Histoire de la peinture en Italie
LIVRE SEPTIÈME
VIE DE MICHEL-ANGE
... E quel che al par sculpe, e colora
Michel più che mortal, Angiol Divino.
Ariosto, c. XXIII.
CHAPITRE CXXXIV.
PREMIÈRES ANNÉES.
Il fallait ces idées pour juger Michel-Ange, maintenant tout va s'aplanir.
Michel-Ange Buonarotti naquit dans les environs de Florence. Sa famille, dont le vrai nom était Simoni-Canossa, avait été illustrée dans les siècles du moyen âge par une alliance avec la célèbre comtesse Mathilde.
Il vint au monde en 1474, le 6 de mars, quatre heures avant le jour, un lundi.
Naissance vraiment remarquable, s'écrie son historien, et qui montre bien ce que devait être un jour ce grand homme! Mercure suivi de Vénus étant reçu par Jupiter sous un favorable aspect, que ne pouvait-on pas se promettre d'un moment si bien choisi par le destin?
Soit que son père, vieux gentilhomme de mœurs antiques, partageât ces idées, soit qu'il voulût simplement lui donner une éducation digne de sa naissance, il l'envoya de bonne heure chez le grammairien Francesco da Urbino, célèbre alors dans Florence. Mais tous les moments que l'enfant pouvait dérober à la grammaire, il les employait à dessiner. Le hasard lui donna pour ami un écolier de son âge, nommé Granacci, élève du peintre Dominique Ghirlandajo. Il enviait le bonheur de Granacci, qui le menait quelquefois en cachette à la boutique de son maître, et lui prêtait des dessins.
Ce secours enflamma le goût naissant de Michel-Ange; et, dans un transport d'enthousiasme, il déclara chez lui qu'il abandonnait tout à fait la grammaire.
Son père et ses oncles se crurent déshonorés, et lui firent les remontrances les plus vives; c'est-à-dire que, souvent, le soir, lorsqu'il rentrait à la maison ses dessins sous le bras, on le battait à toute outrance. Mais il était déjà porté par ce caractère ferme dont il donna tant de preuves par la suite. De plus en plus irrité par cette persécution domestique, et sans avoir jamais reçu de leçons régulières de dessin, il voulut tenter l'emploi des couleurs. Ce fut encore son ami Granacci qui lui fournit des pinceaux et une estampe de Martin d'Hollande. On y voyait les diables qui, pour exciter saint Antoine à succomber à la tentation, lui donnent des coups de bâton[383]. Comme Michel-Ange devait placer à côté du saint des figures monstrueuses de démons, il n'en peignit aucune avant d'avoir vu dans la nature les parties dont il la composait. Tous les jours il allait au marché aux poissons considérer la forme et la couleur des nageoires, des yeux, des bouches hérissées de dents, qu'il voulait mettre dans son tableau. Il achetait les poissons les plus difformes, et les apportait à l'atelier. On dit que Ghirlandajo fut un peu jaloux de cette raison profonde; et, lorsque l'ouvrage parut, il disait partout, pour se consoler, que ce tableau sortait de sa boutique. Il avait raison; le vieux gentilhomme était pauvre, et avait engagé son fils chez Ghirlandajo en qualité d'apprenti. Le contrat, qui devait durer trois ans, avait cela de remarquable que, contre l'usage, le maître s'obligeait à payer à l'élève vingt-quatre florins[384].
Soixante ans après, Vasari, étant à Rome, porta au vieux Michel-Ange un des dessins faits par lui dans la boutique du Ghirlandajo. Sur une esquisse à la plume qu'un de ses camarades finissait d'après un dessin du maître, il avait eu l'insolence de marquer une nouvelle attitude. Ce souvenir de sa jeunesse réjouit le grand homme, qui s'écria qu'il se rappelait fort bien cette figure, et que, dans son enfance, il en savait plus que sur ses vieux jours.
[383] J'ai vu cette estampe de Martin Schœn dans la collection Corsini, à Rome.
[384] On trouve la note suivante, écrite de la main du vieux Buonarotti sur le livre de Dominique Ghirlandajo:
«1488. Ricordo questo dì primo d'aprile, come io Lodovico di Leonardo di Bonarotta acconcio Michel-Agnolo mio figliuolo con Domenico e David di Tommaso di Currado, per anni tre prossimi avvenire con questi patti e modi, che il detto Michel-Agnolo debba stare con i sopradetti, detto tempo, a imparare a dipingere e a fare detto esercizio e ciò i sopradetti gli comanderanno, e detti Domenico e David gli debbon dare in questi tre anni, fiorini ventiquattro di suggello: e il primo anno fiorini sei, il secondo anno fiorini otto, il terzo fiorini dieci, in tutta la somma di 96.»
Et plus bas: «Hanne avuto il sopradetto Michel-Agnolo questo dì 16 d'aprile fiorini due d'oro in oro, ebbi io Lodovico di Leonardo suo padre da lui contanti lire 12.» (Vasari, X, p. 26.)
CHAPITRE CXXXV.
IL VOIT L'ANTIQUE.
Un peintre, touché de l'ardeur de Michel-Ange et des contrariétés qu'il éprouvait, lui donne une tête à copier; la copie faite, il la rend au maître au lieu de l'original: celui-ci ne s'aperçoit de l'échange que parce que l'enfant riait de la méprise avec un de ses camarades. Cette anecdote fit du bruit dans Florence; on voulut voir ces deux peintures si semblables: elles l'étaient de tous points, Michel-Ange ayant eu soin d'exposer la sienne à la fumée pour lui donner l'air antique. Il se servit souvent de cette ruse pour avoir des originaux. Le voilà déjà parvenu au premier point de repos que les jeunes artistes rencontrent dans la longue carrière des arts: il savait copier.
Il n'était pas fort assidu chez Ghirlandajo; désapprouvé par ses nobles parents, traité à la maison comme un polisson indocile, il errait le plus souvent dans Florence, sans atelier, sans étude fixe, et s'arrêtant partout où il voyait des peintres. Un jour Granacci le fit entrer dans les jardins de Saint-Marc, où l'on plaçait des statues antiques: c'étaient celles que Laurent le Magnifique rassemblait à grands frais. Il paraît que, dès le premier instant, ces ouvrages immortels frappèrent Michel-Ange. Dégoûté du style froid et mesquin, on ne le revit plus ni à la boutique de Ghirlandajo, ni chez les autres peintres; ses journées entières se passaient dans les jardins. Il eut l'idée de copier une tête de faune qui offrait l'expression de la gaieté. Le difficile était d'avoir du marbre. Les ouvriers, qui voyaient tous les jours ce jeune homme avec eux, lui firent cadeau d'un morceau de marbre, et lui prêtèrent même des ciseaux. Ce furent les premiers qu'il toucha de sa vie. En peu de jours la tête fut finie: le bas du visage manquait dans l'antique, il y suppléa, et fit à son faune la bouche extrêmement ouverte d'un homme qui rit aux éclats.
Médicis, se promenant dans ses jardins, trouva Michel-Ange qui polissait sa tête[385]; il fut frappé de l'ouvrage, et surtout de la jeunesse de l'auteur: «Tu as voulu faire ce faune vieux, lui dit-il en riant, et tu lui as laissé toutes ses dents! ne sais-tu pas qu'à cet âge il en manque toujours quelqu'une?» Michel-Ange brûlait de voir le prince se retirer; à peine fut-il parti qu'il ôta une dent à son faune avec tout le soin possible, et attendit le lendemain. Laurent rit beaucoup de l'ardeur du jeune homme, et son grand caractère le portant à protéger tout ce qui paraissait supérieur: «Ne manque pas de dire à ton père, lui dit-il en partant, que je désire lui parler.»
[385] Elle est à la galerie de Florence.
CHAPITRE CXXXVI.
BONHEUR UNIQUE DE L'ÉDUCATION DE MICHEL-ANGE.
