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Histoire de la peinture en Italie

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LIVRE TROISIÈME
VIE DE LÉONARD DE VINCI

Odi profanum vulgus.


CHAPITRE XXXVIII.
SES PREMIÈRES ANNÉES. (1452.)

Je suis parti de Florence à cheval, à l'aurore d'un beau jour de printemps; j'ai descendu l'Arno jusqu'auprès du délicieux lac Fucecchio: tout près sont les débris du petit château de Vinci. J'avais dans les fontes de mes pistolets les gravures de ses ouvrages; je les avais achetées sans les voir; j'en voulais recevoir la première impression sous les ombrages de ces collines charmantes au milieu desquelles naquit le plus ancien des grands peintres, précisément trois cent quarante ans avant ma visite, en 1452.

Il était fils naturel d'un messer Pietro, notaire de la république, et aimable comme un enfant de l'amour.

Dès sa plus tendre enfance, on le trouve l'admiration de ses contemporains. Génie élevé et subtil, curieux d'apprendre de nouvelles choses, ardent à les tenter, on le voit porter ce caractère, non-seulement dans les trois arts du dessin, mais aussi en mathématiques, en mécanique, en musique, en poésie, en idéologie, sans parler des arts d'agrément, dans lesquels il excella: l'escrime, la danse, l'équitation; et ces talents divers, il les posséda de telle sorte, que, duquel qu'il fît usage pour plaire, il semblait né pour celui-là seul.

Messer Pietro, étonné de cet être singulier, prit quelques-uns de ses dessins, qu'il alla montrer à André Verocchio, peintre et statuaire alors très-renommé. André ne put les croire les essais d'un enfant; on le lui amena: ses grâces achevèrent de le séduire, et il fut bientôt son élève favori. Peu après, Verocchio, peignant à Saint-Salvi, pour les moines de Valombreuse, un tableau de Saint Jean baptisant Jésus, Léonard y fit cet ange si plein de grâces.

Toutefois la peinture ne prenait pas tous ses moments. On voit, par les récits aveugles de ses biographes, qu'il s'occupait également de chimie et de mécanique. Ils rapportent, avec quelque honte, que Léonard avait des idées extravagantes. Un jour, il cherchait à former, par le mélange de matières inodores, des odeurs détestables. Ces gaz, venant à se développer tout à coup dans l'appartement où la société était rassemblée, mettaient tout le monde en fuite. Une autre fois, des vessies cachées étaient enflées par des soufflets invisibles, et, remplissant peu à peu toute la capacité de la chambre, forçaient les assistants à décamper. Il inventait un mécanisme par lequel, au milieu de la nuit, le fond d'un lit s'élevait tout à coup, au grand détriment du dormeur. Il en trouvait un autre pour élever de grands poids. Il eut l'idée de soulever l'énorme édifice de Saint-Laurent, pour le placer sur une base plus majestueuse.

On le voyait dans les rues s'arrêter tout à coup pour copier sur un petit livret de papier blanc les figures qu'il rencontrait. Nous les avons encore, ces charmantes caricatures, et ce sont les meilleures qui existent[162]. Non-seulement il cherchait les modèles du beau et du laid, mais il prétendait saisir l'expression fugitive des affections de l'âme et des idées. Les choses bizarres et altérées avaient un droit particulier à son attention. Il sentit le premier peut-être cette partie des beaux-arts qui n'est pas fondée sur la sympathie, mais sur un retour d'amour-propre[163]. Il amenait dîner chez lui des gens de la campagne, pour les faire rire à gorge déployée, par les récits les plus étranges et les contes les plus gais. D'autres fois on le voyait suivre les malheureux au supplice.

Une rare beauté, des manières pleines de charme, faisaient trouver admirables ces idées singulières, et il paraît que, comme Raphaël, ce génie heureux fut une exception à la règle si vraie:

Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.
(La Fontaine.)

[162] Elles sont trente-huit, dit Mariette, dessinées à la plume; je les ai vues gravées par.....

[163] On rit, par une jouissance d'amour-propre, à la vue subite de quelque perfection que la faiblesse d'autrui nous fait voir en nous.

CHAPITRE XXXIX.
LES ÉPOQUES DE SA VIE.

Il faut qu'il eût trouvé l'art de rendre ses travaux utiles, car son père n'était pas riche, et l'on voit ce jeune peintre commençant sa carrière avoir à Florence, cette Londres du moyen âge, des chevaux et des domestiques, et tenir beaucoup à ce que ses chevaux fussent les plus vifs et les plus beaux de la ville. Avec eux il faisait les sauts les plus hardis, à faire frémir les amateurs les plus intrépides: sa force était telle, qu'il pliait facilement un fer de cheval.

La vie de ce grand homme peut se diviser en quatre époques.

Sa jeunesse, qu'il passa dans Florence; le temps qu'il vécut à Milan, à la cour de Louis le Maure; les douze ou treize ans qu'il revint passer en Toscane, ou en voyages, après la chute de Ludovic; et enfin sa vieillesse et sa mort, à la cour de François Ier.

Son plus ancien ouvrage est peut-être un carton d'Adam et Ève cueillant la pomme fatale, qu'il fit pour le roi de Portugal.

Son père lui demanda de peindre un bouclier pour un paysan de Vinci. Il fallait y mettre ou la tête de Méduse, ou quelque animal horrible. Messer Pietro ne songeait plus au bouclier lorsqu'un jour il vint frapper à la porte de Léonard: celui-ci le prie d'attendre, place le tableau en bon jour, et le fait entrer. Le père recula d'horreur, crut voir un serpent véritable, et s'enfuit effrayé.

Tout ce que les couleuvres, les chauves-souris, les gros insectes des marais, les lézards, ont de plus horrible et de plus dégoûtant était réuni dans ce monstre; on le voyait sortir des fentes d'un rocher, et lancer son venin vers le spectateur.

Ce qu'il y a de mieux, c'est que toute cette terreur avait été réunie par une longue observation de la nature. Messer Pietro embrassa son fils, et le bouclier fut vendu trois cents ducats au duc de Milan, Galéas.

CHAPITRE XL.
SES PREMIERS OUVRAGES.

Les Milanais ont beau jurer leurs grands dieux que Léonard vint de bonne heure chez eux; il paraît que jusqu'à trente ans il ne quitta pas l'aimable Florence.

C'est d'après la tête de Méduse, à la galerie, qu'il faut se faire une idée de son talent à cette époque. On n'aperçoit le visage qu'en raccourci. Il semble que le peintre ait plus cherché à rendre l'horreur de la chevelure de la fille de Phorcus... que l'horreur de sa physionomie. La vie est dans les couleuvres vertes qui s'agitent sur sa tête. Pour elle, il ne l'a pas peinte morte, mais mourante: son œil terne n'est pas encore fermé; elle rend le dernier soupir, et l'on voit le souffle impur qui s'exhale de sa bouche.

D'un autre genre d'expression, mais de la même époque est cet enfant couché dans un riche berceau, que l'on voit à Bologne. Il y a beaucoup de patience dans ce tableau, qui n'offre de partie nue que la tête de l'enfant; mais il n'y a rien du style connu de Léonard[164]. La lumière est prodiguée, le peintre ne songe pas encore à cette économie savante qui fut dans la suite une des bases de sa manière. C'est la réflexion qui frappe en voyant la Madeleine du palais Pitti, celle du palais Aldobrandini à Rome, les Saintes Familles de la galerie Giustiniani, de la galerie Borghèse, etc. On fait souvent admirer aux curieux des têtes de saint Jean-Baptiste ou de Jésus, de ce premier style de Léonard. Quelques-unes sont de lui.

En général, je trouve plus de délicatesse que de beauté dans ces premiers tableaux; surtout il n'y a rien de cet air un peu dur qui frappe quelquefois dans la beauté antique[165], et qui semble avoir été antipathique à Léonard dans tous les temps de sa vie. Son génie le portait à inventer le beau moderne; c'est ce qui le distingue bien de tous les peintres florentins; il ne put même prendre sur lui de donner assez de dureté aux figures de bourreaux[166].

Toutes ces premières têtes de Léonard ressemblent, comme de juste, aux têtes de Verocchio. Les plis des draperies sont peu variés, les ombres faibles; le tout est sec et mesquin, et cependant a de la grâce. Tel fut son premier style.

[164] Par exemple, le portrait de Mona Lisa, ancien Musée Napoléon, no 1,024.

[165] La Pallas de Velletri, la Vénus du Capitole, la Mamerca, la Diane.

[166] Le bourreau qui présente la tête de saint Jean à Hérodiade (galerie de Florence) est plutôt un homme d'esprit goguenard qu'un bourreau.

CHAPITRE XLI.
DES TROIS STYLES DE LÉONARD.

Si j'avais à parler de ces trois styles, voici mes exemples:

Pour le premier, l'Enfant au berceau, qui est à Bologne.

Sa seconde manière fut chargée d'ombres extrêmement fortes; je citerais la Vierge aux Rochers[167], et surtout la figure de Jésus qui bénit le petit saint Jean.

Les demi-teintes composent presque en entier son troisième style, plus tranquille et d'une harmonie plus tendre. S'il obtient un grand relief, c'est plutôt en se montrant avare de la lumière qu'en prodiguant aux ombres une extrême énergie; voyez cette charmante Hérodiade de la tribune de Florence; la grâce du style l'emporte sur l'horreur de l'action.

[167] Musée royal, no 933, gravée par Desnoyers. Étudier dans ce tableau la forme des têtes de Léonard.

CHAPITRE XLII.
LÉONARD A MILAN.

Trois écoliers, échauffés par les beaux passages de Tite-Live, assassinèrent le duc de Milan; il laissa un fils de huit ans sous la tutelle de son frère le célèbre Louis le Maure. Ce prince aspirait ouvertement à succéder à son pupille, et finit en effet par l'empoisonner.

Ludovic voyait la renommée que les Médicis acquéraient dans Florence en protégeant les arts. Rien ne cache le despotisme comme la gloire. Il appela tous les hommes célèbres qu'il put avoir. Il les réunissait, disait-il, pour l'éducation de son neveu. Cet homme se délassait, par des fêtes continuelles, de la noire politique où il fut toujours engagé[168]. Il aimait surtout la musique et la lyre, instrument célèbre chez les anciens, qui n'est autre pourtant que la triste guitare. On dit que Léonard parut pour la première fois à la cour de Milan dans une espèce de concours ouvert entre les meilleurs joueurs de lyre d'Italie. Il se présenta avec une lyre de sa façon, construite en argent, suivant de nouveaux principes d'acoustique, et à laquelle il avait donné la forme d'une tête de cheval. Il improvisa en s'accompagnant, il soutint thèse, il raisonna avec esprit sur toutes sortes de sujets; il enchanta toute la ville réunie au palais du duc, qui le retint à son service.

Soutenir thèse dans un salon serait bien ridicule; mais, au quinzième siècle, on était jeune encore. La cour elle-même, pour un homme supérieur, avait un charme qu'elle a perdu; elle était la perfection de la société, elle n'en est plus que la gêne. J'explique ainsi le goût de l'élégant Léonard pour la société des princes.

A Milan, il fut bien vite l'homme à la mode, l'ordonnateur des fêtes de Ludovic, et de celles que les seigneurs de la ville rendaient au souverain, l'ingénieur en chef pour l'irrigation des eaux, le sculpteur d'une statue équestre que le prince élevait à son père[169], et enfin le peintre de ses deux maîtresses.

[168] Je remarquai à la chartreuse de Pavie, si célèbre par ses marbres, un beau tombeau de Galéas Visconti, fondateur du monastère; au bas est couchée la statue de Ludovic Sforce, dit le Maure, qui mourut en France au château de Loches. Cet homme est si fameux dans notre histoire par ses méchancetés, que j'eus grand empressement à considérer sa physionomie, qui est tout à fait revenante, et celle du meilleur homme du monde. Que les physionomistes argumentent là-dessus.

(De Brosses, I, 106.)

Ludovic écrivit au pape qu'il avait des remords qui troublaient ses nuits. Le pape lui accorda une entière absolution, pourvu qu'il confessât ses péchés à son aumônier, et qu'il fît un don convenable à l'Église. Il donna la terre de la Sforzesca, sur le Tésin, où j'ai lu cette correspondance autographe.

(Note de sir W. E.)

[169] «Je commençai la statue le 23 avril 1490,» dit Léonard.

CHAPITRE XLIII.
VIE PRIVÉE DE LÉONARD A LA COUR DE LUDOVIC.

Cécile Galerani et Lucrèce Crivelli, les deux plus belles personnes de Milan, appartenaient aux premières familles. Le portrait de Cécile, qui faisait de jolis vers, se voyait autrefois chez le marquis Bonesana. Je n'en ai pu trouver qu'une copie à l'Ambrosienne. Pour Lucrèce, c'est peut-être cette femme en habit rouge broché d'or avec un diamant au milieu du front, qui est à Paris[170].

On trouve dans les manuscrits de Léonard[171] le brouillon d'une lettre à Louis le Maure pour lui détailler tous ses mérites. Cette lettre est écrite[172] de droite à gauche, manière simple d'arrêter les indiscrets que Léonard employa toujours sans autre raison peut-être que son amour particulier pour tout ce qui était original.

Ces trente volumes de manuscrits et de dessins pris à Milan, en avril 1796[173], jettent un grand jour sur la vie de l'auteur: ce n'est pas qu'ils soient intéressants. Léonard n'a pas eu, comme Benvenuto Cellini, l'heureuse idée de se confesser au public. Ils auraient une bien autre célébrité; ce sont des souvenirs la plupart en dessins. Je n'y ai vu qu'une anecdote assez commune qui arrête pourtant, parce qu'en marge on trouve ces mots: voleur, menteur, obstiné, gourmand, ladro, buggiardo, ostinato, ghiotto: on veut voir quel était ce bon sujet. «Jacques entra chez moi, il avait dix ans.» Léonard raconte ici les escroqueries de Jacques, qui le vola, qui vola Marco et Gianantonio, ses élèves, probablement Marco d'Oggione et G. Beltraffio. Il ajoute: «Item, le 26 janvier de l'année suivante 1491, me trouvant chez le seigneur Galéas de Saint-Severin pour ordonner la joute qu'il donnait, et quelques-uns de ses gens ayant quitté leurs habits pour essayer des costumes d'hommes sauvages que je faisais paraître dans cette fête, Jacques s'approcha adroitement de la bourse de l'un d'eux qui était sur le lit, et déroba l'argent.»

Aimé de Louis le Maure, qui se connaissait en hommes, considéré dans le public comme un des génies de la célèbre Florence, qui venait porter la lumière en Lombardie, Léonard se livrait avec bonheur à l'étonnante fertilité de son génie, et faisait exécuter à la fois vingt travaux divers. Il avait trente ans quand il parut à cette cour brillante, et ne quitta le Milanais qu'après la chute de Ludovic, dix-sept ans plus tard.

[170] Musée, no 1,025.

[171] Manuscrit de Léonard, vol. atlantique, fol. 382.

[172] Havendo Sor mio Ill. visto et considerato oramai ad sufficientia le prove di tutti quelli che si reputano maestri et compositori d'instrumenti bellici; et che le inventione et operatione de dicti instrumenti non sono niente alieni dal commune uso: mi exforserò, non derogando a nessuno altro, farmi intendere da Vostra Excellentia: aprendo a quello li secreti miei: et appresso offerendoli ad ogni suo piacimento in tempi opportuni sperarò cum effecto circha tutte quelle cose, che sub brevità in presente saranno quì di sotto notate.

1. Ho modo di far punti (ponti) leggerissimi et acti ad portare facilissimamente et cum quelli seguire et alcuna volta fuggire li inimici; et altri securi et inoffensibili da fuoco et battaglia: facili et commodi da levare et ponere. Et modi de ardere et disfare quelli de linimici.

2. So in la obadione de una terra toglier via laqua de' fossi et fare infiniti pontighatti a scale et altri instrumenti pertinenti ad dicta expeditione.

3. Item se per altezza de argine o per fortezza de loco et di sito non si pottesse in la obsidione de una terra usare l'officio delle bombarde: ho modo di ruinare ogni roccia o altra fortezza se già non fusse fondata sul saxo.

4. Ho anchora modi de bombarde commodissime et facili ad portare: et cum quelle buttare minuti di tempesta: et cum el fumo de quella dando grande spavento al inimico cum grave suo danno et confusione.

5. Item ho modi per cave et vie strette e distorte facte senz'alcuno strepito per venire ad uno certo... che bisognasse passare sotto fossi o alcuno fiume.

6. Item fatio carri coperti sicuri ed inoffensibili: e quali entrando intra ne linimici cum sue artiglierie, non è sì grande multitudine di gente darme che non rompessino: et dietro a questi poteranno seguire fanterie assai inlesi e senza alchuno impedimento.

7. Item occorrendo di bisogno farò bombarde mortari et passavolanti di bellissime e utili forme fora del comune uso.

8. Dove mancassi le operazione delle bombarde componerò briccole manghani trabuchi et altri instrumenti di mirabile efficacia et fora del usato: et in somma secondo la varietà de' casi componerò varie et infinite cose da offendere.

