Histoire de la peinture en Italie
[449] Les orateurs du peuple prouvèrent que depuis peu d'années les Médicis avaient fait dépenser à la ville, et toujours pour leur propre avantage, la somme énorme d'un million neuf cent mille ducats.
[450] Le titre officiel du nouveau roi était: Jésus Christus Rex Florentini populi S. P. decreto electus. (Segni, lib. I.)
[451] Le 24 octobre 1529. (Varchi, 10.)
[452] Il paraît que, dans cette occasion il y eut des dons patriotiques; Michel-Ange prêta à sa patrie mille écus (cinquante mille francs d'aujourd'hui.)
[453] Varchi, X, 293.
[454] Vauban, Nardi, 338; Varchi, lib. VIII; Ammirato, lib. XXX.
[455] Paul Jove dit fort bien:
«Cæterum pontifex quod suæ existimationis pietatisque fore existimabat tueri nomen quod sibi desumpserat moderatâ utens ultione paucissimorum pœnâ contentus fuit.»
«Il n'y a point de gens que j'aie plus méprisés que les petits beaux esprits, et les grands qui sont sans probité,» dit Montesquieu, Œuvres posthumes. (Stéréot., page 120.)
[456] Varchi, 448. Le procureur général chargé des assassinats juridiques par le pape se nommait Baccio Valori. (Vasari, X, 115.)
[457] J'apprends que c'est le confesseur du ministre Desnoyers, sous Louis XIII, qui eut cet avantage. Le ministre donna l'ordre de brûler le tableau, qui cependant appartenait à la couronne. Son ordre ne fut pas exécuté à la lettre, car Mariette vit reparaître le pauvre tableau en 1740, mais dans un triste état. Il fut restauré et vendu en Angleterre, où il ne lui manque plus que de tomber dans les mains de quelque puritain, et nous avons le front de demander à nos artistes de la beauté grecque! du despotisme et la loi d'Israël à cette canaille.
Le tableau était peint en détrempe. Ce qu'il y a de mieux sur ce sujet charmant, après le tableau du Corrége, c'est le groupe antique de Venise. Je n'ose transcrire la description de de Brosses qui n'exagère rien. Les dessins de Mini passèrent au cabinet du roi, et dans les collections de Crozat et de Mariette.
CHAPITRE CLXI.
STATUES DE SAINT LAURENT.
Toutes les statues de Saint-Laurent ne sont pas terminées. Dans le genre terrible, ce défaut est presque une grâce. L'on voit en entrant deux tombeaux: l'un à droite, l'autre à gauche, contre les murs de la chapelle. Dans des niches au-dessus des tombeaux sont les statues des princes. Sur chacune des tombes, sont couchées deux statues allégoriques.
Par exemple, une femme endormie représente la Nuit[458]; une figure d'homme, couchée d'une manière bizarre, est le Jour. Ces deux statues sont là pour signifier le temps qui consume tout. On sent bien que ces statues représentent le Jour et la Nuit, comme le Courage et la Clémence, comme deux êtres moraux quelconques et de sexe différent. On est presque toujours sûr de bâiller, dès qu'on rencontre les Vertus ou les Muses. Il n'y a pour les caractériser que quelques attributs de convention. C'est comme la musique descriptive.
J'aime assez la Nuit, malgré sa position contournée où le sommeil est impossible; c'est qu'elle a fait faire à Michel-Ange des vers qui ont de l'âme.
Un jour il trouva écrit sous la statue:
Michel-Ange écrivit au bas du papier:
Heureuse l'Italie si elle avait beaucoup de tels poëtes!
[458] Vasari s'écrie: «Chi è quegli che abbia per alcun secolo in tale arte veduto mai statue antiche o moderne cosi fatte? (X., 109.)
[459] La nuit, que tu vois plongée dans un si doux sommeil, fut tirée de ce marbre par la main d'un ange, et parce qu'elle dort elle est vivante. Si tu en doutes, éveille-la.
RÉPONSE.
Il me plaît de dormir, encore plus d'être de marbre. Tant que dure le règne de la platitude et de la tyrannie, ne pas voir, ne pas sentir, m'est un bonheur suprême. Donc ne m'éveille pas; je t'en prie, parle bas.
Le premier quatrain est de G. B. Strozzi.
CHAPITRE CLXII.
FIDÉLITÉ AU PRINCIPE DE LA TERREUR.
Il y a dans cette sacristie sept statues de Michel-Ange[460]. A gauche, l'Aurore, le Crépuscule, et dans une niche au-dessus, le duc Laurent; c'est Lorenzo, duc d'Urbin, mort en 1518, le plus lâche des hommes[461]. Sa statue est la plus sublime expression que je connaisse de la pensée profonde et du génie[462]. Ce fut la seule ironie que Michel-Ange osa se permettre.
Ici nul mouvement exagéré, nulle ostentation de force: tout est du naturel le plus exquis. Le mouvement du bras droit surtout est admirable; il tombe négligemment sur la cuisse; toute la vie est à la tête.
A droite, le Jour, la Nuit et Julien de Médicis. Dans les deux figures d'hommes âgés, qui sont sur les tombeaux, on trouve une imitation frappante du Torse du Belvédère; mais imitation teinte du génie de Michel-Ange. Le torse était probablement Hercule mis au rang des dieux, et recevant Hébé des mains de Jupiter. Pour rendre sensible la teinte de divinité, l'artiste grec a diminué la saillie de tous les muscles et de toutes les petites parties. Il a passé avec une douceur extrême des saillies aux parties rentrantes. Tout cela pour produire un effet contraire à celui que se proposait Michel-Ange[463].
Ses principes sur la nécessité de la terreur ne sont nulle part plus frappants que dans la Madone avec l'Enfant Jésus, qui est entre les deux tombeaux. Les formes du Sauveur du monde sont celles d'Hercule enfant. Le mouvement plein de vivacité avec lequel il se tourne vers sa mère montre déjà la force et l'impatience. Il y a du naturel dans la pose de Marie, qui incline la tête vers son Fils. Les plis des vêtements n'ont pas la simplicité grecque, et prennent trop d'attention. A cela près, les parties terminées sont admirables.
L'idéal de Jésus enfant est encore à trouver. Je suppose toujours deux choses: que Marie ignore qu'il est tout-puissant, et que Jésus ne veut pas se montrer Dieu. Le Jésus de la Madona alla Seggiola est trop fort, et manque d'élégance; c'est un enfant du peuple. Le Corrége a rendu divinement les yeux du Sauveur du monde, comme il rendait tout ce qui était amour; mais les traits n'ont pas de noblesse. Le Dominiquin, si admirable dans les enfants, les a toujours faits timides. Le Guide, avec sa beauté céleste, aurait pu rendre l'expression du Dieu souverainement bon, s'il lui eût été donné de faire les yeux du Corrége.
Dans la sacristie de Saint-Laurent, sculpture, architecture, tout est de Michel-Ange, à l'exception de deux statues. La chapelle est petite, bien tenue, dans un jour convenable. C'est un des lieux du monde où l'on peut le mieux sentir le génie de Buonarotti. Mais le jour que cette chapelle vous plaira vous n'aimerez pas la musique.
Michel-Ange ne restait à Florence qu'en tremblant. Il se voyait sous la main du duc Alexandre, jeune tyran qui ne débutait pas mal dans le genre de Philippe II, mais qui eut la bêtise de se laisser assassiner à un prétendu rendez-vous avec une des jolies femmes de la ville.
Les Philippe II ont une haine mortelle pour les faiseurs de quatrains, et Michel-Ange ne sortait point de nuit. Le duc l'ayant envoyé querir pour monter à cheval et faire avec lui le tour des fortifications, Buonarotti se rappela contre qui elles avaient été élevées, et répondit qu'il avait ordre de Clément VII de consacrer tout son temps aux statues. Il fut heureux de ne pas se trouver à Florence, lors de la mort du pape.
Voici la suite des tracasseries qui lui rendirent le service de l'en éloigner.
Les procureurs du duc d'Urbin l'attaquèrent de nouveau; pour leur répondre il se rendit à Rome. Clément, qui voulait l'avoir à Florence, lui prêtait toute faveur. Il n'en avait pas besoin pour gagner ce procès, mais sa plus grande affaire était de ne pas retomber au pouvoir d'Alexandre. Il fit un arrangement secret avec les gens du duc. Il n'était réellement à découvert que pour quelques centaines de ducats, car il n'en avait reçu que quatre mille, sur lesquels il avait payé tous les faux frais. Il fit l'aveu d'une dette considérable; le pape, ne se souciant pas de la payer, ne put s'opposer à ce qu'il signât une transaction qui l'obligeait à passer chaque année huit mois à Rome.
[460] Outre deux candélabres.
[461] «Il più vil di quell'infame schiatta dè Medici,» dit Alfieri. Après Léon X, cette famille épuisée n'a plus donné que des imbéciles ou des monstres.
[462] Cette statue rappelle d'une manière frappante le silence du célèbre Talma.
[463] Époques des statues.
Le Torse fut trouvé in Campofiore, sous Jules II[xxxii].
[xxxii] Metalloteca de' Mercati, page 367, note d'Assalti.
L'Hercule Farnèse, qui est à Naples, dans les thermes d'Antonin, sous Paul III.
Le Laocoon, vers la fin du pontificat de Jules II, dans les bâtiments annexés aux thermes de Titus[xxxiii].
[xxxiii] Felix de' Fredi, qui le trouva, eut une pension viagère considérable. Dans ce temps, la découverte d'un monument suffisait pour assurer la fortune d'une famille.
L'Ariane couchée, sous Léon X.
Michel-Ange, spectateur de ces découvertes et de l'enthousiasme qu'elles excitaient, aurait pu sentir le prestige de la nouveauté si son génie ferme n'eût pas tenu par des racines trop profondes à la nécessité de faire peur aux hommes pour les mener.
Les plus anciens renseignements sur la découverte des antiques à Rome se trouvent dans des espèces de guides imprimés pour les voyageurs. Ces bouquins, intitulés: Mirabilia Romæ, furent imprimés par Adam Rot, de 1471 à 1474. Cela se vendait aux étrangers avec le Manuel des indulgences: rien de plus vague et de plus inutile.
Les premières notions précises sont données par le livre que F. Albertino publia en 1510: Opusculum de mirabilibus novæ et veteris Romæ. Il indique comme étant connus dix ans avant la mort de Raphaël, et plus de cinquante avant celle de Michel-Ange:
Les deux Colosses de Monte-Cavallo,
L'Apollon du Belvédère,
La Vénus avec l'inscription: Veneri felici sacrum.
Le Laocoon,
Le Torse,
L'Hercule et l'Enfant,
La statue de Commode en Hercule,
Un autre Hercule en bronze,
La Louve du Capitole, qui fut frappée de la foudre au sénat,
Le Cheval de Marc Aurèle.
CHAPITRE CLXIII.
MALHEUR DES RELATIONS AVEC LES PRINCES.
Le dessin du tombeau fut réduit à une simple façade de marbre appliquée contre le mur, ainsi qu'on le voit à San Pietro in Vincoli.
Cependant Clément VII, au lieu de laisser Michel-Ange remplir ses engagements, voulut qu'il peignît encore à la chapelle Sixtine deux immenses tableaux: au-dessus de la porte, Lucifer et ses anges précipités du ciel, et vis-à-vis, sur le mur du fond, derrière l'autel, le Jugement dernier[464]. Buonarotti, toujours froissé par la puissance, feignait de ne s'occuper que du carton du Jugement, mais en secret travaillait aux statues.
Clément mourut[465]. A peine Paul III (Farnèse) fut-il sur le trône, qu'il envoya chercher Michel-Ange: «Je veux avoir tout ton temps.» Michel-Ange s'excusa sur le contrat qu'il venait de signer avec le duc d'Urbin. «Comment, s'écria Paul III, il y a trente ans que j'ai ce désir, et, maintenant que je suis pape, je ne pourrais le satisfaire? Où est-il ce contrat, que je le déchire?»
Buonarotti se voyait déjà vieux, il ne voulait pas mourir insolvable envers le grand homme qui l'avait aimé. Il fut sur le point de se retirer sur les terres de la république de Gênes, dans une abbaye de l'évêque d'Aleria, son ami, et là de consacrer le reste de ses jours à finir le tombeau.
Quelques mois auparavant, il avait eu dessein d'aller s'établir à Urbin, sous la protection du duc. Il y avait même envoyé un homme à lui pour acheter une maison et des terres. En Italie, la protection des lois était loin de suffire, ce qui, encore aujourd'hui, maintient l'énergie contre la politesse.
Toutefois, craignant le pouvoir du pape[466], et espérant se tirer d'affaire avec des promesses, il resta dans Rome.
Paul III, voulant le plier à ses desseins par des égards, lui fit l'honneur insigne d'une visite officielle; il se rendit chez lui accompagné de dix cardinaux: il voulut voir le carton du Jugement, et les statues déjà faites pour le tombeau.
Le cardinal de Mantoue, apercevant le Moïse, s'écria que cette statue seule suffirait pour honorer la mémoire de Jules. Paul, en s'en allant, dit à Michel-Ange: «Je prends sur moi de faire que le duc d'Urbin se contente de trois statues de ta main; d'autres sculpteurs se chargeront des trois qui restent à faire.»
En effet, un nouveau contrat fut passé avec les procureurs du duc. Michel-Ange ne voulut point profiter de cet arrangement forcé, et, sur les quatre mille ducats qu'il avait reçus, il en déposa quinze cent quatre-vingts pour le prix des trois statues. Ainsi finit cette affaire qui, pendant de si longues années, avait troublé son repos[467].