On eut toutes les peines du monde à décider le vieux gentilhomme: il jurait qu'il ne souffrirait jamais que son fils fût tailleur de pierre. C'était en vain que les amis de la maison tâchaient de lui faire entendre la différence d'un sculpteur à un maçon. Cependant, lorsqu'il fut devant le prince, il n'osa plus lui refuser son fils. Laurent l'engagea à chercher pour lui-même quelque place convenable. Dès le même jour, il donna à Michel-Ange une chambre dans son palais (1489), le fit traiter en tout comme ses fils, et l'admit à sa table, où se trouvaient journellement les plus grands seigneurs d'Italie et les premiers hommes du siècle. Michel avait alors quinze à seize ans: vous jugez l'effet d'un pareil traitement sur une âme naturellement haute.
Médicis faisait souvent appeler son jeune sculpteur pour jouir de son enthousiasme et lui montrer les pierres gravées, les médailles, les antiquités de tout genre dont il formait des collections.
De son côté, Michel-Ange lui présentait chaque jour quelque nouvel ouvrage. Politien, dans lequel toute la science de ce temps-là n'avait pu étouffer entièrement l'homme supérieur, était aussi l'hôte du prince. Il aimait le génie audacieux de Michel-Ange, l'excitait sans cesse au travail, et avait toujours quelque entreprise nouvelle à lui présenter.
Il lui disait un jour que l'enlèvement de Déjanire et le combat des Centaures ferait un beau sujet de bas-relief, et, tout en démontrant la justesse de son idée, il lui conta cette histoire dans le plus grand détail: le lendemain le jeune homme la lui montra ébauchée. Ce bas-relief carré, et dont les figures ont environ une palme de proportion[386], se voit dans la maison Buonarotti à Florence. Je ne sais pas pourquoi Vasari l'appelle le Combat des Centaures: ce sont des gens nus qui se battent à coups de pierres et à coups de massue, et il n'y a que la moitié d'un corps de cheval à peine terminé. Ce sont des corps mêlés dans les positions les plus bizarres et les plus difficiles, mais chaque figure a une expression marquée. Il y a des lueurs de génie admirables; par exemple, cet homme vu par le dos, qui en tire un autre par les cheveux, et cette figure vue de face qui assène un coup de massue: du reste, il y a quelques incorrections. Michel-Ange disait par la suite que toutes les fois qu'il revoyait cet ouvrage, il sentait un chagrin mortel de n'avoir pas uniquement suivi la sculpture. Il faisait allusion aux intervalles très-considérables, et quelquefois de dix à douze ans, qu'il avait passés sans travailler, triste fruit de ses relations avec les princes. C'était la coutume de Laurent de donner de petits appointements à tous les artistes, et des prix considérables à ceux qui se distinguaient. Les appointements de Michel-Ange furent fixés à cinq ducats par mois, que le prince lui recommandait de porter à son père; et pour lui, comme après tout il était encore un enfant, il lui fit cadeau d'un beau manteau violet.
Le vieux Buonarotti, enhardi par les offres de Médicis, vint un jour lui dire: «Laurent, je ne sais faire autre chose que lire et écrire, il y a un emploi vacant à la douane qui ne peut être donné qu'à un citoyen, je viens vous le demander, car je crois pouvoir le remplir avec honneur.
—Vous serez toujours pauvre, lui dit en riant Médicis, qui s'attendait à une tout autre demande; cependant si vous voulez cet emploi, il est à vous jusqu'à ce que nous trouvions quelque chose de mieux.» Cette place pouvait valoir cent écus par an.
Michel-Ange employa plusieurs mois à dessiner à l'église del Carmine la chapelle de Masaccio. Là, comme partout, il fut supérieur, ce dont, comme de juste, il fut récompensé par un sentiment général de haine. Torrigiani, un de ses camarades, lui donna sur le nez un coup de poing si furieux, que le cartilage en fut écrasé, et cet accident augmenta la physionomie d'effort qui se remarque dans la figure de Michel-Ange comme dans celle de Turenne. La main de Dieu punit cet envieux, il alla en Espagne, où il fut un peu brûlé par la sainte inquisition[387].
Cependant Michel-Ange partageait les nobles plaisirs de la société la plus distinguée que le monde eût vue réunie depuis les temps d'Auguste. Les amis de Laurent allaient tour à tour habiter avec lui les palais champêtres qu'il se plaisait à bâtir au sein des délicieuses collines qui ont valu à Florence le nom de cité des fleurs. Les superbes jardins de Careggi entendirent les discussions philosophiques se revêtir des grâces de l'imagination, et la philosophie reconnut ce style enchanteur que Platon lui avait prêté jadis dans Athènes. Tantôt la société allait passer les mois les plus chauds dans la délicieuse vallée d'Asciano, où Politien trouvait que la nature semblait prendre à tâche d'imiter les efforts de l'art; tantôt on allait voir achever la charmante villa de Cajano, que Laurent faisait élever sur ses dessins, et qui reçut de Politien le nom poétique d'Ambra. Au milieu des profusions du luxe et des jouissances délicates que rassemblait la maison de l'homme le plus riche de l'univers, on ne le voyait s'occuper constamment avec ses amis que d'une seule chose, le soin de faire oublier qu'il était le maître.
Héritier de la protection que ses ancêtres accordaient aux arts, son âme sentit vivement le beau dans tous les genres, et il fit par sentiment ce qu'ils avaient fait par politique.
Inférieur à Côme dans la seule science du commerce, il le surpassa, lui et tous les Médicis, dans les vertus qui font le prince, et la postérité s'est montrée injuste envers un si grand homme en allant choisir la moindre de ses qualités, pour le désigner par le surnom de Magnifique.
L'enthousiasme pour l'antiquité aurait pu dégénérer, comme on le voit de nos jours, en admiration lourde et stupide. La sensibilité exquise et passionnée de Laurent, les bons mots que lui inspirait le moindre ridicule, et l'ironie, l'arme ordinaire de sa conversation, éloignaient ce défaut des sots.
Ses poésies dévoilent une âme passionnée pour l'amour, et qui aima Dieu comme une maîtresse, alliance que la nature ne met que dans ces âmes qu'elle destine à être unies aux plus grands génies. Il avait coutume de dire: «Que celui-là est mort dès cette vie, qui ne croit pas en l'autre.» Avec le même style enflammé, tantôt il chante des hymnes sublimes au Créateur, tantôt il déifie l'objet de ses plaisirs.
Plus grand, comme prince, qu'Auguste et que Louis XIV, il protégea les lettres en homme fait pour y prendre un des premiers rangs, si sa naissance ne l'avait appelé à être le modérateur de l'Italie; et l'une des erreurs de l'histoire est d'avoir donné le nom de son fils au siècle qu'il fit naître.
Mais, déjà après une courte durée, les beaux jours de Michel-Ange et des lettres commençaient à pâlir. Laurent, à peine âgé de quarante-quatre ans, était conduit au tombeau par une maladie mortelle: il est inutile de dire qu'il sut mourir en grand homme. Son fils, qui depuis fut Léon X, reçut le chapeau de cardinal. La pompe avec laquelle Florence célébra cette fête, la joie sincère des citoyens, l'éclat de leur amour, formèrent la dernière scène d'une si belle vie.
Laurent se fit transporter à la villa de Careggi: ses amis l'y suivirent en pleurant; il plaisantait avec eux dans les moments de relâche que lui laissaient ses douleurs. Il s'éteignit enfin le 9 avril 1492, et, par sa mort, la civilisation du monde sembla reculer d'un siècle.
On sent que chez ce prince libéral, Michel-Ange apprit tout, excepté le métier de courtisan. Au contraire, il est probable que, se voyant traité en égal par les premiers hommes de son siècle, il se fortifia de bonne heure dans cette fierté romaine qui ne peut se plier au remords des bassesses, et dont sa gloire est d'avoir su donner l'expression si frappante aux prophètes de la Sixtine.
[386] Deux cent vingt-trois millimètres.
[387] Ora torniamo a Torrigiani che conquel mio disegno in mano, disse cosi: «Questo Buonarotti ed io fanciulletti nella chiesa del Carmine dalla capella di Masaccio, e poi il Buonarotti aveva per usanza di uccellare tutti quelli che dissegnavano. Un giorno fra gli altri dandomi noja il detto, mi venne assai più stizza del solito; e stretto la mano, gli detti si gran pugno nel naso ch'io mi sentii fiaccare sotto il pugno quell'osso tenerume del naso come se fosse stato un cialdone; e cosi segnato da me ne resterà infin che vive.»
