candidats (c'étaient les comtes de Flandre, de Blois et de Saint-Pol, et le marquis de Montferrat), ils placèrent quatre calices sur l'autel: un seul contenait une hostie consacrée. Chaque fois qu'on proclamait le nom de l'un des candidats, on découvrait un calice: lorsqu'on arriva à celui de Baudoin, il sembla que Dieu lui-même désignait l'empereur. «Seigneurs, dit l'évêque de Soissons à la foule qui était restée assemblée jusqu'au milieu de la nuit, nous avons choisi un empereur: vous êtes tenus de lui obéir et de le respecter. A cette heure solennelle à laquelle est né le Christ rédempteur des hommes, nous proclamons empereur Baudouin, comte de Flandre et de Hainaut.» Mille acclamations retentirent dans ces palais qui déjà avaient vu s'élever et disparaître tant de dynasties impériales.

Le 7 mai, Baudouin vint habiter le palais de Bucoléon. Dès le lendemain, selon la coutume des empereurs grecs, il jeta au peuple des pains qui renfermaient trois pièces d'or, trois pièces d'argent et trois pièces de cuivre; puis, selon l'usage germanique, on l'éleva sur un bouclier que soutenaient le doge Dandolo, les comtes de Blois et de Saint-Pol, et le marquis de Montferrat. La cérémonie du couronnement eut lieu dans la basilique de Sainte-Sophie. Un trône d'or avait été placé sur une estrade couverte de velours rouge; mais au moment où Baudouin allait y monter, enivré de splendeur et de gloire, on lui présenta un vase rempli de cendres et d'étoupes que la flamme consumait: tristes et menaçantes images de la vanité humaine, dont l'avenir ne devait point tarder à réaliser la prophétie. Le patriarche de Constantinople versa sur son front l'huile sainte et y posa le diadème impérial. «Il en est digne!» s'écria le peuple. «Il en est digne!» répondit le patriarche. «Il en est digne!» répéta la multitude qui se trouvait hors de l'église. Puis, lorsqu'on l'eut conduit dans le chœur, on couvrit ses épaules d'un manteau de pourpre orné d'or: sa main droite portait la croix, divin emblème de la foi chrétienne; sa main gauche tenait un rameau, symbole de paix et de prospérité. Un banquet solennel succéda à cette cérémonie, tandis que les hérauts d'armes proclamaient sur les places de Byzance, Baudouin, par la grâce céleste, empereur très-fidèle des Romains, couronné par Dieu et à jamais Auguste.

Baudouin mérita son élévation par ses vertus. Les croisés admiraient son courage et sa piété, et les historiens grecs eux-mêmes le dépeignent chaste dans ses mœurs, généreux à l'égard des pauvres, écoutant volontiers les conseils et plein de résolution dans les dangers. Son premier soin fut de partager les provinces du nouvel empire entre les barons franks, devenus les successeurs de Pyrrhus ou d'Alexandre. Le comte de Blois obtint le duché de Bithynie; Renier de Trith, celui de Philippopolis. Thierri de Termonde fut créé connétable; Thierri de Looz, sénéchal; Miles de Brabant, grand boutillier; Gauthier de Rodenbourg, protonotaire; Quènes de Béthune reçut la dignité de protovestiaire et fut peut-être roi d'Andrinople.

A la même époque, un chevalier qui n'était pas étranger à la maison des comtes de Flandre, Thierri, fils de Philippe d'Alsace, épousait la princesse de Chypre, naguère si merveilleusement délivrée des prisons du duc d'Autriche, et allait disputer à Aimeri de Lusignan les Etats héréditaires de son père, autre empire des Comnène qui ne devait plus se relever.

