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Histoire de Flandre (T. 1/4)

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LIVRE CINQUIÈME.
1119-1128.

Charles le Bon.
Conjuration des Flamings. Attentat du 2 mars 1127.
Guillaume de Normandie.

Charles de Danemark, parent au second degré du comte Baudouin VII qui l'avait désigné pour son successeur, était fils du roi Knuut ou Canut, selon la prononciation romane. Saint Canut avait péri martyr dans une église où des conspirateurs l'avaient frappé. Charles de Danemark était encore enfant lorsque sa mère, fille de Robert le Frison, le conduisit en Flandre, et la triste image de la fin de son père l'y suivit comme un souvenir prophétique. Le comte Charles possédait les mêmes vertus: si sa mort fut également pieuse, sa vie ne fut pas moins héroïque.

Charles de Danemark avait fait un pèlerinage en Asie pour combattre les Sarrasins, mais il n'avait quitté la Palestine qu'après avoir reçu le dernier soupir de Godefroi de Bouillon. Robert II l'accueillit avec honneur à son retour, et son influence s'accrut de jour en jour sous le règne de son successeur. Baudouin VII lui fit épouser Marguerite de Clermont et lui donna le comté d'Amiens et le domaine d'Ancre, qu'il avait enlevés aux seigneurs de Coucy et de Saint-Pol. On ajoute que, peu de mois avant sa mort, il lui confia le gouvernement de ses Etats. Quoi qu'il en soit, la transmission de l'autorité souveraine ne s'exécuta point sans opposition, et le règne du comte Charles, qu'un complot devait achever, s'ouvrit au milieu des complots excités à la fois par la comtesse Clémence de Bourgogne, veuve de Robert II, qui venait d'épouser le duc de Brabant, et par son gendre Guillaume de Loo, fils de Philippe, vicomte d'Ypres, que soutenaient les comtes de Hainaut et de Boulogne, Hugues de Saint-Pol et Gauthier d'Hesdin.

Clémence s'était emparée d'Audenarde et le comte Hugues de Saint-Pol envahissait la West-Flandre, lorsque Charles de Danemark rassembla son armée. Dès ce moment, il marcha de victoire en victoire. Guillaume de Loo se soumit; Clémence, vaincue, se vit réduite à demander la paix en cédant quatre des principales cités qui formaient son douaire, Dixmude, Aire, Bergues et Saint-Venant. Gauthier d'Hesdin fut chassé de ses domaines: Hugues de Saint-Pol perdit son château.

Charles avait apaisé toutes les discordes intérieures; il retrouva auprès du roi de France, qui un instant avait semblé favoriser la comtesse Clémence, l'autorité et l'influence de Robert II et de Baudouin VII. Suger, en rappelant les guerres de Louis VI en Normandie et dans les Etats du comte Thibaud, attribue au comte de Flandre l'honneur de la conquête de Chartres, et il ajoute qu'en 1124, lors de l'invasion de l'empereur Henri V, il conduisit dix mille guerriers intrépides dans le camp du roi de France. N'oublions point que ces expéditions, auxquelles la Flandre prit la plus grande part, furent les premières où les bourgeoisies marchèrent contre les ennemis sous les bannières de leurs paroisses. La défense du territoire n'était plus exclusivement confiée aux hommes de fief: elle devenait la tâche et le devoir de toute la nation.

Henri V s'était retiré à Utrecht, couvert de honte et méprisé de ses sujets. A sa mort, une ambassade solennelle, composée du comte de Namur et de l'archevêque de Cologne, vint offrir la pourpre impériale au comte de Flandre; mais il ne crut point pouvoir l'accepter. Les devoirs de son gouvernement le retenaient en Flandre, et lorsque, après la captivité de Baudouin du Bourg, les chrétiens d'Asie lui proposèrent le trône de Jérusalem, il persista dans les mêmes sentiments, et refusa le sceptre de Godefroi de Bouillon comme la couronne de Karl le Grand.

Charles ne songea plus qu'à consolider la paix intérieure, en s'efforçant de dompter les mœurs féroces des Flamings. Retirés aux bords de la mer, ils ne cessaient de répandre le sang, et chaque jour on les voyait agiter dans les airs leurs longues torches pour appeler leurs gildes aux combats. «Afin d'assurer le repos public, le comte de Flandre décida, dit Galbert, qu'à l'avenir il serait défendu de marcher armé, et que quiconque ne se confierait point dans la sécurité générale serait puni par ses propres armes.» Gualter ajoute, ce qui paraît peu probable, que les Flamings respectèrent ces défenses dont Robert II et Baudouin VII avaient donné l'exemple.

Le comte de Flandre mérita, par ses vertus et son pieux dévouement pendant la désastreuse famine de 1126, l'affection des clercs et la reconnaissance des pauvres; mais on ne peut douter que ses réformes n'aient excité la colère des Flamings. «Autant les hommes sages, dit Gualter, applaudissaient à son zèle, autant les hommes pervers le supportaient impatiemment, parce qu'ils voyaient que sa justice protégeait la vie de ceux qu'ils haïssaient et s'opposait à toutes leurs tentatives: il leur semblait qu'aussi longtemps qu'on ne leur permettrait point d'exercer librement leurs fureurs, le salut du comte et leur propre salut ne pouvaient point s'accorder.»

Parmi les hommes de race saxonne qui repoussaient un joug odieux, il n'en était point dont l'élévation eût été plus rapide que celle d'Erembald, père de Lambert Knap et de Bertulf. Simple karl de Furnes et confondu parmi les serfs du comte, il servait comme homme d'armes sous les ordres de Baudrand, châtelain de Bruges, lorsque, dans une guerre contre les Allemands, il profita d'une nuit obscure pour le précipiter dans les eaux de l'Escaut. La femme de Baudrand, Dedda, surnommée Duva, était la complice de ce crime. Elle se hâta de donner sa main et ses trésors au meurtrier, qui acquit la châtellenie de Bruges et la laissa à son fils Disdir, surnommé Hacket. Bertulf avait eu également recours à la simonie pour s'emparer de la dignité de prévôt de Saint-Donat, dont il avait dépossédé le vertueux Liedbert. Les autres fils d'Erembald avaient acheté de vastes domaines. Cependant, quelles que fussent leurs richesses, les barons et les officiers du comte n'oubliaient point leur origine, et il arriva que Charles de Danemark ayant ordonné une enquête sur les droits douteux des Flamings dont la position était la même, Bertulf et sa famille mirent tout en œuvre pour se placer au-dessus de ces recherches. Bertulf protestait que ses aïeux avaient toujours été libres. «Nous le sommes, nous le serons toujours, ajoutait-il; il n'est personne sur la terre qui puisse nous rendre serfs: si je l'avais voulu, ce Charles de Danemark n'aurait jamais été comte.» Selon la vieille coutume du Fleanderland, la haine dont Bertulf était animé devint commune à ses frères et à ses parents, que les historiens de ce temps nous dépeignent d'une stature élevée, et d'un aspect si terrible qu'on ne pouvait les regarder sans trembler.

Le comte de Flandre s'était rendu en France pour prendre part à une expédition dirigée contre l'Auvergne et le duc d'Aquitaine. Les fils d'Erembald voulurent profiter de son absence pour commencer à mettre à exécution leurs perfides desseins, en ravageant le domaine de Tangmar de Straten, l'un des nobles que Charles chérissait le plus. Burchard, fils de Lambert Knap, dirigea ces dévastations, et tandis que Bertulf présidait à des orgies dans le cloître de Saint-Donat, les laboureurs qui cultivaient les terres de Tangmar, poursuivis par le fer et la flamme, invoquaient en vain la trêve du Seigneur. A peine le comte Charles était-il arrivé à Lille, qu'il y apprit les désordres qui régnaient en Flandre. Deux cents laboureurs chassés de leurs demeures l'attendaient à Ypres pour implorer sa protection. Ce fut dans cette ville que Charles convoqua les barons pour juger les coupables. Burchard fut condamné à rétablir le château, le verger et l'enclos de Tangmar: de plus, conformément aux peines portées par les usages germaniques contre les violateurs de la paix publique, sa demeure fut livrée aux flammes.

Charles revint le 28 février à Bruges. Il employa toute la journée du lendemain à rendre la justice; mais vers le soir, Gui de Steenvoorde et d'autres amis des traîtres parurent dans son palais et cherchèrent à exciter sa clémence. Ils lui représentèrent longuement que la faute de Burchard était déjà assez expiée par la destruction de son château; ils ajoutaient qu'il serait injuste d'en faire peser la responsabilité sur toute sa famille. Parfois seulement, le comte, encore ému du triste spectacle des ruines qui, la veille, lui avaient retracé sur son passage les dévastations de Burchard, répondait à leurs mensongères apologies par quelques plaintes énergiques. Les amis de Burchard gardaient alors le silence, et lorsque les serviteurs du comte remplissaient leurs coupes, ils demandaient qu'il y fît verser les vins les plus précieux. Dès que les coupes étaient vides ils les faisaient remplir de nouveau, et c'est ainsi que, par la violation des saintes lois de l'hospitalité, ils se préparaient aux attentats les plus criminels.