Queste parole generarono in me tanto odio, perchè vedevo i fatti del divino Michel-Agnolo che non tanto che a me venisse voglia di andarmene seco in Inghilterra, ma non potero patire di vederlo. (Cellini, an. 1518, I, 32.)
CHAPITRE CXXXVII.
ACCIDENTS DE LA MONARCHIE.
Avec la vie de Laurent le Magnifique finit le bonheur unique de l'éducation de Michel-Ange; il avait dix-huit ans (1492). Dès le lendemain il retourna tristement chez son père, où le chagrin l'empêchait de travailler. Il vint à tomber beaucoup de neige, chose rare à Florence; Pierre de Médicis eut la fantaisie de faire dans sa cour une figure colossale de neige, et se souvint de Michel-Ange: il le fit appeler, fut très-content de sa statue, et lui fit rendre la chambre et le traitement qu'il avait du temps de son père.
Le vieux Buonarotti, voyant son fils toujours recherché par les gens les plus puissants de la ville, commença à trouver la sculpture moins ignoble, et lui donna des vêtements plus convenables.
Florence s'indignait de la bêtise du nouveau souverain, qui avait débuté par faire jeter dans un puits le médecin de son père. Quant à ses rapports avec les gens d'esprit et les artistes, l'histoire raconte que Pierre se félicitait surtout d'avoir auprès de lui deux hommes rares: Michel-Ange, qu'il regardait comme un grand sculpteur, et ensuite un coureur espagnol parfaitement beau, et si leste, que quelque vite que Pierre pût pousser un cheval, le coureur le devançait toujours.
Depuis sa rentrée au palais, Michel-Ange fit un crucifix de bois presque aussi grand que nature pour le prieur de San Spirito: le moine se trouva homme d'esprit, et voulut favoriser ce génie naissant. Il lui donna une salle secrète dans son couvent, et lui fit fournir des corps, au moyen desquels Michel-Ange put se livrer à toute sa passion pour l'anatomie.
CHAPITRE CXXXVIII.
VOYAGE A VENISE, IL EST ARRÊTÉ A BOLOGNE.
Le musicien de Laurent de Médicis, un nommé Cardière, qui improvisait très-bien en s'accompagnant de la lyre, et qui, du vivant du grand homme, venait tous les soirs chanter devant lui, arriva tout pâle un matin chez Michel-Ange: il lui conta que Laurent lui était apparu la nuit précédente, hideusement couvert d'une robe noire tout en lambeaux, et, d'une voix terrible, lui avait commandé d'aller annoncer à Pierre que sous peu il serait chassé de Florence. Michel-Ange exhorta son ami à obéir à leur bienfaiteur. Le pauvre Cardière s'achemina vers la villa de Careggi pour aller exécuter l'ordre de l'ombre. Il trouva à moitié chemin le prince qui revenait en ville au milieu de toute sa maison, et l'arrêta pour lui faire son message: on peut penser comme il fut reçu.
Michel-Ange, voyant l'endurcissement de Médicis, partit sur-le-champ pour Venise. Cette fuite serait ridicule de nos jours, où les changements politiques n'influent que sur le sort des gouvernants. Il en était autrement à Florence; on y connaissait déjà la maxime, qu'il n'y a que les morts qui ne reviennent point; et les passages de la monarchie à la république, et de la république à la monarchie, étaient toujours accompagnés de nombreux assassinats. Le caractère italien dans toute sa fierté naturelle, plus sombre, plus vindicatif, plus passionné qu'il ne l'est aujourd'hui, profitait du moment pour se livrer à ses vengeances; le calme rétabli, le nouveau gouvernement cherchait des partisans et non des coupables.
A Venise, l'argent manque bientôt à Michel-Ange, d'autant plus qu'il avait pris avec lui deux de ses camarades, et il se met en route pour revenir par Bologne. Il y avait alors dans cette ville une loi de police qui obligeait tous les étrangers qui entraient à porter sur l'ongle du pouce un cachet de cire rouge: Michel-Ange ignorant cette loi fut conduit devant le juge, et condamné à une amende de cinquante livres, qu'il ne pouvait payer. Un Aldrovandi, de cette noble famille chez laquelle l'amour des arts est héréditaire, vit le jugement, fit délivrer Michel-Ange, et l'amena dans son palais. Chaque soir il le priait de lui lire avec sa belle prononciation florentine quelque morceau de Pétrarque, de Boccace ou du Dante.
Aldrovandi se promenant un jour avec lui, ils entrèrent dans l'église de Saint-Dominique. Il manquait à l'autel ou tombeau, qu'avaient travaillé autrefois Jean Pisano et Nicolà dell'Urna, deux petites figures de marbre, un saint Pétrone au sommet du monument, et un ange à genoux qui tient un flambeau.
Tout en admirant les anciens sculpteurs, Aldrovandi demanda à Michel-Ange s'il se sentirait bien le courage de faire ces statues: «Certainement,» dit le jeune homme; et son ami lui fit donner cet ouvrage, qui lui valut trente ducats.
Ces figures sont très-curieuses; on y voit clairement que ce grand homme commença par la plus attentive imitation de la nature, et qu'il en sut rendre les grâces et toute la morbidezza.
Si depuis il s'écarta si fort de cette manière, c'est à dessein formé, et pour atteindre au beau idéal. Son style terrible et si grandiose est le fruit de cette idée, de sa passion pour l'anatomie, et du hasard qui lui donna à faire dans la voûte de la chapelle Sixtine à Rome, un ouvrage qui, à suivre les idées qu'on avait alors de la divinité, demandait précisément le style auquel le portait son caractère.
CHAPITRE CXXXIX.
VOULUT-IL IMITER L'ANTIQUE?
Après un peu plus d'un an de séjour, Michel-Ange, menacé d'assassinat par un sculpteur bolonais, rentra dans Florence. Les Médicis en avaient été chassés depuis longtemps[388], et la tranquillité commençait à renaître.
Il fit un petit saint Jean, ensuite un Amour endormi. Un Médicis, d'une branche républicaine, acheta la première statue, et, charmé de la seconde: «Si tu l'arrangeais, lui dit-il, de manière qu'elle parût nouvellement déterrée, je l'enverrais à Rome; elle passerait pour antique, et tu la vendrais beaucoup mieux.»
Buonarotti, dans le caractère duquel entrait à merveille cette espèce d'épreuve de son talent, ternit la blancheur du marbre; la statue partit pour Rome, et Raphaël Riario, cardinal de Saint-George, qui la crut antique, la paya deux cents ducats. Quelque temps après, la vérité ayant percé jusqu'à l'Éminence, elle fut vivement piquée de l'injure faite à la sûreté de son goût. Un de ses gentilshommes fut expédié en toute hâte à Florence, et feignit de chercher un sculpteur pour quelque grand travail. Il vit tous les ateliers, et enfin alla chez Michel-Ange, qu'il pria de lui montrer quelque essai de son talent: le jeune artiste dit qu'il n'avait dans le moment rien de fini; il prit une plume, car alors le crayon n'était pas en usage, et, tout en causant avec le gentilhomme, dessina une main, probablement celle du Musée de Paris[389]. L'envoyé parut charmé du grandiose de son style, le loua beaucoup, et lui demanda quel avait été son dernier ouvrage. Michel-Ange, ne songeant plus à la statue antique, dit qu'il avait fait une figure de l'Amour endormi, pris à l'âge de six à sept ans, de telle grandeur, dans telle position, enfin lui décrivit la statue du cardinal; sur quoi le gentilhomme lui avoua le but de son voyage, et l'engagea fort à passer à Rome, pays où il trouverait à déployer et à augmenter ses rares talents. Il lui apprit que, quoique son commissionnaire ne lui eût envoyé que trente ducats pour la statue, elle en avait réellement coûté deux cents à Son Éminence, qui lui ferait justice du fripon. Le cardinal fit en effet arrêter le vendeur, mais ce fut pour reprendre son argent, et lui rendre la statue; dans la suite elle fut achetée par César Borgia, qui en fit cadeau à la marquise de Mantoue.
