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Histoire de Flandre (T. 1/4)

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LIVRE QUATRIÈME.
989-1119.

Baldwin le Barbu.—Baldwin ou Baudouin le Pieux.
Baudouin le Bon.—Arnould le Simple.
Robert le Frison.—Robert de Jérusalem.—Baudouin à la Hache.
Reconstitution de la société.
Développements de la civilisation.—Les croisades.

Le fils d'Arnulf le Jeune était appelé à une tâche glorieuse. Si Baldwin Bras de Fer avait élevé la puissance de la Flandre, Baldwin le Barbu, en la maintenant, lui assigna son caractère et ses véritables destinées.

«Il était illustre et courageux, célèbre par sa renommée, distingué par sa piété; ses richesses étaient immenses. Il marcha à la tête de ses armées et sema la terreur parmi ses ennemis. Aux triomphes du glaive, il ajouta ceux de l'intelligence. Il honora la justice, corrigea les lois iniques, défendit la patrie et protégea l'Eglise. Sévère pour les déprédateurs et les hommes orgueilleux, il était vis-à-vis des personnes humbles et douces également humble et doux.»

Le onzième siècle voit s'ouvrir une ère nouvelle; les hommes, éprouvés par de longs malheurs, sentent le besoin de se rapprocher; quelques-uns même racontent que la voix du ciel s'est fait entendre pour ordonner que la paix soit rétablie sur la terre. «Ne songez plus, répètent les évêques, à venger votre sang, ni celui de vos proches; mais pardonnez à vos ennemis.»

Sous cette heureuse influence, le commerce s'étendait rapidement par les relations qui existaient entre la Flandre et l'Angleterre. Un grand nombre de navires abordaient à Montreuil et à Boulogne; mais c'était dans la cité de Bruges qu'affluaient le plus grand nombre de marchands, et, dès le onzième siècle, les richesses qu'ils y apportaient de toutes parts l'avaient rendue célèbre.

A Gand, les populations qui habitaient l'enceinte des monastères fondés par saint Amandus descendaient de la colline où elles avaient trouvé un asile, pour s'établir au milieu des prairies resserrées par l'Escaut, la Lys et le fossé qu'Othon avait fait creuser pour qu'il servît de limite entre la France et l'empire. Elles y formèrent une minne, et le port qu'elles créèrent devint le centre d'une cité florissante. Le voisinage de deux fleuves favorisait l'extension de leur commerce.

Si les habitants de Gand et de Bruges s'associaient au mouvement de civilisation et de progrès qui se manifestait de toutes parts, leur exemple fut toutefois stérile pour la plupart des Flamings, qui préféraient une vie tumultueuse et agitée à la paix des villes. Leurs gildes restaient campées aux bords des flots, derrière les monticules de sable qui conservaient le nom gaulois de dunes, entre le monastère de Muenickereede, cette autre Jona, fondée par des Scots, et les étangs de Wasconingawala, dans le comté de Guines. Elles s'étendaient jusqu'à la forêt de Thor, au delà des plaines de Varsnara, et occupaient Alverinckehem, Letfingen, Aldenbourg, Liswege, Uytkerke, que les vagues de l'Océan ne baignaient déjà plus, Oostbourg dont le port allait bientôt disparaître comme celui d'Uytkerke.

Souvent, à l'occasion d'une solennité religieuse, quelques prêtres intrépides chargeaient sur leurs épaules les châsses des saints les plus vénérés et les portaient au milieu des Flamings, en appelant par leurs prières la miséricorde du ciel sur ces populations inaccessibles à la pitié. Un hagiographe rapporte, comme un fait remarquable, que la puissante intercession de saint Ursmar n'adoucit pas seulement les habitants du Mempiscus et du pays de Waes, mais les Flamings eux-mêmes. «Nous arrivâmes, dit-il, à un village situé près de Stratesele, où quelques karls étaient si hostiles les uns aux autres, que personne n'avait pu rétablir la paix parmi eux. Des discordes profondes les divisaient depuis si longtemps, qu'il n'y en avait point qui n'eussent à pleurer un père, un frère ou un fils.» Telle était la férocité de ces karls, que les prêtres chargés des reliques de saint Ursmar furent réduits à se dérober à leur colère par une fuite rapide. A Blaringhem, ils placèrent leurs châsses au milieu de deux factions prêtes à se combattre et parvinrent à les arrêter. A Bergues-Saint-Winoc, ils apaisèrent de semblables dissensions. A Oostbourg, les haines étaient si vives que les karls ne sortaient de leurs demeures qu'accompagnés de troupes nombreuses d'hommes armés. Ils cherchaient ardemment à se poursuivre les uns les autres, et en satisfaisant leurs vengeances, ils en préparaient sans cesse de nouvelles et se livraient des combats que d'autres combats devaient suivre.

A l'ouest, vers le Wasconingawala, les karls du comté de Guines conservaient également toute la belliqueuse énergie de leurs mœurs. Un Flaming de Furnes, Herred, surnommé Kraugrok, parce qu'il avait coutume de relever le sayon qu'il portait lorsqu'il dirigeait sa charrue, avait épousé Athèle de Selvesse, nièce de l'évêque de Térouane. Le château de Selvesse était situé dans une position inaccessible, au milieu d'un marais qu'entouraient des forêts épaisses. Plus loin, parmi les fleurs diaprées d'une vaste prairie, un brasseur de bière avait construit quelques maisons, où les agriculteurs de la contrée se réunissaient dans leurs jeux et dans leurs banquets. On racontait qu'autrefois quelques Italiens, envoyés par le pape en ambassade vers un roi anglo-saxon, s'y étaient arrêtés, et avaient, en souvenir de leur patrie, donné le nom d'Ardres à ces chaumières ignorées, les saluant de ces vers immortels:

Locus Ardea quondam

Dictus avis: et nunc magnum manet Ardea nomen;

Sed fortuna fuit.

Ce nom leur resta par un jeu bizarre de la fortune, qui relevait la cité de Turnus, minée sous le beau ciel des Rutules, chez les Morins, que Virgile appelait les plus reculés des hommes. Ardres prospéra; la fertilité de ses campagnes y appelait sans cesse de nouveaux habitants. Herred voulut aussi aller, avec Athèle de Selvesse, y fixer son séjour; mais ses parents et ses amis, hostiles à tout ce qui rappelait l'union et la paix, l'exhortèrent à ne point quitter le sombre donjon de sa forteresse.

Cependant le comte Rodulf de Guines essaya de réduire par la force ces populations d'origine saxonne. Non-seulement il soumit les karls à un impôt qui était d'un denier chaque année et de quatre deniers le jour de leur mariage ou de leur mort, mais il ordonna aussi qu'ils renonçassent à leurs couteaux pour ne garder que leurs massues. Après le scharm-sax, l'arme nationale des races saxonnes, la massue à laquelle elles donnaient le nom de colf était celle qu'elles chérissaient le plus. Consacrée au dieu Thor, protecteur de leurs colonies, que l'Edda nous montre portant une massue dans ses combats contre les géants, elle était pour elles le symbole de la conquête qui élevait leur gloire et de l'association qui faisait leur force. Lambert d'Ardres attribue à la défense du comte Rodulf l'origine du nom des colve-kerli, ou karls armés de massues, que conservèrent les cultivateurs du pays de Guines.

En abordant le récit d'une période historique signalée par les désastres des Saxons d'Angleterre, il ne paraîtra peut-être point inutile que nous nous occupions un instant des autres colonies saxonnes, sœurs et compagnes des populations flamandes, dont elles avaient partagé les migrations et l'établissement sur le Littus Saxonicum. Au nord de la Flandre, elles s'étaient fixées en grand nombre dans les marais de la Frise, sur les rives de la Meuse et du Rhin. A l'exemple des bourgeois de Bruges, celles qui occupaient la ville de Thiel entretenaient un commerce important avec l'Angleterre et jouissaient de la liberté la plus étendue. Leurs gildes se réunissaient, à diverses époques de l'année, en de solennels banquets qu'égayait leur grossière ivresse, et elles conservaient l'usage de la contribution pécuniaire à laquelle elles devaient leur nom. Cependant des pirates de races diverses ne cessaient d'aborder sur le rivage de la mer, abandonné sans défense à leurs fureurs. Arnulf de Gand, fils de Wigman, avait trouvé la mort en les combattant, et sur l'instante prière de sa veuve Lietgarde de Luxembourg, dont la sœur Kunegund avait épousé l'empereur Henrik II, une flotte allemande avait été armée pour châtier leur audace. Theodrik, fils d'Arnulf de Gand, qui avait succédé aux possessions de son père en Frise, voulut soumettre à un impôt onéreux les marchands de Thiel et les karls dont il usurpait les terres. Ceux-ci, blessés dans leurs droits d'hommes libres, adressèrent leurs plaintes à l'empereur qui les écouta; mais Arnulf refusait de se conformer à sa décision, et on le vit, oubliant quelles mains avaient frappé son père pour n'écouter que son ambition, s'allier aux pirates de la forêt de Merweede et triompher avec eux à la sanglante journée de Vlaerdingen. Theodrik, fils d'Arnulf de Gand, fut l'aïeul des comtes de Hollande.

Au sud de la Flandre, vers les bords de la Seine, les vicomtes et les seigneurs normands persécutaient les hommes de race saxonne. De même que Theodrik en Frise, ils les chassaient de leurs champs et entravaient leur commerce sur les rivières. Leurs gildes, jadis opprimées par Karl le Chauve, se réunirent: «Quoi! s'écrièrent les karls de Normandie, dont les plaintes répétèrent sans doute celles de leurs frères de la Meuse, on nous charge d'impôts et de corvées! Il n'y a nulle garantie pour nous contre les seigneurs et leurs sergents; ils ne respectent aucun pacte. Et ne sommes-nous pas libres comme eux? Lions-nous par des serments; jurons de nous soutenir les uns les autres, et s'ils nous attaquent, nous avons nos glaives et nos massues.»—Ils voulaient, d'après Guillaume de Jumièges, rétablir l'autorité de leurs lois, et nommèrent des députés qui devaient former une assemblée supérieure, le wittenagemot de leur association; mais les Normands étouffèrent par la force ce mouvement qui s'étendait dans les bois et dans les plaines, et les karls se virent réduits à leurs charrues.

Le mouvement de rénovation qui caractérise le onzième siècle se fait surtout sentir au milieu des populations chrétiennes, que l'approche de l'an 1000 a remplies de terreur; dès qu'elles se croient épargnées par la clémence du ciel, elles se hâtent de relever leurs églises, et les cloîtres, longtemps profanés, redeviennent l'asile de la méditation et de la piété. Lausus, qui avait accompagné saint Poppo dans son voyage en Syrie, bâtit à son retour l'église de Saint-Jean de Gand, depuis dédiée à saint Bavon. Déjà saint Gérard, abbé de Brogne, avait réformé l'abbaye de Saint-Bertin et celle de Blandinium, où il remplaça des moines qui n'écoutaient que la violence et la haine par d'autres religieux, qui ranimèrent les études littéraires en copiant des manuscrits qu'ils envoyaient au célèbre Gerbert, archevêque de Reims: noble exemple que l'archevêque Dunstan de Canterbury, alors exilé en Flandre, imita plus tard dans les monastères anglo-saxons.

Tandis que la Flandre se relevait de ses ruines, les comtes de Toulouse, de Blois et de Chartres voyaient leur influence s'accroître; les Capétiens acceptaient la tutelle des ducs de Normandie, qui soutenaient leur royauté pourvu qu'elle restât humble et faible. Lorsqu'en 966 Hug Capet engage le roi Lother à envahir la Flandre, le duc de Normandie intervient pour qu'il ne poursuive point sa conquête. En 987, le duc de Normandie interpose de nouveau sa médiation pour l'empêcher de combattre Arnulf le Jeune, qui, comme descendant de Karl le Grand, refusait de reconnaître les droits de son heureuse et récente usurpation.

Rotbert, successeur de Hug Capet, fut un prince pacifique et timide. Il attendit et chercha à mériter par une patiente résignation qu'une époque vînt où sa dynastie serait assez forte pour se suffire à elle-même et secouer le joug. C'est ainsi qu'épousant tour à tour Berthe, veuve d'Eudes de Blois, issue des comtes de Vermandois, et Constance, fille des comtes de Toulouse et nièce des comtes d'Anjou, il s'abaissa devant ses ennemis, rechercha leur alliance et partagea avec eux l'autorité du gouvernement.