Le comte leur avait accordé la permission de se retirer, et ils en profitèrent pour se rendre immédiatement à la demeure de Bertulf où ils racontèrent les paroles de Charles, telles que leur imagination troublée par les vapeurs du vin les avait conservées. «Jamais, dirent-ils, le comte de Flandre ne nous pardonnera, à moins que nous ne reconnaissions que nous sommes ses serfs.» Près de Bertulf, se trouvaient rassemblés Guelrik son frère, Burchard son neveu, Isaac de Reninghe, Guillaume de Wervicq, Engelram d'Eessen. Ils joignirent leurs mains en signe d'alliance, et résolurent de faire périr le comte dès qu'une occasion favorable se présenterait. Tandis que le prévôt de Saint-Donat gardait la porte de la salle où ils étaient réunis, ils continuèrent à délibérer, et jugèrent qu'il était important d'associer à leur entreprise Robert, neveu de Bertulf, jeune homme paisible et vertueux, qui avait succédé à toute l'influence dont jouissait son père, longtemps châtelain sous le règne de Robert II. Ils l'appelèrent donc et lui dirent: «Donne-nous ta main afin que tu prennes part à nos projets, comme nous-mêmes, en joignant nos mains, nous nous sommes déjà engagés les uns vis-à-vis des autres.» Robert, soupçonnant quelque intention sinistre, refusait de les écouter et voulait quitter la salle: «Qu'il ne sorte point,» s'écrient Isaac et Guillaume en s'adressant au prévôt. Bertulf le retient et emploie tour à tour les menaces et la persuasion. Le jeune homme cède enfin, donne sa main et demande ce qu'il doit faire. On lui répond: «Charles veut nous perdre et nous réduire à devenir ses serfs, nous avons juré sa mort: aide-nous de ton bras et de tes conseils.» Robert, éperdu de terreur, laissait couler ses larmes: «Il ne faut pas, disait-il, que nous trahissions notre seigneur et le chef de notre pays. Si vous persistez à le vouloir faire, j'irai moi-même révéler votre complot au comte, et jamais, si Dieu le permet, on ne me verra prêter mon aide, ni mes conseils à de pareils desseins.» Il fuyait hors de la salle: on le retint de nouveau. «Ecoute, mon ami, répliquèrent Bertulf et ses complices, si nos paroles semblaient annoncer que nous songeons sérieusement à cette trahison, c'était seulement afin de voir si nous pourrions compter sur toi dans quelque affaire grave. Nous ne t'avons point encore appris pourquoi tu nous as engagé ta foi, nous te le dirons un autre jour.» Et ils cherchèrent à cacher par des plaisanteries et sous de légers propos le but de leur réunion; ensuite ils se séparèrent, mécontents de ce qui avait eu lieu et agités par une secrète inquiétude.

Isaac de Reninghe était à peine revenu dans sa demeure lorsque, s'étant assuré que le silence de la nuit était complet, il remonta à cheval et rentra dans le bourg où se trouvaient l'église de Saint-Donat et le palais du comte. Il y appela tour à tour Bertulf et les autres conjurés, et les conduisit dans la maison de Walter, fils de Lambert de Rodenbourg. Là ils éteignirent tous les feux afin qu'on ne remarquât point au dehors qu'ils veillaient, et poursuivirent leur complot, protégés par les ténèbres. Afin que leur projet ne fût point révélé, ils décidèrent qu'on l'exécuterait dès le lever de l'aurore, et choisirent, dans la maison de Burchard, les karls qui seraient chargés d'accomplir le crime. Quiconque frapperait le comte devait recevoir quatre marcs d'argent; ceux qui aideraient à le tuer, seulement la moitié. Ces résolutions prises, Isaac retourna chez lui: le jour n'avait pas encore paru.

Depuis son retour, Charles s'abandonnait à de tristes pressentiments, et semblait avoir reçu la révélation de sa fin prochaine. A Ypres, on lui avait exposé toute la férocité des mœurs de Burchard. «Dieu me protégera, avait-il répondu, et si je meurs pour la cause de la justice, ma gloire sera supérieure à mon malheur.» Quelques clercs étant venus se plaindre des dangers qui les menaçaient: «Si vous mouriez pour la vérité, leur avait-il dit, quelle mort serait plus honorable que la vôtre? Est-il quelque chose au-dessus des palmes du martyre?»

Cette même nuit, pendant laquelle on aiguisait le fer qui devait trancher sa vie, Charles avait peu dormi et ses chapelains remarquèrent qu'il paraissait souffrant et agité. Il se leva un peu plus tard que de coutume et se dirigea aussitôt vers l'église de Saint-Donat. Le ciel était sombre et chargé de brouillard. De vagues rumeurs arrivèrent jusqu'au comte de Flandre et l'avertirent que ses jours étaient en péril; mais il ne voulut point y ajouter foi, et ne prit avec lui qu'un petit nombre de serviteurs qui se dispersèrent dès que Charles fut entré dans la galerie supérieure de l'église qui communiquait avec son palais. Le clergé avait déjà chanté les hymnes que la religion consacre aux premières heures du jour; Charles unissait sa voix à leurs prières et récitait les psaumes de David; il avait commencé le quatrième psaume de la pénitence et avait achevé le verset: «Vous jetterez sur moi de l'eau avec l'hysope et je serai purifié; vous me laverez et je deviendrai plus blanc que la neige,» lorsque, comme le dit Galbert, ses péchés furent lavés dans son sang.

Burchard, prévenu par ses espions de l'arrivée du comte, n'avait pas tardé à le suivre dans l'église, caché sous un large manteau: il avait chargé ses amis de garder les deux côtés de la galerie où priait le prince, et était arrivé près de lui sans que sa présence eût été remarquée. Charles avait pris un des treize deniers posés sur son psautier pour le donner à une vieille femme. Celle-ci aperçut Burchard: «Sire comte, prenez garde,» lui dit-elle. Charles tourna la tête et au même instant l'épée de Burchard, s'abaissant, effleura son noble front et mutila le bras déjà prêt à remettre cette dernière aumône. Le fils de Lambert Knap se hâta de relever son épée, et d'un second coup plus vigoureux et plus terrible il renversa sans vie à ses pieds l'infortuné comte de Flandre. (2 mars 1127, v. s.)

La pauvre femme qui avait reçu les derniers bienfaits du prince s'était précipitée sur la place du Bourg en criant: Wacharm! Wacharm! mais aucune voix ne répondit à la sienne, soit que parmi les habitants de Bruges, il y eût beaucoup d'hommes que leur origine attachait à la faction de Bertulf, soit que la terreur que fait toujours naître un crime inopiné eût glacé tous les cœurs.

Cependant la mort du comte n'avait point satisfait la colère de ses ennemis: ils n'avaient pas quitté l'église de Saint-Donat, et leur fureur sacrilége méditait de nouveaux crimes. Thémard, châtelain de Bourbourg, priait non loin de Charles de Danemark, dans la même galerie: il ne put fuir et tomba couvert d'affreuses blessures. Enfin, les meurtriers s'élancèrent hors de l'église: les uns voulaient envahir le palais du comte, ou bien aller à Straten piller le domaine de Tangmar; les autres se dispersèrent dans la ville, et les fils du châtelain de Bourbourg, atteints au moment où ils fuyaient, périrent également sous leurs coups.

Gauthier de Locre, sénéchal du comte de Flandre, avait disparu: il avait été l'un des principaux conseillers de Charles de Danemark, et l'on prétendait que, plus que personne, il n'avait cessé de l'engager à faire rentrer les fils d'Erembald dans la condition des serfs. Burchard et ses amis étaient impatients d'assouvir sur lui leur haine et leur vengeance: ils le cherchaient inutilement, lorsqu'on vint leur apprendre que le châtelain de Bourbourg respirait encore. Les chanoines de Saint-Donat entouraient sa douloureuse agonie des consolations de la religion, quand Burchard parut. A sa voix, on précipita le vieillard mourant du haut de la galerie sur les degrés de marbre de l'escalier, d'où on le traîna devant les portes de l'église pour l'y frapper de nouveau.

Pendant cette scène d'horreur, un enfant accourt et annonce qu'il connaît la retraite de Gauthier de Locre: il ajoute qu'il n'est pas loin et qu'on le trouvera dans cette même église où déjà tant de sang a coulé, et cet enfant conduit Burchard, tandis que la joie féroce des meurtriers se révèle par de bruyantes acclamations. Le sénéchal de Flandre, se voyant trahi, s'élance de la tribune occupée par les orgues où l'un des gardiens de l'église l'avait couvert de son manteau; éperdu de terreur, il fuit précipitamment vers l'autel de Saint-Donat, et s'y réfugie sous le voile que les prêtres avaient étendu sur le crucifix. C'est en vain qu'il invoque Dieu et tous les saints. Burchard le suit, le saisit par les cheveux et lève son épée: mais les chanoines s'interposent et demandent qu'il leur soit au moins permis d'entendre sa confession. Prière inutile! Burchard les repousse. «Gauthier, dit-il au sénéchal, nous ne te devons pas d'autre pitié que celle que tu as méritée par ta conduite vis-à-vis de nous.» Puis il ordonne à ses sicaires de le porter sur le corps inanimé du châtelain de Bourbourg, où ils l'immolent à coups d'épée et de massue.