9. Et quando accadesse essere in mare ho modi de' molti instrumenti actissimi da offendere et defendere: et navali che faranno resistentia al trarre de omni grossissima bombarda, et polveri o fumi.

10. In tempo di pace credo satisfare benissimo a paragoni de omni altro in architettura in composizione di edifici et publici et privati: et in conducere aqua da uno loco ad un altro.

Item conducerò in sculptura de marmore di bronzo et di terra; similiter in pictura ciò che si possa fare ad paragone de omni altro et sia chi vole.

Ancora si poterà dare opera al cavallo di bronzo che sarà gloria immortale et eterno onore della felice memoria del Sre vostro Padre, et de la inclyta Casa Sforzesca.

Et se alchune de le sopra dicte cose ad alchuno paressino impossibili et infactibili, me ne offero paratissimo ad farne experimento in el vostro parco, o in qual loco piacerà a Vostra Excellentia ad la quale umilmente quanto più posso me raccommando, etc.

[173] Et ramenés par Waterloo à leur premier séjour. Ils avaient été donnés à l'Ambrosienne par Galeazzo Arconato. Charles Ier, roi d'Angleterre, fit offrir jusqu'à mille doubles d'Espagne (60,000 fr.) du plus grand de ces volumes.

CHAPITRE XLIV.
SA VIE D'ARTISTE.

Il peignit peu pendant ce long séjour. On suit facilement, dans tout le cours de sa vie, l'effet de sa première éducation chez le Verocchio. Ainsi que son maître, il dessina plus volontiers qu'il ne peignit. Il aima, dans le dessin et dans le choix des figures, non pas tant les contours pleins et convexes à la Rubens, que le gentil et le spirituel, comme le Francia[174]. Des chevaux et des mêlées de soldats se trouvaient sans cesse sous sa plume. L'anatomie fut l'étude de toute sa vie. En général, il travailla plus à l'avancement des arts qu'à en multiplier les modèles.

Son maître avait été un statuaire habile, comme le prouvent le Saint Thomas de Florence et le Cheval de saint Paul à Venise. A peine Léonard est-il arrivé à Milan, qu'on le voit faire battre de la terre, et modeler un cheval de grandeur colossale. On le voit cultiver assidûment la géométrie, faire exécuter des travaux immenses en mécanique militaire et en hydraulique. Sous ce ciel brûlant, il fait parvenir l'eau dans tous les coins des prairies du Milanais. C'est à lui que nous devons, nous autres voyageurs, ces paysages admirables où la fertilité et la verdure colossale des premiers plans n'est égalée que par les formes bizarres des montagnes couvertes de neiges qui forment, à quelques milles, un horizon à souhait pour le plaisir des yeux.

Il bannit le gothique des bâtiments; il dirigea une académie de peinture; mais, au milieu de tant d'affaires, il ne peignit guère que le Cénacle du couvent des Grâces.

[174] Musée, no 944.

CHAPITRE XLV.
LÉONARD AU COUVENT DES GRACES.

Il est impossible que vous ne connaissiez pas ce tableau; c'est l'original de la belle gravure de Morghen.

Il s'agissait de représenter ce moment si tendre où Jésus, à ne le considérer que comme un jeune philosophe entouré de ses disciples la veille de sa mort, leur dit avec attendrissement: «En vérité, je vous le dis, l'un de vous doit me trahir.» Une âme aussi aimante dut être profondément touchée en songeant que, parmi douze amis qu'il s'était choisis, avec lesquels il se cachait pour fuir une injuste persécution, qu'il avait voulu voir réunis ce jour-là en un repas fraternel, emblème de la réunion des cœurs et de l'amour universel qu'il voulait établir sur la terre, il se trouvait cependant un traître qui, pour une somme d'argent, allait le livrer à ses ennemis. Une douleur aussi sublime et aussi tendre demandait, pour être exprimée en peinture, la disposition la plus simple, qui permît à l'attention de se fixer tout entière sur les paroles que Jésus prononce en ce moment. Il fallait une grande beauté dans les têtes des disciples, et une rare noblesse dans leurs mouvements pour faire sentir que ce n'était pas une vile crainte de la mort qui affligeait Jésus. S'il eût été un homme vulgaire, il n'eût pas perdu le temps en un attendrissement dangereux, il eût poignardé Judas, ou du moins pris la fuite, entouré de ses disciples fidèles.

Léonard de Vinci sentit la céleste pureté et la sensibilité profonde qui font le caractère de cette action de Jésus; déchiré par l'exécrable indignité d'une action aussi noire, et voyant les hommes si méchants, il se dégoûte de vivre, et trouve plus de douceur à se livrer à la céleste mélancolie qui remplit son âme qu'à sauver une vie malheureuse qu'il faudrait toujours passer avec de pareils ingrats. Jésus voit son système d'amour universel renversé. «Je me suis trompé, se dit-il, j'ai jugé des hommes d'après mon cœur.» Son attendrissement est tel, qu'en disant aux disciples ces tristes paroles: L'un de vous va me trahir, il n'ose regarder aucun d'eux.

Il est assis à une table longue, dont le côté qui est contre la fenêtre et vers le spectateur est resté vide. Saint Jean, celui de tous les disciples qu'il aima avec le plus de tendresse, est à sa droite; à côté de saint Jean est saint Pierre; après lui vient le cruel Judas.

Au moyen du grand côté de la table qui est resté libre, le spectateur aperçoit pleinement tous les personnages. Le moment est celui où Jésus achève de prononcer les paroles cruelles, et le premier mouvement d'indignation se peint sur toutes les figures.

Saint Jean, accablé de ce qu'il vient d'entendre, prête cependant quelque attention à saint Pierre, qui lui explique vivement les soupçons qu'il a conçus sur un des apôtres assis à la droite du spectateur.

Judas, à demi tourné en arrière, cherche à voir saint Pierre et à découvrir de qui il parle avec tant de feu, et cependant il assure sa physionomie, et se prépare à nier ferme tous les soupçons. Mais il est déjà découvert. Saint Jacques le Mineur passant le bras gauche par-dessus l'épaule de saint André, avertit saint Pierre que le traître est à ses côtés. Saint André regarde Judas avec horreur. Saint Barthélemy, qui est au bout de la table, à la gauche du spectateur, s'est levé pour mieux voir le traître.

A la gauche du Christ, saint Jacques proteste de son innocence par le geste naturel chez toutes les nations; il ouvre les bras et présente la poitrine sans défense. Saint Thomas quitte sa place, s'approche vivement de Jésus, et, élevant un doigt de la main droite, semble dire au Sauveur: «Un de nous?» C'est ici une des nécessités qui rappellent que la peinture est un art terrestre. Il fallait ce geste pour caractériser le moment aux yeux du vulgaire, pour lui bien faire entendre la parole qui vient d'être prononcée. Mais il n'a point cette noblesse d'âme qui devait caractériser les amis de Jésus. Qu'importe qu'il soit sur le point d'être livré par un ou par deux de ses disciples? Il s'est trouvé une âme assez noire pour trahir un maître si aimable: voilà l'idée qui doit accabler chacun d'eux, et bientôt après va se présenter cette seconde pensée: Je ne le verrai plus; et cette troisième: Quels sont les moyens de le sauver?

Saint Philippe, le plus jeune des apôtres, par un mouvement plein de naïveté et de franchise, se lève pour protester de sa fidélité. Saint Matthieu répète les paroles terribles à saint Simon, qui refuse d'y croire. Saint Thadée, qui le premier les lui a répétées, lui indique saint Matthieu, qui a entendu comme lui. Saint Simon, le dernier des apôtres à la droite du spectateur, semble s'écrier: «Comment osez-vous dire une telle horreur!»

Mais on sent que tous ceux qui entourent Jésus ne sont que des disciples, et, après la revue des personnages, l'œil revient bien vite à leur sublime maître. La douleur si noble qui l'opprime serre le cœur. L'âme est ramenée à la contemplation d'un des grands malheurs de l'humanité, la trahison dans l'amitié. On sent qu'on a besoin d'air pour respirer; aussi le peintre a-t-il représenté ouvertes la porte et les deux croisées qui sont au fond de l'appartement. L'œil aperçoit une campagne lointaine et paisible, et cette vue soulage. Le cœur a besoin de cette tranquillité silencieuse qui régnait autour du mont Sion, et pour laquelle Jésus aimait à y rassembler ses disciples. La lumière du soir, dont les rayons mourants tombent sur le paysage[175], lui donne une teinte de tristesse conforme à la situation du spectacle. Il sait bien que c'est là la dernière soirée que l'ami des hommes passera sur la terre. Le lendemain, lorsque le soleil sera parvenu à son couchant, il aura cessé d'exister.

Quelques personnes penseront comme moi sur cet ouvrage sublime de Léonard de Vinci, et ces idées paraîtront recherchées au plus grand nombre; je le sens bien. Je supplie ce plus grand nombre de fermer le livre. A mesure que nous nous connaîtrions mieux, nous ne ferions que nous déplaire davantage. On trouvera facilement dans les autres histoires de la peinture des descriptions plus exactes, où sont notées fidèlement la couleur du manteau et celle de la tunique de chacun des disciples[176]: d'ailleurs on peut admirer le travail exquis des plis de la nappe.

[175] Now fades the glimmering landscape on the sight. (Gray.)

[176] Del Cenacolo, etc., par Joseph Bossi, 1812.

CHAPITRE XLVI.
EXÉCUTION.

S'il fut jamais un homme choisi par la nature pour peindre un tel sujet, ce fut Léonard de Vinci. Il avait cette rare noblesse de dessin plus frappante chez lui que chez Raphaël même, parce qu'il ne mêle point à la noblesse l'expression de la force. Il avait ce coloris mélancolique et tendre, abondant en ombres, sans éclat dans les couleurs brillantes, triomphant dans le clair-obscur, qui, s'il n'avait pas existé, aurait dû être inventé pour un tel sujet. Ses défauts mêmes ne nuisent point; car la noblesse ne s'offense pas d'un peu de sécheresse dans le dessin et d'ombres tirant sur la couleur de fer[177]. Si enfin l'on considère la hauteur colossale des personnages et la grandeur du tableau, qui a trente et un pieds quatre pouces de large, sur quinze pieds huit pouces de haut, l'on conviendra qu'il dut faire époque dans l'histoire des arts, et l'on me pardonnera de m'y arrêter encore.

L'âme plus noble que passionnée de Vinci ne négligeait jamais de relever ses personnages par l'extrême délicatesse et le fini de l'architecture, des meubles, et des ornements qui les entourent[178]. L'homme sensible qui réfléchira sur la peinture verra avec étonnement que les petites raies bleues qui coupent le blanc de la nappe, que les ornements délicats, réguliers et simples, de la salle où se passe cette scène attendrissante, ajoutent au degré de noblesse. Ce sont là les moyens de la peinture. Quoi de plus vil en soi-même que ce petit morceau de métal nommé caractère d'imprimerie? Il précipite les tyrans de leurs trônes.

[177] Un peu de petitesse même, qui est le contraire de la générosité, de la confiance dans les autres, ne nuit pas à la noblesse. Ceci deviendra sensible dans les belles lettres. Garder toutes les avenues contre la critique est une des qualités du style très-noble. Cela saute aux yeux dans les manières françaises, et l'extrême froideur du grand monde; l'extrême vanité ramène l'enfance de la civilisation, où l'on ne paraissait jamais qu'armé. Passez le Rhin, ce vice a disparu.

[178]

Levan di terra in ciel, nostr'intelletto.
(Petrarca.)

CHAPITRE XLVII.
NOMS DES PERSONNAGES.

Sous une ancienne copie de la Cène qui est à Ponte Capriasco, j'ai trouvé une inscription latine qui indique le nom des apôtres, en commençant par celui qui est debout, à la gauche du spectateur.

Saint Barthélemy, saint Jacques le Mineur, saint André, saint Pierre, Judas, saint Jean, Jésus, saint Jacques le Majeur, saint Thomas, saint Philippe, saint Matthieu, saint Thadée, saint Simon.

Cet ordre est assez probable. Je veux dire qu'il est très-possible que cette inscription existât sous la fresque originale, et que d'ailleurs les deux ou trois apôtres qu'il est facile de reconnaître au moyen des détails donnés par l'Évangile, ou par les anciens auteurs, sont placés dans le tableau comme dans l'inscription. Le caractère de cette copie de Ponte Capriasco est la facilité.

Une ancienne tradition du village rapporte qu'elle fut faite par un brillant jeune homme de Milan, qui, fuyant cette grande ville, s'y était venu cacher vers l'an 1520. Il put retourner à Milan quelque temps après l'avoir finie. Les principaux du pays voulurent le payer. Il refusa longtemps; ne pouvant à la fin se défendre de recevoir soixante-dix écus, il descendit sur la place publique, et distribua cet argent aux plus pauvres habitants. De plus il donna à l'église qui avait occupé son exil une ceinture de taffetas rouge qu'il avait coutume de porter, et dont on se sert encore aux grandes fêtes.

Malgré la tradition et la ceinture, les connaisseurs sont d'avis que cette Cène est de Pierre Luini, fils du célèbre Bernardino, et qu'elle ne peut remonter plus haut que l'an 1565.

CHAPITRE XLVIII.
ÉPOQUE OU LE CÉNACLE FUT FAIT.

En 1495, le Montorfano, artiste vulgaire, ayant peint à l'une des extrémités du réfectoire des Grâces Jésus crucifié entre les deux larrons, Louis le Maure, devenu duc de Milan par la mort de son neveu, voulut, dit-on, que Léonard y ajoutât d'un côté son portrait, de l'autre celui de sa femme et de ses enfants. Ce qui reste de ces portraits est bien médiocre pour les croire de Léonard.

On a trouvé le livre des dépenses de l'architecte employé par Ludovic aux travaux des Grâces. On lit, au folio 17, la note suivante:

«1497. Item per lavori facti in refectorio dove dipinge Leonardo gli apostoli, con una finestra, lire 37 16 s.[179]

Frère Luca Pacialo, géomètre, et ami intime de Vinci, nous a laissé le témoignage qu'en 1498 il avait terminé son tableau.

Léonard était alors dans sa quarante-sixième année.

[179] Pour travaux faits au réfectoire où Léonard peint les apôtres; et pour une fenêtre, liv. 37, 16 sous.

CHAPITRE XLIX.
VESTIGE DES ÉTUDES FAITES PAR LÉONARD POUR LE TABLEAU DE LA CÈNE.

La prose italienne antérieure à Alfieri tombe sans cesse dans le vague. C'est le supplice de ceux qui lisent cette langue de chercher un sens net au milieu d'un océan de paroles harmonieuses.

L'envie de faire de l'esprit; l'avilissement, qui ôte tout intérêt d'écrire clairement sur des sujets difficiles; l'amour des princes pour le style vague[180], ont jeté dans ce cruel défaut. Je devrais faire précéder d'un peut-être ou d'un on dit tous les détails un peu précis que j'ai recueillis dans des centaines de bouquins sur les choses anciennes de la peinture. Le renseignement que je viens de citer est donné en ces termes par fra Paciolo: «Léonard, de sa main sublime, avait déjà exprimé le superbe simulacre de l'ardent désir de notre salut dans le digne et respectable lieu de la spirituelle et corporelle réfection du saint temple des Grâces, auquel désormais doivent céder tous ceux d'Apelles, de Miron et de Polyclète.» On se rappelle, malgré soi, cet ivrogne qui, voyant trébucher un de ses camarades, s'écrie:

Las! ce que c'est que de nous cependant,
Voilà l'état où je serai dimanche.

Voilà pourtant ce que sera l'esprit du jour dans trois siècles.

J.-B. Giraldi publia en 1554 des discours sur la manière de composer le roman et la comédie; on y trouve ce passage: «Le poëte dramatique doit suivre l'exemple du fameux Léonard de Vinci. Ce grand peintre, quand il devait introduire quelque personnage dans un de ses tableaux, s'enquérait d'abord en lui-même de la qualité de ce personnage: s'il devait être du genre noble ou vulgaire, d'une humeur joyeuse ou sévère, dans un moment d'inquiétude ou de sérénité; s'il était vieux ou jeune, juste ou méchant. Après avoir, par de longues méditations, répondu à ces demandes, il allait dans les lieux où se réunissaient d'ordinaire les gens d'un caractère analogue. Il observait attentivement leurs mouvements habituels, leur physionomie, l'ensemble de leurs manières; et, toutes les fois qu'il trouvait le moindre trait qui pût servir à son objet, il le crayonnait sur le petit livre qu'il portait toujours sur lui. Lorsque, après bien des courses, il croyait avoir recueilli des matériaux suffisants, il prenait enfin les pinceaux.

«Mon père, homme fort curieux de ces sortes de détails, m'a raconté mille fois qu'il employa surtout cette méthode pour son fameux tableau de Milan.

