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Histoire de la peinture en Italie

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LIVRE DEUXIÈME
PERFECTIONNEMENT DE LA PEINTURE, DE GIOTTO A LÉONARD DE VINCI (DE 1349 A 1466)


CHAPITRE XIII.
CIRCONSTANCES GÉNÉRALES.

Après avoir rempli l'Italie de ses élèves, et, pour ainsi dire, terminé la révolution des arts, Giotto mourut en 1336. Il était né à Vespignano, près Florence, soixante ans auparavant. Le nom de Giotto, suivant la coutume, n'était que l'abrégé du nom de baptême Ambrogiotto. Sa famille s'appelait Bondone.

Dans les arts, quand l'homme est mécontent de son ouvrage, il va du grossier au moins grossier, il arrive au soigné et au précis; de là il passe au grand et au choisi, et finit par le facile. Telles furent chez les Grecs la marche de l'esprit humain et l'histoire de la sculpture.

Giotto réveilla les peintres italiens plutôt qu'il ne fut leur maître. C'est ce que prouve du reste le dôme[79] d'Orvietto, l'ouvrage le plus remarquable peut-être des premières années du quatorzième siècle. On y appela des peintres fort étrangers à Florence, apparemment sur leur réputation. Cette vérité est confirmée par les anciennes peintures de Pise, de Sienne, de Venise, de Milan, de Bologne, etc. Ce sont d'autres idées, un autre choix de couleurs, un autre goût de composition; donc, tout ne vient pas de Florence[80].

Après la mort de Giotto, cette grande ville fut inondée d'un nombre prodigieux de peintres. Leurs noms n'existent plus que dans les registres d'une compagnie de Saint-Luc qu'ils formèrent en 1349. A cette parole de l'histoire, Venise se lève tout entière, et fait observer qu'elle avait une semblable réunion dès l'an 1290.

On peignait alors les armoires, les tables, les lits, tous les meubles, et souvent dans la même boutique où on les fabriquait. Aussi les peintres étaient-ils peu distingués des artisans; on a même découvert sur d'anciens autels le nom de l'ouvrier en bois placé avant celui du peintre.

Vers la fin du quatorzième siècle, l'architecture se débarrassait du genre gothique ou allemand. Les ornements des autels devenaient moins barbares. On y avait placé jusqu'alors des tableaux, en forme de carré long, divisés en compartiments par de petites colonnes sculptées en bois, qui figuraient la façade d'un édifice gothique. Il y a plusieurs tableaux de cette espèce très-bien conservés au musée de Brera, à Milan. Les saints ont toujours de tristes figures; mais on trouve des têtes de vierges qui seraient aujourd'hui de charmantes miniatures. A Paris, le tableau de Raphaël (numéro 1126) peut donner une idée de ce genre d'ornement qu'on appelait ancone[81].

Peu à peu on supprima les petites colonnes, on agrandit les figures, et voilà l'origine des tableaux d'autels. Ce ne furent d'abord que des ornements préparés dans la boutique de l'ouvrier en bois, où il ménageait quelques petites places pour les couleurs du peintre. De là, l'usage ancien de peindre plutôt sur bois que sur toile; de là, la malheureuse habitude de mettre ensemble plusieurs saints qui ne concourent point à une même action, qui n'ont rien à se dire, qui sont censés ne pas se voir.

Les femmes des Druses et des peuplades les plus civilisées de la Syrie n'ont point recours, pour se parer, aux perles de l'Arabie, leur voisine, ou aux anneaux de diamants; elles rassemblent tout simplement un certain nombre de sequins de Venise; elles percent la pièce d'or pour l'attacher à une chaîne, et c'est toute la façon des colliers et des diadèmes. Plus la chaîne a de sequins, plus on est paré. Telle femme druse va au bain chargée de deux à trois cents ducats d'or effectif. C'est que chez ces peuples l'idée du beau n'est pas encore séparée de l'idée du riche. Il en est de même dans nos petites villes. Ce que les provinciaux admirent le plus à l'Opéra, c'est les changements de décorations, la richesse, la puissance, tout ce qui tient aux intérêts d'argent ou de vanité qui remplissent exclusivement leurs âmes. Leur grande louange est: Cela a dû coûter bien cher[82].

Les Italiens du quatorzième siècle en étaient encore là; ils aimaient à peindre sur un fond d'or, ou au moins il fallait de l'or dans les vêtements et dans les auréoles des saints. Ce métal adoré ne fut banni que vers le commencement du seizième siècle. On trouve encore des ornements figurés avec de l'or en nature, et non avec des couleurs, dans le beau portrait de la Fornarina, l'amie de Raphaël[83], que ce grand homme peignit en 1512, huit ans avant sa mort.

Dans les tableaux on prenait le riche pour le beau, et dans les poëmes le difficile et le recherché. Le naturel paraissait trop aisé[84]. Cela est si loin de nous, que je ne sais si on le sentira.

Il serait injuste, en appréciant les ouvrages des premiers restaurateurs de l'art, d'oublier qu'ils ne possédèrent point celui de peindre à l'huile. Ce procédé commode ne fut apporté à l'Italie qu'en 1420.

Les couleurs détrempées d'eau, dont on se servit jusque-là, font encore l'admiration des connaisseurs. Quel est le peintre qui ne porte envie aux Grecs et aux premiers Italiens, en voyant les piliers de l'église de Saint-Nicolas, à Trévise? Quel sort que celui des Carraches, dont les admirables tableaux, peints seulement il y a deux siècles, n'offrent plus de détails!

La chimie, qui rajeunit les vieilles écritures par l'acide muriatique, ne saurait-elle rajeunir les tableaux des Carraches? J'ose lui adresser cette prière. Les sciences nous ont accoutumés, dans ce siècle, à tout attendre d'elles, et je voudrais que M. Davy lût ce chapitre[85].

La forme des lettres employées par les anciens peintres donne un moyen de reconnaître les petites ruses des marchands de tableaux, qui savent mieux l'art de les déguiser que leur histoire; ils ignorent que l'usage des lettres gothiques ne commença qu'après l'an 1200. Le quatorzième siècle les chargea de plus en plus de lignes superflues. Cet usage tint jusque vers 1450; on revint ensuite aux caractères romains.

[79] Dôme, en Italie, veut toujours dire cathédrale.

[80] Si l'on veut savoir quelles idées remplissaient les têtes, Florence venait de reconquérir sa liberté (1343) sur le duc d'Athènes et sur les nobles, qui, après avoir aidé à chasser le tyran, voulaient lui succéder.

En 1347, une erreur de la nature mit l'âme d'un ancien Romain dans un Italien de Rome. En des jours plus prospères, il eût été l'émule de Cicéron à la tribune et de César dans les combats: il parlait, écrivait, combattait avec la même énergie. Colà di Rienzo rétablit la liberté romaine sur la base de la vertu, et voulut faire de l'Italie une république fédérative: c'est l'action la plus considérable qu'aient inspirée les livres de l'antiquité, et Rienzo, l'un des plus grands caractères du moyen âge, et auquel les modernes n'ont rien à opposer[i]. Il était soutenu par l'amitié de Pétrarque. De nos jours, un Anglais méprisable[ii] l'a nommé séditieux.

[i] Voir son histoire par Thomas Fiortifioca.

[ii] Robertson.

[81] Voyez le règlement rapporté par Zanetti, I, 5.

[82] Les événements de 1814 et 1815 changent peut-être des bourgeois ridicules en citoyens respectables.

[83] A la galerie de Florence; divinement gravé par Raphaël Morghen.

[84] Le plus petit marchand a l'idée du riche. Que d'idées, que de sentiments surtout ne faut-il pas pour avoir l'idée du naturel, et ensuite du beau!

[85] Ce grand chimiste a donné des expériences sur les couleurs des anciens.

Le 11 mai 1815, la classe des beaux-arts de l'Institut a reçu la communication d'un procédé qui me semble excellent. On peint à l'huile d'olive sur une impression de cire; on vernit avec la même substance et un petit réchaud que l'on promène sur toutes les parties du tableau: la couleur se trouve ainsi entre deux cires; ceci ne force pas le peintre à de nouvelles habitudes.

Cette découverte consolera les grands artistes. Une fatale expérience les a trop convaincus qu'au bout de trois siècles les tableaux n'offrent plus de coloris. Au palais Pitti, un paysage de Salvator Rosa montre combien tous les autres ont changé. Le blanc passe au jaune; les bleus, autres que l'outremer, qui est presque indestructible, tournent au vert; les glacis s'évanouissent. Lorsque l'on transportait sur toile le martyre de saint Pierre, j'ai vu que les couches d'impression et de peinture ne sont point fondues ensemble, mais apposées les unes sur les autres; ainsi chaque couche opère sa retraite isolément, et comme un parquet de bois vert se tourmente plus ou moins, en raison de son épaisseur et de la nature particulière de la couleur, l'huile qui se dessèche se résine, se fendille, s'écaille, et tombe.

Aussi le coloris et le clair-obscur, ces deux grandes parties de l'art, qui ne peuvent se calquer, qui se refusent à la patience des gens froids, ne se trouvent-elles presque plus dans nos musées. Les grands peintres reculeraient à la vue de leurs chefs-d'œuvre.

CHAPITRE XIV.
CONTEMPORAINS DE GIOTTO.

Buffalmacco, plus connu par la célébrité comique qu'il doit à Boccace[86] que par ses œuvres, peignait du temps de Giotto, et ne s'éleva guère au-dessus de son siècle. On trouve tout au plus chez lui quelques têtes d'hommes passables. Les Florentins, qu'il égayait chaque jour par quelque mystification nouvelle, aimaient son talent, et l'employèrent beaucoup. Il vécut gaiement et mourut à l'hôpital. Il eut pour compatriote un certain Bruno di Giovanni, qui, jaloux de l'expression que Buffalmacco mettait dans ses ouvrages, y suppléait d'ordinaire par des mots écrits qu'il faisait sortir de la bouche de ses figures, moyen simple déjà employé par Cimabue. Buffalmacco a plusieurs tableaux au Campo-Santo de Pise. Il y a de la physionomie dans une tête de Caïn. Les noms de Nello, de Calandrino, de Bartholo Gioggi et de Gio da Ponte ont survécu, dit-on, à cette multitude d'ouvriers en couleurs qui remplissaient Florence.

André Orcagna a paru digne à quelques amateurs de prendre le premier rang après Giotto. Il est sûr que dans le Paradis et l'Enfer, grandes fresques de la chapelle des Strozzi, à Santa-Maria-Novella, il y a des têtes charmantes, dans le Paradis surtout, qui est à gauche en entrant. Ce sont apparemment des portraits de jolies femmes; on lui demandait souvent ces deux sujets si touchants pour les fidèles. Il divise l'enfer en fosses (bolge), d'après le Dante; et, comme ce grand poëte, il ne manque pas de damner ses ennemis; on remarque dans ses fresques de Pise les portraits de deux des plus grands hommes de ce temps: Castruccio et Uguccione della Faggiola. L'architecture lui doit un des changements les plus heureux. C'est lui qui substitua le demi-cercle à la forme pointue des arcs gothiques, et le charmant portique des Lanzi, à Florence, est son ouvrage. Il était temps de laisser les arcs pointus, dont je crois que le premier exemple est au canal du lac Albano[87].

André fut sculpteur: c'était un homme d'une force et d'une bizarrerie d'idées bien rares aujourd'hui. Mais, pour le coloris, l'élégance des formes et la vérité des mouvements, il le cède aux élèves de Giotto[88].

Après une naissance aussi splendide, les arts s'arrêtèrent tout à coup, et pendant quatre-vingts ans. Giotto resta le plus grand peintre jusqu'à ce que Brunelleschi, Donatello et Masaccio vinssent de l'enfance les faire passer à la jeunesse.

Non-seulement il faut des génies, mais encore que l'opinion des contemporains présente le vrai beau à leurs efforts. Boccace et Pétrarque ne sont connus que par ceux de leurs ouvrages qu'ils estimaient le moins. Si Pétrarque n'eût jamais fait de chansons, il ne serait qu'un pédant obscur, sans doute, comme plusieurs des peintres que je nommerai ne sont que de froids copistes.

[86] Huitième journée du Décaméron; Sachetti, Nouvelles CLXI, CXCI et CXCII. Vasari, III, 80.

[87] Construit l'an de Rome 356. Voir Vulpii Latium vetus. Cet ouvrage est digne des plus grands rois, et le territoire de Rome ne s'étendait qu'à quelques milles.

On trouve l'histoire de l'architecture gothique depuis les édifices de Subiaco, et la Notre-Dame de Dijon, bâtie par saint Louis, jusqu'au Saint-Laurent de Florence par Brunelleschi, dans la septième livraison de M. Dagincourt.

[88] Il travaillait ordinairement avec un de ses frères, nommé Bernardo; ils eurent pour élèves un Bernardo Nello et Traïni, duquel il y a un tableau curieux à Pise; saint Thomas d'Aquin y est fort ressemblant. On le voit au-dessous du Rédempteur, duquel il reçoit des rayons de lumière, qui, de Thomas, vont se divisant à une foule de docteurs, d'évêques et même de papes. Arrien et d'autres novateurs gisent terrassés aux pieds du saint. Près de lui, Platon et Aristote lui présentent ouvert le livre de leur philosophie. Ce tableau gravé ferait une bonne note pour Mosheim; il montre bien le christianisme devenant une religion, d'un gouvernement qu'il était.

CHAPITRE XV.
DU GOÛT FRANÇAIS DANS LES ARTS.

Si l'on veut faire un compliment à Cimabue et à Giotto, on peut les comparer à Rotrou. On a fait, depuis Rotrou, des Hippolyte, des Cinna, des Orosmane; mais il n'a plus paru de Ladislas. J'aime à mettre aux prises, par la pensée, les Bajazet, les Achille, les Vendôme, si admirés il y a quarante ans[89], avec ce fougueux Polonais. La figure que ces grands seigneurs feraient devant ce grand homme venge ma vanité. Pour lui tenir tête, il faut aller chercher l'Hotspur de Shakspeare.

Michel-Ange est Corneille. Nos peintres modernes médisant de Masaccio ou de Giotto, c'est Marmontel, secrétaire perpétuel de l'Académie française, présentant en toute modestie ses petites observations critiques sur Rotrou.

Le malheur de Florence, au quatorzième siècle, n'était pas du tout la malhabileté des artistes, mais le mauvais goût du public.

Les Français admirent dans l'Achille de Racine des choses qu'il ne dit pas. C'est que l'idée qu'on a du fils de Pélée a été donnée bien plus par la Harpe, ou par Geoffroy, que par les vers du grand poëte. Voilà les dissertations sur le goût qui corrompent le goût, et vont jusque dans l'âme du spectateur fausser la sensation[90]. J'espère que vous n'aurez pas pour Raphaël ce culte sacrilége. Vous verrez ses défauts, et c'est pour cela que vous verserez un jour de douces larmes au palais de la Farnesina.

Le premier degré du goût est d'exagérer, pour les rendre sensibles, les effets agréables de la nature. C'est à cet artifice qu'eut souvent recours le plus entraînant des prosateurs français. Plus tard, on voit qu'exagérer les effets de la nature, c'est perdre sa variété infinie et ses contrastes, si beaux parce qu'ils sont éternels, plus beaux encore parce que les émotions les plus simples les rappellent au cœur[91].

En exagérant le moins du monde, en faisant du style autre chose qu'un miroir limpide, on produit un moment d'engouement, mais sujet à de fâcheux retours.

Le lecteur le plus sot craint le plus d'être dupe.
(L'Éteignoir, comédie.)

Sot ou non, soupçonne-t-il la bonne foi de l'auteur, il chasse le jugement tout fait qu'on voulait lui donner, la paresse l'empêche d'en former un autre; et le héros, comme le panégyriste, vont se confondre dans le même oubli.

Qui n'a pas éprouvé cette sensation au sortir de l'Académie française, ou en lisant les homélies des journaux sur nos gouvernements? Si le manque de vérité dans le discours empêche le jugement, en peinture il empêche la sensation; et je ne vois que cette différence du style de Dietrich à celui de Dupaty.

Un auteur très-froid peut faire frémir; un peintre qui n'est qu'un ouvrier en couleur, s'il est excellent, peut donner les sentiments les plus tendres: il n'a qu'à ne pas choisir et reproduire comme un miroir les beaux paysages de la Lombardie.