Burchard résolut alors de faire visiter toute l'église, afin de reconnaître s'il ne s'y trouvait point quelques autres de ceux dont il avait juré la perte. Ses serviteurs soulevèrent les bancs, les pupitres, les rideaux et tous les ornements qui pouvaient servir d'abri. Dans le premier sanctuaire, ils aperçurent les chapelains du comte qui s'étaient placés sous la protection des autels. Plus loin, ils découvrirent le clerc Odger, le chambellan Arnould et le notaire Frumold le jeune, que Charles de Danemark chérissait beaucoup. Arnould et Odger s'étaient retirés sous une vaste tapisserie. Frumold le jeune avait cru pouvoir plus aisément se dérober aux regards, en se cachant sous des rameaux verts qu'on avait cueillis pour l'une des solennités du carême.

Burchard et ses amis attendaient dans le chœur le résultat de ces recherches. «Par Dieu et ses saints! s'écria Isaac de Reninghe, dût Frumold remplir d'or toute l'église, il ne rachètera point sa vie!» Le notaire Frumold, dont la sœur avait épousé Isaac, se méprit toutefois sur ses intentions, car il espérait trouver en lui un protecteur. «Mon ami, lui disait-il, je t'en conjure par l'amitié qui jusqu'à ce moment a existé entre nous, respecte mes jours et conserve-moi à mes enfants qui sont tes neveux, afin que ma mort ne les laisse point sans défense.» Mais Isaac lui répliqua: «Tu seras traité comme tu l'as mérité en nous calomniant auprès du comte.» Un prêtre, s'approchant de Frumold, ouït sa confession et reçut l'anneau d'or qu'il le chargea de remettre à sa fille. Cependant Burchard et Isaac délibéraient s'ils n'épargneraient pas les jours de Frumold et d'Arnould jusqu'à ce qu'ils les eussent contraints à leur livrer tout le trésor du comte. Tandis qu'ils hésitaient, les chanoines de Saint-Donat avaient prévenu Frumold le vieux, oncle du notaire Frumold, des périls qui menaçaient son neveu. Ils l'accompagnèrent près de Bertulf, et unirent leurs prières aux siennes pour que le prévôt interposât sa médiation. Bertulf consentit à envoyer un messager vers Burchard pour l'engager à respecter la vie du notaire; mais Burchard fit répondre que lors même que Bertulf implorerait lui-même sa grâce, il ne pourrait l'accorder. Frumold le vieux et les chanoines se précipitèrent de nouveau aux pieds du prévôt, le suppliant de se rendre à l'église de Saint-Donat. Bertulf se leva; «il marchait d'un pas lent, raconte Galbert, comme s'il se préoccupait peu du sort d'un homme qu'il n'aimait point.» Quand il arriva dans le sanctuaire, la délibération durait encore et Bertulf obtint qu'on lui remettrait les prisonniers jusqu'à ce que Burchard les réclamât. «Apprends, Frumold, dit le prévôt de Saint-Donat au malheureux notaire, que tu ne posséderas point ma prévôté aux prochaines fêtes de Pâques comme tu l'espérais.» Et il l'emmena dans sa maison.

Le corps du comte était resté étendu dans la galerie où il avait péri. Les cérémonies religieuses avaient cessé dans l'église souillée par des attentats sacriléges, et les chanoines avaient à peine osé réciter quelques prières secrètes pour Charles de Danemark. Enfin, Bertulf permit que les nobles restes du bon prince fussent enveloppés dans un linceul et placés au milieu du chœur; puis on alluma quatre cierges autour du cercueil. Bientôt quelques femmes vinrent s'agenouiller auprès de ce modeste cénotaphe. Leurs larmes, touchantes prémices d'un culte pieux, émurent tous ceux qui en furent les témoins; et, à leur exemple, l'on vit, avant le soir, ce même peuple qui, aux premières heures du jour, partageait le ressentiment des meurtriers contre le comte Charles, l'honorer et le vénérer comme un martyr.

«Ce fut alors (je cite Galbert) que les traîtres examinèrent, avec le prévôt Bertulf et le châtelain Hacket, par quel moyen ils pourraient faire enlever le corps du comte, qui ne cesserait, tant qu'il reposerait au milieu d'eux, de les vouer à un opprobre éternel; et, par une résolution digne de leur ruse, ils envoyèrent chercher l'abbé de Saint-Pierre, afin qu'il prît avec lui les restes du comte Charles et les ensevelît à Gand. Ainsi s'acheva cette journée pleine de douleurs et de misères!» Le remords tourmentait ces hommes que le crime n'avait point effrayés; ils ne voyaient dans ce cadavre mutilé qu'un accusateur terrible, et craignaient que la victime ne se levât, voilée de son linceul, pour proclamer leur crime et annoncer leur châtiment.

Pendant la nuit, Bertulf plaça des sentinelles sur la tour et dans les galeries de l'église, afin que, s'il était nécessaire, il pût y trouver un refuge. Il attendait impatiemment l'arrivée de l'abbé de Saint-Pierre. Celui-ci était monté à cheval aussitôt après avoir reçu le message du prévôt et parut à Bruges vers le lever du jour. Il devait attacher le cercueil sur des chevaux et retourner à Gand sans délai; mais une foule de pauvres, qui espéraient qu'on leur distribuerait des aumônes pour le repos de l'âme du comte, s'étaient déjà réunis. Leurs clameurs suivaient le prévôt de Saint-Donat; on répétait de toutes parts qu'on allait enlever le corps du comte, et les bourgeois accouraient en tumulte. Bertulf jugea qu'il n'y avait point de temps à perdre, et tandis qu'on apportait aux portes de l'église un cercueil préparé à la hâte, il ordonna à ses serviteurs de soulever le corps du comte de Flandre et de l'y déposer sans délai. Mais les chanoines s'y opposèrent: «Jamais, disaient-ils à Bertulf, nous ne consentirons à abandonner les restes de Charles, comte très-pieux et martyr; nous mourrons plutôt que de permettre qu'ils soient portés loin de nous.» A ces mots, tous les clercs s'emparèrent des tables, des escabeaux, des candélabres et de tout ce qui dans leurs mains pouvait servir à combattre; en même temps, ils agitaient les cloches. Les bourgeois prenaient les armes et se rangeaient dans l'église, le glaive à la main. Les pauvres et les malades s'élançaient sur le linceul et le couvraient de leurs bras, pour le défendre et le conserver comme un gage de la miséricorde céleste. Tout à coup le tumulte s'arrêta: un enfant paralytique qui avait coutume de mendier aux portes de l'abbaye de Saint-André avait touché les reliques sanglantes du martyr. Il s'était levé et marchait, louant le ciel de ce miracle dont tout le peuple était témoin. On n'entendait plus que des prières et des actions de grâces. Les uns essuyaient les plaies du comte avec des linges; les autres grattaient le marbre rougi par son sang: une sainte terreur avait pénétré tous les esprits.

L'abbé de Saint-Pierre avait fui à Gand, tandis que le prévôt et ses neveux se retiraient dans le palais du comte. Leur ruse n'avait point réussi, et ils se virent réduits à promettre qu'on n'enlèverait point le corps du prince; quoi qu'il en fût, dès que le peuple se fut éloigné, ils firent fermer les portes de l'église: les chanoines, craignant quelque nouvelle perfidie, s'empressèrent de construire avec des pierres et du ciment un tombeau placé dans la galerie de Notre-Dame, aux lieux mêmes où le comte avait été frappé, et ils l'y ensevelirent le lendemain.

Les cérémonies des obsèques furent célébrées le 4 mars dans l'église de Saint-Pierre, située hors des murs de la ville. Le prévôt de Saint-Donat y parut avec les chanoines: il ne cessait de leur répéter qu'il était entièrement étranger à la trahison, et distribua de sa propre main les aumônes funéraires; on le vit même pleurer. De plus, Bertulf adressa, le 6 mars, des lettres aux évêques de Noyon et de Térouane. Il les y suppliait de venir purifier l'église de Saint-Donat, et ajoutait qu'il était prêt à prouver canoniquement son innocence devant le peuple et le clergé.

Si le prévôt de Saint-Donat cherchait dans la religion un prétexte de protestations mensongères, le fils de Lambert Knap, moins astucieux mais plus cruel, conservait une foi aveugle dans les enchantements et les superstitions du paganisme. L'église de Saint-Donat vit, en 1127, sous ses voûtes sacrées, des hommes de race saxonne renouveler le dadsisa, qu'en 743 le concile de Leptines avait condamné chez leurs aïeux. Au milieu des ténèbres de la nuit, Burchard et ses complices vinrent s'asseoir autour du tombeau du comte; puis ils placèrent sur la pierre sépulcrale un pain et une coupe remplie de bière, qu'ils se passèrent tour à tour. Ils croyaient apaiser par ces libations l'âme de leur victime et s'assurer l'impunité.

Déjà ils avaient annoncé à Guillaume de Loo qu'ils lui feraient avoir le comté de Flandre, et un agent du vicomte d'Ypres, nommé Godtschalc Tayhals, s'était rendu à Bruges près du prévôt et de Burchard, porteur d'un message ainsi conçu: «Mon maître et votre intime ami, Guillaume d'Ypres, vous salue et vous assure de son amitié: sachez qu'il s'empressera, autant qu'il est en lui, de vous aider et de vous secourir.»