«Le Vinci avait terminé le Christ et les onze apôtres; mais il n'avait fait que le corps de Judas: la tête manquait toujours, et il n'avançait point son ouvrage. Le prieur, impatienté de voir son réfectoire embarrassé de l'attirail de la peinture, alla porter ses plaintes au duc Ludovic, qui payait très-noblement Léonard pour cet ouvrage. Le duc le fit appeler, et lui dit qu'il s'étonnait de tant de retard. Vinci répondit qu'il avait lieu de s'étonner à son tour des paroles de Son Excellence, puisque la vérité était qu'il ne se passait pas de jour qu'il ne travaillât deux heures entières à ce tableau.

«Les moines revenant à la charge, le duc leur rendit la réponse de Léonard. «Seigneur, lui dit l'abbé, il ne reste plus à faire qu'une seule tête, celle de Judas; mais il y a plus d'un an que non-seulement il n'a touché au tableau, mais qu'il n'est venu le voir une seule fois.» Le duc, irrité, fait revenir Léonard. «Est-ce que les pères savent peindre? répond celui-ci. Ils ont raison, il y a longtemps que je n'ai mis les pieds dans leur couvent; mais ils ont tort quand ils disent que je n'emploie pas tous les jours au moins deux heures à cet ouvrage.—Comment cela, si tu n'y vas pas?—Votre Excellence saura qu'il ne me reste plus à faire que la tête de Judas, lequel a été cet insigne coquin que tout le monde sait. Il convient donc de lui donner une physionomie qui réponde à tant scélératesse: pour cela, il y a un an, et peut-être plus, que tous les jours, soir et matin, je vais au Borghetto, où Votre Excellence sait bien qu'habite toute la canaille de sa capitale; mais je n'ai pu trouver encore un visage de scélérat qui satisfasse à ce que j'ai dans l'idée. Une fois ce visage trouvé, en un jour je finis le tableau. Si cependant mes recherches sont vaines, je prendrai les traits de ce père prieur qui vient se plaindre de moi à Votre Excellence, et qui d'ailleurs remplit parfaitement mon objet. Mais j'hésitais depuis longtemps à le tourner en ridicule dans son propre couvent.»

«Le duc se mit à rire, et, voyant avec quelle profondeur de jugement le Vinci composait ses ouvrages, comprit comment son tableau excitait déjà une admiration si générale. Quelque temps après, Léonard, ayant rencontré une figure telle qu'il la cherchait, en dessina sur la place les principaux traits, qui, joints à ce qu'il avait déjà recueilli pendant l'année, le mirent à même de terminer rapidement sa fresque; de même, le poëte dramatique, etc.»

Telle a été la pratique constante des grands peintres d'Italie. De nos jours encore, Appiani, le dernier des peintres à fresques, ayant eu l'ordre de peindre, au palais de Milan, les Quatre parties du monde réveillées par les exploits de Bonaparte, je me souviens qu'il fut plus de huit jours sans vouloir travailler à une peau de lion. Comme je lui marquais mon étonnement: «Voulez-vous que je devienne un peintre maniéré? me répondit-il. Combien ai-je vu de peaux de lion en ma vie? et quelle attention leur ai-je donnée? Non, je ne ferai celle-ci qu'en présence de la nature.»

Léonard fit, dit-on, pour son tableau un carton de même grandeur. Il fit en petit les ébauches de chaque tête. Les têtes de saint Pierre et de Judas, qui se trouvent dans les manuscrits de Paris, ont été publiées par Gerli[181]. On assure encore que Léonard peignit séparément les figures des douze apôtres et celle de Jésus. Ces tableaux précieux appartinrent d'abord aux comtes Arconati, changèrent souvent de main, enfin, vers l'an 1740, furent achetés par un M. Odny, consul d'Angleterre.

Lomazzo rapporte que Léonard fit ces mêmes têtes au pastel. La célèbre peintre Angelica Kauffmann disait que celles des apôtres, mais non la tête de Jésus, avaient passé en Angleterre de Rome, où elle les avait vues, et où deux peintres anglais en firent l'acquisition vers la fin du dix-huitième siècle.

Feu M. Mussi, bibliothécaire à l'Ambrosienne de Milan, croyait posséder la tête du Christ, peinte au pastel par Léonard. Angelica Kauffmann, à qui il la montra, la jugea originale et peinte du même style que les apôtres. Cette tête est sans barbe, et a beaucoup servi à Matteini, l'auteur du dessin gravé par Morghen; car, dans l'original, l'on ne voit pas assez la tête de Jésus pour pouvoir la dessiner. Seulement, par respect pour les anciennes copies, on a ajouté dans la gravure un commencement de barbe.

Après des préparatifs infinis, Léonard peignit le Cénacle à l'huile, suivant en cela la méthode nouvellement inventée par Jean de Bruges, méthode qui permet de douter, de chercher la perfection, toutes choses qui allaient si bien à son caractère. La fresque où il faut courir, et se contenter d'à peu près, convient plus aux Michel-Ange, aux Lanfranc, aux génies résolus. Léonard semblait trembler quand il prenait les pinceaux.

Le choix qu'il fit dans cette occasion doit laisser des regrets éternels; la fresque indigne de Montorfano étale une fraîcheur piquante à l'un des bouts du réfectoire, tandis qu'à l'autre extrémité le concierge vous indique quelques traits confus sur la muraille. C'est là le Cénacle de Léonard de Vinci.

Singulier en tout, il employa des huiles trop dégraissées. Cette préparation, qui ôte à l'huile de sa consistance, rend aussi les peintures moins sujettes à jaunir; et c'est ce qu'on observe dans la seule partie qui n'ait pas été repeinte, une portion de ciel qui resplendit encore au fond du tableau, derrière la tête de Jésus.

Toutes les causes de destruction semblèrent réunies par un hasard cruel contre ce premier des chefs-d'œuvre. Vinci, pour préparer la muraille, y appliqua une composition particulière qui, au bout de peu d'années, devait tomber en écailles. Le mur était fait de mauvais matériaux, le couvent bâti dans un fond, le réfectoire situé à l'endroit le plus bas, et, de tout temps, dès qu'il y a eu quelque inondation dans le Milanais, on a trouvé cette salle pleine d'eau.

[180] Histoire de la littérature espagnole sous les Philippes; style des Jésuites.

[181] Gerli, in-fol. italien et français; Milan, 1784, chez Galeazzi.

CHAPITRE L.

Le fameux Matteo Bandello, que notre aimable François Ier fit évêque, parce qu'il contait bien, met la cinquante-huitième nouvelle de son recueil dans la bouche de Léonard. Il dédie cette nouvelle à Geneviève Gonzaga, et commence ainsi: «Du temps de Ludovic, quelques gentilshommes qui se trouvaient à Milan se rencontrèrent un jour au monastère des Grâces, dans le réfectoire des pères dominicains. Ils contemplaient en silence Léonard de Vinci, qui achevait alors son miraculeux tableau de la Cène. Ce peintre aimait fort que ceux qui voyaient ses ouvrages lui en dissent librement leur avis. Il venait souvent de grand matin au couvent des Grâces; et cela, je l'ai vu moi-même. Il montait en courant sur son échafaudage. Là, oubliant jusqu'au soin de se nourrir, il ne quittait pas les pinceaux depuis le lever du soleil jusqu'à ce que la nuit tout à fait noire le mît dans l'impossibilité absolue de continuer. D'autres fois, il était trois ou quatre jours sans y toucher, seulement il venait passer une heure ou deux, les bras croisés, à contempler ses figures, et apparemment à les critiquer en lui-même. Je l'ai encore vu en plein midi, quand le soleil dans la canicule rend les rues de Milan désertes, partir de la citadelle, où il modelait en terre son cheval de grandeur colossale, venir au couvent sans chercher l'ombre, et par le chemin le plus court, là donner en hâte un ou deux coups de pinceau à l'une de ses têtes, et s'en aller sur-le-champ.

«Mais, pour en revenir à nos gentilshommes, pendant que nous étions à voir travailler Léonard, le cardinal Gurcense, qui avait pris son logement dans notre couvent, vint au réfectoire pour visiter cet ouvrage célèbre. Dès que Léonard aperçut le cardinal, il descendit, vint le saluer, et en fut traité avec toute la distinction possible. On raisonna dans cette occasion de bien des choses, et entre autres de l'excellence de la peinture; plusieurs désirant que l'on pût voir de ces tableaux antiques qui sont si fort loués dans les bons auteurs, afin de pouvoir juger si nos peintres modernes peuvent se comparer aux anciens.

«Le cardinal demanda à Léonard quels étaient ses appointements à la cour du duc; à quoi il répondit que d'ordinaire il avait une pension de deux mille ducats, sans les présents de toute nature dont Son Excellence le comblait tous les jours. Le cardinal, auquel ce traitement parut fort considérable, nous quitta un moment après pour remonter dans ses appartements.

«Vinci, pour nous montrer alors en quel honneur on avait de tout temps tenu l'art de la peinture, nous conta une histoire que je n'ai jamais oubliée.»

La nouvelle qui suit est une anecdote relative à Fra Filippo, que Léonard commence par des plaisanteries sur l'ignorance du cardinal Gurcense.

Bugati, dans son histoire publiée en 1570, dit bien que Louis le Maure avait assigné à son peintre une pension de cinq cents écus, mais il est possible que le traitement de Léonard eût été augmenté, ou qu'il en cumulât plusieurs.

Jean-Paul Lomazzo, peintre aveugle à trente ans, et cependant auteur de vers très-gais et très-médiocres, l'est aussi du meilleur Traité de peinture que nous ayons. Il est vrai qu'il faut chercher les préceptes sensés dans un océan de paroles. On trouve au chapitre IX du Ier livre, écrit vers l'an 1560:

«Parmi les modernes, Léonard de Vinci, peintre étonnant, donna tant de beauté et de majesté à saint Jacques le Majeur et à son frère, dans son tableau de la Cène, qu'ayant ensuite à traiter la figure de Jésus-Christ, il ne put l'élever au degré de beauté sublime qui lui semblait convenable. Après avoir cherché longtemps, il alla demander conseil à son ami Bernardo Zénale, qui lui répondit: «O Léonard! elle est d'une telle conséquence, l'erreur que tu as commise, que Dieu seul peut y porter remède; car il n'est pas plus en ton pouvoir qu'en celui d'aucun mortel de donner à un personnage plus de beauté et un air plus divin que tu ne l'as fait pour les têtes de saint Jacques le Majeur et de son frère. Ainsi laisse le Christ imparfait, car tu ne le feras jamais être le Christ auprès de ces deux apôtres.» Et Léonard suivit ce conseil, comme on peut encore le distinguer aujourd'hui, quoique la peinture tombe en ruines.»

CHAPITRE LI.
MALHEURS DE CE TABLEAU.

Lorsque le roi François Ier, qui aimait les arts comme un Italien, entra en vainqueur dans Milan (1515), il eut l'idée de faire transporter le Cénacle en France; il demanda à ses architectes si, au moyen d'énormes poutres et de barres de fer, ils se feraient fort de maintenir la muraille, et d'empêcher qu'elle ne se brisât en route; ce dont personne n'osa lui répondre. De nos jours, rien de plus aisé: on eût mis d'abord le tableau sur toile[182].

Le Cénacle était alors dans tout son éclat; mais, dès l'an 1540, Armenini nous le représente comme à demi effacé. Lomazzo assure, en 1560, que les couleurs avaient bien vite disparu; que, les contours seuls restant, on ne pouvait plus admirer que le dessin.

En 1624, il n'y avait presque plus rien à voir dans cette fresque, dit le chartreux Sanèse. En 1652, les pères dominicains, trouvant peu convenable l'entrée de leur réfectoire, n'eurent pas de remords de couper les jambes au Sauveur et aux apôtres voisins pour agrandir la porte d'un lieu si considérable. On sent l'effet des coups de marteau sur un enduit qui déjà de toutes parts se détachait de la muraille. Après avoir coupé le bas du tableau, les moines firent clouer l'écusson de l'empereur dans la partie supérieure, et ces armes étaient si amples, qu'elles descendaient jusqu'à la tête de Jésus.

Il était écrit que les soins de ces gens-là seraient aussi funestes à nos plaisirs que leur indifférence. En 1726, ils prirent la fatale résolution de faire arranger le tableau par un nommé Bellotti, barbouilleur, qui prétendait avoir un secret. Il en fit l'expérience devant quelques moines délégués, les trompa facilement, et enfin se fit une cabane couverte devant le Cénacle. Caché derrière cette toile, il osa repeindre en entier le tableau de Vinci; il le découvrit ensuite aux moines stupides, qui admirèrent la puissance du secret pour raviver les couleurs. Le Bellotti, bien payé, et qui n'était pas peu charlatan, donna aux moines, par reconnaissance, la recette du procédé.

Le seul morceau qu'il respecta fut le ciel, dont apparemment il désespéra d'imiter avec ses couleurs grossières la transparence vraiment divine: jugez-en par le ciel charmant de ce tableau de Pérugin qui est au bout du Musée.

La partie plaisante de ce malheur, c'est que les louanges sur la finesse pleine de grâce du pinceau de Léonard ne manquèrent pas de continuer de la part des connaisseurs. Un M. Cochin, artiste justement estimé à Paris, trouvait ce tableau fort dans le goût de Raphaël.

[182] Comme l'empereur vient de le faire faire à Rome pour la Descente de croix de Daniel de Volterre. Tôt ou tard quelque Anglais riche rendra le même service aux fresques du Dominiquin à Grotta-Ferrata.

CHAPITRE LII.

A leur tour, les couleurs de Bellotti se ternirent, et probablement le tableau fut encore retouché avec des couleurs en détrempe. Il fut question, en 1770, de le faire rétablir de nouveau. Mais cette fois on délibérait longuement parmi les amateurs, et avec une attention digne du sujet, lorsque, sur la recommandation du comte de Firmian, gouverneur de Milan, et, de plus, homme d'esprit, dont ce n'est pas là le plus beau trait, le malheureux tableau fut livré à un M. Mazza, qui acheva de le ruiner. L'impie eut l'audace de racler avec un fer à cheminée le peu de croûtes vénérables qui restaient depuis Léonard; il appliqua même sur les parties qu'il voulait repeindre une teinte générale, afin de placer plus commodément ses couleurs. Les gens de goût murmuraient tout haut contre le barbouilleur et son protecteur. On «devrait bien, disaient-ils, confier la conservation des grands monuments à quelques-uns des corps de l'État toujours si prudents, si lents à se déterminer, si amateurs des choses anciennes.»

Mazza n'avait plus à faire que les têtes des apôtres Matthieu, Taddée et Simon, quand le prieur du couvent, qui s'était empressé de donner les mains à tout ce que Son Excellence avait paru désirer, obtint, mais trop tard, une place à Turin. Son successeur, le père Galloni, dès qu'il eut vu le travail de Mazza, l'arrêta tout court.

En 1796, le général en chef Bonaparte alla visiter le tableau de Vinci; il ordonna que le lieu où étaient ses restes fût exempt de tout logement militaire, et en signa même l'ordre sur son genou avant de remonter à cheval. Mais, peu après, un général, dont je tairai le nom, se moqua de cet ordre, fit abattre les portes, et fit du réfectoire une écurie. Ses dragons trouvèrent plaisant de lancer des morceaux de briques à la tête des apôtres. Après eux, le réfectoire des dominicains fut un magasin à fourrages: ce ne fut que longtemps après que la ville obtint la permission de murer la porte.

En 1800, une inondation mit un pied d'eau dans cette salle abandonnée, et cette eau ne s'en alla que par évaporation. En 1807, le couvent étant devenu une caserne, le vice-roi fit restaurer cette salle avec le respect dû au grand nom de Léonard. Sous ce gouvernement despotique, rien de ce qui était grand ne se trouvait difficile. Le génie qui de loin civilisait l'Italie voulut rendre éternel ce qui restait du tableau de la Cène, et de la même main qui envoyait en exil l'auteur d'Ajace il signait le décret en vertu duquel le Cénacle a été copié en mosaïque de la grandeur même de l'original; entreprise qui surpasse tout ce que la mosaïque a tenté jusqu'ici, et qui touchait presque à sa fin, lorsque l'étoile de Napoléon a cessé de briller sur l'Italie.

Pour le travail de l'artiste en mosaïque il fallait une copie. Le prince confia ce travail à M. Bossi. En voyant la copie de la Chartreuse de Pavie, et celle de Castellazo, on prend une haute idée du crédit que ce peintre avait à la cour du prince Eugène.

CHAPITRE LIII.
EXTRAIT DU JOURNAL DE SIR W. E.

6 janvier 1817

Je viens de voir le Cénacle de feu M. Bossi, chez Rafaelli; c'est un gros ouvrage sans génie.

1o Le coloris est l'opposé de celui de Vinci. Le genre noir et majestueux de Léonard convenait surtout à cette scène. L'artiste milanais a pris un coloris de brique, illuminé de partout, mou, trop fondu, sans caractère. Il est sûr que dans une église son tableau ferait plus d'effet que celui de Léonard; il serait aperçu; mais il serait surtout admiré des sots.

