Histoire de la peinture en Italie
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
STENDHAL
PROPRIÉTÉ DES ÉDITEURS.
Paris.—Imprimerie Simon Raçon et Ce, rue d'Erfurth, 1.
HISTOIRE
DE
LA PEINTURE
EN ITALIE
PAR
DE STENDHAL
(HENRY BEYLE)
Les Carraches s'éloignèrent de l'affectation qui était à la mode, et parurent froids.
SEULE ÉDITION COMPLÈTE
ENTIÈREMENT REVUE ET CORRIGÉE
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
1854
A SA MAJESTÉ
NAPOLÉON LE GRAND
EMPEREUR DES FRANÇAIS
RETENU A L'ILE DE SAINTE-HÉLÈNE
Sire,
Je ne puis dédier plus convenablement l'Histoire de la peinture, écrite en langue française, qu'au grand homme qui avait donné à la patrie ce beau musée qui n'a pu exister dès qu'il n'a plus été soutenu par sa main puissante. L'avoir tout entier n'était peut-être pas nécessaire, le perdre ainsi est le comble de l'avilissement. Et comme, dans mon système, avec des cœurs avilis on peut bien faire des érudits, mais non des artistes, il est à craindre que la France n'ait perdu, avec le plus grand homme qu'elle ait jamais produit, son école naissante.
Dans des circonstances plus heureuses pour la patrie et pour vous, Sire, je ne vous aurais point fait de dédicace: votre gloire corrigeait tout; mais je trouvais détestable votre système d'éducation. Aussi, au jour du danger vous n'avez plus trouvé que des âmes faibles parmi vos favoris, et les Carnot, les Thibaudeau, les Flaugergues, sont sortis des rangs de ceux que vous n'aimiez pas.
Malgré cette faute, qui a été plus nuisible à vous qu'à la patrie, l'équitable postérité pleurera la bataille de Waterloo, comme ayant reculé d'un siècle les idées libérales. Elle verra que l'action de créer exige de la force, et que sans les Romulus, les Numa ne pourraient exister. Vous avez étouffé les partis pendant quatorze ans, vous avez forcé le Chouan et le Jacobin à être Français, et ce nom, Sire, vous l'avez porté si haut, que tôt ou tard ils s'embrasseront au pied de vos trophées. Ce bienfait, le plus grand que la nation pût recevoir, assure à la France une immanquable liberté.
Puisse le ciel, Sire, vous accorder des jours assez longs pour voir la France heureuse par la constitution que la dernière de vos Chambres des communes lui a léguée[1]. Alors, Sire, elle vous pardonnera le seul acte de faiblesse qu'elle ait à vous reprocher: de n'avoir pas saisi la dictature après Waterloo, et d'avoir désespéré du salut de la patrie.
Alors la postérité, redevenue impartiale, hésitera seulement si elle doit placer votre nom à côté ou au-dessus de celui d'Alexandre, et vos plats ennemis ne seront connus que par le bonheur qu'ils auront eu d'être vos ennemis.
Je suis avec le plus profond respect,
Sire,
De Votre Majesté Impériale et Royale,
Le très-humble et très-obéissant serviteur et S. par mes vœux.
Le soldat que vous prites a la boutonnière a Goerlitz.
Bon mouvement; si vous doutez de votre histoire, rassurez-vous.
[1] Il s'agit de la déclaration de la Chambre des représentants, délibérée dans la séance du 6 juillet 1815, et portée au quartier général des souverains alliés par cinq commissaires.
Cette déclaration énergique portait les signatures de MM. Lanjuinais, président;—Dumolard, Bédoch, Clément (du Doubs), Hello, secrétaires de la Chambre.
Le 8 juillet 1815, la Chambre fut fermée sur l'ordre de Louis XVIII.
(R. C.)
INTRODUCTION
Vous savez que, vers l'an 400 de notre ère, les habitants de l'Allemagne et de la Russie, c'est-à-dire les hommes les plus libres, les plus intrépides et les plus féroces dont l'histoire fasse mention, eurent l'idée de venir habiter la France et l'Italie[2].
Voici un trait de leur caractère:
Sur la côte de Poméranie, Harald, roi de Danemark, avait fondé une ville qu'il nomma Julin ou Jomsbourg. Il y avait envoyé une colonie de jeunes Danois, sous la conduite de Palna-Toke, un de ses guerriers.
Ce gouverneur, dit l'histoire, défendit d'y prononcer le nom de la peur, même au milieu des dangers les plus imminents. Jamais un citoyen de Jomsbourg ne pouvait céder au nombre, quelque grand qu'il fût; il devait se battre intrépidement sans reculer d'un pas, et la vue d'une mort certaine n'était pas une excuse.
Quelques jeunes guerriers de Jomsbourg, ayant fait une irruption dans les États d'un puissant seigneur norwégien, nommé Haquin, furent surpris et vaincus, malgré l'opiniâtreté de leur résistance.
Les plus distingués ayant été faits prisonniers, les vainqueurs les condamnèrent à mort, conformément à l'usage du temps.
Cette nouvelle, loin de les affliger, fut pour eux un sujet de joie; le premier se contenta de dire, sans changer de visage et sans donner le moindre signe d'effroi: «Pourquoi ne m'arriverait-il pas la même chose qui est arrivée à mon père? Il est mort, et je mourrai.» Un guerrier nommé Torchill, qui leur tranchait la tête, ayant demandé au second ce qu'il pensait, il répondit qu'il se souvenait trop bien des lois de Julin pour prononcer quelque parole qui pût réjouir ses ennemis. A la même question, le troisième répondit qu'il se trouvait heureux de mourir avec sa gloire, et qu'il préférait son sort à une vie infâme comme celle de Torchill.
Le quatrième fit une réponse plus longue et plus singulière: «Je souffre la mort de bon cœur, et cette heure m'est agréable; je te prie seulement, ajouta-t-il en s'adressant à Torchill, de me trancher la tête le plus prestement qu'il te sera possible, car c'est une question que nous avons souvent agitée à Julin, de savoir si l'on conserve quelque sentiment après avoir été décapité; c'est pourquoi je vais prendre ce couteau d'une main: si, la tête tranchée, je le porte contre toi, ce sera une marque que je n'ai pas entièrement perdu le sentiment; si je le laisse tomber, ce sera la preuve du contraire. Hâte-toi de décider la question.» Torchill, ajoute l'historien, se hâta de lui trancher la tête, et le couteau tomba. Le cinquième montra la même tranquillité, et mourut en raillant ses ennemis. Le sixième recommanda à Torchill de le frapper au visage. «Je me tiendrai immobile, et tu observeras si je ferme seulement les yeux; car nous sommes habitués, à Jomsbourg, à ne pas remuer, même en recevant le coup de la mort; nous nous exerçons à cela entre nous.» Il mourut en tenant sa promesse. Le septième était un jeune homme d'une grande beauté, et à la fleur de l'âge; sa longue chevelure blonde flottait en boucles sur ses épaules. Torchill lui ayant demandé s'il redoutait la mort: «Je la reçois volontiers, dit-il, puisque j'ai rempli le plus grand devoir de la vie, et que j'ai vu mourir tous ceux à qui je ne puis survivre; je te prie seulement qu'aucun esclave ne touche mes cheveux, et que mon sang ne les salisse point.»
Ces guerriers du Nord avaient un second principe de grandeur: ils étaient libres; mais, une fois qu'ils eurent occupé la France et l'Italie, et se furent partagé les vaincus comme des troupeaux de bétail, on ne vit plus que des tyrans et des esclaves. Toute justice, toute vertu, toute tranquillité, disparurent de dessus la surface de la malheureuse Europe.
Les Barbares y opérèrent si bien pendant cinq siècles, et, vers le commencement du onzième, la société féodale était devenue un tel tissu d'horreurs, de violences et d'injustices légales, que tous, tyrans comme esclaves, désirèrent un changement. La vie si misérable des sauvages de l'Amérique leur eût fait envie, et avec raison.
Vers l'an 900, les villes d'Italie, profitant de la position du pays que la mer environne, tentèrent un peu de commerce avec Alexandrie d'Égypte et Constantinople. A peine les Italiens eurent-ils quelque idée de la propriété, qu'on les vit aimer la liberté avec la passion des anciens Romains. Cet amour s'accrut avec leurs richesses, et vous savez que, pendant les douzième et treizième siècles, tout le commerce d'Europe fut entre les mains des Lombards. Tandis qu'ils s'enrichissaient au dehors, leur pays se couvrait d'une foule de républiques.
C'est aux papes qu'il faut attribuer la sagacité italienne. Par là ils jetèrent les semences de l'esprit républicain. Les marchands des villes d'Italie comprirent tout de suite qu'il est inutile d'amasser des richesses lorsqu'on a un maître pour en dépouiller.
Dans le moyen âge, comme de nos jours, la force faisait tous les droits; mais aujourd'hui la puissance cherche à donner à ses actions l'apparence de la justice. Il y a mille ans que l'idée même de justice existait à peine dans la tête de quelque baron puissant, qui, confiné dans son château, pendant les longues journées d'hiver, s'était quelquefois avisé de réfléchir. Le commun des hommes réduits à l'état de brute ne songeait chaque jour qu'à se procurer les aliments nécessaires à sa subsistance. Les papes, dont la puissance ne consistait que dans celle de quelques idées, avaient donc, au milieu de ces sauvages dégradés, le rôle du monde le plus difficile à jouer. Comme il fallait ou périr ou être habile, là, comme ailleurs, le talent naquit de la nécessité. Sous ce rapport, plusieurs papes du moyen âge ont été des hommes extraordinaires.
On sent bien qu'il ne s'agit ici ni de religion, ni à plus forte raison de morale. Ils ont su, sans force physique, dominer sur des animaux féroces, qui ne connaissaient que l'empire de la force: voilà leur grandeur.
Pour être riches et puissants, ils n'eurent qu'à bien établir qu'il y avait un enfer, que certaines fautes y conduisaient, et qu'ils avaient le pouvoir d'effacer ces fautes. Tout le reste de la religion fut forcé de servir d'appui à ce petit nombre de vérités.
Nous rions aujourd'hui des moines qui allaient vendre leurs indulgences dans les cabarets; mais nous sommes moins conséquents que ceux qui les achetaient. Une absolution d'assassinat coûtait vingt écus[3]. Le seigneur d'une ville avait-il besoin de se défaire d'une vingtaine de citoyens récalcitrants, il faisait une dépense de quatre cents écus, et, son indulgence dans la poche, leur faisait couper la tête sans nulle crainte de l'enfer. Comment lui en serait-il resté? Celui qui lui vendait l'indulgence n'avait-il pas le pouvoir de lier et de délier sur la terre[4]? Le prêtre qui donnait l'absolution pouvait avoir tort; mais elle était bonne pour celui qui la recevait, ou il n'y a plus de catholicisme. C'est à la ferme croyance dans le sacrement de la pénitence et dans les indulgences qu'il faut attribuer les mœurs si sanguinaires et si énergiques des républiques italiennes. Il y avait aussi des indulgences pour des péchés plus aimables, et vous apercevez dans le lointain la renaissance des beaux-arts.
Chaque année, l'Italie voyait quelqu'une de ses villes passer sous le joug d'un tyran, ou le chasser de ses murs. Cet état de république naissante, ou de tyrannie mal affermie, faisant la cour aux riches, qui fut celui de toutes les cités pendant les deux ou trois siècles qui précédèrent les arts, donne un singulier ensemble de civilisation. Les passions des gens riches, excitées par le loisir, l'opulence et le climat, ne peuvent trouver de frein que dans l'opinion publique ou la religion. Or, de ces deux liens, le premier n'existe pas encore, et le second s'évanouit au moyen d'indulgences achetées et de confesseurs à gages. C'est en vain qu'on demanderait à la froide expérience de nos jours l'image des tempêtes qui agitaient ces âmes italiennes. Le lion rugissant a été enlevé à ses forêts et réduit au vil état domestique. Pour le revoir dans toute sa fierté, il faut pénétrer dans les Calabres[5].
Les nerfs des peuples du midi leur font concevoir vivement les tourments de l'enfer. Rien ne borne leur libéralité envers les choses ou les personnes qu'ils regardent comme sacrées.
Telle est la troisième cause de l'éclat extraordinaire que jetèrent les arts en Italie. Il fallait un peuple riche, rempli de passions, et souverainement religieux. Un enchaînement de hasards uniques fit naître ce peuple, et il lui fut donné de recevoir les plaisirs les plus vifs par quelques couleurs étendues sur une toile.
«La patrie, dit Platon, nom si tendre aux Crétois.» Il en est de même de la beauté au delà des Alpes. Après trois siècles de malheurs, et quels malheurs! les plus affreux, ceux qui avilissent, on n'entend encore prononcer nulle part comme en Italie: «O Dio, com'è bello[6]!»
En Europe, l'éclipse des lumières de l'antiquité avait été complète. Les moines que les croisades conduisirent en Orient prirent quelques idées chez les Grecs de Constantinople et chez les Arabes, peuples subtils qui faisaient consister la science plutôt dans la finesse des aperçus que dans la vérité des observations. C'est ainsi que nous est venue la théologie scolastique, dont on se moque tant aujourd'hui; théologie qui n'est pas plus absurde qu'une autre, et qui exige, pour être apprise comme la savait un moine du treizième siècle, une force de tête, un degré d'attention, de sagacité et de mémoire qui n'est peut-être pas très-commun parmi les philosophes qui s'en moquent, parce qu'il est de mode de s'en moquer. Ils feraient mieux de nous expliquer comment cette éducation de la fin du moyen âge, si ridicule dans ce qu'elle enseignait, mais qui obligeait ses élèves à une telle force d'attention[7], a produit la chose la plus étonnante que présente l'histoire: la réunion des grands hommes qui, au seizième siècle, se présentèrent à la fois pour remplir tous les rôles sur la scène du monde.
C'est en Italie que ce phénomène éclate dans toute sa splendeur. Quiconque aura le courage d'étudier l'histoire des nombreuses républiques qui en ce pays cherchèrent la liberté, à l'aurore de la civilisation renaissante, admirera le génie de ces hommes, qui se trompèrent sans doute, mais dans la recherche la plus noble qu'il soit donné à l'esprit humain de tenter. Elle a été découverte depuis, cette forme heureuse de gouvernement; mais les hommes qui arrachèrent à l'autorité royale la constitution d'Angleterre étaient, j'ose le dire, fort inférieurs en talents, en énergie et en véritable originalité aux trente ou quarante tyrans que le Dante a mis dans son enfer, et qui vivaient en même temps que lui vers l'an 1300[8].
Telle est, dans tous les genres, la différence du mérite de l'ouvrage à celui de l'ouvrier. J'avouerai sans peine que les peintres les plus remarquables du treizième siècle n'ont rien fait de comparable à ces estampes coloriées que l'on voit modestement étalées à terre dans nos foires de campagne, et que le paysan achète pour s'agenouiller devant elles. L'amplification du moindre élève de rhétorique l'emporte de beaucoup sur tout ce qui nous reste de l'abbé Suger ou du savant Abailard. En conclurai-je que l'écolier du dix-neuvième siècle a plus de génie que les hommes marquants du douzième? Cette époque, dont l'histoire découvre des faits si étranges, n'a laissé de monuments frappants pour tous les yeux que les tableaux de Raphaël et les vers de l'Arioste. Dans l'art de régner, celui de tous qui frappe le plus le commun des hommes, parce que les hommes du commun n'admirent que ce qui leur fait peur; dans l'art d'établir et de conduire une grande puissance, le seizième siècle n'a rien produit. C'est que chacun des hommes extraordinaires qui font sa gloire se trouva contenu par d'autres hommes aussi forts.
Voyez l'effet que Napoléon vient de produire en Europe. Mais, tout en rendant justice à ce qu'il y avait de grand dans le caractère de cet homme, voyez aussi l'état de nullité où se trouvaient plongés, à son entrée dans le monde, les souverains du dix-huitième siècle.