C'était précisément l'époque de l'année où les marchands étrangers s'assemblaient à Ypres. Guillaume de Loo profita de ces circonstances pour les obliger à lui rendre hommage et à le reconnaître comme comte de Flandre. Bertulf lui avait donné ce conseil, et avait en même temps mandé aux karls du pays de Furnes et à ceux des bords de la mer attachés à sa gilde, qu'ils appuyassent les prétentions du vicomte d'Ypres.

Cependant les serviteurs du comte, que l'horreur du crime avait un instant glacés d'effroi, n'avaient point tardé à se rallier, et dès que l'on connut en Flandre la sentence d'excommunication fulminée par l'évêque de Noyon contre les meurtriers et leurs complices, Gervais de Praet, chambellan du comte Charles, s'approcha de l'enceinte palissadée, que les habitants de Bruges avaient, à la prière de Bertulf, construite autour de leurs faubourgs. Le jour baissait, et déjà la fumée qui s'élevait de l'âtre annonçait le repas du soir, lorsque tout à coup on vit s'avancer dans les rues les hommes d'armes de Gervais de Praet, auxquels on avait livré les portes du Sablon: les conjurés eurent à peine le temps de se retirer dans le bourg.

Le siége commença aussitôt. Le 10 mars, Sohier de Gand, Iwan d'Alost, Daniel de Termonde et Hellin de Bouchaute amenèrent à Gervais de Praet de nombreux renforts. Le lendemain parurent Thierri, châtelain de Dixmude, Richard de Woumen et Gauthier de Lillers, ancien boutillier du comte. Les bourgeois de Gand n'arrivèrent que le 13 mars; ils se préoccupaient peu de la lutte de Burchard et de Gervais de Praet, mais ils voulaient conquérir et rapporter dans leur ville les célèbres reliques dont on leur avait raconté les miracles. Se croyant assez puissants et assez instruits dans l'art des siéges pour s'emparer de la forteresse sans l'appui de personne, ils avaient emmené avec eux des archers, des ouvriers et un grand nombre de chariots chargés d'échelles énormes. A leur suite marchaient des troupes de voleurs et de pillards venues du pays de Waes, et recrutées chez ces populations frisonnes auxquelles s'étaient jadis mêlés les Normands qui stationnaient sur l'Escaut. Les bourgeois de Bruges s'effrayèrent, et peu s'en fallut que d'autres combats ne s'engageassent aux portes de la ville. Enfin, il fut convenu que les Gantois entreraient à Bruges, mais qu'ils se sépareraient des hommes de race étrangère, dont on redoutait les fureurs et les déprédations.

Il y avait, parmi les conjurés du bourg, un homme dont le cœur s'ébranla à l'aspect de cette menaçante agression: c'était le prévôt Bertulf. Consterné, et aussi humble qu'à une autre époque il se montrait orgueilleux, il parut en suppliant au haut des murailles. La terreur avait éteint sa voix, et ce fut son frère, le châtelain Hacket, qui prit la parole en son nom: «Seigneurs, daignez nous traiter généreusement en faveur de notre ancienne amitié. Barons de Flandre, nous vous prions, nous vous supplions de ne pas oublier combien vous nous chérissiez autrefois; prenez pitié de nous. Comme vous, nous pleurons et regrettons le comte; comme vous, nous flétrissons les coupables, et nous les chasserions loin de nous, si, malgré nos sentiments, les devoirs qu'imposent les liens du sang ne nous arrêtaient. Nous vous supplions de nous écouter. Pour ce qui concerne nos neveux que vous accusez d'être les auteurs du crime, accordez-leur la permission de sortir librement de la forteresse, et qu'ensuite, condamnés pour un aussi cruel attentat par l'évêque et les magistrats, ils s'exilent à jamais et cherchent, sous le cilice et dans la pénitence, à se réconcilier avec Dieu. Quant à nous, c'est-à-dire quant au prévôt, au jeune Robert, à moi, et à nos hommes, nous établirons, par toute forme de jugement, que nous sommes innocents de fait et d'intention; nous le prouverons selon le droit séculier qui régit les hommes d'armes et selon les divines Ecritures auxquelles les clercs se conforment.» Mais l'un des chevaliers qui avaient pris les armes à l'appel de Gervais de Praet, lui répondit: «Hacket, nous avons oublié vos services et nous ne devons point nous souvenir de l'amitié que nous portions autrefois à des traîtres impies. Tous ceux qui s'honorent du nom de chrétiens se sont réunis pour vous combattre, parce que, violant la justice de Dieu et des hommes, vous avez immolé votre prince pendant un temps de prière, dans un lieu consacré à la prière et tandis qu'il priait! C'est pourquoi, châtelain Hacket, nous renonçons à la foi et à l'hommage qui vous étaient dus; nous vous condamnons, et nous vous rejetons en brisant ce fétu de paille que nous tenons dans nos mains.» Selon les usages de cette époque reculée, la multitude, groupée autour de la forteresse, prit des gerbes de blé et imita son exemple.

Tout espoir de paix s'était évanoui: Bertulf et Hacket avaient échoué dans leur tentative. Lorsque la nuit fut venue, l'un de ces deux hommes réussit, à prix d'argent, à s'évader de la forteresse; l'autre (c'était le moins coupable) ne voulut pas quitter ses amis à l'heure du péril. Le premier était Bertulf, qui gagna le domaine de Burchard à Keyem; le second était le châtelain Hacket.

Quinze jours seulement se sont écoulés depuis le trépas du comte: le siége du bourg va toucher à sa fin. Les conjurés placent au haut de leurs remparts leurs plus habiles archers, et entassent contre les portes à demi consumées par la flamme des masses considérables de pierres et de fumier. Une seule porte est restée libre, afin qu'ils puissent, selon les circonstances, entrer ou sortir. Les assiégeants préparent leurs échelles: elles ont une hauteur de soixante pieds sur une largeur de douze, et atteignent le sommet des murailles du bourg. Des boucliers d'osier, attachés à leur extrémité et sur leurs parois, doivent couvrir les assaillants, et elles serviront de base à d'autres échelles plus étroites et plus légères destinées à s'abaisser sur les créneaux. Déjà le moment de la lutte approche, déjà, aux clameurs qui s'élèvent dans les airs se mêle le sifflement des traits, lorsque tout à coup les combattants laissent retomber leurs armes et courbent leurs fronts dans un respectueux silence. Les chanoines de Saint-Donat viennent de paraître au haut des remparts, les yeux pleins de larmes et poussant de profonds soupirs; ils portent dans leurs mains les vases sacrés, les châsses et les reliquaires, les ornements de l'église et les livres liturgiques. Egalement respectés par les meurtriers de Charles et par ses vengeurs, ils passent lentement à travers les hommes d'armes et vont déposer leur pieux fardeau à la chapelle de Saint-Christophe, au milieu de la place du marché.

Dès que les chanoines se sont éloignés, les tristes images de la guerre se reproduisent. Assiégeants et assiégés, tous ont conservé leurs projets et leurs haines.

Dans l'église de Saint-Donat, de honteuses profanations avaient succédé aux vénérables sacrifices. Ici se voyait un vaste bourbier, réceptacle d'immondices; là s'élevaient des fours et des cuisines; plus loin c'était la scène bruyante des orgies auxquelles présidaient des courtisanes. Toute cette agitation, tous ces désordres heurtaient la tombe entr'ouverte où gisait tout sanglant le cadavre du comte de Flandre. «Il était resté seul dans ce lieu, dit Galbert, seul avec ses meurtriers.»

Autour du bourg, les Gantois dressaient leurs échelles pour monter à l'assaut. Ils essayèrent de s'élancer sur les murailles en même temps qu'ils cherchaient à les miner par leur base; mais, après un combat obstiné qui dura jusqu'au soir, ils se virent repoussés de toutes parts. Telles étaient les fatigues de cette lutte cruelle, que les conjurés, rassurés par l'échec des Gantois, s'éloignèrent pendant quelques heures de leurs murailles. Le temps était froid et le vent soufflait avec force: les sentinelles s'étaient retirées dans le palais du comte où l'on avait fait un grand feu, lorsque vers le lever du jour, quelques assiégeants, ayant escaladé les remparts sur des échelles légères, trouvèrent la cour du bourg abandonnée. Ils y restèrent immobiles et silencieux jusqu'à ce qu'ils eussent pu ouvrir la porte de l'ouest en brisant la serrure qui la fermait: on accourut aussitôt de toutes parts pour les rejoindre, et les traîtres qui dormaient dans le palais du comte eurent à peine le temps d'en défendre l'entrée. Bientôt, accablés par le nombre, ils se réfugièrent dans la galerie voûtée qui servait de communication entre le palais et l'église. Là, la lutte recommença avec plus d'énergie. Burchard y montra un courage qui aurait été digne d'éloge, s'il eût été employé à soutenir une autre cause. Il ne cessa point un instant de combattre au premier rang des siens, semant autour de lui le deuil et la mort. Il parvint enfin à s'enfermer dans l'église, et on ne l'y poursuivit point. Les vainqueurs s'étaient dispersés pour piller: les uns emportaient des coupes, des tapis, des étoffes précieuses; d'autres étaient descendus dans les celliers où le vin et la bière coulaient à longs flots.