En France

...Dose pers... estoient

Qui la terre en douse partoient.

Chacun des douse un fié tenoit

Et roi appeler se faisoit.

Parmi les pairs, il faut citer les ducs de Normandie et de Bourgogne, les comtes de Toulouse et de Champagne. Le comte Baldwin le Barbu fut, au sein de l'aréopage féodal, le représentant de la Flandre, devenue, entre tous les comtés du royaume, la première pairie de France.

Le roi Rotbert ne songeait qu'à maintenir la paix: la guerre vint de l'Allemagne. Après la mort d'Othon, fils de Karl, dernier roi de la race karlingienne, l'empereur Henrik II avait donné le duché de Lotharingie à Godfried d'Ardenne. Les comtes de Namur et de Louvain, qui avaient épousé les sœurs d'Othon, protestèrent. Le plus puissant des comtes qui appuyèrent leurs prétentions fut Baldwin le Barbu. Il saisit le prétexte de ces dissensions pour passer l'Escaut et s'empara de Valenciennes. L'empereur vint l'y assiéger; mais l'approche des armées du roi de France et du duc de Normandie, qui se disposaient à secourir les Flamands, le réduisit à se retirer. Impatient de venger sa honte, Henrik II reparut l'année suivante, et, du haut du château jadis confié par le roi Othon à Wigman, il dirigea les attaques de ses hommes de guerre contre le port de Gand défendu par Baldwin. Cependant il échoua de nouveau dans ses efforts, et ses succès se bornèrent à ravager quelques plaines et à incendier quelques villages. Enfin la paix fut conclue à Aix. L'empereur, menacé par d'autres vassaux, abandonna au comte de Flandre, à titre de fief, la cité de Valenciennes, et peu après, dans une assemblée tenue à Nimègue, il y ajouta l'île de Walcheren et d'autres domaines qui avaient fait partie de la donation de Lodwig le Germanique au comte Théodrik.

La puissance du comte de Flandre s'accroissait chaque jour. Son fils, qui se nommait aussi Baldwin, fut fiancé à Athèle, fille du roi Rotbert et de Constance de Toulouse, qui lui porta pour dot la ville de Corbie: il n'avait pas vingt ans lorsque le mariage fut célébré. L'éclat de ce royal hyménée échauffa son présomptueux orgueil. Soutenu par quelques hommes obscurs, il demanda que son père renouvelât en sa faveur l'abdication d'Arnulf le Grand; mais sa rébellion fut presqu'aussitôt comprimée, grâce à l'intervention du duc Rikhard de Normandie. Afin que le souvenir même de ces déplorables divisions fût complètement effacé, une assemblée solennelle fut tenue à Audenarde. Là, en présence de l'évêque de Noyon et de tous les nobles de Flandre, on apporta processionnellement les reliques des saints les plus vénérés. La châsse de saint Gérulf s'avançait la première, parce que saint Gérulf, né au village de Meerendré dans le Mempiscus, appartenait par sa naissance à la Flandre; puis venaient celles de saint Wandrégisil, de saint Amandus, de saint Bertewin, de saint Vedastus et d'autres saints, illustres patrons des villes ou des monastères. La paix y fut proclamée, et tous les nobles jurèrent de la respecter.

Ce fut le dernier acte de la vie de Baldwin IV; elle s'acheva le 30 mai 1036, après un règne de quarante-huit années.

Baldwin le Pieux succéda aux utiles travaux et à la gloire de son père. Il voulut consolider la paix proclamée à Audenarde et fit publier dans ses Etats la trêve du Seigneur.

«Que les moines et les clercs, les marchands et les femmes, et tous les hommes généralement, à l'exception des gens de guerre, vivent en paix pendant tous les jours de la semaine. Que tous les animaux jouissent de la même protection, sauf les chevaux qui servent à la guerre. Pendant trois jours, c'est à savoir le lundi, le mardi et le mercredi, l'attaque dirigée contre un homme de guerre ou contre celui qui n'observe point la paix ne sera point considérée comme une infraction de la paix; mais si, pendant les quatre autres jours, quelque attaque a lieu, celui qui l'aura tentée sera considéré comme violateur de la paix sainte, et puni selon le jugement qui sera prononcé.»

Baldwin le Pieux ne tarda point à intervenir dans les guerres civiles de la France. Il soutint le roi Henrik, fils de Rotbert, contre la ligue féodale, qui comptait pour chefs Theodbald et Etienne, comtes de Blois, de Chartres et de Champagne; ensuite il rétablit la paix en Normandie, où il protégea le jeune Wilhelm, petit-fils du duc Rikhard, que menaçaient les comtes des bords de la Loire.

L'appui que la Flandre donna aux Normands ne contribua pas moins à resserrer les liens qui l'unissaient à l'Angleterre. La reine Elfgive, sœur du duc Rikhard de Normandie, chassée par les intrigues du comte Godwin, fils d'Ulnoth, vint chercher un refuge à Bruges. Baldwin l'accueillit avec toute la générosité qui convenait à un grand prince. Elfgive se hâta d'envoyer des messagers en Danemark, où régnait un de ses fils nommé Hardeknuut. Celui-ci réunit dix navires, et après avoir eu, pendant sa navigation, une merveilleuse vision qui lui annonça la victoire, il arriva à Bruges, où il trouva une solennelle ambassade qui venait lui annoncer la mort du roi Harold et lui offrir son sceptre. Lorsque la reine Elfgive quitta, heureuse et triomphante, cette cité où elle était venue, proscrite et désolée, réclamer la protection du comte Baldwin, les habitants de Bruges la suivirent jusqu'au rivage de la mer en élevant leurs mains vers le ciel pour la saluer une dernière fois, et leurs naïfs regrets émurent si vivement le cœur d'Elfgive, qu'en recevant leurs adieux elle mêla ses larmes à celles qu'elle leur voyait verser, et ne voulut s'éloigner qu'après les avoir embrassés tour à tour comme des frères bien-aimés.

Une fille de la reine Elfgive, nommée Kunegund, que l'empereur Henrik le Noir avait répudiée malgré son innocence et sa beauté, n'avait pas quitté le château de Bruges: à peine âgée de vingt-trois ans, elle y trouva, le 21 août 1042, l'oubli de ses douleurs dans la paix de la tombe. Vers la même époque, une autre princesse exilée, Gunilde, veuve du roi Harold, chercha également un refuge à Bruges avec ses fils Hemmung et Turkill.

Henrik le Noir se plaignit-il de l'asile accordé à Kunegund? Une haine secrète succéda-t-elle à d'inutiles menaces? On l'ignore; mais lorsque le duc Godfried de Lotharingie combattit l'empereur en 1046, on vit le comte de Flandre prendre une part active à sa rébellion. Baldwin s'empara du château impérial de Gand et le donna à un de ses chevaliers, nommé Landbert, qui avait puissamment contribué à ce succès. De Landbert descendirent les châtelains héréditaires de Gand.

L'année suivante, l'empereur, réunissant une nombreuse armée, traversa le pays de Cambray, menaça Arras, où le comte Baldwin s'était enfermé, et se dirigea vers le bourg d'Arques qui dépendait de l'abbaye de Saint-Bertin. Il espérait y trouver un passage pour entrer en Flandre; mais il n'y réussit point. Un rempart, défendu par un fossé et garni de palissades, s'étendait depuis Wormholt jusqu'à la Bassée. Un si grand zèle animait ceux qui prirent part à ce travail de défense nationale, qu'en trois jours et en trois nuits ce retranchement, qui se prolongeait pendant neuf lieues, fut complètement achevé. Henrik le Noir, étonné de la puissance de la Flandre, se retira: Baldwin le poursuivit jusqu'au Rhin, et livra aux flammes le palais impérial de Nimègue.

Toute l'Allemagne s'émut: le pape Léon IX se rendit au synode de Mayence pour y prononcer l'excommunication solennelle de Godfried et de Baldwin, perturbateurs de la paix de l'empire. Godfried céda, mais Baldwin ne se soumit point. N'ayant plus d'alliés et réduit à ses propres forces, il paraissait encore si redoutable que l'empereur, avant de le combattre, se confédéra avec Zwan, roi de Danemark, et Edward, roi des Anglo-Saxons; les Danois et les Anglo-Saxons étaient toutefois secrètement favorables à la Flandre: Zwan n'agit point, et le roi Edward se contenta de réunir une flotte qui ne quitta point le port de Sandwich. L'empereur avait traversé l'Escaut près de Valenciennes et s'était emparé de Tournay. Là s'arrêta son expédition: des négociations s'ouvrirent à Aix. Les concessions que l'empereur Henrik III se vit réduit à faire à Baldwin le Pieux rappelèrent celles que l'empereur Henrik II avait, après des guerres également malheureuses, accordées à Baldwin le Barbu. Le traité qui fut conclu en 1043 assura à la Flandre la possession de toute la partie du Brabant comprise entre Gand et Alost, ce qu'on nomma depuis la Flandre impériale.

Tandis que la guerre éclatait entre la Flandre et l'Allemagne, l'un des fils de ce comte Godwin, dont Elfgive avait fui la haine arrivait à Bruges. Il se nommait Sweyn. Exilé par le pieux roi Edward le Confesseur, il s'arrêta peu de temps dans les Etats du comte Baldwin et se rendit en Danemark. Là, il recruta quelques pirates. Dociles à sa voix, ils pillèrent Sandwich et les côtes de l'Est-sex, et vendirent en Flandre l'or, l'argent et tout le butin qu'ils avaient réuni. Sweyn resta dans les Etats du comte Baldwin, jusqu'à ce que son père se crût assez puissant pour le rappeler près de lui.

Le roi Edward s'éloignait de plus en plus des Anglo-Saxons. Il leur préférait les Normands, chez lesquels il avait passé sa jeunesse, et ils accouraient en foule en Angleterre; mais parmi ceux-ci il ne faut plus s'attendre à ne trouver que les descendants des Danes qui partagèrent les exploits d'Hasting et de Lodbrog. Lorsque la paix et le repos avaient succédé aux agitations de la conquête, on avait vu les vainqueurs s'unir par de nombreuses alliances aux nations qu'ils avaient vaincues, et leurs frères du Nord ne les désignaient plus, comme les autres nations neustriennes, que par le nom de Français, Wallons ou Romains. Tandis que la Flandre conservait, comme l'a remarqué Roderic de Tolède, un dialecte de l'idiome saxon, les langues septentrionales étaient devenues tellement inconnues aux bords de la Seine, que les ducs de Normandie envoyaient leurs fils à Bayeux, pour qu'ils y apprissent celle qu'avaient parlée leurs ancêtres. Les Normands employaient la langue française, dérivée de la langue vulgaire latine ou romane. Les Franks faisaient retentir les consonnes, mettant peu de soin à prononcer les voyelles. Dans la langue française, il n'en est plus ainsi: les noms teutoniques de Baldwin, Wilhelm, Roll, Theodbald, Rotbert, Edward, Walter, Henrik, Arnulf, se modifient et font place aux noms moins rudes de Baudouin, Guillaume, Rou, Thibaut, Robert, Edouard, Gauthier, Henri, Arnould. Lorsque l'affection que le roi Edouard portait aux Normands cessa d'être comprimée par la puissance de Godwin, la langue française devint celle des grands et des courtisans.

Déjà les Normands et leurs amis obtenaient tout ce qu'ils demandaient. Un moine de Jumièges, nommé Robert, occupa le siége primatial de Canterbury; d'autres Normands furent évêques de Londres et de Lincoln. Les populations anglo-saxonnes, dont les traditions et les coutumes n'étaient plus qu'un objet de risée, courbaient le front et gémissaient. Réunies dans leurs gildes, elles se contentaient de maudire la funeste union du roi Ethelred avec une princesse normande, et faisaient des vœux pour le retour de leurs chefs exilés. Godwin s'était retiré en Flandre avec sa femme Githa, ses fils Gurth et Tostig, et ses trésors les plus précieux. Sweyn avait accompagné son père à Bruges; mais les malheurs de ce second exil réveillèrent dans son âme d'accablants remords. Il crut avoir attiré par ses crimes la colère du ciel sur tous les siens, et voulut l'apaiser par un pèlerinage à Jérusalem. Il l'avait achevé lorsqu'à son retour, surpris par l'hiver dans les montagnes de la Lycie, il y mourut de froid et de misère.