Pour plaire aux Anglais de son temps, Shakspeare laissa aux objets de la nature leurs justes proportions; et c'est pour cela que sa statue colossale nous paraît tous les jours plus élevée, à mesure que tombent les petits monuments des poëtes qui crurent peindre la nature en flattant l'affectation d'un moment, commandée par telle phase de quelque gouvernement puéril[92].

On peut dire des choses piquantes en prouvant que le pain est un poison, ou que le génie du christianisme est favorable au bonheur des peuples[93]. Rembrandt aussi arrête les spectateurs en changeant la distribution naturelle de la lumière. Mais, du moment que le peintre se permet d'exagérer, il perd à jamais la possibilité d'être sublime, il renonce à la véritable imitation de l'antique[94].

Nous verrons Raphaël, Annibal Carrache, le Titien, donner des émotions plus profondes en raison de ce qu'ils auront eu plus de respect pour la proportion des effets qu'ils apercevaient dans le vaste champ de la nature, tandis que Michel-Ange de Carravage et le Barroche, très-grands peintres d'ailleurs, en exagérant, l'un la force des ombres, l'autre le brillant des couleurs, se sont eux-mêmes exclus à jamais du premier rang.

La cause du mauvais goût chez les Français, c'est l'engouement. Ce qui tient à une autre circonstance plus fâcheuse, le manque absolu de caractère[95]. Il faut distinguer la bravoure du caractère, et voir dans l'étranger nos généraux être l'admiration de l'Europe, comme nos sénateurs en étaient le ridicule.

Le Français de 1770 avait-il les yeux assez pervertis pour trouver vraies les couleurs de Boucher? non, sans doute. Cela ne se peut pas. Mais l'on a trop de vanité pour oser être soi-même. Tel homme chez nous essuie les coups de pistolet sans sourciller, qui a toute la mine de l'anxiété la plus visible, s'il faut parler le premier, dans un salon, de la pièce nouvelle d'où il sort. Tout est exécrable ou divin, et quand on est las d'un de ces mots, pour un objet, l'on prend l'autre. Voyez Rameau, Balzac, Voiture.

Nous avions été religieux sous Louis XIV, Voltaire trouve une gloire facile à se moquer des prêtres. Heureusement ses plaisanteries sont excellentes, et l'on en rit encore.

Après les crimes de la terreur, l'on pouvait deviner, sans un grand effort d'esprit, que l'opinion publique attendait une impulsion contraire, et le Génie du Christianisme a pu être lu.

Actuellement, la religion triomphe, et se hâte de fermer la porte des temples aux pauvres actrices qui quittent la scène du monde[96]. Elle n'est plus forcée à la justice par l'œil terrible d'un caractère absolu. Nous allons revenir au simple, et l'emphase vide de pensée va perdre de son crédit. Mais ce quatrième mouvement dans l'opinion sera plus faible que la vague impétueuse dirigée par Voltaire. A son tour, il sera repoussé par une impulsion contraire, et ces vagues religieuses et antireligieuses, se succédant tous les dix ans, en s'affaiblissant sans cesse, finiront par se perdre dans l'ennui naturel au sujet.

La nature de l'admiration n'est pas pure en France. Voir des défauts dans ce que le public admire est une sottise: c'est qu'il faudrait raisonner pour soutenir une opinion nouvelle, c'est-à-dire appuyer une chose indifférente par une chose ennuyeuse. Et le genre du panégyrique, qui au fond est un peu bête, se trouve avoir une base naturelle dans le caractère de la nation la plus spirituelle de l'Europe.

L'homme de goût comprend le Cloten de Cimbélyne, comme l'Achille d'Iphigénie. Il ne voit dans les choses que ce qui s'y trouve; il ne lit pas les commentaires de tous ces gens médiocres qui veulent nous apprendre le secret des grands hommes[97]; au lieu de se faire l'idée de la perfection d'après Virgile, et de s'extasier ensuite niaisement avec les rhéteurs sur la perfection de Virgile, il se forme d'abord l'idée du beau, et cite Virgile à son tribunal avec autant de sévérité que Pradon[98].

[89] Si la charte que nous devons à un prince éclairé continue à faire notre bonheur, le goût français changera; la perverse habitude de raisonner juste passera de la politique à la littérature. Ce grand jour, on jettera au feu tous les livres écrits sous l'influence des anciennes idées[iii], et les jurés faiseurs d'hémistiches crieront que tout est perdu. N'est-il pas bien piquant pour ces pauvres diables de n'être plus payés que pour écrire sur les constitutions, après avoir passé leur jeunesse à peser les hémistiches de Racine ou les chutes sonores de Bossuet? C'est ce qui les rend anticonstitutionnels, et qui, dans trente ans, fera libéraux leurs successeurs en génie.

[iii] A commencer par le Siècle de Louis XIV de Voltaire, les œuvres de d'Alembert, de Fontenelle, tout ce qui n'est pas idéologie dans Condillac, etc., etc.

En 1770, on admirait plus les vers que les traits de caractère. Les esprits dégradés estimaient plus la richesse de la matière que le travail; la difficulté vaincue dans la chose difficile que l'on pouvait comprendre, que la difficulté vaincue dans la chose plus difficile devenue inintelligible par le malheur des temps. La cause de Racine est liée à l'inquisition.

[90] Œil simple et qui vois les objets tels qu'ils sont, à qui rien n'échappe, et qui n'y ajoutes rien, combien je t'aime! tu es la sagesse même.

(Lavater, I, 118.)

[91] Age cannot wither it, nor custom stale its infinite variety.

[92] Shakspeare dut son excellent public aux têtes qui tombaient sans cesse. On marchait à la constitution de 1688.

[93] Gibbon, tom. III; Mosheim, les Histoires d'Italie; les Civilisations de Naples et de l'Espagne comparées à celle de la France sous Louis XIV.

[94] Voyez les Sept devant Thèbes, dans le grec d'Eschyle; les modernes ne manquent pas de les faire tirer au sort dans une belle urne.

[95] L'Espagne marque bien cette différence. Quels braves guerriers contre les Français[iv]! Quels plats politiques pour défendre leur constitution, c'est-à-dire leurs têtes!

[iv] Voir le charmant tableau du général Lejeune, exposition de 1817. Là se trouve la véritable imitation de la nature, comme dans la Didon le véritable idéal. Ce sont peut-être les seuls tableaux qui seront encore regardés en 1867.

«Au mois d'avril 1815, le collége de mon département envoie à la chambre des communes quatre hommes honnêtes, ne manquant pas de fermeté, peu éclairés, mais, chose rare alors, ne portant les livrées d'aucun parti. Au mois d'août, le même collége est réuni; le quart seulement des électeurs est noble: on se jure, la veille, de nommer trois députés plébéiens; l'on va au scrutin, et le dépouillement nous donne pour représentants quatre imbéciles hors d'état d'écrire une lettre, mais qui ont l'honneur de descendre directement du Cosaque qui fut le plus fort dans mon village il y a quinze siècles. Il est bien plaisant de voir nos publicistes discuter gravement le maximum du bien pour un peuple dont l'élite ne sait pas nommer, en tout secret et toute liberté, le député qu'il sait parfaitement être convenable à ses intérêts les plus chers et les plus familiers. Eh! messieurs, des écoles à la Lancastre!»

(Note traduite du Morning-Chronicle, et qu'on croit fort exagérée.)

[96] Mademoiselle Raucourt.

[97] Excepté Rulhière, tout ce qui a paru depuis trente ans peut s'intituler: Grand secret pour faire de belles choses, inconnu jusqu'à ce jour. Nos gens ne voient pas la nature, ils ne voient que ses copies dans les phrases des livres, et ils ne savent pas même choisir ces livres. Qui est-ce qui lit en France les vingt-cinq volumes de l'Edimbourg-Review, ouvrage qui est à Grimm ce que Grimm est à la Harpe?

[98] La niaiserie littéraire est un des symptômes d'un certain état de civilisation. Écoutons le Volney des Anglais, le célèbre Elphinstone (Voyage au royaume de Caubul):

«Chez les nations qui jouissent de la liberté civile, tous les individus sont gênés par les lois, au moins jusqu'au point où cette gêne est nécessaire au maintien des droits de tous.

«Sous le despotisme, les hommes sont inégalement et imparfaitement protégés contre la violence, et soumis à l'injustice du tyran et de ses agents.

«Dans l'état d'indépendance, les individus ne sont ni gênés ni protégés par les lois; mais le caractère de l'homme prend un libre essor, et développe toute son énergie. Le courage et le talent naissent de toutes parts, car l'un et l'autre se trouvent nécessaires à l'existence.»

M. Elphinstone ajoute: «Mieux vaut un sauvage à grandes qualités qui commet des crimes, qu'un esclave incapable de toute vertu.»

Rien de plus vrai, du moins pour les arts.

CHAPITRE XVI.
ÉCOLE DE GIOTTO.

Il arriva aux élèves de Giotto ce qui arrive aux élèves de Racine, ce qui arrivera à ceux de tous les grands artistes. Ils n'osent voir dans la nature les choses que le maître n'y a pas prises. Ils se mettent tout simplement devant les effets qu'il a choisis, et prétendent en donner de nouvelles copies, c'est-à-dire qu'ils tentent précisément la chose que, jusqu'à un changement de caractère dans la nation, le grand homme vient de rendre impossible. Ils disent qu'ils le respectent, et s'ils s'élevaient à comprendre ce qu'ils font, il n'y a pas d'entreprise plus téméraire.

Pendant le reste du quatorzième siècle, la peinture ne fit plus de progrès. Les tableaux de Giotto, vus à côté des tableaux de Cavallini, de Gaddi et de ses autres bons élèves, sont toujours les ouvrages du maître. Une fois qu'on est parvenu à connaître son style, on n'a que faire d'étudier le leur. Il est moins grandiose et moins gracieux, voilà tout.

Stefano Fiorentino, dont les ouvrages ont péri, Tommaso di Stefano et Tossicani l'imitèrent avec succès. Son élève favori, celui qu'il admit à la plus grande intimité, son Jules Romain, c'est Taddeo Gaddi, dont les curieux trouvent encore des fresques au chapitre des Espagnols à Florence. Il a peint à la voûte quelques scènes de la vie de Jésus, et une Descente du Saint-Esprit, qui est un des plus beaux ouvrages du quatorzième siècle. Sur l'un des murs de la même chapelle il a fait des figures allégoriques représentant les sciences, et, au-dessous de chacune d'elles, le portrait de quelque savant qui passait alors pour s'y être illustré. Il surpassa, dit-on, son maître dans le coloris; le temps nous empêche d'en juger.

Un jour, dans une société de gens de lettres[99], André Orcagna fit cette question: Qui avait été le plus grand peintre, Giotto excepté? L'un nommait Cimabue, l'autre Stefano, ou Bernardo, ou Buffalmacco. Taddeo Gaddi, qui se trouvait présent, dit: Certainement il y a eu de grands talents; mais cet art va manquant tous les jours. Et il avait raison. Comment prévoir qu'il naîtrait des génies qui sortiraient de l'imitation?

On distingue parmi les élèves de Gaddi, Angiolo Gaddi son fils, don Lorenzo, et don Silvestre, tous les deux moines camaldules, Jean de Milan qui peignit en Lombardie Starnina, et dello Fiorentino, qui portèrent le nouveau style italien à la cour d'Espagne, et enfin Spinello d'Arezzo, qui eut du moins une imagination d'artiste. On montre encore dans sa patrie une Chute des anges, avec un Lucifer si horrible, que Spinello l'ayant vu en songe, il en devint fou, et mourut peu après[100].

L'histoire de la peinture ne mérite pas plus de détails depuis l'an 1336 jusqu'à l'an 1400.

Un grand seigneur, Jean-Louis Fiesque, entre dans la boutique d'un peintre célèbre: «Fais-moi un tableau où il y ait saint Jean, saint Louis et la Madone.» Le peintre ouvre la Bible et les Légendes pour les signes caractéristiques de ces trois personnages.

A plus forte raison avait-il recours à la Bible lorsqu'il fallait peindre le reniement de saint Pierre, ou le tribut payé à César, ou le jugement dernier.

Aujourd'hui qui est-ce qui lit la Bible[101]? quelque amateur peut-être pour y voir les quinze ou vingt traits, éternels sujets des tableaux du grand siècle. J'ai trouvé des peintures inexplicables. C'est que certaines légendes trop absurdes ont été abandonnées dans le mouvement rétrograde de l'armée catholique. Alors on indique dans le pays le bouquin où il faut chercher le miracle[102].

Le malheur de ces premiers restaurateurs de l'art, qui, à beaucoup près, ne furent pas sans génie, c'est d'avoir peint la Bible. Cette circonstance a retardé l'expression des sentiments nobles, ou le beau idéal des modernes.

La Bible, à ne la considérer que sous le rapport humain, est une collection de poëmes écrits avec assez de talent, et surtout parfaitement exempts de toutes les petitesses, de toutes les affectations modernes. Le style est toujours grandiose; mais elle est remplie des actions les plus noires, et l'on voit que les auteurs n'avaient nulle idée de la beauté morale des actions humaines[103].

Voici une occasion de dire que les romanciers du jour sont plus que divins. Les trois ou quatre romans qui paraissent chaque semaine nous font bâiller à force de perfection morale; mais les auteurs ne peuvent attraper le style grandiose. Au contraire, changez le style de la Bible, et tout le monde verra ces poëmes avec surprise.

Les voyageurs en Italie sont frappés du peu d'expression de tableaux, d'ailleurs assez bons, et de la grossièreté de cette expression. Mais, me suis-je dit, ce peuple est-il froid? ne fait-il pas de gestes? l'accuse-t-on de manquer d'expression? Les peintres ne pouvant être vrais sans être révoltants, leur siècle, plus humain que la Bible, leur commanda, sans s'en douter, de s'arrêter à l'insignifiant[104]. Si, au lieu de leur demander des sujets pris dans le livre divin[105], on leur eût donné à exprimer l'histoire d'un simple peuple, des Romains, par exemple, qui ne sont rien moins que parfaits, ils y eussent trouvé les enfants de Falères, Fabricius renvoyant le médecin de Pyrrhus, les trois cents Fabius allant mourir pour la patrie, etc., etc., enfin quelquefois des sentiments généreux.

Quel talent, pour exprimer la beauté morale, veut-on qu'acquière un pauvre ouvrier qui est employé tous les jours à représenter Abraham envoyant Agar et son fils Ismaël mourir de soif dans le désert[106], ou saint Pierre faisant tomber mort Ananias, qui, par une fausse déclaration, avait trompé les apôtres dans leur emprunt forcé[107], ou le grand prêtre Joad massacrant Athalie pendant un armistice?

Quelle différence pour le talent de Raphaël, si, au lieu de peindre la Vierge au donataire[108] et les tristes saints qui l'entourent, et qui ne peuvent être que de froids égoïstes, son siècle lui eût demandé la tête d'Alexandre prenant la coupe des mains de Philippe, ou Régulus montant sur son vaisseau[109]!

Quand les sujets donnés par le christianisme ne sont pas odieux, ils sont du moins plats. Dans la Transfiguration, dans la Communion de saint Jérôme, dans le Martyre de saint Pierre, dans le Martyre de sainte Agnès, je ne vois rien que de commun. Il n'y a jamais sacrifice de l'intérêt propre à quelque sentiment généreux.

Je sais bien qu'on a dit, dès 1755: «Les sujets de la religion chrétienne fournissent presque toujours l'occasion d'exprimer les grands mouvements de l'âme, et ces instants heureux où l'homme est au-dessus de lui-même. La mythologie, au contraire, ne présente à l'imagination que des fantômes et des sujets froids.

«Le christianisme vous montre toujours l'homme, c'est-à-dire l'être auquel vous vous intéressez dans quelque situation touchante; la mythologie, des êtres dont vous n'avez pas d'idées dans une situation tranquille.

«Ce qui engagea les génies sublimes de l'Italie à prendre si fréquemment leurs sujets dans l'Olympe, c'est l'occasion si précieuse de peindre le nu....... La mythologie n'a tout au plus que quelques sujets voluptueux.» (Grimm, Correspondance, février 1755.)

[99] Sacchetti, Nouvelle, 136.