Dans une galerie, la Cène de Bossi déplaira toujours. Un livre fait à l'appui d'un tableau lui ôte la grâce qu'il faut pour toucher. Qu'on pense à l'effet contraire: un tableau trouvé par hasard, d'un auteur malheureux et point intrigant. 2o Quant à l'expression, je me charge de prouver que tous les personnages ont un fonds de niaiserie. Malgré la grosseur des formes, le style a toutes les petitesses: Judas ressemble à Henri IV; la lèvre inférieure avancée lui donne de la bonté, et bonté d'autant plus grande, qu'elle n'est pas détruite par l'esprit. Judas est un homme bon et réfléchi, qui a le malheur d'avoir les cheveux rouges.

Sans sublimer la nature, la figure de M***, le commissaire de police, à Rome, qui m'a dénoncé, donnait sur-le-champ un meilleur Judas, ou celle de l'ambassadeur A***.

La campagne, derrière la tête du Christ, m'a fait beaucoup de plaisir, même avant que j'y aperçusse du véritable vert. Une tête de Christ du Guide, que j'ai trouvée dans l'atelier de M. Rafaelli[183], a été pour moi une terrible critique du tableau de Bossi. Au total, la gravure de Morghen me convient beaucoup mieux. Ce n'est pas une raison décisive. J'ai encore besoin de traduction pour plusieurs peintres: les Carraches, par exemple, dont les noirs me déplaisent.

M. Bossi fut un homme d'esprit, très-adroit, très-considéré, qui fit honorer les arts. Lui, Prina, Melzi, Teulié, et quelques autres, contribuèrent à élever son pays.

Suivant le conseil de Henri, avant d'aller frapper à la caserne delle Grazie, j'ai vu la copie de Castellazo à deux milles de Milan, la copie de la Chartreuse de Pavie[184], celle de Bianchi à l'Ambrosienne, le carton de Bossi[185], et enfin l'atelier de M. Rafaelli. La marche de l'esprit est de la netteté au sublime.

Ce qui m'a le plus frappé, moi ignorant dans tout cela, c'est la copie de Castellazo. Elle est aussi dans le réfectoire négligé d'un couvent supprimé, mais tout près d'une fenêtre et dans le plus beau jour. Je me suis trouvé devant cette copie de Marco d'Oggione, trois cents ans après qu'elle avait été faite, et, là où elle n'a pas été grattée exprès (pour enlever l'outremer), on compte les coups de pinceau, et les traits sont aussi nets que si elle était peinte d'hier. Par exemple, les yeux de saint Thomas sont brillants de colère, et de la plus belle transparence. Marco n'a soigné que les têtes; mais elles sont extrêmement préférables à celles de Bossi, elles sont sans comparaison plus belles, et ont plus de caractère. Saint Barthélemy est un très-beau jeune homme, et l'expression de Jésus va au cœur. Il est affligé que les hommes soient si méchants, et nullement irrité de son danger présent.

C'est devant la fresque de Castellazo qu'a été fait le dessin de Matteini, gravé par Morghen[186].

Les personnages de Léonard sont assis à table d'une manière beaucoup trop serrée; à l'exception du Christ, ils ne pouvaient se mouvoir.

J'en conviens, l'ordre dans lequel on voit fait tout pour le jeune amateur.

Je doute que, sans cette gradation, j'eusse rien compris au tableau de Léonard.

[183] Célèbre mosaïste romain, appelé à Milan par Napoléon. Il n'a plus à faire que la partie du tableau qui est au-dessous de la nappe; ce morceau de mosaïque a plus de huit cents palmes de superficie. Où placer cette masse énorme? au Dôme peut-être dont la même main a fini l'interminable façade. Le coloris de cette copie en verre s'éloigne moins de Léonard que la brique de M. Bossi. Placée dans quelque église sombre, elle aura du moins, par sa masse, un peu du grandiose de l'original.

[184] Chez MM. Pezzoni, à Milan ou à Lugano; je leur en ai offert 12,000 francs, qu'ils ont refusés.

[185] A la villa Bonaparte; il a coûté 24,000 francs au prince Eugène: beaucoup meilleur que le tableau.

[186] J'ai vu dans mes voyages environ quarante copies de la Cène de Léonard.

Les principales, après celles dont j'ai parlé, sont:

La copie du grand hôpital de Milan, 1500, fresque.

La copie de Saint-Barnaba, à Milan, 1510, probablement par Marco d'Oggione. C'est une copie faite par lui en présence de l'original, pour le guider dans ses copies en grand.

Copie de Saint-Germain-l'Auxerrois, probablement transportée à Paris en 1517.

Copie d'Écouen. Le connétable de Montmorency la fit faire vers l'an 1510.

Copie de San-Benedetto, près Mantoue, 1525, par Monsignore.

Copie à la bibliothèque Ambrosienne, l'une des plus remarquables, faite par Bianchi, dit le Vespino, de 1612 à 1616. Le cardinal Frédéric Borromée voulut conserver ce qu'on pouvait encore distinguer dans l'original. Ce cardinal était connaisseur et homme d'esprit, ainsi qu'en fait foi sa description du Cénacle. Le peintre a calqué sur l'original les contours de chaque tête, et, pour travailler plus commodément, a fait chaque tête sur une toile séparée. La réunion de toutes ces petites toiles a formé le tableau. Cette copie, qui ne présente que la moitié supérieure de l'original, a poussé au noir. La tête du Sauveur est la moins bonne.

Copie de la galerie de Munich, vers 1650. Ce tableau, qui a un peu plus de deux brasses de large, est attribué au Poussin (à vérifier). Les accessoires sont changés; le fond est enrichi de colonnes. L'attitude de saint Matthieu est changée, ainsi que celle de quelques autres apôtres.

Copie de l'Ospedaletto, à Venise, 1660.

Copie à San-Pietro in Gessate, à Milan, 1665, par les deux fils de Santagostino; tableau très-noir, mais la tête de Jésus conserve beaucoup d'expression.

Copie célèbre, à Lugano, par Luini. Huit des figures sont de son invention; mais il a copié celles du Christ et des apôtres Pierre, Thomas, Barthélemy et Jacques le Majeur. La physionomie de Judas est remarquable. André del Sarto a imité le Cénacle de Vinci dans celui qu'il a fait à fresque pour le couvent de Saint-Salvi, près Florence.

Il y a un jeune apôtre qui se lève tout à coup en entendant les terribles paroles de Jésus, dont l'expression est charmante et tout à fait dans le génie d'André.

CHAPITRE LIV.
DE LA VÉRITÉ HISTORIQUE.

On fait une objection à Léonard. Il est certain que les apôtres et le Christ prenaient leurs repas, couchés sur des lits, et non assis à une table, comme des modernes. Mais Vinci est grand artiste, précisément pour n'avoir pas été savant. C'est comme la vérité historique qu'exige la tragédie. Si les usages que vous prenez dans l'histoire passent la science du commun des spectateurs, ils s'en étonnent, ils s'y arrêtent. Les moyens de l'art ne traversent plus rapidement l'esprit pour arriver à l'âme.

Une glace ne doit pas faire remarquer sa couleur, mais laisser voir parfaitement l'image qu'elle reproduit[187]. Les professeurs d'Athénée ne manquent jamais la petite remarque ironique sur la bonhomie de nos ancêtres, qui se laissaient émouvoir par des Achille et des Cinna, à demi cachés sous de vastes perruques. Si ce défaut n'avait pas été remarqué, il n'existait pas.

On pardonne à Shakspeare les ports de mer qu'il met en Bohême, si d'ailleurs il peint les mouvements de l'âme avec une profondeur au moins aussi étonnante que le savoir géographique de MM. Dussault, Nodier, Martin, etc.

Quand le cérémonial des repas anciens eût été aussi généralement connu qu'il était ignoré, Vinci l'eût encore rejeté. Le Poussin, ce grand peintre, a fait un tableau de la Cène[188]: ses apôtres sont couchés sur des lits. Les demi-savants approuvent du haut de leur savoir; mais je vous apprends peut-être l'existence du tableau: c'est que les personnages paraissent sous des raccourcis extrêmement difficiles. Le spectateur étonné dit un mot sur l'habileté du peintre, et passe. Si nous avions la vision du dernier repas de Jésus dans toute la vérité des circonstances judaïques qui l'accompagnèrent, frappés d'étonnement, nous ne songerions pas à être émus. Nos barbares ancêtres ayant eu l'idée, en déposant la lance, de prendre l'Ossian de ce petit peuple hébreu pour leur livre sacré, les grands peintres ont été gens d'esprit de nous épargner le ridicule de leurs mœurs.

[187] C'est par un artifice contraire que l'abbé Delille soutenait ses vers. Le lecteur tout occupé s'amuse à deviner des énigmes, et n'a pas le temps de remarquer que les mots de ces énigmes, les uns au bout des autres, ne valent guère la peine d'être lus.

[188] Musée de Paris, no 57.

CHAPITRE LV.

Vinci fut distrait de ses études (1497), pour la statue colossale et pour le tableau, par les ouvrages qu'il fallut entreprendre pour rendre l'Adda navigable. On voit, par une note, que dès ce temps il avait avec lui l'aimable Salaï[189]. Ce fut son élève favori, ce qu'on appelait alors son creato. Vinci, si beau lui-même, et si distingué par l'élégance de ses mœurs, fut sensible aux grâces de même genre qui brillaient dans Salaï. Il l'eut auprès de lui jusqu'à sa mort, et ce bel élève lui servait de modèle pour ses figures d'anges.

Cependant l'étoile de Ludovic commençait à pâlir. Les dépenses d'une guerre obstinée, jointes à celles d'une cour voluptueuse, épuisaient son trésor. Les grands travaux languissaient faute d'argent.

L'affaire importante de Léonard était de jeter en bronze la statue équestre dont il avait fini le modèle. Il fallait, pour cette statue, qui devait avoir vingt-trois pieds de haut (7 mètres 45 centimètres), environ deux cent mille livres de bronze. Je croirais assez que, dans ces calculs, il ne s'agit que du cheval. Les effrénés bavards qui fournissent ces détails ne disent pas un mot de la figure de Sforce, qui n'eût pas manqué de leur inspirer de belles choses. Une telle dépense était bien au delà des moyens actuels, car je trouve dans une lettre adressée au duc par Léonard qu'on devait à celui-ci ses appointements de deux ans.

Ludovic tomba avec courage. Au milieu des derniers soupirs de sa politique, il eut toujours dans son palais les conférences littéraires établies en des temps plus heureux. Je vois, par une épître dédicatoire de Fra Paciolo, qu'un duel scientifique, pour me servir de ses termes, eut encore lieu au palais le 8 février 1498, et que Léonard y assistait. Le même Fra Paciolo nous apprend que Vinci, après avoir terminé le grand tableau de la Cène et ses Traités sur la peinture, s'adonna tout entier à la physique et à la mécanique; il peignit pourtant encore une fois, avant la chute de Ludovic, la belle Cécile Galérani[190], portrait précieux, s'il est vrai qu'on y reconnaisse que les parties colossales du tableau de la Cène avaient achevé de guérir Léonard de la sécheresse du Verocchio, et si l'on n'y retrouve plus ce style minutieux, et par conséquent un peu froid, qui règne dans ses premiers ouvrages.

Ludovic, qui voulait du bien à Léonard (1499), voyant que ses affaires prenaient décidément un mauvais tour, et n'ayant plus d'argent, lui fit donation, par un des derniers actes de son gouvernement, d'une vigne située près la porte Verceline. Peu après, Louis XII descendant des Alpes avec une puissante armée, le duc de Milan, sans trésor, sans soldats, fut réduit à la fuite. Le modèle en terre de ce cheval, auquel Léonard avait travaillé seize ans, servit de but à des arbalétriers gascons, et fut mis en poudre. Tout ce qu'il avait peint à la citadelle, alors le palais du duc, eut le même sort.

Ludovic allait partout mendiant des secours contre la France. Maximilien, empereur d'Allemagne, et les Suisses lui prêtèrent enfin quelques troupes, qui, réunies aux habitants de Milan, très-las des insolences françaises, le remirent sur le trône. Mais son bonheur fut de courte durée: ces mêmes Suisses qui l'avaient secouru le vendirent[191] au maréchal de la Trémouille, et Louis XII l'envoya mourir au château de Loches.

Il serait trop long de suivre Léonard pendant cette révolution. Il paraît qu'il eut l'espoir de voir les arts fleurir de nouveau à Milan; mais, s'étant aperçu que les Français, au milieu de leurs opérations guerrières, ne voulaient que des fêtes et des intrigues avec les jolies femmes, il partit pour Florence avec son cher Salaï et son ami le géomètre Fra Paciolo.

Le gonfalonier perpétuel Pierre Soderini, celui dont Machiavel a affublé l'incapacité d'une épigramme si plaisante, le fit peintre de sa maison, avec des appointements convenables[192].

[189] La Cape de Salaï, le 4 avril 1497.

Brasses 4 de drap argentin, liv. 15 4
Velours vert pour ornement 9 »
Bindelli » 9
Maglietta, liv. » 12
Façon 1 15
Bindello pour devant » 5
Punto 1 »

[190] A Milan, chez MM. Pallavicini.

[191] In Switzerland, believe me, there is much less liberty than people imagine. I give you my word that few places exhibit more of despotism than Z***. The government of that canton is iniquitous in a very sublime degree.... The aristocracy of Z*** raised my indignation, while I staid there. I speak not of the form of which one reads, but of facts which passed under my own eyes. Voir la conduite de B.... en 1815, L. Grey's speech. (Twed dell's Remains, page 111.)

[192]

La notte che morì Pier Soderini
L'alma n'andò dell'inferno alla bocca:
E Pluto la gridò: anima sciocca.
Che inferno? Va nel limbo de' Bambini.

CHAPITRE LVI.
LÉONARD DE RETOUR EN TOSCANE.

Léonard, rentrant dans sa patrie (1500), trouva un dangereux émule dans le jeune Michel-Ange, alors âgé de vingt-six ans; c'est ce qui paraît bien singulier quand on voit à la tribune de Florence une Madone de Buonarotti à côté de l'Hérodiade de Léonard. Mais le génie ardent du sculpteur emportait les difficultés avec une sorte de furie qui plaisait aux amateurs[193]; ils préféraient Michel-Ange, qui travaillait vite, à Léonard, qui promettait toujours.

Vinci trouve en arrivant que les Servites avaient donné à Filippino Lippi le tableau du maître-autel de l'Annunciata. Il laisse entendre qu'il s'en chargerait; Filippino se retire, et les moines, pour augmenter le zèle de Léonard, le prennent dans leur couvent avec toute sa suite; il y demeura longtemps, les payant de promesses. Il fit enfin le carton de Sainte Anne, qui, tout divin qu'il est, ne faisait point l'affaire des moines, qui voulaient un tableau d'autel; ils furent réduits à rappeler Filippino.

Louis XII avait déjà obtenu de Léonard une ébauche du même sujet. Marie, assise sur les genoux de sa mère, se penche en souriant pour recevoir dans ses bras son fils, jeune enfant qui joue avec un agneau[194]. Ce tableau, plein de tendresse et d'une gaieté douce, est, à mes yeux, l'emblème fidèle du caractère de Léonard. On lui attribue trois cartons semblables qui ont produit trois tableaux, l'un de Luini, le meilleur de ses imitateurs, parce qu'il tenait de la nature la même façon de sentir; le second de Salaï; le troisième est au musée de Paris, sous le nom de Vinci lui-même. (No 932.)

A Florence, comme partout, la lutte de la force contre la grâce n'eut pas un succès douteux. Il ne faut que de la foi pour avoir peur des phrases de Bossuet, il faut de l'âme pour goûter Fénelon. J'avouerai d'ailleurs que le genre de vie que Léonard menait à Florence, s'occupant librement, tantôt de mathématiques, et tantôt de peinture, était fort différent de l'application tenace et enflammée par laquelle chacun des moments de Michel-Ange était consacré à ce qu'il y a de plus difficile dans les arts.

L'impétuosité de Buonarotti ne paraissait que dans son atelier. Le reste de sa vie n'était qu'accessoire à ses yeux: la gentillesse et le caractère plus calme de Léonard lui permettaient au contraire de plaire à chaque instant, et d'attacher de la grâce à toutes ses actions comme à tous ses ouvrages. Il y a du bon goût aux Florentins de n'avoir pas préféré l'homme aimable.

Au lieu d'entreprendre des tableaux d'autel qui lui semblaient une trop grande affaire, Léonard se mit à peindre les jolies femmes de la société. D'abord, Ginevra de Benci, la plus belle fille de Florence, dont la jolie physionomie embellit aussi une des fresques de Ghirlandajo; ensuite Mona Lisa, femme de Francesco del Giocundo. Quand il recevait dans son atelier ces jolis modèles, Léonard, accoutumé à briller dans une cour galante, et qui aimait à jouir de son amabilité, réunissait les gens les plus à la mode et les meilleurs musiciens de la ville. Il était lui-même d'une gaieté piquante, et n'épargnait rien pour changer en parties de plaisir les séances qu'il obtenait; il savait que l'air ennuyé éloigne toute sympathie, et cherchait l'âme encore plus que les traits de ses charmants modèles. Il travailla quatre ans au portrait de Mona Lisa, qu'il ne donna jamais pour terminé, et que notre François Ier, malgré ses embarras, paya quarante-cinq mille francs. (Musée, no 1,024.) C'est une des sources où il faut puiser le vrai style de Léonard. La main droite est éclairée absolument à la Corrége. Il est singulier que cette jolie femme n'eût pas de sourcils.