La triste fin de Sweyn ne modéra point l'ardente ambition du comte Godwin. Il chercha à se concilier la protection du comte de Flandre, et obtint que son fils Tostig épousât Judith, fille de Baudouin. Tandis qu'un autre de ses fils, Harold, menaçait les rivages de la Savern, il quitta Bruges avec les navires qu'il y avait fait construire, et se rendit à l'embouchure de l'Yzer. Enfin, le 13 août 1052, il mit à la voile et se dirigea vers le promontoire de Romney; mais la flotte du roi Edouard, plus nombreuse que la sienne, ne tarda point à le poursuivre, et il ne dut son salut qu'à une tempête à la faveur de laquelle il regagna les côtes de la Flandre. Cependant, dès qu'il apprit que les comtes qui commandaient la flotte royale étaient rentrés à Londres, il s'embarqua de nouveau, et joignant près de l'île de Wight ses vaisseaux à ceux d'Harold, il se vit tout à coup assez fort pour arrêter les navires qui sortaient des ports de Sandwich, de Folkestone, de Hythe et de Pevensey. Bientôt on le vit paraître dans la Tamise et jeter l'ancre à Southwark. Les habitants de Londres l'accueillirent avec joie, et le roi Edouard se vit réduit à s'incliner de nouveau devant la puissance du fils du bouvier Ulnoth.

Avant que la flotte des exilés anglo-saxons eût quitté le port de l'Yzer, de graves événements s'étaient accomplis en Flandre. Le comte Herman de Saxe, époux de Richilde, fille et unique héritière des comtes de Hainaut, était mort. Le comte Baudoin convoitait la possession d'une province voisine de la Flandre, importante par le nombre et la richesse de ses cités, et il avait envoyé l'un de ses fils, qui portait également le nom de Baudouin, réclamer la main de la comtesse de Hainaut. Afin que cette démarche fût couronnée d'un succès immédiat, il se rendit lui-même à Mons avec une redoutable armée, et y fit célébrer le mariage de son fils avec Richilde, tandis que par son ordre les enfants d'Herman de Saxe étaient relégués dans un monastère.

Déjà l'empereur Henri le Noir réunissait toutes ses armées pour chasser les Flamands du Hainaut. Baudouin se hâta de conclure une nouvelle alliance avec le duc de Lorraine, Godfried ou Godefroi, suivant la prononciation française qui modifiait l'orthographe des noms d'origine franke. Tandis que Baudouin, fils du comte de Flandre, saccageait Huy et Thuin, un autre de ses fils nommé Robert envahissait les îles de la Zélande. Le comte de Flandre espérait par ces expéditions pouvoir éloigner les armées impériales de ses Etats; mais il ne put atteindre le but qu'il se proposait. Henri le Noir, guidé par le châtelain de Cambray, traversa l'Escaut près de Valenciennes, livra sous les murs de Lille un combat où périt le comte Lambert de Lens, puis il s'empara par famine de la cité de Tournay. Baudouin, d'abord réduit à une retraite précipitée, reparut au delà de l'Escaut dès que l'empereur se fut retiré, et l'année suivante les Flamands mirent le siége devant les murs d'Anvers, où s'était enfermé le comte Frédéric de Luxembourg. Pendant que la guerre se poursuivait, Henri le Noir expira en Thuringe, et la paix ne tarda point à être rétablie entre l'empire et la Flandre. Un traité solennel confirma les droits du comte de Flandre sur le Brabant occidental et l'île de Walcheren, ratifia l'union de son fils et de Richilde, et assura à leurs héritiers, outre la possession du comté de Hainaut, celle du pays de Tournay, autre fief qui tendait à se séparer de l'empire.

«A cette époque, dit Guillaume de Poitiers, vivait, aux limites du pays des Français et de celui des Teutons, le comte de Flandre, Baudouin, le premier entre tous par sa puissance et l'éclat de son antique origine; car il comptait parmi ses ancêtres non-seulement les chefs des Morins, qui portent aujourd'hui le titre de comtes de Flandre, mais aussi les rois de France et de Germanie, et il n'était point étranger à la race des empereurs byzantins. Les comtes, les marquis, les ducs, les archevêques élevés en dignité, s'inclinaient avec terreur devant lui. Ils recherchaient ses conseils dans les délibérations les plus importantes, et afin de se concilier son affection, ils le comblaient de présents et d'honneurs. Les rois eux-mêmes respectaient et redoutaient sa grandeur. Il n'est point inconnu, même aux nations les plus éloignées, par quelles longues et sanglantes guerres il fatigua l'orgueil des empereurs, jusqu'au moment où, conservant toutes ses possessions intactes, il força les empereurs, maîtres des rois, à lui abandonner une partie de leur propre territoire et à accepter une paix dont il avait dicté les conditions.»

C'est un historien normand qui nous a laissé ce brillant tableau de la situation de la Flandre au milieu du onzième siècle, avant de raconter le mariage du duc Guillaume de Normandie avec Mathilde, fille du comte de Flandre. «Mathilde, ajoute Orderic Vital, était belle, illustre, savante, distinguée par la noblesse de ses mœurs, l'éclat de ses vertus et la fermeté de sa foi et de son zèle religieux.»

Selon une tradition peu vraisemblable, Mathilde ne consentit à épouser le duc de Normandie que lorsque, pénétrant jusque dans le palais de Lille pour la battre et la traîner par les cheveux, il lui eût donné une preuve «de grand cuer et de haulte entreprise.» Il est plus certain que le mariage de Guillaume et de Mathilde fut célébré avec une grande pompe à Eu, et que de nombreuses acclamations reçurent la princesse flamande dans la cité de Rouen. Ce fut en vain que l'archevêque Mauger, prélat belliqueux, qui haïssait le duc de Normandie, invoqua les prohibitions de la consanguinité: le pape Victor II, qui avait pris une part active au rétablissement de la paix entre l'empire et la Flandre, craignit que de nouvelles guerres ne s'allumassent entre la Flandre et la Normandie, et se hâta de confirmer l'union de Guillaume et de Mathilde, en leur imposant seulement, en signe de pénitence, l'obligation de fonder deux monastères dans la ville de Caen: celui de Saint-Etienne, bâti par le duc de Normandie, eut pour premier abbé le Lombard Lanfranc; Mathilde fit construire l'abbaye de la Trinité, où, depuis, l'une de ses filles, nommée Cécile, prit le voile.

Lorsque le roi de France mourut en 1060, le comte de Flandre reçut la tutelle de son fils Philippe Ier. Dès ce jour il se donna, dans ses diplômes, le nom de bail et procurateur du royaume (regni procurator et bajulus). Au septième siècle, les Karlings avaient porté également le titre de custos et bajulus. Baudouin le Pieux, par son influence auprès des Capétiens, rappelait l'autorité des Peppin dans le palais merwingien. Moins ambitieux que les Karlings, il ne profita de sa position que pour faire jouir la France des bienfaits du gouvernement paisible et sage qu'il avait donné à la Flandre. «La monarchie des Franks, écrit Guillaume de Poitiers, fut confiée à la tutelle du comte de Flandre, à sa dictature et à sa prudente administration.»—«Le jeune roi, dit un autre historien, fut placé sous la garde du comte Baudouin, qui, plein de fidélité, l'éleva noblement, et sut défendre et gouverner son royaume avec vigueur.»—«Il dompta, ajoute la chronique du moine de Fleury, aussi bien par son habileté que par la force des armes, les tyrans qui se montraient de toutes parts en France.»

Telle était la situation des choses au moment où la révolution qui devait livrer l'Angleterre aux Normands allait s'accomplir. Jamais la puissance de la Flandre n'avait été plus grande; mais on ignorait encore si Baudouin soutiendrait Guillaume, époux de Mathilde, ou Tostig, époux de Judith, les Normands bannis de la cour du roi Edouard ou la famille de Godwin qui dominait en Angleterre. Cette incertitude ne fut pas longue: des haines communes, confirmant les liens du sang qui unissaient les deux sœurs, ne tardèrent point à engager le Normand Guillaume et le Saxon Tostig à conclure une étroite alliance.

Tostig, orgueilleux et pervers comme Sweyn, commandait à York. Jaloux de l'autorité supérieure attribuée à son frère Harold, il espérait pouvoir se créer dans le nord de l'Angleterre une domination indépendante. On raconte qu'il avait envoyé sa femme Judith implorer la protection du ciel sur le tombeau de saint Cuthbert dans l'abbaye de Durham. La fille de Baudouin, agitée par une secrète terreur, chargea l'une de ses suivantes de la devancer, afin de s'assurer si quelque heureux présage devait accueillir sa prière; mais à peine cette jeune fille avait-elle pénétré dans le monastère, qu'un sombre tourbillon sembla s'élever du tombeau de saint Cuthbert et la renversa mourante sur le seuil. Tostig n'en persévéra pas moins dans ses desseins, et lorsqu'une insurrection populaire le contraignit à se retirer en Flandre dans la cité de Saint-Omer, il chercha un vengeur dans le duc de Normandie.

Environ une année après la fuite de Tostig, Harold, se trouvant à Bosham, port important du Suth-sex, forma le projet de traverser la mer avec ses chiens et ses faucons, et d'aller chasser sur les côtes marécageuses de la Flandre les oiseaux qui y abordaient en grand nombre des contrées septentrionales; mais dès qu'il se fut embarqué, une tempête furieuse souleva les flots, et le navire d'Harold, devenu le jouet des vents, fut jeté près de l'embouchure de la Somme, dans les Etats du comte de Ponthieu, qui le livra au duc de Normandie. Harold ne recouvra la liberté qu'après avoir juré sur les reliques les plus vénérées de soutenir les ennemis de sa famille dans leurs prétentions au trône d'Angleterre. Toutefois, il ne se crut point lié par une promesse arrachée par violence, et lorsque le roi Edouard mourut, il fut appelé par les vœux unanimes des Anglo-Saxons à recueillir son héritage. Guillaume apprit avec tristesse l'élévation du fils de Godwin: il avait peut-être renoncé à ses ambitieuses espérances, quand Tostig, accourant de Saint-Omer, vint lui rappeler le solennel serment d'Harold, et réussit à lui persuader qu'il fallait s'opposer à l'usurpation du parjure.

Le perfide Tostig, se plaçant à la tête d'une armée de mercenaires recrutés en Flandre, s'empara de l'île de Wight et envahit le Northumberland.

A l'exemple de Tostig, le duc de Normandie avait appelé près de lui à Saint-Valéry-sur-Somme de vaillants hommes d'armes flamands, parmi lesquels il faut citer Gilbert de Gand, Gauthier de Douay, Drogon de Beveren, Arnould d'Hesdin, Guillaume de Saint-Omer, Philippe et Humphroi de Courtray, Guillaume d'Eenham, Raoul de Lille, Gobert de Witsand, Bertrand de Melle, Richard de Bruges. Le duc de Normandie s'engagea, en considération de ce secours, à payer annuellement au comte de Flandre et à ses successeurs une somme de trois cents marcs d'argent. Baudouin ne se borna point à lui envoyer ces renforts: il l'aida de ses conseils et de son influence, et il n'est point douteux que ce fut grâce à la protection du comte de Flandre, régent du royaume, qu'un si grand nombre d'aventuriers accoururent de toutes les villes de la France pour partager les périls et la fortune du duc Guillaume.

Tostig avait péri sous les murs d'York; mais la plaine d'Hastings vit Guillaume renverser Harold au milieu de ses frères et de ses thanes, au pied de l'étendard de la nationalité anglo-saxonne.

Mathilde de Flandre n'avait point accompagné Guillaume dans sa périlleuse invasion. Retirée dans quelque château, elle se souvenait des arts de son industrieuse patrie, et pendant plusieurs siècles on exposa dans la cathédrale de Bayeux une tapisserie où la duchesse de Normandie, telle que l'héroïne d'Homère dont les fuseaux racontaient les luttes d'Hector, avait retracé les trophées du vainqueur. Lorsque Guillaume eut été couronné à Westminster, Mathilde le suivit en Angleterre et l'exhorta à gouverner avec douceur et modération. Mathilde protégeait les hommes de sa nation. Elle fit donner à Herman, ancien chapelain du roi Edouard, l'important évêché de Salisbury. L'abbaye de Saint-Pierre de Gand lui dut la confirmation des droits de propriété qu'elle semble avoir tenus de la générosité d'Alftrythe, fille d'Alfred le Grand, sur une forêt nommée Greenwich, peu éloignée de la Tamise, qui contenait trois serfs et onze moulins, et à laquelle était joint un port dont le tonlieu produisait un revenu annuel de quarante sous.