[100] Voici les noms des prétendus artistes de cette époque, qui peuvent n'être pas sans intérêt à Florence et à Pise, où leurs tristes ouvrages emplissent les églises. Gio. Gaddi, Antonio Vite, Jacopo di Casentino, Bernardo Daddi, Parri Spinello, qui faisait ses figures très-longues et un peu courbées, pour leur donner de la grâce, disait-il; peut-être avait-il entrevu que pour la grâce il faut une certaine faiblesse[v] du reste, bon coloriste; Lorenzo de Bicci, d'une médiocrité expéditive, Neri son fils, un des derniers de la troupe, Stefano da Verona, Cennini, Antonio Veneziano.

[v] Je ne sympathise pas avec cette jeune femme (dans la retraite de Russie), parce qu'elle est plus faible qu'une autre femme, mais parce qu'elle n'a pas la force d'un homme. C'est ce qui renverse tout le système de Burke; il n'a pas lu ses principes dans son cœur; il les a déduits, avec beaucoup d'esprit et peu de logique, de certaines vérités générales. Toutes les femmes de l'école de Florence ont trop de force.

A Pise, la sculpture était plus à la mode; cependant elle eut des peintres: Vicino, Nello, Gera, plusieurs Vanni, Andrea di Lippo, Gio. di Nicolo. Les discordes civiles livrèrent la ville aux Florentins en 1406; avec la nationalité elle perdit le génie.

On pourrait citer des centaines de peintres; tous ces noms, avec les dates, sont dans le dictionnaire, à la fin du présent ouvrage. Les amateurs qui ont une âme, et qui savent y lire, trouveront de l'instruction à comparer cette médiocrité du quatorzième siècle avec la médiocrité du dix-huitième. Il faut sortir d'une des églises ornées dans ce temps-là, pour entrer dans l'église del Carmine, repeinte depuis l'incendie de 1771.

[101] Hors de l'Angleterre.

[102] Par exemple, les Bollandistes ne conviennent pas du martyre de saint Georges sous Dioclétien, chef-d'œuvre d'expression de Paul Véronèse. Ancien Musée, no 1,091.

Un excès de curiosité peut faire ouvrir, pour la vie de Jésus et de la Madone, G. Albert Fabricius, Codex apocr. Novi Testamenti.

[103] Voir dans l'appendice la bulle de N. S. P. le pape, en date du 29 juin 1816.

(R. C.)

[104] Le Guerchin, qui copiait pour ses saints de grossiers paysans, est plus d'accord avec la Bible que le Guide ou Raphaël. Le clair-obscur seul et le coloris n'étaient pas enchaînés par la religion. Voir le Martyre de saint Pierre à Antioche, ancien Musée Napoléon, no 974. On part toujours du livret de 1811.

[105] Un des effets les plus plaisants de la puissance de Napoléon, c'est la société anglaise pour la Bible. La première année, 1805, cette société eut 134,000 francs à dépenser; le revenu de la dixième année, terminée le 31 mars 1814, s'est élevé à 2,093,184 francs.

Le nombre des exemplaires distribués en 1813 est de 167,320 exemplaires de la Bible, et de 185,249 exemplaires du Nouveau Testament. Le nombre total des Bibles mis en circulation depuis l'origine s'élève à 1,027,000. On a traduit ce livre dans une infinité de langues; on a des gens pour le faire distribuer aux sauvages au retour de leurs chasses, afin de les rendre humains. Partout, disent les graves Anglais dans leurs rapports, le taux moyen de la moralité s'élève par la lecture de la Bible; cette lecture perfectionne la raison[vi].

[vi] Rapport de la société de la Bible, 5 vol., Londres, 1814, Adresse de Leicester, pag. 336.

C'est un bien bon déguisement de l'orgueil que le zèle de ces Anglais, qui se croient vertueux, dans le vrai sens du mot (c'est-à-dire contribuant au bonheur du genre humain), en doublant ou quadruplant la publicité de la Bible.

On n'a qu'à lire cinquante pages, au hasard, dans la traduction de Genève 1805; la gravité de ces braves gens eût été beaucoup mieux employée à répandre des Amis des enfants par Berquin; lisez de suite cinquante pages des deux ouvrages.

Comme leurs ministres, grâce à la liberté, les particuliers anglais ont le pouvoir de l'argent; mais, comme leurs ministres, ils pourraient avoir plus d'esprit; on est étonné, après une aussi énorme dépense de gravité, d'arriver à des effets aussi puérils. La forme de leur liberté ne leur laisse pas le loisir d'acquérir ce pauvre esprit qui les vexe tant; elle agace et met en présence tous les intérêts: la vie est un combat; il n'y a plus de temps pour les plaisirs de la sympathie.

[106] Chef-d'œuvre du Guerchin, à Brera. On ne peut plus oublier les yeux rouges d'Agar, qui regardent encore Abraham avec un reste d'espérance; ce qu'il y a de plaisant dans le tableau du Guerchin, c'est qu'Abraham, poussant Agar à une mort horrible, ne manque pas de lui donner sa bénédiction. M. de C. a donc toute raison d'avancer que la religion chrétienne est une religion d'angélique douceur. Voyez, en Espagne, relever, en l'honneur des libéraux, de vieilles tours sur des rochers escarpés, tombant en ruine depuis le temps des maures. Au mois d'août 1815, la loi de grâce vient de faire brûler à l'île de Cuba, par un temps fort chaud, six hérétiques, dont quatre étaient Européens.

[107] Ancien Musée Napoléon, no 58.

[108] Ancien Musée Napoléon, no 1140.

[109] Régulus ne pouvait s'attendre à être payé au centuple après sa mort; attaché à sa croix dans Carthage, il ne voyait point d'anges au haut du ciel lui apporter une couronne. La découverte de l'immortalité de l'âme est tout à fait moderne. Voir Cicéron, Sénèque, Pline, non pas dans les traductions approuvées par la censure.

CHAPITRE XVII.
ESPRIT PUBLIC A FLORENCE.

L'amour furieux pour la liberté et la haine des nobles ne pouvait être balancé dans Florence que par un seul plaisir, et l'Europe célèbre encore la magnificence désintéressée et les vues libérales des premiers Médicis (1400).

Les sciences de ce temps-là n'étant pas longues à apprendre, les savants étaient en même temps gens d'esprit. De plus, par la faveur de Laurent le Magnifique, il arriva qu'au lieu de ramper devant les courtisans, c'étaient les courtisans qui leur faisaient la cour. Voilà les peintres de Florence qui l'emportent sur leurs contemporains de Venise.

Dello, Paolo, Masaccio, les deux Peselli, les deux Lippi, Benozzo, Sandro, les Ghirlandajo, vécurent avec les gens d'esprit qui formaient la cour des Médicis, furent protégés par ceux-ci avec une bonté paternelle, et, en revanche, employèrent leurs talents à augmenter l'influence de cette famille aimable. Leurs ouvrages, pleins de portraits, suivant la coutume, offraient sans cesse au peuple l'image des Médicis, et avec les ornements royaux. On est sûr, par exemple, de trouver trois Médicis dans tous les tableaux de l'adoration des rois. Les peintres disposaient les habitants de Florence à leur en souffrir un jour l'autorité.

Côme, le père de la patrie, Pierre, son fils, Laurent, son petit-fils, Léon, le dernier des Médicis, présentent assurément une succession de princes assez singuliers. Comme la gloire de cette famille illustre a été souillée de nos jours par de plats louangeurs, il faut observer qu'elle ne fit que partager l'enthousiasme du public.

Il faut rappeler Nicolas V, qui, de la naissance la plus obscure, parvint à la première magistrature de la chrétienté, et, dans un règne de huit ans, égala au moins Côme l'Ancien[110].

Il faut rappeler la maison d'Este, dont le sang va monter sur le plus beau trône du monde, et qui fut la digne rivale des Médicis. Puisse-t-elle se souvenir aujourd'hui que ses plus beaux titres de noblesse sont l'Arioste et le Tasse!

Alphonse, le brillant conquérant du royaume de Naples, épargna la ville rebelle de Sulmone en mémoire d'Ovide. Il réunissait les savants à son quartier général, non pour leur demander d'écouter des épigrammes, mais de discuter devant lui, et souvent avec lui, les grandes questions de la littérature. Son fils fut auteur, et cette famille, quoique renversée du trône, montra la civilisation à cette grande Grèce aujourd'hui si barbare.

Le plus brave des guerriers de ce siècle, le fondateur de la gloire et de la puissance des Sforce à Milan, protégea les savants presque autant que son petit-fils Louis le Maure, l'ami de Léonard.

Les souverains qui régnaient à Urbain et à Mantoue vivaient en riches particuliers, au milieu de tous les plaisirs de l'esprit et des arts. Les princesses même ne dédaignèrent pas de laisser tomber sur les enfants des Muses quelques-uns de ces regards qui font des miracles.

La mode fut décidée. Les princes vulgaires s'empressèrent de lui obéir, et, dans cet âge, une seule ville d'Italie comptait plus de savants que certains grands royaumes au delà des Alpes[111].

Par quel enchantement les gens d'esprit de l'Italie, si protégés, sont-ils restés tellement loin de ses artistes? Au lieu de créer, ils se rabaissèrent au métier de savant, dont ils ne sentaient pas le vide[112].

A Florence, depuis plus de deux siècles, et du temps que les Médicis n'étaient encore que de petits marchands, la passion des arts était générale; les citoyens, distribués en confréries, suivant leurs métiers et leurs quartiers, ne songeaient, au milieu de leurs dissensions furieuses, qu'à orner les églises où ils se rassemblaient. Là, comme dans les états modernes, l'immense majorité avait l'insolence de ne pas vouloir se laisser gouverner au profit du petit nombre. C'est l'effet le plus assuré d'un bien-être funeste. Les riches Florentins furent ballottés pendant trois siècles pour n'avoir eu ni assez d'esprit pour trouver une bonne constitution, ni assez d'humilité pour en supporter une mauvaise[113]. Leurs guerres leur coûtaient des sommes énormes, et n'enrichissaient que leurs ministres. Comme toutes les républiques marchandes, ils étaient avares.

Et cependant, dès 1288, le père de cette Béatrice immortalisée par le Dante fonde le superbe hôpital de Santa-Maria-Nuova. Cinq ans plus tard, les marchands de drap entreprennent de revêtir de marbres noir et blanc le joli baptistère si connu par ses portes de bronze. En 1294, le jour de la Sainte-Croix, on pose la première pierre de la célèbre église de ce nom. Au mois de septembre de la même année, on commence la cathédrale, et les fonds sont faits pour qu'elle soit rapidement achevée. A peine quatre ans sont écoulés, sur les dessins d'Arnolfo di Lappo, l'un des restaurateurs de l'architecture, on construit le Palazzo Vecchio. Mais c'est en vain que l'artiste veut donner une forme régulière à son édifice. La haine pour la faction gibeline ne permet pas de bâtir sur le terrain de leurs maisons, que la fureur populaire vient de démolir. C'est la place du Grand-Duc.

Ces grands édifices bâtis, les Florentins veulent les couvrir de peintures. Ce genre de luxe, inconnu à leurs ancêtres, ne régnait pas au même degré dans les autres villes d'Italie. De là la réputation des imitateurs de Giotto.

Dans les premières années du quinzième siècle, la mode changea. Ce fut la sculpture qui parut de bon goût pour orner les églises avec magnificence.

Les Florentins, laissant toujours la façade des leurs pour le dernier ouvrage, l'inconstance humaine a fait que Saint-Laurent, le Carmine et Santa-Croce, ces temples si magnifiques au-dedans, ressemblent tout à fait à de vastes granges de brique.

[110] De 1447 à 1455.

[111] Voir la vie de Volsey, par Galt.

[112] Politien, par exemple. Ce métier est le dernier de tous, s'il n'est fondé sur la raison; et les raisonnements du quatorzième siècle sont bien bons à lire à peu près autant que ceux des théologiens actuels (Paley); mais n'oublions pas que, tandis que la raison ne formait encore que des pas incertains et mal assurés, sur les ailes de l'imagination les vers de Pétrarque et du Dante s'élevaient au sublime. Homère n'a rien d'égal au comte Ugolin.

[113] Tous les douze ou quinze ans le peuple se portait en armes à la place publique, et donnait balia à des commissaires qu'il nommait, c'est-à-dire leur conférait le pouvoir de faire une constitution nouvelle.

CHAPITRE XVIII.
DE LA SCULPTURE A FLORENCE.

A la voix du public, qui demandait des statues, on vit paraître aussitôt, et presque en même temps, les Donatello, les Brunelleschi, les Ghiberti, les Filarete, les Rossellini, les Pollajuoli, les Verrochio. Leurs ouvrages, en marbre, en bronze, en argent, élevés de toutes parts dans Florence, semblèrent quelquefois, aux yeux charmés de leurs concitoyens, atteindre la perfection de l'art, et égaler l'antique. Remarquez qu'on n'avait encore découvert aucune des statues classiques. Ces sculpteurs célèbres, pénétrés pour leur art d'un amour passionné, formaient la jeunesse au dessin par des principes puisés de si près dans la nature, que leurs élèves se trouvaient en état de l'imiter presque avec une égale facilité, soit qu'ils employassent le marbre ou les couleurs. La plupart étaient encore architectes, et réunissaient ainsi les trois arts faits pour charmer les yeux.

Où ne fussent pas allés les Florentins avec une telle ardeur et tant de génie naturel, si l'Apollon leur eût été connu, et s'ils eussent trouvé dans Aristote, ou dans tel autre auteur vénéré, que c'était là le seul modèle à suivre? Qu'a-t-il manqué à un Benvenuto Cellini? qu'un mot pour lui montrer la perfection, et une société plus avancée pour sentir cette perfection.

Je remarque que les Florentins surent toujours écouter la raison. Ils voulaient jeter en bronze les portes du baptistère. La voix publique nommait Ghiberti. Ils n'en indiquèrent pas moins un concours. Les rivaux de Ghiberti furent Donatello et Brunelleschi. Quels rivaux! les juges ne pouvaient faillir; mais on leur épargna le soin de juger. Brunelleschi et Donatello, ayant vu l'essai de Ghiberti, lui décernèrent le prix.

CHAPITRE XIX.
PAOLO UCCELLO ET LA PERSPECTIVE.

Au milieu de cet enthousiasme pour les statues et les formes palpables, la peinture fut un peu négligée. Sortie de l'enfance par Giotto et ses élèves, elle attendait encore la perspective et le clair-obscur.

Les figures de ce temps-là ne sont pas dans le même plan que le sol qui les porte; les édifices n'ont pas de vrai point de vue. De toutes les parties sublimes, l'art de présenter les corps en raccourci avait seul fait quelques pas. Stefano Fiorentino vit ces difficultés plutôt qu'il ne les surmonta. Tandis que le commun des peintres cherchait à les éviter, ou à les résoudre par des à peu près, Pierre della Francesca et Brunelleschi eurent l'idée de faire servir la géométrie au perfectionnement de l'art (1420). Encouragés par les livres grecs, ils trouvèrent le moyen, en représentant de grands édifices, de tracer sur la toile la manière exacte dont ils paraissent à l'œil.

Ce Brunelleschi imita l'architecture ancienne avec génie. Sa coupole de Santa-Maria del Fiore surpasse celle de Saint-Pierre, sa copie, du moins en solidité. Une preuve de la supériorité de ce grand homme, c'est la défaveur de ses contemporains, qui le crurent fou, éloge le plus flatteur que puisse conférer le vulgaire, puisqu'il est un inattaquable certificat de dissemblance. Comme les magistrats de Florence délibéraient avec la troupe des architectes sur la manière de construire la coupole, ils allèrent jusqu'à faire porter Brunelleschi hors de la salle par leurs huissiers. Aussi avait-il tous les talents, depuis la poésie jusqu'à l'art de faire des montres; et un tel homme est fou de droit aux yeux de tous les échevins du monde, même à Florence au quinzième siècle. Jusqu'à lui, l'architecture, ne sachant pas être élégante, cherchait à étonner par la grandeur des masses.