Vous voyez l'étonnement du vulgaire et l'admiration des âmes ardentes faire la force de l'empereur des Français; mais placez un instant, par la pensée, sur les trônes de l'Allemagne, de l'Italie et de l'Espagne, des Charles-Quint, des Jules II, des César Borgia, des Sforce, des Alexandre VI, des Laurent et des Côme de Médicis; donnez-leur pour ministres les Moron, les Ximénès, les Gonzalve de Cordoue, les Prosper Colonne, les Acciajuoli, les Piccinino, les Caponi, et voyez si les aigles de Napoléon voleront avec la même facilité aux tours de Moscou, de Madrid, de Naples, de Vienne et de Berlin.
Je dirais aux princes modernes, si glorieux de leurs vertus, et qui regardent avec un si superbe mépris les petits tyrans du moyen âge:
«Ces vertus, dont vous êtes si fiers, ne sont que des vertus privées. Comme prince, vous êtes nul; les tyrans d'Italie, au contraire, eurent des vices privés et des vertus publiques. Ces caractères donnent à l'histoire quelques anecdotes scandaleuses, mais lui épargnent à raconter la mort cruelle de vingt millions d'hommes. Pourquoi le malheureux Louis XVI n'a-t-il pu donner à son peuple la belle constitution de 1814? J'irai plus loin; ces chétives vertus même dont on nous parle avec tant de hauteur, vous y êtes forcés. Les vices d'Alexandre VI vous jetteraient hors du trône en vingt-quatre heures. Reconnaissez donc que tout homme est faible à la tentation du pouvoir absolu, aimez les constitutions, et cessez d'insulter au malheur.»
Aucun de ces tyrans que je protége ne donna de constitution à son peuple; à cette faute près[9], on admire, malgré soi, la force et la variété des talents qui brillèrent dans les Sforce de Milan, les Bentivoglio de Bologne, les Pics de la Mirandole, les Cane de Vérone, les Polentini de Ravenne, les Manfredi de Faenza, les Riario d'Imola. Ces gens-là sont peut-être plus étonnants que les Alexandre et les Gengis, qui, pour subjuguer une part de la terre, eurent des moyens immenses. Une seule chose ne se trouve jamais chez eux, c'est la générosité d'Alexandre prenant la coupe du médecin Philippe. Un autre Alexandre, un peu moins généreux, mais presque aussi grand homme, dut rire de bien bon cœur lorsque son fils César le sollicita en faveur de Pagolo Vitelli. C'était un seigneur ennemi de César, que, sous les promesses les plus sacrées, celui-ci avait engagé à une conférence près de Sinigaglia, de compagnie avec le duc de Gravina. A un signal donné, le duc et Pagolo Vitelli furent jetés à ses pieds percés de coups de poignards; mais Vitelli, en expirant, supplie César d'obtenir pour lui, du pape son père et son complice, une indulgence in articulo mortis. Le jeune Astor, seigneur de Faenza, était célèbre par sa beauté; il est forcé de servir aux plaisirs de Borgia; on le conduit ensuite au pape Alexandre, qui le fait périr par la corde. Je vous vois frémir; vous maudissez l'Italie: oubliez-vous que le chevaleresque François Ier laissait commettre des crimes à peu près aussi atroces[10]?
César Borgia, le représentant de son siècle, a trouvé un historien digne de son esprit, et qui, pour se moquer de la stupidité des peuples, a développé son âme. Léonard de Vinci fut quelque temps ingénieur en chef de son armée.
De l'esprit, de la superstition, de l'athéisme, des mascarades, des poisons, des assassinats, quelques grands hommes, un nombre infini de scélérats habiles et cependant malheureux[11], partout des passions ardentes dans toute leur sauvage fierté: voilà le quinzième siècle.
Tels furent les hommes dont l'histoire garde le souvenir; tels furent sans doute les particuliers qui ne purent différer des princes qu'en ce que la fortune leur offrit moins d'occasions.
Des hauteurs de l'histoire veut-on descendre aux détails de la vie privée, supprimez d'abord toutes ces idées raisonnables et froides sur l'intérêt des sociétés qui font la conversation d'un Anglais pendant les trois quarts de sa journée. La vanité ne s'amusait pas aux nuances; chacun voulait jouir. La théorie de la vie n'était pas avancée; un peuple mélancolique et sombre n'avait pour unique aliment de sa rêverie que les passions et leurs sanglantes catastrophes.
Ouvrons les confessions de Benvenuto Cellini, un livre naïf, le Saint-Simon de son âge; il est peu connu, parce que son langage simple et sa raison profonde contrarient les écrivains phrasiers[12]. Il a cependant des morceaux charmants: par exemple, le commencement de ses relations avec une grande dame romaine nommée Porzia Chigi[13]; cela est comparable, pour la grâce et le naturel divin, à l'histoire de cette jeune marchande que Rousseau trouva à Turin[14], madame Basile.
On connaît le Décaméron de Boccace. Le style, imité de Cicéron, est ennuyeux; mais les mœurs de son temps ont trouvé un peintre fidèle. La Mandragore de Machiavel est une lumière qui éclaire au loin; il n'a manqué à cet homme pour être Molière qu'un peu plus de gaieté dans l'esprit.
Prenons au hasard un recueil d'anecdotes du seizième siècle.
Je dis indifféremment dans tout ceci le quinzième siècle ou le seizième; les chefs-d'œuvre de la peinture sont du commencement du seizième siècle, où tout le monde était encore gouverné par les habitudes du quinzième[15].
Côme Ier, qui régna dans Florence peu après les grands peintres, passait pour le prince le plus heureux de son temps; aujourd'hui l'on plaindrait ses malheurs. Il eut, le 14 avril 1542, une fille nommée Marie, qui, en avançant en âge, parut ornée de cette rare beauté, apanage brillant des Médicis. Elle fut trop aimée d'un page de son père, le jeune Malatesti de Rimini. Un vieux Espagnol, nommé Médiam, qui gardait la princesse, les surprit un matin dans l'attitude du joli groupe de Psyché et l'Amour[16].
La belle Marie mourut empoisonnée; Malatesti, jeté dans une étroite prison, parvint à s'échapper douze ou quinze ans après. Il avait déjà gagné l'île de Candie, où son père commandait pour les Vénitiens; mais il tomba sous le fer d'un assassin. Tel était l'honneur de ces temps, le cruel honneur qui remplace la vertu des républiques, et n'est qu'un vil mélange de vanité et de courage.
La seconde fille de Côme fut mariée au duc de Ferrare Alphonse; aussi belle que sa sœur, elle eut le même sort: son mari la fit poignarder.
Leur mère, la grande-duchesse Éléonore, allait cacher sa douleur dans ses beaux jardins de Pise; elle y était avec ses deux fils, don Garzia et le cardinal Jean de Médicis, au mois de janvier 1562. Ils prirent querelle à la chasse pour un chevreuil que chacun voulait avoir tué: don Garzia poignarda son frère. La duchesse, qui l'adorait, eut horreur de son crime, fut au désespoir, et pardonna. Elle compta sur les mêmes mouvements dans l'âme de son époux; mais le crime était trop récent. Côme, transporté de fureur à la vue du meurtrier, s'écria qu'il ne voulait point de Caïn dans sa famille, et le perça de son épée. La mère et les deux fils furent portés ensemble au tombeau. Côme fut distrait par le mélange de courage et de finesse dont il avait besoin pour avilir des cœurs brûlants encore pour la liberté[17]. Il y réussit, et son fils, le grand-duc François, sans inquiétude pour sa couronne, put se livrer à l'amour des plaisirs.
L'histoire de sa mort, causée volontairement par une femme qui l'aimait, est vraiment singulière.
Vers l'an 1563, Pietro Buonaventuri, jeune Florentin aimable et sans fortune, quitta sa patrie pour chercher un meilleur sort. Il s'arrêta dans Venise, chez un marchand de son pays, dont la maison se trouvait située précisément dans la ruelle du palais Capello. La façade, suivant l'usage, donnait sur le canal. Il n'était bruit dans la ville que de la beauté de Bianca, la fille du maître de ce palais, et de la sévérité avec laquelle on la gardait.
Bianca ne pouvait, sous aucun prétexte, paraître aux fenêtres qui donnaient sur le canal; elle s'en dédommageait en prenant l'air tous les soirs à une petite fenêtre très-élevée, qui avait jour sur la rue étroite habitée par Buonaventuri. Il la vit et l'aima; mais quelle apparence de s'en faire aimer? Un pauvre marchand prétendre à une fille de la première noblesse, et la plus recherchée de Venise! Il voulut renoncer à une passion chimérique. L'amour le ramenait toujours sous la petite fenêtre. Un de ses amis, le voyant au désespoir, lui représenta qu'il valait mieux trouver la mort en marchant au bonheur que périr comme un sot; que d'ailleurs avec sa bonne mine et la tyrannie du père, faire connaître sa passion serait peut-être triompher.
A force de signes faits à la hâte, lorsque personne ne paraissait dans la rue, Pierre parvint à dire qu'il aimait; mais il ne fallait pas seulement penser à s'ouvrir la maison du plus fier des hommes. Comme en Orient, la moindre tentative eût été punie de mort, peut-être sur les deux amants. La nécessité leur fit inventer un langage. La nécessité fit que cette beauté si dédaigneuse consentit à se procurer la clef d'une petite porte qui ouvrait sur la rue, et à venir donner un premier rendez-vous au jeune Florentin, démarche hardie qui ne put avoir lieu que de nuit, pendant le sommeil des gens. Ces tendres rendez-vous furent renouvelés, et avec le résultat qu'on peut penser. Bianca sortait toutes les nuits, laissait la porte un peu bâillée, et rentrait avant le jour.
Une fois elle s'oublia dans les bras de son amant. Un garçon boulanger, qui allait de grand matin prendre le pain dans une maison voisine, apercevant une porte entr'ouverte, crut bien faire de la tirer à lui.
Bianca, arrivant un moment après, se vit perdue; elle prend son parti, remonte chez Buonaventuri, frappe tout doucement. Il ouvre. La mort était certaine pour elle. Leur sort devient commun; ils courent demander asile à un riche marchand de Florence, établi dans un quartier perdu. Avant que le jour achevât de paraître, tout était fini, et nulle trace de leur évasion ne pouvait les trahir. Le difficile était de sortir de Venise.
Le père de Bianca, et surtout son oncle Grimani, patriarche d'Aquilée, faisaient éclater l'indignation la plus violente; ils prétendaient que tout le corps de la noblesse vénitienne était insulté en eux. Ils firent jeter en prison un oncle de Buonaventuri, qui mourut dans les fers; ils obtinrent du sénat l'ordre de courir sus au ravisseur, avec une récompense de deux mille ducats à qui le tuerait. On fit partir des assassins pour les principales villes d'Italie.
Les jeunes amants étaient toujours dans Venise. Vingt fois ils furent sur le point d'être pris. Dix mille espions, et les plus fins du monde, voulaient avoir les deux mille ducats; enfin une barque chargée de foin trompa tous les yeux, et ils purent gagner Florence. Là, dans une petite maison que Buonaventuri avait sur la Via Larga, ils se tinrent fort cachés. Bianca ne sortait jamais. Lui ne se hasardait que bien armé. C'était justement le temps que le vieux Côme Ier, dégoûté de cette longue suite de dissimulations et de perfidies qui avaient fait son règne, venait de laisser les soins du gouvernement à son fils D. François, prince d'un caractère plus sombre encore et plus sévère. Un favori vint lui dire que dans une petite maison de sa capitale vivait cachée cette Bianca Capello dont la beauté et la disparition singulière avaient fait tant de bruit à Venise. De ce moment, François eut une nouvelle existence; tous les jours on le voyait se promener des heures entières dans la Via Larga. On sent que tous les moyens furent mis en usage; ils n'eurent aucun succès.
Bianca, qui ne sortait jamais, se mettait presque tous les soirs à la fenêtre; elle portait un voile; mais le prince pouvait l'entrevoir, et sa passion n'eut plus de bornes.
Cette affaire parut sérieuse au favori; il en fit confidence à sa femme. Éblouie du degré de faveur où parviendrait son mari, si la maîtresse régnante lui devait sa place, elle prit le prétexte des malheurs qu'avait éprouvés la jeune Vénitienne, et des dangers qui la menaçaient encore. Elle envoie une vénérable matrone, qui lui fait entendre que la grande dame a quelque chose d'important à lui communiquer, et, pour parler en toute liberté, la prie de lui faire l'honneur de venir dîner chez elle. Cette invitation parut très-singulière. Les amants hésitèrent longtemps; mais le rang de la dame et le besoin qu'on avait de protection firent consentir. Bianca parut; je ne parle point de l'empressement et des tendresses de la réception. Il fallut conter son aventure: on l'écouta avec un intérêt si marqué, on lui fit des offres si obligeantes, qu'il fallut promettre de revenir, et d'être sensible à une amitié qui, en naissant, était déjà passion.
Le prince, charmé de cette première entrevue, espéra qu'il pourrait être de la seconde. Bianca reçut bientôt une nouvelle invitation. La conversation tomba sur les dangers que pouvait faire courir la vengeance d'un père irrité. Il y avait des exemples cruels[18]. Enfin on lui demanda si elle ne serait point curieuse de faire sa cour au prince héréditaire, qui, l'ayant aperçue à sa fenêtre, n'avait pu s'empêcher d'admirer tant de charmes, et désirait vivement lui présenter ses respects. Bianca fut un peu troublée; cet honneur dangereux mettait fin à toutes ses transes, et, quoiqu'elle affectât de s'en défendre, la dame crut voir dans ses yeux qu'un peu de violence ne l'offenserait pas. Le prince arriva sur ces entrefaites, d'un air qui parut naturel et honnête: ses offres de services, ses éloges respectueux, la modestie de ses manières, éloignaient la défiance. Bianca, qui n'avait nul usage, ne vit en lui qu'un ami. Il y eut d'autres rencontres. Buonaventuri lui-même n'eut pas l'idée de rompre une relation qui pouvait être à la fois honnête et utile.
Mais le prince était éperdument amoureux; Bianca, un peu ennuyée de passer ses beaux jours en prison, à Florence comme à Venise. Elle lui devait de pouvoir sortir sans crainte. Il augmenta, sous divers prétextes, la fortune du mari, et s'attacha la femme, de plus en plus, par la simplicité et la tendresse de ses manières; elle résista longtemps; enfin François parvint à former entre Bianca, Buonaventuri et lui ce qu'on appelle en Italie un triangolo equilatero.
Le jeune couple prit une grande maison dans le plus beau quartier de Florence. Le mari s'accoutuma bientôt à son nouvel état; il se mêla parmi la noblesse, qui, comme on pense, le reçut fort bien; mais, fier de sa nouvelle fortune, il en usa avec une insolence assez ridicule. Indiscret et téméraire avec tout le monde, et même envers le prince, il finit par se faire assassiner.
Cet incident n'affligea que médiocrement les deux amants. L'amabilité et la folle gaieté de la jeune Vénitienne, ce sont les Français de l'Italie, captivaient le prince tous les jours davantage. Plus Médicis était sombre et sévère, plus il avait besoin d'être distrait par la vivacité et les grâces de Bianca. Née dans l'opulence, aimant le luxe, et ne se croyant avec raison inférieure à personne par la naissance, elle paraissait en souveraine dans les rues de la capitale. La véritable souveraine, qu'on appelait, je ne sais pourquoi, la reine Jeanne, prit les choses au tragique, et, la trouvant un jour sur le pont de la Trinité, voulait la faire jeter dans l'Arno. Elle n'en fit rien, mais peu après mourut de douleur. Le grand-duc, touché de cette mort, et cédant aux représentations de son frère, le cardinal de Médicis, s'éloigna quelque temps de Florence pour rompre avec Bianca. Il lui envoya même un ordre de quitter la Toscane. Mais quelle considération peut l'emporter, dans un cœur sombre, sur le charme de tous les instants d'être aimé par une femme heureuse et gaie? Bianca, qui avait de l'esprit, gagna le confesseur, et, moins de deux mois après la mort de la grande-duchesse, elle se fit épouser en secret.