Il faut que l'artiste se réduise strictement, à l'égard des princes, à sa qualité de fabricant, et qu'il tâche de placer sa fabrique en pays libre; alors les gens puissants, au lieu de le vexer, seront à ses pieds. Surtout, l'artiste doit éviter tout lien particulier avec le souverain chez lequel il habite. Les courtisans lui feraient payer cher les plaisirs de vanité. En voyant nos mœurs actuelles, le profond ennui des protecteurs, la bassesse infinie des protégés, je croirais assez que dorénavant les artistes ne sortiront plus que de la classe riche[468].
[464] Michel-Ange avait, dit-on, dessiné la Chute de Satan. Un peintre sicilien qui broyait ses couleurs fit une fresque d'après son carton, à la Trinité-du-Mont[xxxiv], chapelle de Saint-Georges. Encore que mal exécutée, on prétendait reconnaître le dessin de Buonarotti dans ces figures nues qui pleuvent du ciel, comme dit Vasari, X, 119.
[xxxiv] C'est dans une des chapelles de cette église, restaurée par Sa Majesté Louis XVIII, que se trouve, en 1817, la Descente de Croix faite par Daniel de Volterre sur un dessin de Michel-Ange. Quoique dégradée au dernier point, cette peinture de trois siècles l'emporte encore par la vivacité des couleurs sur les saints peints dans la même chapelle, en 1816, par les élèves de l'école de France.
[465] CHRONOLOGIE DES PAPES:
- Nicolas, précurseur des Médicis, 1447—1455.
- Calixte III, 1455—1458.
- Pie II, Æneas-Silvius, littérateur célèbre, 1458—1464.
- Paul II, 1464—1471.
- Sixte IV, 1471—1484.
- Innocent VIII, 1484—1492.
- Alexandre VI, 1492—1503.
- Pie III, 22 septembre 1503—18 octobre 1503.
- Jules II, 1503—1513.
- Léon X, 1513—1521.
- Adrien VI prenait le Laocoon pour une idole, 1522—1523.
- Clément VII, 1523—1534, hypocrite et faible, amène les plus grands malheurs de Rome.
- Paul III, 1534—1549, adorait son fils, le plus insolent des hommes,
- celui qui viola l'évêque et fut tué dans son fauteuil à Plaisance.
- Jules III, 1550—1555.
- Marcel II, vingt et un jours, en 1555.
- Paul IV, 1559—1565.
[466] Cellini était toujours à Rome. (Voir les mœurs publiques sous le pape Farnèse.) La force nécessaire à chaque instant rendait la beauté moderne impossible.
Cellini est très-bien traduit en anglais.
[467] Voir deux lettres d'Annibal Caro, le célèbre traducteur de l'Énéide, qui demande grâce pour Michel-Ange à un ami du duc d'Urbin. (Lettere Pittoriche, tom. III, pag. 133 et 145.)
[468] Grimm et Collé, passim. Le seul grand poëte vivant est pair d'Angleterre. Je vois bien que l'énergie s'est réfugiée dans la classe de la société qui n'est pas polie[xxxv]; mais les deux chambres vont rendre l'énergie à tout le monde, même à cette grande noblesse qui, par tout pays, se compose de gens effacés, aussi polis qu'insignifiants. La crainte du mépris force les pairs anglais à être savants.
[xxxv] Voir l'état des gardes nationaux qui se sont fait tuer dans les événements de 1814 et 1815. A Paris, les grandes passions et les exemples de fidélité héroïque sont dans la classe ouvrière. Les généraux devenus riches ne se battent plus.
CHAPITRE CLXIV.
LE MOÏSE A SAN PIETRO IN VINCOLI.
Jules II choisit Saint-Pierre-aux-Liens pour le lieu de son tombeau, parce qu'il aimait ce titre cardinalice que son oncle Sixte IV, qui commença sa fortune, avait porté, qu'il porta lui-même trente-deux ans, et qu'il donna successivement aux plus chéris de ses neveux.
Le Moïse eut une influence immense sur l'art. Par ce mouvement de flux et de reflux, si amusant à observer dans les opinions humaines, personne ne le copie plus depuis longtemps, et le dix-neuvième siècle va lui rendre des admirateurs.
Les institutions de Lycurgue ne durèrent qu'un instant. La loi de Moïse tient encore malgré tant de siècles et tant de mépris. Du fond de son tombeau, le législateur des Hébreux régit encore un peuple de neuf millions d'hommes; mais la sainteté dont on l'a affublé nuit à sa gloire comme grand homme.
Michel-Ange a été au niveau de son sujet. La statue est assise, le costume barbare, les bras et une jambe nus, la proportion trois fois plus grande que nature.
Si vous n'avez pas vu cette statue, vous ne connaissez pas tous les pouvoirs de la sculpture. La sculpture moderne est bien peu de chose. Je m'imagine que si elle avait à concourir avec les Grecs, elle présenterait une danseuse de Canova et le Moïse. Les Grecs s'étonneraient de voir des choses si nouvelles et si puissantes sur le cœur humain.
Dans le profond mépris où était tombée cette statue, avec sa physionomie de bouc[469], l'Angleterre a été la première à en demander une copie. A la fin de 1816, le prince régent l'a fait modeler. Pour l'opération des ouvriers en plâtre, on a été obligé de la sortir un peu de sa niche. Les artistes ont trouvé que cette nouvelle position convenait mieux, et elle y est restée.
[469] Azara, Falconnet, Milizia, etc., etc.
CHAPITRE CLXV.
SUITE DU MOÏSE.
Un des bonheurs de cette statue, c'est le rapport singulier que le hasard a mis entre le caractère de l'artiste et celui du prince. Cette harmonie, qui existe aussi pour le tombeau de Marie-Christine, à Vienne, manque à la tombe d'Alfieri. L'Italie, qui pleure sur ses cendres n'est pas cette Italie dont il voulut réveiller l'indignation.
A la droite du Moïse il y a une figure de femme plus grande que nature, qui, les yeux et les mains levés au ciel, et un genou fléchi, représente la vie contemplative.
A la gauche, une statue qui désigne la vie active se regarde attentivement dans un miroir qu'elle tient de la main droite.
Singulière image pour la vie active! Au reste, on est revenu en Italie de tous ces emblèmes, par lesquels on prétendait donner à une statue telle ou telle signification particulière. Ce style détestable ne règne plus qu'en Angleterre[470].
[470] Statues de Guidhall.
CHAPITRE CLXVI.
LE CHRIST DE LA MINERVE.—LA VITTORIA DE FLORENCE.
Peu de temps avant le sac de Rome, Michel-Ange y avait envoyé Pietro Urbano son élève, qui plaça dans l'église de la Minerve un Christ sortant du tombeau et triomphant de la mort.
C'était une occasion d'imiter les Grecs; le mot de l'Évangile speciosus formâ præ filiis hominum[471] devait le conduire à la beauté agréable, si quelque chose pouvait conduire un grand homme. Ce Christ, fait pour Metello de' Porcari, noble Romain, n'est encore qu'un athlète.
La piété touchante des fidèles a forcé de donner à cette statue des sandales de métal doré. Aujourd'hui même, une de ces sandales a presque entièrement disparu sous leurs tendres baisers.
En arrivant à Florence, il faut aller dans le grand salon du Palazzio Vecchio; c'est là qu'est la statue dite della Vittoria. C'est un grand jeune homme tout à fait nu. C'est le type du style de Michel-Ange. Il l'avait fait à Florence pour le tombeau de Jules II; les formes hardies et grandioses sont à leur place; ici, elles montrent la force qui mène à la victoire. La tête est petite et insignifiante.
Ce jeune guerrier tient un esclave enchaîné sous ses pieds. Cette statue eût fait valoir le Moïse par un admirable contraste. Moïse exprime le génie qui combine, et la Vittoria la force qui exécute[472].
Deux figures d'esclaves, destinées aussi au tombeau de Jules, font le plus bel ornement des salles de sculpture moderne, ajoutées par Sa Majesté Louis XVIII au musée du Louvre[473]. Ce prince, ami des arts, a dit-on, le projet de réunir au Louvre les plâtres des quatre cents statues les plus célèbres, antiques ou modernes[474].
[471] Jésus, le plus beau des enfants des hommes.
[472] Il y a des gens qui, à propos de Michel-Ange, osent prononcer le mot incorrection. (Voyez l'article de l'Incorrection, dans la Vie du Corrége, tom. IV.)
[473] On pourrait faire copier à Rome, par Camuccini, les beaux tableaux de Raphaël et du Dominiquin. On enverrait M. Girodet copier le Jugement dernier et la Sixtine. M. Prudhon irait à Dresde enlever pour nous la Nuit du Corrége, le Saint Georges et les autres chefs-d'œuvre. On formerait ainsi une salle que les sots se donneraient peut-être l'air de négliger. Mais on les forcerait à l'admiration, par la quantité des tableaux copiés.
C'est peut-être le seul moyen de sauver notre école. Chez une nation où il est de bon ton de ne pas avoir de gestes, il faut absolument des Michel-Ange pour empêcher les artistes de copier Talma[xxxvi]. (Voyez l'exposition de 1817.)
[xxxvi] Faut-il dire que ce qui est sublime dans un Raphaël serait froid à la scène?
[474] Ces statues avaient appartenu au duc de Richelieu; elles correspondent à celles qui sont indiquées dans le dessin du tombeau. Au jardin de Boboli, à Florence, on montre quelques ébauches attribuées à Michel-Ange.
A Bruges, à l'église de Notre-Dame, il y a une Madone avec l'Enfant Jésus en marbre, qu'on dit de Michel-Ange. Elle est probablement de son école. C'est une capture faite par un corsaire flamand, qui allait de Civita-Vecchia à Gênes.
CHAPITRE CLXVII.
MOT DE MICHEL-ANGE SUR LA PEINTURE A L'HUILE.
Paul III, ayant désormais Michel-Ange tout à lui, voulut qu'il ne travaillât plus qu'au Jugement dernier.
Conseillé par Fra Sébastien del Piombo, il voulait qu'il peignît à l'huile. Michel-Ange répondit qu'il ne se chargeait pas du tableau, ou qu'il le ferait à fresque, et que la peinture à l'huile ne convenait qu'à des femmes ou à des paresseux. Il fit jeter à terre la préparation appliquée au mur par Fra Sébastien, donna lui-même le premier crépi, et commença l'ouvrage.
CHAPITRE CLXVIII.
LE JUGEMENT DERNIER.
Videbunt Filium hominis venientem in nubibus cœli cum virtute multâ et majestate.
Matth., xxiv.
La peinture, considérée comme un art imitant les profondeurs de l'espace, ou les effets magiques de la lumière et des couleurs, n'est pas la peinture de Michel-Ange. Entre Paul Véronèse, ou le Corrége et lui, il n'y a rien de commun. Méprisant, comme Alfieri, tout ce qui est accessoire, tout ce qui est mérite secondaire, il s'est attaché uniquement à peindre l'homme, et encore il l'a rendu plutôt en sculpteur qu'en peintre.
Il convient rarement à la peinture d'admettre des figures entièrement nues. Elle doit rendre les passions par les regards, et la physionomie de l'homme qu'il lui a été donné d'exprimer, plutôt que par la forme des muscles. Son triomphe est d'employer les raccourcis et les couleurs des draperies.
Nos cœurs ne peuvent plus lui résister quand, à tous ces prestiges, elle joint son charme le plus puissant, le clair-obscur. Cet ange eût été froid, si son beau corps eût été aperçu dans un plan parallèle à l'œil et dans tout son développement; le Corrége le fait fuir en raccourci, et il produit un effet plein de chaleur[475].
Les peintres qui ne peuvent faire de la peinture donnent des copies de statues. Michel-Ange mériterait les reproches qu'on leur adresse s'il s'était arrêté comme eux dans le non-agréable; mais il est allé jusqu'au terrible, et d'ailleurs, les figures qu'il présente dans son Jugement dernier n'avaient été vues nulle part avant lui.
Le premier aspect de ce mur immense, tout couvert de figures nues, n'est point satisfaisant. Un tel ensemble n'a jamais frappé nos regards dans la nature. Une figure nue, isolée, se prête facilement à l'expression des qualités les plus sublimes. Nous pouvons considérer en détail la forme de chaque partie, et nous laisser charmer par sa beauté; vous savez que ce n'est que par la forme des muscles en repos que l'on peut rendre les habitudes de l'âme. Si une belle figure nue ne nous transporte pas par le sentiment du sublime, elle rappelle facilement les idées les plus voluptueuses. Une délicieuse incertitude entre ces deux situations de l'âme agite nos cœurs à la vue des Grâces de Canova. Sans doute une belle figure nue est le triomphe de la sculpture; ce sujet convient encore beaucoup à la peinture; mais je ne crois pas qu'il soit de son intérêt de présenter à la fois plus de trois ou quatre figures de ce genre. La plus grande ennemie de la volupté c'est l'indécence[476]; d'ailleurs, l'attention que le spectateur donne à la forme des muscles est volée à celle qu'il doit à l'expression des sentiments: et cette attention ne peut être que froide[477].
Une seule figure nue s'adresse presque sûrement à ce qu'il y a de plus tendre et de plus délicat dans l'âme; une collection de beaucoup de figures nues a quelque chose de choquant et de grossier. Le premier aspect du Jugement dernier a excité chez moi un sentiment pareil à celui qui saisit Catherine II le jour qu'elle monta au trône, lorsqu'en entrant dans les casernes du régiment des gardes, tous les soldats à demi vêtus se pressaient autour d'elle[478].