Après la chute de Ludovic, Léonard ne retrouva plus cette vie tranquille si nécessaire aux artistes, une fois que les événements de la jeunesse ont formé leur génie.

César Borgia le nomma ingénieur en chef de ses armées[195]. Les fonctions de cette charge, rien moins qu'oisive sous un prince aussi actif, firent voyager Léonard. Ses manuscrits de cette époque montrent bien cette curiosité insatiable et cette activité de tous les moments, qui peut-être ne vont pas avec une âme passionnée.

Nous le trouvons, le 30 juillet 1502, à Urbin, où il dessine un colombier, un escalier remarquable, et la citadelle. Le 1er août, il dessine à Pezaro certaines machines en usage dans le pays; le 8, il est à Rimini, où il est frappé de l'harmonie que produit la chute des eaux de la fontaine publique. Le 11, à Césène, il dessine une maison, il décrit un char et la manière dont les habitants transportent le raisin. Le 1er septembre, il dessine le port de Cesenatico.

A Piombino, il observe attentivement le mouvement par lequel une onde de la mer en chasse une autre et vient en s'amincissant se perdre sur le rivage. A Sienne, il décrit une cloche singulière.

Ce fut peut-être au retour de cette tournée que ses concitoyens le chargèrent par un décret spécial de peindre la grande salle du conseil nouvellement bâtie en partie sur ses plans.

Soderini lui assigne des appointements; il commence le dessin; il donne une préparation au mur. Elle ne tient pas; il se dégoûte. On l'accuse de manquer de délicatesse. Léonard indigné fait, à l'aide de ses amis, la somme entière qu'il avait reçue, et la porte à Soderini, qui la refusa toujours.

Le sujet que Léonard devait peindre en concurrence avec Michel-Ange, et que ces deux grands hommes ne firent jamais que dessiner, était la bataille d'Anghiari, victoire décisive qui sauva la république des armes de Philippe Visconti; victoire fatale qui empêcha peut-être l'Italie de se voir une nation. Cette bataille si importante a une circonstance bien plaisante, et qui montre l'horreur des peuples du Midi pour la douleur, c'est qu'il n'y eut qu'un homme de tué, et encore par accident; il fut foulé par les chevaux[196].

L'étoile de Léonard pâlit devant Michel-Ange. Rien de plus simple. Le sujet était tout à fait dans le génie de ce dernier. Un tableau de bataille ne peut guère présenter que la force physique et le courage, et inspirer que la terreur. La délicatesse y serait déplacée, et la noblesse ne s'y sépare pas de la force. Il faut une imagination impétueuse et noire, un Jules-Romain, un Salvator Rosa. Tout au plus quelque beau jeune homme moissonné à fleur des ans peut inspirer une tendre pitié. J'ignore si Léonard eut recours à quelque épisode de ce genre; son carton disparut pendant les révolutions de Florence[197].

[193] La monarchie nous a rendus bien plus sensibles à la grâce qu'on ne l'était à Florence, république expirante.

[194] Un de ces cartons, divinement peint par Salaï, a été acheté par le prince Eugène à la sacristie de Saint-Celse, et gravé par M. Benaglia. Le tableau de Luini, peint sur toile et en détrempe, est chez M. Venini, à Milan. (Note de sir W. E., qui a revu l'Italie depuis moi.)

[195] La patente commence ainsi:

Cæsar Borgia de Francia, Dei gratia dux, etc.

[196] Machiavel, lib. V. Il y a une longue note de Vinci sur cette affaire (manusc. in-fol., pag. 83). Elle est écrite de droite à gauche, avec une orthographe et même une syntaxe particulière. Ce génie singulier ne touchait à rien sans inventer.

[197] Quel joli tableau, sous le pinceau de Vinci, qu'Angélique trouvant Médor sur le champ de bataille, et le faisant porter chez le pasteur! De la noblesse, de la délicatesse, plutôt que les transports d'une âme passionnée, désignaient ce sujet à Léonard. Heureux les grands peintres s'ils eussent lu un peu moins la Bible, et un peu plus l'Arioste et le Tasse!

CHAPITRE LVII.
MALHEURS DE LÉONARD.

La mémoire de cet homme aimable inspire un tendre intérêt, quand on vient à songer que de ses trois grands ouvrages, la Cène, le cheval de grandeur colossale, et le carton de la bataille d'Anghiari, rien n'est resté pour rendre témoignage de lui à la postérité.

Lorsque ces ouvrages existaient, aucun graveur célèbre ne s'en occupa; longtemps après, Edelynck grava une partie du carton, mais sur un dessin de Rubens, fait d'après Léonard: c'est Virgile traduit par madame de Staël[198].

Je ne suivrai pas la vie privée de Léonard. En 1504, il perdit son père; l'année suivante il était encore en Toscane. En 1507, nous le trouvons en Lombardie. Il écrit à ses sœurs de la Canonica sur l'Adda, où il habitait une maison de son ami François Melzi, jeune gentilhomme de Milan.

Cette âme délicate et tendre fuyait avec une horreur qui choque le vulgaire toutes les choses qui peuvent blesser par leur laideur. Il n'avait auprès de lui que des objets beaux ou gracieux. François Melzi, beau comme Salaï, s'attacha également au Vinci, et, quelques années après, le suivit à la cour de France.

On raconte que Léonard se promenait souvent avec ses aimables élèves, et prenait plaisir à se laisser charmer avec eux des aspects touchants ou sublimes que la nature offre à chaque pas dans sa chère Lombardie. Tout était bonheur pour lui:

Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique.
La Fontaine.

Un jour, par exemple, il s'approcha avec une curiosité d'enfant de certaines grandes cages où des marchands exposaient en vente de beaux oiseaux. Après les avoir considérés longtemps, et avoir admiré avec ses amis leurs grâces et leurs couleurs, il ne put s'éloigner sans payer les plus beaux, qu'il prit lui-même dans la cage, et auxquels il rendit la liberté: âme tendre, et que la contemplation de la beauté menait à l'attendrissement!

On montre à la Canonica, près d'une des fenêtres, un portrait qui, dit-on, offre les traits et l'ouvrage de Léonard.

Au château voisin de Vaprio, appartenant aussi à l'illustre famille Melzi[199], on fait voir comme de lui une Madone colossale. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'en 1796 des soldats allumèrent le feu de leur marmite contre le mur sur lequel elle est peinte. Les têtes seules ont résisté à cet outrage de la guerre. La tête de Marie a six palmes de proportion, celle de Jésus quatre palmes. Quelques personnes attribuent cet ouvrage au Bramante.

Il paraît que cette année et la suivante Léonard s'occupa encore de l'Adda, que ses travaux avaient rendu navigable sur un espace de deux cents milles. Dans tous les genres, son affaire n'était pas de faire exécuter des choses connues, mais de créer l'art à mesure des difficultés. Je vois la date de 1509 à côté du dessin d'une de ses écluses qui subsiste encore.

A cette époque, c'était Louis XII qui tenait la Lombardie, et ses troupes remportèrent, non loin de l'Adda et de la retraite de Léonard, la fameuse victoire d'Aignadel. On dit que Léonard fit le portrait du général vainqueur, Jean-Jacques Trivulzi. Le bon Louis XII récompensa Vinci de ses travaux d'hydraulique en faisant sortir la récompense du travail même: il lui donna douze pouces d'eau à prendre dans le grand canal, près San-Cristoforo; il eut de plus le titre de peintre du roi, et des appointements.

En 1510, l'année où son ancien maître Ludovic acheva sa triste vie, il revit Florence. Deux ans après, il se trouva à Milan, justement pour y voir rentrer le jeune Maximilien, fils de Ludovic, ce même prince pour l'enfance duquel il avait peint jadis un livre de prières. Ce triomphe n'eut rien de décisif. En Lombardie, tout était confusion, vengeance et misère. «Je partis de Milan pour Rome, le 24 septembre 1514, avec François Melzi, Salaï, Lorenzo et Fanfoja,» dit Léonard dans ses manuscrits[200].

[198] Il ne reste plus que le croquis de quelques cavaliers combattant pour un étendard. (Etruria pittrice, tom. I, pl. XXIX.)

[199] Le duc de Lodi était de ce nom; il aima vraiment sa patrie et la liberté. Il fut trompé aux comices de Lyon par Bonaparte.

[200] Manuscrit B, page 1.

CHAPITRE LVIII.
LÉONARD A ROME.

Les arts allaient triompher. Léon X venait d'être élevé au souverain pontificat. Julien de Médicis, qui se rendait à Rome pour le couronnement de son frère, y mena Léonard. Un exemple des préventions que donne l'intrigue, même aux princes qui ont le plus de génie naturel, c'est que l'aimable Léon X n'ait pas goûté l'aimable Vinci. Léon X commande un tableau à Léonard; celui-ci se met à distiller des herbes pour composer les vernis; sur quoi le pape dit publiquement: «Certes, nous n'aurons jamais rien de cet homme, puisque avant de commencer il s'occupe de ce qui doit finir.»

Vinci sait ce propos, et quitte Rome d'autant plus volontiers qu'il apprend que Michel-Ange y est rappelé. On trouve dans ses manuscrits une machine qu'il inventa pour frapper les monnaies du pape et les rendre parfaitement rondes.

Sa vie philosophique et sa manière de méditer ses ouvrages ne convenaient plus à une cour bruyante. D'ailleurs, après la furie de Jules II, on était accoutumé, en fait d'arts à Rome, à voir terminer rapidement les plus grandes entreprises. Ce défaut, inhérent à un trône toujours rempli par des vieillards, était fortifié par l'habitude d'avoir des gens résolus, des Bramante, des Michel-Ange, des Raphaël.

Il avait débuté par faire à Saint-Onuphre, où le Tasse repose, une Madone portant Jésus dans ses bras, peinture raphaëlesque qui s'est déjà écaillée et détachée du mur en plusieurs endroits. Le dataire de Léon X, Balthazard Turini, eut de lui deux tableaux, l'un desquels se trouvait, dit-on, à la galerie de Dusseldorff[201].

Mais un ouvrage d'une tout autre importance, c'est la Madone de Pétersbourg, un des plus beaux tableaux qui aient pénétré dans ces climats glacés.

Peut-être a-t-il été fait pour Léon X lui-même. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il se trouvait dans le palais des ducs de Mantoue; car il y fut volé lors du pillage de cette ville par les troupes allemandes. Les voleurs le tinrent caché un grand nombre d'années. Il passait pour perdu, lorsqu'en 1777 on l'offrit à l'abbé Salvadori, l'un des secrétaires du comte Firmian. Cet abbé faisait un grand secret de sa bonne fortune, de peur que son maître ne voulût l'acheter. Il fit cependant entrevoir son tableau à quelques amis sûrs, entre autres à M. de Pagave, amateur célèbre.

A la mort de l'abbé, ses héritiers emportèrent le chef-d'œuvre de Léonard à Moris, bourg du Trentin, où les agents de Catherine II le déterrèrent et l'achetèrent à grand prix.

Ce qui arrête devant ce tableau, c'est la manière de Raphaël employée par un génie tout différent. Ce n'est pas que Léonard fût homme à imiter quelqu'un. Tout son caractère s'y oppose. Mais, cherchant le sublime de la grâce et de la majesté, il se rencontra tout naturellement avec le peintre d'Urbin. S'il avait été en lui de chercher l'expression des passions profondes et d'étudier l'antique, je ne doute pas qu'il n'eût reproduit Raphaël en entier; seulement il lui eût été supérieur pour le clair-obscur. Dans l'état des choses, cette Sainte Famille de Pétersbourg est, à mon sens, ce que Léonard a jamais fait de plus beau. Ce qui la distingue des Madones de Raphaël, outre la différence extrême d'expression, c'est que toutes les parties sont trop terminées. Il manque un peu de facilité et d'aménité dans l'exécution matérielle. C'était la faute du temps. Raphaël lui-même a été surpassé par le Corrége.

Il faut que Vinci appréciât lui-même son ouvrage; car il y plaça son chiffre, les trois lettres D. L. V. enlacées ensemble, signature dont on ne connaît qu'un autre exemple dans le tableau de M. Sanvitali, à Parme.

Quant à la partie morale de la Madone de l'Ermitage, ce qui frappe d'abord, c'est la majesté et une beauté sublime[202]. Mais, si dans le style Léonard s'est rapproché de Raphaël, jamais il ne s'en éloigna davantage pour l'expression.

Marie est vue de face, elle regarde son fils avec fierté; c'est une des figures les plus grandioses qu'on ait jamais attribuées à la mère du Sauveur. L'enfant, plein de gaieté et de force, joue avec sa mère. Derrière elle, à la gauche du spectateur, est une jeune femme occupée à lire. Dans le tableau, cette figure, pleine de dignité, prend le nom de sainte Catherine; mais c'est probablement le portrait de la belle-sœur de Léon X. Du côté opposé est un saint Joseph, la tête la plus originale du tableau. Saint Joseph sourit à l'enfant, et lui fait une petite mine affectée, pleine de la grâce la plus parfaite, Cette idée est tout entière à Léonard. Il était bien loin de son siècle, de songer à mettre une figure gaie dans un sujet sacré; et c'est en quoi il fut le précurseur du Corrége.

L'expression sublime de ce saint Joseph tempère la majesté du reste, et écarte toute idée de lourdeur et d'ennui. Cette tête singulière se retrouve souvent chez les imitateurs de Vinci; par exemple, dans un tableau de Luini, au musée de Brera.

A côté du tableau de Léonard, on trouvait à l'Ermitage, en 1294, une Sainte Famille de Raphaël, contraste éclatant. Autant celle du peintre de Florence présente de majesté, de bonheur et de gaieté, autant celle de Raphaël a de grâce et de mélancolie touchante. Marie, figure de la première jeunesse, offre l'image la plus parfaite de la pureté de cet âge. Elle est absorbée dans ses pensées; sa main gauche s'est éloignée insensiblement de son fils, qu'elle contenait sur ses genoux. Saint Joseph a les yeux fixés sur l'enfant avec l'expression de la tristesse la plus profonde. Jésus se retourne vers sa mère, et jette sur saint Joseph un dernier regard avec ces yeux qu'il fut donné d'exprimer au seul Raphaël. C'est une de ces scènes d'attendrissement silencieux que goûtent quelquefois les âmes tendres et pures que le ciel a voulu rapprocher un instant.

[201] Voir planche XIV, no 67. Le séjour à Rome de Léonard est bien court pour tant d'ouvrages, peut-être y alla-t-il deux fois.

[202] Le tableau, en général, est sublime; les têtes ne sont nullement grecques.

CHAPITRE LIX.
LÉONARD ET RAPHAEL.

Pour peu que l'on compare les récits que font les contemporains de l'âme noble, affectueuse, pleine de discernement, toujours désireuse de s'avancer vers la perfection qui anima ces deux lumières de l'art, on n'a pas de peine à rejeter toute idée d'imitation. L'un et l'autre tirait des divers effets de la nature, parmi lesquels ils choisissaient avec un génie semblable, des ouvrages qui paraissent sortir du même pinceau: mais, s'ils peuvent tromper l'œil exercé, ils ne tromperont jamais l'âme sensible.

Je mettrais parmi les ouvrages de Léonard qui rappellent le mieux le génie de Raphaël le portrait de Léonard lui-même à l'âge qu'il avait lors de son voyage à Rome[203]. Ce portrait, qu'un juste respect a placé sous verre, se voit à Florence, dans ces salles où le cardinal Léopold de Médicis recueillit les portraits des grands peintres faits par eux-mêmes. La force du style fait pâlir tous les portraits qui l'entourent. Telle est encore cette tête de jeune homme, que, dans une autre salle, l'on fait passer pour le portrait de Raphaël; et enfin, pour finir par l'exemple le plus frappant, cette célèbre demi-figure de jeune religieuse dans la galerie Nicolini, dont je ne dirai rien, de peur de paraître exagéré aux personnes qui n'ont pas vu Florence. C'est un de ces tableaux qui impriment profondément l'amour de la peinture, et donnent la chaleur nécessaire pour dévorer vingt volumes de niaiseries.

Qui a vu Rome et ne se rappelle pas avec une douce émotion, au milieu de tant de souvenirs que laisse la ville éternelle, cette Dispute de Jésus-Christ à la galerie Doria, et ce portrait que l'on croit être de la belle reine Jeanne de Naples, la Marie-Stuart de l'Italie, et ces deux figures du palais Barberini, où Léonard chercha à exprimer la vanité et la modestie? On voit ce grand homme arrivant au sublime. Après avoir atteint toutes les parties matérielles de son art, il cherche à rendre les mouvements de l'âme. Les Romains font remarquer qu'aucun peintre n'a jamais pu faire de copie passable de ces deux figures.