Le grand-duc annonça son mariage à Venise. Une délibération des pregadi déclara Bianca fille adoptive de la république; deux ambassadeurs suivis de quatre-vingt-dix nobles furent envoyés à Florence pour solenniser à la fois l'adoption de Saint-Marc et le mariage. Les fêtes données pour cette cérémonie si flatteuse pour la belle Vénitienne coûtèrent trois cent mille ducats.
Elle fut grande-duchesse; son portrait est à la galerie de Florence. Je ne sais si c'est la faute de la manière dure du Bronzino; mais ces yeux si beaux ont quelque chose de funeste.
Bianca trouva l'ambition et ses fureurs sur les marches du trône. Jusque-là, elle n'avait été que jolie femme et amoureuse. Elle voulut donner un héritier à son mari, et ne pas se voir un jour la sujette de son beau-frère. On consulta les astrologues de la cour: on fit dire nombre de messes. Tous ces moyens se trouvant sans effet, la duchesse eut recours à son confesseur, cordelier à la grand-manche du couvent d'Ogni Santi, qui se chargea de conduire à bien cette grande entreprise. Elle eut des dégoûts, des nausées, et même garda le lit; elle reçut les compliments de toute la cour. Le grand-duc était ravi.
Le temps des couches étant à peu près arrivé, Bianca fut surprise au milieu de la nuit par des douleurs si vives, qu'elle demanda impatiemment son confesseur. Le cardinal, qui savait tout, se lève, descend dans l'antichambre de sa belle-sœur, et là se met à se promener tranquillement en disant son bréviaire. La grande-duchesse l'envoie prier de se retirer; elle n'osait lui faire entendre les cris que la douleur allait lui arracher: le cruel cardinal répond froidement: «Dite a sua altezza che attenda pure a fare l'offizio suo, che io dico il mio.—Dites à S. A. que je la supplie de faire son affaire; moi, je fais la mienne.»
Le confesseur arrive, le cardinal va à lui, l'embrasse pieusement: «Soyez le bienvenu, mon père, la princesse a grand besoin de vos secours,» et, tout en le serrant dans ses bras, il sent facilement un gros garçon que le cordelier apportait dans sa manche. «Dieu soit loué, continue le cardinal, la grande-duchesse est heureusement accouchée, et d'un garçon encore,» et il montre son prétendu neveu aux courtisans ébahis.
Bianca entendit ce propos de son lit: on juge de sa fureur par l'ennui et le ridicule d'une si longue comédie. L'amour du grand-duc lui ôtait toute inquiétude sur les suites de sa vengeance. Une occasion se présente; ils étaient tous les trois à la belle villa de Poggio a Cajano, où ils avaient la même table. La duchesse, remarquant que le cardinal aimait fort le blanc-manger, en fit apprêter un qui était empoisonné. Le cardinal fut averti; il ne laissa pas de se rendre à table comme à l'ordinaire. Malgré les instances réitérées de sa belle-sœur, il ne veut pas toucher à ce plat; il songeait aux moyens de la convaincre, lorsque le grand-duc dit: «Eh bien! si mon frère ne veut pas de son plat favori, j'en prendrai, moi,» et il s'en sert une assiette. Bianca ne pouvait l'arrêter sans dévoiler le crime, et perdre à jamais son amour. Elle sentit que tout était fini pour elle, et prit son parti avec la même rapidité que jadis, lorsqu'elle trouva fermée la porte de son père. Elle se servit du blanc-manger comme son mari, et tous les deux moururent le 19 octobre 1587. Le cardinal succéda à son frère, prit le nom de Ferdinand Ier, et régna jusqu'en 1608.
Il faudrait parler de Rome. Fra Paolo a montré les artifices de sa politique savante apparemment avec vérité, puisqu'il en fut assassiné. Pour les détails intérieurs, nous avons Jean Burchard, le maître de cérémonies d'Alexandre VI, qui, avec tout l'esprit de sa charge et de son pays, tenait registre des plaisirs les plus ridicules, mais sans sortir de la gravité. Il écrivait chaque soir. Le pape est toujours pour lui «notre très-saint maître, sanctissimus dominus noster.» C'est un contraste plaisant, mais que je ne pourrais rendre sans m'exposer à passer pour philosophe, et même pour homme à idées libérales, ennemi du trône et de l'autel.
Il en est de même de la mort de Côme Gheri, le jeune et bel évêque de Fano, qui peint la cour de Paul III[19].
C'est dans ce siècle de passions, et où les âmes pouvaient se livrer franchement à la plus haute exaltation, que parurent tant de grands peintres: il est remarquable qu'un seul homme eût pu les connaître tous si on le fait naître la même année que le Titien, c'est-à-dire en 1477. Il aurait pu passer quarante ans de sa vie avec Léonard de Vinci et Raphaël, morts, l'un en 1520, et l'autre en 1519; vivre de longues années avec le divin Corrége, qui ne mourut qu'en 1534, et avec Michel-Ange, qui poussa sa carrière jusqu'en 1563.
Cet homme si heureux, s'il eût aimé les arts, aurait eu trente-quatre ans à la mort de Giorgion. Il eût connu le Tintoret, le Bassan, Paul Véronèse, le Garofolo, Jules Romain, le Frate, mort en 1517, l'aimable André del Sarto, qui vécut jusqu'en 1530; en un mot, tous les grands peintres, excepté ceux de l'école de Bologne, venus un siècle plus tard.
Pourquoi la nature, si féconde pendant ce petit espace de quarante-deux ans, depuis 1452 jusqu'en 1494, que naquirent ces grands hommes[20], a-t-elle été depuis d'une stérilité si cruelle? C'est ce qu'apparemment ni vous ni moi ne saurons jamais.
Guichardin nous dit[21] que, depuis ces jours fortunés où l'empereur Auguste faisait le bonheur de cent vingt millions de sujets, l'Italie n'avait jamais été aussi heureuse, aussi riche, aussi tranquille que vers l'an 1490. Une profonde paix régnait dans toutes les parties de ce beau pays. L'action des gouvernements était bien moindre que de nos jours. Le commerce et la culture des terres mettaient partout une activité naturelle, si préférable à celle qui n'est fondée que sur le caprice de quelques hommes. Les lieux les plus montueux, et par eux-mêmes les plus stériles, étaient aussi bien cultivés que les plaines verdoyantes de la fertile Lombardie. Soit que le voyageur, en descendant les Alpes du Piémont, prît son chemin vers les lagunes de Venise ou vers la superbe Rome, il ne pouvait faire trente lieues sans trouver deux ou trois villes de cinquante mille âmes: au milieu de tant de bonheur, l'heureuse Italie n'avait à obéir qu'à ses princes naturels, nés et habitant dans son sein, passionnés pour les arts comme ses autres enfants, pleins de génie, pleins de naturel, et dans lesquels, au contraire de nos princes modernes, on aperçoit toujours l'homme au travers des actions du prince.
Tout à coup un mauvais génie, l'usurpateur Ludovic Sforce, duc de Milan, appelle Charles VIII. En moins de onze mois, ce jeune prince entre dans Naples en vainqueur, et à Fornoue est forcé de se faire jour l'épée à la main pour se sauver en France. Le même sort poursuit ses successeurs, Louis XII et François Ier. Enfin, depuis 1494 jusqu'en 1544, la malheureuse Italie fut le champ de bataille où la France, l'Espagne et les Allemands vinrent se disputer le sceptre du monde.
On peut voir dans les histoires le long tissu de batailles sanglantes, de victoires, de revers, qui élevèrent et abaissèrent tour à tour la fortune de Charles-Quint et de François Ier. Les noms de Fornoue, de Pavie, de Marignan, d'Aignadel, ne sont pas tout à fait tombés en oubli, et la voix des hommes répète encore quelquefois avec eux les noms de Bayard, des connétable de Bourbon, des Pescaire, des Gaston de Foix, et de tous ces vieux héros qui versèrent leur sang dans cette longue querelle et trouvèrent la mort aux plaines d'Italie.
Nos grands peintres furent leurs contemporains. Le portrait de Charles VIII est de Léonard de Vinci[22], celui de Bayard est du Titien. Le fier Charles-Quint releva le pinceau de cet artiste, qui était tombé comme il le peignait, et le fit comte de l'Empire. Michel-Ange fut exilé de sa patrie par une révolution, et la défendit, comme ingénieur, dans le siége mémorable que la liberté mourante soutint contre les Médicis[23]. Léonard de Vinci, lorsque la chute de Ludovic l'eut chassé de Milan, alla mourir en paix à la cour de François Ier. Jules Romain s'enfuit de Rome après le sac de 1527, et vint rebâtir Mantoue.
Ainsi, l'époque brillante de la peinture fut préparée par un siècle de repos, de richesses et de passions; mais elle fleurit au milieu des batailles et des changements de gouvernement.
Après ce grand siècle de gloire et de revers, l'Italie, quoique épuisée, eût pu continuer sa noble carrière; mais, lorsque les grandes puissances de l'Europe allèrent se battre en d'autres pays, elle se trouva dans les serres de la triste monarchie, dont le propre était de tout amoindrir[24].
FLORENCE.
A la fin du quinzième siècle, à cette époque de bonheur citée par Guichardin, l'Italie offre un aspect politique fort différent du reste de l'Europe. Partout ailleurs, de vastes monarchies; ici, une foule de petits États indépendants. Un seul royaume, celui de Naples, est entièrement éclipsé par Florence et Venise.
Milan avait ses ducs, qui plusieurs fois touchèrent à la couronne d'Italie[25]. Florence, qui jouait le rôle actuel de l'Angleterre, achetait des armées et leur résistait. Mantoue, Ferrare, et les petits États, s'alliaient aux plus puissants de leurs voisins. Cela dura tant que les ducs de Milan eurent du génie, jusqu'en 1466.
Un des citoyens de Florence s'empara de l'autorité, et vit que, pour durer, il fallait de tyran se faire monarque; il fut modéré. Dès lors la balance devait pencher en faveur des Vénitiens; au milieu de cet équilibre incertain, l'Italie eût été réunie sans l'astucieuse politique des papes. C'est le plus grand crime politique des temps modernes.
Florence, république sans constitution, mais où l'horreur de la tyrannie enflammait tous les cœurs, avait cette liberté orageuse, mère des grands caractères. Le gouvernement représentatif n'étant pas encore inventé, ses plus grands citoyens ne purent trouver la liberté et fondre les factions. Sans cesse il fallait courir aux armes contre les nobles; mais c'est l'avilissement, et non le danger, qui tue le génie dans un peuple.
Côme de Médicis, l'un des plus riches négociants de la ville, né en 1389, peu après les premiers restaurateurs des arts, se fit aimer comme son père[26], en protégeant le peuple contre les nobles. Ceux-ci s'emparèrent de lui, n'eurent pas le caractère de le tuer, et l'exilèrent. Il revint, et à son tour les exila.
Par la terreur et la consternation publique[27], au moyen d'une police inexorable, mais toutefois en ne faisant tomber que peu de têtes[28], il maintint la supériorité de sa faction, et fut roi dans Florence. Suivant le principe de ce gouvernement, il songea d'abord à amuser ses sujets, et à leur rendre ennuyeuse la chose publique. Ne voulant rien mettre au hasard, il ne prit aucun titre. Des richesses égales à celles des plus grands rois furent employées d'abord à corrompre les citoyens[29], ensuite à protéger les arts naissants, à rassembler des manuscrits, à recueillir les savants grecs que les Turcs chassaient de Constantinople (1453).
Côme, le père de la patrie, mourut en 1464, car tel est son nom dans l'histoire, qui s'empare indifféremment de tous les moyens de distinguer les gens. Les badauds en concluent qu'il fut adorable. Le bonheur des Médicis est d'avoir trouvé après eux un préjugé ami. Le bon public, qui croit les Robertson, les Roscoe, et autres gens qui ont leur fortune à faire, a vu, dans Côme un Washington, un usurpateur tout sucre et tout miel, je ne sais quelle espèce de personnage moralement impossible. Mais il y a erreur. Il faut savoir que le patelinage jésuitique ne fut trouvé qu'un siècle plus tard. Côme de Médicis, au lieu d'affecter la sensibilité des princes modernes, répondit tout naturellement à un citoyen qui lui représentait qu'il dépeuplait la ville: «J'aime mieux la dépeupler que la perdre[30].»
Son fils Pierre, qui eut l'insolence d'un roi, sans l'être tout à fait, se fit bien vite chasser.
Son petit-fils, Laurent le Magnifique, fut à la fois un grand prince, un homme heureux et un homme aimable. Il régna plutôt à force de finesse qu'en abaissant trop le caractère national; il avait horreur, comme homme d'esprit, des plats courtisans, qu'il aurait dû récompenser comme monarque. Négociant immensément riche, comme son aïeul, passant sa vie avec les gens les plus remarquables de son siècle, les Politien, les Calcondile, les Marcille, les Lascaris, il fut inventeur en politique. La balance des pouvoirs est de lui; il assura autant que possible l'indépendance des petits États d'Italie[31]. On est allé jusqu'à dire que, s'il ne fût pas mort à quarante-deux ans, Charles VIII n'eût jamais passé les Alpes.
Il aima le jeune Michel-Ange, qu'il traita comme un fils; souvent il le faisait appeler pour jouir de son enthousiasme, et lui voir admirer les médailles et les antiquités qu'il rassemblait avec passion. Côme avait protégé les arts sans s'y connaître; Laurent, s'il n'eût été le plus grand prince de son temps, se serait trouvé l'un des premiers poëtes; il eut sa récompense: le sort fit naître ou se développer sous ses yeux les artistes sublimes qui ont illustré son pays, Léonard de Vinci, André del Sarto, Fra Bartolomeo, Daniel de Volterre[32].
Il régnait directement sur la Toscane et sur le reste de l'Italie par l'admiration qu'il inspirait aux princes et aux peuples. Bientôt après, son fils Léon fut le maître d'un autre grand État. L'imagination peut s'amuser à suivre le roman des beaux-arts, et se demander jusqu'où ils seraient allés, si Laurent eût vécu les années de son grand-père, et s'il eût vu son fils Léon X atteindre l'âge ordinaire des papes. La mort prématurée de Raphaël eût peut-être été réparée. Peut-être le Corrége se serait vu surpassé par ses élèves. Il faut des milliers de siècles avant de ramener une telle chance.
VENISE.
Tandis que les rives de l'Arno voyaient renaître les trois arts du dessin, la peinture seule renaissait à Venise.
Ces deux événements ne s'entr'aidèrent point; ils auraient eu lieu l'un sans l'autre.
Venise aussi était riche et puissante; mais son gouvernement, aristocratie sévère, était bien éloigné de l'orageuse démocratie des Florentins. De temps à autre le peuple voyait avec effroi tomber la tête de quelque noble; mais jamais il ne s'avisa de conspirer pour la liberté. Ce gouvernement, chef-d'œuvre de politique et de balance des pouvoirs, si l'on ne voit que les nobles par qui et pour qui il avait été fait, ne fut envers le reste du peuple qu'une tyrannie soupçonneuse et jalouse, qui, tremblant toujours devant ses sujets, encourageait parmi eux le commerce, les arts et la volupté. Un seul fait montre la richesse de l'Italie et la pauvreté de l'Europe[33]. Quand tous les souverains réunis par la ligue de Cambrai cherchèrent à détruire les Vénitiens, le roi de France empruntait à quarante pour cent, tandis que Venise, à deux doigts de sa perte, trouva tout l'argent dont elle eut besoin au modique intérêt de cinq pour cent.
Ce fut dans toute la force de cette aristocratie qui faisait des conquêtes, et par conséquent souffrait encore quelque énergie, que les Titien, les Giorgion, les Paul Véronèse, naquirent dans les États de terre ferme de la république. Il semble qu'à Venise la religion, traitée en rivale et non pas en complice par la tyrannie, ait eu moins de part qu'ailleurs au perfectionnement de la peinture. Les tableaux les plus nombreux qu'André del Sarto, Léonard de Vinci et Raphaël nous aient laissés, sont des madones. La plupart des tableaux des Giorgion et des Titien représentent de belles femmes nues. Il était de mode, parmi les nobles Vénitiens, de faire peindre leurs maîtresses déguisées en Vénus de Médicis.
ROME.