Si le zèle des Brugeois s'était ralenti depuis que Sohier de Gand et Iwan d'Alost prétendaient diriger toutes les attaques, les Gantois se montraient de plus en plus impatients d'attaquer l'église, d'où ils espéraient enlever le corps du comte de Flandre. Un jeune homme appartenant à leur troupe brisa avec son épée l'une des fenêtres du sanctuaire et y pénétra, mais il ne revint point. Plusieurs croyaient qu'il avait péri sous les coups de Burchard, mais d'autres racontaient que comme, dans sa coupable avidité, il avait touché à une châsse pour la dépouiller de ses ornements, la porte qu'il avait ouverte s'était refermée avec force et l'avait renversé sans vie. Cette rumeur était propagée par les Brugeois qui accusaient sans cesse les Gantois de ne songer qu'à piller. Les dissensions devinrent si vives que les bourgeois de Bruges et ceux de Gand avaient déjà saisi leurs armes pour se combattre les uns les autres; mais les hommes sages réussirent à les apaiser, et le résultat de cette réconciliation fut la conquête des nefs de l'église, d'où les conjurés se retirèrent dans les galeries supérieures et dans la tour. Là, ils se barricadèrent avec des siéges, des bancs, des planches enlevées des autels, des statues arrachées de leurs niches, qu'ils lièrent avec les cordes suspendues aux cloches; et, saisissant les cloches mêmes, ils les brisaient et les précipitaient sur les assiégeants qui occupaient le bas de l'église.

Pour juger et apprécier les événements qui vont suivre, il est nécessaire d'interrompre notre récit, et de remonter jusqu'aux premiers jours du siége.

Guillaume de Loo avait compromis sa fortune par son inertie. Au moment où toute la Flandre s'armait, il était resté oisif. Il semblait qu'issu de la maison de Flandre par son père, il dût se réunir aux amis du comte Charles; mais, s'il n'écoutait que les sympathies de race que lui avait léguées sa mère, Saxonne des bords de l'Yzer, pourquoi ne s'empressait-il point de secourir Bertulf comme il le lui avait promis? Quel que fût le parti qu'il adoptât, il le faisait triompher, et pouvait à son choix tenir le comté de Flandre de Burchard ou de Gervais de Praet. Guillaume de Loo balançait entre ses remords et ses serments, et il ne se montrait point: seulement, il envoya, le 16 mars, Froolse et Baudouin de Somerghem à Bruges pour faire connaître qu'il avait été créé comte par le roi de France: mensonge fatal à son ambition, parce qu'il lui donnait pour base un appui douteux auquel personne ne voulut croire.

La comtesse de Hollande était arrivée le même jour à Bruges. Elle espérait faire élire son fils comte de Flandre, et cherchait à s'attacher les barons par ses dons et ses promesses. Ils se montraient favorables à ses prétentions, et avaient juré que si Guillaume de Loo était reconnu par le roi de France, ils s'abstiendraient, tant qu'il vivrait, de porter les armes, car ils savaient qu'il n'était pas étranger au complot dirigé contre Charles de Danemark. Plus tard, Guillaume de Loo chargea Walter Crawel de se rendre à Bruges pour y annoncer que le roi d'Angleterre lui avait envoyé trois cents hommes d'armes et des sommes considérables; mais on ne vit dans cette assertion qu'un nouveau mensonge: on prétendait que l'or qu'il possédait était celui qu'il avait reçu des traîtres.

Guillaume de Loo hésitait encore lorsque, le 19 mars, il apprit la prise du bourg. Il considéra dès lors la cause des assiégés comme perdue, et jugea utile aux intérêts de sa politique, de rompre hautement avec eux. Il avait été instruit qu'Isaac de Reninghe s'était retiré à Térouane où il espérait trouver dans le monastère de Saint-Jean, fondé jadis en expiation d'un crime, une asile protecteur pour son propre crime; mais l'avoué Arnould le fit arrêter, et Guillaume de Loo, s'étant rendu lui-même à Térouane, conduisit Isaac dans la cité d'Aire où il fut pendu en présence de tout le peuple.

Isaac de Reninghe périt le 20 mars. Le même jour, on reçut à Bruges des lettres que le roi de France adressait aux chefs des assiégeants. Louis VI craignait que le roi d'Angleterre Henri Ier ne profitât des dissensions de la Flandre pour la détacher de la monarchie française. Il avait convoqué ses feudataires à Arras, et écrivait aux barons de Flandre qu'il avait avec lui trop peu d'hommes d'armes pour qu'il ne fût point imprudent d'aller les rejoindre; car il n'ignorait point que certains hommes plaignaient le sort des traîtres, approuvaient leurs crimes, et travaillaient par tous les moyens à leur délivrance. Il leur retraçait aussi, avec des termes de dédain et de mépris, les prétentions ambitieuses de Guillaume de Loo, dont il rappelait l'origine obscure, et les engageait à envoyer sans délai leurs députés à Arras, pour régler d'un commun accord l'élection d'un prince digne de gouverner la Flandre.

Les lettres du roi de France avaient ranimé le zèle de tous ceux qui assiégeaient le bourg. Quoique le 20 mars fût un dimanche, jour dont jusqu'alors ils avaient respecté le repos solennel, ils se hâtèrent de tenter une nouvelle attaque. On avait répandu le bruit que Burchard avait offert aux Gantois de leur livrer le corps du comte de Flandre. Cette rumeur, soit qu'elle fût conforme à la vérité, soit qu'elle ne fût qu'une invention habile, anima les Brugeois contre les conjurés, et ils reparurent en armes devant la tour de l'église, afin qu'on ne leur enlevât point, pour les porter à Gand, les reliques vénérables du martyr. Ce fut en vain que des lettres par lesquelles Thierri d'Alsace, petit-fils de Robert le Frison, réclamait, à titre héréditaire, le comté de Flandre, leur parvinrent en même temps que celles du roi de France. Thierri d'Alsace était trop loin; le roi de France s'approchait: les assiégeants obéirent à l'appel de Louis VI, et leurs députés partirent pour Arras.

Les bourgeois de Bruges avaient reçu avec d'autant plus de joie les lettres du roi de France qu'il semblait y reconnaître au peuple de Flandre le droit d'élire le nouveau comte. Ils se préparèrent immédiatement à l'exercer. Le 27 mars, ils se réunirent à tous les députés des autres bourgs sur la place du Sablon, et là, le koreman Florbert, après avoir touché les reliques des saints, prononça le serment suivant: «Je jure de ne choisir pour comte de ce pays que celui qui pourra gouverner utilement les Etats des comtes ses prédécesseurs et défendre efficacement nos droits contre les ennemis de la patrie. Qu'il soit doux et généreux à l'égard des pauvres, et plein de respect pour Dieu! Qu'il suive le sentier de la justice; qu'il ait la volonté et le pouvoir de servir les intérêts de son pays!»

Trois jours après, les barons qui s'étaient rendus près de Louis VI, revinrent d'Arras. Ils annoncèrent que l'armée du roi de France était entrée en Flandre, et apportaient des lettres ainsi conçues: «Le roi de France, à tous les loyaux habitants de la Flandre, salut, amitié et protection, tant par la vertu de Dieu que par la puissance de ses armes invincibles! Prévoyant que la mort du comte Charles entraînerait la ruine de votre pays, et mus par la pitié, nous avons pris les armes pour le venger par les plus terribles supplices; de plus, afin que la Flandre puisse se pacifier et se fortifier sous le comte que nous venons de choisir, écoutez les lettres que nous vous adressons, exécutez-les et obéissez.» Gauthier de Lillers montra alors les lettres revêtues du sceau royal, et ajouta que le prince désigné par Louis VI était Guillaume de Normandie, qui, pendant plusieurs années, avait vécu à la cour de Baudouin VII. Ainsi, à l'élection populaire se substituaient tout à coup les ordres menaçants du roi de France. Une morne stupeur accueillit le discours de Gauthier. Quelles que fussent les sympathies diverses qui portassent les uns vers Thierri d'Alsace, les autres vers le comte de Hollande, ou le comte de Hainaut qui avait conquis Audenarde, le sentiment du droit national était vivement blessé chez tous les bourgeois: ils décidèrent que pendant la nuit on adresserait des messages à tous les bourgs voisins, afin que dès le lendemain ils envoyassent leurs députés à Bruges. Ceux-ci jugèrent convenable de conférer avec les Gantois: les bourgeois de toutes les villes de Flandre avaient formé une étroite alliance, et s'étaient engagés à ne rien conclure relativement à l'élection du comte, si ce n'est d'un commun accord.

Ces dernières journées du mois de mars 1127 resteront à jamais mémorables dans les fastes de notre histoire; la Flandre éprouvait le besoin d'arriver à une organisation régulière par l'unité nationale; cependant la puissance du roi de France était trop grande pour que l'on pût s'opposer à son intervention: on jugea qu'il valait mieux adhérer à ses propositions lorsqu'il eût été dangereux de les repousser, et conserver, même en lui obéissant, l'apparence de la liberté. Guillaume était soutenu par l'armée du roi de France qui avait pris possession de Deinze, et le 5 avril Louis VI entra dans les faubourgs de Bruges, précédé des chanoines de Saint-Donat et entouré d'une pompe toute royale. Le jeune comte Guillaume était avec lui et chevauchait à sa droite. Guillaume, surnommé par les Normands Longue Epée, avait vingt-six ans. Il était fils de Robert de Normandie et petit-fils de la reine d'Angleterre, Mathilde de Flandre. Il avait été autrefois fiancé à Sibylle d'Anjou; mais ce mariage avait été rompu pour cause de consanguinité, et il avait épousé depuis une fille du marquis de Montferrat, sœur utérine d'Adélaïde de Savoie, reine de France. Louis VI le protégeait pour l'opposer à Henri Ier, et avait trouvé un double avantage à le créer comte de Flandre; car en même temps qu'il reprenait possession des comtés de Mantes, de Ponthieu et de Vexin qu'il lui avait donnés en dot, il élevait sa puissance à un degré qu'elle n'avait jamais atteint.