Paolo Uccello, aidé du mathématicien Manetti, se consacra aussi à la perspective, et pour elle négligea toutes les autres parties de la peinture. Celle-ci, qui est cependant une des moins séduisantes, faisait son bonheur. On le trouvait seul, les bras croisés devant ses plans géométriques, se disant à lui-même: «La perspective est pourtant une chose charmante.» C'est ce dont il est permis de douter; mais ce qui est certain, c'est que chaque nouvel essai de Paolo fit faire un pas à l'art qu'il adorait. Soit qu'il représentât de vastes bâtiments et de longues colonnades dans le champ étroit d'un petit tableau, soit qu'il entreprît de faire voir la figure humaine sous des raccourcis inconnus aux élèves de Giotto, chacun de ses ouvrages fit l'étonnement de ses contemporains. Les curieux trouveront dans le cloître de Santa-Maria-Novella deux fresques de Paolo, représentant Adam au milieu d'un paysage fort bien fait, et l'arche de Noé voguant sur les eaux.

Cette figure colossale d'un des généraux de Florence, peinte en terre verte à la cathédrale, est encore de lui. Ce fut peut-être la première fois que la peinture osa beaucoup, et ne sembla pas téméraire. Il paraît qu'il eut une fort grande réputation dans le genre colossal. Il fut appelé à Padoue pour y peindre des géants. Mais ses géants ont péri, et presque tous les tableaux qui nous restent de Paolo Uccello ont été découpés sur des meubles. Il dut son nom d'Uccello à l'amour extrême qu'il avait pour les oiseaux; il en était entouré dans sa maison, et en mettait partout dans ses tableaux. Il ne mourut qu'en 1472.

De son côté, Masolino di Panicale s'adonnait au clair-obscur, et, par l'habitude de modeler en terre les formes du corps humain, apprenait à leur conserver du relief. Ce précepte lui venait de Ghiberti, sculpteur célèbre, qui passait alors pour être sans rival dans le dessin, dans la composition, et dans l'art de donner une âme aux figures. Le coloris, qui seul manquait à Ghiberti pour être un grand peintre, Masolino se le fit enseigner par Starnina, renommé comme le meilleur coloriste du siècle. Ayant ainsi réuni ce qu'il y avait de mieux dans deux écoles différentes, il créa une nouvelle manière d'imiter la nature.

Ce style est toujours sec, l'on trouve encore mille choses à reprendre; mais il y a du grandiose; le peintre commence à négliger les petits détails insignifiants où se perdaient ses prédécesseurs. Des nuances plus douces unissent les couleurs opposées. La chapelle de Saint-Pierre al Carmine fait la gloire de Masolino (1415). Il y peignit les évangélistes, et plusieurs traits de la vie de saint Pierre, la Vocation à l'apostolat, la Tempête, le Reniement.

Quelques années après sa mort, d'autres scènes de la vie du saint, telles que le Tribut payé à César, et la Guérison des malades, furent ajoutées par son élève Maso di San-Giovani, jeune homme qui, tout absorbé dans les pensées de l'art, et plein de négligence pour les intérêts communs de la vie, fut surnommé Masaccio par les habitants de Florence.

CHAPITRE XX.
MASACCIO.

Pour celui-ci, c'est un homme de génie, et qui a fait époque dans l'histoire de l'art. Il s'était formé d'abord sur les ouvrages des sculpteurs Ghiberti et Donatello. Brunelleschi lui avait montré la perspective. Il vit Rome, et sans doute y étudia l'antique.

Masaccio ouvrit à la peinture une route nouvelle. On n'a qu'à voir les belles fresques de l'église del Carmine, qui heureusement ont échappé à l'incendie de 1771.

Les raccourcis sont admirables. La pose des figures offre une variété et une perfection inconnues à Paolo Uccello lui-même. Les parties nues sont traitées d'une manière naïve, et toutefois avec un art infini. Enfin la plus grande de toutes les louanges, et que pourtant l'on peut donner à Masaccio avec vérité, c'est que ses têtes ont quelque chose de celles de Raphaël. Ainsi que le peintre d'Urbin, il marque d'une expression différente chacun des personnages qu'il introduit. Cette figure du Baptême de saint Pierre, louée si souvent (c'est un homme qui vient de quitter ses habits et qui tremble de froid), a été sans rivale jusqu'au siècle de Raphaël, c'est-à-dire que Léonard de Vinci, le Frate et André del Sarto, ne l'ont point égalée[114].

Nous voici à la naissance de l'expression.

Tous les hommes spirituels ou sots, flegmatiques ou passionnés, conviennent que l'homme n'est rien que par la pensée et par le cœur. Il faut des os, il faut du sang à la machine humaine pour qu'elle marche. Mais à peine prêtons-nous quelque attention à ces conditions de la vie pour voler à son grand but, à son dernier résultat: penser et sentir.

C'est l'histoire du dessin, du coloris, du clair-obscur, et de toutes les diverses parties de la peinture comparées à l'expression.

L'expression est tout l'art.

Un tableau sans expression n'est qu'une image pour amuser les yeux un instant. Les peintres doivent sans doute posséder le coloris, le dessin, la perspective, etc.; sans cela l'on n'est pas peintre. Mais s'arrêter dans une de ces perfections subalternes, c'est prendre misérablement le moyen pour le but, c'est manquer sa carrière. Que sert à Santo di Tito d'avoir été ce grand dessinateur si renommé dans Florence? Hogarth vivra plus que lui. Les simples coloristes, remplissant mieux la condition du tableau-image, sont plus estimés. A égale inanité d'expression, une cène de Bonifazio se paye dix fois plus qu'une descente de croix de Salviati[115].

Par l'expression, la peinture se lie à ce qu'il y a de plus grand dans le cœur des grands hommes. Napoléon touchant les pestiférés à Jaffa[116].

Par le dessin, elle s'acquiert l'admiration des pédants.

Par le coloris, elle se fait acheter des gros marchands Anglais.

Au reste, il ne faut pas accuser légèrement les grands peintres de froideur. J'ai vu en ma vie cinq ou six grandes actions, et j'ai été frappé de l'air simple des héros.

Masaccio bannit des draperies tous les petits détails minutieux. Chez lui, elles présentent des plis naturels et en petit nombre. Son coloris est vrai, bien varié, tendre, d'une harmonie étonnante; c'est-à-dire que les figures ont un relief admirable. Ce grand artiste ne put terminer la chapelle del Carmine; il mourut en 1443, probablement par le poison. Il n'avait que quarante-deux ans. C'est une des plus grandes pertes que les arts aient jamais faites.

L'église del Carmine, où il repose, devint après sa mort l'école des plus grands peintres qu'ait produits la Toscane. Léonard de Vinci, Michel-Ange, le Frate, André del Sarto, Luca Signorelli, le Pérugin et Raphaël lui-même vinrent y étudier avec respect[117].

[114] Ces fresques ont été gravées par Carlo Lasinio.

[115] Bonifazio, de l'école de Venise, mort en 1553, à 62 ans; Salviati de Florence, de 1510 à 1563; Hogarth, mort en 1761.

[116] On me dira qu'à propos des arts je parle de choses qui leur sont étrangères; je réponds que je donne la copie de mes idées, et que j'ai vécu de mon temps. Je cite ceci comme tableau, sans affirmer qu'ensuite il ne les ait pas fait empoisonner.

[117] On lui fit cette épitaphe:

Se alcun cercasse il marmo o il nome mio,
La Chiesa è il marmo, una capella è il nome:
Morii, chè natura ebbe invidia, come
L'arte del mio pennel, uopo e desio.

D'où l'on a tiré,

Si monumentum quæris, circumspice.

Épitaphe du célèbre architecte Wren, dans Saint-Paul de Londres, et peut-être le charmant distique:

Ille hic est Raphael, timuit quo sospite vinci
Rerum magna parens, et moriente mori.

CHAPITRE XXI.
SUITE DE MASACCIO.

Les yeux accoutumés aux chefs-d'œuvre de l'âge suivant peuvent avoir quelque peine à démêler Masaccio. Je l'aime trop pour en juger. Je croirais cependant que c'est le premier peintre qui passe du mérite historique au mérite réel.

Masaccio étant mort jeune, et ayant toujours aspiré à la perfection, ses tableaux sont fort rares. J'ai vu de lui, au palais Pitti, un portrait de jeune homme qui est sublime. On lui attribue à Rome les évangélistes qui sont à la voûte de la chapelle de Sainte-Catherine; mais c'est un ouvrage de sa jeunesse, ainsi que le tableau représentant sainte Anne, qui est à Florence, dans l'église de Saint-Ambroise. Le temps a effacé ses autres fresques.

L'antiquité n'ayant rien laissé pour le clair-obscur, le coloris, la perspective et l'expression, Masaccio est plutôt le créateur que le rénovateur de la peinture.

CHAPITRE XXII.
DÉFINITIONS.

Un général célèbre, voulant voir dans un musée un petit tableau du Corrége placé fort haut, s'approcha pour le décrocher: «Permettez, sire, s'écria le propriétaire; M. N*** va le prendre, il est plus grand que vous.—Dites plus long.»

C'est, je crois, pour éviter cette petite équivoque que dans les arts le mot grandiose remplace le mot grand. C'est en supprimant les détails, suivant une certaine loi, et non en peignant sur une toile immense, que l'on est grandiose. Voir la Vision d'Ézéchiel et la Cène de saint Georges à Venise.

Tout le monde connaît la Madona alla Seggiola[118]. Il y a deux gravures, l'une de Morghen, l'autre de M. Desnoyers, et, entre ces deux gravures, une certaine différence. C'est pour cela que les styles de ces deux artistes sont différents. Chacun a cherché d'une manière particulière l'imitation de l'original.

Supposons le même sujet par plusieurs peintres, l'Adoration des rois, par exemple.

La force et la terreur marqueront le tableau de Michel-Ange. Les rois seront des hommes dignes de leur rang et paraîtront sentir devant qui ils se prosternent. Si la couleur avait de l'agrément et de l'harmonie, l'effet serait moindre, ou plutôt la véritable harmonie du sujet est dure. Haydn, peignant le premier homme chassé du ciel, emploie d'autres accords que l'aimable Bocherini lorsqu'il vient charmer la nuit par ses tendres accents.

Chez Raphaël on songera moins à la majesté des rois; on n'aura d'yeux que pour la céleste pureté de Marie et les regards de son Fils. Cette action aura perdu sa teinte de férocité hébraïque. Le spectateur sentira confusément que Dieu est un tendre père.

Si le tableau est de Léonard de Vinci, la noblesse en sera plus sensible que chez Raphaël même. La force et la sensibilité brûlante ne viendront pas nous distraire. Les gens qui ne peuvent s'élever jusqu'à la majesté seront charmés de l'air noble des rois. Le tableau, chargé de sombres demi-teintes, semblera respirer la mélancolie.

Il sera une fête pour l'œil charmé s'il est du Corrége. Mais aussi la divinité, la majesté, la noblesse, ne saisiront pas le cœur dès le premier abord. Les yeux ne pourront s'en détacher, l'âme sera heureuse, et c'est par ce chemin qu'elle arrivera à s'apercevoir de la présence du Sauveur des hommes.

Quant à la partie physique des styles, nous verrons chacun des dix ou douze grands peintres prendre des moyens différents.

Un choix de couleurs, une manière de les appliquer avec le pinceau, la distribution des ombres, certains accessoires, etc., augmentent les effets moraux d'un dessin. Tout le monde sent qu'une femme qui attend son amant ou son confesseur ne prend pas le même chapeau.

Chaque grand peintre chercha les procédés qui pouvaient porter à l'âme cette impression particulière qui lui semblait le grand but de la peinture.

Il serait ridicule de demander le but moral aux connaisseurs. En revanche, ils triomphent à distinguer la touche heurtée du Bassan des couleurs fondues du Corrége. Ils ont appris que le Bassan se reconnaît à l'éclat de ses verts, qu'il ne sait pas dessiner les pieds, qu'il a répété toute sa vie une douzaine de sujets familiers; que le Corrége cherche des raccourcis gracieux, que ses visages n'ont jamais rien de sévère, que ses yeux ont une volupté céleste, que ses tableaux semblent recouverts de six pouces de cristal.

Huit ou dix particularités sur chaque peintre, et de plus la connaissance de la famille de jeunes femmes, de vieillards, d'enfants, qu'il avait adoptée, font le patrimoine du connaisseur. Il est à peu près sûr de son fait, lorsque, passant devant un tableau, il laisse tomber ces mots avec une négligence comique: «C'est un Paul, ou c'est du Baroche.»

Il n'y a de difficile là-dedans que l'air inspiré. C'est une science comme une autre, qui ne doit décourager personne. Il ne faut, pour y réussir, ni âme ni génie.

Reconnaître la teinte particulière de l'âme d'un peintre dans sa manière de rendre le clair-obscur, le dessin, la couleur: voilà ce que quelques personnes sauront, après avoir lu la présente histoire. Deux leçons leur apprendront ensuite à distinguer un Paul Véronèse d'un Tintoret, ou un Salviati d'un Cigoli. Rien de plus simple à dire, rien ne serait plus long à écrire: comme, pour la prononciation d'une langue étrangère, on tombe dans le puéril et dans un détail infini.

Le dessin ou les contours des muscles, des ombres et des draperies, l'imitation de la lumière, l'imitation des couleurs locales, ont une couleur particulière dans le style de chaque peintre, s'il a un style. Chez le véritable artiste, un arbre sera d'un vert différent s'il ombrage le bain où Léda joue avec le cygne[119], ou si des assassins profitent de l'obscurité de la forêt pour égorger le voyageur[120].

Une draperie amarante, placée tout à fait sur le premier plan, aura une certaine couleur. Si elle est enfoncée d'une douzaine de pieds dans le tableau, elle en prend une autre; car son éclat est amorti par la couleur de l'air interposé. En regardant au ciel, on voit que la couleur de l'air est bleue. La présence de l'eau change cette couleur en gris. Au reste, tout cela pouvait être vrai en Italie il y a trois siècles; mais il paraît qu'en France l'air a d'autres propriétés.

Le jaune et le vert sont des couleurs gaies; le bleu est triste; le rouge fait venir les objets en avant; le jaune attire et retient les rayons de la lumière; l'azur est ombre, et va bien pour faire les grands obscurs.

Toutes les gloires des grands peintres, et entre autres du Corrége, sont jaunes[121].

Si l'on se place, au Musée de Paris, entre la Transfiguration et la Communion de saint Jérôme, on trouvera dans le tableau du Dominiquin quelque chose qui repose l'œil: c'est le clair-obscur.

Il faut étudier le dessin dans Raphaël et le Rembrandt, le coloris dans le Titien et les peintres français, le clair-obscur dans le Corrége, et encore dans les peintres actuels; et mieux encore, si l'on sait penser par soi-même, voir tout cela dans la nature; le dessin et le coloris à l'école de natation, le clair-obscur dans une assemblée éclairée par la lumière sérieuse d'un dôme.

Avez-vous l'œil délicat, ou, pour parler plus vrai, une âme délicate, vous sentirez dans chaque peintre le ton général avec lequel il accorde tout son tableau: légère fausseté ajoutée à la nature. Le peintre n'a pas le soleil sur sa palette. Si, pour rendre le simple clair-obscur, il faut qu'il fasse les ombres plus sombres, pour rendre les couleurs dont il ne peut pas faire l'éclat, puisqu'il n'a pas une lumière aussi brillante, il aura recours à un ton général. Ce voile léger est d'or chez Paul Véronèse, chez le Guide il est comme d'argent; il est cendré chez le Pezareze. Aux séances de l'Académie, qui ont lieu sous un dôme, voyez le changement du ton général du triste au gai, de l'air de fête à l'air sombre, à chaque nuage qui vient à passer devant le soleil.

[118] De Raphaël, ancien Musée Napoléon, la Vision, no 1125.

[119] Le Corrége, no 900. Tableau que la piété a fait enlever au Musée avant qu'elle fût secondée par lord Wellington.

[120] Martyre de saint Pierre, du Titien, no 1206.

[121] Vous vous rappelez l'effet étonnant du Saint Georges de Dresde.

CHAPITRE XXIII.
DE LA PEINTURE APRÈS MASACCIO.

Après la mort de Masaccio, deux religieux se distinguèrent (1445). Le premier est un dominicain, nommé Angelico. Il avait commencé par des miniatures pour les manuscrits; je ne vois pas qu'il ait suivi le grand homme. Il y a toujours dans ses tableaux de chevalet, assez communs à Florence, quelque reste du vieux style de Giotto, soit dans la pose des figures, soit dans les draperies, dont les plis roides et étroits ressemblent à une réunion de petits tuyaux. Comme les peintres en miniature, il met un soin extrême à représenter avec la dernière exactitude des choses peu dignes de tant de travail, et cela jette du froid. Ce qui a fait un nom à ce moine, c'est la beauté rare qu'il sut donner à ses saints et à ses anges. Il faut voir à la galerie de Florence la Naissance de saint Jean, et à l'église de Sainte-Marie-Madeleine son tableau du Paradis. Angelico fut le Guido Reni de son siècle. Il eut de ce grand peintre même la suavité des couleurs, qu'il parvint à fondre très-bien, quoique peignant en détrempe: aussi fut-il appelé au dôme d'Orvietto et au Vatican.