Plusieurs hommes d'armes flamands avaient reçu des fiefs considérables du duc de Normandie. Leurs nouvelles possessions furent inscrites dans le Domesday-Book, cet impitoyable registre des arrêts des vainqueurs. Gilbert de Gand avait obtenu le domaine de Folkingham, qu'on nomma depuis la baronnie de Gand, et d'autres domaines dans quatorze comtés. Sa fille devint la femme de Guillaume de Grantmesnil, chevalier normand, dont le frère était gendre de Robert le Wiscard. De ses petits-fils l'un fut comte de Lincoln et l'autre chancelier d'Angleterre sous le roi Etienne. Raoul de Tournay épousa Alice, nièce de Guillaume, dont le domaine de Wilchamstobe forma la dot; Drogon de Beveren rechercha la main d'une autre parente du nouveau roi et occupa l'île d'Holderness; Gherbod fut comte de Chester; Gauthier, comte de Northumberland; Robert de Commines, comte de Durham. Arnould et Geoffroi d'Ardres possédèrent les seigneuries de Stevintone, Doquesvorde, Tropintone, Ledeford, Teleshond et Hoyland. Les Flamands Ode, Raimbert, Wennemaer, Hugues, Francon, Frumond, Robert, Colegrim, Gosfried, Fulbert, Gozlin, s'établirent sur des terres confisquées dans les provinces de Somerset, Glocester, Hertford, Buckingham, Bedford, Lincoln, Nottingham, York et Northampton. Un autre chef flamand, nommé Baudouin, bâtit sur le territoire gallois la première forteresse qui appartint aux Normands.

Ce serait une étude pleine d'intérêt que de suivre dans leur rapide élévation les leudes de Baudouin devenus les comtes de Guillaume: les uns fortifiant des châteaux, à l'ombre desquels le Saxon, privé de sa liberté, languit tributaire; les autres expiant, par des désastres et des malheurs, les iniques bienfaits dont ils furent comblés. Robert de Commines avait reçu la périlleuse mission d'occuper la cité de Durham où reposait saint Cuthbert, protecteur vénéré de la race anglo-saxonne. En vain l'évêque Eghelwin l'engagea-t-il à se conduire avec prudence: «Qui oserait m'attaquer?» se contenta de répondre le nouveau comte de Northumberland. Pendant la nuit, des feux s'allumèrent sur les hauteurs voisines de la Tyne; les Saxons s'armaient de toutes parts: ils incendièrent la maison dans laquelle s'étaient retranchés les Normands. Robert de Commines y périt dans les flammes. Gilbert de Gand, surpris à York par une armée de Danois, fut emmené captif sur leur flotte vers les lointaines contrées d'où leur expédition avait mis à la voile. Le comte de Chester Gherbod, après avoir longtemps combattu les Gallois, regrettait la paisible obscurité de sa jeunesse. Plus sage que Robert de Commines et Gilbert de Gand, il renonça à ses richesses et à ses honneurs, et rentra dans sa patrie. Drogon de Beveren suivit son exemple, mais il ne quitta, dit-on, l'Angleterre, que parce que, dans un mouvement de colère, il avait tué sa femme, sans respecter le sang royal dont elle était issue.

Cependant les malheurs de la population anglo-saxonne excitaient de nombreuses sympathies au sein des gildes du Fleanderland: leur belliqueuse indépendance était si complète que, tandis que Baudouin le Pieux envoyait ses hommes d'armes au camp du duc de Normandie, elles conspiraient en faveur des fils de Godwin. N'était-ce pas en Flandre que la mère et la sœur d'Harold avaient trouvé un asile? En 1067, les karls du Boulonnais avaient tenté un débarquement près de Douvres. Quand le jeune roi Edgar Etheling assiégea Gilbert de Gand dans les murs d'York, les Flamings s'associèrent à l'invasion des Danois. Lorsque Guillaume fut de nouveau triomphant, ils accordèrent une généreuse hospitalité aux Saxons d'Angleterre, vaincus et fugitifs. Parmi ceux-ci se trouvait un homme de race illustre, Hereward, fils de Leofric.

Hereward passa plusieurs années dans le Fleanderland: il y avait épousé une femme libre nommée Torfriede; mais des exilés lui apprirent que le domaine de ses aïeux, situé près de Thorneye, avait été saccagé, et que les Normands avaient insulté sa mère. Hereward n'hésita point, il traversa les flots, réunit ses amis et chassa de l'héritage paternel ceux qui en avaient violé le seuil. Bientôt les Saxons qui s'étaient cachés dans les marais de l'île d'Ely l'élurent leur chef; mais Guillaume, redoutant son courage, traita avec lui et le fit périr. «S'il y eût eu en Angleterre trois hommes comme lui, dit une vieille chronique rimée, les Français n'y eussent jamais abordé; s'il n'avait point succombé sous leurs coups, il les aurait tous chassés de son pays.» La Flamande Torfriede avait suivi Hereward en Angleterre; à sa mort, elle se retira au monastère de Croyland.

Baudouin le Pieux était déjà accablé des infirmités de la vieillesse, lorsque Guillaume de Normandie occupa par droit de conquête le trône d'Edouard le Confesseur. Après avoir, pendant vingt-huit années, consolidé la puissance qu'il avait reçue de ses ancêtres, il était arrivé au moment où il devenait nécessaire d'en assurer le maintien pour le temps où il ne serait plus.

Baudouin le Pieux avait quatre fils: Robert qui était l'aîné, Baudouin, Henri qui fut clerc, et Eudes qui devint plus tard archevêque de Trèves. Tandis que Robert, aussi intrépide que violent, se souvenait qu'il était issu de la race de Baldwin Bras de Fer et d'Arnulf le Grand, Baudouin, second fils du comte de Flandre, retraçait les pacifiques vertus de son père et de son aïeul. «Dès les premières années de sa jeunesse, dit le moine Tomellus qui fut son conseiller et son ami, il fut élevé à la cour de l'empereur Henri. Supérieur en dignité à tous les adolescents qui l'entouraient, l'amitié qu'il avait pour eux les rapprochait de lui. Les pauvres, les orphelins et les veuves l'aimaient comme un père. Il était pour les moines un modèle de piété et pour les affligés un bouclier protecteur, de telle sorte qu'on louait également en lui la puissance du prince et l'humilité du chrétien.»

Si le moine Tomellus admirait la douceur de Baudouin, d'autres hommes, et parmi ceux-là il faut nommer tous les Flamings, lui préféraient le courage de Robert. Si leurs caractères étaient opposés, les droits de leur naissance étaient-ils du moins égaux?

«Selon un ancien usage qui s'était établi dans la famille des comtes de Flandre, celui de leurs fils qu'ils chérissaient le plus, dit Lambert d'Aschaffenbourg, recevait le nom de son père et succédait seul à son autorité sur toute la Flandre. Leurs autres fils, soumis à celui-ci et obéissant à ses volontés, se contentaient d'une vie obscure, ou bien, aimant mieux s'élever par leurs propres actions que se consoler dans un honteux repos de leur abaissement présent par le souvenir de la gloire de leurs ancêtres, ils se rendaient dans quelque pays étranger. Ceci avait lieu afin qu'en évitant des subdivisions territoriales, leur puissance conservât toujours tout son éclat.»

Tandis que Baudouin le Pieux laissait son nom et son autorité au second de ses fils, il donnait à Robert, qui l'avait offensé, des vaisseaux, de l'or et de l'argent, afin qu'il pût aller conquérir un royaume et des trésors. Robert se dirigea vers l'Espagne et pilla les côtes de la Galice; mais bientôt, entouré d'ennemis, il se vit contraint à se retirer, et reparut vaincu et fugitif au port de Bruges. Le vieux comte de Flandre s'indigna de son retour; mais Robert se hâta de réunir une autre flotte qui devait le porter sur quelque lointain rivage que lui désignerait la main de Dieu. Cependant, à peine avait-il confié sa fortune à l'inconstance des flots, qu'une horrible tempête engloutit ses navires et le rejeta presque seul, pauvre et nu, sur la terre de la patrie. Robert ne se découragea point: caché sous le costume le plus simple, il se mêla à une troupe d'obscurs pèlerins qui allaient à Jérusalem. Quelques aventuriers normands qui s'étaient fixés en Orient lui avaient promis leur appui, et voulaient fonder en sa faveur, sur les rives du Bosphore, une royauté non moins puissante que celle que Robert le Wiscard avait créée dans le sud de l'Italie; l'empereur de Constantinople l'apprit, et ordonna que dès que le prince flamand paraîtrait sur les frontières de ses Etats on le mît aussitôt à mort. Robert, de nouveau déçu dans ses ambitieuses espérances, fut plus heureux dans une dernière tentative: il débarqua en Frise, s'y établit par la force des armes, et y épousa Gertrude de Saxe, veuve du comte Florent Ier.

En 1064, Baudouin le Pieux, en attribuant à Robert le pays des Quatre-Métiers, le comté d'Alost et les îles méridionales de la Zélande pour sa part héréditaire, lui avait fait jurer solennellement que jamais il ne chercherait à usurper le comté de Flandre. Baudouin ne vécut plus que trois années: il mourut le 1er septembre 1067, dans la ville de Lille, qu'il avait fait ceindre de murailles.

Le successeur de Baudouin le Pieux mérita d'être surnommé Baudouin le Bon. «Jamais il ne s'arma pendant toute la durée de son règne. On le voyait parcourir la Flandre, un faucon ou un épervier sur le poing, et il ordonna que ses baillis portassent dans ses seigneuries une verge blanche, longue et droite, en signe de justice et de clémence. Son gouvernement fut tellement pacifique qu'il n'était permis à personne de se montrer avec des armes. Les portes des maisons n'étaient plus fermées pendant la nuit, par crainte des voleurs, et le laboureur abandonnait dans les champs le soc de sa charrue: c'est pourquoi tout le peuple, d'une voix unanime, le nommait le bon comte de Flandre!»

Baudouin le Bon ne régna que trois années. Ses peuples le pleurèrent longtemps, et leurs regrets furent d'autant plus vifs que Richilde de Hainaut lui survécut. Lorsque Baudouin le Pieux avait recherché pour son fils la main de la veuve d'Hériman, il espérait élever de plus en plus la puissance de sa postérité; mais la comtesse de Hainaut ne devait apporter dans sa maison que des guerres désastreuses et de longs déchirements. Richilde régna sous le nom d'un enfant de quinze ans, que ses contemporains nommèrent Arnould le Simple. Appelée à continuer l'œuvre de conciliation qui marque les commencements de l'histoire chez tous les peuples, elle n'écouta que l'orgueil et les haines qui les divisent et précipitent leur ruine; le gouvernement de Richilde ne fut qu'une réaction contre l'unité que les efforts des comtes et les relations bienfaisantes du commerce tendaient à établir: si quelquefois elle se montra clémente et généreuse à l'égard des monastères du sud de l'Escaut, elle ne cessa point d'être impitoyable envers les tumultueuses colonies du Fleanderland; et Lambert d'Ardres nous apprend qu'elle n'écoutait que sa haine en réclamant injustement des Flamings des impôts auxquels ils n'avaient jamais été soumis et qu'ils ne connaissaient point.

La comtesse de Flandre avait placé toute sa confiance dans les barons de Vermandois, entre lesquels il faut citer Albéric de Coucy; elle s'était également assuré, au prix de quatre mille livres d'or, l'appui du roi de France, Philippe Ier, qui, impatient de secouer la tutelle de la Flandre, favorisait toutes les discordes qui devaient l'affaiblir. C'est en vain que les Flamands regrettent la paix qui, selon l'expression d'un historien, avait fait un paradis de leurs campagnes; c'est en vain qu'ils invoquent dans leur douleur la belliqueuse renommée de Robert le Frison, frère du bon comte Baudouin: Richilde dédaigne leurs plaintes et leurs secrètes espérances; elle envahit le comté d'Alost que Robert a recueilli avec la partie méridionale de la Frise dans l'héritage paternel, et fait décapiter tour à tour un illustre chevalier, nommé Jean de Gavre, et soixante-trois bourgeois de la cité d'Ypres.