Il serait important de savoir si le cardinal était réellement connaisseur. J'ai fait des recherches inutiles. Rien de plus impossible que l'imitation pour un génie original et bouillant: Michel-Ange devait se trahir de mille manières.
A Bologne, il était le miroir de la nature. Avant de s'élancer à sa grande découverte, l'art d'idéaliser, se prêta-t-il à imiter l'antique?
Il brûlait de voir Rome, et suivit de près le gentilhomme, qui le logea; mais il ne trouva dans le cardinal que de la vanité blessée. Négligé par le protecteur sur lequel il avait trop compté, il fit pour un noble Romain, nommé Giacomo Galli, le Bacchus de la galerie de Florence. Il voulut rendre sensible, dit Condivi, l'idée que l'antiquité nous a laissée de l'aimable vainqueur des Indes. Son projet fut de lui donner cette figure riante, ces yeux louchant légèrement et chargés de volupté, qu'on voit quelquefois dans les premiers moments de l'ivresse. Le dieu est couronné de pampres, de la main droite il tient une coupe, qu'il regarde avec complaisance, le bras gauche est recouvert d'une peau de tigre.
Michel-Ange mit plutôt la peau de tigre que l'animal vivant, afin de faire entendre que le goût excessif pour la liqueur inventée par Bacchus conduit au tombeau. Le dieu a dans la main gauche une grappe de raisin qu'un petit satyre plein de malice mange à la dérobée.
[388] Chassés pour la seconde fois en 1494, ils ne rentrèrent à Florence qu'en 1512. (Varchi, lib. I.)
[389] Du moins la main dessinée pour le cardinal était-elle dans la collection de Mariette.
CHAPITRE CXL.
IL FAIT COMPTER ET NON SYMPATHISER AVEC SES PERSONNAGES.
Michel-Ange était fait pour exécuter dans les arts la chose précisément qu'il voulait faire, et non pas une autre. Il ne fut jamais homme à se contenter d'à peu près. S'il a erré, c'est son goût qui a eu tort, et non son habileté. S'il n'a pas pris dans la nature les choses que la partie du beau antique connue de son temps lui indiquait, c'est qu'il ne les a pas senties. Je dirais presque qu'il eut l'âme d'un grand général[390]. Toujours confiné dans les pensées directement relatives aux beaux-arts, il mena trop la vie retirée d'un cénobite. Il ne nourrit pas la sensibilité de son âme en l'exposant aux chances ordinaires de la vie: il eût trouvé bien ridicule cette mélancolie qui fit le génie de Mozart.
Je me fonde sur son histoire, imprimée sous ses yeux à Rome en 1553, dix ans avant sa mort. Condivi, son élève, son confident intime, ne voit que par les yeux du maître, est plein de ses leçons, n'a pas assez d'esprit pour mentir. Le petit écrit qu'il a publié peut donc être regardé comme tissu à peu près uniquement des pensées de Michel-Ange.
S'il était au monde un sujet que ce grand sculpteur fût peu propre à rendre, c'était l'expression voluptueuse du Bacchus antique. Dans tous les arts, il faut avoir soi-même éprouvé les sensations que l'on veut faire naître. Sans sa religion, Michel-Ange eût peut-être fait l'Apollon du Belvédère, mais jamais la Madonna alla Scodella, et je conçois bien que l'aimable Léon X ne l'ait pas employé.
Cette expression de Bacchus qu'il voulut rendre existe sur le marbre dans la statue divine qui est à Paris[391]. Une âme sensible ne la regardera point sans attendrissement: c'est un tableau du Corrége traduit en marbre. En voyant l'image si peu farouche de ce plus ancien des conquérants, vous croyez entendre dans une langue d'une harmonie céleste, et que n'ont point profanée les bouches vulgaires, la belle octave du Tasse,
qui proclame la victoire des jouissances de la sensibilité sur celles de l'orgueil.
J'ai revu souvent la statue de Michel-Ange: elle est bien loin de ce caractère de volupté, d'abandon et de divinité qui respire dans le Bacchus antique. La statue de Florence m'a toujours paru une idylle écrite en style d'Ugolin.
La poitrine est extrêmement élevée: Michel-Ange devinait l'antique pour l'expression de la force; mais le visage est rude et sans agrément; il ne devinait pas l'expression des vertus. On voit qu'arrivé au point de surpasser tous les sculpteurs de son siècle il s'élançait dans l'idéal au delà de l'imitation servile, mais ne savait où se prendre pour être grand.
Ainsi cet homme, qui, à considérer les dons de la nature, ne fut inférieur à aucun de ceux dont l'histoire garde le souvenir, brisa les entraves qui, depuis la renaissance de la civilisation, retenaient les artistes dans un style étroit et mesquin.
Mais les modernes formés par les romans de chevalerie et la religion, et qui veulent de l'âme en tout, diront qu'il lui manqua, en revenant à Florence après Bologne, de trouver l'Apollon ou l'Hercule Farnèse. Son goût se fût élevé à l'expression des grandes qualités de l'âme, au lieu de se borner à l'expression de la force physique et de la force de caractère; et ce que notre âme avide demande aux arts, c'est la peinture des passions, et non pas la peinture des actions que font faire les passions.
[390] Lady Macbeth ne lui eût pas dit:
[391] En 1811, Musée des antiques, salle de l'Apollon, à droite en entrant.
CHAPITRE CXLI.
SPECTACLE TOUCHANT.
Après le Bacchus, Buonarotti fit, pour le cardinal de Villiers, abbé de Saint-Denis, le groupe célèbre qui a donné son nom à la chapelle della Pietà à Saint-Pierre[392]. Marie soutient sur ses genoux le corps de son Fils, que quelques amis fidèles viennent de détacher de la croix.
C'est dommage que les phrases éloquentes de nos prédicateurs, et les estampes de même force qui garnissent les prie-Dieu, nous aient blasé sur ce spectacle déchirant. Nos paysans, plus heureux que nous, ne songeant pas au ridicule de l'exécution, sont directement sensibles au spectacle qu'on met sous leurs yeux.
C'est une observation que j'ai eu l'occasion de faire de la manière la plus frappante dans la jolie église de Notre-Dame de Lorette, sur le bord de l'Adriatique. Une jeune femme fondait en larmes pendant le sermon[393] en regardant un mauvais tableau représentant une Pietà, comme le fameux groupe de Michel-Ange.
Moi, homme supérieur, je trouvais le sermon ridicule, le tableau détestable; je bâillais, et n'étais retenu là que par le devoir de voyageur.
Lorsque Louis XI, faisant trancher la tête au duc de Nemours, ordonne que ses petits enfants soient placés sous l'échafaud pour être baignés du sang de leur père, nous frémissons à la lecture de l'histoire; mais ces enfants étaient jeunes, ils étaient peut-être plus étonnés qu'attendris par l'exécution de cet ordre barbare; ils n'avaient pas assez de connaissance des malheurs de la vie pour sentir toute l'horreur de cette journée.
Si l'un d'eux, plus âgé que les autres, sentait cette horreur, l'idée d'une vengeance atroce comme l'offense remplissait sans doute son âme et y portait la vie et la chaleur. Mais une mère au déclin de l'âge, une mère qui ne put aimer son mari, et dont toutes les affections s'étaient réunies sur un fils jeune, beau, plein de génie, et cependant sensible comme s'il n'eût été qu'un homme ordinaire! il n'y a plus d'espoir pour elle, plus de soutien; son cœur est bien loin d'être animé par l'espoir d'une vengeance éclatante: que peut-elle, pauvre et faible femme contre un peuple en fureur? Elle n'a plus ce fils, le plus aimable et le plus tendre des hommes, qui avait précisément ces qualités qui sont senties vivement par les femmes, une éloquence enchanteresse employée sans cesse à établir une philosophie où le nom et le sentiment de l'amour revenaient à chaque instant.
Après l'avoir vu périr dans un supplice infâme, elle soutient sur ses genoux sa tête inanimée. Voilà sans doute la plus grande douleur que puisse sentir un cœur de mère.
[392] Dans cette belle langue italienne, on appelle una pietà par excellence la représentation du spectacle le plus touchant de la religion chrétienne.
[393] 16 octobre 1802.
CHAPITRE CXLII.