Pour Gozzoli, élève d'Angelico, il eut le bon esprit d'imiter Masaccio. On peut même dire qu'il le surpassa dans quelques détails, comme la majesté des édifices qu'il plaçait dans ses tableaux, l'aménité des paysages, et surtout par l'originalité de ses idées vraiment gaies et pittoresques. Les voyageurs vont voir à la maison Riccardi, l'ancien palais des Médicis, une chapelle de Gozzoli fort bien conservée. Il y mit une profusion d'or rare dans les fresques, et une imitation naïve et vive de la nature, qui le rend précieux aujourd'hui: ce sont les vêtements, les harnachements des chevaux, les meubles, et jusqu'à la manière de se mouvoir et de regarder des figures de ce temps-là. Tout est rendu avec une vérité qui frappe.

Les ouvrages les plus renommés de Gozzoli sont au Campo-Santo de Pise, dont il peignit tout un côté; travail effrayant dont les Pisans le récompensèrent en lui faisant élever un tombeau près de ses chefs-d'œuvre (1478). L'Ivresse de Noé et la Tour de Babel sont les sujets qui m'ont le plus arrêté. Je croirais que leur auteur peut être placé immédiatement après Masaccio, tant la variété des physionomies et des attitudes, la beauté d'un coloris brillant, harmonieux, enrichi du plus bel outremer, rendent bien la nature. Il y a même de l'expression, surtout dans ce qu'il a fait lui-même; car il se fit aider par quelque peintre sec, auquel j'attribue des figures d'enfants bien dignes du quatorzième siècle[122].

[122] Ce Campo-Santo est le grand magasin des érudits de la peinture, comme, à Bologne, l'abbaye de Saint-Michel in Bosco. Il nous aurait valu de bien plus belles phrases, si malheureusement il n'avait pas été restauré au dix-huitième siècle, et assez bien. On y trouve les Giotto, Memmi, Stefano Fiorentino, Buffalmacco, Antonio Veneziano, Orcagna, Spinello Laurenti.

CHAPITRE XXIV.
FRÈRE PHILIPPE.

L'autre religieux, bien différent du tranquille Angelico, est le carme Philippe Lippi, si connu par ses aventures. C'était un pauvre orphelin recueilli par charité dans un des couvents de Florence. Il sortait chaque matin pour aller passer les journées entières, depuis l'aube jusqu'au coucher du soleil, dans la chapelle de Masaccio. Il parut enfin un nouveau Masaccio, surtout dans les tableaux de petite dimension. On disait à Florence que l'âme du grand peintre était passée dans ce jeune moine.

A dix-sept ans, à la naissance des passions, il se trouva dans la main le talent d'exécuter en peinture toutes les idées qu'il voulait exprimer. Ainsi la force des passions put être employée à créer, et non à étudier; il jeta le froc. Un jour, comme il se promenait en barque, avec quelques amis, sur la côte de l'Adriatique, près d'Ancône, il fut enlevé par des corsaires. Depuis dix-huit mois il languissait à la chaîne, lorsqu'il s'avisa de faire le portrait de son maître, avec un morceau de charbon, sur une muraille nouvellement blanchie. Ce portrait parut un miracle, et le Barbaresque charmé le renvoya à Naples. On croirait que c'est là la fin de ses aventures; ce n'est que le commencement.

Il était sujet à prendre des passions violentes pour les femmes aimables que le hasard lui faisait rencontrer. Loin de l'objet aimé, la vie n'avait plus de prix à ses yeux; il se précipitait dans les événements; et, au milieu des mœurs terribles du quinzième siècle, on peut juger des aventures romanesques où ce penchant l'entraîna. Le détail en serait trop long. Toutefois, je ne puis omettre ce qui tient à la peinture.

Les gens passionnés ne font pas fortune. Frère Philippe était réduit le plus souvent aux simples séductions de l'homme aimable. Quelquefois il ne pouvait pas même pénétrer jusqu'aux femmes célèbres qu'il s'avisait d'aimer. Sa ressource alors était de faire leur portrait. Il passait les jours et les nuits devant son ouvrage, et, faisant la conversation avec le portrait, il cherchait quelque soulagement à sa peine.

La violence de sa mélancolie, lorsqu'il était amoureux, lui ôtait jusqu'au pouvoir de travailler. Côme de Médicis, qui lui faisait peindre une salle de son palais, le voyant sortir à chaque instant pour aller passer dans une certaine rue, prit le parti de l'enfermer; il sauta par la fenêtre.

Un jour qu'il travaillait, à Prato, chez des religieuses, au tableau du maître-autel de leur église, il aperçut à travers la grille Lucrezia Buti, belle pensionnaire du couvent. Il redoubla de zèle, et sut si bien tromper les pauvres sœurs, que, sous prétexte de prendre des idées pour la tête de la Madone, on lui permit de faire le portrait de Lucrèce. Mais la curiosité, ou leur devoir, en retenait toujours quelqu'une auprès du peintre. Cette gêne cruelle redoublait ses transports. C'était en vain que chaque jour il trouvait quelque nouvelle raison pour revoir son travail; il ne pouvait parler; ses yeux surent enfin se faire entendre. Il était joli garçon, on le regardait comme un grand homme, sa passion était véritable; il fut aimé, et enleva sa maîtresse. En sa qualité de moine, il ne pouvait l'épouser. Le père, riche marchand, voulut user de ce prétexte pour ravoir sa fille: elle déclara qu'elle passerait sa vie avec le peintre. Dans ce siècle amoureux des beaux-arts, son talent lui fit pardonner ses aventures; car ce n'est pas avec un cœur passionné que l'on est fidèle.

De retour de Naples et de Padoue, il finissait ses immenses travaux à la cathédrale de Spolette (1469) lorsque les parents d'une grande dame qu'il aimait, et qui le payait d'un trop tendre retour, lui firent donner du poison. Il avait cinquante-sept ans. En mourant, il recommanda à Fra Diamante, son élève chéri, Filipino, son fils, qu'il avait eu de Lucrèce, et qui, âgé seulement de dix ans, commençait à peindre à côté de son père.

Laurent le Magnifique demanda ses cendres aux habitants de Spolette; mais ils représentèrent que Florence avait assez de grands hommes pour orner ses églises, et qu'ils voulaient garder Fra Filippo. Laurent lui fit élever un superbe tombeau, dont Ange Politien fit l'épitaphe.

Lorsque Fra Filippo était heureux, c'était l'homme le plus spirituel de son siècle. Qu'il en ait été l'un des plus grands peintres, c'est ce que prouve l'empressement des curieux qui vont déterrer dans les églises de Florence ses madones environnées de chœurs d'anges; ils y trouvent une rare élégance de formes, de la grâce dans tous les mouvements, des visages pleins, riants, embellis d'une couleur qui est toute à lui. Pour les draperies, il aima les plis serrés et assez semblables à la façon de nos chemises; il eut des teintes brillantes, modérées cependant, et comme voilées d'un ton violet qu'on ne rencontre guère ailleurs; son talent brilla plus encore dans le sublime.

Travaillant à Pieve di Prato, il osa suivre le vieil exemple de Cimabue, et introduire dans ses fresques des proportions plus grandes que nature. Ses figures colossales de Saint-Étienne et de Saint-Jean sont des chefs-d'œuvre pour ce siècle encore si mesquin et si froid. Aujourd'hui que nous jouissons de la perfection de l'art, notre œil dédaigneux n'admet presque pas de différence de Cimabue à Fra Filippo. Il oublie facilement qu'un siècle et demi de tentatives et de succès sépare ces grands artistes.

Vers ce temps-là, le célèbre statuaire Verocchio, peignant à Saint-Salvi un Baptême de Jésus, un de ses élèves, à peine sorti de l'enfance, y fit un ange dont la beauté surpassait de bien loin toutes les figures du maître. Verocchio indigné jura de ne plus toucher les pinceaux; mais aussi cet élève était Léonard de Vinci[123].

[123] Emporté par le voisinage des grands hommes, qui aurait le courage de s'arrêter à la médiocrité, et à une médiocrité surpassée de si loin par la nôtre? Pesello et Pesellino imitèrent assez bien Fra Filippo. J'aime le premier, parce qu'il nous a conservé les traits d'Acciajuoli, le modèle des ministres secrétaires d'État. Berto alla peindre en Hongrie; Baldovinetti, artiste minutieux, fut le maître de Ghirlandajo. Voir un tableau de Verocchio, à la galerie Manfrin, à Venise.

CHAPITRE XXV.
L'HUILE REMPLACE LA PEINTURE EN DÉTREMPE.

André del Castagno, nom infâme dans l'histoire, fut aussi un des bons imitateurs de Masaccio (1456). Il sut poser ses figures avec justesse, leur donner du relief, les revêtir de draperies assez nobles; mais la grâce naïve de son modèle et le brillant de ses couleurs furent à jamais au-dessus de son talent.

Vers l'an 1410, Jean Van Eyck, plus connu sous le nom de Jean de Bruges[124], avait trouvé l'art de peindre à l'huile, et, à l'époque où vécut Castagno, non-seulement le bruit de cette découverte, mais encore quelques essais de peinture à l'huile, commençaient à se répandre en Italie. Les peintres admiraient l'éclat que cette méthode inconnue donnait aux couleurs, la facilité de les fondre, l'avantage d'atteindre aux nuances les plus fines, l'harmonie suave que l'on pouvait mettre dans les tableaux. Un Antonello de Messine, qui avait étudié à Rome, se dévoua, et partit pour la Flandre dans le dessein d'en rapporter ce grand secret. Il l'obtint, dit-on, de l'inventeur lui-même. De retour à Venise, il le communiqua à un peintre son ami, nommé Dominique.

En 1454, ce Dominique, grâce à son secret, était fort recherché à Venise. Il travailla beaucoup dans les États du pape, et enfin à Florence, où son mauvais génie le fit venir; il y excita l'admiration générale et la haine de Castagno, qui y brillait avant lui. André employa toutes les caresses possibles pour gagner l'amitié de Dominique, obtint son secret, et le fit poignarder. Le malheureux Dominique, en expirant, recommandait de le porter chez son ami Castagno, que les soupçons n'atteignirent jamais, et dont le crime serait encore inconnu si, arrivé au lit de la mort, il ne l'eût avoué[125]. La correction parfaite de son dessin, ses connaissances en perspective, la vivacité d'action qu'il donne à ses personnages, l'ont placé parmi les bons peintres de cette époque. L'art des raccourcis lui doit quelques progrès.

[124] Jean Van Eyck, né en 1366, mort en 1441. L'ancien Musée Napoléon avait de lui quelques tableaux brillants de couleurs très-vives, no 299 à 304.

[125] Il ignorait peut-être qu'Antonello avait aussi donné son secret à Pino de Messine, et qu'un élève de Van Eyck, Roger de Bruges, était venu travailler à Venise.

CHAPITRE XXVI.
INVENTION DE LA PEINTURE A L'HUILE.

Théophile, moine du onzième siècle, a fait un livre intitulé: De omni scientia artis pingendi. Aux chapitres XVIII et XXII[126], il enseigne l'art de faire de l'huile de lin, d'étendre les couleurs avec cette huile, et de faire sécher les tableaux au soleil. Les Allemands ont fait grand bruit de ce bouquin, et ont prétendu que dès le onzième siècle on peignait à l'huile.

Oui, comme on peint les portes cochères, et non comme on peint les tableaux.

D'après Théophile, on ne peut appliquer une couleur qu'autant que la couleur mise auparavant, et à laquelle on veut ajouter des clairs ou des ombres, a séché au soleil. Cette méthode, ainsi que l'auteur l'avoue lui-même au chapitre XXIII, exige une patience infinie[127], et ne pouvait servir à exprimer les idées des grands peintres. Il n'est pas probable que les têtes passionnées de Raphaël et les belles têtes du Guide aient été présentes à leur imagination pendant le long espace de temps que demande le procédé du moine. D'ailleurs les teintes ne pouvaient pas se fondre parfaitement. Van Eyck sentit ces inconvénients, et d'autant mieux qu'ayant exposé au soleil un tableau peint sur bois, la chaleur fit gercer les planches, et le tableau fut perdu. Le problème était de trouver une espèce d'huile qui, mêlée aux couleurs, pût sécher sans le secours de la chaleur. Van Eyck chercha longtemps, et découvrit enfin certains ingrédients qui, mélangés à l'huile par l'ébullition, donnent un vernis qui sèche rapidement, ne craint pas l'eau, ajoute à l'éclat des couleurs, et les fond admirablement[128]. Des curieux, réunis à Vienne chez le fameux prince de Kaunitz, cherchèrent, il y a quelques années, à prouver que Jean de Bruges n'avait pas fait de découverte. L'analyse chimique décomposa des tableaux peints avant lui; mais tout le résultat d'expériences très-rigoureuses fut de prouver que les Grecs du douzième siècle mêlaient à leurs couleurs un peu de cire ou de blanc d'œuf. Cet usage se perdit, et il est bien avéré aujourd'hui qu'avant Jean de Bruges l'on ne peignait qu'en détrempe. Les tableaux qu'on cite à l'huile ne sont que des essais malheureux.

Cet éclat à la Corrége qui frappe dans les anciennes peintures grecques vient peut-être de ce que les ouvriers employaient aussi le blanc d'œuf ou la cire pour vernir leurs tableaux. Quoi qu'il en soit, après l'an 1360, on ne trouve plus que des tableaux en détrempe, sans éclat comme sans mérite.

D'autres érudits ont voulu que l'art de peindre à l'huile nous vînt des Romains. Pourquoi pas? Suivant Dutens, ils avaient bien le télescope et le paratonnerre. La grande preuve sur laquelle on se fonde est une antiquaille conservée à Verceil, et respectée des savants sous le nom du tableau de sainte Hélène[129]: c'est une espèce de broderie composée de morceaux d'étoffe de soie cousus ensemble, de manière à faire une Madone portant l'enfant Jésus. Les ombres des vêtements sont faites à l'aiguille, et en grande partie avec le pinceau. Les têtes et les mains sont peintes à l'huile.

La couture est l'œuvre de sainte Hélène, mère de Constantin. La peinture à l'huile fut ajoutée par les peintres de sa cour. Malheureusement l'usage de peindre Jésus sur le sein de sa mère est postérieur au quatrième siècle, et le papier du tableau de Verceil est du papier de linge.

[126] «Accipe semen lini, et exsicca illud in sartagine super ignem sine aqua,» etc. Après l'avoir rôti, il faut le mettre en poudre; on l'étend d'eau, on le remet sur le feu dans une poêle. Quand le mélange est très-chaud, on le met dans un linge, et le pressoir en extrait l'huile de lin.

«Cum hoc oleo tere minium sive cenobrium super lapidem sine aqua, et cum pincello linies super ostia vel tabulas quas rubricare volueris, et ad solem siccabis; deinde iterum linies, et siccabis.»

Au chapitre XXII: «Accipe colores quos imponere volueris, terens eos diligenter oleo lini sine aqua, et fac mixturas vultuum ac vestimentorum sicut superius aqua feceras, et bestias sive aves aut folia variabis suis coloribus prout libuerit.»

[127] Quod in imaginibus diuturnum et tædiosum nimis est.

[128] Voir Lessing, Leist, Morelli, Raspe, Aglietti Tiraboschi, le baron de Budberg, le père Fedrici, si l'on veut savoir comment l'on est parvenu à connaître quelle fut précisément l'invention de Jean de Bruges.

Voir les analyses chimiques de Pietro Bianchi Pisan.

[129] Mabillon, Diar. Ital., cap. XXVIII, Ranza. Ladite antiquaille a été retouchée, comme la Nunziata de Florence et la S. Maria Primerana de Fiesole. Voir, à l'école de Naples, tome III, les peintures de Colantonio: l'époque des deux chambres, qui fait le tour de l'Europe, sera funeste aux trois quarts des savants en us. On sera bien surpris de ne trouver que des nigauds porteurs de jugements, téméraires à la vérité, sur des points difficiles à atteindre; une ligne d'idéologie en fait tomber un millier.