La peinture, née au sein de deux républiques opulentes, au milieu des pompes de la religion, et d'une extrême liberté de mœurs, fut appelée aux bords du Tibre par des souverains qui, parvenant tard au trône, n'y siégeant qu'un instant, et ne laissant pas de famille, ont en général la passion d'élever dans Rome quelque monument qui y conserve leur mémoire. Les plus grands d'entre eux appelèrent à leur cour le Bramante, Michel-Ange et Raphaël. En entrant dans ces palais immenses de Monte-Cavallo et du Vatican, le voyageur est étonné de trouver sur le moindre banc de bois le nom et les armes du pape qui l'a fait faire[34]. Au milieu des pompes de la grandeur, la misère de l'humanité montre tout à coup sa main décharnée. Ces souverains ont horreur de l'oubli profond où ils vont tomber en quittant le trône et la vie.
Leur gouvernement, que nous voyons de nos jours un despotisme doux et timide, fut une monarchie conquérante dans les temps brillants de la peinture, sous Alexandre VI, Jules II et Léon X.
Alexandre réussit à humilier les grandes familles de Rome. Jusqu'à lui, ces pontifes, si redoutables aux extrémités du monde, avaient été maîtrisés dans leur capitale par quelques barons insolents. Profitant du trouble où la course de Charles VIII jeta l'Italie, il parvint à les subjuguer ou à les exterminer tous. L'impétueux Jules II ajouta ses conquêtes au patrimoine de Saint-Pierre. L'aimable Léon X, qui succéda presque immédiatement à ces grands princes, et qui, sous plus d'un rapport, fut digne d'eux, eut pour les beaux-arts un amour véritable. Les fleurs semées par Nicolas V et Laurent de Médicis parurent de son temps.
Malheureusement son règne fut trop court[35], et ses successeurs trop indignes de lui. Ses États mieux cultivés, et la crédulité de l'Europe, qu'il vint à bout de fatiguer, avaient secondé un des caractères les plus magnifiques qui aient jamais embelli le trône.
Depuis ces grands hommes, les papes n'ont été que dévots[36]. Toutefois nous les verrions encore des souverains puissants s'ils avaient porté dans leurs affaires temporelles la même politique que dans celles de la religion. Dans celles-ci, les maximes politiques sont immortelles; c'est le souverain seul qui change. Toute la cour sent trop bien à Rome que le premier intérêt de tous, c'est que la religion subsiste. Le pape se conduit donc bien comme pape; mais vous savez que, comme souverain, il n'a pour but que d'élever sa famille. C'est un pauvre vieillard entouré de gens avides qui n'espèrent qu'en sa mort. Il n'a pour amis que ses neveux, et, comme ils sont aussi ses ministres, ils lui épargnent la peine de combattre un penchant naturel.
Quand les Altieri, neveux de Clément X, eurent fini leur palais, ils invitèrent leur oncle à le venir voir. Il s'y fit porter, et de si loin qu'il aperçut la magnificence et l'étendue de ce bâtiment superbe, il rebroussa chemin, le cœur serré, sans dire un seul mot, et mourut peu après.
La décadence a été rapide. Ce n'est pas qu'à Rome le despotisme soit vexatoire ou cruel; je ne me rappelle, dans le moment, d'autre crime que la mort de Cagliostro, étouffé dans un château fort, près de Forli[37]. «Mais aussi, dit un peintre célèbre, c'était le contrebandier réfugié à la douane.» Ce mot fit fortune, car on est malin à Rome, et pas du tout dupe des grandes phrases, moins qu'à Paris. Dès qu'une sottise y est utile, elle s'y sauve du ridicule; mais malheur au bavard emphatique qui n'obtient pas bien vite une pairie. C'est aux plaisanteries de Pasquin que les Romains doivent le goût sûr qui les distingue dans les beaux-arts. Il y a même chez eux quelque naturel dans la conversation. Ailleurs, en Italie, il ne faut pas se figurer que les expressions simples ou positives soient d'un usage ordinaire; le comparatif même y est négligé, et, dans les grandes occasions, il faut savoir surcharger le superlatif[38].
Le vice du gouvernement papal gît dans l'administration intérieure; il n'y en a pas. Quelques vieillards pieux, élevés dans une grande ignorance de Barême, y laissent aller les choses à leur pente naturelle. Rien de mieux, s'il y avait un principe de vie; mais le travail est déshonoré; mais à chaque instant le fleuve terrible de la dépopulation engloutit en silence quelque nouveau terrain.
Un banquier de Londres, premier ministre sous un pontificat un peu long, ferait naître du blé, et par là des hommes. Il montrerait que le pape peut être facilement le plus riche souverain de l'Europe; car il n'a pas besoin d'armée; quelques compagnies de gardes du corps et une bonne gendarmerie lui suffisent.
A Rome, l'opinion publique est excellente pour distribuer la gloire aux artistes tout formés; mais la prudence obséquieuse, sans laquelle on ne saurait y vivre, brise les caractères généreux[39]. Au milieu de tant de grands souvenirs, à la vue des ruines de ce Colysée, qui inspirent une mélancolie si sublime, et remuent même les cœurs les plus froids, rien n'encourage les rêves d'une imagination jeune et ardente. La triste réalité y perce de toutes parts, même aux yeux de l'enfance. J'ai été atterré des maximes de conduite que me citaient des bambins de seize ans sortant du collége. Sous le gouvernement de ces prêtres, l'élévation de caractère est littéralement une folie. En dernier lieu, les enfants des grandes familles avaient été transportés en France. Par cette mesure un peu acerbe, le caractère national eût été relevé. Les enfants d'Italie, toujours menés par des prêtres, n'y ont pas même la santé physique.
Je prie qu'on me pardonne ces détails. Malgré la misère qui paraît de tous côtés, comme il y a dans le cœur du pape, pour peu qu'il soit quelque chose de mieux qu'un moine, un penchant qui favorise les arts, Rome est maintenant leur capitale, mais capitale d'un empire désolé[40].
Vous voyez sans doute que tous les raisonnements sur la renaissance de la peinture ne sont que des palliatifs. Cet art a donné tous les genres de beauté compatibles avec la civilisation du seizième siècle; après quoi il est tombé dans le genre ennuyeux. Il renaîtra lorsque les quinze millions d'Italiens, réunis sous une constitution libérale, estimeront ce qu'ils ne connaissent pas, et mépriseront ce qu'ils adorent[41].
Les nobles Romains qui firent travailler les Raphaël, les Guide, les Dominiquin, les Guerchin, les Carrache, les Poussin, les Michel-Ange de Carravage, pouvaient apprécier les talents. Ce n'étaient point les princes modernes engourdis au fond de leur palais par l'impossibilité de toute noble ambition, mais des gens qui venaient seulement de perdre leur puissance, qui en avaient tout l'orgueil, qui, songeant à la reconquérir, dans le secret de leur cœur, savaient apprécier les entreprises difficiles, et estimer tout ce qui est grand. En général, le seizième siècle n'offrait nulle part cette tranquillité moutonnière de nos vieilles monarchies, où tout paraît soumis, mais où, dans le fait, il n'y a rien eu à soumettre.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.
Nous venons de parcourir les gouvernements de Venise, Florence et Rome, patries de la peinture. Voici les circonstances communes à ces trois États.
Une extrême opulence, mais peu de luxe personnel. Chaque année, des sommes énormes dont on ne savait que faire[42].
La vanité, la religion, l'amour du beau, portent toutes les classes à élever des monuments. La manière de faire preuve de ses richesses, première question à faire dans tous les siècles et dans tous les pays, était telle alors. Agostino Chigi, le plus riche banquier de Rome, montre son opulence en élevant le palais de la Farnesina, et le faisant peindre par Raphaël d'Urbin, le peintre à la mode[43]. Les vieillards riches, et c'est à cette époque de la vie qu'on est riche, bâtissaient des églises, ou au moins des chapelles, qu'il fallait toujours remplir de peintures. Les plus simples particuliers voulaient placer un tableau sur l'autel de leur patron.
On trouve que le capital que l'Italie employa en objets de piété équivaut au prix de tous ses fonds de terre.
Mais la religion, semblable à ces mères malheureuses qui, en donnant la vie à leurs enfants, déposent dans leur sein le germe de maladies incurables, jeta la peinture dans une fausse route; elle l'éloigna de la beauté et de l'expression. Jésus n'est jamais, dans les tableaux du Titien et du Corrége, qu'un malheureux condamné au dernier supplice, ou le premier courtisan d'un despote[44]. Il est plaisant de voir la peinture, un art frivole, faire la preuve d'un système religieux[45].
Chez les Grecs, qui mettaient au rang des dieux les héros bienfaiteurs de la patrie, la religion commandait la beauté, et la beauté avant tout, même avant la ressemblance. Souvent les mains des bas-reliefs antiques ont tout au plus la forme humaine, les accessoires sont ridicules; mais la ligne du front indique déjà la capacité d'attention, et la bouche, le calme d'une raison profonde. C'est que les Grecs avaient à rendre les vertus de Thésée, qui sauve les Athéniens; et les modernes, les vertus de saint Siméon Stylite, qui se donne les étrivières pendant vingt ans au haut de sa colonne[46].
Les Italiens faisaient peindre à fresque l'intérieur de leurs maisons, et quelquefois même l'extérieur, comme à Venise et à Gênes, où l'on peut encore voir sur la place des Fontane Amorose l'élégance de cet usage.
Les surfaces extérieures des grandes murailles sont rarement d'une couleur uniforme; elles offrent, presque en tous pays, quelque chose de rude et de peu soigné qui éloigne l'idée du luxe. De là l'air si misérable de nos petites villes de France. Au contraire, d'aussi loin qu'on aperçoit un palais que la fresque a revêtu de couleurs brillantes et de statues, on songe à la richesse des appartements. Dans le Nord, la teinte uniforme et douce des maisons de Berlin donne l'idée de la propreté et de l'aisance.
Au quinzième siècle, l'Italie ornait de peintures non-seulement les églises et les maisons, mais les cassettes dans lesquelles on offre les présents de noce, mais les instruments de guerre, mais jusqu'aux selles et aux brides des chevaux. La société faisant une aussi énorme demande de tableaux, il était naturel qu'il y eût une foule de peintres. Les gens qui ordonnaient ces tableaux ayant reçu du ciel une imagination enflammée, sentant vivement le beau, honorant les grands artistes avec cette reconnaissance qu'inspirent les bienfaits, il était naturel qu'il naquît des Léonard de Vinci et des Titien.
Ce siècle, si porté pour les beaux-arts, n'exigea pas de ses artistes qu'ils suivissent toujours pour plaire les routes les plus sûres. Tous les romans charment dans la jeunesse. Mais il eut la partie principale du goût, celle qui peut les suppléer toutes, et qu'aucune ne peut remplacer, je veux dire la faculté de recevoir par la peinture les plaisirs les plus vifs. Il aima avec passion cet art bienfaiteur qui embellit de plaisirs faciles les temps prospères de la vie, et qui, dans les jours de tristesse, est comme un refuge ouvert aux cœurs infortunés. Entrerai-je ici dans quelques détails? Oserai-je, dès le portique, faire entrevoir le sanctuaire?
Un livre ne peut changer l'âme du lecteur[47]. L'aigle ne paîtra jamais dans les vertes prairies, et jamais la chèvre folâtre ne se nourrira de sang. Je puis tout au plus dire à l'aigle: Viens de ce côté, c'est vers cette région de la montagne que tu trouveras les agneaux les plus gras; et à la chèvre: C'est dans les fentes de ce roc que croît le meilleur serpolet.
Les sensations manquent à l'homme froid. Un homme, dans les transports de la passion, ne distingue pas les nuances, et n'arrive jamais aux conséquences immédiates. Le sauvage, qui ne sait pas lire, n'a garde de trembler à la vue d'un papier écrit; le voleur, plus instruit, frémit devant sa sentence de mort.
Les liaisons d'idées qui font les trois quarts du charme des beaux-arts ont besoin d'être nommées une fois aux âmes tendres; elles n'oublient plus ces sentiments divins qui ont le bonheur d'être donnés dans une langue que l'ignoble vulgaire ne souilla jamais de ses plates objections.
Parlerai-je de la beauté? Dirai-je qu'il en est, dans les arts, de la sublime beauté[48] comme des beautés mortelles, dont l'amour nous conduit aux beautés du marbre et des couleurs? A la faveur d'une parure ni trop flottante ni trop serrée, montrant beaucoup de leurs attraits, en laissant deviner bien davantage, elles n'en sont que plus séduisantes aux yeux du connaisseur. La pensée soulève ces voiles; elle entre en conversation avec cette vierge charmante de Raphaël; elle veut lui plaire; elle jouit de ces qualités de son âme, qui font qu'elle lui plairait, qualités si longuement oisives dans notre système de vie actuel.
Quant aux autres, ils se plaisent à considérer la délicatesse et la broderie de ses vêtements, la richesse de l'étoffe, la vivacité et le jeu des couleurs, et ils donneraient volontiers la dame pour ses habits[49].
Qui osera dire au tigre rapide: Échange ton bonheur pour celui de la tendre colombe?
Ce n'est pas au moment où un bel enfant vient de naître qu'il faut parler des causes qui le conduiront un jour à la décrépitude. Je ne dirai qu'un mot de la misère actuelle.
Dès ses premiers pas en Italie, le voyageur rencontre l'église célèbre connue sous le nom de Dôme-de-Milan. Cinq portes principales donnent l'entrée dans ce vaste édifice. Si, en passant sous ses portes, le voyageur lève les yeux, il aperçoit dans le bas-relief qui est au-dessus de la plus grande un sujet qui, de nos jours, serait proscrit par les convenances. Il trouve au-dessus de trois des autres portes des charmes retracés avec trop de vérité. Nous ne voulons plus des Ève, des Judith, des Débora si séduisantes. La religion et les convenances s'y opposent également. La plupart des actions de la vie, étant sérieuses, n'admettent plus les beaux-arts au même degré. Les mots si vifs de Henri IV conviennent moins à notre majesté que les réponses un peu lourdes de Louis XIV[50].
La religion du quinzième siècle n'est pas la nôtre. Aujourd'hui que la réforme de Luther et les sarcasmes des philosophes français ont donné des mœurs pures au clergé et à ses dévots, l'on ne se figure guère ce que furent les prêtres aux jours brillants de l'Italie. Les premières places de l'Église étaient dévolues à des cadets de grandes maisons. Ces jeunes gens voyaient bien vite que, pour s'avancer, il fallait de l'esprit et de la politique[51]. Léon X, entrant à treize ans dans le collége des cardinaux, qui avaient pour doyen très-considéré le cardinal Borgia, vivant publiquement avec ses enfants et la belle Vanosa, ce qui ne l'empêcha pas bientôt après d'acheter la couronne, ne devait prendre qu'une idée médiocre de l'utilité des mœurs. De nos jours, c'est le contraire, la mode est pour les vertus négatives; et les papes, avertis par la présence de l'ennemi, n'élèvent à la pourpre que des vieillards habiles qui ont passé leur vie à ne pas se rendre indignes de cette grande distinction, et à s'en approcher sans cesse par des pas insensibles.
Si l'on a la curiosité de prendre l'âge des évêques et des cardinaux du quinzième siècle, et qu'on le compare au temps où la vieille ambition de nos prêtres reçoit enfin sa récompense, on verra que Luther a mis les grandeurs de l'Église dans une autre saison de la vie[52]. Dommage immense pour les beaux-arts.
Les circonstances qui leur étaient favorables, et que le hasard avait surtout réunies à Florence, à Rome et à Venise, se rencontraient plus ou moins dans les autres États.
MILAN.
Un duc de Milan appela Léonard de Vinci. Comme c'était un prince qui donnait aux arts une protection réelle, il fit naître Bernardino Luini et d'autres peintres recommandables. Mais la révolution qui le jeta prisonnier dans le château de Loches, et dépeupla la Lombardie, détruisit ce public naissant et dispersa les peintres.
NAPLES.
A l'autre extrémité de l'Italie, le royaume de Naples offrait une féodalité plus ridicule encore que celle du nord de l'Europe.