CONTRADICTION.
Mais la religion vient anéantir en un clin d'œil ce qu'il y aurait d'attendrissant dans cette histoire, si elle se passait au fond d'une cabane[394]. Si Marie croit que son Fils est Dieu, et elle ne peut en douter, elle le croit tout-puissant. Dès lors, le lecteur n'a qu'à descendre dans son âme, et, s'il est susceptible de quelque sentiment vrai, il verra que Marie ne peut plus aimer Jésus de l'amour de mère, de cet amour si intime qui se compose de souvenirs d'une ancienne protection, et d'espérance d'un soutien à venir.
S'il meurt, c'est apparemment que cela convient à ses desseins, et cette mort, loin d'être touchante, est odieuse pour Marie, qui, tandis qu'il se cachait sous une enveloppe mortelle, avait pris de l'amour pour lui. Il devait tout au moins, s'il avait eu pour elle la moindre reconnaissance, lui rendre ce spectacle invisible.
Il est superflu de faire remarquer que cette mort est inexplicable pour Marie. C'est un Dieu tout-puissant et infiniment bon qui souffre les douleurs d'une mort humaine, pour satisfaire à la vengeance d'un autre Dieu infiniment bon.
La mort de Jésus, laissée visible à Marie, ne pouvait donc être pour elle qu'une cruauté gratuite. Nous voilà à mille lieues de l'attendrissement et des sentiments d'une mère.
[394] Revoir la note 60 à la fin de l'Introduction. Il est inutile de répéter que nous parlons comme peintres, et que nous sommes malheureusement réduits à examiner les productions de l'art sous des rapports purement humains; car, encore une fois, ce sont les actions et les passions des faibles mortels que nous voyons dans les tableaux. Quel peintre serait assez sacrilége pour oser croire qu'il a représenté la Divinité? C'est une prétention qui n'a pu appartenir qu'aux païens, et ces païens tout indignes seraient ravis de la Sainte Cécile de Raphaël. Au Musée, combien d'hérétiques ont éprouvé autant de plaisir que les vrais dévots. R. C.
CHAPITRE CXLIII.
EXPLICATIONS.
On peut faire sa cour à un être tout-puissant, mais on ne peut pas l'aimer. Auprès des rois de la terre notre cœur a des moments d'ivresse, si le roi nous prend sous le bras pour faire un tour de jardin.
C'est que notre pensée savoure par avance le bonheur qui sera le fruit d'un tel degré de faveur. Et puis, quelque puissants que soient les rois de la terre, ils sont hommes aussi; comme nous ils ont leurs misères.
Si nous avons fait la guerre avec celui qui nous parle, nous l'avons vu faire faire, en souriant, un mouvement à son cheval pour éviter un boulet qui venait en ricochant. Une fois il s'est privé d'un morceau de pain dans un moment où nous en manquions, pour le donner à un malheureux blessé. Un autre jour il a pardonné à des espions accusés d'en vouloir à sa vie. Voilà des actions d'homme, et d'homme aimable, des choses qui nous montrent que, sous plusieurs rapports, ce roi est de chair et de sang comme nous; des traits enfin qui peuvent quelquefois faire passer, avec la rapidité de l'éclair, par un cœur jeune encore, quelque sentiment ressemblant à de l'amitié.
Mais supposons un instant le prince qui nous traitait si bien exactement tout-puissant, dans toute l'étendue du terme.
Il n'a pas pu chercher à éviter le boulet qui venait en ricochant, il n'avait qu'à lui ordonner de s'arrêter.
Il n'a pas eu à s'imposer un bien grand effort pour pardonner à des assassins ridicules, puisqu'il est immortel.
Il n'a pas pu faire un sacrifice en donnant son dernier morceau de pain au malheureux blessé. Il fallait guérir sur-le-champ le blessé, ou mieux encore faire qu'il n'y eût ni blessé ni malheureux; on voit que le beau moral nous échappe en même temps que l'humanité.
Et même, si ce roi merveilleux vient à guérir le blessé, d'un coup de baguette, il fait une chose fort aisée, et bien inférieure à l'action du prince simple mortel, qui lui donnait son dernier morceau de pain.
En un mot, ce roi tout-puissant, cet être fort par excellence, et au bonheur duquel nous ne saurions contribuer, ne peut être malheureux. Voilà le sceau fatal de l'humanité que je cherche en vain sur son front. A l'instant je lis dans mon cœur qu'en quelque position qu'on me place auprès d'un tel être, je ne puis absolument pas l'aimer.
Tel est le plaisir d'aller voir les œuvres des grands artistes: ils jettent sur-le-champ dans les grandes questions sur la nature de l'homme[395].
[395] Écrit à Saint-Pierre du Vatican, le 1er juillet, à cinq heures du matin. C'est le moment de voir les églises à Rome; plus tard, on est gêné par la présence des fidèles. On fait prévenir le portier la veille.
CHAPITRE CXLIV.
QU'IL N'Y A POINT DE VRAIE GRANDEUR SANS SACRIFICE.
Quelques philosophes d'académie ne manqueront pas de dire que rien n'est si aisé aux beaux-arts que d'exprimer les sentiments divins. Cela est d'autant plus aisé, qu'il nous est absolument impossible même de concevoir le plus simple des sentiments que la Divinité peut avoir à l'égard de l'homme. Si quelqu'un soutient l'opinion contraire, offrez-lui de l'encre et du papier, et priez-le d'écrire ce qu'il conçoit si bien.
Les arts ne sauraient être touchants qu'en peignant des passions d'hommes, comme vous l'avez vu par l'exemple du plus attendrissant des spectacles que la religion puisse offrir; dès qu'en admirant les tableaux sublimes placés dans nos églises il entre dans notre tête la moindre idée religieuse, nos larmes se sèchent pour toujours[396]. La religion de F*** n'était qu'un égoïsme tendre.
La jeune femme de Lorette voyait son fils ou son amant assassiné et la tête appuyée sur ses genoux, ou bien elle croyait que cette mère si tendre et si malheureuse avait le pouvoir de la faire entrer en paradis, et elle se repentait amèrement de l'avoir fâchée par ses péchés.
Le spectateur, qui avait assez réfléchi pour connaître que ce n'était pas là ce qu'il devait se figurer, ne savait comment faire pour s'attendrir.
La représentation d'un fait dans lequel Dieu lui-même est acteur peut être singulière, curieuse, extraordinaire, mais ne saurait être touchante. Canova lui-même entreprendrait en vain le sujet de Michel-Ange. Il augmenterait le nombre des paysannes de Lorette, mais ne nous donnerait pas de nouveaux sentiments. Dieu peut être bienfaiteur; mais, comme il ne s'ôte rien en nous comblant de bienfaits, ma reconnaissance, si je la sépare de l'espoir d'obtenir de nouveaux avantages par la vivacité de ses transports, ma reconnaissance, dis-je, ne peut qu'être moindre de ce qu'elle serait envers un homme[397].
Et ce Japonais, me dira-t-on, qui, dans le tableau de Tiarini placé à Bologne dans la chapelle de Saint-Dominique, voit ressusciter son enfant par saint François-Xavier; s'il sent la reconnaissance la plus vive, répondrai-je, c'est par un homme qu'elle lui est inspirée. Si c'était Dieu qui fît ce miracle, lui qui est tout-puissant, pourquoi a-t-il laissé mourir ce pauvre enfant? Et même saint François-Xavier, de quoi se prive-t-il en le ressuscitant? C'est Hercule ramenant Alceste du royaume des morts, mais ce n'est pas Alceste se sacrifiant pour sauver les jours de son époux.
Le seul sentiment que la Divinité puisse inspirer aux faibles mortels, c'est la terreur, et Michel-Ange sembla né pour imprimer cet effroi dans les âmes par le marbre et les couleurs.
Maintenant que nous avons vu jusqu'où s'étendait la puissance de l'art, descendons à des considérations uniquement relatives à l'artiste.
[396] Pour faire place au profond respect.
[397] C'est ainsi que notre divin Sauveur s'est fait homme lorsqu'il a voulu se rendre sensible à la faiblesse humaine. Les sublimes impressions de tendresse par lesquelles la venue du Messie a tempéré dans nos cœurs le respect du Dieu d'Israël, ne sont autre chose que la douce émanation de ce touchant et incompréhensible mystère.