Mais ce sentiment, qui a quelque chose de machinal, disparaît bien vite, parce que l'esprit avertit qu'il est impossible que l'action se passe autrement. Michel-Ange a divisé son drame en onze scènes principales.
En s'approchant du tableau, l'on distingue d'abord, vis-à-vis de l'œil, à peu près au milieu, la barque de Caron[479]. A gauche est le purgatoire; ensuite vient le premier groupe: les morts, réveillés dans la poussière du tombeau par la trompette terrible, secouent leurs linceuls et se revêtent de chairs. Quelques-uns montrent encore leurs os dépouillés; d'autres, toujours opprimés par ce sommeil de tant de siècles, n'ont que la tête hors de terre; une figure tout à fait à l'angle du tableau soulève avec effort le couvercle du tombeau. Le moine qui de la main gauche montre le juge terrible est le portrait de Michel-Ange.
Ce groupe est lié au suivant par des figures qui montent d'elles-mêmes au jugement; elles s'élèvent plus ou moins vite, et avec plus ou moins de facilité, suivant le fardeau de péchés dont elles ont à rendre compte. Pour montrer que le christianisme a pénétré jusque dans les Indes, une figure nue tire vers le ciel, avec un chapelet, deux nègres, l'un desquels est vêtu en moine. Parmi les figures de ce second groupe qui montent au jugement, on distingue une figure sublime qui tend une main secourable à un pécheur dont la tête, au milieu de l'anxiété la plus dévorante, tourne cependant les yeux vers le Christ avec quelque lueur d'espoir.
Le troisième groupe à la droite du Christ est entièrement composé de femmes dont le salut est assuré. Une seule est tout à fait nue. Il n'y a que deux têtes de femmes âgées; toutes parlent. Il n'y a qu'une tête vraiment belle, suivant nos idées; c'est cette mère qui protége sa fille effrayée et regarde le Christ avec une noble assurance. Il n'y a que ces deux figures dans tout le tableau qui ne soient pas transportées de terreur. Cette mère rappelle un peu, par son mouvement, le groupe de Niobé.
Au-dessus de ces femmes, le quatrième groupe est formé d'êtres étrangers à l'action; ce sont des anges portant en triomphe les instruments de la passion. Il en est de même du cinquième groupe placé à l'angle du tableau, à droite.
Au-dessous, à la gauche du Sauveur, est le triomphe de Michel-Ange; c'est le corps des bienheureux, tous hommes. On distingue la figure d'Énoch. Il y a deux groupes qui s'embrassent; ce sont des parents qui se reconnaissent. Quel moment! se revoir après tant de siècles, et à l'instant où l'on vient d'échapper à un tel malheur! Il était naturel que des prêtres[480] blâmassent ce transport et soupçonnassent un motif honteux. Les derniers saints de ce groupe montrent les instruments de leur martyre aux damnés, afin d'augmenter leur désespoir. Pour ce mouvement, il dut être généralement approuvé. C'est ici que se trouve cette étrange distraction de Michel-Ange. Saint Blaise, en montrant aux damnés des espèces de râteaux, apparemment l'instrument de son martyre, se penche sur sainte Catherine, qui est entièrement nue et se retourne vivement vers lui. Daniel de Volterre fut spécialement chargé de donner un vêtement à sainte Catherine et de retourner vers le ciel la tête de saint Blaise.
Le septième groupe suffirait seul pour graver à jamais le souvenir de Michel-Ange dans la mémoire du spectateur le plus froid. Jamais aucun peintre n'a rien fait de semblable, et jamais il ne fut de spectacle plus horrible.
Ce sont les malheureux proscrits, entraînés au supplice par les anges rebelles. Buonarotti a traduit en peinture les noires images que l'éloquence brûlante de Savonarole avait jadis gravées dans son âme. Il a choisi un exemple de chacun des péchés capitaux. L'avarice tient une clef. Daniel de Volterre a masqué en partie l'horrible punition du vice, le plus à droite contre la bordure du tableau. Emporté par son sujet, l'imagination égarée par huit ans de méditations continues sur un jour si horrible pour un croyant, Michel-Ange, élevé à la dignité de prédicateur, et ne songeant plus qu'à son salut, a voulu punir de la manière la plus frappante le vice alors le plus à la mode. L'horreur de ce supplice me semble arriver au vrai sublime du genre.
Un des damnés semble avoir voulu s'échapper. Il est emporté par deux démons et tourmenté par un énorme serpent. Il se tient la tête. C'est l'image la plus horrible du désespoir. Ce groupe seul suffirait à immortaliser un artiste. Il n'y a pas la moindre idée de cela ni chez les Grecs, ni parmi les modernes. J'ai vu des femmes avoir l'imagination obsédée pendant huit jours de la vision de cette figure qu'on leur avait fait comprendre. Il est inutile de parler du mérite de l'exécution. Nous sommes séparés par l'immensité de cette perfection vulgaire. Le corps humain, présenté sous les raccourcis et dans les positions les plus étranges, est là pour l'éternel désespoir des peintres.
Michel-Ange a supposé que ces damnés, pour arriver en enfer, devaient passer par la barque de Caron; nous assistons au débarquement. Caron, les yeux embrasés de colère, les chasse de sa barque à coups d'aviron. Les démons les saisissent de toutes les manières. On remarque cette figure dans la constriction de l'horreur qu'un diable entraîne par une fourche recourbée qu'il lui a enfoncée dans le dos.
Minos est consulté. C'est la figure de messer Biaggio[481]. Il indique du doigt la place que le malheureux doit occuper dans les flammes qu'on voit dans le lointain. Cependant messer Biaggio a des oreilles d'âne; il est placé, non sans dessein, directement au-dessous de la punition d'un vice infâme. Sa figure a toute la bassesse que peut admettre l'horreur du sujet; le serpent qui fait deux fois le tour de son corps le mord cruellement, et indique le chemin qui l'a conduit en enfer[482]. L'Idéal de ces démons était presque aussi difficile à trouver que l'idéal de l'Apollon, et bien autrement touchant pour des chrétiens du quinzième siècle.
La caverne qui est à gauche de la barque de Caron représente le purgatoire, où il n'est resté que quelques diables qui se désespèrent de n'avoir personne à tourmenter. Les derniers pécheurs qui y étaient épurés en sont tirés par des anges. Ils s'échappent malgré les démons qui veulent les retenir, et ont fourni à Michel-Ange deux groupes superbes.
Au-dessus de l'affreux nocher est le groupe des sept anges qui réveillent les morts par la trompette terrible. Ils ont avec eux quelques docteurs chargés de montrer aux damnés la loi qui les condamne, et aux nouveaux ressuscités la règle par laquelle ils seront jugés.
Nous arrivons enfin au onzième groupe. Jésus-Christ est représenté dans le moment où il prononce la sentence affreuse. La plus vive terreur glace tout ce qui l'environne; la Madone détourne la tête, et frissonne. A sa droite est la figure majestueuse d'Adam. Rempli de l'égoïsme des grands périls, il ne songe nullement à tous ces hommes qui sont ses enfants. Son fils Abel le saisit par le bras. Près de sa main gauche l'on voit un de ces patriarches antédiluviens qui comptaient leurs années par siècles, et que l'extrême vieillesse empêche de se tenir debout.
A la gauche du Christ, saint Pierre fidèle à son caractère timide, montre vivement au Sauveur les clefs du ciel qu'il lui confia jadis, et où il tremble de ne pas entrer. Moïse, guerrier et législateur, regarde fixement le Christ avec une attention aussi profonde qu'exempte de terreur. Les saints qui sont au-dessus ont ce mouvement plein de nature et de vérité qui nous fait tendre le bras à l'ouïe de quelque événement épouvantable.
Au-dessous du Christ, saint Barthélemy lui montre le couteau avec lequel il fut écorché. Saint Laurent se couvre de la grille sur laquelle il expira. Une femme placée sous les clefs de saint Pierre a l'air de reprocher au Christ sa sévérité.
Jésus-Christ n'est point un juge, c'est un ennemi ayant le plaisir de condamner ses ennemis. Le mouvement avec lequel il maudit est si fort, qu'il a l'air de lancer un dard.
[475] Madonna alla scodella, au haut du tableau, à gauche. Cela est encore plus frappant dans l'Annonciation du Barroche. (Palais Salviati, à Rome, 1817.) Le principe moral est celui-ci: Voir beaucoup en peu d'espace; c'est le contraire dans un bas-relief peint.
[476] Le Corrége a fait tout ce qui est possible en ce genre dans la Léda, qui disparut du Musée en 1814. Une ou deux figures nues de plus, et l'indécence commençait. Porporati a gravé une réplique d'une partie de la Léda, qui est au palais Colonne, à Rome. La piété y a fait voiler par des cheveux une partie du sein de la jeune fille nue qui joue dans l'eau.
[477] Car nous avons bien d'autres moyens de juger du caractère que ceux qu'on peut tirer de la forme d'un muscle.
[478] Rulhière.
[479] Suivre cela sur une gravure. Voici la disposition du tableau de Michel-Ange:
[480] Du quinzième siècle.
[481] L'un des critiques de Michel-Ange. Voir l'anecdote, page 374.
[482] Le nom de ce grand maître des cérémonies pourrait-il donner la clef de l'action de saint Blaise?
CHAPITRE CLXIX.
SUITE DU JUGEMENT DERNIER.
Entre les onze groupes principaux sont jetées quelques figures dans un plan plus éloigné; par exemple, au-dessus des morts qui sortent de terre, deux figures qui montent au jugement.
Les personnages des trois groupes, au bas du tableau, ont six pieds de proportion. Ceux qui environnent Jésus-Christ ont douze pieds. Les groupes au-dessous ont huit pieds de proportion. Les anges qui couronnent le tableau n'ont que six pieds[483].
Des onze scènes de ce grand drame, trois seulement se passent sur la terre. Les huit autres ont lieu sur des nuées plus ou moins rapprochées de l'œil du spectateur. Il y a trois cents personnages; le tableau a cinquante pieds de haut sur quarante de large.
Certainement le coloris n'a ni l'éclat ni la vérité de l'école de Venise; il est loin cependant d'être sans mérite, et devait, dans la nouveauté, avoir beaucoup d'harmonie. Les figures se détachent sur un bleu de ciel fort vif. Dans ce grand jour où tant d'hommes devaient être vus, l'air devait être très-pur.
Les figures d'en bas sont les plus terminées. Les anges qui sonnent de la trompette sont finis avec autant de soin que pour le tableau de chevalet le plus près de l'œil. L'école de Raphaël admirait beaucoup l'ange du milieu, qui étend le bras gauche. Il paraît tout gonflé. On sentit vivement la difficulté vaincue dans la figure d'Adam, qui, malgré les muscles les plus pleins et les mieux formés, montre l'extrême vieillesse où parvint ce premier des hommes. La peau tombe.
Le sujet du Jugement dernier, comme tous ceux qui exigent plus de huit ou dix personnages, n'est pas propre à la peinture. Il a de plus un défaut particulier; il fallait représenter un nombre immense de personnages, n'ayant autre chose à faire que d'écouter; Michel-Ange a parfaitement vaincu cette difficulté[484].
Aucun œil humain ne peut apercevoir distinctement l'ensemble de ce tableau. Quelque souverain, ami des arts, devrait le faire copier en panorama.
La manière toute poétique dont Michel-Ange a traité son sujet est bien au-dessus du génie froid de nos artistes du dix-neuvième siècle. Ils parlent du tableau avec mépris, et seraient hypocrites s'ils parlaient autrement. On ne peut pas faire sentir, et je ne répondrai pas aux objections. En général elles passent jusqu'à l'injure, parce qu'ils sont vexés de je ne sais quelle sensation de grandeur qui pénètre jusque dans ces âmes sèches. Buonarotti a fait ses personnages nus; comment les faire autrement? Zucheri a fait à Florence un jugement vêtu, qui est ridicule. Signorelli en a fait un à demi-nu à Cortone, il a mieux réussi.
Comme les grands artistes, en formant leur idéal, suppriment certains ordres de détails, les artistes-ouvriers les accusent de ne pas voir ces détails. Les jeunes sculpteurs de Rome[485] ont le mépris le plus naturel pour Canova. L'un d'eux me disait ces propres paroles que j'écoutais avec un vif plaisir: «Canova ne sait pas faire un homme. Placez dans une galerie, au milieu de vingt statues antiques, deux statues de Canova, vous verrez que le public s'arrêtera devant celles de Canova. L'antique, au contraire, est froid!»
Les livres de peinture sont pleins des défauts de Michel-Ange[486]. Mengs, par exemple, le condamne hautement; mais, après avoir lu ses critiques, allez voir le Moïse de Mengs à la chapelle des Papyrus, et le Moïse de San-Pietro in Vincoli. Nous sommes ici sur un de ces sommets tranchants qui séparent à jamais l'homme de génie du vulgaire. Je ne voudrais pas répondre que beaucoup de nos artistes ne donnent la préférence au Moïse de Mengs, à cause du raccourci du bras. Comment des âmes vulgaires n'admireraient-elles pas ce qui est vulgaire?
Pour que cet article ne soit pas incomplet, je vais transcrire les principales critiques. D'ailleurs, tout homme a raison dans son goût; il faut seulement compter les voix.