CHAPITRE XXVII.
LA CHAPELLE SIXTINE.

Nous ne vivons encore que d'espérance; mais l'époque brillante est près de nous (1470). L'obscurité se dissipe, et quelques rayons éclairent déjà les peintres dont nous allons voir le talent. Leur dessin est toujours sec; on y aperçoit, plus distinctement que dans la nature, un trop grand nombre de détails[130]. Les couleurs sont encore fondues d'une manière imparfaite; car l'habitude l'emporta sur la première vogue d'une méthode nouvelle, et ils ne peignirent à l'huile que fort rarement.

Le pape Sixte IV, ayant fait bâtir au Vatican la fameuse chapelle qui de son nom s'est appelée Sixtine, voulut l'orner de tableaux. Florence était alors la capitale des arts (1474); il en fit venir Botticelli, le Ghirlandajo, le Rosselli, Lucca di Cortone, Barthélemi d'Arezzo, et quelques autres.

Sixte IV n'entendait rien aux arts; mais il désirait fort cette espèce d'éclat dont ils décorent le nom d'un prince autour duquel ils font prononcer les mots gloire et postérité. Pour opposer l'ancienne loi à la nouvelle, l'ombre à la lumière, la parabole à la réalité, il voulut mettre dans sa chapelle, d'un côté la vie de Moïse, de l'autre celle de Jésus. Botticelli, élève de Fra Filippo, eut la direction de ces grands travaux.

On rencontre encore avec quelque plaisir, à la chapelle Sixtine, la Tentation de Jésus, dont le temple est majestueux, et Moïse secourant les filles de Jethro contre les pasteurs madianites, deux fresques de Botticelli fort supérieures à ce qu'il a fait ailleurs. Tel fut l'effet du grand nom de Rome sur lui et sur ses compagnons.

Botticelli, dont les figures de petite proportion rappelleraient le Mantègne, si les têtes avaient plus de beauté, se faisait aider par Filippino Lippi, fils du moine, mais fils sans génie, et qui n'est connu que pour avoir fait entrer dans ses ouvrages des trophées, des armes, des vases, des édifices, et même des vêtements pris de l'antique, exemple déjà donné par le Squarcione. Ses figures n'ont d'ailleurs ni grâce ni beauté. Au tort de ne faire que des portraits, il ajoutait celui de ne pas choisir ses modèles. Les curieux qui vont à la Minerve pour le Christ de Michel-Ange jettent un regard sur une Dispute de saint Thomas. Dans cet ouvrage, Filippino améliora un peu le style de ses têtes.

Il fut surpassé de bien loin par son élève Rafaelino del Garbo. Les chœurs d'anges que ce dernier fit à la voûte de la même chapelle suffiraient seuls pour confirmer l'aimable surnom que ses contemporains lui donnèrent[131]. Au mont Olivetto de Florence il y a une Résurrection de Rafaelino; ce sont des figures de petite proportion, mais si remplies de grâce, dans des mouvements si naturels, revêtues de couleurs si vraies, qu'on aurait peine à lui préférer aucun peintre de son temps. Il faut avouer qu'on ne trouve cette gentillesse que dans ses premiers tableaux. Devenu père d'une nombreuse famille (1490), il paraît qu'il fut obligé de travailler avec précipitation. Son talent déclina; il perdit la considération dont il jouissait, et finit dans la pauvreté et le mépris une carrière commencée sous les plus heureux auspices.

[130] Pour l'idée de la sécheresse, voir le Christ du Titien, et celui d'Albert Durer, Rendez à César, etc., à la galerie de Dresde; ou quelques tableaux du Garofolo. Sixte IV régna de 1471 à 1484; Manni, tom. XLIII, de Calogera; l'histoire de la sculpture, par Cicognara.

[131] Garbo veut dire gentillesse.

CHAPITRE XXVIII.
DU GHIRLANDAJO ET DE LA PERSPECTIVE AÉRIENNE.

Dominique Corrado était fils d'un orfévre qui, ayant introduit à Florence la mode de certaines guirlandes d'argent que les jeunes filles portaient dans leurs cheveux, reçut d'elles le nom de Ghirlandajo, que son fils devait illustrer. Ce fils est le seul peintre inventeur que l'on trouve entre Masaccio et Léonard de Vinci.

Il sut distribuer des figures en groupes, et, distinguant par une juste dégradation de lumière et de couleurs les plans dans lesquels les groupes étaient placés, les spectateurs surpris trouvèrent que ses compositions avaient de la profondeur.

Les peintres, avant lui, n'avaient pas su voir dans la nature la perspective aérienne; chose inconcevable, et qui montre le bonheur de naître dans une bonne école! Quel est l'homme qui, passant sur le pont Royal, ne voit pas les maisons voisines de la statue de Henri IV, sur le pont Neuf, beaucoup plus colorées, marquées par des ombres et des clairs bien plus forts que la ligne du quai de Gèvres qui va se perdre dans un lointain vaporeux? A la campagne, à mesure que les chaînes de montagnes s'éloignent, ne prennent-elles pas une teinte de bleu violet plus marquée? Cet abaissement de toutes les teintes par la distance est amusant à voir dans les groupes de promeneurs aux Tuileries, surtout par le brouillard d'automne.

Ghirlandajo s'est fait un nom immortel dans l'histoire de l'art pour avoir aperçu cet effet, que le marbre ne peut rendre, et qui peut-être manqua toujours à la peinture des anciens.

La magie des lointains, cette partie de la peinture qui attache les imaginations tendres, est peut-être la principale cause de sa supériorité sur la sculpture[132]. Par là elle se rapproche de la musique, elle engage l'imagination à finir ses tableaux; et si, dans le premier abord, nous sommes plus frappés par les figures du premier plan, c'est des objets dont les détails sont à moitié cachés par l'air que nous nous souvenons avec le plus de charme; ils ont pris dans notre pensée une teinte céleste.

Le Poussin, par ses paysages, jette l'âme dans la rêverie; elle se croit transportée dans ces lointains si nobles, et y trouver ce bonheur qui nous fuit dans la réalité. Tel est le sentiment dont le Corrége a tiré ses beautés[133].

Arrivé au milieu de sa carrière, le Ghirlandajo donna tous les soins domestiques à David, son frère et son élève. «Charge-toi de recevoir l'argent, et de nous faire vivre, lui disait-il; maintenant que je commence à connaître cet art sublime, je voudrais qu'on me donnât à couvrir de tableaux tous les murs de Florence.»

Aussi prescrivait-il à ses élèves de ne refuser aucun des travaux qu'on apporterait à la boutique, fût-ce même de simples coffres à mettre du linge. Artiste d'une pureté de contours, d'une gentillesse dans les formes, d'une variété dans les idées, d'une facilité de travail, et en même temps d'un soigné vraiment étonnants, digne précurseur des Léonard et des André del Sarto, Michel-Ange, Ridolfo Ghirlandajo son fils, et les meilleurs peintres de l'âge suivant sont comptés parmi ses élèves. La chapelle Sixtine n'a de lui qu'une Vocation de Saint-Pierre et de Saint-André. Il y avait une Résurrection, qui a péri.

En revanche, Florence est remplie de ses ouvrages. Le plus connu, à juste titre, c'est le chœur de Santa-Maria-Novella. D'un côté on voit la vie de saint Jean; de l'autre quelques scènes de la vie de la Madone, et enfin ce Massacre des Innocents qui passe pour son chef-d'œuvre. On y trouve les portraits de tous les citoyens alors célèbres. Les y a-t-il mis par goût ou par nécessité? On dit, pour l'excuser, que les têtes sont parlantes et pleines de ces vérités de nature qui plus tard firent la réputation de Van Dyck. On ajoute qu'il sut choisir les formes et leur donner de la noblesse. Qu'importe? Ghirlandajo était fait pour sentir que mettre des portraits, c'est, d'une main, enchaîner à la terre l'imagination, que de l'autre on veut ravir au ciel. L'essor de l'école de Florence fut quelque temps arrêté par ces portraits. On peut dire toutefois qu'ils font aujourd'hui le seul mérite des peintres médiocres, et qu'entraînés qu'ils étaient par la fatale habitude de copier les tableaux du maître, cette mode les força du moins à regarder quelquefois la nature.

Dans les draperies des fresques, Ghirlandajo supprima cette quantité d'or dont les chargeaient ses prédécesseurs. On voit partout un esprit enflammé de l'amour du beau, et qui secoue la poussière du siècle; il ne tient au sien que par l'incorrection des extrémités de ses figures, qui ne répondent pas à la beauté du reste. Ce perfectionnement était réservé à l'aimable André del Sarto, chez lequel je crois voir la manière du Ghirlandajo agrandie et embellie. Dominique, inventeur en peinture, réforma aussi la mosaïque; il disait que la peinture, avec ses couleurs périssables, ne doit être regardée que comme un dessin, que la véritable peinture pour l'éternité, c'est la mosaïque. Né en 1451, il cessa de vivre en 1495.

[132] Après les yeux.

[133] Telle est notre misère. Ce sont les âmes les plus faites pour ce bonheur tendre et sublime qu'il semble fuir avec le plus de constance. Les premiers plans sont pour elle la prosaïque réalité. Il fallait réaliser ces êtres si nobles et si touchants qui, à vingt ans, font le bonheur, et plus tard, le dégoût de la vie. Le Corrége ne l'a point cherché par le dessin, soit que le dessin fût moins de la peinture que le clair-obscur, les passions douces ne se rendant pas visibles par le mouvement des muscles; soit que, né au sein de la délicieuse Lombardie, il n'ait connu que tard les statues romaines. Son art fut de peindre comme dans le lointain même les figures du premier plan. De vingt personnes qu'elles enchantent, il n'y en a peut-être pas une qui les voie, et surtout qui s'en souvienne de la même manière[vii]. C'est de la musique, et ce n'est pas de la sculpture. On brûle d'en jouir plus distinctement, on voudrait les toucher:

Quis enim modus adsit amori!

Mais c'est par les connaître trop bien que notre cœur se dégoûte des objets qu'il a le plus aimés: avantage immense de la musique, qui passe comme les actions humaines.

O debolezza dell'uom, o natura nostra mortale!

Les sentiments divins ne peuvent exister ici-bas qu'autant qu'ils durent peu.

[vii] Ce qui ne peut pas se dire de Raphaël.

CHAPITRE XXIX.
PRÉDÉCESSEURS IMMÉDIATS DES GRANDS HOMMES.

Il ne faudrait que céder à la tentation. Raphaël et le Corrége sont déjà nés; mais l'ordre, l'ordre cruel, sans lequel on ne peut percer un sujet si vaste, nous force à finir Florence avant d'en venir à ces hommes divins.

Ove voi me, di numerar già lasso, rapite?
Tasso, I, 56.

Pour la gloire du Ghirlandajo, il ne faut pas le confondre avec son école. Ses frères et ses autres élèves[134] ne le suivirent que de bien loin, ce qui n'empêche pas beaucoup de galeries de donner sous son nom des Saintes Familles qui ne sont que leur ouvrage. Rosselli, le plus médiocre des peintres appelés par Sixte IV, désespérant d'égaler les beautés de dessin que ses camarades répandaient dans leurs tableaux, chargea les siens d'ornements dorés et de vives couleurs. Il crut, comme nos peintres, que de belles couleurs sont un beau coloris. S'il offensait le bon goût, il plaisait au pape. En conséquence, il eut plus de louanges et de présents qu'aucun des Florentins. On dit qu'il fut aidé par Pierre de Cosimo, autre barbouilleur dont le nom a survécu, parce qu'il est le maître d'André del Sarto.

On cite Pierre et Antoine Pollajuoli, statuaires et peintres. Il est sûr que l'on doit à ce dernier un des meilleurs tableaux du quinzième siècle; c'est le Martyre de saint Sébastien, dans la chapelle des marquis Pucci, aux Servites de Florence. La couleur n'est pas excellente; mais la composition sort de la routine du temps, et le dessin des parties nues montre qu'Antoine s'était appliqué à l'anatomie. Il fut peut-être le premier des Italiens qui osa étudier la forme des muscles, un scalpel à la main.

Luca Signorelli peignit à fresque la cathédrale d'Orvietto. Il suffit à sa gloire que Michel-Ange n'ait pas dédaigné de prendre le mouvement de quelques-unes de ses figures. Celles dont il remplit cette cathédrale sont supérieurement dessinées, pleines de feu, d'expression, de connaissance de l'anatomie, quoique toujours avec un peu de sécheresse. Il sentait sa force, et fut avare de draperies. Les dévots murmurèrent, mais sans succès. L'on serait moins tolérant[135] de nos jours. On peut voir, en passant à la Sixtine, le Voyage de Moïse avec Seffora. Pour moi, c'est celui de tous ces peintres dont les ouvrages m'arrêtent le plus.

Il travailla à Volterre, à Urbin, à Florence. Je sais bien qu'il ne choisit pas ses formes, qu'il ne fond pas ses couleurs; mais cette Communion des Apôtres, à Crotone, sa patrie, pleine d'une grâce, d'un coloris, d'une beauté qui semblent de l'âge suivant, me confirme toujours dans mon sentiment.

Barthélemy della Gatta ne peignit rien de son invention à la Sixtine; il aidait seulement Signorelli et le Pérugin. Mais il eut l'esprit de faire sa cour au pape, et d'accrocher une bonne abbaye. Devenu riche, l'abbé de Saint-Clément d'Arezzo cultivait à la fois l'architecture, la musique et la peinture. Je fus présent, en 1794, au transport de son Saint Jérôme, le seul tableau qui reste de lui, et qui, peint à fresque dans une des chapelles du dôme, fut transporté avec le crépi de la muraille dans la sacristie. Une des curiosités de la bibliothèque de Saint-Marc, à Venise, c'est un volume de miniatures charmantes, ouvrage d'Attavante, élève de l'abbé de Saint-Clément[136].

[134] Voici les noms de ces élèves: David et Benedetto, ses frères; le dernier peignit beaucoup en France; Mainardi, Baldinelli, Cicco, Jacopo del Tedesco, les deux Indachi.

[135] Voyez les ordonnances de Léopold, ce prince libertin, contre la pauvre Commedia dell'arte. Les convenances rendent tartufe; mais les sots sont punis par l'ennui, qui ne quitte plus la cour. (Note de sir W. E.)

[136] L'Abbé donna des leçons à Pecori et à Luppoli, gentilshommes d'Arezzo. Le premier a des figures qu'on dirait du Francia. Girolamo et Lancilao firent la miniature presque aussi bien que l'aimable Attavante. Lucques réclame une ligne pour deux de ses peintres, Zacchia il Vecchio, et Zacchia il Giovane. Je parlerai, à l'article du Pérugin, de plusieurs élèves qu'il donna à la Toscane pendant le séjour qu'il y fit. Voici leurs noms: Rocco, Ubertini son frère, le Bacchiaca, duquel le joli Martyre de saint Arcadius, à Saint-Laurent; Soggi, qui eut beaucoup de science et peu de génie, ainsi que Gérino, Montevarchi et Bastiano da San-Gallo, et enfin ce Ghiberti qui, tandis que les Médicis, qui se croyaient souverains légitimes, prenaient Florence à coups de canon, manqua de respect au point de peindre à la potence le pape Clément VII. Les nobles écrivains, toujours fidèles au pouvoir, n'ont pas manqué de honnir le pauvre Ghiberti, et de louer dans la même page Clément VII, qui, Florence pris, n'exécuta aucun des articles de la capitulation.

CHAPITRE XXX.
ÉTAT DES ESPRITS.

Tel était en Toscane l'état de la peinture vers l'an 1500. Les hommes, encore éblouis de la renaissance des arts, admiraient, comme Psyché, une chose si charmante[137]; mais, s'ils avaient son ravissement, ils avaient son ignorance. On avait beaucoup fait, puisqu'on était parvenu à copier exactement la nature, surtout dans les têtes, dont la vivacité surprend encore. Mais les peintres n'aspiraient qu'à être des miroirs fidèles. Rarement choisissaient-ils.

Qui aurait pu songer au beau idéal?