Le 6 avril, on apporta sur la place du Sablon les châsses et les reliques des saints. Le roi et le comte y jurèrent d'observer la charte des priviléges de l'église de Saint-Donat et celle par laquelle étaient abolis tous les droits de cens et de tonlieu, afin que les habitants de Bruges pussent jouir d'une liberté perpétuelle. Le nouveau comte ajouta qu'il leur reconnaissait le droit de modifier et de corriger à leur gré et selon les circonstances les lois et les coutumes qui les régissaient. Lorsque le comte se fut engagé par serment vis-à-vis des communes, les feudataires de Charles rendirent hommage à Guillaume. Les plus puissants mettaient leurs mains dans les siennes et recevaient de lui le baiser de vassalité. Les plus obscurs obtenaient leur investiture en se courbant sous la baguette dont Guillaume les touchait.

Cependant Guillaume de Loo n'avait pas reconnu le nouveau comte de Flandre. Ce fut en vain que Louis VI eut avec lui au château de Winendale une entrevue où il lui proposa les conditions de la paix; Guillaume de Loo maintint ses prétentions: il voulait lutter contre son rival et opposer puissance à puissance. Si Guillaume de Normandie devait triompher de Burchard, Guillaume de Loo se réservait la gloire de punir le prévôt Bertulf qui, après s'être caché à Furnes, avait été découvert à Warneton. Le vicomte d'Ypres alla lui-même l'y chercher. Bertulf marchait devant lui les pieds sanglants et meurtris, les yeux baissés, récitant à haute voix des hymnes et des prières au milieu des insultes et des outrages publics. On avait construit à Ypres, sur la place du marché, une potence en forme de croix où Bertulf, suspendu par la tête et les mains, ne trouvait qu'un léger appui pour ses pieds. Selon l'usage observé dans le supplice des traîtres, on plaça un chien affamé à ses côtés et le peuple l'accablait d'une grêle de pierres, lorsque tout à coup un profond silence s'établit; Guillaume de Loo s'approchait de la potence: «Apprends-moi donc, ô prévôt! lui disait-il, je t'en adjure par le salut de ton âme, quels sont, outre les traîtres que nous connaissons, ceux qui ont pris part à la mort de monseigneur le comte Charles?—Ne le sais-tu pas aussi bien que moi?» répondit la victime. A ces mots, le vicomte d'Ypres, transporté de fureur, fit déchirer le prévôt de Saint-Donat avec des crocs de fer: «Un supplice cruel, dit Galbert, le livra aux ténèbres de la mort.» Guillaume de Loo était un ingrat: c'était à Bertulf qu'il devait les châteaux où son autorité avait été reconnue, Furnes, Bergues et Cassel; il ne le faisait périr que parce qu'il n'avait plus besoin de lui.

Lorsque les conjurés assiégés dans l'église de Saint-Donat connurent la terrible fin de Bertulf, ils s'abandonnèrent au désespoir. Le bélier ne cessait de battre leurs murailles; les échelles étaient prêtes pour l'assaut. Combien étaient-ils pour lutter contre deux armées? Aucun secours ne leur parvenait du dehors, et les chefs flamings sur lesquels ils comptaient n'arrivaient point; tous étaient accablés de fatigue et d'inquiétude, et tandis que les uns continuaient à célébrer le dadsisa sur le tombeau du comte, d'autres, qui déjà ne niaient plus la vertu du sang des martyrs, avaient allumé un cierge en l'honneur de Charles de Danemark.

Le 14 avril, le bélier fut placé dans le dortoir des chanoines de Saint-Donat qui se trouvait à la même hauteur que la galerie de Notre-Dame. En vain les assiégés mêlèrent-ils aux pierres qu'ils jetaient des charbons ardents, de la poix et de la cire embrasées afin que les flammes d'un incendie fissent échouer cette attaque: tout fut inutile. Bientôt une clameur prolongée retentit parmi les conjurés qui se réfugiaient à la hâte dans la tour. Le bélier avait fait dans la muraille une large ouverture, par laquelle les assaillants s'élancèrent dans la galerie où le comte avait été enseveli, et Louis VI vint s'y agenouiller.

Déjà le roi de France avait ordonné que l'on minât les bases de la tour où les conjurés avaient trouvé leur dernier asile. A chaque coup de marteau ils sentaient tout l'édifice s'ébranler, et plutôt que de se laisser écraser sous ses ruines, ils crièrent du haut de l'église qu'ils consentaient à se rendre et à être conduits dans une prison, pourvu que le jeune Robert fût excepté de la captivité de ses compagnons. Louis VI accepta ces conditions: les assiégés sortirent de la tour; ils avaient lutté plus de six semaines contre les barons de Flandre et pendant quinze jours contre l'armée du roi de France, et ils n'étaient plus qu'au nombre de vingt-sept, tous pâles, hideux de maigreur, épuisés de lassitude, et portant sur leurs traits livides le sceau de la trahison. Leur chef était Wulfric Knop; Burchard, Disdir Hacket, Lambert de Rodenbourg et quelques autres conjurés, avaient réussi à s'échapper du bourg.

Les bourgeois de Bruges furent tristement émus en voyant ces hommes intrépides entraînés par le crime à de si fatales destinées. Ils gémissaient sur le sort de la famille de leurs châtelains, et plaignaient surtout le jeune Robert. Le roi n'avait pas respecté sa liberté; il avait cru remplir sa promesse en le séparant des traîtres, et l'avait fait charger de chaînes dans le palais du comte où il permit aux bourgeois de Bruges de le garder, ce qu'ils firent avec une grande joie.

Les autres furent conduits dans une prison si étroite qu'ils ne pouvaient point s'y asseoir. Une chaleur étouffante et fétide les tourmentait au milieu des ténèbres et augmentait l'horreur de leurs angoisses. Cette captivité, aussi cruelle que le supplice même, dura quinze jours. L'évêque de Noyon avait réconcilié l'église de Saint-Donat, et le corps de Charles le Bon, déposé depuis le 22 avril à la chapelle de Saint-Christophe, y avait été solennellement rapporté, lorsque le roi et le comte se réunirent le 5 mai pour délibérer sur la manière dont ils feraient périr les traîtres. Il semble qu'en ce moment même, ils redoutassent encore leur formidable énergie, car ils résolurent d'envoyer vers eux des hommes d'armes qui les tromperaient en leur annonçant la clémence du roi, et les engageraient à quitter leur prison l'un après l'autre. Wulfric Knop sortit le premier et on le conduisit par les passages intérieurs de l'église. Il put une dernière fois jeter les yeux sur la galerie, théâtre d'un crime si détestable et si sévèrement vengé; enfin, il arriva au sommet de la tour: les serviteurs du roi qui l'accompagnaient l'en précipitèrent aussitôt. Ainsi périrent après lui, Walter, fils de Lambert de Rodenbourg, qui, avant de mourir, obtint de prier un instant; Éric, dont des femmes voulurent panser les plaies, et vingt-quatre de leurs compagnons, acteurs de ce grand drame, que nous ne connaissons point par leurs noms, mais seulement par leurs passions et leur courage.

Le 6 mai, Louis VI quitta Bruges; il emmenait avec lui le jeune Robert que déjà il avait fait battre de verges, sous prétexte qu'il savait où une partie du trésor du comte avait été cachée. Les Brugeois, qui l'avaient toujours beaucoup aimé, ne purent en le voyant s'éloigner retenir leurs larmes et leurs plaintes. «Mes amis, leur dit Robert, puisque vous ne pouvez sauver ma vie, priez Dieu qu'il sauve mon âme.» A peine était-il arrivé à Cassel qu'il fut décapité par l'ordre du roi de France.

Que devinrent, après le supplice de Wulfric Knop et de ses compagnons, les autres complices de l'assassinat de Charles le Bon que Louis VI n'avait point saisis dans le bourg? Tandis que le châtelain Hacket se réfugiait à Lissewege chez Walter Krommelin, Burchard, livré par Hugues d'Halewyn, expirait à Lille sur la roue, après avoir demandé, comme Gerbald, qu'on tranchât la main qui avait exécuté le crime. Lambert Knap périt à Bruges au milieu des tortures. La fin d'Ingelram d'Eessen et de Guillaume de Wervicq fut la même. Gui de Steenvoorde, mortellement frappé dans un duel judiciaire, avait été suspendu au même gibet que le prévôt Bertulf.