Les ouvriers en peinture disent que les jointures des figures de Michel-Ange sont peu sveltes, et paraissent faites seulement pour la position dans laquelle il les place. Ses chairs sont trop pleines de formes rondes. Ses muscles ont une trop grande quantité de chair, ce qui cache le mouvement des figures. Dans un bras plié comme le bras droit du Christ, par exemple, les muscles extenseurs qui font mouvoir l'avant-bras sur le bras, étant aussi renflés que les muscles adducteurs, on ne peut juger du mouvement par la forme. On ne voit pas de muscles en repos dans les figures de Michel-Ange. Il a mieux connu que personne la position de chaque muscle, mais il ne leur a pas donné leur forme véritable. Il fait les tendons trop charnus et trop forts. La forme des poignets est outrée. Sa couleur est rouge, quelques-uns vont jusqu'à dire qu'il n'a pas de clair-obscur. Les contours des figures sont ressentis, subdivisés en petites parties[487]. La forme des doigts est outrée[488]. Ces prétendus défauts étaient d'autant plus séduisants pour Michel-Ange, que c'était le contraire du style timide et mesquin où il trouva son siècle arrêté; il inventait l'idéal. La haine du style froid et plat a conduit le Corrége aux raccourcis, et Michel-Ange aux positions singulières. Ainsi la postérité nous reprochera d'avoir haï la tyrannie; elle n'aura pas senti comme nous les douceurs des dix dernières années.
J'avoue que l'ange qui passe la cuisse droite sur la croix (quatrième groupe), a un mouvement auquel rien ne pouvait conduire que la haine du style plat.
Ceci nous choque d'autant plus, que le caractère du dix-neuvième siècle est de chercher les émotions fortes, et de les chercher par des moyens simples. Le contourné, le chargé d'ornements, nous paraît sur-le-champ petit. Le grandiose de l'architecture de Michel-Ange est un peu masqué par ce défaut.
Les reproches que le vulgaire fait à Michel-Ange et au Corrége sont directement opposés, et l'on y répond par le même mot.
[483] Écrit et mesuré à la chapelle Sixtine, le 23 janvier 1807. 34.
[484] Je ne suis pas assez théologien pour résoudre une objection qui a pu influer sur la disposition de Michel-Ange. Le Jugement dernier ne me semble qu'une affaire de cérémonie. Il n'est jugement que pour les gens qui viennent de mourir à cause de la fin du monde. Tous les autres pécheurs savent déjà leur sort et ne peuvent s'étonner. Le purgatoire étant supprimé, peut-être les âmes qui ne sont pas assez épurées vont-elles en enfer.
[485] 1817; note de sir W. E.
[486] Milizia, traduit par Pomereuil, Azzara, Mengs.
[487] Comparer le Gladiateur à l'Apollon.
[488] Voir les paupières de la Pallas de Velletri.
CHAPITRE CLXX.
SUITE DU JUGEMENT DERNIER.
Je crois me rappeler qu'il n'y a pas une seule figure de Michel-Ange à Paris[489]. Cela est tout simple. Cependant, comme ce pays a produit un Le Sueur qui a senti la grâce sans le climat d'Italie, je dirai au jeune homme qui sentirait par hasard que des statues copiées et alignées en bas-relief ne sont pas de la peinture: «Étudiez la gravure du Jugement dernier, par Metz[490], elle est dessinée au verre, et d'une fidélité scrupuleuse. Par conséquent elle ne présente pas la pensée de Michel-Ange, mais seulement ce que la censure permit de laisser à Daniel de Volterre. La planche d'ensemble de M. Metz donne le dessin de Buonarotti. Mieux encore, cherchez une petite gravure[491] faite avant Daniel de Volterre. Voilà le contre-poison du style froid, et théâtral, comme le séjour de Venise est le seul remède à votre coloris gris-terreux.»
[489] A l'exception des Deux Esclaves ébauchés, du Louvre.
[490] Rome, 1816, 240 francs. La prendre en atlas.
[491] Elle porte ces mots: Apud Carolum Losi. Le cuivre appartient, en 1817, à M. Demeulemeester, l'auteur des charmantes aquarelles des loges de Raphaël, et l'un des hommes qui comprennent le mieux le dessin des grands maîtres.
CHAPITRE CLXXI.
JUGEMENT DES ÉTRANGERS SUR MICHEL-ANGE.
Comme Mozart dans la statue de Don Juan, Michel-Ange, aspirant à la terreur, a réuni tout ce qui pouvait déplaire[492] dans toutes les parties de la peinture: le dessin, le coloris, le clair-obscur, et cependant il a su attacher le spectateur. On se figure les belles choses qu'ont dites sur son compte les gens qui sont venus le juger sur les règles du genre efféminé, ou sur celles du beau idéal antique. C'est nos La Harpe jugeant Shakspeare.
Un écrivain fort estimé en France, M. Falconnet, statuaire célèbre, ayant à parler du Moïse, s'écrie, en s'adressant à Michel-Ange: «L'ami, vous avez l'art de rapetisser les grandes choses!» Il ajoute qu'après tout ce Moïse si vanté ressemble bien plutôt à un galérien qu'à un législateur inspiré.
M. Fuessli, qui a écrit sur les arts avec tout l'esprit d'un Bernois, dit[493]: «Tous les artistes font de leurs saints des vieillards, sans doute parce qu'ils pensent que l'âge est nécessaire pour donner la sainteté, et ce qu'ils ne peuvent donner de majesté et de gravité, ils le remplacent par des rides et de longues barbes. On en voit un exemple dans le Moïse de l'église de Saint-Pierre aux Liens, du ciseau de Michel-Ange, qui a sacrifié la beauté à la précision anatomique, et à sa passion favorite le terrible ou plutôt le gigantesque. On ne peut s'empêcher de rire quand on lit le commencement de la description que le judicieux Richardson donne de cette statue: «Comme cette pièce est très-fameuse, il ne faut pas douter qu'elle ne soit aussi très-excellente.» S'il est vrai que Michel-Ange ait étudié le bras du fameux satyre de la villa Ludovisi, qu'on regarde à tort comme antique; il est très-probable aussi qu'il a étudié de même la tête de ce satyre, pour en donner le caractère à son Moïse; car tous deux, comme Richardson le dit lui-même, ressemblent à une tête de bouc. Il y a sans doute dans l'ensemble de cette figure quelque chose de monstrueusement grand qu'on ne peut disputer à Michel-Ange: c'était une tempête qui a présagé les beaux jours de Raphaël.»
Le célèbre chevalier Azara, qui passait, dans le siècle dernier, pour un homme aimable, et qui écrit pourtant avec tout l'emportement d'un pédant, dit:
«Michel-Ange, durant sa longue carrière, ne fit aucun ouvrage de sculpture, de peinture, ni peut-être même d'architecture, dans l'idée de plaire ou de représenter la beauté, chose qu'il ne connut jamais, mais uniquement pour faire pompe de son savoir. Il crut posséder un style grandiose, et il eut exactement le style le plus mesquin, et peut-être le plus grossier et le plus lourd. Ses contorsions ont été admirées de plusieurs; cependant il suffit de jeter un coup d'œil sur son Jugement dernier pour voir jusqu'où peut aller l'extravagance d'une composition[494].»
Winckelmann aura sans doute écrit sur Michel-Ange quelque chose de semblable, que je ne puis citer, parce que je n'ai pas lu cet auteur.
On rapporte une particularité singulière du célèbre Josué Reynolds, le seul peintre, je crois, qu'ait eu l'Angleterre. Il faisait profession d'une admiration outrée pour Michel-Ange. Dans le portrait qu'il envoya à Florence, pour la collection des peintres, il s'est représenté tenant un rouleau de papier sur lequel on lit: Dissegni dell'immortal Buonarotti. Au contraire, il affecta, toute sa vie, dans la conversation, comme dans ses écrits, un mépris souverain pour Rembrandt, et cependant c'est sur ce grand peintre qu'il s'est uniquement formé; il n'a jamais rien imité de Michel-Ange; et, à sa mort, tous les tableaux du maître hollandais qui se trouvèrent dans sa collection étaient originaux et excellents, tandis que ce qu'il avait de Michel-Ange était copie, et même au-dessous de la critique.
Je comprends que les brouillards de la Hollande et de l'Allemagne, avec leurs gouvernements minutieux, ne sentent pas Michel-Ange. Mais les Anglais m'étonnent; le plus énergique des peuples devrait sentir le plus énergique des peintres.
Il est vrai que l'Anglais, au milieu des actions les plus périlleuses, aime à faire pompe de son sang-froid. D'ailleurs, outre qu'il n'a ni le temps ni l'aisance nécessaire[495] pour s'occuper de bagatelles comme les arts, il s'est empoisonné dans ce moment par je ne sais quel système du pittoresque, et ces sortes de livres retardent toujours une nation de quinze à vingt ans. Il y a un penchant général pour la mélancolie et l'architecture gothique, qui est de bon goût, car il est inspiré par le climat, mais qui éloigne pour longtemps de la force triomphante de Michel-Ange. Enfin, les femmes seules ont le temps de s'occuper des arts, et l'on ne peint guère qu'à la gouache et à l'aquarelle.
Comme ce peuple a encore l'aisance d'une grande maison qui se ruine, il en devrait profiter pour mettre à Londres cinq ou six choses de Michel-Ange; cela relèverait admirablement ce je ne sais quoi de monotone et de plat qu'a l'ensemble de la plus grande ville d'Europe[496].
Mais enfin il faut tôt ou tard qu'elle comprenne Michel-Ange, la nation pour qui l'on a fait et qui sent si bien ces vers de Macbeth:
[492] Excepté par le mépris.
[493] Lettres de Winckelmann, tom. II.
[494] Œuvres de Mengs, édition de Rome, pag. 108. On peut avoir de l'affectation en apparence sans manquer au naturel: voir Pétrarque et Milton. Ils pensaient ainsi. Plus ils voulaient bien exprimer leurs sentiments, plus ils nous semblent affectés.
Michel-Ange employa plus de douze ans à étudier la forme des muscles, un scalpel à la main. Une fois il faillit périr de la mort de Bichat.
[495] Le climat et l'habitude forcée des pensées raisonnables font que beaucoup d'Anglais ne sentent pas la musique; beaucoup aussi n'ont pas le sens de la peinture. Voir les charmantes absurdités de M. Roscoe sur Léonard de Vinci. Vie de Léon X, IV, chap. XXII. Ils donnent le nom de grimace à l'expression naturelle des peuples du Midi. Warden. Ils ont trop d'orgueil, comme les Français trop de vanité, pour comprendre l'étranger.
[496] L'exposition de 1817 montre que l'école anglaise est sur le point de naître. Je crains qu'elle n'en ait pas le temps. Les ministres répondent par de la tyrannie aux cris de la réforme, qui tous les jours devient moins déraisonnable: il va y avoir révolution.
[497] Les Anglais ont un autre goût qui les rapproche de Michel-Ange. La sublimité étonnante des beaux arbres qui peuplent leurs campagnes compense à mes yeux, pour les arts, tous les désavantages de leur position.
En France, on ne peut pas avoir l'idée de ces chênes vénérables, dont plusieurs ont vu Guillaume le Conquérant.
CHAPITRE CLXXII.
INFLUENCE DU DANTE SUR MICHEL-ANGE.
Messer Biaggio, maître de cérémonies de Paul III, qui l'accompagna lorsqu'il vint voir le Jugement à moitié terminé, dit à Sa Sainteté qu'un tel ouvrage était plutôt fait pour figurer dans une hôtellerie que dans la chapelle d'un pape. A peine le prince fut-il sorti, que Michel-Ange fit de mémoire le portrait de Messer Biaggio, et le plaça en enfer sous la figure de Minos. Sa poitrine, comme nous l'avons vu, est entourée d'une horrible queue de serpent, qui en fait plusieurs fois le tour[498]. Grandes plaintes du maître de cérémonies, à qui Paul III répondit ces propres paroles: «Messer Biaggio, vous savez que j'ai reçu de Dieu un pouvoir absolu dans le ciel et sur la terre, mais je ne puis rien en enfer: ainsi restez-y.»
Les petits esprits n'ont pas manqué de faire cette critique à Michel-Ange: «Vous avez placé en enfer Minos et Caron[499].»
Ce mélange est bien ancien dans l'Église. Dans la messe des morts, l'on trouve le Tartare et les sybilles. A Florence, depuis deux siècles, le Dante était comme le prophète de l'enfer. Le premier mars 1304, le peuple avait voulu se donner le plaisir de voir l'enfer. Le lit de l'Arno était le gouffre. Toute la variété des tourments inventés par la noire imagination des moines ou du poëte, lacs de poix bouillante, feux, glaces, serpents, furent appliqués à des personnes véritables, dont les hurlements et les contorsions donnèrent aux spectateurs un des plaisirs les plus utiles à la religion.
Il n'y a rien d'étonnant à ce que Michel-Ange, entraîné par l'habitude de son pays, habitude qui dure encore, et par sa passion pour le Dante, se figurât l'enfer comme lui.
Le génie fier de ces deux hommes est absolument semblable[500].
Si Michel-Ange eût fait un poëme, il eût créé le comte Ugolin, comme, si le Dante eût été sculpteur, il eût fait le Moïse.
Personne n'a plus aimé Virgile que le Dante, et rien ne ressemble moins à l'Énéide que l'Enfer. Michel-Ange fut vivement frappé de l'antique, et rien ne lui est plus opposé que ses ouvrages.
Ils laissèrent au vulgaire la grossière imitation des dehors. Ils pénétrèrent au principe: Faire ce qui plaira le plus à mon siècle.