Vers les derniers jours de l'année 1204, Henri, frère de Baudouin, débarqua à Abydos; Thierri de Looz, Nicolas de Mailly, Anselme de Kayeu, l'accompagnaient. Il parcourut toute la Troade, mais il ne songea point à demander, comme le héros macédonien, si les prêtres d'Ilion conservaient encore la lance d'Achille. Tandis qu'il foulait avec dédain les ruines de Pergame, une troupe de croisés s'avançait dans la Thessalie, pénétrait dans les fraîches vallées de Tempé, et franchissait les défilés des Thermopyles, que les ombres des trois cents Spartiates ne défendaient plus contre ces barbares plus redoutables que les armées de Xerxès. Le marquis de Montferrat se dirigea vers Nauplie; Jacques d'Avesnes et Drogon d'Estrœungt assiégèrent Corinthe: l'un y fut blessé grièvement, l'autre y périt.

D'autres chevaliers de Flandre et de Champagne s'emparaient de toute la partie méridionale du Péloponèse. Leurs conquêtes s'étendirent rapidement. Il y eut des ducs là où avaient existé les républiques de Lycurgue et de Solon. A Argos, ils rétablirent la monarchie d'Agamemnon. L'Achaïe dut à un baron chrétien l'indépendance qu'avait rêvée pour elle Philopémen. Gui de Nesle occupait un château au bord de l'Eurotas; Raoul de Tournay régnait dans le vallon du Cérynite; Hugues de Lille reçut huit fiefs dans la cité d'Ægium, où les rois de la Grèce s'étaient jadis assemblés pour venger l'outrage fait à Ménélas. Peu d'années après, Nicolas de Saint-Omer était duc de Thèbes. Il était fort estimé pour sa prudence, selon la chronique de Romanie, et se fit construire un beau château, qu'on nomma le château de Saint-Omer, sur les ruines de cette ancienne citadelle consacrée à Cadmus, qu'avait défendue l'épée d'Epaminondas, et qui avait répété les premiers chants de Pindare.

Les Grecs, qui avaient vu avec joie les croisés se disperser en faibles troupes depuis les gorges du Taurus jusqu'aux plaines de la Messénie, conspiraient depuis longtemps en silence, lorsque tout à coup ils prirent les armes dans toutes les provinces. Joannice, roi des Bulgares, leur avait promis son secours.

La nation des Bulgares, arrachée des steppes du Volga par les grandes migrations du cinquième siècle, s'était arrêtée entre les eaux du Danube et les vallons de l'Hémus. A demi chrétienne, mais fidèle à toutes les traditions de son origine, elle avait conservé un caractère indomptable et féroce. Ses redoutables armées s'avancent vers Byzance. De nombreuses hordes de Tartares les suivent. Au bruit de leur venue, les Grecs d'Andrinople et de Didymotique chassent les Vénitiens et les chevaliers du comte de Saint-Pol, mort depuis peu. Les croisés abandonnent leurs châteaux de Thrace, saisis d'une terreur profonde. Tel était l'effroi qui régnait parmi eux que Renier de Trith s'étant réfugié à Philippopolis, ses fils, son gendre et son neveu l'abandonnèrent; mais dans leur fuite rapide ils se précipitèrent au milieu des ennemis dont le fer punit leur lâcheté. Renier de Trith, resté seul avec vingt-cinq compagnons d'armes, reçut de meilleurs conseils de son honneur et de son courage.

Lorsque ces tristes nouvelles parvinrent à Constantinople, Baudouin n'y avait auprès de lui que le comte de Blois, le vieux Dandolo, et un petit nombre d'hommes d'armes. Il se hâta de rappeler son frère de la Troade. Pierre de Bracheux vint de Lopadium; Matthieu de Walincourt arriva de Nicomédie. Geoffroi de Villehardouin et Manassès de Lille rassemblèrent quatre-vingts chevaliers et s'éloignèrent aussitôt pour marcher au devant des Bulgares. Baudouin les suivit avec cent quarante chevaliers; peu de jours après, le comte de Blois et le doge de Venise quittèrent la cité impériale, emmenant des renforts plus considérables. Ces différents corps réunis comprenaient seize mille combattants. Leurs chefs résolurent sans hésiter de mettre le siége devant Andrinople que défendaient cent mille Grecs. Ils voulaient dompter l'insurrection nationale avant de combattre l'invasion étrangère. La confiance renaissait parmi les croisés, tandis que les Grecs s'enfermaient dans leurs murailles, déjà prêts à s'incliner de nouveau sous le joug qu'ils avaient tenté de briser.