L'idée assez obscure que nous attachons à ce mot est brillante de lumière si on la compare à l'idée du quinzième siècle. Sans cesse, si on lit les livres de ce temps-là devant les ouvrages dont ils parlent, on voit donner le nom de beau à ce qui est fidèlement imité. Ce siècle voulait-il honorer un peintre, il l'appelait le singe de la nature[138].

Si l'on vient à parler de beauté dans un salon de Paris, les exemples de l'Apollon et de la Vénus volent sur toutes les lèvres. Cette comparaison est même descendue à ce point de trivialité, qu'elle est une ressource pour les couplets du vaudeville. Il est triste pour une majesté aussi sublime que l'Apollon de se trouver en tel lieu. Cela montre toutefois que, même dans le peuple, on sait que, pour qu'une statue soit bien faite, il faut qu'elle ressemble à l'Apollon. Et, si cette idée ne se trouve pas parfaitement exacte, elle est du moins aussi vraie que peuvent l'être les idées du vulgaire.

Les gens du monde citent fort bien les têtes de la famille de Niobé, les madones de Raphaël, les sibylles du Guide, et quelques-uns même les médailles grecques. On ne saurait mieux citer. Tout au plus peut-on remarquer qu'il n'est jamais question que du beau idéal des contours. Ce mot semble n'être que pour la sculpture. On admire le Saint Pierre du Titien; mais personne ne songe à l'idéal de la couleur; on est ravi par la Nuit du Corrége, mais on ne dit point: «C'est le beau idéal du clair-obscur.» A l'égard de ces deux grandes parties de la peinture qui lui sont propres, qui sont plus elle-même que la beauté des contours, nous sommes comme les Italiens de l'an 1500. Nous sentons le charme sans remonter à la cause[139].

Il est trop évident que le secours d'une opinion publique aussi avancée manquait au Ghirlandajo et à ses émules.

Que si l'on descend aux parties de l'art qui tiennent plus au mécanisme, il restait à donner de la plénitude aux contours, de l'accord au coloris, plus de justesse à la perspective aérienne, de la variété aux compositions, et surtout de l'aisance au pinceau, qui semble toujours pénible dans les peintres nommés jusqu'ici. Car telle est la bizarrerie du cœur humain, pour que les ouvrages de l'art donnent des plaisirs parfaits, il faut qu'ils semblent créés sans peine. En même temps qu'elle goûte le charme de son tableau, l'âme sympathise avec l'artiste. Si elle aperçoit de l'effort, le divin disparaît. Apelles disait: «Si quelques-uns me trouvent un peu supérieur à Protogène, c'est uniquement qu'il ne sait pas ôter les mains de ses ouvrages.»

Quelques négligences apparentes ajoutent à la grâce. Les peintres de Florence se les fussent reprochées comme des crimes[140].

Quoique un peu sec, le dessin de Masaccio et du Ghirlandajo était scrupuleusement correct; en quoi il fut un excellent modèle pour le siècle suivant, car c'est une remarque juste qu'il est plus facile aux élèves d'ajouter du moelleux aux contours étroits de leur maître que de se garantir de la superfluité des contours trop chargés. On ajoute aux muscles maigres du Pérugin, on n'ôte pas à ceux de Rubens. Quelques amateurs sont allés jusqu'à dire qu'il faudrait habituer la jeunesse, dès son entrée dans les ateliers, à cette sévère précision du quinzième siècle. On ne peut nier que la superfluité commode qui s'est introduite depuis n'ait corrompu plusieurs écoles modernes, et c'est la gloire de l'école française du dix-neuvième siècle d'être d'une pureté parfaite à cet égard.

En Italie, les circonstances générales continuaient à favoriser les arts; car la guerre ne leur est point contraire, non plus qu'à tout ce qu'il y a de grand dans le cœur de l'homme. On avait des plaisirs; et, tandis que les sombres disputes de religion et le pédantisme puritain rendaient plus tristes encore les froids habitants du Nord[141], on bâtissait ici la plupart des églises et des palais qui embellissent Milan, Venise, Mantoue, Rimini, Pesaro, Ferrare, Florence, Rome, et tous les coins de l'Italie.

Il fallait orner ces édifices. Les tapisseries de Flandre étaient chères; on n'avait pas les papiers imprimés; il ne restait que les tableaux. Vous voyez les multitudes d'artistes, et l'émulation. La sculpture, l'architecture, la poésie, tous les arts, arrivaient rapidement à la perfection. Il ne manqua à ce grand siècle, le seul qui ait eu à la fois de l'esprit et de l'énergie[142], que la science des idées. C'est là sa partie faible; c'est là ce qui fait tomber ces grands artistes dès qu'ils veulent marcher au sublime[143].

Voyez les idées baroques de Michel-Ange.

[137] Dans le joli tableau de M. Gérard.

[138] Stefano Fiorentino, petit-fils de Giotto, qui, le premier, essaya les raccourcis, en eut le surnom de Scimia della natura.

[139] Rendre l'imitation plus intelligible que la nature, en supprimant les détails, tel est le moyen de l'idéal.

[140] Voici le principe moral: on jouit d'un pouvoir ami; ainsi, ce qui montre impuissance dans l'artiste détruit le charme, ce qui montre négligence par excès de talent l'augmente. Le même contour négligé peut être tracé par un peintre vulgaire ou par Lanfranc; dans le grand peintre, c'est largeur de manière, sprezatura, disent les Italiens.

[141] En 1505 naquit en Écosse un homme dont la vie jette un jour vif sur les peuples du Nord, comparés à cette époque si brillante pour l'Italie; il s'appelait Jean Knox[viii]. En Écosse, dans cette terre aujourd'hui si florissante, des maîtres très-actifs montraient à la jeunesse la philosophie d'Aristote, la théologie scolastique, le droit civil et le droit canon. Par ces belles sciences, amies de tous les genres d'imposture, l'opulence et le pouvoir du clergé avaient dépassé toutes les bornes; la moitié des biens du royaume était en son pouvoir, c'est-à-dire au pouvoir d'un petit nombre de prélats, car les curés, comme de coutume, mouraient de faim.

[viii] Sa vie, par Thomas M. Cric, deux volumes in-8o, Édimbourg, 1810. Ces deux volumes dérangent un peu leur contemporain, le Génie du Christianisme.

Les évêques et les abbés rivalisaient de magnificence avec les nobles, et recevaient bien plus d'honneurs dans l'État.

Les grandes charges leur étaient dévolues; on disputait un évêché ou une abbaye comme d'une principauté; mêmes artifices dans la négociation, et souvent même plaidoyer sanglant: les bénéfices inférieurs étaient mis à l'enchère, ou donnés aux amis de jeu, aux chanteurs, aux complaisants des évêques. Les cures restaient vacantes, les moines mendiants seuls se donnaient la peine de prêcher; on sent pourquoi. En Écosse, comme ailleurs, la théocratie avait tué le gouvernement civil, n'avait pas su prendre sa place, et l'empêchait de renaître.

La vie du clergé, soustrait à la juridiction séculière, hébété par la paresse, corrompu par l'opulence, fournit le trait le plus saillant des mœurs de cette époque. Professant la chasteté, exclus du mariage sous des peines sévères, les évêques donnaient à leur troupe l'exemple de la dissolution la plus franche; ils entretenaient publiquement les plus jolies femmes, réservaient à leurs enfants les plus riches bénéfices, et donnaient leurs filles aux plus grands seigneurs: ces mariages de finance étaient tolérés par l'honneur.

Les monastères, fort nombreux, étaient le domicile ordinaire des catins, et c'était un sacrilége horrible d'en diminuer l'opulence[ix]; la lecture de la Bible était sévèrement interdite aux laïques. La plupart des prêtres n'entendaient pas le latin, plusieurs ne savaient pas lire; pour se tirer d'embarras, ils en vinrent à défendre même le catéchisme. Une persécution très-bien faite et l'interdiction de toutes sortes de recherches veillaient à la sûreté de ce gouvernement bouffon.

[ix] Je ne fais que traduire en adoucissant.

Patrice Hamilton, jeune homme qui descendait de la maison des rois (son grand-père avait épousé la sœur de Jacques III), eut assez de génie pour en sentir le ridicule. Né en 1504, il avait reçu, au berceau, l'abbaye de Ferne; en avançant en âge, l'abbé de Ferne se trouva pourvu de toutes les grâces et de l'esprit le plus saillant: on commença à craindre pour lui lorsqu'on le vit goûter avec passion Horace et Virgile; on n'eut plus de doute sur son impiété lorsqu'il parut faire peu de cas d'Aristote. Il sortit de ses montagnes pour voir le continent; il s'arrêta surtout à Marbourg, où Lambert d'Avignon lui expliqua les saintes Écritures.

Le christianisme ayant attaqué l'empire romain par la séduction des esclaves et du bas peuple, sa doctrine primitive est fort contraire au luxe. Le jeune Hamilton, frappé du contraste, revint en Écosse; mais, sous prétexte d'une conférence, on l'attira à Saint-André, où l'archevêque Beatown le fit un peu brûler, le dernier jour de février 1528, à l'âge de vingt-quatre ans.

Il mourut bien; on l'entendit s'écrier du milieu des flammes: «O mon Dieu! jusqu'à quand ce royaume sera-t-il plongé dans les ténèbres? O Jésus! reçois mon âme.»

Un jeune homme d'une si haute naissance périssant avec courage, et par cet affreux supplice, réveilla les Écossais. Le clergé répondit par des bûchers; cette noblesse-là trouvait dur de renoncer à ses priviléges. Forrest, Straiton, Gourlay, Russell, et nombre de gens illustres, périrent par le feu, de 1530 à 1540. Ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'entourés de bûchers les poëtes écossais faisaient des chansons fort bonnes contre les prêtres. Deux fois le clergé présenta au roi Jacques V une liste de quelques centaines d'hommes plus ou moins opulents, qu'il dénonçait comme suspects. Beatown était devenu cardinal. Le péril était imminent; heureusement le roi mourut; sa fille, la charmante Marie Stuart, était une enfant; les libéraux, pressés par le feu, marchèrent à Saint-André, prirent la citadelle, et envoyèrent le cardinal rejoindre le jeune Hamilton, le 29 mai 1546, dix-huit ans après la mort de cet aimable jeune homme. J'épargne à mon lecteur des récits désagréables sur la Suède, la France, etc. On voit à quoi il faut réduire les déclamations jalouses sur la corruption de la belle Italie. Quoi qu'on en dise, ce qu'il y a de mieux pour civiliser les hommes, c'est un peu d'excès dans les plaisirs de l'amour; mais, jusqu'en 1916, certaines gens crieront qu'il vaut mieux brûler vingt Hamilton que faire l'amour d'une manière irrégulière, et le sentiment bas de l'envie leur donnera des auditeurs.

Si l'on regarde comme vice ce qui nuit aux hommes, et comme vertu ce qui leur sert, toutes les histoires écrites en français avant 1780 seront bientôt lues. Robertson était prêtre, Hume voulait un titre; mais leurs élèves sont excellents.

[142] Quel pays que celui qui fut habité à la fois par l'Arioste, Michel-Ange, Raphaël, Léonard de Vinci, Machiavel, le Corrége, le Bramante, Christophe Colomb, Améric Vespuce, Alexandre VI, César Borgia, et Laurent le Magnifique! Les gens qui ont lu les originaux diront qu'il est supérieur à la Grèce.

[143] Marcher systématiquement; car chaque homme d'esprit invente pour soi un art de raisonner juste, art qui reste borné; c'est comme si chacun de nous faisait sa montre.

Où ne fût pas allé Michel-Ange dans l'art d'effrayer le vulgaire et de donner aux grandes âmes le sentiment du sublime, s'il avait lu trente pages de la Logique de Tracy? (Tom. III, de 533 à 560.)

Pour Léonard, il entrevoyait ces vérités si simples et si fécondes; il ne manque à sa gloire que d'avoir imprimé.

Au quinzième siècle, les peintres allèrent plus loin que les peintres de mœurs; c'est qu'un Molière est un Collé greffé sur un Machiavel, et il faut la logique aux Machiavel pour être parfaits. Voyez celui de Florence ne pas songer aux deux Chambres: la parole a besoin d'une longue suite d'actions pour peindre un caractère tel que celui de la Madonna alla Seggiola; la peinture le met devant l'âme en un clin d'œil. Lorsque la poésie énumère, elle n'émeut pas assez l'âme pour lui faire achever le tableau.

Le bonheur de la peinture est de parler aux gens sensibles qui n'ont pas pénétré dans le labyrinthe du cœur humain, aux gens du quinzième siècle, et de leur parler un langage non souillé par l'usage, et qui donne un plaisir physique; car il n'y a pas de meilleure recommandation pour un raisonnement que de s'annoncer toujours par un plaisir physique: avantage du comique.

On avait du caractère, et la première impression de la beauté est une légère crainte[x]. La perfection, mais perfection hors du domaine de l'art, c'est que les manières corrigent celle idée de crainte, et la grâce sublime naît tout à coup; car on fait pour vous exception à une vertu qui vous défend toujours contre tout le reste.

[x]

Et la grâce plus belle encor que la beauté.

La logique est moins nécessaire à la peinture qu'à la poésie; il faut raisonner mathématiquement juste sur certains sentiments; mais il faut avoir ces sentiments: tout homme qui ne sent pas que la mélancolie est inhérente à l'architecture gothique, et la joie à la grecque, doit s'appliquer à l'algèbre.

Enfin le quinzième siècle était le premier, et la liberté de notre vol est appesantie même par le génie du dernier siècle, qui, sous la forme de science, pèse déjà sur nos ailes.

CHAPITRE XXXI.
REVUE.

Jetons un dernier regard sur le désert. Nous y verrons, parmi des flots d'imitateurs, un petit nombre d'hommes faire renaître la peinture.

Pisano eut l'idée d'imiter l'antique; Cimabue et Giotto copièrent la nature. Brunelleschi donna la perspective. Masaccio se servit de tout cela en homme de génie, et donna l'expression. Après lui, Léonard de Vinci, Michel-Ange, le Frate, et André del Sarto paraissent tout à coup. C'est le bouquet du feu d'artifice. Il n'y a plus rien.

CHAPITRE XXXII.
LES CINQ GRANDES ÉCOLES.

Vers l'an 1500, les écoles d'Italie commencent à prendre une physionomie. Jusque-là, copiant les Grecs, se copiant servilement l'une l'autre, elles n'ont pas de caractère.

Nous verrons le dessin faire la gloire de l'école de Florence, comme la peinture des passions celle de l'école romaine.

L'école lombarde sera célèbre par l'expression suave et mélancolique des ouvrages de Léonard de Vinci et de Luini[144], et par la grâce céleste du Corrége.

La vérité et l'éclat des couleurs distingueront Venise.

L'école de Bologne, venue plus tard, imitera avec succès tous les grands peintres, et Guido Reni y portera la beauté au point le plus élevé où elle ait peut-être paru parmi les hommes.

[144]

Qualche cosa di flebile e si soave spirava in lei.
Tasso.

CHAPITRE XXXIII.
ÉPREUVE SOUS LA STATUE D'ISIS.

Une femme se promenait dans les rues d'Alexandrie d'Égypte, les pieds nus, la tête échevelée, une torche dans une main, une aiguière dans l'autre. Elle disait: «Je veux brûler le ciel avec cette torche, et éteindre l'enfer avec cette eau, afin que l'homme n'aime son Dieu que pour lui-même.»

CHAPITRE XXXIV.
UN ARTISTE.

Chaque artiste devrait voir la nature à sa manière. Quoi de plus absurde que de prendre celle d'un autre homme et d'un caractère souvent contraire? Que serait devenu le Carravage, élève du Corrége, ou André del Sarto, imitateur de Michel-Ange? Ainsi parle un philosophe sévère. Rien de mieux. Seulement c'est exiger, en d'autres termes, que tous les artistes soient des gens supérieurs. La pauvre vérité, c'est que, jusqu'à une certaine époque, l'élève ne voit rien dans la nature. Il faut d'abord que sa main obéisse, et qu'après il y reconnaisse ce que son maître a pris. Une fois le bandeau tombé, s'il a quelque génie, il saura y apercevoir les choses qu'il doit imiter à son tour pour plaire aux âmes faites comme la sienne. La grande difficulté pour cela, c'est qu'il faut avoir une âme.

