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Histoire de la peinture en Italie

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[539] Suivant moi, rien ne gâte plus la mémoire des grands hommes que les louanges des sots. Les personnes qui sont d'un avis contraire pourront aller voir à Florence une galerie consacrée à la mémoire de Michel-Ange. Elles y trouveront chaque trait de sa vie figuré dans un tableau médiocre. Cette galerie, élevée sur les dessins de Pierre de Cortone, coûta cent mille francs au neveu du grand homme, qui s'intitulait Michel-Ange le Jeune. Elle fut ouverte en 1620.

CHAPITRE CLXXXIV.
LE GOÛT POUR MICHEL-ANGE RENAÎTRA.

Voltaire ni madame du Deffand ne pouvaient sentir Michel-Ange. Pour ces âmes-là, son genre était exactement synonyme de laid, et qui plus est, du laid à prétention, la plus déplaisante chose du monde.

Les jouissances que l'homme demande aux arts vont revenir sous nos yeux presque à ce qu'elles étaient chez nos belliqueux ancêtres.

Lorsqu'ils commencèrent à songer aux arts, vivant dans le danger, leurs passions étaient impétueuses, leur sympathie et leur sensibilité dures à émouvoir. Leur poésie peint l'action des désirs violents. C'était ce qui les frappait dans la vie réelle, et rien de moins fort n'aurait pu faire impression sur des naturels si rudes.

La civilisation fit des progrès, et les hommes rougirent de la véhémence non déguisée de leurs appétits primitifs.

On admira trop les merveilles de ce nouveau genre de vie. Toute manifestation de sentiments profonds parut grossière.

Une politesse cérémonieuse[540], bientôt après des manières plus gaies et plus libres de tout sentiment, réprimèrent et finirent par faire disparaître, au moins en apparence, tout enthousiasme et toute énergie[541].

Comme le bois, léger débris des forêts, suit les ondes du torrent qui l'emporte, aussi bien dans les cascades et les détours rapides de la montagne que dans la plaine, lorsqu'il est devenu fleuve tranquille et majestueux, tantôt haut, tantôt bas, mais toujours à la surface de l'onde, de même les arts suivent la civilisation. La poésie d'abord si énergique prit un raffinement affecté, tout devint persiflage, et de nos jours l'énergie eût souillé ses doigts de roses[542].

Tant qu'il est nouveau et en quelque sorte distingué de plaisanter avec grâce sur tous les sujets, la dérision agréable de toute passion vraie et de tout enthousiasme donne presque autant d'éclat dans le monde que la possession de ces avantages[543]. On ne supporte plus les passions que dans les imitations des arts. On voudrait même avoir les fruits sans l'arbre. Les cœurs amusés par la dissipation ne sentent presque pas l'absence de plaisirs qu'ils n'ont plus la faculté de goûter.

Mais, quand le talent de se moquer de tout est devenu vulgaire, quand des générations entières ont usé leur vie à faire les mêmes choses frivoles, avec le même renoncement à tout autre intérêt que celui de vanité, et la même impossibilité de laisser quelque gloire, on peut prédire une révolution dans les esprits. On traitera gaiement les choses gaies, et sérieusement les choses sérieuses; la société gardera sa simplicité et ses grâces; mais, la plume à la main, un dédain profond des petites prétentions, et des petites élégances, et des petits applaudissements, se répandra dans les esprits. Les grandes âmes reprendront leur rang, les émotions fortes seront de nouveau cherchées; on ne redoutera plus leur prétendue grossièreté. Alors le fanatisme a sa seconde naissance[544], et l'enthousiasme politique son premier véritable développement. Voilà peut-être où en est la France. La présence de tant de jeunes officiers si braves et si malheureux, refoulés dans les sociétés particulières, a changé la galanterie.

Je crois que ces vers de Shakspeare ont eu bien des applications:

She lov'd me for the dangers I had pass'd
And I lov'd her, that she did pity them[545].
(Othello, acte I, scène III.)

L'usage de la garde nationale va changer la partie de nos mœurs qui appartient aux arts du dessin[546]. Ici le nuage de la politique éclipse notre âme. Pour suivre l'observation, il faut passer à une nation voisine, qui, pendant vingt ans exilée du continent, en a été plus elle-même.

La poésie anglaise est devenue plus enthousiaste, plus grave, plus passionnée[547]. Il a fallu d'autres sujets que pour le siècle spirituel et frivole qui avait précédé. On est revenu à ces caractères qui animèrent les poëmes énergiques des premiers et rudes inventeurs, ou on est allé chercher des hommes semblables parmi les sauvages et les barbares.