On touchait aux fêtes de la semaine sainte. Les assiégeants préparaient leurs armes et leurs machines lorsqu'ils apprirent que Joannice accourait pour délivrer Andrinople. Dès ce jour, la garde du camp fut confiée à Geoffroi de Villehardouin et à Manassès de Lille; l'empereur s'était réservé le commandement de toute l'armée qui devait repousser les Bulgares.

Le mercredi après Pâques, une vive alerte se répandit parmi les guerriers chrétiens. On annonçait que des Tartares avaient paru dans les prairies où paissaient les chevaux des croisés et cherchaient à les enlever.

Deux jours après (c'était le 14 avril 1205), les Tartares se montrèrent de nouveau. Leurs chevaux étaient si agiles qu'ils les portaient au milieu des Franks sans qu'on les eût vus s'approcher, et qu'au moment où ils attiraient les regards ils avaient déjà disparu. L'empereur avait formellement ordonné que personne ne quittât le camp pour les repousser; mais le comte de Blois jugea qu'il lui était permis de désobéir lorsque la désobéissance même devait le conduire à la gloire: il le croyait du moins; cependant à peine est-il sorti du camp que les Tartares entourent sa troupe trop faible pour leur résister. Il est près de succomber, mais l'empereur apprend le péril qui le menace et s'élance avec ses chevaliers pour le défendre. Les Tartares se retirent devant lui, et alors, par un égarement fatal, l'empereur, qui devait punir dans le comte de Blois une faute qui avait compromis toute l'armée, semble la justifier en s'associant à sa témérité. Animé par son succès et n'écoutant que son ardeur belliqueuse, il frappe son cheval de l'éperon et s'avance de plus en plus pour atteindre les ennemis; les Tartares s'étaient dirigés vers le centre de l'armée de Joannice, et ils ne ralentirent leur course que lorsqu'ils virent Baudouin au milieu des Bulgares.

Jamais Baudouin ne montra plus de courage. Entouré d'un petit nombre de chevaliers dont les chevaux épuisés de fatigue s'abattaient sous les flèches qu'on leur lançait de toutes parts, il les rangea près de lui autour de la bannière impériale. «Sire, lui dit le comte de Blois, qui, atteint de deux blessures, gisait sur le sable, au nom de Dieu, oubliez-moi pour penser à vous et à la chrétienté.» Baudouin, chevalier avant d'être empereur, répondit au comte de Blois qu'il ne l'abandonnerait pas: il cherchait la mort et ne trouva que des fers.

L'armée impériale était rentrée dans les murs de Constantinople, et l'évêque de Soissons s'était rendu en France et en Flandre pour implorer les secours des peuples de l'Occident. Henri, frère de l'empereur, s'adressait en même temps au pape Innocent III, pour le supplier d'intervenir en faveur de Baudouin. «Nous avons appris, lui écrivait-il, que l'empereur est encore sain et sauf; on assure même qu'il est traité assez honorablement par Joannice.» Innocent III promit de réclamer la délivrance du captif, et des lettres pontificales furent envoyées à l'archevêque de Trinovi pour qu'il les remît au roi des Bulgares; mais Joannice se contenta de répondre qu'il ne pouvait plus rendre la liberté à l'empereur, parce que déjà il avait payé le tribut de la nature.

Seize mois s'étaient écoulés depuis la bataille d'Andrinople: quelques barons doutaient encore du sort de l'empereur; mais Renier de Trith affirma qu'il connaissait plusieurs personnes qui l'avaient vu mort, et, le 15 août 1206, Henri prit solennellement possession de la pourpre impériale.