Richilde, bientôt repoussée par Robert qui était accouru de Hollande, s'était retirée à Amiens: en même temps qu'elle pressait les armements du roi de France, elle fit entrer dans sa faction le comte Eustache de Boulogne et donna sa main à un prince normand, Guillaume Fitz-Osbern, comte de Breteuil en Normandie et d'Hereford en Angleterre. Guillaume Fitz-Osbern avait plus que personne contribué par ses conseils à la conquête de l'Angleterre, et le premier, à la bataille d'Hastings, il avait lancé son coursier bardé de fer au milieu des ennemis. Parmi les vainqueurs des Saxons, il n'en était point qui fût plus cruel et plus redouté. Sa puissance était supérieure à celle de tous les autres barons normands, et la deuxième année de la conquête, le roi Guillaume lui avait confié pendant son voyage à Rouen la vice-royauté sur toutes les terres subjuguées. Il avait autrefois épousé, en Normandie, Adélise de Toény; parvenu à une plus haute fortune et appelé à partager le rang élevé de l'héritière du Hainaut, veuve du comte de Flandre, il embrassa avec enthousiasme une cause qui flattait à la fois son ambition et son amour, et on le vit mêler ses cohortes normandes aux hommes d'armes du roi de France et du comte de Boulogne.

Robert occupait le Mont-Cassel, qui devait son nom à un ancien château romain: les Flamands accouraient de toutes parts auprès de lui, les uns de Furnes et d'Aldenbourg, les autres d'Ypres ou de Bruges; par leurs soins, des retranchements et des palissades fortifièrent la position redoutable qu'il avait choisie.

L'armée qui obéissait au roi de France était nombreuse. Les barons, ducs, comtes et châtelains, s'étaient empressés de se ranger sous ses bannières. Ce n'étaient pas seulement les Français du nord de la Seine qui s'étaient rendus à l'appel de Philippe Ier; les Gallo-Romains de l'Anjou, du Poitou, du Berry avaient pris part avec joie à cette expédition qui remontait du Midi vers le Nord pour ruiner la puissance des comtes de Flandre. Toutes ces milices s'avançaient en désordre, réunies par un but commun, mais animées de passions diverses, et après une longue marche retardée par les glaces de l'hiver, elles s'arrêtèrent, le 21 février 1071 (v. s.), à Bavichove, au pied du Mont-Cassel.

Le lendemain, avant les premières clartés du jour, Robert se précipite, suivi des siens, avec une irrésistible ardeur, du sommet de la montagne. Il pénètre dans le camp des Français, qui surpris à demi armés résistent à peine. «Pourquoi prolonger mon récit? ajoute un chroniqueur: l'armée du roi est immolée, le sang rougit le sol et les cadavres s'amoncellent dans la plaine.» Le roi de France se dérobe à la mort par une fuite rapide. Richilde, un instant prisonnière, profite de la confusion de la mêlée pour le suivre dans sa retraite; mais Guillaume Fitz-Osbern a succombé. «En vérité, s'écrie le moine saxon Orderic Vital, la gloire du monde passe comme l'herbe des champs et s'évanouit comme une fumée. Qu'est devenu Guillaume Fitz-Osbern, comte d'Hereford, vice-roi, sénéchal de Normandie, et le plus intrépide des chefs à la guerre? Il avait été le plus terrible oppresseur des Anglo-Saxons, et son orgueil avait été la cause de la mort misérable de plusieurs milliers d'hommes. Hélas! le juge suprême voit tout et attribue à chacun la juste récompense de ses actions: Guillaume est tombé, cet audacieux athlète a été puni comme il le méritait. De même que beaucoup de victimes ont péri par son glaive, voici que soudain il est lui-même frappé par le fer.» A une lieue de Cassel, les Français essayèrent de se rallier et furent de nouveau dispersés. Robert triomphait lorsque entraîné trop loin dans sa poursuite, il se vit entouré d'hommes d'armes du comte de Boulogne et réduit à leur remettre son épée. Conduit au château de Saint-Omer, il y fut confié à la garde du châtelain Waleric; mais les habitants de Saint-Omer, plus favorables à la race des Flamings qu'aux Wallons, ne tardèrent point à courir aux armes pour le délivrer; grâce à leurs efforts, Robert recouvra la liberté.

Les amis d'Arnould le Simple pleuraient leur jeune comte, atteint d'un coup mortel au moment où il quittait le champ de bataille. Robert le Frison fit rendre à son infortuné neveu les honneurs de la sépulture dans l'abbaye de Saint-Bertin. Pendant longtemps on avait ignoré les circonstances de sa mort, mais on raconta plus tard qu'un Flaming nommé Gerbald, troublé par les remords qui lui reprochaient d'avoir répandu le sang du légitime héritier de la Flandre, alla à Rome supplier le pape Grégoire VII de faire trancher la main qui avait commis le crime; mais le pape lui répondit: «Votre main n'est pas à moi, elle appartient à Dieu;» et par ses conseils, Gerbald se retira à l'abbaye de Cluny.

Le roi de France, après avoir reçu l'hommage de Baudouin, frère d'Arnould, avait rassemblé une nouvelle armée à Vitry. Le châtelain Waleric lui livra les portes de la cité de Saint-Omer: sa vengeance y fut terrible et il se préparait à d'autres combats, lorsque le comte Eustache de Boulogne et son frère, Geoffroi, évêque de Paris, se laissèrent séduire par la proposition que le comte de Flandre leur adressait de réunir à leur domaine d'Eperlecques la forêt voisine de Bethloo. Cette double défection remplit l'esprit de Philippe Ier de terreur, et il se hâta de s'éloigner de Saint-Omer, de peur de tomber au pouvoir de Robert le Frison.

Tandis que Godefroi de Lorraine recevait de l'empereur Henri IV l'ordre d'envahir la Frise, Richilde, soutenue par l'évêque de Liége, se disposait à recommencer la guerre; mais Robert, prévenant ses projets, traversa l'Escaut pour la combattre, et le champ des Mortes-Hayes, près de Broqueroie, fut le théâtre d'un triomphe non moins sanglant que celui de Bavichove. Enfin, en 1076, la victoire de Denain renversa les dernières espérances de la comtesse de Hainaut.

Godefroi de Lorraine conservait seul sa puissance et ses conquêtes en Frise. Des meurtriers envoyés par le comte Robert le rencontrèrent à Anvers et profitèrent d'un moment favorable pour le mettre à mort.

L'empereur Henri IV ne lutta pas plus longtemps contre l'ascendant de Robert: il reçut ses députés à Mayence et y conclut la paix. Richilde se soumit au droit que le nouveau comte de Flandre tenait de son épée, et accepta comme douaire la châtellenie d'Audenarde: dès ce jour, sa vie ne fut plus qu'une sévère expiation des fautes qui avaient engendré ces longues et désastreuses guerres; ce fut en se consacrant aux jeûnes et aux prières et en soignant les pauvres et les lépreux que l'orgueilleuse Richilde mérita de partager, au monastère d'Hasnon, la tombe de son époux, Baudouin le Bon.

Le roi de France ne tarda point à adhérer à la paix conclue à Mayence: ce fut par le conseil de Robert, racontent les chroniques contemporaines, qu'il épousa Berthe de Frise, fille de la comtesse de Flandre.

Baudouin le Pieux avait soutenu les Normands. Robert leur était profondément hostile. Guillaume le Conquérant, impatient de venger la mort du comte d'Hereford, ne haïssait pas moins Robert. L'heureux triomphateur d'Hastings contestait la légitimité des droits du vainqueur de Bavichove, et lui refusait le payement annuel des trois cents marcs d'argent promis aux successeurs de Baudouin le Pieux. En 1073, le roi anglo-saxon Edgar Etheling se rendit en Flandre et y conclut un traité avec le comte Robert. Le roi de France Philippe Ier l'approuva, et Robert crut devoir associer également à ses projets Knuut, fils du roi Zwan de Danemark. Deux cents navires danois se rendirent dans les ports de Flandre, prêts à appuyer la tentative de Waltheof, fils de Siward; mais l'habileté des Normands étouffa promptement ces complots. Waltheof périt: ses amis, qui avaient admiré en lui le courage d'un martyr, honorèrent longtemps sa sépulture, placée dans la monastère de Croyland près de celle de la Flamande Torfriede, cette illustre veuve de l'intrépide Hereward.

Cependant le comte de Flandre ne renonçait point à ses desseins hostiles contre les Normands. En 1080, il accorda un refuge à l'aîné des fils du roi Guillaume, Robert Courte-Heuse, qui fuyait la colère de son père. Neuf années s'étaient écoulées depuis le supplice de Waltheof, lorsque le bruit se répandit dans toutes les provinces occupées par les Normands que le roi Knuut, fils de Zwan, allait conquérir l'Angleterre avec le secours du comte Robert de Flandre dont il venait d'épouser la fille. Une flotte danoise de mille navires était réunie: les intrigues de Guillaume y excitèrent une sédition où le roi Knuut trouva la mort, et bientôt après une tempête dispersa la flotte flamande qui comptait six cents vaisseaux.

C'est surtout en opposant ses passions à l'influence civilisatrice du christianisme que Robert rappelle les mœurs de ses premiers aïeux, pirates et conquérants comme lui. L'évêque de Térouane avait lancé une sentence d'excommunication contre le comte de Flandre; mais Robert envoya à Térouane des hommes d'armes qui blessèrent l'évêque, et l'eussent mis à mort s'il n'eût réussi à trouver un asile dans le monastère de Saint-Bertin. Robert se montrait implacable dans ses vengeances, et de la même main qui semait la terreur par les supplices et les tortures, il installa sur le siége épiscopal de Térouane un de ses amis, nommé Lambert de Bailleul. Robert le protégeait de toute son autorité, et sa colère fut extrême quand il apprit que le concile de Meaux avait prononcé l'excommunication solennelle du prélat simoniaque, et que déjà tous les prêtres du diocèse des Morins, abandonnant Lambert, avaient fermé l'église épiscopale: sans hésiter plus longtemps, il accourut lui-même à Térouane et fit briser les portes de l'église, après avoir mutilé et jeté à terre l'image du Sauveur à laquelle était suspendue la sentence d'anathème.

Grégoire VII occupait à cette époque le siége pontifical: sa voix, qui n'avait jamais manqué à la défense de la cause de l'Eglise, ne pouvait rester silencieuse en présence de semblables attentats: il adressa au comte de Flandre de nouvelles lettres plus vives et plus véhémentes, mais personna n'osa se charger de les remettre à Robert le Frison. Enfin on se souvint à Rome que sur les bords de l'Aisne vivait un prêtre intrépide dont le zèle et le courage n'avaient jamais fléchi. C'était l'évêque de Soissons Arnould, fils de Fulbert et de Mainsende, né à Tydeghem, près d'Audenarde, dans le domaine du comte de Flandre. Arnould, obéissant aux ordres qu'il avait reçus, se rendit à Lille auprès de Robert, et l'inspiration divine qui rayonnait sur le front du saint missionnaire confondit si manifestement l'orgueil du prince, qu'il s'humilia pour la première fois en déclarant qu'il cédait aux volontés du ciel. «Telle fut, écrit Hariulf abbé de Saint-Riquier, la source du salut de tout un peuple.»

«A cette époque, continue l'abbé de Saint-Riquier, les homicides et l'effusion continuelle du sang humain troublaient le repos public dans la plupart, je dirai mieux, dans tous les bourgs du Fleanderland; les nobles engagèrent donc Arnould à parcourir les contrées où dominaient le plus ces mœurs barbares, et à faire connaître les bienfaits de la paix et de la concorde à l'esprit indocile et cruel des Flamings.» Arnould visita tour à tour Bruges, Thorout, Ghistelles et Furnes. Partout sa pieuse éloquence accomplit les mêmes miracles, et on le vit enfin s'arrêter à Aldenbourg où une abbaye s'éleva pour retracer son apostolat et perpétuer ses efforts.

Arnould était retourné dans la cité épiscopale de Soissons, mais il y crut entendre une voix secrète qui le rappelait au milieu des races barbares du Fleanderland. «C'est moins votre prière que la volonté de Dieu, disait-il aux moines d'Aldenbourg, qui me ramène près de vous.» Le 15 août 1087, Arnould rendit le dernier soupir dans l'abbaye qu'il avait fondée.