Guillaume de Loo, si puissant et si orgueilleux, fléchissait lui-même sous la vengeance du ciel. Avant que le siége du bourg fût terminé, et quinze jours seulement après cette célèbre journée où le vicomte d'Ypres avait étouffé violemment les reproches du prévôt de Saint-Donat expirant par son ordre, le roi de France s'était avancé jusqu'au pied des remparts de la cité d'Ypres. Guillaume de Loo s'élança avec trois cents hommes d'armes au devant de Louis VI, mais déjà les bourgeois avaient ouvert leurs portes, et il tomba au pouvoir de ses ennemis.

Guillaume de Loo, malgré sa faiblesse et son inertie, était resté le chef des Flamings. Ils avaient continué à lui obéir, quoiqu'ils eussent peut-être secrètement horreur de son ingratitude vis-à-vis des fils d'Erembald. «Les habitants du pays de Fumes, dit Galbert, combattaient avec lui parce qu'ils espéraient que, s'il devenait comte de Flandre, ils pourraient, grâce à son autorité et à son pouvoir, anéantir leurs ennemis; mais leurs desseins funestes ne s'accomplirent point... Dieu poursuivait les traîtres.»

Guillaume Longue-Epée, que Louis VI avait quitté pour rentrer en France, conduisit avec lui à Bruges le vicomte d'Ypres. Il y reparaissait triomphant et entouré de seigneurs dévoués à sa cause, parmi lesquels il faut citer au premier rang Tangmar de Straten. Son premier soin fut de faire arrêter, comme complices de Burchard, cent vingt-cinq des bourgeois de Bruges et trente-sept de Rodenbourg. Ceux-ci réclamaient les formes protectrices d'une procédure légale et le jugement des échevins, mais il ne voulut point les écouter. Ce premier succès l'encouragea. Les barons hostiles aux Brugeois, qui jadis avaient tenu en fief plusieurs des impôts qu'on levait à Bruges, l'engagèrent à les rétablir; Guillaume, oubliant ses serments, les réclama de nouveau. Les bourgeois murmurèrent: ils songeaient peut-être à délivrer le vicomte d'Ypres, car «on jugea convenable, raconte Galbert, de l'entourer de gardiens qui le surveillaient avec le plus grand soin, et il lui fut défendu de se montrer aux fenêtres de sa prison.»

Le comte Guillaume résolut bientôt de transférer son prisonnier dans la forteresse de Lille: il l'y mena avec lui; mais à peine y était-il arrivé qu'un mouvement populaire éclata. Le comte avait voulu faire arrêter un bourgeois par un de ses serviteurs, au milieu de la foire qui se tenait aux fêtes de Saint-Pierre ès Liens. Les habitants de la ville se soulevèrent, chassèrent Guillaume Longue-Epée, et noyèrent dans leurs marais plusieurs Normands de sa suite. Un siége fut nécessaire pour contraindre la cité rebelle à payer une amende de quatorze cents marcs d'argent.

La ville de Saint-Omer n'était pas plus favorable au jeune prince. Ses bourgeois avaient accueilli un de ses rivaux, Arnould de Danemark, neveu du comte Charles, et repoussaient le châtelain qui leur avait été imposé: ils se virent également réduits à payer une amende de six cents marcs d'argent.

A Gand, comme à Saint-Omer, l'autorité despotique du châtelain excita une insurrection générale. Le comte s'était rendu au milieu des bourgeois de Gand pour rétablir l'autorité de son vicomte; mais Iwan d'Alost vint, en leur nom, lui exposer en ces termes les griefs populaires: «Seigneur comte, si vous aviez voulu vous montrer équitable vis-à-vis des habitants de votre cité et vis-à-vis de nous qui sommes leurs amis, loin d'autoriser les plus coupables exactions, vous nous auriez traités avec justice en nous défendant contre nos ennemis. Cependant vous avez violé toutes vos promesses relatives à l'abolition des impôts et aux autres priviléges que vos prédécesseurs, et surtout le comte Charles, nous avaient accordés; vous avez rompu tous les liens qui résultaient de vos serments et des nôtres. Nous connaissons les violences et les pillages que vous avez exercés à Lille. Nous savons de quelles injustes persécutions vous avez accablé les bourgeois de Saint-Omer. Maintenant vous songez à vous conduire de la même manière à l'égard des habitants de Gand, si vous le pouvez. Toutefois, puisque vous êtes notre seigneur et celui de toute la terre de Flandre, il convient que vous agissiez avec nous selon la raison, et non point par injustice ni par violence. Veuillez, si tel est votre avis, placer votre cour à Ypres, ville située au milieu de vos Etats. Que les barons de Flandre, nos pairs, s'y réunissent, paisiblement et sans armes, aux hommes les plus sages du clergé et du peuple, et qu'ils prononcent entre nous. Si vous êtes, tel que nous le disons, sans foi, ni loi, perfide et parjure, renoncez à votre dignité de comte, et nous y appellerons quelque homme qui y ait droit et la mérite mieux que vous.» Guillaume s'indignait: si l'aspect de la multitude qui l'entourait ne l'eût retenu, il eût rompu le brin de paille devant Iwan. «Je consens, lui dit-il enfin, à anéantir l'hommage que tu m'as fait et à t'élever au rang de mes pairs. Je veux te prouver de suite en combat singulier que tout ce que j'ai fait comme comte est juste et raisonnable.» Guillaume ne se préoccupait que des souvenirs de la féodalité: il oubliait qu'il se trouvait en présence des communes. Le duel n'eut pas lieu; mais les bourgeois décidèrent que le 8 mars 1128, leurs députés s'assembleraient à Ypres pour y délibérer des affaires du pays.

Au jour marqué pour cette réunion, un grand nombre d'hommes d'armes avaient pris possession de la ville d'Ypres. Ils étaient prêts à s'emparer des bourgeois qui devaient s'y rendre, et à les combattre s'ils faisaient quelque résistance. Cependant Iwan d'Alost, Daniel de Termonde et les autres députés des communes insurgées apprirent les desseins de Guillaume et s'arrêtèrent à Roulers; ce fut de là qu'ils adressèrent à Guillaume ce message: «Seigneur comte, puisque le jour, que nous avons choisi appartient au saint temps du carême, vous deviez vous présenter pacifiquement, sans ruse et sans armes: vous ne l'avez pas fait; bien plus, vous voulez nous mettre à mort, et vous vous préparez à nous combattre: Iwan, Daniel et les Gantois, qui, jusqu'à ce jour, ont été fidèles à l'hommage qu'ils vous ont rendu, y renoncent désormais.» Puis ils mandèrent aux habitants des bourgs de Flandre: «Si vous voulez vivre avec honneur, il faut que nous nous engagions, les uns vis-à-vis des autres, à nous défendre mutuellement si le comte voulait nous assaillir par violence.» Ceux-ci ne tardèrent point à répondre qu'ils le feraient volontiers, s'ils pouvaient honorablement et sans déloyauté se soustraire à la domintation d'un prince qui ne songeait qu'à persécuter les bourgeois de ses cités, et ils ajoutèrent: «Voici que depuis une année tous les marchands qui avaient coutume de venir en Flandre n'osent plus y paraître; nous avons consommé tous nos approvisionnements, et ce que nous avons pu gagner dans un autre temps nous le perdons aujourd'hui, soit par l'avidité du comte, soit par les nécessités des guerres qu'il soutient contre ses ennemis. Voyons donc par quels moyens nous pourrions, sans blesser notre honneur et celui du pays, éloigner de nous ce prince avare et perfide.»

Il convient maintenant d'approfondir cette situation et de montrer le roi d'Angleterre renversant la puissance que le roi de France avait fondée. Henri Ier n'ignorait point que Louis VI comptait placer tôt ou tard Guillaume à la tête d'un parti nombreux, prêt à l'élever au trône de Guillaume le Conquérant. Le comte de Flandre, dans les chartes qu'il accordait aux bourgeois, mentionnait lui-même ses droits à la couronne d'Angleterre. «Le roi Henri, dit Matthieu Paris, était plein d'inquiétude, parce que ce jeune homme était courageux et entreprenant, et ne cessait de le menacer de lui enlever aussi bien l'Angleterre que la Normandie, qu'il prétendait lui appartenir par droit héréditaire.» Henri Ier avait épousé la fille du duc de Brabant qui, lors de l'avénement du comte Charles, avait pris une part active au mouvement dirigé par la comtesse Clémence. Cette alliance lui rendait plus aisée son intervention dans les affaires de Flandre. En même temps, il continuait la guerre contre Louis VI afin de retenir l'armée française sur les bords de la Seine, et se liguait avec le comte d'Anjou, père de cette princesse, qui avait été répudiée par Guillaume Longue-Epée.

Ce fut Henri Ier qui chargea le comte Etienne de Boulogne d'aller exposer en Flandre les prétentions qu'il fondait sur sa parenté avec Robert le Frison. Ce fut encore Henri Ier qui soutint Arnould de Danemark. Ce jeune prince, qui, depuis la captivité de Guillaume de Loo, était devenu le chef des Flamings, semble avoir été peu digne de figurer dans des luttes si énergiques et si terribles. Rappelé par les bourgeois de Saint-Omer, il se retrancha dans l'abbaye de Saint-Bertin, s'y laissa assiéger par les barons de Guillaume, s'humilia et se retira dans sa patrie après avoir accepté les présents du vainqueur.