Pour un Italien du quinzième siècle, rien de plus insignifiant que la tête de l'Apollon, comme Xipharès pour un Français du dix-neuvième.
Comme le Dante, Michel-Ange ne fait pas plaisir: il intimide, il accable l'imagination sous le poids du malheur, il ne reste plus de force pour avoir du courage, le malheur a saisi l'âme tout entière. Après Michel-Ange, la vue de la campagne la plus commune devient délicieuse; elle tire de la stupeur. La force de l'impression est allée jusque tout près de la douleur; à mesure qu'elle s'affaiblit, elle devient plaisir.
Comme le Dante, pour un prisonnier, la vue d'une fresque de Michel-Ange serait pour longtemps horrible. C'est le contraire de la musique, qui donne de la tendresse même à ses tyrans.
Comme le Dante, le sujet que présente Michel-Ange manque presque toujours de grandeur et surtout de beauté. Quoi de plus plat, à l'armée, qu'une fille qui assassine l'imprudent qui couche chez elle? Mais ses sujets s'élèvent rapidement au sublime par la force de caractère qu'il leur imprime. Judith n'est plus Jacques Clément, elle est Brutus.
Comme le Dante, son âme prête sa propre grandeur aux objets dont elle se laisse émouvoir, et qu'ensuite elle peint, au lieu d'emprunter d'eux cette grandeur.
Comme le Dante, son style est le plus sévère qui soit connu dans les arts, le plus opposé au style français. Il compte sur son talent et sur l'admiration pour son talent. Le sot est effrayé, les plaisirs de l'honnête homme s'en augmentent. Il sympathise avec ce génie mâle.
Chez Michel-Ange, comme devant le Dante, l'âme est glacée par cet excès de sérieux. L'absence de tout moyen de rhétorique augmente l'impression. Nous voyons la figure d'un homme qui vient de voir quelque objet d'horreur.
Le Dante veut intéresser les hommes qu'il suppose malheureux. Il ne décrit pas les objets extérieurs comme les poëtes français. Son seul moyen est d'exciter la sympathie pour les émotions qui le possèdent. Ce n'est jamais l'objet qu'il nous montre, mais l'impression sur son cœur[501].
Possédé de la fureur divine, tel qu'un prophète de l'Ancien Testament, l'orgueil de Michel-Ange repousse toute sympathie. Il dit aux hommes: «Songez à votre intérêt, voici le Dieu d'Israël qui arrive dans sa vengeance.»
D'autres dessinateurs ont rendu avec quelque succès Homère ou Virgile. Toutes les gravures que j'ai vues pour le Dante sont du ridicule le plus amusant[502]. C'est que la force est indispensable, et rien de plus rare aujourd'hui.
Michel-Ange lisait le grand peintre du moyen âge dans une édition in-folio, avec le commentaire de Landino, qui avait six pouces de marge. Sans s'en apercevoir il avait dessiné à la plume, sur ces marges, tout ce que le poëte lui faisait voir. Ce volume a péri à la mer.
[498] Le Dante avait dit:
[500] Lettre du Dante à l'empereur Henri, 1311.
[502] Le comte Ugolin, de Josué Reynolds.
CHAPITRE CLXXIII.
FIN DU JUGEMENT DERNIER.
Pendant que Michel-Ange peignait le Jugement dernier, il tomba de son échafaud, et se fit à la jambe une blessure douloureuse. Il s'enferma et ne voulut voir personne. Le hasard ayant conduit chez lui, Bacio Rontini, médecin célèbre, et presque aussi capricieux que son ami, il trouva toutes les portes fermées. Personne ne répondant, ni domestiques ni voisins, Rontini descendit avec beaucoup de peine dans une cave, et de là remontant avec non moins de travail, parvint enfin à Buonarotti qu'il trouva enfermé dans sa chambre, et résolu à se laisser mourir. Bacio ne voulut plus le quitter, lui fit faire de force quelques remèdes, et le guérit.
Michel-Ange mit huit ans au Jugement dernier, et le découvrit le jour de Noël 1541; il avait alors soixante-sept ans[503].
L'ouvrage qui facilite le plus l'étude de cet immense tableau, obscurci par la fumée des cierges, est à Naples. C'est une esquisse très-bien dessinée: on la croit de Buonarotti lui-même, et qu'elle fut peinte sous ses yeux par son ami Marcel Venusti. Les figures ont moins d'une palme, mais, quoique de petite proportion, conservent admirablement le caractère grand et terrible. Ce tableau curieux est aussi frais que s'il était peint de nos jours. Il est sans prix aujourd'hui que l'original a tant souffert.
On m'assure qu'il y a chez les Colonnes, à Rome, une seconde copie de Venusti.
[503] L'Arétin, cet homme d'esprit, l'opposition du moyen âge, envoya des idées à Michel-Ange pour son Jugement dernier, et eut avec lui une correspondance suivie. Lettres de l'Arétin, tom. I, pag. 154; II, 10; III, 45; IV, 37.
CHAPITRE CLXXIV.
FRESQUES DE LA CHAPELLE PAULINE.
Paul III ayant fait construire une chapelle tout près de la Sixtine (1549), la fit peindre par le grand homme dont il disposait. On y va chercher les restes de deux grandes fresques: la Conversion de saint Paul, et le Crucifiement de saint Pierre. Huit ou dix fois par an on célèbre les Quarante-Heures dans cette chapelle avec une quantité de cierges étonnante. Je n'ai pu distinguer que le cheval blanc de saint Paul. Il faudrait se hâter de faire copier ces tableaux[504].
Ce fut le dernier ouvrage de Michel-Ange, qui eut même, disait-il, beaucoup de peine à l'achever. Il avait soixante-quinze ans. Ce n'est plus l'âge de la peinture, et encore moins de la fresque. L'on montre à Naples quelques cartons faits pour ces deux tableaux.
[504] Mais il n'y a plus d'argent pour rien. J'ai trouvé trois ouvriers au Campo-Vaccino, cent dix-huit à Pompéia, au lieu de cinq cents qu'y employait Joachim. (Février 1817, W. E.)
CHAPITRE CLXXV.
MANIÈRE DE TRAVAILLER.
On trouve dans un livre du seizième siècle: «Je puis dire d'avoir vu Michel-Ange âgé de plus de soixante ans, et avec un corps maigre qui était bien loin d'annoncer la force, faire voler en un quart d'heure plus d'éclats d'un marbre très-dur, que n'auraient pu le faire en une heure trois jeunes sculpteurs des plus forts; chose presque incroyable à qui ne l'a pas vue. Il y allait avec tant d'impétuosité et tant de furie, que je craignais, à tout moment, de voir le bloc entier tomber en pièces. Chaque coup faisait voler à terre des éclats de trois ou quatre doigts d'épaisseur, et il appliquait son ciseau si près de l'extrême contour, que si l'éclat eût avancé d'une ligne tout était perdu[505].»
Brûlé par l'image du beau, qui lui apparaissait et qu'il craignait de perdre, ce grand homme avait une espèce de fureur contre le marbre qui lui cachait sa statue.
L'impatience, l'impétuosité, la force avec laquelle il attaquait le marbre, ont fait peut-être qu'il a trop marqué les détails. Je ne trouve pas ce défaut dans ses fresques.
Avant de peindre au plafond de la Sixtine, il devait calquer journellement sur le crépi les contours précis qu'il avait déjà tracés dans son carton. Voilà deux opérations qui corrigent les défauts de l'impatience.
Vous vous rappelez que, pour la fresque, chaque jour le peintre fait mettre cette quantité de crépi qu'il croit pouvoir employer: sur cet enduit encore frais, il calque avec une pointe dont l'effet est facile à suivre à la chapelle Pauline, les contours de son dessin. Ainsi l'on ne peut improviser à fresque, il faut toujours avoir vu l'effet de l'ensemble dans le carton.
Pour ses statues, l'impatience de Buonarotti le porta souvent à ne faire qu'un petit modèle en cire ou en terre. Il comptait sur son génie pour les détails. «On voit dans Buonarotti, dit Cellini, qu'ayant fait l'expérience de l'une et de l'autre de ces méthodes, c'est-à-dire de sculpter les figures en marbre d'après un modèle de grandeur égale à la statue, ou beaucoup plus petit; à la fin, convaincu de l'extrême différence, il se résolut à employer le premier procédé. C'est ce dont j'eus occasion de me convaincre, quand je le vis travailler aux statues de Saint-Laurent[506].»
Canova fait une statue en terre. Ses ouvriers la moulent en plâtre et la lui traduisent en marbre. Le matériel de cet art est réduit à ce qu'il doit être; c'est-à-dire que, quant à la difficulté manuelle, le grand artiste de nos jours peut faire vingt ou trente statues par an.
Je ne sais si la gravure en pierre rendra le même service aux Morghen, et aux Müller.
CHAPITRE CLXXVI.
TABLEAUX DE MICHEL-ANGE.
Ils sont fort rares. Il méprisait ce petit genre. Presque tous ceux qu'on lui attribue ont été peints par ses imitateurs, d'après ses dessins. Le silence de Vasari et le peu de patience de l'homme le prouvent également.
Tout au plus quelques-uns ont-ils été faits sous ses yeux. On y trouve une distribution de couleurs qui se rapproche de ses idées. Alors ils sont de Daniel de Volterre, ou de Fra Sébastien, ses meilleurs imitateurs. Ces tableaux originaux auront été copiés, tantôt par des peintres flamands, tantôt par des Italiens d'écoles différentes, comme le prouve la diversité du coloris. Les sujets ainsi exécutés sont le Sommeil de Jésus enfant, la Prière au jardin des Olives, la Déposition de Croix. Le tableau de Michel-Ange qu'on rencontre le plus souvent dans les galeries, c'est Jésus expirant sur la croix; d'où est venu le conte d'un homme mis en croix par Buonarotti. Souvent il y a un Saint Jean et une Madone, d'autres fois deux anges qui recueillent le sang du Sauveur.
Le meilleur crucifix est celui de la Casa Chiappini, à Plaisance. Bologne en a trois dans les collections Caprara, Bonfigliuoli, et Biancani[507].
Fra Sébastien, de l'école de Venise, que Michel-Ange aimait à cause de sa couleur excellente et quelquefois sublime, fit à Rome, d'après ses dessins, la Flagellation et la Transfiguration[508]. C'était dans le temps que Raphaël finissait son dernier tableau; on dit que le peintre d'Urbin, ayant su que Michel-Ange fournissait des dessins à Fra del Piombo, s'écria qu'il remerciait ce grand homme de le croire digne de lutter contre lui. Fra Sébastien peignit une Déposition à Saint-François, à Viterbe.
Il répéta sa Flagellation de Rome pour un couvent de Viterbe; et, à la Chartreuse de Naples, le voyageur, en admirant la plus belle vue de l'univers, peut voir une troisième Flagellation, que l'on prétend peinte par Buonarotti lui-même.
Venusti fit, d'après ses dessins, deux Annonciations, les Limbes du palais Colonne, Jésus au Calvaire, au palais Borghèse, sans parler de l'admirable Jugement dernier, de Naples. Franco fit l'Enlèvement de Ganymède, qui est passé à Berlin avec la galerie Giustiniani. On y voit merveilleusement la force de l'aigle et la peur du jeune homme; les ailes de l'aigle ne sont pas ridiculement disproportionnées avec le poids qu'il enlève, comme dans le petit groupe antique de Venise[509]. Mais, d'un autre côté, l'expression admirable et l'amour de l'aigle antique manquent entièrement. Il n'y a pour les sentiments tendres que la douleur du chien fidèle de Ganymède, qui voit son maître enlevé dans les airs.
Pontormo fit Vénus et l'Amour, et l'Apparition du Christ, sujet qu'il répéta pour Citta-di-Castello, Michel-Ange ayant dit que personne ne pouvait mieux faire.
Salviati et Bugiardini peignirent plusieurs de ses dessins. Dans l'âge suivant, les artistes y avaient souvent recours.
On dit que la cathédrale de Burgos a une Sainte Famille de Buonarotti[510]. J'ai parlé de celle qui est à la galerie de Florence, et dont l'originalité est incontestable. Elle est peinte en détrempe, et, quoique le coloris soit faible, le tableau semble parfaitement conservé. Cette Madone a l'air d'escamoter l'enfant Jésus, et sa physionomie d'Égyptienne achève de rappeler une idée ridicule. Une partie de cette critique s'applique à la Madone en marbre, de Saint-Laurent. Les enfants ne sont que de petits hommes.
Dans l'empire des lettres, on cite plusieurs grands génies dont les idées, pour être goûtées du public, ont eu besoin d'être éclairées par des littérateurs à qui il n'a fallu d'autre mérite que l'art d'écrire. C'est ainsi que les peintures de Michel-Ange, altérées par le temps, ou placées à une trop grande distance de l'œil, font très-souvent plus de plaisir dans les copies que dans l'original.
Ses dessins, qui ne sont pas fort rares, étonnent toujours. Il commençait par dessiner sur un morceau de papier le squelette de la figure qu'il voulait faire, et sur un autre il le revêtissait de muscles. Ses dessins se divisent en deux classes; les premières pensées jetées à la plume et sans détails; 2o ceux qu'il fit pour être exécutés et qui peuvent l'être par le peintre le plus médiocre. Tout y est[511].
Un génie aussi impatient ne devait pas faire de portraits; on ne cite qu'un dessin d'après Tomaso de' Cavalieri, jeune noble romain auquel il trouvait de rares dispositions pour la peinture. On montre au palais Farnèse le buste de Paul III; au Capitole, le buste de Faërne.