CHAPITRE CXLV.
MICHEL-ANGE, L'HOMME DE SON SIÈCLE.
Veut-on réellement connaître Michel-Ange? Il faut se faire citoyen de Florence en 1499. Or, nous n'obligeons point les étrangers qui arrivent à Paris à avoir un cachet de cire rouge sur l'ongle du pouce: nous ne croyons ni aux apparitions, ni à l'astrologie, ni aux miracles[398]. La constitution anglaise a montré à la terre la véritable justice, et les attributs de Dieu ont changé[399]. Quant aux lumières, nous avons les statues antiques, tout ce que des milliers de gens d'esprit ont dit à leur sujet, et l'expérience de trois siècles.
Si, à Florence, le commun des hommes eût déjà été à cette hauteur, où ne se fût pas trouvé le génie de Buonarotti? Mais les idées simples d'aujourd'hui alors eussent été surnaturelles. C'est par le cœur, c'est par le ressort intérieur que les hommes de ce temps-là nous laissent si loin en arrière. Nous distinguons mieux le chemin qu'il faut suivre, mais la vieillesse a glacé nos jarrets; et, tels que ces princes enchantés des nuits arabes, c'est en vain que nous nous consumons en mouvements inutiles, nous ne saurions marcher. Depuis deux siècles, une prétendue politesse proscrivait les passions fortes, et, à force de les comprimer, elle les avait anéanties: on ne les trouvait plus que dans les villages[400]. Le dix-neuvième siècle va leur rendre leurs droits. Si un Michel-Ange nous était donné dans nos jours de lumière, où ne parviendrait-il point? Quel torrent de sensations nouvelles et de jouissances ne répandrait-il pas dans un public si bien préparé par le théâtre et les romans! Peut-être créerait-il une sculpture moderne, peut-être forcerait-il cet art à exprimer les passions, si toutefois les passions lui conviennent. Du moins Michel-Ange lui ferait-il exprimer les états de l'âme. La tête de Tancrède, après la mort de Clorinde, Imogène apprenant l'infidélité de Posthumus, la douce physionomie d'Herminie arrivant chez les bergers, les traits contractés de Macduff demandant l'histoire du meurtre de ses petits-enfants, Othello après avoir tué Desdémona, le groupe de Roméo et Juliette se réveillant dans le tombeau, Ugo et Parisina écoutant leur arrêt de la bouche de Nicolo, paraîtraient sur le marbre, et l'antique tomberait au second rang.
L'artiste florentin n'a rien vu de tout cela, mais seulement que la terreur est le premier sentiment de l'homme, qu'elle triomphe de tout, qu'il excellait à la faire naître. Sa supériorité dans la science anatomique est venue lui donner une nouvelle ardeur: il s'en est tenu là.
Comment aurait-il deviné qu'il y avait une autre beauté? Le beau antique, de son temps, ne plaisait que comme bien dessiné. Pour admirer l'Apollon, il faut l'urbanité d'Athènes; Michel-Ange se voyait employé sans cesse à des sujets religieux ou à des batailles: une férocité sombre faisait la religion de son siècle.
La volupté inhérente au climat d'Italie et les richesses en avaient éloigné le fanatisme. Avec ses idées de réforme, Savonarole mit un instant à Florence cette noire passion dans tous les cœurs. Ce novateur fit effet, surtout sur les âmes fortes, et l'histoire rapporte que toute sa vie Michel-Ange eut présente à la pensée l'affreuse figure du moine expirant dans les flammes. Il avait été l'ami intime de ce malheureux. Son âme, plus forte que tendre, resta empreinte de la terreur de l'enfer, et il trouva des esprits bien autrement préparés que nous à fléchir sous ce sentiment. Quelques princes, quelques cardinaux étaient déistes, mais le pli de la première enfance restait toujours. Pour nous, nous avons lu Voltaire à douze ans[401].
Tout l'ensemble du quinzième siècle éloigna donc Michel-Ange des sentiments nobles et rassurants dont l'expression fait la beauté du dix-neuvième.
Il fut par excellence le représentant de son siècle, et, comme Léonard de Vinci, il ne devina point les douces mœurs d'un autre âge. La preuve en est dans cette différence caractéristique: devant un personnage de Michel-Ange, nous pensons à ce qu'il fait, et non à ce qu'il sent.
La Mère du Christ à la Pietà n'est certainement pas à nos yeux un modèle de beauté, et cependant, quand Michel-Ange l'eut finie, on lui reprocha d'avoir fait si belle la mère d'un homme de trente-trois ans.
«Cette mère fut une vierge, répondit fièrement l'artiste, et vous savez que la chasteté de l'âme conserve la fraîcheur des traits. Il est même probable que le ciel, pour rendre témoignage de la céleste pureté de Marie, permit qu'elle conservât le doux éclat de la jeunesse, tandis que, pour marquer que le Sauveur s'était réellement soumis à toutes les misères humaines, il ne fallait pas que la divinité nous dérobât rien de ce qui appartient à l'homme. C'est pour cela que la Vierge est plus jeune que son âge, et que je laisse au Sauveur toutes les marques du sien[402].»
Vous voyez le théologien, et non les souvenirs de l'homme passionné employés avec la hardiesse inflexible d'une logique profonde; son siècle était bien loin de lui faire quelque objection sur les muscles trop marqués du Christ. Il n'en a fait qu'un athlète, car avec ses principes du beau idéal il ne pouvait rendre ses vertus[403].
Pour n'être pas toujours cru sur parole, je transcris quelques-uns des raisonnements de Vasari[404]: il loue la beauté du Christ, qu'il trouve beau à cause de la grande exactitude avec laquelle sont rendus les muscles, les veines, les tendons. Vous savez mieux que moi que c'est précisément en omettant tous ces détails, et en diminuant la saillie des muscles que l'artiste grec est parvenu à nous faire dire en voyant l'Apollon: C'est un dieu!
Un jour Michel-Ange vit à Saint-Pierre un grand nombre d'étrangers qui admiraient son groupe. L'un d'eux demanda le nom de l'auteur; on répondit: Gobbo de Milan. Le soir, Michel-Ange se laissa renfermer dans l'église: il avait une lampe et des ciseaux, et, pendant la nuit, grava son nom sur la ceinture de la Vierge.
[398] Nous parlons des miracles actuels, et sommes pleins de vénération et de foi pour les miracles que Dieu a jugés nécessaires pour l'établissement de la vraie religion.
[399] On veut dire que les hommes s'en sont fait une idée plus juste. (Voyez l'homme de désir.)
[400] Histoire de Maïno, admirable voleur, tué en 1806 près d'Alexandrie. W. E.
[401] L'auteur est loin d'approuver ce qu'il rapporte comme historien.
[402] Condivi, page 32. Michel-Ange, comme artiste, pensait donc avec nous que Dieu ne pouvait exciter la sympathie qu'en descendant à la faiblesse humaine, ainsi que nous l'avons dit page 313 à la note 397.
[403] Du reste, cette Pietà de Michel-Ange, dans la première chapelle à droite en entrant, est trop haut et en trop mauvais jour. C'est le malheur des trois quarts des ouvrages d'art placés dans les églises. Cette Pietà fut demandée à Michel-Ange par l'ambassadeur de France, le cardinal de Villiers, qui la mit à la chapelle des Français dans l'antique Saint-Pierre. Lorsque Bramante démolit l'ancienne église, la Pietà de Buonarotti fut transportée sur l'autel du chœur, et ensuite sur l'autel de la chapelle du Crucifix[xxxi]. Il y en a une copie en marbre par Nani à l'église dell'Anima, et à Saint-André une copie en bronze. L'église de San-Spirito, à Florence, la même où l'on va voir le Crucifix en bois de Michel-Ange, a une copie en marbre. A Marcialla, sur la route de Pise, l'on montre une copie à fresque que l'on dit peinte par Michel-Ange.