Le Corrége a réuni la grâce de l'expression à celle du style. Léonard, dont le style était mélancolique et solennel[204], eut la grâce de l'expression presque au même point que le Corrége. Voyez, au palais Albani, cette Madone qui semble demander à son fils une belle tige de lis avec laquelle il joue. L'enfant, enchanté de sa fleur, semble la refuser à sa mère, et se penche en arrière: action charmante dans un jeune Dieu, et qui surpasse de bien loin tout ce que les bas-reliefs antiques de l'éducation de Jupiter par les nymphes du mont Ida offrent de plus gracieux.

[203] Très-bien gravé dans la collection de l'imprimeur Bettoni, à Padoue.

[204] Voyez la Vierge au Rocher, au Musée de Paris, et le Saint Georges, à Dresde, ou celui de M. Frigeri, à Milan.

CHAPITRE LX.

Je croirais que ces tableaux ont été faits pendant les divers séjours de Léonard à Florence, plutôt que pendant le peu de temps qu'il s'arrêta dans Rome. Dans l'état actuel de nos connaissances biographiques, ce serait imiter de trop près Winckelmann et les autres historiens de l'art antique que de vouloir assigner l'époque de chacun d'eux. Il s'agit d'un homme qui fut grand de bonne heure, tenta sans cesse de nouvelles voies pour arriver à la perfection, et souvent laissa ses ouvrages à moitié terminés, lorsqu'il désespérait de les porter au sublime[205].

Nous pouvons répéter de Léonard ce que nous aurons à dire du Frate, du Corrége, et de tous les peintres qui ont excellé dans le clair-obscur.

Il donna au sculpteur Rustici le modèle des trois statues de bronze qui sont au-dessus de la porte boréale du baptistère à Florence.

Le cardinal Frédéric Borromée, le neveu du grand homme saint Charles, faisant la description du tableau qui est à Paris (no 1033), et que Luini a peint sur le dessin de Vinci, dit que l'on conservait encore de son temps le modèle fait en terre par Léonard pour la figure de l'enfant. Lomazzo se glorifiait d'avoir dans son atelier une petite tête de Jésus, où il trouvait toute l'expression possible. Léonard disait souvent que ce n'est qu'en modelant que le peintre peut trouver la science des ombres.

[205] Par exemple, le grand tableau de la galerie de Florence.

CHAPITRE LXI.
ÉTUDES ANATOMIQUES DE LÉONARD.

Les idées à la fois exactes et fines ne pouvaient être rendues par le langage du quinzième siècle. Pour peu que nous ne voulions pas raisonner comme un faiseur de prose poétique, nous sommes réduits à deviner.

Probablement Léonard approcha d'une partie de la science de l'homme, qui même aujourd'hui est encore vierge: la connaissance des faits qui lient intimement la science des passions, la science des idées et la médecine. Le vulgaire des peintres ne considère dans les larmes qu'un signe de la douleur morale. Il faut voir que c'en est la marque nécessaire. C'est à reconnaître la nécessité de ce mouvement, c'est à suivre l'effet anatomique de la douleur, depuis le moment où une femme tendre reçoit la nouvelle de la mort de son amant jusqu'à celui où elle le pleure, c'est à voir bien nettement comment les diverses pièces de la machine humaine forcent les yeux à répandre des larmes, que Léonard s'appliqua. Le curieux qui a étudié la nature humaine sous cet aspect voit souvent les autres peintres faire courir un homme sans lui faire remuer les jambes.

Je ne connais que deux écrivains qui aient approché franchement de la science attaquée par Léonard[206]: Pinel et Cabanis. Leurs ouvrages, pleins du génie d'Hippocrate, c'est-à-dire de faits et de conséquences bien déduites de ces faits, ont commencé la science. Les phrases de Zimmermann et des Allemands ne peuvent qu'en donner le goût.

Lorsque le bon curé Primerose[207] arrive au milieu de la nuit, après un long voyage, devant sa petite maison, et qu'au moment où il étend le bras pour frapper il l'aperçoit tout en feu, et les flammes sortant de toutes les fenêtres, c'est la physiologie qui apprend au peintre, comme au poëte, que la terreur marque la face de l'homme par une pâleur générale, l'œil fixe, la bouche béante, une sensation de froid dans tout le corps, un relâchement des muscles de la face, souvent une interruption dans la chaîne des idées. Elle fait plus, elle donne le pourquoi et la liaison de chacun de ces phénomènes.

Un peintre a présenté Valentine de Milan pleurant son époux[208]. Il a réussi à toucher le public par la jolie devise: «Plus ne m'est rien, rien ne m'est plus,» par l'écusson des Visconti placé aux vitraux de la fenêtre[209], et par un chien fidèle. Assurément cela fait l'éloge de la sensibilité française.

Un peintre du quinzième siècle eût probablement négligé cette harmonie des convenances, présent fait aux arts par la moderne littérature. Mais, au lieu de faire un petit visage gris d'un pouce de proportion, qui n'est que l'accessoire du beau gothique de la voûte, il eût prêté une oreille attentive à la physiologie, qui lui disait:

«Le chagrin profond produit un sentiment de langueur générale, la chute des forces musculaires, la perte de l'appétit, la petitesse du pouls, le resserrement de la peau, la pâleur de la face, le froid des extrémités, une diminution très-sensible dans la force du cœur et des artères, d'où vient un sentiment trompeur de plénitude, d'oppression, d'anxiété, une respiration laborieuse et lente qui entraîne les soupirs et les sanglots, et le regard presque farouche, qui complète la profonde altération des traits.»

Suivant les préceptes pratiqués par Léonard pour le tableau de la Cène, le peintre italien eût pénétré dans les prisons et dans les loges de Bedlam. Il eût reconnu la vérité de ces traits caractéristiques. Ceux que son art ne peut rendre lui eussent aidé, en présence de la nature, à reconnaître les circonstances qu'il peut imiter. Enfin, après des études réfléchies, rempli d'une profonde connaissance de la tristesse, et ayant devant les yeux ce qu'il y avait de commun dans les traits de tous les malheureux qu'il avait observés, l'Italien aurait peint sa tête de Valentine sur le premier fond venu, sans songer à tout le parti que l'on peut tirer d'une corniche; mais tout le monde comprend une corniche.

Voilà, ce me semble, le genre d'observation dont Léonard s'occupa toute sa vie; mais il n'y avait que le même nom d'anatomie pour cette étude-ci, et la science des muscles où triompha Michel-Ange. Le peu de figures nues que Léonard a laissées prouve assez que la science des muscles fut pour lui sans attrait particulier. On conçoit facilement, au contraire, son goût dominant pour une étude qui tirait parti de toutes les observations que l'homme d'esprit avait faites dans le monde.

Un amour-propre délicat devait trouver des jouissances vives dans ce genre de découvertes. Leur évidence plaçait leur auteur bien au-dessus de tous les prétendus philosophes de son siècle, qui, follement partagés entre les chimères de Platon et celles d'Aristote, changeaient de temps en temps d'absurdités, sans pour cela approcher davantage du vrai.

[206] Traité de la manie et rapports du moral. (Voir Cricton.) An inquiry into the nature and origin of mental derangements. Londres, 1798.

[207] The Vicar of Wakefield.

[208] Exposition de 1812.

[209] Dove dell'Angue esce l'ignudo fanciullo.

L'Arioste.

CHAPITRE LXII.
IDÉOLOGIE DE LÉONARD.

Depuis douze siècles, l'esprit humain languissait dans la barbarie. Tout à coup un jeune homme de dix-huit ans osa dire: «Je vais me mettre à ne rien croire de ce qu'on a écrit sur tout ce qui fait le sujet des discours des hommes. J'ouvrirai les yeux, je verrai les circonstances des faits, et n'ajouterai foi qu'à ce que j'aurai vu. Je recommande à mes disciples de ne pas croire en mes paroles.»

Voilà toute la gloire de Bacon, et, quoique le résultat auquel il arrive sur le froid et le chaud, qu'il prend avec quelque emphase pour exemple de sa manière de chercher la vérité, soit ridicule, l'histoire des idées de cet homme est l'histoire de l'esprit humain.

Or, cent ans avant Bacon, Léonard de Vinci avait écrit ce qui fait la grandeur de Bacon[210]; son tort est de ne l'avoir pas imprimé. Il dit:

«L'interprète des artifices de la nature, c'est l'expérience; elle ne trompe jamais; c'est notre jugement qui quelquefois se trompe lui-même.

«..... Il faut consulter l'expérience, et varier les circonstances jusqu'à ce que nous en ayons tiré des règles générales, car c'est elle qui fournit les règles générales[211].

«Les règles générales empêchent que nous ne nous abusions nous-mêmes, ou les autres, en nous promettant des résultats que nous ne saurions obtenir.

«Dans l'étude des sciences qui tiennent aux mathématiques, ceux qui ne consultent pas la nature, mais les auteurs, ne sont pas des enfants de la nature; je dirai qu'ils n'en sont que les petits-fils. Elle seule, en effet, est le guide des vrais génies; mais voyez la sottise! on se moque d'un homme qui aime mieux apprendre de la nature elle-même que des auteurs qui ne sont que ses élèves.»

Ces idées ne sont point une bonne fortune due au hasard; Léonard y revient souvent. Il dit ailleurs:

«Je vais traiter tel sujet. Mais, avant tout, je ferai quelques expériences, parce que mon dessein est de citer d'abord l'expérience, et de démontrer ensuite pourquoi les corps sont contraints d'agir de telle manière; c'est la méthode qu'on doit observer dans la recherche des phénomènes de la nature.»

Si l'on trouve encore un peu d'embarras dans ces phrases, qu'on relise Bacon; on verra que le Florentin est plus clair. La raison en est simple: l'Anglais avait commencé par lire Aristote; l'Italien par copier les visages ridicules qu'il rencontrait dans Florence.

Il y a dans Vinci beaucoup de ces vérités de détail, chose si rare chez le philosophe anglais[212].

Au quinzième siècle, les écrits des artistes sont beaucoup plus lisibles que ceux des grands littérateurs. Quand ces derniers sont supportables, c'est qu'ils ont fait pour leurs sujets ce que font aujourd'hui les gens qui veulent savoir l'histoire: regarder les Daniel, les Fleury, les d'Orléans, tout ce qui est imprimé avant 1790 comme non avenu, et voir les auteurs originaux.

Mais, dira-t-on, le Traité de la peinture de Léonard de Vinci ne prouve guère cet éloge. Je réponds: Lisez aussi les Traités de Bacon. Vinci veut quelquefois avoir de l'esprit, c'est-à-dire imiter les grands littérateurs de son temps. D'ailleurs, le Traité de la peinture est, comme les Pensées de Pascal, un extrait tiré des manuscrits du grand homme, et par un ouvrier qui le perd de vue dès qu'il s'élève.

En 1630, cet extrait se trouvait à la bibliothèque Barberine, à Rome; en 1640, le cavalier del Pozzo en obtint une copie, et le Poussin en dessina les figures. Le manuscrit du Pozzo fut la base de l'édition donnée par Raphaël Dufresne en 1651. Il existe encore avec les dessins du Poussin, dans la collection des livres de Chardin, à Paris. Entre autres omissions, le compilateur a laissé la comparaison de la peinture avec la sculpture. Quel sujet sous la plume de Léonard, s'il eût trouvé une langue pour exprimer ses idées!

[210] Bacon, né en 1561, mort en 1626.—Vinci, né en 1452, mort en 1519.

[211] Et non pas les axiomes, qui sont cause de la vérité des cas particuliers, comme on le criait dans les écoles.

[212] En mécanique, Léonard connaissait la théorie des forces appliquées obliquement aux bras du levier; la résistance respective des poutres; les lois du frottement données ensuite par Amontons; l'influence du centre de gravité sur les corps en repos ou en mouvement; plusieurs applications du principe des vitesses virtuelles; il construisait des oiseaux qui s'envolaient, et des quadrupèdes qui marchaient sans aucun secours extérieur.

En optique,

Vinci a décrit avant Porta la chambre obscure; il explique avant Maurolicus l'image du soleil dans un trou de forme anguleuse; il connaît la perspective aérienne, la nature des ombres colorées, les mouvements de l'iris, la durée de l'impression visible.

En hydraulique,

Il connut tout ce que le célèbre Castelli publia un siècle après lui.

Léonard a dit vers 1510: «Le feu détruit sans cesse l'air qui le nourrit; il se ferait du vide si d'autre air n'accourait pour le nourrir. Lorsque l'air n'est pas dans un état propre à recevoir la flamme, il n'y peut vivre ni flamme ni aucun animal terrestre ou aérien. En général, aucun animal ne peut vivre dans un endroit où la flamme ne vit pas.»

Cela est un peu supérieur à la définition du calorique donnée par Bacon[xi].

[xi] «La forme ou l'essence de la chaleur est d'être un mouvement expansif, comprimé en partie, faisant effort, ayant lieu dans les parties moyennes du corps, ayant quelque tendance de bas en haut, point lent, mais vif et un peu impétueux.» (Novum organum, lib. II.)

Dans les sciences physico-mathématiques, Léonard est aussi grand qu'en peinture.

Voir la brochure de Venturi (Duprat, 1796); et M. Venturi n'a déchiffré qu'une petite partie des manuscrits de Léonard de Vinci.

CHAPITRE LXIII.

En 1515, François Ier succède à Louis XII, gagne la bataille de Marignan et entre à Milan, où, sur-le-champ, nous trouvons Léonard.

La connaissance commença entre ces deux hommes aimables par un lion que Vinci exécuta à Pavie; ce lion, marchant sans aide extérieure, s'avança jusque devant le fauteuil du roi, après quoi il ouvrit son sein, qui se trouva plein de bouquets de lis[213].

François Ier alla signer à Bologne le fameux concordat avec Léon X, et ces princes furent d'autant plus contents l'un de l'autre, que chacun sacrifia ce qui ne lui appartenait point. Il paraît que Léonard suivit le roi, et qu'il ne fut pas fâché de montrer au pape qu'il savait plaire aux gens de goût.

Bientôt après, François Ier parla de son retour en France. Léonard se voyait arrivé à l'âge où l'on cesse d'inventer; l'attention de l'Italie était occupée par deux jeunes artistes dignes de leur gloire. Accoutumé dès longtemps à l'admiration exclusive d'une cour aimable, il accepta sans regret les propositions du roi, et quitta l'Italie pour n'y jamais rentrer, vers la fin de janvier 1516. Il avait soixante-quatre ans.

François Ier crut faire passer les Alpes au génie des arts en emmenant ce grand homme; il lui donna le titre de peintre du roi, et une pension de sept cents écus. Du reste, c'est en vain qu'il le pria de peindre le carton de Sainte Anne, qu'il emportait avec lui. Léonard, loin du soleil d'Italie, ne voulut plus travailler aux choses qui veulent de l'enthousiasme. Tout au plus fit-il quelques plans pour des canaux dans les environs de Romorantin[214].

L'admiration tendre pour François Ier inspire une réflexion. L'énergie de la Ligue sème des grands hommes. Louis XIV naît en même temps qu'eux; il a bien de la peine à comprendre leurs ouvrages[215]. Il est sans génie, il n'a pour âme que de la vanité[216], et l'on dit le siècle de Louis XIV. François Ier eut tout ce qui manquait à l'autre, et c'est Louis XIV qu'on appelle le protecteur des arts.

Tout ce que nous savons du séjour de Léonard en France, c'est qu'il habitait une maison royale appelée le Cloux, située à un quart de lieu d'Amboise.

En 1518, il songea à la religion[217].

Par son testament[218] il donne tous ses livres, instruments et dessins à François de Melzi; il donne à Baptiste de Villanis, suo servitore, c'est-à-dire son domestique, la moitié de la vigne qu'il possède hors des murs de Milan, et l'autre moitié à Salaï, aussi suo servitore, le tout en récompense des bons et agréables services que lesdits de Villanis et Salaï lui ont rendus. Enfin, il laisse à de Villanis la propriété de l'eau qui lui avait été donnée par le roi Louis XII.

[213] Lomazzo, Traité de la peinture, liv. II, chap. I.

[214] En janvier 1518.

[215] Corneille et la Fontaine; car, pour peu qu'on ait d'usage en France, on a l'intelligence du comique et la critique verbale.

[216] On annonce à Louis XIV que la duchesse de Bourgogne vient de se blesser. (Saint-Simon, édition complète de Levrault.)

[217] On ne peut faire de découvertes qu'autant que l'on raisonne de bonne foi avec soi-même. Léonard avait trop d'esprit pour admettre la religion de son siècle; aussi, un passage de Vasari, supprimé dans la deuxième édition, dit-il: «Tanti furono i suoi capricci che filosofando delle cose naturali attese a intendere la proprietà delle, continuando e osservando il moto del cielo, il corso della luna, e gli andamenti del sole. Per il che fece nell'animo, un concetto si eretico che non sì acostava a qualsivoglia religione, stimando, per aventura, assai più l'essere filosofo, che cristiano.»

Vasari ajoute qu'un an avant sa mort Vinci revint au papisme. Si l'on demande à l'histoire un portrait fidèle des choses, il faut entendre à demi-mot tout ce qui échappe contre le préjugé dominant.