Tandis que la croisade de Constantinople élève de plus en plus la gloire militaire de la Flandre et prépare de brillantes destinées à l'activité de son commerce, nous retrouvons sur les rivages du Fleanderland les cruelles dissensions des karls flamings. Les tableaux qu'elles nous offrent sont les mêmes que ceux que nous avons déjà empruntés aux hagiographes et aux légendaires: luttes de la barbarie contre la civilisation, du paganisme contre la foi chrétienne, querelles individuelles de la gilde contre la gilde, de la famille contre la famille. Un historien, qui vivait vers ce temps, observe avec raison que c'est dans le récit des discordes du dixième et du onzième siècle que nous devons chercher l'origine de celles qui, pendant l'absence de Baudouin, agitèrent quelques parties de la Flandre. Herbert de Wulfringhem nous rappelle cet autre Herbert de Furnes qui dirigeait la charrue et portait l'épée. Il apparaît dans l'histoire comme le chef des hommes de race saxonne qui ne se sont jamais courbés sous le joug. On leur donnait le surnom populaire de Blauvoets, non-seulement dans le pays de Furnes, mais sur tout le rivage de la Flandre, en Zélande et en Hollande. Ce nom désignait, suivant les uns, des éperviers de mer, allusion énergique à leur ancienne vie de pirates; selon d'autres, il était synonyme du nom de renard, et c'était peut-être par quelque rapprochement, fondé sur les sagas du Nord, qu'ils donnaient à ceux qui s'étaient ralliés au pouvoir supérieur des comtes la domination de loups ou d'Isengrins.

La reine Mathilde, dont le douaire comprenait les territoires de Furnes et de Bourbourg, y avait rendu son autorité accablante. Elle avait voulu, à l'exemple de Richilde, y rétablir ces impôts ignominieux qui, à tant de reprises, avaient soulevé des commotions violentes. La même résistance se reproduisit. «La reine Mathilde ne put réussir, dit Lambert d'Ardres, à dompter les Blauvoets, et elle se vit réduite à réunir tous les chevaliers et tous les hommes d'armes de ses domaines, et même à recruter des mercenaires étrangers, afin d'exterminer les populations de Furnes et de Bourbourg. Après avoir traversé Poperinghe, elle s'arrêta, vers les fêtes de la Saint-Jean, au village d'Alveringhem qu'elle dévasta, tandis que le châtelain de Bourbourg, Arnould de Guines, accourait sur les frontières de ses domaines pour les défendre contre toute attaque. La reine Mathilde, égarée par sa fureur, ne tarda point à s'avancer témérairement au milieu des habitants du pays de Furnes.»

Cependant Herbert de Wulfringhem s'était réuni à Walter d'Hontschoote, à Gérard Sporkin et à d'autres chefs des Blauvoets, et ils forcèrent la reine et ses nombreux hommes d'armes à fuir devant eux. Ils mutilaient et étranglaient ceux qui tombaient en leur pouvoir, les abandonnaient à demi morts dans les fossés et dans les sillons, ou les chargeaient de chaînes.

Cinq années plus tard, les chefs des Blauvoets, encouragés par leurs premiers succès, osèrent mettre le siége devant la ville de Bergues; mais les hommes d'armes de Mathilde, que commandait Chrétien de Praet, les mirent en déroute et la plupart des assaillants périrent dans ce combat. Les Blauvoets se montraient toutefois si redoutables, même dans leur défaite, qu'ils obtinrent une paix honorable.

Dès ce moment, les Flamings cessèrent de plus en plus de former une faction constamment menacée par la servitude; mais en se confondant dans la nationalité flamande, ils en restèrent la portion la plus tumultueuse et la plus intrépide. Pendant longtemps encore, ils répandront le sang dans leurs discordes intestines, et si jamais une nouvelle oppression les menaçait, Nicolas Zannequin se souviendra d'Herbert de Wulfringhem.

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