Le Dominiquin, qui alla peindre à Naples l'église de Saint-Janvier, y fut empoisonné par les artistes du pays. Voilà tout ce que la peinture doit dire de cet État.
Mais il devait être illustré par un art différent, montrer, trois siècles après, que l'Italie fut toujours la patrie du génie, et lui donner des Cimarosa et des Pergolèze, quand elle n'avait plus de Titien ni de Paul Véronèse.
LE PIÉMONT.
La peinture fut appelée en Piémont pour y être, comme dans les autres monarchies, une plante exotique soignée à grands frais, élevée au milieu d'une grande jactance de paroles, et qui ne fleurit jamais.
Quoique les pinceaux soient muets, le gouvernement monarchique, même dans le cas où le roi est un ange, s'oppose à leurs chefs-d'œuvre, non pas en défendant les sujets de tableaux, mais en brisant les âmes d'artistes.
Il n'est pas si contraire à la sculpture, qui n'admet guère d'expression, et ne cherche que la beauté[53]. Loin que je veuille dire que ce gouvernement ne puisse être fort juste, quant à la propriété et quant à la liberté des sujets; mais je dis que, par les habitudes qu'il imprime, il écrase le moral des peuples.
Quelles que soient les vertus du roi, il ne peut empêcher que la nation ne prenne ou ne conserve les habitudes de la monarchie; sans quoi, son gouvernement tombe. Il ne peut empêcher que chaque classe de sujets n'ait intérêt à plaire au ministre, ou au sous-ministre, qui est son chef immédiat.
Je suppose toujours ces ministres les plus honnêtes gens du monde. Les habitudes serviles que donne la soif de leur plaire ont un caractère déplorable de petitesse, et chassent toute originalité; car, dans la monarchie, celui qui n'est pas comme les autres insulte les autres, qui se vengent par le ridicule. Dès lors plus de vrais artistes, plus de Michel-Ange, plus de Guide, plus de Giorgion. On n'a qu'à voir les mouvements d'une petite ville de France, lorsqu'un prince du sang[54] doit passer, l'anxiété avec laquelle intrigue un malheureux jeune homme pour être de la garde d'honneur à cheval; enfin il est désigné, non point par ses talents, mais par l'absence de ses talents, mais parce qu'il n'est pas une mauvaise tête, mais par le crédit qu'une vieille femme, dont il fait le boston, a sur le confesseur du maire de la ville. Dès lors c'est un homme perdu.
Je ne prétends pas qu'il ne soit honnête homme, homme respectable, homme aimable, si l'on veut; mais ce sera toujours un plat homme[55].
On suit bien l'influence de la monarchie lorsque l'on voit les grands qui ont le plus de génie naturel obligés, par tous les liens de Gulliver, à périr d'ennui pour représenter, c'est-à-dire pour tenir école de servilité monarchique[56]. C'est le service que l'archichancelier rendait à Paris à l'empereur Napoléon.
Les artistes ont le malheur de vivre à la cour[57]. Bien plus, ils ont un chef particulier auquel il faut complaire.
Si Lebrun est premier peintre du roi, tous les artistes copieront Lebrun. Si, contre toute apparence, il se trouvait quelque pauvre homme de génie assez insolent pour ne pas suivre sa manière, le premier peintre se gardera bien de favoriser un talent qui, par sa nouveauté, peut dégoûter du sien le roi son maître. Il sera très-honnête homme, je le veux; mais il ne sentira pas ce talent qui diffère du sien. La peinture sera donc toujours médiocre dans les monarchies absolues. Si le hasard y fait naître un Poussin, il ira mourir à Rome[58].
La monarchie constitutionnelle lui serait assez favorable. Personne n'a reproché aux Anglais de manquer d'originalité, d'énergie ou de richesses. Ce qui leur manque pour avoir des arts, c'est un soleil et du loisir[59].
La Sicile, par exemple, avec le gouvernement et l'opulence de l'Angleterre, pourra donner de grands peintres, si la mode y vient jamais de faire faire des tableaux.
J'ai rencontré avec plaisir le Piémont pour exemple de la monarchie. Tout le monde trouve cet exemple sous ses pas en entrant en Italie: on peut voir si j'ai menti, et tout le monde rend grâce à notre glorieuse révolution, si cet exemple est le seul que l'on puisse rencontrer aujourd'hui[60].
[2] Tacite, Robertson, Mallet.
[3] Robertson.
[4] «.... Et quoique j'eusse tué plusieurs hommes, le vicaire de Dieu m'avait pardonné par l'autorité de sa loi,» dit Benvenuto Cellini sur le point d'être mis à mort, et faisant son examen de conscience en 1538. (Vita, I, 417, édit. des classiques.)
[5] Les Italiens du treizième siècle ont un analogue vivant: la race des Afghans, au royaume de Kaboul.
[6] Ces mœurs passionnées, dont l'amour et la religion font la base, existent encore dans un petit coin du monde: on peut les observer dans la nature; mais il faut aller aux îles Açores. (Voyez History of the Azores, Londres, 1813.)
[7] Probablement on ne laissait prononcer aucun mot à l'élève sans qu'il y attachât une idée nette. La théologie et toutes les sciences vaines qui ne ressemblent à rien dans la nature sont comme les échecs; l'erreur consisterait à affirmer que l'art des échecs est l'art de la guerre, et à conduire les soldats sur le terrain, un échiquier à la main: ce qui n'empêcherait nullement qu'il ne fallût une suite de combinaisons très-savantes pour faire son joueur échec et mat.
[8] L'évêque Guglielmino, Uguccione della Faggiola, Castruccio Castracani, Pier Sacone, Nicolo Acciajuoli, le comte de Virtù, etc., etc.
[9] Temporum culpa, non hominum.
[10] M. le président d'Oppède.
[11] Voltaire, Essai, tom. V.
[12] W. Roscoe, et autres plus célèbres.
[13] Vita di Cellini, I, p. 55.
[14] Confessions, liv. II.
[15] Chose singulière! l'époque brillante de l'Italie finit au moment où les petits tyrans sanguinaires furent remplacés par des monarques modérés.
[16] Ancien musée Napoléon.
[17] Florence eut son Caton d'Utique dans Philippe Strozzi, 1539.
[18] Histoire de Stradella, un siècle après.
[19] Dominica ultima mensis octobris, in sero, fecerunt cœnam cum duce Valentinensi in camera sua in palatio apostolico quinquaginta meretrices honestæ, cortegianæ nuncupatæ, quæ post cœnam chorearunt cum servitoribus et aliis ibidem existentibus, primo in vestibus suis, deinde nudæ. Post cœnam, posita fuerunt candelabra communia mensæ cum candelis ardentibus, et projectæ ante candelabra per terram castaneæ, quas meretrices ipsæ super, manibus et pedibus nudæ, candelabra pertranseuntes colligebant. Papa, Duce, et Lucretia, sorore sua, præsentibus et aspicientibus: tandem exposita dona ultimo, diploides de serico, paria caligarum, bireta et alia, pro illis qui plures dictas meretrices carnaliter agnoscerent, quæ fuerunt ibidem in aula publice carnaliter tractatæ arbitrio præsentium, et dona distributa victoribus.
Feria quinta, undecima mensis novembris, intravit urbem per portam Viridarii quidam rusticus, ducens duas equas lignis oneratas, quæ cum essent in plateola Sancti Petri, accurrerunt stipendiarii Papæ, incisisque pectoralibus, et lignis projectis in terram cum bastis, duxerunt equas ad illam plateolam quæ est inter palatium juxta illius portam; tum emissi fuerunt quatuor equi curserii, liberi suis frenis et capistris in palatio, qui accurrerunt ad equas, et inter se propterea cum magno strepitu et clamore morsibus et calceis contendentes ascenderunt equas, et coierunt cum eis, Papa in fenestra cameræ supra portam palatii, et domina Lucretia cum eo existente, cum magno risu et delectatione præmissa videntibus.
Dominica secunda adventus quidam mascheratus visus est per burgum verbis inhonestis contra ducem Valentinum. Quod dux intelligens fecit eum capi, cui fuit abscissa manus, et anterior pars linguæ, quæ fuit appensa parvo digito manus abscissæ.
Die prima februarii, negatus fuit aditus Antonio de Pistorio et socio suo ad cardinalem Ursinum, qui singulis diebus consueverant portare ei cibum et potum quæ sibi per matrem suam mittebantur; dicebatur pro eo quod Papa petierat a cardinali Ursino duo mille ducatos apud eum depositos per quemdam Ursinum consanguineum suum, et quamdam margaritam grossam, quam ipse cardinalis a quodam Virginio Ursino emerat pro duo mille ducatis. Mater cardinalis hoc intelligens, ut filio subveniret, solvit duo mille ducatos Papæ; et concubina cardinalis quamdam margaritam habebat. Induta habitu viri, accessit ad Papam, et donavit ei dictam margaritam. Quibus habitis permisit cibum ut prius ministrari qui interim biberat, ut vulgo æstimabatur, calicem ordinatum, et jussu Papæ sibi paratum.
(Corpus historicum medii ævi, a G. Eccardo. Lipsiæ, 1723, tom. II, col. 2,134 et 2,149.)
..... Era Messer Cosimo Gheri da Pistoia vescovo di Fano, d'età d'anni vintiquatro, ma di tanta cognizione delle buene lettere cosi greche come latine e toscane, et di tal santità di costumi, ch'era quasi incredibile. Trovavassi questo giovane alla cura del suo vescovado, dove, pieno di zelo e di carità, faceva ogni giorno di molte buone opere; quando il signor Pier Luigi da Farnèse, il quale ebro della sua fortuna, e sicuro per l'indulgenza del padre di non dover esser non che gastigato, ripreso, andava per le terre della chiesa stuprando, o per amore o per forza, quanti giovani gli venivano veduti, che gli piacessero. Parti dalla città d'Ancona per andare a Fano dove era governatore un frate sbandito dalla mirandola, il quale è ancor vivo, e per la miseria e meschinità della spilorcia vita, si chiamava il vescovo della fame. Costui sentita la venuta di Pier Luigi, e volendo incontrarlo, richiese il vescovo, che volesse andare di compagnia a onorare il figliuolo del pontefice, e gonfaloniere di s. chiesa, il che egli fece quantunque mal volontieri. La prima cosa della quale domandò Pier Luigi il vescovo, fu, ma con parole proprie e oscenissime secondo l'usanza sua, il quale era scotumatissimo, come egli si solazzasse, e desse buon tempo con quelle belle donne di Fano. Il vescovo, il quale non era men accorto che buono, rispose modestamente benchè alquanto sdegnato, ciò non essere officio suo, e per cavarlo di quel ragionamento soggiunse: Vostra Eccellenza farebbe un gran benefizio a questa sua città, la quale è tutta in parte, s'ella mediante la prudenza e autorità sua la riunisse e pacificasse.»
Pier Luigi il giorno di poi avendo dato l'ordine di fare quello che fare intendeva, mandò a chiamar prima il governatore e poi il vescovo. Il governatore tosto che vedde arrivato il vescovo uscì di camera, e Pier Luigi cominciè palpando, e stazzonando il vescovo a voler fare i più disonesti atti, che con femmine far si possano; e perché il vescovo, tutto che fusse di debolissima complezione, si difendeva gagliardamente, non pur da lui, il quale essendo pieno di malfrancese, non si reggeva a pena in piè, ma da altri suoi satelliti, i quali brigavano di tenerlo fermo, lo fece legare così in roccetto, com'egli era, per le braccia, per li piedi, e nell mezzo, ed il signor Giulio da Piè di Lucco, ed il signor conte di Pitigliano, i quali vivono ancora forse, quanto penò Pier Luigi sostenuto da due di quà e di là, à sforzarlo, stracciatogli il roccetto, e tutti gli altri panni, ed a trarsi la sua furiosa rabbia, tanto non solo li tennero i pugnali ignudi alla gola, minacciandolo continuamente se si muoveva di scanarlo, ma anco gli diedero parte colle punte, e parte co' pomi, di maniera che vi rimasero i segni. Le protestazioni che fece a dio ed a tutti i santi, il vescovo cosi infamissimamente trattato, furono tali e tante, che quelli stessi i quali v'intervennero, ebbero a dir poi, che si maravigliarono, come non quel palazzo solo, ma tutta la città di Fano, non isprofondasse; e piu avrebbe detto ancora, ma gli cacciarono per forza in bocca, e giù per la gola alcuni cenci, i quali poco mancò, che noll'affogassero. Il vescovo tra per la forza che egli ricevete nell corpo male complessionato, ma molto più per lo sdegno ed incomparabil dolore, si morì. Questa cosi atroce enormità, perche il facitor di essa non solo non se ne vergognava, ma se ne vantava, si divulgò in un tratto per tutto. Solo il cardinal di Carpi, che io sappia, osò dire in Roma, che nessuna pena se gli poteva dar tanto grande, che egli non la meritasse maggiore. I luterani dicevano a vituperio de' Papi, e de' papisti, questo esser un nuovo modo di martirizare i santi, e tanto più che il pontefice suo padre risaputa cosi grave ed intolerabile nefandità, mostrò chiamandola leggerezza giovanile, di non farne molto caso; pure l'assolvè segretamente per un amplissima bolla papale, da tutte quelle pene ne quali per incontinenza umana potesse in qualunque modo, o per qualsivoglia caggione, esser caduto ed incorso.
| Léonard de Vinci, né près de Florence en | 1452 | mort 1519 | à | 67 ans. |
| Le Titien, né près de Venise en | 1477 | 1576 | 99 | |
| Le Giorgion, né près de Venise en | 1477 | 1511 | 34 | |
| Michel-Ange, né à Florence en | 1474 | 1563 | 89 | |
| Le Frate, né à Prato, près de Florence en | 1469 | 1517 | 48 | |
| Raphaël, né à Urbin, en | 1483 | 1520 | 37 | |
| André del Sarto, né à Florence en | 1488 | 1530 | 42 | |
| Jules Romain, né à Rome en | 1492 | 1546 | 54 | |
| Le Corrége, né à Corregio, en Lombardie, en | 1494 | 1534 | 40 |
[21] Tome I, p. 4.
[22] Musée de Paris, no 928.
[23] Florence fut trahie par le principal personnage chargé de la défendre, l'infâme Malatesta, 1530.
[24] Est-il besoin d'avertir qu'on parle de la monarchie absolue, dont rien ne diffère plus que l'heureux gouvernement que nous devons à un prince libéral?
(R. C.)
[25] Le comte de Virtù, l'archevêque Visconti, le mélancolique beau-père du grand François Sforce.
[26] Établissement du Catasto.
[27] Assassinat de Baldaccio, non moins odieux que celui de Pichegru.
[28] Quelques pauvres diables qui furent livrés généreusement par la république de Venise, conduite noble qui, de nos jours, a trouvé des imitateurs chez ce peuple loyal, les Suisses. (Machiavel, lib. V; Nerli, lib. III.)
[29] Il prêtait facilement des sommes qu'il ne redemandait jamais.
[30] Ammir. ist, lib. XXI.—Mach., lib. V.—Nerli, lib. III.
[31] Aujourd'hui on les rendrait inconquérables par l'amour de la patrie et les deux Chambres.
[32] La Toscane eût gagné pour sa gloire en cessant d'exister en 1500.
[33] Comines, chap. IX, pour Charles VIII. L'Italie méprisait les sottises monacales sur l'usure. Elle était à deux siècles en avant de l'Europe, comme aujourd'hui elle est à deux siècles en arrière de l'Angleterre.
[34] Écrit en 1802, avant que Napoléon eût porté dans les grandes salles nues de Monte-Cavallo le luxe délicat et brillant des appartements de Paris.
[35] Il ne régna que huit ans, et fut remplacé par un Flamand. Voici les dates des papes gens d'esprit: Nicolas V, de 1447 à 1455.—Alexandre VI, de 1492 à 1503.—Jules II, de 1503 à 1513.—Léon X, de 1513 à 1521.—Le Flamand Adrien VI, qui détestait les arts, de 1522 à 1523.—Le faible Clément VII, qui parut digne du trône jusqu'à ce qu'il y monta, de 1523 à 1534. Ce fut lui qui détruisit la liberté de Florence.