La mission de saint Arnould est l'un des événements les plus importants de l'histoire de la Flandre. Les travaux apostoliques de l'évêque de Soissons furent la base d'une réconciliation profonde et sincère. Adoucissant tour à tour l'esprit orgueilleux du comte de Flandre, les passions des nobles et les mœurs cruelles des Flamings, ils préparèrent la fusion de tous les éléments de la nationalité flamande. Si les flambeaux de la divine parole avaient fréquemment brillé dans les ténèbres du Fleanderland, le moment était arrivé où la lumière qu'ils y avaient répandue ne devait plus s'éteindre. Il fallait qu'une grande consécration des idées religieuses agît puissamment sur les populations les plus féroces et les plus barbares de nos rivages. Une expédition, plus mémorable que celle qui porta Alarik des limites de la Scythie sous les murs du Capitole, devait les conduire non plus vers les vils trésors de Rome, mais à Jérusalem, au pied d'une tombe creusée dans le rocher, terribles encore par le fer qu'elles agitent dans leurs mains, mais déjà humbles sous la croix qui est marquée sur leurs épaules. Si la croisade est l'œuvre commune des races frankes, la Flandre les y précédera toutes, parce que les Flamings, plus complètement séparés des Gallo-Romains, ont le plus énergiquement conservé les héroïques traditions de leur origine. Tel est le caractère de la position que la Flandre occupe au onzième siècle; telle sera la source de ses triomphes et de sa gloire.

Robert le Frison résume en lui-même les caractères de cette grande révolution. Ce n'est plus le cruel vainqueur de Bavichove, l'auteur perfide du meurtre du duc de Lorraine, le complice de l'impiété de Lambert de Bailleul: c'est l'ami de saint Arnould, le prince chrétien protecteur des lettres. La hache qui naguère frappa, à Térouane, l'effigie du Christ, est devenue dans ses mains le glaive du défenseur de la justice et de la foi.

Ce fut l'an 1085 que le comte Robert le Frison, après avoir confié le gouvernement de la Flandre à son fils Robert, se dirigea vers la Syrie avec Baudouin de Gand, Walner de Courtray, Burchard de Commines, Gratien d'Eecloo, Heremar de Somerghem et d'autres chefs intrépides. Robert le Frison pria à l'église du Saint-Sépulcre; mais il vit d'abord, disent quelques historiens, les portes se fermer devant lui, et il ne parvint à y pénétrer, ajoutent-ils, que lorsqu'il eut juré de restituer la Flandre à son légitime seigneur; anecdote douteuse, qui ne révèle que les sympathies de l'annaliste pour Baudouin de Hainaut: Robert le Frison, loin de renoncer à la Flandre, allait par son pèlerinage lui avoir toute l'Asie.

A son retour de Jérusalem, Robert le Frison s'était arrêté à Constantinople: l'empereur grec, Alexis Comnène, après l'avoir comblé d'honneurs et de présents, lui exposa les périls de ses États, menacés par les Sarrasins et les Bulgares, et le comte de Flandre lui promit un secours de cinq cents chevaliers.

Ces cinq cents chevaliers de Flandre furent la première milice chrétienne qui combattit les infidèles. Ils défendirent Nicomédie, et firent échouer les efforts du sultan de Nicée.

Le voyage du comte de Flandre avait duré quatre années. Lorsqu'en 1090 il traversa la France, avec sa sœur Adèle qui allait épouser le comte Roger de Pouille, il fut accueilli avec de vifs transports d'enthousiasme par tous les hommes de race franke. Les abbés le recevaient bannières déployées; des tapis précieux ornaient les salles des monastères où il se reposait: toutes les routes où il devait passer étaient jonchées de fleurs.

Des ambassadeurs grecs ne tardèrent point à apporter d'Orient des lettres où Alexis Comnène s'adressait au comte de Flandre comme au véritable chef des races frankes, pour le supplier de lui envoyer de nouveaux secours. Dans ces lettres, où l'empereur prodiguait à Robert le Frison les titres de comte très-illustre et très-glorieux et de puissant défenseur de la foi, il racontait longuement les affreuses dévastations des Sarrasins et leurs rapides succès. Déjà maîtres de la Cappadoce, de la Phrygie où fut Troie, du Pont, de la Lycie, ils menaçaient Constantinople. «Ecoutez notre prière au nom de Dieu, ajoutait Alexis Comnène, réunissez dans votre terre le nombre le plus considérable de vos fidèles que vous le pourrez, et conduisez-les au secours des chrétiens grecs; et de même que, l'année précédente, ils ont réussi à affranchir du joug des païens une partie de la Galatie et des régions voisines, qu'ils cherchent à délivrer tout notre empire... Il vaut mieux que nous soyons soumis à vos Latins, que livrés aux persécutions des païens: il vaut mieux que ce soit vous plutôt qu'eux qui possédiez Constantinople... Accourez donc avec votre peuple.»

Robert le Frison mourut au château de Winendale, le 12 octobre 1092. Il laissait à son fils Robert II le soin de poursuivre la tâche qu'il avait commencée.

Cette même année 1092, un homme de race franke, né à Achères près d'Amiens, et nommé Pierre l'Ermite, visita la terre sainte. Le déchirant tableau qu'il traça, à son retour, des persécutions des chrétiens à Jérusalem, engagea le pape Urbain II à convoquer un concile à Clermont, illustre cité de l'Auvergne, située à la limite méridionale des races frankes, au nord des pays qui portaient encore le nom gallo-romain de Provincia ou Provence. Dans ce concile, Urbain II excommunia solennellement le roi Philippe Ier, qui, se dérobant à l'influence de la Flandre, avait répudié Berthe de Frise pour épouser une comtesse d'Anjou; puis, en présence de la honteuse faiblesse des Capétiens, il prêcha la croisade en invoquant les nobles souvenirs des empereurs franks de la dynastie karlingienne. Ceux qui accoururent pour l'entendre étaient en nombre immense et l'enthousiasme de la croisade se propagea rapidement jusque dans les pays les plus éloignés. Vers la fin de l'hiver qui suivit l'assemblée de Clermont, une multitude d'hommes de tout âge et de tout rang se mit en marche. Les uns, barbares des contrées du Nord, montraient qu'ils étaient chrétiens en plaçant un de leurs doigts sur l'autre, en forme de croix; les autres, dépourvus d'armes et de vivres, connaissaient à peine la route qui s'ouvrait devant eux; tous étaient pleins de confiance dans le succès de leurs efforts. Beaucoup de Flamands faisaient partie de cette milice indisciplinée, qui traversa l'Allemagne, guidée par Pierre l'Ermite.

Les princes les plus illustres s'étaient hâtés de prendre la croix. Parmi ceux-ci, il faut citer le duc normand Robert Court-Heuse, les comtes de Hainaut, de Vermandois, de Blois, et, au premier rang, Robert, qui gouvernait la Flandre, «cette contrée riche en coursiers, fertile par ses moissons, célèbre par la beauté de ses jeunes filles et l'aventureuse intrépidité de ses chevaliers.»

Tandis que l'héritier de Hugues Capet cherchait un honteux repos près de Bertrade d'Anjou, Godefroi de Bouillon, fils du comte Eustache de Boulogne, s'armait pour la guerre sainte. Sa mère avait rêvé, avant sa naissance, qu'elle portait dans son sein un astre lumineux; on racontait aussi qu'un de ses serviteurs l'avait vu, également dans un songe, s'élever sur une échelle d'or qui reposait sur la terre et s'arrêtait dans les cieux: mystérieux symbole de la voie du Seigneur. Godefroi de Bouillon était arrière-petit-fils de Gerberge de Hainaut, fille de Karl de Lotharingie, dernier roi de la dynastie karlingienne.

Godefroi de Bouillon, Baudouin de Hainaut, Hugues et Engelram de Saint-Pol, Henri et Godefroi d'Assche, et Werner de Grez, suivirent, au mois d'août 1096, la route que Pierre l'Ermite leur avait tracée depuis le Rhin jusqu'aux rives du Bosphore; mais déjà on accusait la perfidie d'Alexis Comnène, et les croisés se virent réduits à recourir à la force des armes pour obliger les Grecs à les accueillir comme des alliés et des libérateurs. Dans une pompeuse mais confuse cérémonie, Godefroi rendit hommage à l'empereur, et Alexis plaça l'empire sous la protection du duc de Bouillon.

Bohémond, fils de Robert Wiscard, suivit de près Godefroi de Bouillon à Constantinople.

Robert, comte de Flandre, y arriva le troisième. Une innombrable armée obéissait à sa voix. Les hommes les plus puissants s'étaient empressés de se ranger sous ses bannières. Là brillaient Philippe, vicomte d'Ypres, frère de Robert; Charles de Danemark, son neveu; les sires de Commines, de Wavrin, de Nevel, de Sotteghem, d'Haveskerke, de Knesselaere, de Gavre, d'Herzeele, d'Eyne, de Boulers, de Crombeke, de Maldeghem. Les chefs féodaux des bords de la Lys et de l'Escaut étaient accourus, avides de conquêtes et de guerres: tels étaient Jean, avoué d'Arras; Robert, avoué de Béthune; Gérard de Lille, Guillaume de Saint-Omer, Gauthier de Douay, Gérard d'Avesnes, qui, depuis, captif chez les Sarrasins et exposé par les infidèles sur les remparts d'Arsur aux traits de ses compagnons, émut si vivement l'esprit de ses bourreaux par son courage qu'ils brisèrent ses chaînes. Les Flamings eux-mêmes s'étaient montrés pleins de zèle pour prendre la croix. Parmi ceux-ci il faut citer Siger de Ghistelles, Walner d'Aldenbourg, Engelram de Lillers et Erembald, qui, comme châtelain de Bruges, étendait son autorité sur les populations libres du Fleanderland.

Robert de Normandie et Etienne de Chartres joignirent leurs armées à celles du comte de Flandre et se dirigèrent avec lui vers l'Italie. Ils rencontrèrent à Lucques le pape Urbain II, que l'anti-pape Guibert s'était efforcé de renverser de son siége au moment où toute l'Europe s'agitait à sa voix. De Lucques, ils marchèrent vers Rome, et le spectacle de cette célèbre cité, ornée d'un si grand nombre de monuments magnifiques et dépositaire des vénérables reliques des martyrs, remplit les croisés d'admiration. Ils saluèrent avec respect les quatorze portes de l'enceinte de la ville éternelle, et visitèrent tour à tour le tombeau de Festus à la voie Flaminienne, l'église de Saint-Laurent sur la route de Tibur, les autels de Saint-Boniface et de Saint-Etienne sur l'Aventin et le mont Cœlius, ainsi que les nombreuses chapelles qui s'élevaient sur la voie Appienne.

Bientôt ils s'éloignèrent de la cité pontificale en déplorant les tristes dissensions qui l'agitaient, et traversèrent la Campanie et la Pouille, où la duchesse Adèle, veuve du roi de Danemark Knuut et épouse de Roger, fils de Robert Wiscard, voulut engager son frère le comte de Flandre à passer l'hiver; mais il était impatient d'arriver en Asie. Laissant Etienne de Chartres et Robert de Normandie en Calabre, il s'embarqua à Bari, aborda à Dyrrachium et poursuivit sa marche vers Constantinople. Les ambassadeurs d'Alexis obtinrent que les guerriers de Flandre s'arrêteraient aux portes de la cité impériale, et en même temps ils s'adressèrent au comte Robert, comme au plus puissant des chefs croisés, pour qu'il cherchât à calmer les fureurs de Tancrède, neveu de Bohémond, qui accusait hautement la perfidie des Grecs. Robert ne leur refusa point sa médiation; mais lorsque Alexis voulut lui persuader de lui rendre hommage, il se contenta de répondre qu'il était né et avait toujours vécu libre.

Au mois de mai 1097, l'armée des croisés descendit dans les plaines de la Bithynie et s'empara de Nicée. Là périrent Baudouin de Gand et Gallon de Lille: une flèche les renversa tandis qu'ils montaient à l'assaut, et, devenus l'objet de la vénération publique, ils reçurent une sépulture digne de leur courage et de leurs vertus.

Lorsque l'armée chrétienne quitta Nicée, elle comptait six cent mille hommes, divisés en deux corps dont le plus considérable obéissait à Godefroi de Bouillon et à Robert de Flandre. Ils se rallièrent à la bataille de Dorylée. La troupe de Bohémond, surprise par trois cent mille musulmans, allait périr, lorsque le duc de Bouillon et le comte de Flandre parurent et dispersèrent les infidèles. «Robert de Flandre, également redoutable par sa hache et son épée, dit Raoul de Caen dans son poëme, se précipite avec ardeur au milieu des combats. Le premier entre tous, il veut que le sang arrose la plaine. Il vole partout où il voit les bataillons épais des infidèles lancer leurs flèches et résister. Les Turcs se pressent autour du comte, et l'intrépide Robert s'élance dans leurs rangs. Les guerriers de Flandre, presque égaux en nombre et enflammés d'un courage égal à celui de Robert, le suivent rapidement, poussant de grands cris et multipliant le carnage. Les infidèles fuient devant eux... O ciel! quelle terreur répandait la vaillance des guerriers de Flandre!»