[xxxi] Le cardinal de Villiers, abbé de Saint-Denis, et ambassadeur de Charles VIII auprès d'Alexandre VI, mourut à Rome en 1499. Le Ciacconio dit de ce cardinal: «Romæ agens curavit fabricari a Michele Angelo Bonarotta, adhuc adolescente, excellentissimam iconem marmoream D. Mariæ, et Filii mortui inter brachia materna jacentis, quam posuit in capella regia Franciæ D. Petri ad Vaticanum templo.»
[404] Alla quale opera non pensi mai scultore, nè artifice raro potere aggiugnere di disegno ne di grazia, nè con fatica poter mai di finezza, politezza, e di straforare il marmo con tanto d'arte, quanto Michelagnolo vi fece, perchè si scorge in quella tutto il valore, ed il potere dell'arte. Fra le cose belle che vi sono, oltre i panni divini, si scorge il morto Christo, e non si pensi alcuno di belezza di membra e d'artificio di corpo vedere uno ignudo tanto ben ricerco di muscoli, vene, nerbi, sopra l'ossatura di quel corpo, ne ancora un morto più simile al morto di quello. Quivi è dolcissima aria di testa, ed una concordanza nelle appicature, e congiunture delle braccia, ed in quelle del corpo e delle gambe, i polsi e le vene lavorate, che in vero si maraviglia lo stupore, etc., etc. (Vasari, X, page 30.)
CHAPITRE CXLVI.
LE DAVID COLOSSAL.
Après le groupe de la Pietà, les affaires domestiques de Buonarotti le rappelèrent à Florence (1501). Il fit la statue colossale de David, qui est sur la place du Vieux-Palais. On a trouvé l'acte passé pour cet objet. Michel-Ange s'engage envers la confrérie de marchands qui se réunissaient à Santa Maria del Fiore, à tirer une statue haute d'environ neuf brasses (cinq mètres vingt-deux centimètres) d'un bloc de marbre gâté longues années auparavant par un sculpteur ignorant. Il doit commencer le travail le 1er septembre 1501. Il recevra chaque mois, pendant deux ans, six florins larghi; de plus on lui fournira les ouvriers nécessaires. Michel-Ange fit un modèle de cire, construisit une barraque bien fermée autour du bloc de marbre, et commença son travail le 13 septembre 1501. Il a fort bien résolu le problème: Étant donné un bloc de marbre ébauché, trouver une attitude qui lui convienne. Le David est debout; c'est un très-jeune homme qui tient une fronde. L'on voit encore l'ancienne ébauche au sommet de la tête, et à une épaule qui est restée un peu en dedans.
Il faut suivre les progrès du style de Michel-Ange. Dans le bas-relief du combat, il règne une grande sobriété de contours convexes; il y a moins de fierté, et même une certaine douceur d'exécution.
Le Bacchus est plus grec qu'aucun de ses autres ouvrages.
Il y a encore un peu de douceur dans la Pietà de Saint-Pierre.
Cette douceur expire tout à fait dans le David colossal; depuis il fut le terrible Michel-Ange.
Était-ce imitation de l'antique, ou imitation de la nature comme à Bologne?
Soderini, étant venu voir la statue, dit qu'il trouvait un grand défaut, le nez était trop gros. Le sculpteur prend un peu de poussière de marbre et un ciseau, et, donnant quelques coups de marteau sans toucher à sa statue, il laisse tomber à chaque fois un peu de poussière: «Vous lui avez donné la vie,» s'écrie le gonfalonier. Vasari fait les réflexions suivantes[405]: «A dire vrai, depuis que ce David est en place (1504), il a entièrement éclipsé la réputation de toutes les statues modernes ou antiques, grecques ou romaines. On peut dire que ni le Marforio de Rome, ni le Tibre ou le Nil du Belvédère, ni les Géants de Montecavallo, ne peuvent lui être comparés, tant Michel-Ange a su y réunir de beautés. On n'a jamais vu de pose générale plus gracieuse, ni de plus beaux contours que ceux des jambes. Il est certain qu'après avoir vu cette statue, l'on ne doit plus conserver de curiosité pour aucun autre ouvrage fait de nos jours ou dans l'antiquité, par quelque sculpteur que ce soit[406].»
Soderini donna quatre cents écus à Michel-Ange. Il lui avait fait faire un groupe en bronze de David et de Goliath, qui fut porté en France, où l'on ne sait ce qu'il est devenu. Il en est de même d'un Hercule fait avant son voyage à Venise[407].
Des marchands flamands envoyèrent dans leur patrie un bas-relief de bronze représentant la Madone et l'Enfant Jésus. Il ébaucha une statue de Saint Matthieu, qui se voit encore dans la première cour de Santa Maria del Fiore, et qu'il abandonna peut-être comme ayant une position trop contournée.
Pour ne pas laisser tout à fait la peinture, il fit pour Angelo Doni cette Madone qui est à la tribune de la galerie de Florence, et qui y fait une si singulière figure à côté des chefs-d'œuvre de grâce de Léonard et de Raphaël. C'est Hercule maniant des fuseaux. Il y a entre autres dans le lointain quelques figures nues dont Michel-Ange s'est amusé à détailler tous les muscles, en dépit de toute perspective aérienne.
[405] Tome X, page 52, édition de Sienne.
[406] Au contraire, ce David est fort médiocre, et les jambes surtout sont lourdes.
[407] Deux mètres trente-deux centimètres de proportion.
CHAPITRE CXLVII.
L'ART D'IDÉALISER REPARAÎT APRÈS QUINZE SIÈCLES.
Soderini, qui goûtait de plus en plus son talent, le chargea de peindre à fresque une partie de la salle du Conseil dans le palais du gouvernement (1504). Léonard de Vinci avait entrepris l'autre moitié.
Il y représentait la victoire remportée à Angbiari sur le célèbre Piccinino, général du duc de Milan, et avait choisi pour son premier plan une mêlée de cavalerie avec la prise d'un étendard.
Buonarotti eut à peindre la guerre de Pise, et prit pour sujet principal une circonstance fournie par le récit de la bataille. Le jour de l'action, la chaleur était accablante, et une partie de l'infanterie se baignait tranquillement dans l'Arno, lorsque tout à coup l'on cria: Aux armes! Un des généraux de Florence venait d'apercevoir l'ennemi en pleine marche d'attaque sur les troupes de la république.
Le premier mouvement d'épouvante et de courage produit sur ces soldats, surpris par le cri: Aux armes! est celui qu'a saisi Michel-Ange.
Benvenuto Cellini, qui a si peu loué, écrivait en 1559: «Ces fantassins nus courent aux armes, et avec de si beaux mouvements, que jamais ni les anciens ni les modernes n'ont fait œuvre qui arrive à ce point d'excellence. Comme je l'ai dit, le carton du grand Léonard avait aussi un haut degré de beauté. Ces deux cartons furent placés, l'un dans la salle du Pape, et l'autre dans le palais de Médicis. Tant qu'ils durèrent, ils furent l'école du monde. Quoique le divin Michel-Ange ait fait depuis la grande chapelle du pape Jules, il n'atteignit jamais même à la moitié du talent qu'il avait montré dans la bataille de Pise. De sa vie il n'est remonté à la sublimité de ces premiers élans de son génie[408].»
Vasari cite surtout l'expression d'un vieux soldat qui, pour se garantir du soleil en se baignant, s'était mis sur la tête une couronne de lierre: il s'assied pour se vêtir: mais ses vêtements ne peuvent glisser sur des membres mouillés, et il entend le tambour et les cris qui s'approchent. L'action des muscles de cet homme, et surtout le mouvement d'impatience de la bouche n'ont jamais été égalés. L'on se figure les mouvements passionnés, les raccourcis admirables que Michel-Ange sut trouver parmi tant de soldats nus ou à moitié vêtus. Emporté par le feu de son génie, à peine, pour ne pas perdre ses idées, se donnait-il le temps de tracer ses personnages. Les uns avaient les clairs et les ombres, d'autres étaient au simple contour, d'autres enfin à peine dessinés au charbon.
Les artistes restèrent muets d'admiration à l'aspect d'un tel ouvrage. L'art d'idéaliser se montrait pour la première fois: la peinture était affranchie pour toujours du style mesquin. Ils n'avaient jamais eu l'idée d'une telle puissance exercée sur les âmes au moyen du dessin.