[218] Fait au Cloux, près d'Amboise, le 18 avril 1518.

CHAPITRE LXIV.

Voici une lettre de F. Melzi aux frères de Léonard:

«Monsieur Julien et ses frères, très-honorables, je vous crois informés de la mort de maître Léonard, votre frère, et mon excellent père: il me serait impossible d'exprimer la douleur que j'ai sentie. Tant que mes membres se soutiendront ensemble, j'en garderai le triste souvenir. C'est un devoir, car il avait pour moi l'amitié la plus tendre, et il m'en donnait journellement des preuves. Tout le monde ici a été affligé de la mort d'un tel homme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il sortit de la présente vie le 2 de mai, avec tous les sacrements de l'Église; et, parce qu'il avait une lettre du roi très-chrétien, qui l'autorisait à tester, il a fait un testament que je vous enverrai par une occasion sûre, celle de mon oncle, qui viendra me voir ici, et qui ensuite retournera à Milan.... Léonard a dans les mains du camerlingue de Santa-Maria-Nuova..... quatre cents écus au soleil, lesquels ont été placés au cinq pour cent, il y aura six ans le 16 octobre prochain. Il possède aussi une ferme à Fiesole. Ces choses doivent être partagées entre vous,» etc., etc., etc.

La lettre est terminée par ces mots latins: «Dato in Ambrosia, die primo junii 1519. Faites-moi réponse par les Pondi tanquam fratri vestro.

«Franciscus Mentius.»

Lorsque Melzi se rendit à Saint-Germain en Laye pour annoncer la mort de Léonard à François Ier, ce roi donna des larmes à la mémoire de ce grand peintre. Un roi pleurer!

CHAPITRE LXV.

Telle fut la vie d'un des cinq ou six grands hommes qui ont traduit leur âme au public par les couleurs; il fut aimé des étrangers comme de ses concitoyens, des simples particuliers comme des princes, avec lesquels il passa sa vie, admis à leur plus grande familiarité, et presque leur ami.

On ne vit peut-être jamais une telle réunion de génie et de grâces. Raphaël approcha de ce caractère par l'extrême douceur de son esprit et sa rare obligeance; mais le peintre d'Urbin vécut davantage pour lui-même. Il voyait les grands quand il y était obligé. Vinci trouva du plaisir à vivre avec eux, et ils l'en récompensèrent en lui faisant passer sa vie dans une grande aisance.

Il manqua seulement à Léonard, pour être aussi grand par ses ouvrages que par son talent, de connaître une observation, mais qui appartient à une société plus avancée que celle du quinzième siècle: c'est qu'un homme ne peut courir la chance d'être grand qu'en sacrifiant sa vie entière à un seul genre; ou plutôt, car connaître n'est rien, il lui manqua une passion profonde pour un art quelconque. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il a été longtemps la seule objection contre cette maxime qui est aujourd'hui un lieu commun. De nos jours, Voltaire a présenté le même phénomène.

Léonard, après avoir perfectionné les canaux du Milanais, découvert la cause de la lumière cendrée de la lune et de la couleur bleue des ombres, modelé le cheval colossal de Milan, terminé son tableau de la Cène et ses Traités de peinture et de physique, put se croire le premier ingénieur, le premier astronome, le premier peintre, et le premier sculpteur de son siècle. Pendant quelques années il fut réellement tout cela; mais Raphaël, Galilée, Michel-Ange, parurent successivement, allèrent plus loin que lui, chacun dans sa partie; et Léonard de Vinci, une des plus belles plantes dont puisse s'honorer l'espèce humaine, ne resta le premier dans aucun genre.

CHAPITRE LXVI.
QUE DANS CE QUI PLAIT NOUS NE POUVONS ESTIMER QUE CE QUI NOUS PLAIT.

Chez le Titien, la science du coloris consiste en une infinité de remarques sur l'effet des couleurs voisines, sur leurs plus fines différences, et en la pratique d'exécuter ces différences. Son œil exercé distingue dans un panier d'oranges vingt jaunes opposés qui laissent un souvenir distinct.

L'attention de Raphaël, négligeant les couleurs, ne voyait dans ces oranges que leurs contours, et les groupes plus ou moins gracieux qu'elles formaient entre elles. Or l'attention ne peut pas plus être à deux objets à la fois que ne pas courir au plus agréable. Dans une jeune femme allaitant son enfant, que ces deux grands peintres rencontraient au quartier de Transtevère en se promenant ensemble, l'un remarquait les contours des parties nues qui s'offraient à l'œil, l'autre les fraîches couleurs dont elles étaient parées.

Si Raphaël eût trouvé plus de plaisir aux beautés des couleurs qu'aux beautés des contours, il n'eût pas remarqué ceux-ci de préférence. En voyant le choix contraire du Titien, il fallait, ou que Raphaël fût un froid philosophe, ou qu'il se dît: «C'est un homme d'un extrême talent, mais qui se trompe sur la plus grande vérité de la peinture: l'art de faire plaisir au spectateur.» Car, si Raphaël eût cru son opinion fausse, il en eût changé.

Le simple amateur qui n'a pas consacré quinze heures de chacune de ses journées à observer ou reproduire les beaux contours admire davantage le Titien. Son admiration n'est point troublée par cette observation importune que le Vénitien se trompe sur le grand but de la peinture.

Seulement, comme l'amateur n'a pas sur le coloris les deux ou trois cents idées de Raphaël, dont chacune se termine par un acte d'admiration envers le Titien, en ce sens il admire un peu moins le peintre de Venise.

Beaucoup des idées du Titien étaient inintelligibles à Raphaël, si l'on doit le nom d'idées à cet instinct inéclairci qui conduit les grands hommes.

Au milieu de cette immense variété que la nature offre aux regards de l'homme, il ne remarque à la longue que les aspects qui sont analogues à sa manière de chercher le bonheur. Gray ne voit que les scènes imposantes; Marivaux, que les points de vue fins et singuliers. Tout le reste est ennuyeux. L'artiste médiocre est celui qui ne sent vivement ni le bonheur ni le malheur, ou qui ne les trouve que dans les choses communes, ou qui ne les trouve pas dans les objets de la nature, dont l'imitation fait son art.

Un bizarre château de nuages sous le ciel embrasé de Pœstum, une mère donnant le bras à son fils, jeune soldat blessé, tandis qu'un petit enfant s'attache à sa redingote d'uniforme pour ne pas tomber sur le pavé glissant de Paris, absorbe pendant huit jours l'attention du véritable artiste. Ce groupe marchant péniblement lui fait découvrir dans son âme deux ou trois des grandes vérités de l'art.

On peut devenir artiste en prenant les règles dans les livres, et non dans son cœur. C'est le malheur de notre siècle qu'il y ait des recueils de ces règles. Aussi loin qu'elles s'étendent, aussi loin va le talent des peintres du jour. Mais les règles boiteuses ne peuvent suivre les élans du génie.

Bien plus, comme elles sont fondées sur la somme[219] du goût de tous les hommes, leur principe se refuse à favoriser le degré d'originalité inhérent à chaque talent. De là tant de ces tableaux qui embarrassent les jeunes amateurs aux expositions, ils ne savent qu'y blâmer; y blâmer, serait inventer.

Le comble de l'abomination, c'est que ces artistes perroquets font respecter leurs oracles comme s'ils partaient directement de l'observation de la nature.

La Harpe a appris la littérature à cent mille Français, dont il a fait de mauvais juges, et étouffé deux ou trois hommes de génie, surtout dans la province.

Le talent vrai, comme le Vismara, papillon des Indes, prend la couleur de la plante sur laquelle il vit; moi, qui me nourris des mêmes anecdotes, des mêmes jugements, des mêmes aspects de la nature, comment ne pas jouir de ce talent qui me donne l'extrait de ce que j'aime?

En 1793, les officiers prussiens de la garnison de Colberg avaient une table économique que quelques pauvres émigrés se trouvaient tout aises de partager; ils remarquaient un jour un vieux major de hussards tout couvert d'antiques balafres, reçues jadis dans la guerre de sept ans et à moitié cachées par d'énormes moustaches grises.

La conversation s'engagea sur les duels. Un jeune cornette à la figure grossière et au ton tranchant se mit à pérorer sur un sujet dont parler est si ridicule. «Et vous, monsieur le major, combien avez-vous eu de duels?—Aucun, grâce au ciel! répond le vieux hussard avec sa voix prudente. J'ai quatorze blessures, et, grâce à Dieu! elles ne sont pas au dos; ainsi je puis dire que je me tiens heureux de n'avoir jamais eu de duel.—Pardieu! vous en aurez un avec moi!» s'écrie le cornette en s'allongeant de tout son corps pour lui donner un soufflet. Mais la main sacrilége ne toucha pas les vieilles moustaches.

Le major, tout troublé, se prenait à la table pour se lever, quand un cri unanime se fait entendre: Stehen Sie ruhig, Herr Major[220]! Tous les officiers présents saisissent le cornette, le jettent par la fenêtre, et l'on se remet à table comme si de rien n'était. Les yeux humides de larmes peignaient l'enthousiasme.

Ce trait est fort bien, les officiers émigrés l'approuvèrent; mais il ne leur serait pas venu.

Dans les insultes, le Français se dit: «Voyons comment il s'en tirera.» L'Allemand, plus disposé à l'enthousiasme, compte plus sur le secours de tous. Le vaniteux Français s'isole rapidement. Toute l'attention est profondément rappelée au moi. Il n'y a plus de sympathie[221].

Qu'importent ces détails fatigants, et dont Quintilien ne parle pas? Blair et la Harpe veulent jeter au même moule les plaisirs de ces deux peuples.

Quelquefois l'enthousiasme de Schiller nous semble niais. L'honneur français, au delà du Rhin, paraît égoïste, méchant, desséchant.

Le véritable Allemand est un grand corps blond, d'une apparence indolente. Les événements figurés par l'imagination, et susceptibles de donner une impression attendrissante, avec mélange de noblesse produite par le rang des personnages en action, sont la vraie pâture de son cœur: comme ce titre que je viens de rencontrer sur un piano[222]:

Six valses favorites de l'impératrice d'Autriche Marie-Louise, jouées à son entrée à Presbourg par la garde impériale.

Quand la musique donne du plaisir à un Allemand, sa pantomime naturelle serait de devenir encore plus immobile. Loin de là, ses mouvements passionnés, faits extrêmement vite, ont l'air de l'exercice à la prussienne. Il est impossible de ne pas rire[223].

La pudeur de l'attendrissement manque au dur Germain, et il voit des monstres dans les personnages de Crébillon fils.

Vous voyez le mécanisme de l'impossibilité qui sépare Gray de Marivaux; ceci porte sur une différence non pas morale, mais physique. Que dire à un homme qui, par une expérience de tous les jours, et mille fois répétée, préfère les asperges aux petits pois?

Quelle excellente source de comique pour la postérité! les la Harpe et les gens du goût français, régentant les nations du haut de leur chaire, et prononçant hardiment des arrêts dédaigneux sur leurs goûts divers, tandis qu'en effet ils ignorent les premiers principes de la science de l'homme[224]. De là l'inanité des disputes sur Racine et Shakspeare, sur Rubens et Raphaël. On peut tout au plus s'enquérir, en faisant un travail de savant, du plus ou moins grand nombre d'hommes qui suivent la bannière de l'auteur de Macbeth, ou de l'auteur d'Iphigénie. Si le savant a le génie de Montesquieu, il pourra dire: «Le climat tempéré et la monarchie font naître des admirateurs pour Racine. L'orageuse liberté et les climats extrêmes produisent des enthousiastes à Shakspeare.» Mais Racine ne plût-il qu'à un seul homme, tout le reste de l'univers fût-il pour le peintre d'Othello, l'univers entier serait ridicule s'il venait dire à un tel homme, par la voix d'un petit pédant vaniteux: «Prenez garde, mon ami, vous vous trompez, vous donnez dans le mauvais goût: vous aimez mieux les petits pois que les asperges, tandis que moi j'aime mieux les asperges que les petits pois.»

La préférence dégagée de tout jugement accessoire, et réduite à la pure sensation, est inattaquable.

Les bons livres sur les arts ne sont pas les recueils d'arrêts à la la Harpe; mais ceux qui, jetant la lumière sur les profondeurs du cœur humain, mettent à ma portée des beautés que mon âme est faite pour sentir, mais qui, faute d'instruction, ne pouvaient traverser mon esprit.

De là un tableau de génie, et par conséquent original, doit avoir moins d'admirateurs qu'un tableau légèrement au-dessus de la médiocrité[225]. Il lui manquera d'abord les amateurs à goût appris. L'extraordinaire ne se voit guère sur les bancs de l'Athénée. Les professeurs nous façonnent à admirer Mustapha et Zéangir ou l'Essai sur l'homme; mais ils seront toujours choqués d'Hudibras ou de Don Quichotte: les génies naturels sont des roturiers dont la fortune, à la cour, scandalise toujours les véritables grands seigneurs[226].

Si je prends mes exemples dans les belles-lettres, c'est que la peinture n'est pas encore asservie à la dictature d'un la Harpe; c'est encore, grâce au ciel, un gouvernement libéral, où celui qui a raison a raison.

Il était impossible qu'un homme froid comme Mengs ne détestât pas le Tintoret[227]. On se souvient encore à Rome de ses sorties à ce sujet, ce qui ne veut pas dire que l'amateur qui ne peut admirer les ouvrages de Mengs comme Mengs lui-même ne voie avec plaisir la furie du Vénitien. Le peintre saxon, avec une philosophie plus froide, ou une tête plus forte, eût supputé le nombre d'amateurs auxquels il avait vu admirer le Tintoret et le Corrége. Il eût dit vrai pour la plupart des hommes en écrivant: «Le Tintoret est un excellent peintre du second ordre, excellent surtout parce qu'il est original.»

Mais la vérité d'un tel jugement, évidente pour l'esprit de Mengs, n'aurait pu changer son cœur. Le temps que l'homme froid met à voir ces sortes de vérités, le génie ardent l'emploie à préparer ses succès.

Nous autres gens de Paris, congelés par la crainte du ridicule, bien plus que par les brouillards de la Seine, nous disons: «Cela est infiniment sage,» si nous rencontrons dans le monde un artiste indulgent pour l'artiste qui prend une route opposée. Mais un certain bon sens et l'enthousiasme[228] ne se marient pas plus que le soleil et la glace, la liberté et un conquérant, Hume et le Tasse.

Le véritable artiste au cœur énergique et agissant est essentiellement non tolérant. Avec la puissance, il serait affreux despote. Moi, qui ne suis pas artiste, si j'avais le pouvoir suprême, je ne sais pas trop si je ne ferais pas brûler la galerie du Luxembourg, qui corrompt le goût de tant de Français.

La duchesse de la Ferté disait à madame de Staal: «Il faut l'avouer, ma chère amie, je ne trouve que moi qui aie toujours raison.»

Plus l'on aura de génie naturel et d'originalité, plus sera évidente la profonde justesse de cette saillie. On réplique:

Si l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse.
La Fontaine.

Oui, mais si la raison fait voir, elle empêche d'agir[229], et il est question de gens qui agissent. Les Napoléon fondent des empires, et les Washington les organisent.

La paresse nous force à nous préférer. Pour qu'une idée nouvelle soit intelligible, il faut qu'elle rapproche des circonstances que nous avions déjà remarquées sans les lier. Un philosophe me tire par la manche: «Bossuet, me dit-il, était un hypocrite plein de talent, dont l'orgueil trouvait un plaisir délicieux à ravaler en face de ce puissant Louis XIV toutes les grandeurs dont il était si vain.» Je suppose cette idée vraie et nouvelle pour le lecteur; il la comprend, parce qu'il se rappelle mille traits des oraisons funèbres, le génie hautain de Bossuet, sa jalousie contre Fénelon, et son agent à Rome.

Si cette idée ne rapprochait pas des circonstances déjà remarquées, elle serait aussi inintelligible que celle-ci: le cosinus de quarante-cinq degrés est égal au sinus, que deux mois de géométrie rendent palpable.

On admire la supériorité d'autrui dans un genre dont on conteste la supériorité; mais vouloir faire sincèrement reconnaître à un être humain la supériorité d'un autre dans un genre dont il ne puisse contester la suprême utilité, c'est lui demander de cesser d'être soi-même, ce que personne ne peut demander à personne; c'est vouloir que la courbe touche l'asymptote[230].

Tant que vous ne demandez à votre ami que le second rang après lui, il vous l'accorde, et vous estime. A force de mérite et d'actions parlantes voulez-vous aller plus loin? un beau jour vous trouvez un ennemi. Rien de moins absurde que de faire quelquefois des sottises bien absurdes.

Je conclus que, dans les autres, nous ne pouvons estimer que nous-mêmes: heureuse conclusion qui m'empêche d'être tourmenté de tant de jugements contradictoires que je vois les grands hommes porter les uns sur les autres. Désormais les jugements des artistes sur les ouvrages de leurs rivaux ne seront pour moi que des commentaires de leur propre style.