Les croisés se séparèrent de nouveau après leur victoire: des dissensions avaient éclaté entre ceux de Flandre et de Normandie. Baudouin de Boulogne disputait à Tancrède la possession de Tarse, ville importante de la Cilicie, située sur le Cydnus, à trois lieues de la mer. A peine les compagnons de Baudouin s'y étaient-ils établis qu'ils aperçurent une flotte nombreuse qui s'avançait à pleines voiles dans le port; ils sommaient les hommes d'armes qu'elle portait de s'expliquer sur leurs intentions, quand ceux-ci répondirent en langue flamande qu'ils étaient des pèlerins allant à Jérusalem. Leur chef était un Flaming de Boulogne, nommé Winnemar; pendant huit années il avait vécu en pirate, jusqu'à ce que, renonçant à sa vie aventureuse et agitée, il se fût dirigé vers l'Orient avec ses riches navires équipés dans les ports de la Flandre et de la Frise. Baudouin de Boulogne accueillit avec joie ces pèlerins et les engagea à l'accompagner; mais il se sépara bientôt lui-même de l'armée des croisés, pour aller fonder à Edesse une principauté qui se maintint pendant plusieurs siècles.

Les croisés, traversant les défilés du Taurus, envahissaient la Syrie. Le comte de Flandre avait planté le premier l'étendard de la croix sur les remparts d'Artésie. Bientôt ils campèrent sous les murs d'Antioche: mais, au milieu de ces conquêtes mêmes, d'affreux désordres régnaient dans leurs armées: les chefs se haïssaient les uns les autres; leurs hommes d'armes, témoins de leurs discordes, ne les respectaient plus: peu de jours suffirent pour dissiper les approvisionnements qui devaient assurer leur subsistance pendant tout l'hiver. Le comte de Flandre, témoin de ces calamités, appela ses chevaliers: «Mes intrépides compagnons, leur dit-il, le Christ nous aidera; mais c'est avec le fer que nous devons nous ouvrir un chemin, c'est à notre bras qu'il faut demander ce dont nous avons besoin, c'est notre courage qui doit nous délivrer de la famine. Nous avons résolu, au mépris de tout danger et comme dernière espérance, d'aller chercher des vivres dans les contrées occupées par nos ennemis, ou de mourir noblement dans cette glorieuse entreprise. Je suis votre chef et votre prince; nous avons quitté ensemble notre patrie commune; vous m'avez obéi jusqu'à ce jour: je suis prêt à braver tous les périls pour vous.» Tous les guerriers flamands répondirent à ce discours par de longues acclamations. Robert choisit douze mille hommes parmi eux: Bohémond l'accompagna avec un nombre égal de combattants.

Ecoutons le récit que nous a laissé un témoin oculaire, Raymond d'Agiles: «Bohémond assiégeait je ne sais quelle ville, lorsque soudain il vit plusieurs croisés fuir en poussant des cris. Les hommes de guerre qu'il envoya de ce côté aperçurent de près l'armée des Turcs et des Arabes. Parmi ceux qui étaient allés reconnaître les causes de ce désordre se trouvait le comte de Flandre. Jugeant honteux de se retirer pour annoncer l'approche des ennemis lorsqu'il pouvait les repousser, il s'élança impétueusement dans les rangs des Turcs, qui, peu habitués à combattre avec le glaive, se dispersaient devant lui, et il ne remit point l'épée dans le fourreau avant d'avoir frappé cent de ses ennemis... Le comte de Flandre revenait vainqueur vers le champ de Bohémond, lorsqu'il se vit suivi par douze mille Turcs, tandis qu'une innombrable armée de fantassins paraissait à sa gauche sur les collines. Après avoir délibéré pendant quelques moments avec les guerriers qui l'environnaient, Robert attaqua intrépidement les ennemis. Plus loin, Bohémond s'avançait avec le reste de l'armée et arrêtait les Turcs les plus éloignés, car la coutume des Turcs est de toujours chercher à entourer leurs adversaires; mais dès qu'ils virent qu'au lieu de combattre de loin avec leurs flèches, ils devaient lutter de près avec le fer, ils prirent la fuite. Le comte de Flandre les poursuivit pendant deux lieues: tels que des gerbes de blé touchées par la faux du moissonneur s'amoncelaient dans ces plaines les cadavres des vaincus. Si je ne craignais de paraître trop téméraire, je placerais ce combat au-dessus des combats des Macchabées; si Macchabée, avec trois mille hommes, vainquit quarante-huit mille ennemis, le comte de Flandre, avec quatre cents guerriers, défit plus de soixante mille Turcs.»

Le 3 juin 1098, Antioche fut livrée aux croisés. Foulcher de Chartres y entra le premier, le comte de Flandre le second. Les Franks les suivirent en répétant leur cri de guerre: «Dieu le veut! Dieu le veut!»

Cependant la conquête d'Antioche ne devait point mettre un terme aux épreuves des chrétiens. Le sultan de Perse Kerbogha parut sur les bords de l'Oronte avec une formidable armée. Les croisés, enfermés dans la stérile enceinte de ces murailles qu'ils avaient naguère remplies de carnage et d'incendies, ne recevaient plus de vivres. Bientôt la famine exerça d'affreux ravages. De longs gémissements retentissaient dans la cité conquise. Les chevaliers mangèrent leurs chevaux, leurs chameaux et leurs mulets: les croisés les plus pauvres dévoraient le cuir de leurs chaussures, et faisaient bouillir les herbes sauvages et les orties. Les princes eux-mêmes souffraient les mêmes privations. Godefroi de Bouillon avait payé quinze marcs d'argent la chair d'un chameau: il rencontra Henri d'Assche expirant de faim, et partagea tout ce qu'il avait avec lui. On vit le comte de Flandre, «ce prince si puissant et si riche d'une des contrées les plus fertiles de l'univers,» implorer la générosité de ses compagnons. En vain Godefroi et Robert essayaient-ils de ranimer le zèle des croisés en invoquant le nom du Seigneur: leur désespoir égalait leur misère. Au milieu de cette désolation universelle, le bruit se répand tout à coup parmi les croisés que le Seigneur vient de leur envoyer un signe certain de délivrance. Un prêtre de Marseille, nommé Pierre Barthélemy, leur raconte que pendant la nuit l'apôtre saint André lui est apparu, et lui a révélé que la lance du centurion Longin est cachée à Antioche, dans l'église de Saint-Pierre, et qu'elle sera pour les croisés le gage de la protection céleste. On se hâte d'aller creuser la terre à l'endroit indiqué, et, après plusieurs heures d'un travail assidu, on y découvre un fer de lance. Le comte de Flandre, qui avait eu la même vision que le prêtre de Marseille, jura aussitôt qu'à son retour en Flandre il fonderait un monastère en l'honneur de saint André. Un inexprimable enthousiasme se réveilla de toutes parts. Pierre l'Ermite courut défier Kerbogha, et cent mille croisés quittèrent Antioche pour combattre les Turcs: la plupart marchaient à pied, quelques-uns étaient montés sur des bêtes de somme. On porta dans tout le camp chrétien un large bassin, afin de réunir l'or nécessaire pour que le comte de Flandre pût acheter un cheval de bataille pour remplacer celui qu'il avait perdu dans la famine. Malgré leur dénûment, tous les guerriers chrétiens se pressaient avec joie autour de la lance miraculeuse qui avait été confiée au chroniqueur Raymond d'Agiles: elle les conduisit à la victoire.

Plusieurs mois s'écoulèrent avant que les croisés se fussent éloignés d'Antioche. Godefroi et Robert délivrèrent Winnemar, retenu prisonnier par les Grecs à Laodicée, et le chargèrent de suivre le rivage avec sa flotte. Dans une autre expédition, les comtes de Flandre, de Normandie et de Toulouse s'emparèrent de la ville de Marra, située près d'Alep. Là mourut, à la fleur de l'âge, l'intrépide Engelram de Saint-Pol. Quelques jours après, au siége du château d'Archas, Ansel de Ribemont crut, pendant la nuit, le voir entrer dans sa tente: «Qu'est ceci? s'écria-t-il, vous étiez mort et voici que maintenant vous vivez!» Engelram de Saint-Pol lui répondit: «Ceux qui finissent leur vie au service du Seigneur ne meurent point.» Comme Ansel de Ribemont admirait la beauté éclatante de son visage, Engelram ajouta: «Ne t'étonne point si les splendeurs du séjour que j'habite se reproduisent sur mes traits.» En achevant ces mots, il lui montrait dans le ciel un palais d'ivoire et de diamant. «Une autre demeure plus belle t'est préparée, continua Engelram. Je t'y attends demain.» Et il disparut. Le lendemain, Ansel de Ribemont mérita dans un combat la palme du martyre.

Vers les premiers jours du printemps, les croisés saluèrent les cimes du Liban et visitèrent tour à tour Beyruth, Sarepte et les ruines de Tyr. Le comte de Flandre planta le premier sa bannière dans la ville de Ramla, à dix lieues de Jérusalem. Enfin le 10 juin, du haut des collines d'Emmaüs, ils découvrirent la cité sainte. «Jérusalem! Jérusalem!» répéta toute l'armée agenouillée. Là était le but de ses efforts, le prix de ses fatigues. Le sol que les croisés allaient désormais fouler était la terre des mystères et des miracles de la foi. Chaque montagne portait un nom sacré, chaque vallée rappelait de divins souvenirs. Godefroi et Robert de Flandre établirent leurs tentes près des sépulcres des rois; Tancrède campa dans le vallon de Rephaïm et Raymond de Toulouse occupa la montagne de Sion.

Une dernière épreuve était réservée aux croisés. Les chaleurs extrêmes de l'été les accablèrent dans une contrée dépouillée de forêts et ouverte à tous les feux du soleil. La poussière brûlante des déserts avait succédé à la fraîche rosée. Les eaux du torrent de Cédron s'étaient taries: les Turcs avaient empoisonné toutes les citernes; la poétique fontaine de Siloé ne pouvait suffire à calmer la soif qui tourmentait les chrétiens, et cependant, malgré toutes leurs souffrances, ils étaient pleins d'espérance et de zèle. Le comte de Flandre dirigeait la construction des machines de guerre, et dans les premiers jours de juillet tout fut prêt pour l'assaut.

Les guerriers franks, rangés sous les bannières de la croix, s'avancèrent lentement, en ordre de bataille, dans la vallée de Josaphat. Dans ce moment solennel, les croisés placés au septentrion sous les ordres de Robert de Normandie s'écrièrent d'une voix retentissante: «Lève tes yeux, Jérusalem, et admire la puissance de ton roi. Voici ton Sauveur qui vient te délivrer de tes fers.» Et du haut de la montagne de Sion, les guerriers du comte de Saint-Gilles leur répondirent: «Lève tes yeux, Jérusalem, réveille-toi et brise les chaînes qui te retiennent.»

Tandis qu'on combattait sur les murailles, une procession pieuse fit le tour de la cité sainte pour invoquer la protection divine. La voix du prêtre se mêlait aux cris des chevaliers, et les hymnes de la religion aux chants de guerre. Déjà les croisés sont épuisés de fatigue, et ils dirigent leurs regards vers le ciel comme pour implorer son secours, lorsqu'ils croient apercevoir, au sommet de la montagne des Oliviers, un guerrier revêtu d'armes resplendissantes qui agite son bouclier et les exhorte au combat. Devant eux, sur les tours de Jérusalem, une main invisible semble arborer l'étendard de la croix. A ce signe d'heureux présage, ils saisissent leurs armes avec une irrésistible ardeur. Les Sarrasins se voient réduits à leur abandonner la victoire, et bientôt on apprend que vis-à-vis de la grotte de Jérémie, dans le quartier du comte Robert, deux chevaliers de Flandre, Léthold et Engelbert de Tournay, ont touché les premiers les remparts de la cité sainte. Aussitôt Godefroi de Bouillon, Robert de Flandre, Tancrède les suivent. Les Sarrasins fuient précipitamment vers la mosquée d'Omar, où leur sang rougit le portique de Salomon; puis, tout à coup, le carnage s'arrête: Godefroi de Bouillon et Pierre l'Ermite se rendent, désarmés et pieds nus, dans l'église du Saint-Sépulcre, où ils déposent la croix sur ce divin tombeau qu'avait ouvert, onze siècles auparavant, la croix du Calvaire.