[36] Il est aussi ridicule à un pape de signer l'abolition des jésuites, qu'à un roi de France de faire le traité de 1756.
[37] A San-Leo, 1795.
[38] De là l'absence du comique.
[39] Vie d'Alfieri, Vie de Cellini, l'Aretin, etc.
[40] En 1816, le pape est plus riche que jamais. Sa Sainteté jouit de tous les biens des moines. Voyage de sir W. E***.
[41] L'Italie peut lire dans un exemple domestique. Lorsque, après la mort d'Alphonse II, Ferrare passa aux papes, avec son indépendance elle perdit son école.
[42] Vu encore à Gênes en 1792. Un noble, ayant gagné un procès, et ne sachant que faire de l'argent, élevait un arc de triomphe en l'honneur de sa victoire.
[43] Les histoires de Psyché et de Galatée immortalisent ce joli bâtiment, qui appartient au roi de Naples, comme héritier des Farnèse. C'est ainsi que lui est venue la galerie de Parme.
[44] Par son air humble et soumis.
[45] Tant il est vrai que les grands hommes arrivent à la vérité par tous les chemins.
[46] Vies des Pères du désert.
[47] Voyez les Bobines, dans les Lettres sur Mozart.
[48] Les négligences du Corrége.
[49] Ce matin, je montrais à un homme qui a plusieurs plaques à son habit, et qui ne manque pas d'intelligence, une superbe épreuve de la cène de Morghen. Il l'a examinée longtemps en silence, car lui-même possède de superbes gravures. Je lui faisais comparer celle-ci à un dessin que j'ai fait faire d'après le carton de Bossi. Tout à coup il s'est écrié: «Comme ces verres sont rendus!» et, après un petit silence: «Vous savez que la tête de Judas est le portrait du prieur?» J'ai vu que depuis un quart d'heure j'étais un sot.
[50] Cela tient à la grande loi des convenances, qui n'est que la crainte du ridicule, qui n'est que le manque de caractère, qui n'est que l'influence de la monarchie. Peu de tout cela en Angleterre; l'on n'est pas plus vertueux qu'en 1500, mais moins énergique pour le mal comme pour le bien. La civilisation fait désirer à un homme des choses moins nuisibles aux autres. Nous n'avons plus de cette barbarie que la noblesse.
[51] Vie du cardinal Bembo, par Angiolini.
[52] Léon X, cardinal à quatorze ans; Gio. Salviati, cardinal à vingt ans; B. Accolti, cardinal à trente ans; H. Gonzaga, cardinal à vingt-deux ans; H. de Médicis, cardinal à dix-huit ans; H. d'Este, archevêque de Milan à quinze ans; As. Sforce, cardinal à seize ans; Alex. Farnèse, cardinal à quatorze ans.
[53] Sans la protection du ministre, le sculpteur ne peut travailler.
[54] Écrit en septembre 1814, à B***.
[55] Voyez la preuve de tout ceci dans un ancien ennemi du trône et de l'autel, Fénelon: Lettres diverses, édit. Briano, tom. X. Lettres à son neveu le lieutenant général, pag. 85, 89, 110 et partout.
[56] Je mets le temple de cette servilité en Allemagne. Il y a peut-être plus de bassesse apparente à Rome et à Naples; mais, chez les fiers Germains, il y a plus d'abnégation de soi-même; cette nation est née à genoux. Oserai-je le dire? j'ai trouvé plus de patriotisme et de véritable grandeur dans la maison de bois du Russe. La religion est leur chambre des communes. (Anspach, 20 février 1795.) C'est ce qui me fait voir sans peine les Russes maîtres de l'Italie en 1840.
[57] Vies de Michel-Ange, de Cellini, de Mengs.
[58] Il faut lier les arts à un sentiment, et non à un système; de là la chambre des communes, et non l'Institut, seul bon juge des concours.
[59] Méditez le Voyage de M. Say et les discours de M. Brougham. Sous le gouvernement des deux Chambres, on s'occupe toujours du toit, et l'on oublie que le toit n'est fait que pour assurer le salon.
[60] On osera emprunter les paroles d'un homme illustre:
«Si dans le nombre..... des choses qui sont dans ce livre il y en avait quelqu'une qui, contre mon attente, pût offenser, il n'y en a pas du moins qui y ait été mise avec mauvaise intention. Je n'ai point naturellement l'esprit désapprobateur. Platon remerciait le ciel de ce qu'il était né du temps de Socrate; et moi, je lui rends grâce de ce qu'il m'a fait naître dans le gouvernement où je vis, et de ce qu'il a voulu que j'obéisse à ceux qu'il m'a fait aimer.»
(Préface de l'Esprit des lois.)
Dans des temps de frivolité et de calme, où les romanciers font des romans et les petits abbés des déjeuners délicats, cette citation d'un grand homme, à propos d'une brochure, serait assurément fort plaisante. Dans des temps moins heureux où le métier de diffamateur est sans honte, mais non pas sans profit, il faut quelquefois se rappeler modestement la fable du lièvre qui,
Dire, pour se sauver des griffes de ces messieurs, que ce qui suit a été écrit en 1811 et 1813 sur un sujet métaphysique, et de manière à ne pas quêter des lecteurs, qu'on a mis trente cartons pour prévenir toutes les allusions faites, en 1811, aux événements qui devaient éclater en 1817, c'est ne rien dire. Ce n'est pas faire du bien, mais faire du bruit, qui est la devise de nos pauvres petits ambitieux désarçonnés. Que la Q*** et les D*** disent qu'un ouvrage est détestable, rien de mieux, ils ont raison quatre-vingt-quinze fois sur cent; mais que ces messieurs ajoutent que l'auteur est mauvais citoyen, c'est se faire volontairement aide-bourreau, et l'on peut dire qu'en ce sens ils sont dignes de l'affreux mépris que l'Europe leur prodigue.
Les journaux étant sous l'influence d'un ministre, homme supérieur, et comme tel excellent juge de ce qui est dangereux ou de ce qui n'est qu'ennuyeux, l'éditeur a cherché à ne rien laisser ici qui n'eût pu paraître dans les journaux.
Les journaux sur lesquels il s'est réglé sont le Mercure, la Quotidienne et les Débats d'avril 1817.
(R. C.)
HISTOIRE
DE LA PEINTURE
EN ITALIE
ÉCOLE DE FLORENCE
LIVRE PREMIER
RENAISSANCE ET PREMIERS PROGRÈS DES ARTS VERS L'AN 1300
(DE 450 A 1349)
Io, che per nessun'altra cagione scriveva, se non perchè i tristi miei tempi mi vietavan di fare...
Alfieri, Tirannide, pag. 8.
CHAPITRE PREMIER.
DES PLUS ANCIENS MONUMENTS DE LA PEINTURE.
Si l'expérience démontrait qu'après des tempêtes réitérées qui, à diverses époques, ont changé en désert la face d'un vaste terrain, il est une partie dans laquelle est toujours revenue fraîche et vigoureuse une végétation spontanée, tandis que les autres sont demeurées stériles, malgré toutes les peines du cultivateur, il faudrait avouer que ce sol est privilégié de la nature.
Les nations les plus célèbres ont une époque brillante. L'Italie en a trois. La Grèce vante l'âge de Périclès, la France le siècle de Louis XIV.
L'Italie a la gloire de l'antique Étrurie, qui, avant la Grèce, cultiva les arts et la sagesse, l'âge d'Auguste, et enfin le siècle de Léon X, qui a civilisé l'Europe.
Les Romains, trop occupés de leur ambition, ne furent pas artistes; ils eurent des statues, parce que cela convient à l'homme riche. Aux premiers malheurs de l'Empire, les arts tombèrent. Constantin faisant relever un temple ancien, ses architectes placèrent les colonnes à l'envers. Vinrent les Barbares, ensuite les papes. Saint Grégoire le Grand brûla les manuscrits des classiques, voulut détruire Cicéron, fit briser et jeter dans le Tibre les statues, comme idoles, ou du moins images de héros païens[61]. Arrivèrent les siècles neuvième, dixième et onzième, de la plus ténébreuse ignorance.
Mais comme, durant le triste hiver qui détruit les familles brillantes des insectes, les germes féconds qui doivent les reproduire se cachent sous terre et attendent pour naître le souffle réchauffant du printemps, ainsi, aux premiers regards de la liberté, l'Italie se réveilla; et cette terre du génie enfanta de nouveaux grands hommes.
Elle a eu des peintres même dans les siècles les plus barbares du moyen âge. Voyez à Rome les portraits des papes que saint Léon fit peindre à fresque au cinquième siècle dans l'église de Saint-Paul. L'église de Saint-Urbain, aussi à Rome, est un autre monument de ces temps reculés. Il est encore possible de distinguer sur les murs quelques figures qui représentent des scènes prises dans l'Évangile, dans la légende de saint Urbain et dans celle de sainte Cécile.
Comme on ne trouve rien dans cet ouvrage qui rappelle la manière des peintres qui, à cette époque, florissaient à Constantinople, qu'en particulier les têtes et les draperies sont traitées d'une façon différente, il est naturel de l'attribuer au pinceau italien. On y lit la date de 1011.
Pesaro, Aquilée, Orvietto, Fiesole, gardent des monuments du même genre et de la même époque. Mais on ne peut prendre aux artistes de ces premiers siècles qu'un intérêt historique. Pour trouver quelque plaisir devant leurs ouvrages, il faut aimer déjà depuis longtemps ceux des Corrége et des Raphaël, et pouvoir distinguer dans ces peintres gothiques les premiers pas que fit l'esprit humain vers l'art charmant que nous aimons. Nous ne pouvons tout à fait les passer sous silence; ils s'écrieraient avec le grand poëte, leur contemporain:
Vers l'an 828, les Vénitiens, fiers de posséder les reliques de saint Marc, qu'ils avaient enlevées à l'Égypte, voulurent élever sous son nom une église magnifique. Elle brûla en 970, fut rebâtie, et enfin ornée de mosaïques vers 1071[62]. Ces mosaïques furent exécutées par des Grecs de Constantinople.
Ces peintres, dont les ouvrages exécrables vivent encore, servirent de modèles aux ouvriers italiens qui faisaient des madones pour les fidèles, qui les faisaient toutes sur le même patron, et ne représentaient la nature que pour la défigurer. On peut, si l'on veut, dater de cette époque la renaissance de la peinture; mais l'art ne s'éleva pas au-dessus d'un simple mécanisme[63].
[61] Jean de Salisbury, Léon d'Orvietto, Saint-Antonin, Louis II, roi de France; Lettres de saint Grégoire lui-même sur Job.
[62] On lit dans l'intérieur de ce monument singulier:
La beauté des caractères place cette inscription au onzième siècle.
[63] Le soleil de la civilisation brillait alors à Bagdad, à la cour de calife Moctadar. Lorsqu'il reçut, en 917, une ambassade de Constantinople, on vit s'élever au milieu d'un de ces salons resplendissants de pierreries dont les contes arabes nous ont conservé l'image, un arbre d'or et d'argent. Après avoir laissé le temps d'admirer le naturel de son feuillage, il s'ouvrit de lui-même pour se diviser en douze rameaux. A l'instant, des oiseaux de toutes les sortes allèrent se percher sur ses branches; ils étaient d'or ou d'argent, selon la couleur de leur plumage, avec des yeux de diamants; et chacun faisait entendre le chant qui lui est propre.
CHAPITRE II.
NICOLAS PISANO.
Au milieu des fureurs des Guelfes et des Gibelins, rien n'annonçait à l'Italie, vers l'an 1200, qu'elle fût sur le point de voir ses villes se remplir des chefs-d'œuvre de l'art. Une seule observation pouvait indiquer les succès qui attendaient ce peuple, si son étoile lui laissait le temps de respirer. C'est que, depuis trois siècles, chaque Italien se battait parce qu'il le voulait bien, et pour obtenir une certaine chose qu'il désirait. Les passions de chaque individu étaient mises en mouvement, toutes ses facultés développées, tandis que, dans le sombre septentrion, le bourgeois des villes n'était encore qu'une espèce d'animal domestique, à peine sensible aux bons et aux mauvais traitements. Les passions, qui font la possibilité comme le sujet des beaux-arts, existaient[64]; mais personne ne s'en était encore emparé. La sympathie avait soif de sensations. Elle devait donner avec fureur dans le premier art qui lui présenterait des plaisirs.
Vers la fin du treizième siècle, un œil attentif commence à distinguer un léger mouvement pour sortir de la barbarie. Le premier pas que l'on fit vers une manière moins imparfaite d'imiter la nature fut de perfectionner les bas-reliefs. La gloire en est aux Toscans, à ce peuple qui, déjà une fois, dans les siècles reculés de l'antique Étrurie, avait répandu dans la péninsule les arts et les sciences. Des sculpteurs, nés à Pise, enseignèrent aux faiseurs de madones à secouer le joug des Grecs du moyen âge et à lever les yeux sur les œuvres des anciens Grecs. Les troubles, pendant lesquels chacun songe à sa vie ou à sa fortune, avaient tout corrompu, non-seulement les arts, mais encore les maximes nécessaires pour les rétablir. L'Italie ne manquait pas de belles statues grecques ou romaines; mais, loin de les imiter, les artistes ne les trouvaient point belles. On peut voir leurs tristes ouvrages au dôme de Modène, à l'église de Saint-Donat d'Arezzo, et particulièrement sur une des portes de bronze de l'église primatiale de Pise.
Au milieu de cette nuit profonde, Nicolas Pisano vit la lumière, et il osa la suivre (1230).
Il y avait à Pise, de son temps, et l'on y trouve encore aujourd'hui, quelques sarcophages antiques, l'un desquels, qui est fort beau, a servi de tombe à Béatrix, mère de la célèbre comtesse Mathilde. On y voit une chasse d'Hippolyte, fils de Thésée. Il faut que ce bas-relief ait été traité originairement par quelque grand maître de l'antiquité, car je l'ai retrouvé à Rome sur plusieurs urnes antiques. Nicolas eut l'idée d'imiter ces figures en tous points, et véritablement il se forma un style qui a beaucoup de rapports avec celui des bonnes statues antiques, surtout dans les airs de têtes et dans la manière de rendre les draperies.
Dès l'an 1231, il avait fait à Bologne le tombeau (urna) de saint Dominique, d'après lequel, comme d'un ouvrage étonnant, il fut appelé Nicolas dall'Urna. On reconnaît le peuple né pour les arts. Son talent brilla plus encore dans le jugement dernier qu'il fit pour la cathédrale d'Orvietto, et dans les bas-reliefs de la chaire de Saint-Jean, à Pise. Ses ouvrages, reçus avec enthousiasme dans toute l'Italie, répandaient les idées nouvelles. Il mourut vers 1275.
Faut-il dire qu'il resta loin de l'antique? Ses figures trop courtes, ses compositions confuses par le grand nombre de personnages, montrent plutôt le travail que le succès du travail. Mais Nicolas Pisano a le premier imité l'antique. Par ses bas-reliefs d'Orvietto et de Pise, qui ont été gravés, les amateurs de tous les pays peuvent juger des progrès qu'il fit faire au dessin, à l'invention et à la composition[65].
[64] A Florence, Giano della Bella, insulté par un noble, conspire pour la liberté, et réussit en 1293. En 1816, la féodale Allemagne n'est pas encore à cette hauteur. Werther; Mémoires de la margrave de Bareith, sœur du grand Frédéric.
[65] Voir dans M. Dagincourt la planche XXXIII de la huitième livraison, mais ne voir que la gravure. Dans les choses où il faut d'abord VOIR, puis JUGER, il est plus court de suivre aveuglément un seul auteur; quand on l'entend bien nettement, un beau jour on le détrône, et l'on prend la résolution de regarder comme fausse chacune de ses assertions, jusqu'à ce qu'on les ait lues dans la nature. Parvenu à ce point, on peut ouvrir sans inconvénient les auteurs approuvés. La chasse d'Hippolyte se trouve aujourd'hui au Campo-Santo, cimetière célèbre de la ville de Pise, dont la terre a été apportée de Jérusalem (1189). Ce Campo-Santo, restauré en dernier lieu, ressemble à un joli petit jardin carré long, environné des quatre côtés par un portique assez élégant. Les peintures sont sur le mur au fond du portique qui enclôt le jardin; on y voit, à côté de la chasse d'Hippolyte, le marbre de l'aimable Pignotti et celui d'Algarotti, élevé par Frédéric II. Carlo Lasinio a gravé les fresques.