Après les fresques de la chapelle Pauline, Michel-Ange ne put rester oisif. Il disait que le travail du maillet était nécessaire à sa santé. A soixante-dix-neuf ans, lorsque Condivi écrivait, il travaillait encore de temps en temps à une Déposition de Croix, groupe colossal dont il voulait faire présent à quelque église, sous la condition qu'on le mettrait sur son tombeau.
Ce groupe où la seule figure du Christ est terminée, fut placé au dôme de Florence[512]. L'on aurait mieux fait de suivre la volonté du grand homme. C'était pour lui un tombeau plus caractéristique, et surtout bien autrement noble que celui de Santa Croce.
[507] Bottari donne la liste de ces crucifix. J'en ai trouvé dans les galeries Doria et Colonne, à Rome.
[508] A Saint-Pierre in Montorio.
[509] Dans la grande salle du Conseil, sur la Piazzetta, 1817.
[510] La Madone, l'Enfant Jésus debout sur une pierre auprès du berceau; figures de grandeur naturelle; tableau provenant de la Casa Mozzi de Florence. (Conca, I, 24.)
[511] Mariette avait le dessin du Christ triomphant de la Minerve.
[512] Derrière le grand autel, sous la coupole de Brunelleschi. C'est le plus touchant des groupes de Michel-Ange; cela tient au capuchon de la figure qui tient Jésus-Christ.
CHAPITRE CLXXVII.
MICHEL-ANGE ARCHITECTE.
Il faut considérer la bibliothèque de Saint-Laurent à Florence, le Capitole, la Coupole, et les parties extérieures de Saint-Pierre de Rome.
En 1546 mourut Antoine de Sangallo, architecte de Saint-Pierre. Bramante était mort en 1514, Raphaël en 1520. Depuis longtemps Michel-Ange survivait à ses rivaux, et à tous les grands hommes qui avaient entouré sa jeunesse. Il était le dieu des arts, mais le dieu d'un peuple avili. On n'admirait plus que lui, on ne copiait plus que ses ouvrages, et en voyant tous ses copistes il s'était écrié: «Mon style est destiné à faire de grands sots!»
Il était enfin vainqueur des intrigues qui avaient poursuivi sa jeunesse. Mais la victoire était triste; en perdant ses rivaux, il avait perdu ses juges. Il regrettait leurs injures. Il se trouvait seul sur la terre. Nous avons encore un éloge passionné qu'il fit de Bramante. Qui lui eût dit, dans le temps de la chapelle Sixtine, qu'il pleurerait un jour Bramante et Raphaël!
Après la mort de Sangallo, on hésita longtemps pour le successeur; enfin Paul III eut l'idée de faire appeler le vieux Michel-Ange. Le pontife lui ordonna, presque au nom du ciel, de prendre ce fardeau dont il refusait de se charger.
Il alla à Saint-Pierre, où il trouva les élèves de Sangallo tout interdits. Ils lui montrèrent avec ostentation le modèle fait par leur maître. «C'est un pré, dirent-ils, où il y aura toujours à faucher.—Vous dites plus vrai que vous ne pensez, répondit Michel-Ange; au reste, c'est malgré moi qu'on m'envoie ici. Je n'ai qu'un mot à vous dire, faites tous vos efforts, employez tous vos amis pour que je ne sois pas l'architecte de Saint-Pierre.»
Il dit à Paul III: «Le modèle de Sangallo avec tant de ressauts, d'angles, et de petites parties, se rapproche plus du genre gothique que du goût sage de l'antiquité, ou de la belle manière des modernes. Pour moi j'épargnerai deux millions et cinquante ans de travaux, car je ne regarde pas les grands ouvrages comme des rentes viagères.»
En quinze jours il fit son modèle de Saint-Pierre qui coûta vingt-cinq écus. Il avait fallu quatre ans pour exécuter le modèle de Sangallo, qui en avait coûté quatre mille[513].
Paul III eut le bon esprit de faire un décret[514] qui conférait à Buonarotti un pouvoir absolu sur Saint-Pierre. En le recevant, Michel-Ange ne fit qu'une objection: il pria d'ajouter que ses fonctions seraient gratuites. Au bout du mois, le pape lui ayant envoyé cent écus d'or, Michel-Ange répondit que telles n'étaient pas les conventions, et il tint bon, en dépit de l'humeur du pape. Malgré sa critique de Sangallo, l'architecture de Michel-Ange est encore pleine de ressauts, d'angles, de petites parties qui voilent le grandiose de son caractère.
[513] Je l'ai encore vu au Belvédère en 1807, avec celui de Michel-Ange.
[514] Ou motu-proprio. (Bonanni templum Vaticanum, pag. 64.) Le bref de Paul III parle de Michel-Ange presque dans les termes du respect.
CHAPITRE CLXXVIII.
HISTOIRE DE SAINT-PIERRE.
Vers l'an 324, l'infâme Constantin posa la première pierre. En 626, Honorius y fit mettre des portes d'argent massif. En 846, les Sarrasins les emportèrent; ils ne purent rentrer dans Rome, mais Saint-Pierre était alors hors des murs.
L'histoire de ce que les prêtres osèrent faire dans cet antique Saint-Pierre passerait pour une satire sanglante[515]. Il fut pillé, brûlé, ravagé une infinité de fois, mais les murs restèrent debout. Durant les treizième et quatorzième siècles, plusieurs papes le firent réparer. Enfin Nicolas V conçut le projet de rebâtir Saint-Pierre, et appela Léon-Baptiste Alberti. A peine les murs étaient-ils hors de terre, que ce pape mourut (1455); tout fut abandonné jusqu'à ce qu'un autre grand homme montât sur ce trône. Le 18 avril 1506, Jules II, alors âgé de soixante-dix ans, descendit d'un pas ferme et sans vaciller dans la tranchée profonde ouverte pour les fondations de la nouvelle église, et posa la première pierre. Bramante était l'architecte. Son dessin était grave, simple, magnifique. Après lui Raphaël, Julien de Sangallo, Fra Joconde de Vérone, continuèrent l'édifice. Léon X y dépensa les sommes énormes qui firent le bonheur de l'Allemagne. Le plan primitif se détériorait tous les jours, lorsque enfin le même homme qui avait donné l'idée de reprendre Saint-Pierre fut chargé de diriger les travaux. Il fit le dessin de la partie la plus étonnante, de celle qui donne de la valeur au reste, de celle qui n'est pas imitée des Grecs. En 1564, Vignole succéda à Buonarotti. La coupole fut terminée sous Clément VIII; il y eut plusieurs architectes. Enfin le plus médiocre de tous, Charles Maderne, gâtant ce qui avait été fait avant lui, finit Saint-Pierre en 1613, sous Paul V.
Le Bernin ajouta la colonnade extérieure, admirable introduction!
Le talent des rois est de connaître les talents. Quand un prince a reconnu un grand génie, il doit lui demander un plan, et l'exécuter à l'aveugle. La manie des conseils et des examens excessifs tue les arts. Saint-Pierre, exécuté selon le plan de Michel-Ange, serait en architecture bien mieux que l'Apollon du Belvédère[516].
Malgré ses énormes défauts et tous les outrages de la médiocrité, Saint-Pierre est ce que les hommes ont jamais vu de plus grand[517].
A mesure que nous connaissons mieux la Grèce, nous voyons disparaître la grandeur matérielle que les pauvres pédants ont voulu donner à ce petit peuple. Il fut grand par la liberté et par l'esprit[518]. Les érudits, que cette sorte de grandeur déconcerte, ont voulu lui donner les avantages du despotisme, les édifices énormes.
Suivant eux, le temple de Jupiter à Athènes avait quatre stades de tour; dans le fait, il avait environ soixante-dix-sept pieds de large sur cent quatre-vingt-dix de long[519].
Le temple de Jupiter à Olympie était plus petit que la plupart de nos églises[520].
Le temple de Diane à Éphèse était chargé d'ornements comme Notre-Dame de Lorette, mais n'avait pas plus d'étendue que le temple de Jupiter Olympien.
Le Parthénon d'Athènes, le temple de la Fortune-Prénestine à Rome n'étaient pas plus grands. Ce dernier était une espèce de jardin anglais, destiné à inspirer le respect.
Je me figure quelque chose de ressemblant aux îles Borromées. On montait par des terrasses fabriquées les unes au-dessus des autres; on traversait des galeries, des édifices accessoires, l'on arrivait enfin à une simple colonnade en demi-cercle d'une admirable élégance, au milieu de laquelle la statue de la Fortune était assise sur un trône.
Nous n'avons rien de comparable à ce charmant édifice. Nous ne savons pas nous emparer des âmes. C'est un genre qui manque, et dont les sanctuaires d'Italie ne donnent qu'une faible idée[521]. Une église construite ainsi sur un promontoire, au milieu des beaux arbres de l'Angleterre, toucherait sans doute les cœurs d'une manière certaine[522].
Le temple de Salomon n'avait que cinquante-cinq pieds de haut et cent dix de long. Sainte-Sophie, à partir du croissant ottoman, n'a que cent quatre-vingts pieds de haut.
Saint-Pierre a six cent cinquante-sept pieds de long, quatre cent cinquante-six de large, et la croix est à quatre cent dix pieds de terre. Jamais le symbole d'aucune religion n'a été si près du ciel[523].
Saint-Paul de Londres est d'un quart plus petit. La Vierge du dôme de Milan est à trois cent trente-cinq pieds de haut.
Toute description est inutile à qui n'a pas vu Saint-Pierre. Ce n'est point un temple grec, c'est l'empreinte du génie italien croyant imiter les Grecs.
Excepté Michel-Ange, les architectes n'ont pas eu assez d'esprit pour voir qu'ils voulaient réunir les contrastes. La religion était une fête en Grèce, et non pas une menace. L'imitation du grec a chassé la terreur bien plus frappante dans les édifices gothiques. D'ailleurs, il y a trop d'ornements; si les apôtres saint Pierre et saint Paul revenaient au Vatican, ils demanderaient le nom de la divinité qu'on adore en ce lieu.
[515] Par exemple, sous Paul V, Grimaldo dit:
«Tempore Clementis VIII ego Jacobus Grimaldus habui hanc notam.... sub Paulo V presbyteri illi, quibus cura imminebat dictæ bibliothecæ, vendiderunt plures libros illis qui tympana feminarum conficiunt, et inter alios, ex malâ fortunâ, dicti libri S. Petri contigit etiam numerari, vendi distrahi et in usu tympanorum verti, obliterari, quæ memoriæ in eo descriptæ id omni vitio, et inscitiâ et malignitate presbyterorum.»
[516] Dumont a publié les mesures de saint Pierre en 1753, à Paris; on y voit le mauvais goût des détails. Costagutti, Bonanni, Fontana, Ciampini ont donné des descriptions.
[517] Peut-être trouvera-t-on quelque chose de comparable dans les Indes.
[518] Histoire de la Grèce, par Mitford. On y voit les Grecs toujours divisés en deux partis, comme les États-Unis: le démocratique et l'aristocratique.
[519] Stuart, Leroy, Vernon, Pausanias, et surtout l'excellent Voyage de M. Hobhouse, l'historien.
[520] Pausanias dit soixante-huit pieds de haut, deux cent trente de long, quatre-vingt-quinze de large, compris le portique qui entourait le temple.
[521] La Madonna del Monte, près Varèse.
[522] Par exemple sur Mount-Edgecombe.
[523] En 1694, l'architecte Fontana calcula que Saint-Pierre avait déjà coûté deux cent trente-cinq millions.
La nef a treize toises quatre pieds de largeur; sa hauteur sous la clef de la voûte est de vingt-quatre toises: la voûte a trois pieds six pouces d'épaisseur. La hauteur, à partir du pavé jusqu'au-dessous de la boule qui surmonte la coupole, est de soixante-trois toises cinq pouces. Cette boule a de diamètre six pieds deux pouces[xxxvii]. Une croix de treize pieds est placée sur cette boule: on l'illumine tous les ans, le soir du jour de Saint-Pierre. C'est le plus brave ouvrier de Rome qui est chargé de cette opération. Il se confesse et communie pour la forme, car il n'y a jamais d'accident. Je l'ai vu monter très-gaillard. A Rome, comme partout, l'énergie s'est réfugiée dans cette classe[xxxviii].
[xxxvii] On me conta qu'il y a quelques années, pendant que deux religieux espagnols étaient dans la boule, survint un tremblement de terre qui la faisait aller en cadence. On ne peut pas être mieux gîté que dans cette boule pour sentir un tremblement, à cause de la longueur du levier. Un de ces pauvres moines en mourut de frayeur sur la place. (De Brosses, III, 15.)
[xxxviii] Le maître maçon parlant au cardinal Aquaviva. Voyage de Duclos. Rome en 1814, in-8o imprimé à Bruxelles.
CHAPITRE CLXXIX.
UN GRAND HOMME EN BUTTE A LA MÉDIOCRITÉ.
Sangallo faisait aussi le palais Farnèse; Paul III pria Michel-Ange de s'en charger. Il n'y manquait, à l'extérieur, que la corniche. Michel-Ange la dessina et en fit exécuter un morceau en bois qu'il fit monter au haut du palais et mettre en place, afin de pouvoir juger.
Ainsi, à Paris, lorsqu'il a été question du palais sur le mont de Passy, les gens qui savent combien il est difficile de n'être pas mesquin dans cette position désiraient qu'on exécutât d'abord la façade en bois, et qu'on fît de ce même palais une décoration pour l'Opéra.