Jérusalem avait été conquise par les chrétiens le vendredi 15 juillet 1099, vers trois heures du soir: à pareil jour et à pareille heure, le Christ avait consommé sa mission. Ce même jour était celui de la fête de la Dispersion des apôtres: le christianisme reparaissait, précédé de l'armée triomphante des princes de l'Occident, dans ces lieux que les premiers prédicateurs de la foi avaient quitté, pauvres et un bâton à la main, pour aller convertir les barbares et les païens.

Il ne s'agissait plus que d'assurer la conservation de cette conquête, qui avait coûté tant de sang et de fatigues. Lorsque le moment fut arrivé de choisir parmi les princes chrétiens celui d'entre eux qui serait chargé de la défense du saint sépulcre, le comte de Flandre les réunit autour de lui et leur exposa, dans un discours plein de sagesse, quels étaient les devoirs et quelles devaient être les vertus du monarque qui régnerait à Jérusalem. Ses avis étaient d'autant plus généreux qu'il avait déclaré que le gouvernement de ses Etats le rappelait en Europe, et qu'il n'accepterait point un trône qu'il avait mérité par sa valeur.

Deux partis se formèrent; mais ce fut en vain que les Provençaux appuyèrent la candidature du comte de Toulouse: Godefroi de Bouillon lui fut préféré; on admirait également en lui les talents belliqueux du guerrier et la sévérité des mœurs d'un cénobite, et, dans son élévation même, il donna à tous les princes croisés l'exemple de la modération, en refusant de revêtir les insignes de la royauté dans ces lieux où le Christ n'avait porté qu'une couronne d'épines. Un siècle s'était écoulé depuis que la dynastie karlingienne était descendue du trône de l'empire d'Occident lorsqu'elle monta sur celui de Jérusalem.

Evermar et Arnulf de Coyecques furent les premiers patriarches du Saint-Sépulcre: en 1130, un autre prêtre de Flandre, nommé Guillaume de Messines, fut leur successeur. Hugues de Saint-Omer reçut la seigneurie de Galilée; Abel de Ram fut prince de Césarée; Hugues de Fauquemberg, sire de Tibériade; Foulques de Guines, sire de Beyruth. Hugues de Rebecq prit possession du château d'Abraham.

La célèbre bataille d'Ascalon inaugura le règne du duc de Bouillon. Le comte de Flandre y combattit pour la dernière fois sous la bannière des croisés. Il avait glorieusement rempli sa tâche, et l'histoire a enregistré ce témoignage d'un historien anglais, Henri de Huntingdon: «De tous les princes qui prirent part à l'expédition de Jérusalem, il fut le plus intrépide, et le souvenir de ses exploits ne s'éteindra jamais.»

Ce fut l'an 1100 que le comte Robert rentra dans ses Etats. Il y fut reçu avec joie, et les peuples qui avaient écouté avec admiration le récit des merveilleux succès de la croisade saluèrent dans leur prince celui qui en avait été le héros. Sa gloire avait porté à l'apogée sa grandeur et sa puissance, et lorsque le roi d'Angleterre, Guillaume le Roux, refusa de lui payer les trois cents marcs d'argent qui étaient le prix de la coopération de Baudouin le Pieux dans la victoire d'Hastings, il les réclama avec autant de fierté que s'il se fût adressé à l'un de ses vassaux. Par un traité signé à Douvres en 1103, Henri, successeur de Guillaume le Roux, promit de payer annuellement quatre cents marcs d'argent au comte de Flandre, et celui-ci s'engagea à envoyer mille chevaliers aider le roi d'Angleterre dans ses guerres contre la France, tandis qu'il n'en amènerait que dix au camp de Philippe Ier, s'il y était appelé à raison de son fief du comté de Flandre.

Le comte de Flandre ne haïssait pas moins l'empereur d'Allemagne que le roi de France. Henri IV vivait encore. Comme Philippe, il avait été excommunié par les pontifes romains; comme Philippe, il était resté étranger aux pèlerinages de la terre sainte. Henri IV, repoussé par les hommes d'armes flamands dans une expédition qu'il avait conduite jusqu'à Cambray, se vit réduit à conclure, à Liége, un traité par lequel il assurait à Robert la possession de Douay, et ce traité fut confirmé, après une autre guerre non moins glorieuse pour la Flandre, par son successeur, l'empereur Henri V.

La Flandre était en paix avec l'Allemagne, mais le roi d'Angleterre lui devenait hostile; d'autres événements la rapprochèrent du roi de France.

Tandis que Henri Ier reléguait les Flamings, que des inondations avaient conduits en Angleterre, vers les frontières d'Ecosse sur les rives de la Tweed, ou dans le comté de Ross aux frontières du pays de Galles, Philippe Ier disparaissait, faible et méprisé, dans le silence de la tombe, où l'oubli de ses contemporains le précédait; mais son successeur Louis VI était né de cette princesse de Frise dont le comte de Flandre Robert Ier avait épousé la mère. Son premier soin avait été de conclure un traité avec le comte Robert II. Tout révélait chez lui l'influence du sang maternel; tout rappelait les traditions d'une alliance que la Flandre avait formée. «Il fut, dit Suger, ce que les rois de France n'étaient plus depuis longtemps, l'illustre et courageux défenseur du royaume, le protecteur de l'Eglise, l'ami des pauvres et des malheureux.» Déjà Louis VI luttait contre les barons féodaux: il avait porté contre Bouchard de Montmorency l'étendard de l'abbaye de Saint-Denis, la célèbre oriflamme qui resta la bannière des rois ses successeurs, et qui, alors protégée par les peuples de la Flandre, devait un jour présider à leur extermination. C'est ainsi que le jeune monarque combattra tour à tour les seigneurs de Coucy, du Puiset, de Rochefort, de Clermont. Les milices des bourgeoisies l'accompagnent au siége des châteaux, qui ne menacent pas moins l'industrie et le repos des hommes faibles que la puissance du roi de France.

Ce fut le comte Robert qui alla, au nom de Louis VI, défier les Anglais, et il l'aida avec le même zèle à étouffer les complots des barons qui voulaient dominer le jeune monarque. La guerre devint plus sanglante lorsque la belliqueuse Champagne s'insurgea.

Le comte Thibaud était, par sa mère, neveu de Henri Ier. Les barons, vaincus par Louis VI, l'avaient élu leur chef et se rangeaient sous ses bannières. Robert se hâta d'accourir pour anéantir cette ligue formidable: déjà il avait envahi la Champagne et il attaquait la ville de Meaux, lorsque, dans une mêlée, au moment où il ralliait les combattants et les conduisait à la victoire, il tomba dans un étroit sentier et y fut foulé sous les pieds des chevaux. Ainsi périt cet illustre prince que les rois et les peuples regrettèrent également, et qui, jusqu'aux frontières de l'Arabie, fut pleuré par les chrétiens et les païens.

Peu de mois avant le siége de Meaux, Robert II, à l'exemple du comte Baudouin le Bon, avait exigé de nombreux serments pour garantir la paix publique. Le premier soin de Baudouin VII, fils et successeur de Robert II, fut de la proclamer de nouveau dans une assemblée solennelle tenue à Arras:

«Que personne n'aille pendant la nuit assaillir les demeures. Que personne n'y porte l'incendie: sinon, le coupable sera puni de mort. Pour les meurtres et les blessures, on admettra la compensation par la peine du talion, à moins que l'accusé n'établisse, soit par le duel judiciaire, soit par l'épreuve de l'eau et du fer ardent, la nécessité d'une juste défense.

«Que chacun s'abstienne de porter des armes, s'il n'est bailli, châtelain ou officier du prince.»

En 1109, les karls du territoire de Furnes avaient reçu une keure qui n'existe plus, mais qui fut confirmée et peut-être reproduite en 1240 par une charte de Thomas de Savoie, où il leur est expressément défendu de s'armer de leurs redoutables massues.

A cette même époque, une révolution semblable à celle qui avait amené la bataille de Bavichove s'accomplissait silencieusement dans le comté de Guines, où les Flamings n'étaient pas moins nombreux que sur nos rivages. Le récit de Lambert d'Ardres est l'un des documents les plus importants de l'histoire des races saxonnes du Fleanderland.

«Les kolve-kerli, dit-il, se trouvaient retenus, depuis le temps du comte Raoul, dans un état voisin de la servitude, car chaque année ils devaient payer un denier aux seigneurs de Hamme, et de plus quatre deniers au jour de leur mariage et quatre deniers en cas de décès.» Or, un d'eux, nommé Guillaume de Bocherdes, épousa une femme libre de Fiennes, nommée Hawide. Hawide s'était rendue à Bocherdes, et elle avait à peine touché le seuil du toit conjugal, lorsque les seigneurs de Hamme vinrent réclamer le tribut connu sous le nom de kolve-kerlie. Hawide soutenait en vain que, née libre et issue de parents libres, elle ignorait ce qu'était la kolve-kerlie. Tout ce qu'elle obtint fut un délai de quinze jours: au jour fixé, elle se présenta avec ses parents et ses amis devant les seigneurs de Hamme, et protesta de nouveau qu'elle était libre. Tous ses efforts furent inutiles; on refusa de l'écouter, et Hawide fut réduite à se retirer, chargée d'opprobre. Enfin elle s'adressa à la comtesse de Guines, Emma, qui fut touchée de ses plaintes. Grâce aux larmes et aux prières d'Emma de Tancarville, le comte Robert de Guines supprima la kolve-kerlie: Hawide reparut triomphante à Bocherdes, et tous les kolve-kerli furent affranchis et déclarés libres à jamais.

Le comte de Flandre semble avoir été moins favorable aux Flamings. Tant que la croisade s'était prolongée, Robert II avait pu protéger les compagnons intrépides de ses guerres d'Orient: Baudouin VII, régnant en Flandre, ne vit en eux que les constants perturbateurs de la paix publique. En irritant leurs passions, en bravant leurs colères, il ne songeait point que si sa vie devait être trop courte pour qu'il eût à les craindre, elles ne tarderaient point à frapper son successeur.

«Baudouyn, fils de Robert le Jeune, dit Oudegherst, fust appelé Hapkin ou Hapieule, à raison de sa grande justice; car en son temps, et plusieurs ans après, les exécutions de justice qui de présent se font de l'espée, se faisoyent de douloires ou hapkins.» «Le comte Baudouin, ajoute une chronique flamande, portait toujours une petite hache à la main, et quand il voyait un beau chêne, il le marquait de sa hache en disant: Voilà un bel arbre pour construire une forte potence.» On raconte qu'il parcourait ainsi ses États, punissant le coupable et écoutant les plaintes de l'opprimé.

Le comte de Flandre ne montra pas moins d'énergie vis-à-vis des barons féodaux. Gauthier d'Hesdin et Hugues de Saint-Pol perdirent leurs châteaux et se virent réduits à fléchir sous sa puissance.

Suger a vanté le courage de Baudouin: il se souvenait des exploits de son père et cherchait à les égaler. Comme Robert II, il soutint Louis VI qui fit un voyage en Flandre pour réclamer ses conseils. Ses hommes d'armes envahirent la Normandie, et comme Henri Ier le menaçait d'aller se venger dans les remparts mêmes de Bruges, il se contenta de répondre qu'il irait au devant de lui jusqu'aux bords de la Seine. Fidèle à sa promesse, il s'avance bientôt, suivi de cinq cents hommes d'armes, devant la cité de Rouen, enfonce sa hache dans ses portes et défie en vain le monarque anglais qui ne paraît point.

Baudouin assiégeait le château d'Eu, lorsqu'un chevalier breton, nommé Hugues Boterel, le blessa légèrement au front d'un coup de lance. La fatigue et l'ardeur d'un soleil brûlant aggravèrent la plaie: Henri Ier, affectant une noble générosité, s'empressa d'envoyer ses médecins près du comte de Flandre; mais, selon l'opinion commune, loin de chercher à guérir sa blessure, ils y répandirent un poison dont l'action, quoique lente, était terrible. Dès ce moment, Baudouin VII comprit que la tombe qu'il avait choisie à l'abbaye de Saint-Bertin ne tarderait pas à s'ouvrir pour lui; ses forces s'épuisaient de jour en jour, et le 17 juin 1119 il rendit le dernier soupir à Roulers.

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