La masse des tableaux médiocres, et cependant au-dessus du mauvais, nous vient de gens d'esprit et de savoir qui eurent le malheur de n'être jamais tristes. Le caractère de Duclos n'est pas rare dans l'histoire de l'art. Qu'a-t-il manqué à Annibal et à Louis Carrache pour atteindre Raphaël et le Corrége? Que manque-t-il encore à tant de gens pour être de bons peintres du second ordre?

On peut être grand général, grand législateur, sans aucune sensibilité. Mais, dans les beaux-arts, ainsi appelés parce qu'ils procurent le plaisir par le moyen du beau, il faut une âme, même pour imiter les objets les plus froids.

Quoi de plus froid en apparence que cette observation que les hirondelles font leurs nids dans les lieux remarquables par la pureté de l'air?

Et rien n'avertit l'homme de sa misère plus vivement, rien ne le jette dans une rêverie plus profonde et plus sombre que ces paroles:

This guest of summer,
The temple-haunting martlet, does approve
By his lov'd mansionry, that the heaven's breath
Swells wooingly here.......
Where they most breed and haunt,
I have observed the air is delicate.
Macbeth, acte I, scène VI.

Voilà l'art de passionner les détails, triomphe des âmes sublimes, et ce qu'il faut se détacher de faire sentir au vulgaire. Il ne verra à jamais, dans la remarque de Banco, qu'une observation d'histoire naturelle fort déplacée, s'il osait le dire.

L'orgue que tient sainte Cécile, elle l'a laissé tomber avec tant d'abandon, surprise par les célestes concerts, que deux tuyaux se sont détachés.

L'habit de cocher ou de cuisinier sous lequel paraît maître Jacques, selon qu'Harpagon l'interpelle.

Les rochers sauvages et durs, sans être sublimes, au milieu desquels saint Jérôme vit dans le désert[145], occupé à chasser de sa pensée les souvenirs de Rome, sont d'autres exemples.

Tous les hommes doués de quelque curiosité, et qui ont senti vivement l'empire de la beauté, auraient pu devenir artistes. Ils peindraient les passions lorsqu'elles leur laissent quelque repos, un agréable travail les sauverait d'un vide affreux; mais le talent de couper le marbre manque au statuaire; l'art de dessiner, au peintre; l'art de versifier, à l'homme qui eût été poëte, et, à côté d'eux, des ouvriers sans âmes triomphent dans ces mécanismes. Quel poëte que mademoiselle de Lespinasse si elle eût fait des vers comme Colardeau!

Au quinzième siècle on était plus sensible; les convenances n'écrasaient pas la vie; on n'avait pas toujours les grands maîtres à imiter. La bêtise dans les lettres n'avait encore d'autre moyen de se déguiser que d'imiter Pétrarque[146]. Une politesse excessive n'avait pas éteint les passions. En tout il y avait moins de métier et plus de naturel. Souvent les grands hommes mêlèrent l'objet de leur passion au triomphe de leur talent. Quelques personnes sentiront le bonheur de Raphaël peignant, d'après la Fornarina, sa sublime Sainte-Cécile[147].

Les Giorgion, les Corrége, les Cantarini, ces hommes rares qu'étouffe aujourd'hui le grand principe du siècle, «être comme un autre,» portèrent cette habitude, fille de l'amour, de sentir une foule de nuances et d'en faire dépendre son malheur ou sa félicité, dans l'art qui fait leur gloire[148]. Peu à peu ils y trouvèrent des jouissances vives. Ils pensèrent qu'elles ne pouvaient leur être ravies par le caprice ou par la mort cruelle; et, un juste orgueil se mêlant sans doute à ces idées, ils attachèrent leur bonheur à exceller dans leur art. C'est à force d'être eux-mêmes qu'ils ont été grands. Comment ne sent-on pas que, dès qu'on invoque la mémoire, la vue de l'esprit s'éteint? «Qu'eût fait Raphaël à ma place?» Autre chose que cette sotte question.

Je ne dis pas qu'on ne puisse être amant passionné et fort mauvais peintre; je dis que Mozart n'a pas eu l'âme de Washington.

La distraction la plus facile pour l'homme que les passions tendres ont rendu malheureux n'est-elle pas celle qui se compose presque en entier du souvenir même de ces passions? L'autre partie, c'est l'art de toucher les cœurs, art dont il a si bien éprouvé la puissance.

Travailler, pour un artiste, dans ces circonstances, ce n'est presque que se souvenir avec ordre des idées chères et cruelles qui l'attristent sans cesse. L'amour-propre qui vient se mettre de la partie est l'habitude de l'âme la plus ancienne. Elle n'impose pas de gêne nouvelle, et dans la mémoire des choses passées fait trouver un nouveau plaisir. Peu à peu les sensations de l'art viennent se mêler à celles que donne la nature. Dès lors le peintre est sur la bonne route. Il ne reste plus qu'à voir si le hasard lui a donné la force.

Le jeune Sacchini, outré de l'infidélité de sa maîtresse, ne sort pas de la journée. Le cœur plein d'une rage sèche, il se promène à grands pas. Sur le soir, il entend chantonner un air sous sa fenêtre; il écoute. Cet air l'attendrit. Il le répète sur son piano. Ses yeux se mouillent; et c'est en pleurant à chaudes larmes qu'il compose le plus bel air de passion qu'il nous ait laissé.

«Mais, me dira quelque Duclos, vous voyez de l'amour partout?»

Je répondrai, j'ai parcouru l'Europe, de Naples à Moscou, avec tous les historiens originaux dans ma calèche.

Dès qu'on s'ennuie au Forum, ou qu'il ne faut plus prendre son arquebuse pour s'aller promener, le seul principe d'activité qui reste, c'est l'amour. On a beau dire, le climat de Naples fait autrement sentir les finesses de cette passion que les brouillards de Middelbourg. Rubens, pour donner le sentiment du beau, a été obligé à un étalage d'appas qui en Italie ne plaît que comme singulier.

En ce pays brûlant et oisif, on est amoureux jusqu'à cinquante ans, et l'on se désespère quand on est quitté. Les juges mêmes n'y sont point pédants, et y sont aimables.

En Italie, l'établissement des gouvernements réguliers, vers l'an 1450, jeta une masse énorme de loisir dans la société; et si, dans le premier moment, l'oisiveté est cruelle, au bout d'un peu de temps l'occupation est terrible[149].

Si j'espère être lu, c'est par quelque âme tendre, qui ouvrira le livre pour voir la vie de ce Raphaël qui a fait la Madone alla Seggiola, ou de ce Corrége qui a fait la tête de la Madone alla Scodella.

Ce lecteur unique, et que je voudrais unique dans tous les sens, achètera quelques estampes. Peu à peu le nombre des tableaux qui lui plaisent s'augmentera.

Il aimera ce jeune homme à genoux avec une tunique verte dans l'Assomption de Raphaël[150]. Il aimera le religieux bénédictin qui touche du piano dans le Concert du Giorgion[151]. Il verra dans ce tableau le grand ridicule des âmes tendres; Werther, parlant des passions au froid Albert. Cher ami inconnu, et que j'appelle cher parce que tu es inconnu, livre-toi aux arts avec confiance. L'étude la plus sèche en apparence va te porter, dans l'abîme de tes peines, une consolation puissante.

Peu à peu ce lecteur distinguera les écoles, il reconnaîtra les maîtres. Ses connaissances augmentent; il a de nouveaux plaisirs. Il n'aurait jamais cru que penser fît sentir; ni moi non plus: et je fus bien surpris quand, étudiant la peinture uniquement par ennui[152], je trouvai qu'elle portait un baume sur des chagrins cruels.

Mon lecteur sentira que les tableaux du Frate, qui naguère ne pouvaient arrêter son attention, élèvent son âme; que ceux du Dominiquin la touchent. Il finira par être sensible même à l'Assassinat de l'inquisiteur Pierre, du Titien, et aux tableaux de Michel-Ange de Carravage.

Un jour viendra que, plaignant les peintres d'Italie d'avoir eu à traiter de si tristes sujets, il sera sensible aux seules parties de l'art dans lesquelles il a été libre à leur génie d'imiter la nature[153]. Il aimera ses jouissances, que les sots ne peuvent lui profaner. Oubliant le sujet ou. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . il aimera le clair-obscur du Guerchin, la belle couleur de Paris Bordone. C'est peut-être là le plus beau triomphe des arts[154].

[145] C'est le célèbre tableau du Titien à l'Escurial.

[146] Aussi perdit-elle la poésie.

[147] The happy few. En 1817, dans cette partie du public qui a moins de trente-cinq ans, plus de cent louis de rente, et moins de vingt mille francs.

[148] L'homme de génie, étant plus souvent comme lui que comme un autre, est nécessairement ridicule à Paris: c'est Charrette à Coblentz.

[149] Voilà le malheur de l'Italie actuelle, ou plutôt le malheur de sa gloire. Un homme célèbre disait au patriarche de Venise: «Vos jeunes gens passent leur vie aux genoux des femmes.» (Son expression était plus énergique.)

[150] No 1124.

[151] No 965.

[152] Car le fluide nerveux n'a, tous les jours, si je puis m'exprimer ainsi, qu'une certaine dose de sensibilité à dépenser; si vous l'employez à jouir de trente beaux tableaux, vous ne l'emploierez pas à pleurer la mort d'une maîtresse adorée.

[153] Le clair-obscur et le coloris.

[154] Voir la note 60 de la page 43.

CHAPITRE XXXV.
CARACTÈRE DES PEINTRES DE FLORENCE.

Voulez-vous, dès votre arrivée à Florence, prendre une idée de son style, allez sur la place de Saint-Laurent; examinez le bas-relief qui est à droite, en regardant l'église.

C'est un malheur pour Florence qu'on n'y arrive qu'après Bologne, cette ville des grands peintres. Une tête du Guide gâte furieusement les Salviati, les Cigoli, les Pontormo, etc., etc. Il ne faut pas être dupe de tout ce que dit Vasari à l'honneur de son école florentine, la moindre de toutes, du moins à mon gré. Ses héros dessinent assez correctement; mais ils n'ont qu'un coloris dur et tranchant, sans aucune harmonie, sans aucun sentiment. Werther aurait dit: «Je cherche la main d'un homme, et je ne prends qu'une main de bois.»

Il faut excepter deux ou trois génies supérieurs.

Les draperies, dans cette école, ne sont ni brillantes par l'éclat des couleurs, ni d'une ampleur majestueuse. Venise, plaisantant les Florentins sur leur avarice connue, a dit que leurs draperies étaient choisies et taillées avec économie. Cette école ne marque pas non plus par le relief des figures, ou par la beauté. Les têtes ont de grands traits, mais peu d'idéal: c'est que Florence a été longtemps sans bonnes statues grecques. Elle vit tard la Vénus de Médicis, et ce n'est que de nos jours que le grand-duc de Léopold lui a donné l'Apollino et la Niobé. On peut dire, à cet égard, des Florentins, qu'ils ont copié la nature avec assez de vérité, et que quelques-uns ont su la choisir.

Le grand défaut de cette école, c'est le manque d'expression; sa partie triomphante, celle qui fut, pour ainsi dire, le patrimoine de tous ses peintres, c'est le dessin. Ils étaient portés à ce genre de perfection par le caractère national, exact et attentif aux détails, plutôt que passionné. La noblesse, la vérité, l'exactitude historique, brillent dans leurs tableaux avec la science du dessin. C'est que Florence fut de bonne heure la capitale de la pensée. Le Dante, Boccace, Pétrarque, Machiavel, et tant de gens d'esprit rassemblés par les Médicis, ou formés par les discussions politiques, répandirent les lumières. Ou les artistes furent des gens instruits, comme Michel-Ange, Léonard, le Frate, le Bronzino, ou la peur de la critique leur fit demander conseil. On n'eût pas représenté impunément aux rives de l'Arno les convives des noces de Cana vêtus à la mode du jour[155].

A Paris, on peut se faire une idée de la plupart des défauts de cette école par le tableau de Salviati, Jésus et saint Thomas[156], ou par cette réflexion qu'à la sensibilité près elle est en tout l'opposé des Hollandais.

L'école romaine fut grandiose à cause du Colysée et des autres ruines; Venise, voluptueuse; Florence, savante; le Corrége, tendre:

La terra molle e lieta e dilettosa,
Simili a se gli abitatori produce.
(Tasso, I, 62.)

[155] Noces de Cana de Paul Véronèse.

[156] Ancien Musée Napoléon, no 1154.

CHAPITRE XXXVI.
LA FRESQUE A FLORENCE.

Michel-Ange disait, en comparant deux peintures à la fresque et à l'huile, que cette dernière n'est qu'un jeu. Ce sont deux talents divers. La fresque cherche de plus grands résultats en suivant la nature de moins près.

Le maçon prépare une certaine quantité de plafond; il faut la remplir en un jour; la chaux boit la couleur; l'on ne peut plus y toucher. Ce genre n'admet ni retard ni correction. Le peintre est obligé de faire vite et bien, ce qui partout est le comble de la difficulté[157].

Les églises et les palais de Florence font foi que cette difficulté a été emportée d'une manière brillante par un grand nombre de ses peintres.

Quant à ces vastes ouvrages que, dans le dix-septième siècle, et lorsque l'art avançait déjà vers sa décadence, on appela quadri di machina (tableaux de machine), on a reproché aux Florentins de ne pas assez grouper leurs figures, et de mettre trop de personnages. Mais ces grands tableaux, qui ont fait la gloire de Pierre de Cortone et de Lanfranc[158], forment un genre inférieur par lui-même. C'est à peu près comme les beautés de style que l'on peut mettre dans des pièces officielles. Un bavardage sonore et vague n'y est point déplacé, et la céleste pureté de Virgile y serait pauvreté.

[157] Exemple à Paris, les plafonds de la galerie des Antiques. Cette condition est ce qu'il y a de mieux dans la gloire militaire.

[158] Pierre de Cortone, mort en 1669; Lanfranc en 1647. C'est comme la musique de Paër.

CHAPITRE XXXVII.
DIFFÉRENCE ENTRE FLORENCE ET VENISE.

L'école de Venise paraît être née tout simplement de la contemplation attentive des effets de la nature et de l'imitation presque mécanique et non raisonnée des tableaux dont elle enchante nos yeux.

Au contraire, les deux lumières de l'école de Florence, Léonard de Vinci et Michel-Ange, aimèrent à chercher les causes des effets qu'ils transportaient sur la toile[159]. Leurs successeurs regardèrent plutôt leurs préceptes que la nature. Cela était bien loin de l'idée de Léonard, que toute science ne consiste qu'à voir les circonstances des faits.

La méthode de raisonner dans laquelle les préceptes avaient été donnés se trouvant vicieuse, les peintres ne virent presque jamais la pensée du maître. Le peu qu'on en comprit fit que les Vasari, au lieu d'être plats à leur manière, furent détestables en outrant les défauts du maître. Il faudrait être profond dans la connaissance de la nature de l'homme, et non dans la connaissance du talent d'un certain homme. Il est vrai que la première de ces études demande autant d'esprit que la seconde de patience.

L'école de Florence, malgré sa science, ou plutôt à cause de sa science, ne brilla qu'un instant. Du vivant encore de Michel-Ange, vers 1530, Vasari et ses complices prirent fièrement[160] la place des grands hommes[161]; mais voyons l'époque heureuse.

[159] Comment, à Paris, M. G***, peignant une touffe de lilas dans le portrait de la belle duchesse de B***, n'a-t-il pas l'idée d'attacher à sa toile une branche de lilas, et de s'éloigner à dix pas?

[160] C'est exactement le même genre de révolution qui arrive aujourd'hui en musique. Les Mayer, les Weigl, les Paër, succèdent fièrement aux Cimarosa et aux Buranello.

[161] Michel-Ange, né en 1474, mort en 1563; pontificat d'Alexandre VI, de 1492 à 1503.

Léonard, né en 1452, mort en 1519; pontificat de Jules II, de 1503 à 1513.

Le Frate, né en 1469, mort en 1517; pontificat de Léon X, de 1513 à 1521.

André-del-Sarto, né en 1488, mort en 1530; Louis XII, de 1498 à 1515.

Pontormo, né en 1493, mort en 1558; François Ier, de 1515 à 1547.

Daniel de Volterre, le meilleur imitateur de Michel-Ange, mort en 1556; Henri VIII, de 1509 à 1547.

Le Franciabigio, né en 1483, mort en 1524.

Le Rosso, mort en 1541.

Salviati, né en 1510, mort en 1563.

Bronzino, mort en 1567.

Allori.


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