Nicolas était un de ces hommes faits pour changer les idées de tout un peuple; c'est lui qui donna le premier choc à la barbarie: il fut excellent architecte. Voir l'immense édifice du Santo, à Padoue; à Florence, l'église de la Trinité, que Michel-Ange appelait sa maîtresse; à Pise, le singulier clocher des Augustins, octogone au dehors, circulaire en dedans; il sut corriger la mobilité du terrain en enfonçant des pieux.
Comparer aux ouvrages de Nicolas la porte de Pise, celle de Sainte-Marie à Montréal, qu'on attribue à Bonanno Pisano. Sur ces antiquités, on peut consulter Martini, Moronna, le père del Giudice, Cicognara.
CHAPITRE III.
PREMIERS SCULPTEURS.
Il forma à la sculpture Arnolfe Fiorentino, auteur du tombeau de Boniface VIII à Saint-Pierre de Rome, et son fils, Jean Pisano, qui fit le tombeau de Benoît IX à Pérouse. Ce fils travailla à Naples et dans plusieurs villes de Toscane; mais son ouvrage le plus remarquable est le grand autel de Saint-Donat d'Arezzo, qui coûta trente mille florins d'or.
Jean Pisano eut pour compagnon à Pérouse, et peut-être pour élève, un André Pisano, qui, s'étant ensuite établi à Florence, orna de statues la cathédrale et l'église de Saint-Jean. On sait qu'il employa vingt-deux ans à faire une des trois portes de bronze par lesquelles on entre dans ce baptistère célèbre. Il a mérité cette louange, que c'est en étudiant les bas-reliefs qui couvrent cette porte que les artistes ses successeurs sont parvenus à faire les deux autres, que Michel-Ange appelait les portes du paradis. Il est impossible, en effet, de rien voir de plus agréable que celle qui fait face au dôme. C'est un ouvrage plein de grâce, et dont la porte de bronze, qui était à l'ancien musée Napoléon, dans la salle du Nil, ne peut donner aucune idée.
André fonda l'école célèbre qui produisit Donatello et Ghiberti.
Après André Pisano vient Balducci de Pise; c'est un des sculpteurs les plus remarquables du siècle. Castruccio, ce grand homme, tyran de Lucques, et Azzone Visconti, seigneur de Milan, l'employèrent à l'envi; mais c'est dans cette dernière ville qu'il a le plus travaillé. Le voyageur ne doit pas négliger le tombeau de saint Pierre, martyr, à Saint-Eustorge; il y verra ce que l'art avait encore produit de mieux à cette époque (1339).
Deux artistes de Sienne sortirent de l'école de Jean Pisano. Agnolo et Agostino étaient frères. Ce sont eux qui exécutèrent, sur les dessins de Giotto, le singulier tombeau de Guido, évêque d'Arezzo, où l'on trouve des bas-reliefs et un si grand nombre de petites statues représentant les principaux exploits de ce prélat guerrier. Ils travaillèrent beaucoup à Orvietto, à Sienne, en Lombardie.
La mosaïque suivait la sculpture, et la gloire en est encore à un Toscan, le moine Mino da Turita.
CHAPITRE IV.
PROGRÈS DE LA MOSAÏQUE.
Que Rome ait eu une école de mosaïque dès le onzième siècle, peu importe à la gloire de la Toscane, si Turita a également surpassé les ouvriers romains et ceux de Constantinople. En voyant ses ouvrages à Sainte-Marie-Majeure, on a peine à se persuader qu'ils soient d'un siècle encore si barbare.
CHAPITRE V.
PREMIERS PEINTRES.
Pour la peinture, elle restait bien loin de la mosaïque, et surtout de la sculpture. L'antiquité n'avait pas laissé de modèle.
Probablement, dès le temps des Lombards, Florence avait élevé son baptistère sur les ruines d'un temple de Mars. Sous Charlemagne, on bâtit l'église de Sant'Apostolo. Cet édifice, pur de la barbarie gothique, a mérité de servir de modèle à Brunelleschi, qui, à son tour, fut imité par Michel-Ange. En 1013, les Florentins rebâtirent l'église de San-Miniato. Il y a dans les arceaux, dans les corniches, dans les autres ornements, une imitation bien décidée de l'antique.
En 1063, les Pisans, fiers de leurs richesses et de leurs mille vaisseaux, voulurent élever le plus grand monument dont on eût jamais ouï parler. Ils amenèrent de Grèce un architecte et des peintres. Il fallut invoquer le secours de tous les arts. Les masses énormes à élever, les sculptures, les vastes mosaïques, tout indique que ce grand édifice fut un centre d'activité pendant le reste du onzième siècle. Tout encore y est barbare. Mais la grandeur matérielle de la chose exécutée donne, malgré soi, une partie du plaisir des beaux-arts. Cette grande entreprise réveilla la Toscane. Le feu sacré fut alimenté par la construction de l'église de Saint-Jean, de la tour penchée et du Campo-Santo.
Au milieu de cette activité de l'architecture, les peintres venus de Grèce firent des élèves sans doute; mais ils ne purent montrer que ce qu'ils savaient eux-mêmes; et la science qu'ils apportèrent en Italie était bien peu de chose, à en juger du moins par un parchemin que l'on conserve à la cathédrale de Pise, et sur lequel est écrit l'hymne du samedi saint. Il y a de temps en temps, entre les versets, des miniatures représentant des animaux ou des plantes. Les amateurs de la vénérable antiquité croient ce parchemin du commencement du douzième siècle. Ils admirent encore à Pise quelques tableaux du même temps et du même mérite. Ce sont, pour la plupart, des madones qui portent Jésus dans le bras droit. Le chef-d'œuvre de ces Grecs, auxquels j'ai honte de donner un si beau nom, est une vierge peinte sur bois dans la petite ville de Camerino. Elle ressemble assez aux peintures grecques que nous trouvâmes en 1812 à Smolensk et à Moscou. Il paraît que, chez les Grecs modernes, l'art n'est pas sorti du simple mécanisme. C'est que leur civilisation n'a pas fait un pas depuis les croisades. Il est bien vrai que, depuis quelque temps, ils se font savants; mais le cœur est toujours bas[66].
On cite en Toscane le nom d'un peintre qui vivait vers l'an 1210. Le mieux conservé des ouvrages de Giunta Pisano se trouve dans l'église des Anges à Assise: c'est un Christ peint sur une croix de bois. Aux extrémités des branches de la croix on aperçoit la mère de Jésus et deux autres demi-figures. Ces figures sont plus petites que nature; le dessin en est horriblement sec, les doigts extrêmement longs. Toutefois il y a une expression de douleur dans les têtes, une manière de rendre les plis des draperies, un travail soigné dans les parties nues, qui l'emportent de beaucoup sur la pratique des Grecs de ce temps-là. Les couleurs sont bien empâtées et bien fondues. La couleur des chairs tire sur le bronze; mais, en général, les teintes sont distribuées avec art; on aperçoit quelques traces de la science des clairs et des obscurs, et le tout ensemble n'est inférieur que dans la proportion aux crucifix entourés de demi-figures qu'on attribue à Cimabue[67].
Il y a quelques fresques de Giunta dans l'église supérieure de Saint-François, à Assise; c'est un ouvrage qu'il fit de compagnie avec des peintres grecs. Il est encore possible de distinguer plusieurs sujets, entre autres le crucifiement de saint Pierre. On dit qu'une main indiscrète a retouché ces fresques. C'est une excuse pour les incorrections du dessin; mais les partisans de Giunta sont plus embarrassés pour le coloris, qui est d'une extrême faiblesse. Ils veulent que son école ait propagé les arts en Toscane. Il mourut, jeune encore, vers 1240.
Les gens d'Assise montrent en même temps que ces fresques le plus ancien portrait de saint François. Il est peint sur la planche même qui servit de lit au saint jusqu'à sa mort. C'est l'ouvrage de quelque Grec antérieur à Giunta.
[66] Voyage de North-Douglas, Londres, 1813. Il aura tort dans cinquante ans, si les élections sont libres aux Sept-Iles.
| Cimabue | né en 1240 | mort en 1300. |
| Giotto | 1276 | 1336. |
| Masaccio | 1401 | 1443. |
| Ghirlandajo | 1451 | 1495. |
| Leonardo da Vinci | 1452 | 1519. |
CHAPITRE VI.
SUITE DES PREMIERS PEINTRES.
La révolution que nous venons de voir en Toscane (1230), et il fallait bien la suivre quelque part, s'opérait presque en même temps dans le reste de l'Italie. Partout des citoyens riches, après avoir secoué les chaînes féodales, demandaient aux arts des productions nouvelles. La piété voulait des madones, et la vanité des tombeaux.
Depuis longtemps chaque ville avait des ouvriers en miniature pour les livres de prières. Il paraît qu'à cette époque plusieurs de ces ouvriers s'élevèrent jusqu'à peindre les murs des églises, et même des tableaux sur bois.
Ce qu'il y a de prouvé, c'est qu'en 1221 Sienne avait son Guido, qui s'était déjà un peu écarté de la sécheresse des Grecs. Lucques avait, en 1235, un Bonaventure Berlingieri, duquel on trouve un Saint François dans le château de Guiglia, près de Modène[68].
Arezzo fait valoir son Margaritone, élève et imitateur des Grecs, qui paraît être né plusieurs années avant Cimabue. Il peignit sur toile, et fut, dit-on, le premier à trouver le moyen de rendre les tableaux plus durables et moins sujets aux fentes. Il étendait sur des tables de bois une toile qu'il y unissait par une colle fabriquée avec des morceaux de parchemin, et, avant de peindre sur cette toile, il la couvrait d'une couche de plâtre. Ce procédé le conduisit à faire en plâtre, et en relief, les diadèmes et les autres ornements qu'il plaçait sur la tête de ses saints. Il trouva même le secret d'appliquer l'or sur ces ornements, et de le brunir; ce qui parut le comble de l'art. On voit un de ses crucifix à Santa-Croce, église que vous verrez avec plaisir à Florence. C'est là que reposent Alfieri, Galilée, Michel-Ange et Machiavel.
Florence cite, vers l'an 1236, un Bartolomeo. C'est probablement l'auteur de ce fameux tableau qu'on révère à l'église des Servites, plus connue, à cause de lui, sous le nom de la Nunziata. Les moines avaient chargé Bartolomeo de peindre l'Annonciation. Il se tira fort bien de la figure de l'ange; mais, quand il en fut à la Vierge, il désespéra de trouver l'air séraphique indispensable ici. Le bonhomme s'endormit de fatigue. Dès qu'il eut les yeux fermés, les anges ne manquèrent pas de descendre du ciel, peignirent sans bruit une tête céleste en tous points, et, en s'en allant, tirèrent le peintre par la manche. Il voit son ouvrage fait, il crie au miracle. Ce cri fut répété par toute l'Italie, et valut des millions aux Servites. De nos jours, un maudit philosophe, nommé Lami, s'est avisé de discuter le miracle. Les moines voulurent l'assassiner. Il s'échappa à grand'peine. Mais la Vierge, pour se venger d'une manière plus délicate et moins usitée, s'est contentée de se rendre laide aux yeux des profanes, qui ne trouvent plus qu'une grossière figure, très-digne de Bartolomeo, et un peu retouchée dans la draperie[69].
On ne peut nier que Venise n'ait eu des peintres dès le commencement du douzième siècle, et qu'ils n'aient été en assez grand nombre[70] pour former une confrérie; par bonheur, leurs ouvrages n'existent plus.
Le mouvement qui faisait désirer plus de perfection dans les arts était général, et Florence, quoi qu'elle en dise, n'a point la gloire d'avoir seule produit des peintres dans ces temps reculés. Mais les premiers gens à talent sont nés dans une république où l'on pouvait tout dire, et qui avait déjà produit Pétrarque, Boccace et le Dante.
Ce qu'on peut apporter de mieux devant les ouvrages de l'art, c'est un esprit naturel. Il faut oser sentir ce que l'on sent. Ceci n'est à l'usage ni des provinciaux, ni des écrivains d'Italie qui mettent un patriotisme furieux dans l'histoire de la peinture. De propos délibéré, ils en ont embrouillé les premières époques[71]; pour moi, dans cette ligue générale formée par des hommes de tous les pays pour approcher de la perfection, une douce illusion m'a fait voir des concitoyens dans tous ceux qui ont du génie. J'ai cru que les barbouilleurs seuls n'avaient pas droit de cité.
Je puis avoir tort; mais ce que je dirai de Cimabue, de Giotto, de Masaccio, je l'ai senti réellement devant leurs ouvrages, et je les ai toujours vus seul. J'ai en horreur les cicerone de toute espèce. Trois ans de mon exil ont été passés en Toscane, et chaque jour fut employé à voir quelque tableau.
Aujourd'hui que j'ai visité une quantité suffisante de tableaux de Cimabue, je ne ferais pas un pas pour les revoir. Je les trouve déplaisants. Mais la raison me dit que sans Cimabue nous n'aurions peut-être jamais eu l'aimable André del Sarto, et je ferais vingt lieues avec plaisir pour voir une seconde Madona del Sacco[72].
Le magnétisme me servira d'exemple. On dit ses adeptes fort ridicules; du moins on nous fait rire à leurs dépens, ce dont je suis fort aise. Il n'en est pas moins possible que, d'ici à un siècle ou deux, le magnétisme conduise à quelque découverte admirable; et si alors un oisif s'amuse à en faire l'histoire, il faudra bien qu'il parle de nos magnétiseurs ridicules, et qu'en avouant qu'il n'aurait pas voulu être leur patient, il rende pourtant justice aux progrès que chacun d'eux aura fait faire à la science.
[68] Comme dans ce siècle Sienne était libre, du moins par les sentiments, ses artistes méritent d'être nommés immédiatement après ceux de Florence. Les savants diront: Voilà bien l'esprit de système et la manie de tout voir dans la liberté. Mais les philosophes savent que l'esprit humain est une plante fort délicate que l'on ne peut arrêter dans une de ses branches sans la faire périr.
[69] Les murs de cette chapelle, quoique tout d'agate et de calcédoine, sont recouverts, de haut en bas, de bras, de jambes et autres membres d'argent qu'y ont consacrés ceux qui ont reçu la grâce d'être estropiés. En France, nous nous contentons de porter des têtes sur des brancards; dans le reste de l'Italie, ils portent des madones; mais ici ils n'en font pas à deux fois, ils portent le maître-autel de la chapelle tout brandi (de Brosses, 1740). En 1805, on imprimait encore, dans la Guida de Florence, que les miracles continuaient chaque jour. Au reste, le nord n'a pas le droit de se moquer de la superstitieuse Italie. Dans l'évêché de Bâle, on vient d'excommunier (novembre 1815) les souris et les rats, convaincus d'avoir causé de notables dommages.
(Note de sir W. E.)
[70] Zanetti.
[71] Baldinucci, Vasari, le père della Valle, etc.
[72] Fresque de Florence, gravée par Raphaël Morghen et Bartolozzi.
CHAPITRE VII.
CIMABUE.
Jean Cimabue naquit à Florence en 1240; il est probable que ses maîtres furent des peintres grecs. Son génie fut de vaincre cette première éducation, et d'oser consulter la nature. Un de ses premiers ouvrages, la Sainte Cécile qui est à Saint-Étienne de Florence, montre déjà le germe du talent qui plus tard devait briller dans Assise.
Le grand événement de sa vie fut la Madone entourée d'anges, qui se voit encore à la chapelle des Ruccelaï à Santa-Maria-Novella. Le peuple fut si frappé de ces figures colossales, les premières qu'il eût vues, qu'il transporta le tableau de l'atelier du peintre à l'église à son de trompe, toutes les bannières déployées, et au milieu des cris de joie et d'un concours immense.