La partie supérieure de la cour du palais Farnèse est aussi de Michel-Ange, et le voyageur le reconnaît bien vite au respect qu'elle imprime[524]. Paul III mourut (1549). Jules III, son successeur, confirma d'abord les pouvoirs de Michel-Ange; mais les élèves de Sangallo intriguèrent. Le pape se résolut à tenir une congrégation où les petits architectes promettaient de démontrer que Michel-Ange avait gâté Saint-Pierre (1551).
Le pape ouvrit la séance en disant à Michel-Ange que les intendants de Saint-Pierre disaient que l'église serait obscure. «Je voudrais entendre parler ces intendants.» Le cardinal Marcel Cervino, pape peu après, se leva en disant: «C'est moi.—Monseigneur, outre la fenêtre que je viens de faire exécuter, il doit y en avoir trois autres dans la voûte.—Vous ne nous l'avez jamais dit.—Je ne suis pas obligé, et je ne le serai jamais, à dire ni à vous, monseigneur, ni à tout autre, quels sont mes projets. Votre affaire est d'avoir de l'argent et de le garantir des voleurs; la mienne est de faire l'église. Saint-père, vous voyez quelles sont mes récompenses. Si les contrariétés que j'endure à construire le temple du prince des Apôtres ne servent pas au soulagement de mon âme, il faut avouer que je suis un grand fou.»
Le pape, lui imposant les mains, lui dit: Elles ne seront perdues ni pour votre âme, ni pour votre corps, n'en doutez nullement;» et sur-le-champ il lui donna le privilége, à lui, ainsi qu'à son élève Vasari, d'obtenir double indulgence, en faisant à cheval les stations aux sept églises.
Dès cet instant, Jules III l'aima presque autant que Jules II autrefois. Il ne faisait rien à la Vigne-Jules sans prendre ses conseils, et dit plusieurs fois, voyant le grand âge de Michel-Ange, qu'il ôterait volontiers aux années qui lui restaient à vivre pour ajouter à celles de cet homme unique; s'il lui survivait, comme l'ordre de la nature semblait l'annoncer, il voulait le faire embaumer, afin que son corps fût aussi immortel que ses ouvrages.
Buonarotti, étant un jour survenu à la Vigne-Jules, y trouva le pape au milieu de douze cardinaux; Sa Sainteté le fit asseoir à ses côtés, honneur extrême dont il se défendit en vain.
Côme II, grand-duc de Toscane, le malheureux père d'Éléonore, avait envoyé plusieurs messages à son ancien sujet pour l'engager à venir terminer Saint-Laurent. Michel-Ange avait toujours refusé; mais Jules III ayant eu pour successeur ce même cardinal Marcel auquel Buonarotti avait osé répondre, le grand-duc lui écrivit à l'instant, et fit porter la lettre par un de ses camériers secrets. Michel-Ange, qui connaissait Côme[525], attendait pour voir le caractère du nouveau pape, qui le tira d'embarras en mourant après vingt et un jours de règne.
Lorsque Michel-Ange alla au baisement de pied de son successeur, Paul IV, ce prince lui fit les plus belles promesses. Le grand but de Michel-Ange était d'avancer assez Saint-Pierre de son vivant, pour le mettre hors des atteintes de la médiocrité; c'est à quoi il n'a pas réussi.
Tandis qu'il songeait à Saint-Pierre, le pieux Paul IV songeait à faire repiquer le mur sur lequel il avait peint jadis le Jugement dernier. Il n'était pas d'un vieux prêtre de sentir que l'indécence est impossible dans ce sujet[526].
Pour Michel-Ange, il faisait des épigrammes sur les idées baroques que sa longue carrière le mettait à même d'observer. Vers ce temps, il perdit Urbino, domestique chéri qu'il avait depuis longtemps, et, quoique âgé de quatre-vingt-deux ans, il le veilla tout le temps de sa maladie, et passa plusieurs nuits sans se déshabiller. Il lui disait un jour: «Urbin, si je venais à mourir, que ferais-tu?—Je chercherais un autre maître.—Pauvre Urbin, je veux t'empêcher d'être malheureux.» En même temps il lui donna vingt mille francs.
Ligorio, architecte napolitain, voyait avec pitié Michel-Ange ne tirer aucun parti d'une aussi bonne chose que la direction de Saint-Pierre. Il disait qu'il était tombé en enfance. Sur quoi Michel-Ange fit quelques jolis sonnets qu'il envoya à ses amis.
Il terminait en même temps le modèle de la coupole de Saint-Pierre, exécutée après sa mort par Giacomo della Porta. Qui le croirait? un architecte osa proposer, un siècle après, en pleine congrégation, de démolir cette coupole, et de la refaire sur un nouveau dessin de son cru[527]. La barbarie n'est pas allée jusqu'à ce point, mais, au lieu d'être une croix grecque, comme dans le plan de Michel-Ange, Saint-Pierre est une croix latine, et, dans les détails, des embellissements mesquins et jolis ont souvent remplacé la sombre majesté[528]. Rien ne prête plus au sublime qu'un grand édifice à coupole, où le spectateur a toujours sur sa tête la preuve de la puissance immense qui a bâti.
En même temps qu'il faisait le plan de Saint-Pierre, Michel-Ange ébauchait une tête de Brutus qui se voit à la galerie de Florence. Ce n'est pas le Brutus de Shakspeare, le plus tendre des hommes, mettant à mort, en pleurant, le grand général qu'il admire, parce que la patrie l'ordonne: c'est le soldat le plus dur, le plus déterminé, le plus insensible. Le cou surtout est admirable. La bassesse italienne a gravé sur le piédestal:
Milord Sandwick, haussant les épaules, fit impromptu la réponse suivante:
Michel-Ange avait copié son Brutus d'une Corniole antique. Il ne ressemble nullement à la physionomie touchante et noble du Brutus que nous avions dans la salle du Laocoon.
Le grand-duc Côme vint à Rome, et combla Buonarotti de marques de distinction. On observa que son fils, D. François de Médicis, ne parlait jamais au grand homme que la barrette à la main.
Ce fut à l'âge de quatre-vingt-huit ans que Michel-Ange fit le dessin de Sainte-Marie des Anges, dans les thermes de Dioclétien.
La nation florentine, comme on dit à Rome, voulait bâtir une église. Buonarotti fit cinq dessins différents; voyant qu'on choisissait le plus magnifique, il dit à ses compatriotes, que s'ils le conduisaient à fin, ils surpasseraient tout ce qu'avaient laissé les Grecs et les Romains. Ce fut peut-être la première fois de sa vie qu'il lui arriva de se vanter.
Le but d'un temple étant en général la terreur, Michel-Ange se rapproche beaucoup plus du beau parfait en architecture qu'en sculpture. Les temples grecs ont plus de grâce[529]. Ce qu'il y a de singulier, c'est que lorsqu'il s'agit de bâtir une église à Paris, à Londres ou à Washington, l'on n'ait pas l'idée de choisir dans les dessins de Michel-Ange. Le petit moderne mesquin est toujours préféré, et l'église admirée aujourd'hui est ridicule dans vingt ans. Si Frédéric II, ce prince qui eut le caractère d'achever les édifices qu'il commençait, eût connu Michel-Ange, il n'eût pas rempli Berlin de colifichets. Au reste, on élevait de son temps un arc de triomphe à Florence, au moins aussi ridicule que les deux églises de Berlin[530].
Michel-Ange dirigeait Saint-Pierre depuis dix-sept ans; mais toujours inexorable pour les gens médiocres et les fripons, il était toujours en butte à leurs intrigues. Il n'eut jamais d'autre soutien à la cour que le pape, quand il se trouvait homme de goût. Une fois, excédé des contrariétés qu'on lui suscitait, il envoya sa démission, et écrivit en homme qui sent sa dignité (1560). On chassa les dénonciateurs qui étaient des sous-architectes de Saint-Pierre, et le dévouement de Michel-Ange pour ce grand édifice qu'il regardait comme un moyen de salut lui fit tout oublier. Il y travaillait encore, lorsque la mort vint terminer sa longue carrière, le 17 février 1563. Il avait quatre-vingt-huit ans, onze mois et quinze jours.
[524] Michel-Ange voulait placer dans la cour le fameux Taureau Farnèse qu'on venait de découvrir cette année-là, et, qui plus est, lui donner une perspective charmante, et faire qu'il se détachât sur un fond de verdure qu'il mettait au delà du Tibre. Ce groupe célèbre fait aujourd'hui l'ornement de la délicieuse promenade de Chiaja à Naples, sur le bord de la mer.
[525] Cellini, page 279.
[526] Sous Pie V, Dominique Carnevale, barbouilleur de Modène, corrigea encore quelques indécences; il restaura quelques fentes de la voûte, et refit un morceau de sacrifice de Noé, qui était tombé.
Sous Jules II, l'imitation de l'antique était allée jusqu'au point d'honorer d'une épitaphe, dans l'église de Saint-Grégoire, la belle Impéria, l'Aspasie de son siècle:
«Imperia cortisana Romana quæ digna tanto nomine raræ inter homines formæ specimen dedit. Vixit annos XXVI, dies XII, obiit 1511, die 15 augusti.»
Impéria laissa une fille aussi belle que sa mère, qui, plutôt que de céder au cardinal Petrucci, qui l'avait entraînée dans une de ces maisons où Lovelace conduisit Clarice, prit un poison qui, à l'instant, la fit tomber morte à ses pieds.
[527] Bottari sur Vasari, page 286.
[528] On trouve au-dessus d'une porte de la bibliothèque du Vatican la Vue de Saint-Pierre, tel que Michel-Ange l'avait conçu.
[529] Voir le pourquoi dans Montesquieu: Politique des anciens dans la religion.
[530] Comparez cela à l'église des Chartreux, à Rome. C'est là que les insensibles doivent courir en arrivant pour sentir l'architecture.
CHAPITRE CLXXX.
CARACTÈRE DE MICHEL-ANGE.
Dans sa jeunesse, l'amour de l'étude le jeta dans une solitude absolue. Il passa pour orgueilleux, pour bizarre, pour fou. Dans tous les temps la société l'ennuya. Il n'eut pas d'amis; pour connaissances quelques gens sérieux: le cardinal Polo, Annibal Caro, etc. Il n'aima qu'une femme, mais d'un amour platonique: la célèbre marquise de Pescaire, Vittoria Colonna. Il lui adressa beaucoup de sonnets imités de Pétrarque. Par exemple:
Elle habitait Viterbe, et venait souvent le voir à Rome.
La mort de la marquise le jeta pour un temps dans un état voisin de la folie. Il se reprochait amèrement de n'avoir pas osé lui baiser le front, la dernière fois qu'il la vit, au lieu de lui baiser la main[531].
Ce qui prouve bien qu'il idéalisait lui-même la figure humaine, et qu'il ne copiait pas l'idéal des autres, c'est que cet homme, qui a si peu fait pour la beauté agréable, l'aimait pourtant avec passion où qu'il la rencontrât. Un beau cheval, un beau paysage, une belle montagne, une belle forêt, un beau chien le transportaient. On médit de son penchant pour la beauté, comme jadis de l'amour de Socrate.
Il fut libéral; il donna beaucoup de ses ouvrages; il assistait en secret un grand nombre de pauvres, surtout les jeunes gens qui étudiaient les arts. Il donna quelquefois à son neveu trente ou quarante mille francs à la fois.
Il disait: «Quelque riche que j'aie été, j'ai toujours vécu comme pauvre.» Il ne pensa jamais à tout ce qui fait l'essentiel de la vie pour le vulgaire. Il ne fut avare que d'une chose: son attention.
Dans le cours de ses grands travaux, il lui arrivait souvent de se coucher tout habillé pour ne pas perdre de temps à se vêtir. Il dormait peu, et se levait la nuit pour noter ses idées avec le ciseau ou les crayons. Ses repas se composaient alors de quelques morceaux de pain, qu'il prenait dans ses poches le matin, et qu'il mangeait sur son échafaud tout en travaillant. La présence d'un être humain le dérangeait tout à fait. Il avait besoin de se sentir fermé à double tour pour être à son aise, disposition contraire à celle du Guide. S'occuper de choses vulgaires était un supplice pour lui. Énergique dans les grandes qui lui semblaient mériter son attention, dans les petites il lui arriva d'être timide. Par exemple, il ne put jamais prendre sur lui de donner un dîner.
De tant de milliers de figures qu'il avait dessinées, aucune ne sortit de sa mémoire. Il ne traçait jamais un contour, disait-il, sans se rappeler s'il l'avait déjà employé. Ainsi ne se répéta-t-il jamais. Doux et facile à vivre pour tout le reste, dans les arts il était d'une méfiance et d'une exigence incroyables. Il faisait lui-même ses limes, ses ciseaux, et ne s'en rapportait à personne pour aucun détail.
Dès qu'il apercevait un défaut dans une statue, il abandonnait tout, et courait à un autre marbre; ne pouvant approcher avec la réalité de la sublimité de ses idées, une fois arrivé à la maturité du talent, il finit peu de statues. «C'est pourquoi, disait-il un jour à Vasari, j'ai fait si peu de tableaux et de statues.»
Il lui arriva, dans un mouvement d'impatience, de rompre un groupe colossal presque terminé, c'était une Pietà.
Vieux et décrépit, un jour le cardinal Farnèse le rencontra à pied, au milieu des neiges, près du Colysée, le cardinal fit arrêter son carrosse pour lui demander où diable il allait par ce temps et à son âge: «A l'école, répondit-il, pour tâcher d'apprendre quelque chose.»