Thierri d'Alsace fut, après Arnould de Danemark, le champion auquel le roi d'Angleterre prodigua ses conseils et ses trésors. Iwan d'Alost et Daniel de Termonde se rangèrent sous sa bannière. Gand lui ouvrit ses portes. Les bourgeois de Bruges, s'armant pour la même cause, s'allièrent aux Flamings du rivage de la mer; et l'on vit Walter Krommelin, gendre de Disdir Hacket, et plusieurs autres de leurs chefs entrer à Bruges, après avoir juré de rester fidèles aux intérêts de la commune.

Thierri d'Alsace arriva le 27 mars à Bruges, où il fut reçu par les bourgeois avec un grand enthousiasme. Trois jours après, les pairs du pays et les députés des communes s'assemblèrent sur la place du Sablon pour proclamer le successeur de Guillaume de Normandie. Iwan d'Alost et Daniel de Termonde lui rendirent solennellement hommage, et Thierri fit aussitôt publier une loi qui ordonnait à ceux qu'on accusait de la mort du comte Charles de se justifier, s'ils étaient nobles, devant les princes et les feudataires de Flandre; s'ils ne l'étaient pas, au tribunal des échevins. Puis il confirma et augmenta les priviléges des communes, et leur permit de modifier à leur gré leurs usages et leurs coutumes.

Thierri avait réuni près de lui, en les réconciliant, Gervais de Praet, qui avait assiégé l'église de Saint-Donat, et Lambert de Rodenbourg, qui avait établi son innocence par l'épreuve du fer ardent, les barons amis de Charles de Danemark, et les chefs flamings les plus nobles et les plus généreux. Guillaume de Normandie crut pouvoir troubler cette concorde en rendant la liberté à Guillaume de Loo; mais le vicomte d'Ypres, après être resté quelque temps à Courtray, fut réduit à s'enfermer dans le château de l'Ecluse: ses anciens amis l'avaient abandonné, et il n'avait pu s'assurer que l'appui de quelques-unes de ces populations saxonnes qui, plus barbares que toutes les autres, n'avaient point voulu suivre Walter Krommelin et Lambert de Rodenbourg dans le camp de Thierri d'Alsace.

Guillaume Longue-Epée avait perdu les cités de Gand, de Bruges et de Lille. Un complot devait lui enlever également la ville d'Ypres où il se tenait, et le livrer lui-même à ses ennemis. Un jour qu'assis près d'une jeune fille qu'il aimait tendrement, il laissait flotter entre ses mains les tresses de sa chevelure pour qu'elle les arrosât de parfums, il sentit une larme tomber sur son front. La jeune fille était instruite du complot, et bien qu'elle eût juré de ne point le révéler, son cœur n'avait pu résister à la triste image du sort qui était réservé au petit-fils de Guillaume le Conquérant. A peine le prince normand eut-il le temps de s'élancer, les cheveux épars, sur un rapide coursier et de chercher son salut dans la fuite.

Dans ces circonstances fâcheuses, Guillaume de Normandie adressa à Louis VI des lettres où il le suppliait de le soutenir contre son ancien et redoutable ennemi, le roi d'Angleterre, dont l'ambition convoitait la terre la plus fidèle et la plus puissante du royaume de France.

Louis VI s'avança jusqu'à Arras et y manda les députés des communes. «Je veux, écrivait-il aux bourgeois de Bruges, que vous envoyiez près de moi, le dimanche des Rameaux, huit hommes sages, choisis parmi vous; j'en convoquerai un pareil nombre de tous les bourgs de Flandre. Je veux, en leur présence et devant mes barons, examiner quels sont vos discussions avec le comte Guillaume, et je m'efforcerai de rétablir la paix entre vous et lui.» Les Brugeois n'envoyèrent point de députés à Arras; mais dans la réponse qu'ils firent au roi, ils racontèrent toutes les fautes du comte, ses parjures, ses ruses, ses perfidies, et protestèrent fièrement contre l'intervention du roi de France: «Qu'il soit connu du roi et de tous les princes, de nos contemporains et de notre postérité, que le roi de France n'a point à s'occuper de l'élection des comtes de Flandre; les pairs et les bourgeois du pays peuvent seuls désigner l'héritier du comte et lui remettre l'autorité suprême. Pour ce qui concerne les terres tenues en fief du roi de France, celui qui recueille la succession de nos comtes ne doit que fournir un certain nombre d'hommes d'armes. Voilà à quoi se bornent les devoirs du comte de Flandre, et le roi de France n'a aucun droit de nous imposer un seigneur, soit par la force, soit par la corruption.»

Louis VI, cédant aux prières de Guillaume de Normandie, consentit à mettre le siége devant Lille; mais Thierri d'Alsace le repoussa et le contraignit à se retirer. La guerre que poursuivait Henri Ier absorbait toutes les forces de la France, et peu après, s'il est permis d'ajouter foi au témoignage des historiens anglais, Henri Ier obligea le roi Louis VI à refuser tout secours au fils de Robert de Normandie.

Les populations d'Axel, de Bouchaute et de Waes s'étaient empressées d'accourir à l'appel de Thierri. Les Brugeois et quelques Flamings l'avaient rejoint. Il assiégeait à Thielt le château de Folket, lorsqu'il apprit que son compétiteur s'avançait avec une nombreuse armée. Guillaume de Normandie avait résolu de mourir plutôt que d'être le témoin de son déshonneur. Après avoir confessé ses fautes à l'abbé d'Aldenbourg, il avait coupé ses longs cheveux et pris de nouvelles armes en signe du vœu qu'il adressait au ciel; ses plus braves chevaliers avaient imité leur chef.

La bruyère d'Axpoele, près de Ruisselede, fut le théâtre du combat. L'armée de Guillaume campait sur une colline d'où l'on apercevait celle de Thierri. Des deux côtés, trois corps de bataille se formèrent: chacun des deux rivaux s'était réservé le commandement du bataillon qui devait lutter le premier, et tous deux avaient également juré de succomber plutôt que de renoncer à leurs prétentions au comté de Flandre. Partout, on raccourcissait les haches et l'on cherchait à s'attaquer de près. Daniel de Termonde s'élance bientôt au milieu des hommes d'armes de Guillaume. Une affreuse mêlée s'engage: Frédéric, frère de Thierri, est renversé de son cheval; Richard de Woumen rend son épée. Mais Daniel rétablit le combat, et déjà ses ennemis ploient, lorsque le second bataillon de Guillaume, jusque-là immobile, se met en mouvement et s'avance au devant des vainqueurs. La victoire échappait à Thierri, et il rentra vers le soir, presque seul, à Bruges, où, pendant toute la nuit, on n'entendit que les gémissements de ceux qui avaient perdu un père, un frère ou un ami. Thierri, dans son malheur, suivit l'exemple que son adversaire lui avait donné: il coupa ses cheveux et ordonna un jeûne général pour fléchir la colère du ciel.

Rien ne prouve mieux l'impopularité de Guillaume de Normandie que la stérilité des résultats de son triomphe. Aucune cité ne lui ouvre ses portes. Ce n'est que treize jours après la défaite de Thierri qu'on voit le vainqueur assiéger le château d'Oostcamp, aussitôt secouru par les Brugeois; puis il se dirige vers Alost, où il joint son armée à celle du duc de Brabant, que l'issue de la bataille d'Axpoele ou d'anciennes contestations relatives à la dot de Gertrude d'Alsace, veuve de Henri de Bruxelles, éloignaient de Thierri. Iwan et Daniel occupent la cité d'Alost. Thierri s'y est enfermé avec eux.

Peu après, dans un combat sur les bords de la Dendre, Guillaume de Normandie, voulant rallier les siens, se précipite témérairement au milieu des ennemis. Il saisit la lance d'un bourgeois nommé Nicaise Borluut; mais celui-ci, en se défendant, la lui enfonce dans le bras depuis la main jusqu'au coude. Bientôt la plaie s'envenime et s'ulcère, et, après cinq jours de douleurs pendant lesquels il se revêt de l'habit de moine, il expire le 27 juillet 1128. Guillaume de Normandie était à peine âgé de vingt-sept ans, lorsqu'une mort cruelle termina ses aventures et ses malheurs.

Les assiégeants avaient réussi à cacher la perte de leur chef. Godefroi de Brabant s'empressa d'adresser des propositions de paix aux défenseurs d'Alost: «Apprenez, dit-il enfin à Thierri lorsqu'une trêve eut été conclue, apprenez que le comte Guillaume, que vous avez si énergiquement combattu, a succombé à une blessure mortelle.» Godefroi et Thierri avaient accepté l'arbitrage du roi d'Angleterre. Henri Ier l'emportait sur Louis VI, et c'est ici qu'il faut rapporter ces paroles de Siméon de Durham qui prouvent combien il prit part à l'élévation de Thierri: «Henri Ier succéda à Guillaume, comme son plus proche héritier, avec l'assentiment du roi de France; mais il remit le comté à Thierri pourqu'il le gouvernât sous lui.»

Lorsque Henri Ier descendit dans le tombeau, il eut pour successeur Etienne de Boulogne, qu'il avait contraint à rendre hommage au comte de Flandre. Etienne était moins favorable à Thierri que Henri Ier: il accueillit dans son royaume Guillaume de Loo, et l'on vit, à son exemple, quelques-unes des tribus les plus indomptables du Fleanderland émigrer en Angleterre, où elles ne tardèrent point, selon l'expression d'un historien anglais, à rentrer dans la condition des serfs.

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