Il fallait bien avoir recours aux siècles ou aux pays où l'on permettait aux premières classes de la société d'avoir des passions. Les classiques grecs et latins n'ont pas offert de ressource dans ce besoin des cœurs. La plupart appartiennent à une époque aussi artificielle et aussi éloignée de la représentation naïve des passions impétueuses que celle dont nous sortons.

Les poëtes qui ont réussi depuis vingt ans en Angleterre, non-seulement ont plus cherché les émotions profondes que ceux du dix-huitième siècle, mais, pour y atteindre, ils ont traité des sujets qui auraient été dédaigneusement rejetés par l'âge du bel esprit.

Il est difficile de ne pas voir ce que cherche le dix-neuvième siècle: une soif croissante d'émotions fortes est son vrai caractère.

On a revu les aventures qui animèrent la poésie des siècles grossiers; mais il s'en faut bien que les personnages agissent et parlent, après leur résurrection, exactement comme à l'époque reculée de leur vie réelle et de leur première apparition dans les arts.

On ne les produisait pas alors comme des objets singuliers, mais tout simplement comme des exemples de la manière d'être ordinaire.

Dans cette poésie primitive, nous avons plutôt les résultats que la peinture des passions fortes; nous trouvons plutôt les événements qu'elles produisaient que le détail de leurs anxiétés et de leurs transports.

En lisant les chroniques et les romans du moyen âge, nous, les gens sensibles du dix-neuvième siècle, nous supposons ce qui a dû être senti par les héros, nous leur prêtons une sensibilité aussi impossible chez eux que naturelle chez nous.

En faisant renaître les hommes de fer des siècles reculés, les poëtes anglais seraient allés contre leur objet, si les passions ne se peignaient dans leurs ouvrages que par les vestiges gigantesques d'actions énergiques: c'est la passion elle-même que nous voulons.

C'est donc par une peinture exacte et enflammée du cœur humain que le dix-neuvième siècle se distinguera de tout ce qui l'a précédé[548].

On me pardonnera d'avoir pris cette révolution en Angleterre. Les arts du dessin n'ont pas une vie continue dans l'histoire du Nord, on ne les voit prospérer de temps en temps qu'à l'aide de quelque abri. Il faut donc prendre les lettres, et la France, occupée de ses ultra et de ses libéraux, n'a pas d'attention pour les lettres, il est vrai que quand l'époque de paix sera venue, en dix ans, nous nous trouverons à deux ou trois siècles de nos poëtes spirituels et froids.

La soif de l'énergie nous ramènera aux chefs-d'œuvre de Michel-Ange. J'avoue qu'il a montré l'énergie du corps qui parmi nous exclut presque toujours celle de l'âme. Mais nous ne sommes pas encore arrivés au beau moderne. Il nous faut chasser l'afféterie; le premier pas sera de sentir que dans le tableau de Phèdre, par exemple, Hippolyte appartient au beau antique, Phèdre à la beauté moderne, et Thésée au goût de Michel-Ange.

La force athlétique éloigne le feu du sentiment; mais, la peinture n'ayant que les corps pour rendre les âmes, nous adorerons Michel-Ange jusqu'à ce qu'on nous ait donné de la force de passion absolument exempte de force physique.

Nous avons longtemps à attendre, car un nouveau quinzième siècle est impossible, et même alors il restera toujours à Michel-Ange les caractères odieux et terribles.

[540] Manières espagnoles en France sous Louis XIV; ensuite siècle de Louis XV. Romans de Duclos et de Crébillon, M. Vacarmini. On ne pardonnait à l'énergie qu'autant qu'elle était employée à faire de l'argent.

[541] A la Révolution, l'énergie du quatorzième siècle ne se retrouva que dans le Bocage de la Vendée, où n'avait pas pénétré la politesse de la cour.

[542] En 1785 Marmontel, Grimm, Morellet.

[543] Correspondance de madame du Deffand; cela voile le plus grand des ridicules: s'ennuyer.

[544] Madame de Krudner, Peschel; la Société de la Vierge, avec le tutoiement.

[545] Elle m'aima à cause des dangers que j'avais courus, et je l'aimai parce qu'elle en eut pitié.

[546] La démarche change, et, à Paris, le perruquier couche sur le même lit de camp que le marquis (1817).

[547] Edinburgh Review, no 54, page 277.

[548] Le dix-neuvième siècle portera les gens de génie au rôle de Fox ou de Bolivar; ceux qui se consacreront aux arts, il les portera à une peinture froide. Mais une peinture froide n'est pas de la peinture. Ceux qui échapperont à ces deux écueils marcheront dans le sens du chapitre.

En 1817, j'aimerais parbleu bien mieux être un Fox qu'un Raphaël. (W. E.)

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