Michel-Ange disait un jour à Vasari: «Mon cher Georges, si j'ai quelque chose de bon dans la tête, je le dois à l'air élastique de votre pays d'Arezzo que j'ai respiré en naissant, comme j'ai sucé avec le lait de ma nourrice l'amour des ciseaux et du maillet.» Sa nourrice était femme et fille de sculpteurs.
Il loua Raphaël avec sincérité; mais il ne pouvait pas le goûter autant que nous. Il disait du peintre d'Urbin, qu'il tenait son grand talent de l'étude et non de la nature.
Le chevalier Lione, protégé par Michel-Ange, fit son portrait dans une médaille, et lui ayant demandé quel revers il voulait, Michel-Ange lui fit mettre un aveugle guidé par son chien avec cet exergue:
Docebo iniquos vias tuas, et impii ad te convertentur.
[531] Condivi.
CHAPITRE CLXXXI.
SUITE DU CARACTÈRE DE MICHEL-ANGE.
Michel-Ange ne fit pas d'élèves, son style était le fruit d'une âme trop enflammée; d'ailleurs les jeunes gens qui l'entouraient se trouvèrent de la plus incurable médiocrité.
Jean de Bologne, l'auteur du joli Mercure, ferait exception, s'il n'était pas prouvé qu'il ne vit Buonarotti qu'à quatre-vingts ans. Il lui montra un modèle en terre; l'illustre vieillard changea la position de tous les membres, et dit en le lui rendant: «Avant de chercher à finir, apprends à ébaucher.»
Vasari, le confident de Michel-Ange, nous donne quelques jours positifs sur sa manière de s'estimer soi-même: «Attentif au principal de l'art qui est le corps humain, il laissa à d'autres l'agrément des couleurs, les caprices, les idées nouvelles[532]; dans ses ouvrages on ne trouve ni paysages, ni arbres, ni fabriques. C'est en vain qu'on y chercherait certaines gentillesses de l'art et certains enjolivements auxquels il n'accorda jamais la moindre attention; peut-être par une secrète répugnance d'abaisser son sublime génie à de telles choses[533].»
Tout cela se trouve dans la première édition de son livre, que Vasari présenta à Michel-Ange, le seul artiste vivant dont il eût écrit la vie; hommage dont le grand homme le remercia par un sonnet. Vasari put d'autant mieux approfondir les motifs secrets de Michel-Ange, qu'il l'accompagnait toujours dans les promenades à cheval dont ce grand artiste prit l'habitude vers la fin de sa vie.
Il y a beaucoup de portraits de Michel-Ange[534]; le plus ressemblant est le buste en bronze du Capitole par Ricciarelli. Vasari cite encore les deux portraits peints par Bugiardini et Jacopo del Conte. Michel-Ange ne se peignit jamais[535].
[532] Tom. X, page 245.
[533] Tom. X, page 253.
[534] Buonarotti fut maigre, plutôt nerveux que gras: les épaules larges, la stature ordinaire, les membres minces, les cheveux noirs, cela ressemble assez au tempérament bilieux.
Quant à la figure, le nez écrasé, les couleurs assez animées, les lèvres minces, celle de dessous avançant un peu. De profil, le front avançait sur le nez, les sourcils peu fournis, les yeux petits. Dans sa vieillesse il portait une petite barbe grise longue de quatre à cinq doigts[xxxix].
[xxxix] Condivi, page 85.
[535] Ou seulement une fois, si l'on veut le reconnaître dans le moine du Jugement dernier. Les portraits cités ont probablement servi de modèle a ceux qu'on trouve au Capitole, à la galerie de Florence, au palais Caprara de Bologne, et à la galerie Zelada de Rome. Tous les portraits gravés de Michel-Ange sont parmi ceux de la collection Corsini, qui en réunit plus de trente mille. Les meilleurs de Michel-Ange sont ceux qui ont été gravés par Morghen et Longhi, quoique, comme tous les graveurs actuels, ils aient prétendu embellir leur modèle, c'est-à-dire imiter l'expression des vertus dont l'antique est la saillie, et qui souvent sont opposées au caractère de l'homme. (Rome, 23 janvier 1816. W. E.)
CHAPITRE CLXXXII.
L'ESPRIT, INVENTION DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.
L'esprit n'a guère paru dans le monde que du temps de Louis XIV et de Louis XV. Ailleurs on n'a pas eu la moindre idée de cet art de faire naître le rire de l'âme, et de donner des jouissances délicieuses par des mots imprévus.
Au quinzième siècle, l'Italie ne s'était pas élevée au-dessus de ces pesantes vérités que personne n'exprime parce que tout le monde les sait. Aujourd'hui même les écrivains sont bien heureux dans ce pays, il est impossible d'y être lourd.
L'esprit du temps de Michel-Ange consistait dans quelque allusion classique, ou dans quelque impertinence grossière[536]. Ce n'est donc pas comme agréables que je vais transcrire quelques mots de l'homme de son temps, qui passa pour le plus spirituel et le plus mordant: de nos jours ces mots ne vaudraient pas la peine d'être dits.
Un prêtre lui reprochant de ne s'être pas marié, il répondit comme Épaminondas. Il ajouta: «La peinture est jalouse et veut un homme tout entier.»
Un sculpteur qui avait copié une statue antique se vantait de l'avoir surpassée.—«Tout homme qui en suit un autre ne peut passer devant.» C'était son ennemi, l'envieux Bandinelli de Florence, qui croyait faire oublier le Laocoon par la copie qui est à la galerie de Florence[537].
Sébastien del Piombo, le quittant pour aller peindre une figure de moine dans la chapelle de San-Pietro in Montorio: «Vous gâterez votre ouvrage.—Comment?—Les moines ont bien gâté le monde qui est si grand, et vous ne voulez pas qu'ils gâtent une petite chapelle?»
Passant à Modène, il trouva certaines statues de terre cuite, peintes en couleur de marbre, parce que le sculpteur ne savait pas le travailler: «Si cette terre se changeait en marbre, malheur aux statues antiques!» Le sculpteur était Antoine Begarelli, l'ami du Corrége.
Un de ses sculpteurs mourut. On déplorait cette mort prématurée. «Si la vie nous plaît, dit-il, la mort, qui est du même maître, devrait aussi nous plaire.»
Vasari lui montrant un de ses tableaux: «J'y ai mis peu de temps.—Cela se voit.»
Un prêtre, son ami, se présenta à lui en habit cavalier, il feignit de ne pas le reconnaître. Le prêtre se nomma: «Je vois que vous êtes bien aux yeux du monde; si le dedans ressemble au dehors, tant mieux pour votre âme.»
On lui vantait l'amour de Jules III pour les arts: «Il est vrai, dit-il, mais cet amour ne ressemble pas mal à une girouette.»
Un jeune homme avait fait un tableau assez agréable, en prenant à tous les peintres connus une attitude ou une tête; il était tout fier et montrait son ouvrage à Michel-Ange: «Cela est fort bien, mais que deviendra votre tableau au jour du jugement, quand chacun reprendra les membres qui lui appartiennent.»
Un soir, Vasari, envoyé par le pape Jules III, alla chez lui, la nuit déjà avancée; il le trouva qui travaillait à la Pietà, qu'il rompit ensuite; voyant les yeux de Vasari fixés sur une jambe du Christ qu'il achevait, il prit la lanterne comme pour l'éclairer, et la laissa tomber: «Je suis si vieux, dit-il, que souvent la mort me tire par l'habit pour que je l'accompagne. Je tomberai tout à coup comme cette lanterne, et ainsi passera la lumière de la vie.»
Michel-Ange n'était jamais plus content que lorsqu'il voyait arriver dans son atelier à Florence, Menighella, peintre ridicule de la Valdarno. Celui-ci venait ordinairement le prier de lui dessiner un saint Roch ou un saint Antoine, que quelque paysan lui avait commandé; Michel-Ange, qui refusait les princes, laissait tout pour satisfaire Menighella, lequel se mettait à côté de lui et lui faisait part de ses idées pour chaque trait. Il donna à Menighella un crucifix qui fit sa fortune par les copies en plâtre qu'il vendait aux paysans de l'Apennin. Topolino le sculpteur, qu'il tenait à Carrare pour lui envoyer des marbres, ne lui en expédiait jamais sans y joindre deux ou trois petites figures ébauchées, qui faisaient le bonheur de Michel-Ange et de ses amis. Un soir qu'ils riaient aux dépens de Topolino, ils jouèrent un souper à qui composerait la figure la plus contraire à toutes les règles du dessin. La figure de Michel-Ange, qui gagna, servit longtemps de terme de comparaison dans l'école pour les ouvrages ridicules.
Un jour, au tombeau de Jules II, il s'approche d'un de ses tailleurs de pierre, qui achevait d'équarrir un bloc de marbre; il lui dit d'un air grave que depuis longtemps il remarquait son talent, qu'il ne se croyait peut-être qu'un simple tailleur de pierre, mais qu'il était statuaire tout comme lui, qu'il ne lui manquait tout au plus que quelques conseils. Là-dessus Michel-Ange lui dit de couper tel morceau dans le marbre, jusqu'à telle profondeur, d'arrondir tel angle, de polir cette partie, etc. De dessus son échafaud il continua toute la journée à crier ses conseils au maçon, qui, le soir, se trouva avoir terminé une très-belle ébauche, et vint se jeter à ses pieds en s'écriant: «Grand Dieu! quelle obligation ne vous ai-je pas; vous avez développé mon talent, et me voilà sculpteur.»
Il fut véritablement modeste. On a une lettre dans laquelle il remercie un peintre espagnol d'une critique faite sur le Jugement dernier[538].
Son historien remarque qu'il reçut des messages flatteurs de plus de douze têtes couronnées. Lorsqu'il alla saluer Charles-Quint, ce prince se leva sur-le-champ, lui répétant son compliment banal: «Qu'il y avait au monde plus d'un empereur, mais qu'il n'y avait pas un second Michel-Ange.»
Notre François Ier voulut l'avoir en France, et, quoique ses instances fussent inutiles, pensant que quelque changement de pape pourrait le lui envoyer, il lui ouvrit à Rome un crédit de quinze mille francs pour les frais du voyage. Michel-Ange eût peut-être fait la révolution que ne purent amener André del Sarto, le Primatice, le Rosso et Benvenuto Cellini.
Tous quittèrent la France sans avoir pu y allumer le feu sacré. Nos ancêtres étaient trop enfoncés dans la grossière féodalité pour goûter les charmantes têtes d'André del Sarto; Michel-Ange leur eût donné ce sentiment de la terreur doublement vil comme égoïste et comme lâche. Il eût pu avoir un succès populaire. Une statue colossale d'Hercule en marbre bien blanc, placée à la barrière des Sergents, fait plus pour le goût du public que les quinze cents tableaux du Musée.
Jamais homme ne connut comme Michel-Ange les attitudes sans nombre où peut passer le corps de l'homme. Il voulut écrire ses observations; mais, dupe du mauvais goût de son siècle, il craignit de ne pouvoir pas assez orner cette matière. Son élève Condivi se mêlait de littérature. Il lui expliqua toute sa théorie sur le corps d'un jeune Maure parfaitement beau, dont on lui fit présent à Rome pour cet objet; mais le livre n'a jamais paru.
[536] Ses reparties à Bologne.
[537] Titien, pour se moquer aussi de la vanité insupportable de Bandinelli, fit faire une excellente estampe en bois représentant trois singes, un grand et deux petits, dans la position de Laocoon et de ses fils. Ce groupe, tel qu'il existe à la galerie de Florence, a été endommagé par un incendie.
[538] Recueil des Lettres de Pino da Cagli, Venezia, 1574.
CHAPITRE CLXXXIII.
HONNEURS RENDUS A LA CENDRE DE MICHEL-ANGE.
Ses restes furent déposés solennellement dans l'église des Apôtres. Le pape annonçait le projet de lui élever un tombeau dans Saint-Pierre, où les souverains seuls sont admis. Mais Côme de Médicis, qui voulait distraire de la tyrannie par le culte de la gloire, fit secrètement enlever les cendres du grand homme. Ce dépôt révéré arriva à Florence dans la soirée. En un instant les fenêtres et les rues furent pleines de curieux et de lumières confuses.
L'église de Saint-Laurent, réservée aux obsèques des seuls souverains, fut disposée magnifiquement pour celles de Michel-Ange. La pompe de cette cérémonie fit tant de bruit en Italie, que, pour contenter les étrangers qui, après qu'elle avait eu lieu, accouraient encore de toutes parts, on laissa l'église tendue pendant plusieurs semaines.
Cellini, Vasari, Bronzino, l'Ammanato, s'étaient surpassés pour honorer l'homme qu'ils regardaient, depuis tant d'années, comme le plus grand artiste qui eût jamais existé.
Les principaux événements de sa vie furent reproduits par des bas-reliefs ou des tableaux[539]. Entouré de ces représentations vivantes, Varchi prononça l'oraison funèbre. C'est une histoire détaillée, arrangée de façon à ne pas déplaire au despote. Florence est heureuse, dit-il, de montrer dans un de ses enfants ce que la Grèce, patrie de tant de grands artistes, n'a jamais produit: un homme également supérieur dans les trois arts du dessin.
Lors de la cérémonie on trouva le corps de Michel-Ange changé en momie par la vieillesse, sans le plus léger signe de décomposition. Cent cinquante ans après, le hasard ayant fait ouvrir son tombeau à Santa-Croce, on trouva encore une momie parfaitement conservée, complétement vêtue à la mode du temps.