[219] Mathématiques. En faisant la somme, les quantités affectées de signes différents se détruisent; la vivacité provençale est détruite par la froideur picarde: il ne faut donc être ni chaud ni froid.

[220] Ne bougez, monsieur le major.

[221] C'est que nos plus grands périls sont de vanité.

[222] 21 juin 1813.

[223] Le jeune Allemand veut être gracieux, et ce qu'il fait dans cette vue le rend déplaisant.

[224]

Or tu chi se', che vuoi sedere a scranna
Per giudicar da lungi mille miglia,
Colla veduta corta di una spanna.
Dante.

[225] Voilà en quoi l'Italie avait un goût si excellent. L'Albane ne l'emportait pas sur le Dominiquin; si Paris était à la hauteur de Bologne, MM. Girodet et Prudhon seraient millionnaires.

[226] Le genre comique nécessite plus d'esprit; il peut moins se construire d'après les règles, comme un maçon bâtit un mur sur le plan tracé de l'architecte; aussi est-il en disgrâce auprès des sots. Ils aiment le genre grave, et pour cause. Les écrivains qui comptent sur cette classe de lecteurs le savent bien. Voyez la grande colère de MM. Chat*** et Schle*** sur le pauvre genre comique.

[227] Car, si le Tintoret est un grand peintre, Mengs ne l'est plus.

[228] L'enthousiasme avec lequel on fait de grandes choses porte sur la connaissance parfaite d'un petit nombre de vérités, mais sur une ignorance totale de l'importance de ces vérités.

[229] Rien n'est digne de tout l'effort qu'on met à l'obtenir.

[230] Un traité d'idéologie est une insolence. Vous croyez donc que je ne raisonne pas bien?


LIVRE QUATRIÈME
DU BEAU IDÉAL ANTIQUE


CHAPITRE LXVII.
HISTOIRE DU BEAU.

La beauté antique a été trouvée peu à peu. Les images des dieux furent d'abord de simples blocs de pierre[231]; ensuite on a taillé ces blocs, et ils ont présenté une forme grossière qui rappelait un peu celle du corps humain; puis sont venues les statues des Égyptiens, enfin l'Apollon du Belvédère.

Mais comment cet espace a-t-il été franchi? Nous sommes réduits ici aux lumières de la simple raison.

[231] Tite-Live, Heyne.

CHAPITRE LXVIII.
PHILOSOPHIE DES GRECS.

Une herbe parlait à sa sœur: «Hélas! ma chère, je vois s'approcher un monstre dévorant, un animal horrible qui me foule sous ses larges pieds; sa gueule est armée d'une rangée de faux tranchantes, avec laquelle il me coupe, me déchire et m'engloutit[232]. Les hommes nomment ce monstre un mouton.» Ce qui a manqué à Platon, à Socrate, à Aristote, c'est d'entendre cette conversation[233].

[232] Voltaire.

[233] Dialogues de Platon.

CHAPITRE LXIX.
MOYEN SIMPLE D'IMITER LA NATURE.

Il est singulier que les Grecs et les peintres, qui, en Italie, renouvelèrent les arts, n'aient pas eu l'idée de mouler le corps de l'homme[234], ou de le dessiner par l'ombre d'une lampe. Dans les mines du Hartz, près d'Hanovre, les rois d'Angleterre ont fait creuser une galerie horizontale pour l'écoulement des eaux. En descendant de Clausdhal, où est la bouche de la mine, on arrive, de puits en puits, et d'échelle en échelle, à une profondeur de treize cents pieds. Au lieu de remonter par un chemin si ennuyeux, on vous fait errer dans un noir dédale, on prend la galerie, on marche longtemps, enfin l'on aperçoit à une grande distance une petite étoile bleue; c'est le jour, et l'ouverture de la mine. Lorsqu'on n'en est plus qu'à une demi-lieue, le mineur qui conduit ferme une porte qui barre le chemin. On admire la précision avec laquelle l'ombre de cette lumière lointaine dessine jusqu'aux plus petits détails; c'est une perfection de physionomie qui nous frappa tous, quoique aucun de nous ne s'occupât de peinture.

[234] Pline, liv. XXXV, chap. XIV.

CHAPITRE LXX.
OU TROUVER LES ANCIENS GRECS?

Ce n'est pas dans le coin obscur d'une vaste bibliothèque, et courbé sur des pupitres mobiles chargés d'une longue suite de manuscrits poudreux; mais un fusil à la main, dans les forêts d'Amérique, chassant avec les sauvages de l'Ouabache. Le climat est moins heureux; mais voilà où sont aujourd'hui les Achilles et les Hercules.

CHAPITRE LXXI.
DE L'OPINION PUBLIQUE CHEZ LES SAUVAGES.

La première distinction parmi les sauvages, c'est la force; la seconde, c'est la jeunesse, qui promet un long usage de la force. Voilà les avantages qu'ils célèbrent dans leurs chansons, et si des circonstances trop longues à rapporter permettaient que les arts naquissent parmi eux, il n'y a pas de doute qu'aussitôt que leurs artistes pourraient copier la nature les premières statues de dieux ne fussent des portraits du plus fort et du plus beau des jeunes guerriers de la tribu. Les artistes prendraient pour modèle celui qui leur serait indiqué par l'opinion des femmes.

Car, dans la première origine du sentiment du beau, comme dans l'amour maternel, il entre peut-être un peu d'instinct.

Quelques personnes ont nié l'instinct. On n'a qu'à voir les petits des oiseaux à bec fort, qui, en sortant de la coque, ont l'idée de becqueter le grain de blé qui se trouve à leurs pieds.

CHAPITRE LXXII.
LES SAUVAGES, GROSSIERS POUR MILLE CHOSES, RAISONNENT FORT JUSTE.

Si les sauvages étaient cultivateurs, et que la certitude de ne pas mourir de faim, dès que la chasse sera mauvaise, permît les progrès de la civilisation, l'émulation naîtrait parmi les artistes, comme la finesse dans le public. Ce public demanderait dans les images des dieux la réunion de ce qu'il y a de plus parfait sur la terre. La force et la jeunesse ne leur suffiraient plus. Il faudrait que la physionomie exprimât un caractère agréable.

C'est sur ce mot qu'il faut s'entendre. Les sauvages raisonnent juste. Ces gens-là ne répètent jamais un raisonnement appris par cœur: quand ils parlent, on sent que l'idée, avec ses plus petites circonstances, est évidente à leurs yeux. Il faut voir avec quelle finesse et à quels signes imperceptibles ils découvrent, dans une forêt de cent lieues de long, jonchée de feuilles, de lianes, de troncs d'arbres, et de tous les débris de la végétation la plus rude, qu'un sauvage de telle tribu ennemie l'a traversée il y a huit jours.

Cette sagacité étonne l'Européen; mais le sauvage sait que si un homme d'une autre tribu a passé dans la forêt, c'est que tel canton de la chasse, situé à deux ou trois cents lieues de là, est envahi. Or, si la tribu dirige sa chasse vers un canton épuisé, peut-être la moitié des individus, tous les vieillards, les jeunes enfants, la plus grande partie des femmes, mourront de faim. Quand la moindre faute de raisonnement est punie de cette manière, on a une bonne logique.

CHAPITRE LXXIII.
QUALITÉS DES DIEUX.

Pour être exact, il faut dire que d'abord la misère est si grande que les sauvages n'ont pas même le temps d'écouter la terreur, et ils n'ont aucune idée des dieux. Ensuite ils pensent aux bons génies, et aux génies méchants; mais ils ne prient que les méchants, car que craindre des bons? Ensuite vient l'idée d'une divinité supérieure. C'est ici que je les prends.

Or, pour des gens qui raisonnent bien, quelle est la qualité la plus agréable dans un dieu? La justice. La justice, à l'égard d'un peuple, c'est l'accomplissement de la fameuse maxime: «Que le salut de tous soit la suprême loi!»

Si, en sacrifiant cent vieillards qui ne pourraient supporter la faim, et entreprendre une marche de quinze jours au travers d'un pays sans gibier, on peut essayer de mener la tribu dans tel canton abondant, faute de quoi tous mourront de faim dans la forêt fatale où ils se sont engagés, il n'y a pas à hésiter, il faut sacrifier les vieillards. Eux-mêmes sentent la nécessité de la mort, et il n'est pas rare de les voir la demander à leurs enfants. Une justice qui a de tels sacrifices à prescrire ne peut avoir l'air riant; le premier caractère de la physionomie des statues sera donc un sérieux profond, image de l'extrême attention.

Telle est en effet la physionomie des chefs de sauvages renommés pour leur sagesse; ils ont d'ordinaire quarante à quarante-cinq ans. La prudence ne vient pas avant cet âge, où la force existe encore. Le sculpteur sauvage, déjà attentif à réunir les avantages sans les inconvénients, donnera à sa statue l'expression d'une prudence profonde, mais lui laissera toujours la jeunesse et la force.

CHAPITRE LXXIV.
LES DIEUX PERDENT L'AIR DE LA MENACE.

Pour faire naître les arts, j'ai fait cultiver les terres. A mesure que la peuplade perdra la crainte de mourir de faim, le sauvage, que la prudence obligeait chaque jour à exercer sa force, se permettra quelque repos. Aussitôt, pour charmer l'ennui qui paraît durant le repos dès qu'il n'a pas été précédé par la fatigue, on aura recours aux chansons, à la religion et aux arts, qu'elle amène par la main. Les esprits trouveront des défauts dans ce qu'ils admiraient cent ans auparavant. «L'expression de la colère n'est pas celle de la véritable force; la colère suppose effort pour vaincre un obstacle imprévu. Or il n'y a rien d'imprévu pour la véritable sagesse. Il n'y a jamais d'effort pour l'extrême force.»

Ainsi les dieux perdront l'air menaçant, suite de l'habitude de la colère, cet air qui est utile au guerrier durant le combat pour augmenter la terreur de son ennemi. Comme le dieu porte déjà l'idée de force par les muscles bien prononcés, et par la foudre qui est dans sa main, il est superflu qu'il l'annonce de nouveau par un air menaçant. Si l'on suppose un homme au milieu d'une tribu, reconnu partout pour immensément plus fort, quel air lui serait-il avantageux de se donner? L'air de la bonté. Le dieu aura d'ailleurs, par la sagesse et la force[235], l'expression d'une sérénité que rien ne peut altérer. Nous voici déjà vis-à-vis le Jupiter Mansuetus des Grecs, c'est-à-dire à cette tête sublime[236], éternelle admiration des artistes. Vous observez qu'elle a le cou très-gros et chargé de muscles, ce qui est une des principales marques de la force. Elle a le front extrêmement avancé, ce qui est le signe de la sagesse.

[235] Courage est synonyme de force, quand son absence est punie non par la honte, mais par la mort. Avoir du courage est alors, comme pour la grande âme en Europe, voir juste.

[236] Ancien Musée Napoléon.

CHAPITRE LXXV.
DE LA RÈGLE RELATIVE A LA QUANTITÉ D'ATTENTION.

L'artiste sauvage, plongé dans ses pensées, et méditant les difficultés de son art au fond de son atelier, apercevra tout à coup la figure colossale de la Raison, qui, lui montrant du doigt la statue qu'il ébauche: «Le spectateur, dit-elle, n'a qu'une certaine quantité d'attention à donner à ton ouvrage. Apprends à l'épargner.»

CHAPITRE LXXVI.
CHOSE SINGULIÈRE, IL NE FAUT PAS COPIER EXACTEMENT LA NATURE.

Nos sauvages, qui deviennent raisonneurs depuis qu'ils ont du temps à perdre, remarquent, chez leurs guerriers les plus robustes, que l'exercice de la force entraîne dans les membres une certaine altération. L'habitant de l'Ouabache, qui marche sans chaussure tant qu'il est enfant, qui, plus tard, ne porte qu'une chaussure grossière, a le pied défendu par une espèce de corne qui lui fait braver les arbrisseaux épineux. Il a le bas de la jambe chargé de cicatrices. La nécessité de garantir son œil de l'impression directe des rayons du soleil a couvert ses joues de rides sans nombre; mille accidents de cette vie misérable, des chutes, des blessures, des douleurs causées par la fraîcheur des nuits, ont ajouté leurs imperfections particulières aux imperfections générales, suites inévitables de l'exercice d'une grande force. Il est simple de ne pas reproduire les marques de ces imperfections dans les images des dieux.

CHAPITRE LXXVII.
INFLUENCE DES PRÊTRES.

Les tribus des sauvages, dès qu'elles ont quelques moissons à recueillir, ont leurs devins, ou prêtres, dont la première affaire est de vanter la puissance et la perfection du grand génie, et la seconde, de bien établir qu'ils sont les agents uniques de ce génie.

La première parole du prêtre est d'affranchir son dieu de la plus grande des imperfections de l'humanité, la nécessité de mourir.

CHAPITRE LXXVIII.
CONCLUSION.

Nous voici avec la statue d'un dieu fort par excellence, juste, et que nous savons être immortel.

CHAPITRE LXXIX.
DIEU EST-IL BON OU MÉCHANT?

L'idée de bon ne passera point sans quelques difficultés. Le prêtre a un intérêt à montrer souvent le dieu irrité[237]. Il retardera la perfection des arts; mais enfin l'opinion publique, après avoir vacillé quelque temps, se réunira à croire que Dieu est bon: c'est là le premier acte d'hostilité de cette longue guerre du bon sens contre les prêtres. Nous avons donc un dieu fort, juste, bon et immortel. Ne croyons pas cette histoire si loin de nous. L'idée de bonté dans le Dieu des chrétiens n'est jamais entrée dans la tête de Michel-Ange.

[237] Voir tous les Voyages, et Moïse, primus in orbe deos, etc.

CHAPITRE LXXX.
DOULEUR DE L'ARTISTE.

L'artiste sauvage trouve dans les hommes de sa tribu l'expression des trois premières de ces qualités. La croyance publique lui rend le service de supposer toujours la quatrième, dès qu'elle aperçoit un signe quelconque de puissance, ordinairement inventé par les prêtres, par exemple des foudres dans la main de Jupiter, et un aigle à ses pieds.

La qualité de fort est physique, et ses marques, qui consistent dans des muscles bien prononcés, dans la grosseur du cou, dans la petitesse de la tête, etc., ne peuvent jamais disparaître; mais les qualités de juste et de bon sont des habitudes de l'âme, et la passion renverse l'habitude.

Les traits d'un vieux cheik de Bédouins, qui, tous les jours, sous la tente, exerce parmi eux une justice paternelle, auront l'expression de l'attention profonde et de la bonté, qui sont les marques que l'art est obligé de prendre pour montrer la justice.

Mais si le vénérable Jacob vient à apercevoir la robe sanglante de Joseph, ses traits sont bouleversés: on n'y voit plus que la douleur, l'expression de toutes les qualités de l'âme a disparu.

L'artiste observe avec effroi que l'expression d'une passion un peu forte détruit sur-le-champ toutes ces marques de la divinité qu'il a eu tant de peine à voir dans la nature, et à accumuler dans sa statue.

CHAPITRE LXXXI.
LE PRÊTRE LE CONSOLE.

Mais le devin de la tribu paraîtra dans son atelier: «Mon Dieu est fort par excellence, c'est-à-dire tout-puissant. Il est prudent par excellence, c'est-à-dire qu'il voit l'avenir comme le passé. Il est tout-puissant; le plus imperceptible de ses désirs est donc suivi de l'accomplissement soudain de sa volonté divine; il ne peut donc avoir ni désir violent ni passion.

«Console-toi, l'obstacle qui pouvait renverser ton édifice n'existe point: ton art ne peut pas faire un dieu passionné; mais notre dieu, à jamais adorable, est au-dessus des passions.»

CHAPITRE LXXXII.
IL S'ÉLOIGNE DE PLUS EN PLUS DE LA NATURE.

L'artiste ravi médite sur son ouvrage avec une nouvelle ferveur; il se rappelle le principe fondamental, que le spectateur n'a qu'une certaine quantité d'attention.

«Si je veux porter à son comble ce sentiment que le sauvage dévot doit éprouver devant mon Jupiter, il faut que par elle-même l'imitation physique vole aussi peu que possible de cette attention précieuse. Il faut que la pensée traverse rapidement tout ce qui est matière, pour se trouver en présence de cette puissance terrible, et pourtant consolante, qui siége sur les sourcils de Jupiter. Tout est perdu, si en regardant la main du dieu, le sauvage va reconnaître les plis de la peau qu'il se souvient d'avoir vus sur les siennes. S'il se met à comparer sa main à celle du dieu, s'il s'avise de me louer sur la vérité de l'imitation, je suis sans ressources. Comment y aurait-il encore place dans ce cœur pour l'anéantissement dont la présence du maître des dieux et des hommes doit le frapper?»

Il n'y a qu'un parti, sautons tous ces malheureux détails qui pourraient dérober une part de l'attention[238]; j'en pourrai donner plus de physionomie à ceux que je garderai.

[238] Dans les discours, brevitas imperatoria, style de César. Lois des douze Tables, voir Bouchard. Dans les beaux récitatifs, la grandeur du style vient de l'absence des détails; les détails tuent l'expression.


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