Peu auparavant, ce même tableau avait donné le nom de Borgo-Allegri à un hameau voisin. Le duc d'Anjou, roi de Naples, et frère de saint Louis, étant venu à Florence se mêler des troubles de la république, parmi les fêtes que lui firent les magistrats ils eurent l'idée que l'atelier du plus grand peintre connu pourrait exciter la curiosité du prince. Comme le tableau était tenu caché par Cimabue[73] avec beaucoup de jalousie, tout Florence profita de la visite du roi pour en jouir. Il se réunit tant de monde, et cette fête imprévue se trouva si gaie, que, de ce moment, le petit assemblage de maisons au milieu des jardins où Cimabue avait son atelier prit le nom de Borgo-Allegri[74].
On ne peut guère louer ce plus ancien des peintres qu'en indiquant les défauts qu'il n'a pas. Son dessin offre un moins grand nombre de lignes droites que celui de ses prédécesseurs; il y a des plis dans les draperies; on aperçoit une certaine adresse dans sa manière de disposer les figures, quelquefois une expression étonnante.
Mais il faut avouer que son talent ne le portait pas au genre gracieux; ses madones manquent de beauté, et ses anges dans un même tableau présentent toujours les mêmes formes. Sévère comme le siècle dans lequel il vécut, il réussit dans les têtes d'hommes à caractère, et particulièrement dans les têtes de vieillards. Il sut marquer dans leur physionomie la force de la volonté et l'habitude des hautes pensées. Dans ce genre, les modernes ne l'ont pas surpassé autant qu'on le croirait d'abord. Homme d'une imagination hardie et féconde, il essaya le premier les sujets qui exigent un grand nombre de figures, et dessina ces figures dans des proportions colossales.
Les deux grandes madones que les curieux vont voir à Florence, l'une chez les Dominicains, l'autre à l'église de la Trinité, avec ces figures de prophètes où l'on reconnaît des ministres du Tout-Puissant, ne donnent pas une idée aussi complète de son talent que les fresques de l'église supérieure d'Assise.
Là, il paraît admirable pour son siècle. Les figures de Jésus et de Marie qui sont à la voûte conservent, à la vérité, quelque chose de la manière grecque; mais d'autres figures d'évangélistes et de docteurs, qui, assis en chaire, expliquent les mystères de la religion à des moines franciscains, montrent une originalité de style et un art de disposer toutes les parties, pour qu'elles produisent le plus grand effet, qui, jusqu'à lui, n'avait été atteint par personne. Le coloris est vigoureux, les proportions sont colossales, à cause de la grande distance où les figures sont placées, et non pas mal gardées par ignorance: en un mot, la peinture ose tenter, pour la première fois, ce qui jusque-là n'avait été entrepris que par la mosaïque.
La réputation de Cimabue le fit appeler à Padoue. Un incendie, en détruisant l'église del Carmine, nous a privés de ses ouvrages.
Il mourut en 1300. Il avait été architecte et peintre.
Tout ce qu'on sait de son caractère, c'est qu'il fut d'une hauteur singulière. S'il découvrait un défaut dans un de ses ouvrages, quelque avancé qu'il fût, il l'abandonnait pour jamais. L'histoire de sa réputation est dans ces trois vers du Dante:
On montre son portrait à la chapelle des Espagnols dans le cloître de Santa-Maria-Novella[76].
[73] On prononce Tchi-ma-bou-é.
[74] Voir les mœurs républicaines de cette époque de gloire et bonheur dans le Dante:
[75] Cimabue crut avoir saisi le sceptre de la peinture; Giotto maintenant a tous les honneurs et fait oublier son maître.
[76] Je ne pense pas qu'il y ait des tableaux de Cimabue en France, sans quoi on pourrait se donner un petit plaisir en ouvrant la Biographie Michaud; on y voit que «Cimabue sut indiquer aux peintres qui devaient lui succéder les Éléments du beau idéal....... Que rien ne rappelle mieux les célèbres peintures de l'antiquité que celles de Cimabue; qu'on pourrait considérer son talent comme le chaînon qui lie la peinture antique avec la peinture moderne.» Mais il faut être juste; tout ce mérite n'appartient pas à Cimabue: «Ses maîtres lui indiquèrent, d'après une ancienne tradition, les mesures et les proportions que les artistes de la Grèce avaient consacrées dans l'imitation des formes humaines.»
La Biographie ne borne pas là ses générosités envers le rénovateur du beau idéal: elle le fait vivre jusqu'en 1310; et, à sa considération, accorde un sénat à la ville de Florence.
CHAPITRE VIII.
GIOTTO.
Cimabue avait rendu assez heureusement le fier et le terrible. Giotto, son élève, fut destiné par la nature à être le peintre des grâces; et si Cimabue est le Michel-Ange de cette époque, Giotto en est le Raphaël. Il naquit à la campagne, non loin de Florence; il était simple berger. Tandis qu'il gardait son troupeau, Cimabue l'observa qui dessinait une de ses brebis avec une pierre coupante sur une ardoise. Charmé de ce dessin, il le demanda sur-le-champ à son père, et l'emmena à Florence, se flattant de donner à la peinture un véritable artiste.
D'abord le berger imita son maître, qu'il devait bientôt surpasser. Les pères de l'Abbaye ont une Annonciation qui est de ses premiers ouvrages. Son génie perce déjà; le style est encore sec, mais on trouve une grâce toute nouvelle.
Il fut aussi sculpteur; vous savez quels avantages se prêtent ces deux arts si voisins, et combien ils agrandissent le style de qui les possède à la fois.
Il y avait des marbres antiques à Florence, ceux de la cathédrale. Ils étaient connus par le cas qu'en avaient fait Nicolas et Jean Pisano; et il n'est guère probable que Giotto, à qui la nature avait donné un sentiment si vif pour le beau, ait pu les négliger. Quand on voit dans ses tableaux certaines têtes d'hommes dans la force de l'âge, certaines formes vigoureuses et carrées, si différentes des figures grêles et allongées des peintres ses contemporains, certaines attitudes qui, sur l'exemple des anciens, respirent une noble tranquillité et une retenue imposante, on a peine à croire qu'il n'ait pas su voir l'antique. Où aurait-il pris cette manière de couper ses draperies par des plis rares, naturels, majestueux? Ses défauts même décèlent la source de son talent. L'école de Bologne a dit de ses figures qu'elles ne sont que des statues copiées. Ce reproche, qui fixe dans la médiocrité toute une grande école moderne, était alors le plus flatteur des éloges.
CHAPITRE IX.
SUITE DE GIOTTO.
Les premières fresques qu'il peignit à Assise à côté des fresques de son maître font voir de combien il le surpassait déjà. En avançant dans cet ouvrage qui représente la vie de saint François, il va croissant en correction. Arrivé aux dernières scènes de cette singulière vie, le voyageur remarque avec plaisir un dessin varié dans les traits du visage, des extrémités plus soignées, une plus grande vivacité dans les airs de tête, des mouvements plus ingénieux donnés aux figures, des paysages plus naturels. Ce qui frappe surtout dans cette suite de tableaux, c'est l'art de la composition, où l'on voit que tous les jours Giotto faisait des progrès, et où, malgré le siècle où il a vécu, le surpasser semble presque impossible. J'admire la hardiesse de ses accessoires. Il n'hésita point à transporter dans ses fresques les grands édifices que ses contemporains élevaient de toutes parts, et à leur conserver ces brillantes couleurs bleues, rouges, jaunes, ou d'une éclatante blancheur, alors si fort à la mode. Il eut le sentiment de la couleur.
Aussi ses fresques d'Assise arrêtent-elles les yeux du savant comme de l'ignorant. C'est là que se trouve cet homme dévoré par la soif, qui se précipite vers une source qu'il découvre à ses pieds. Raphaël, le peintre de l'expression, n'aurait pas ajouté à celle de cette figure. Que si l'on descend dans l'église souterraine, où il y a encore des ouvrages de Giotto, l'on verra, ce me semble, ce qu'il a fait de mieux. Il y donna le premier exemple de la peinture allégorique dans un Saint François qui s'éloigne du vice, et qui suit la vertu.
Les savants retrouvent dans ces fresques le style des bas-reliefs de Nicolas Pisano. Il est tout simple que Giotto les ait étudiés; et la peinture, encore au berceau, incapable de perspective aérienne, incapable de clair-obscur, ne perdait presque rien à suivre les pas de sa sœur.
CHAPITRE X.
ÔTER LE PIÉDESTAL.
Pour être juste envers cet homme rare, il faut regarder ses prédécesseurs. Ses défauts sautent aux yeux; son dessin est sec; il a soin de cacher toujours sous de longues draperies les extrémités de ses figures, et il a raison, car il s'en tire fort mal. Au total, ses tableaux ont l'air barbare.
Il n'est pas un de nos peintres qui ne se sente une immense supériorité sur le pauvre Giotto. Mais ne pourrait-il pas leur dire:
Il est sûr que, quand un bourgeois de Paris prend un fiacre pour aller au spectacle, il est plus magnifique que les plus grands seigneurs de la cour de François Ier. Ceux-ci, par les pluies battantes de l'hiver, allaient à la cour à cheval, avec leurs femmes en croupe, au travers des rues non pavées, qui avaient un pied de boue et pas de réverbères. Faut-il conclure que le connétable de Montmorency ou l'amiral Bonnivet étaient des gens moins considérables dans l'État que le petit marchand de la rue Saint-Denis?
Je conçois bien que l'on n'ait pas de plaisir à voir les œuvres de Giotto. Si l'on dit: «Que cela est laid!» on peut avoir raison; mais si l'on ajoute: «Quel peintre pitoyable!» on manque de lumières.
CHAPITRE XI.
SUITE DE GIOTTO.
Giotto, admiré sans réserve par ses contemporains, fut appelé dans toute l'Italie; ses tableaux sont des scènes de l'Évangile, qu'il ne se faisait pas scrupule de répéter, presque de la même manière, en des lieux différents. Une certaine symétrie qui plaît à l'amateur éclairé, et surtout un dessin moins anguleux, et un coloris plus moelleux que chez ses rudes prédécesseurs, les distinguent facilement. Ces mains grêles, ces pieds en pointe, ces visages malheureux, ces yeux effarés, restes de la barbarie apportée de Constantinople, disparaissent peu à peu. Je trouve que ses ouvrages plaisent d'autant plus qu'ils sont de moindre dimension.
Par exemple, les petites figures de la sacristie du Vatican sont des miniatures pleines de grâce; et ce qui manquait surtout aux arts avant lui, c'est la grâce. Quelque sauvages que soient les hommes, on peut leur faire peur, car ils ont éprouvé la souffrance; mais, pour qu'ils fassent attention à ce qui n'est que gracieux, il faut qu'ils connaissent le bonheur d'aimer.
Giotto sut exprimer beaucoup de petites circonstances de la nature peu dignes des scènes graves où il les introduisait; mais c'était la nature.
On peut dire qu'il fut l'inventeur du portrait. On lui doit entre autres ceux du Dante, son ami. Quelques peintres avaient bien cherché la ressemblance avant lui; mais le premier il réussit. Il était architecte. Le fameux clocher de la cathédrale de Florence fut élevé sur ses dessins. C'est réellement une tour très-remarquable. Quoique un peu gothique, elle donne sur-le-champ l'idée de la richesse et de l'élégance. Elle est isolée de l'église, et se trouve dans l'endroit le plus fréquenté de la ville, fortune qui manque à beaucoup de monuments admirables.
Giotto voyagea toute sa vie. A peine de retour d'Assise, Boniface VIII le fit venir à Rome, où il eut une nouvelle occasion de voir l'antique.
Avignon étant devenu la résidence des papes, Clément V l'appela en France. Avant d'y aller, il s'arrêta dans Padoue. De retour en Italie, après huit années d'absence, les princes, ou du moins ceux qui aspiraient à le devenir, semblèrent se le disputer.
Chaque ville avait quelque famille puissante qui ambitionnait le pouvoir suprême, et ces familles, profitant de la sensibilité du peuple, en embellissant leur patrie, cherchaient à l'asservir. C'est cette politique qui rendit si brillante la carrière de Giotto. Les Polentini de Ravenne, les Malatesti de Rimini, les Este de Ferrare, les Castruccio de Lucques, les Visconti de Milan, les Scala de Vérone, firent tout au monde pour l'avoir quelque temps à leur service.
Le roi Robert le fit venir à Naples, et le combla de distinctions. Ce roi, qui était homme d'esprit, encourageait Giotto, qui passait pour avoir la repartie la plus brillante de l'Italie. Mais il faut de l'indulgence pour l'esprit de ce temps-là.
Un jour, par une chaleur accablante,—«Si j'étais à ta place, dit le roi, je me donnerais un peu de relâche.—Et moi aussi, si j'étais roi.
—Puisque rien n'est impossible à tes pinceaux, peins-moi mon royaume.» Quelques instants après, le roi revient à l'atelier, et Giotto lui présente un âne revêtu d'un bât fort usé, et flairant avec l'air de la stupidité et du désir un bât tout neuf qui est à ses pieds. Toute l'Italie rit de cette caricature qui plaisantait les Napolitains sur l'empressement qu'on eut toujours à Naples pour changer de souverain.
CHAPITRE XII.
LA BEAUTÉ MÉCONNUE.
Giotto fut l'homme sur qui le quatorzième siècle eut les yeux, comme Raphaël fut le modèle du seizième siècle, et les Carrache du dix-septième.
On a dit: «Le sublime est le son d'une grande âme;» on peut dire avec plus de vérité: «La beauté dans les arts est l'expression des vertus d'une société[77].»
Les Toscans, si enflammés pour la peinture, trouvèrent tout à coup sous leurs pas, au plus fort de leur passion, des modèles de la beauté parfaite (1280). Cette découverte flattait l'amour-propre ridicule, quoique fondé, qu'on mit toujours en ce pays aux titres de noblesse de la nation. Tout cela ne fut d'aucun poids. La beauté la plus pure passa sous leurs yeux sans être reconnue, et ils quittèrent des figures qu'on dirait dessinées par Raphaël pour les tristes mannequins des Giotto et des Cimabue.
On trouve dans la bibliothèque Riccardi, à Florence, un manuscrit qui porte la date de 1282. L'auteur est Ristoro d'Arezzo. Il raconte que l'on venait de découvrir dans son pays une grande quantité de vases étrusques. Le fait est si curieux, que je vais traduire littéralement quelques-unes de ses phrases.
«Les vases sont formés d'une terre si fine, qu'on dirait de la cire; leur forme est parfaite... Sur ces vases furent dessinées toutes les générations des plantes, des feuilles et des fleurs, et tous les animaux qu'on peut imaginer... Ils les ont faits de deux couleurs, azur et rouge; mais le plus grand nombre est rouge. Ces couleurs sont luisantes et très-fines; elles n'ont pas de corps; elles sont si parfaites que leur séjour sous terre ne les a nullement altérées. De mon temps, toutes les fois que l'on creusait des fondations dans la ville (Arezzo), ou à deux milles à l'entour, on trouvait une grande quantité de ces morceaux de vases revêtus de couleurs si brillantes, qu'ils semblaient faits de la veille. Sur l'un on trouvait sculptée (dessinée) une image maigre, sur l'autre une image du plus heureux embonpoint; l'une riait et l'autre pleurait; l'un était mort et l'autre vif; l'un était vieux et l'autre jeune; l'un était nu et l'autre vêtu; l'un armé et l'autre sans armes; l'un à pied et l'autre à cheval. On y voyait des batailles et des escarmouches dont tous les détails étaient admirables. Le dessin était si parfait que l'on connaissait si le temps était serein ou obscur, si la figure était vue de loin ou de près. On distinguait les montagnes, les vallons, les fleuves, les forêts, etc. Il y avait des esprits volants dans les airs sous la forme de jeunes garçons nus.»
L'auteur peint l'étonnement des spectateurs qui refusaient de croire ces vases un ouvrage d'homme. L'extase, le ravissement sont exprimés de toutes les manières; et je ne crois pas ce manuscrit une fraude pieuse des Florentins[78].