Tous les peintres à l'envi se mirent à étudier ce carton. Aristote de Sangallo, ami de Michel-Ange; Ridolfo Ghirlandajo, Raphaël d'Urbin[409], Granacci, Bandinelli, Alphonse Berughetta, Espagnol, André del Sarto, le Franciabigio, Sansovino, le Rosso, Pontormo, Pierin del Vaga, tous vinrent y apprendre à voir la nature sous un aspect plus enflammé et plus fort.
Pour ne pas avoir ce concours d'artistes et de curieux dans le lieu même où s'assemblait le gouvernement, on fit porter le carton dans une salle haute, et ce fut l'occasion de sa perte. Lors de la révolution de 1512, quand la république fut abolie, et les Médicis rappelés, personne ne songeant au chef-d'œuvre de Michel-Ange, Baccio Bandinelli, qui avait de fausses clefs de la salle, le coupa en morceaux et l'emporta. A quoi il fut excité par jalousie de ses camarades, et peut-être aussi par amitié pour Léonard que ce carton faisait paraître froid, et par haine pour Michel-Ange. Ces fragments se répandirent dans toute l'Italie; Vasari parle de ceux qui se voyaient de son temps à Mantoue, dans la maison d'Uberto Strozzi. En février 1575, on voulait les vendre au grand-duc de Toscane. Depuis il n'en a plus été question.
Tout ce qui reste aujourd'hui de ce grand effort de l'art, pour sortir de la froide et exacte imitation de la nature, c'est la figure du vieux soldat gravée par Marc-Antoine, et regravée par Augustin de Venise, estampe connue en France sous le nom des Grimpeurs. Marc-Antoine a aussi gravé la figure d'un soldat vu par derrière.
Le vulgaire a coutume de dire que Michel-Ange manque d'idéal, et c'est lui qui, parmi les modernes, a inventé l'idéal. Il se délassait de l'extrême application qu'il donnait à ce grand ouvrage par la lecture des poëtes nommés alors vulgaires. Il fit lui-même des vers italiens[410].
[408] Tome Ier, page 31, édition des classiques.
[409] Ce grand homme vint à Florence vers la fin de 1504.
[410] Imprimés à Florence en 1623 et 1726. Le manuscrit est à la bibliothèque du Vatican. Les marges sont chargées d'esquisses.
CHAPITRE CXLVIII.
JULES II.
La mort venait d'enlever Alexandre VI, le seul homme, si l'on excepte César Borgia, qui ait réuni à un grand génie les mœurs les plus dissolues, et les vices les plus noirs.
Jules II eut plutôt des vertus déplacées que des vices (1504). Entraîné par une insatiable soif de gloire, inflexible dans ses plans, infatigable à les exécuter, magnanime, impérieux, avide de dominer, sa grande âme se faisait jour en brisant les convenances de la vieillesse et du sacerdoce.
A peine fut-il sur le trône qu'il appela Michel-Ange; mais il hésita plusieurs mois avant de choisir l'ouvrage auquel il l'emploierait. Il eut enfin l'idée de se faire faire un tombeau. Michel-Ange présenta un dessin dont le pape fut ravi. Il l'envoya en toute diligence à Carrare pour extraire les marbres.
En se promenant sur cette côte escarpée, et qui, placée par la nature au fond d'un demi-cercle, sert également de point de vue aux vaisseaux qui viennent de Gênes et à ceux qui arrivent de Livourne, Michel-Ange trouva un rocher isolé qui s'avance dans la mer. Il fut saisi de l'idée d'en faire un colosse énorme qui apparût de loin aux navigateurs. Les anciens, dit-on, ont eu le même projet; du moins les gens du pays montrent-ils dans le roc quelques travaux qu'ils donnent pour un commencement d'ébauche. Le colosse de saint Charles Borromée, près d'Arona, n'est grand que par sa masse, et cependant ce souvenir surnage comme celui de Saint-Pierre de Rome sur tous ceux que le voyageur rapporte d'Italie. Qu'eût donc fait un colosse dessiné par Michel-Ange?
Après huit mois de soins il expédia ses marbres. Ils remontèrent le Tibre, on les débarqua sur la place de Saint-Pierre qui fut presque couverte de ces blocs énormes. Jules II vit qu'il était compris; Michel-Ange fut dans la plus haute faveur.
Qu'on se rappelle ce qu'avaient été les papes et ce qu'ils étaient encore pour un croyant, non pas des rois, mais les représentants de Dieu, mais des êtres tout-puissants sur le salut éternel.
Jules II, dont le génie fier et sévère était fait pour redoubler encore ce respect mêlé de terreur, daigna plusieurs fois aller visiter Michel-Ange chez lui: il aimait ce caractère intrépide, et que les obstacles irritaient au lieu de l'ébranler.
Ce prince alla jusqu'à ordonner la construction d'un pont-levis, qui lui permît de se rendre en secret et à toute heure dans l'appartement de l'artiste: il le combla de faveurs démesurées; tels sont les termes des historiens.
CHAPITRE CXLIX.
TOMBEAU DE JULES II.
Si Michel-Ange eût connu davantage et la cour et son propre caractère, il eût senti que la disgrâce approchait. Bramante, ce grand architecte à qui l'on doit une partie de Saint-Pierre, était fort aimé du pape, mais fort prodigue. Il employait de mauvais matériaux et faisait des gains énormes[411]. Il craignit une parole indiscrète: aussitôt il commença à dire et à faire dire tout doucement, en présence de Sa Sainteté, que s'occuper de son tombeau avait toujours passé pour être de mauvais augure. Les amis de l'architecte se réunirent aux ennemis de Michel-Ange, qui en avait beaucoup, parce que la faveur n'avait pas changé son caractère. Toujours plongé dans les idées des arts, il vivait solitaire et ne parlait à personne. Avant sa faveur, c'était du génie; depuis, ce fut de la hauteur la plus insultante. Toute la cour se réunit contre lui, il ne s'en douta pas, et le pape, aussi sans s'en douter, se trouva avoir changé de volonté.
Cette intrigue fut un malheur pour les arts. Le tombeau de Jules II devait être un monument isolé, carré long, à peu près comme le tombeau de Marie-Thérèse à Vienne, mais beaucoup plus grand. Il aurait eu dix-huit brasses de long sur douze de largeur[412]; quarante statues, sans compter les bas-reliefs, auraient couvert les quatre faces. Sans doute c'était trop de statues; l'œil n'eût pas eu de repos; mais ces statues auraient été faites par Michel-Ange dans tout le feu de la jeunesse, et sous les yeux d'ennemis puissants et excellents juges.
Il est plus que probable que si le projet du tombeau eût tenu, Michel-Ange se serait consacré pour toujours à la sculpture, et n'eût pas employé une partie d'une vie si précieuse à réapprendre la peinture. Il est vrai que ce grand homme y prit une des premières places; mais enfin la première statue qu'il ait faite pour l'immense monument qu'on lui fit abandonner est le Moïse, et c'est la première. A quels chefs-d'œuvre étonnants ne devait-on pas s'attendre dans le genre colossal et terrible!
D'ailleurs le génie est refroidi par ce genre de malheur, la basse intrigue le forçant à abandonner un grand projet pour lequel son âme a longtemps brûlé.
Le dessin du tombeau montre les bizarreries de l'esprit du siècle; plusieurs statues auraient représenté les arts libéraux: la Poésie, la Peinture, l'Architecture, etc.; et ces statues auraient été enchaînées pour exprimer que, par la mort du pape, tous les talents étaient faits prisonniers de la mort.
Toutes les églises étaient petites pour le dessin de Michel-Ange. En cherchant dans Rome une place pour le tombeau de Jules, il lui fit naître l'idée de reprendre les travaux de Saint-Pierre. Michel-Ange ne se doutait guère qu'un jour, après la mort de son ennemi, cette église deviendrait, par sa coupole sublime, le monument éternel de sa gloire dans le troisième des arts du dessin[413].
[411] Guarna a imprimé à Milan, en 1517, un dialogue qui a lieu à la porte du paradis, entre Saint-Pierre, Bramante, et un avocat romain. Ce dialogue, plein de feu et fort amusant, montre qu'en Italie l'on avait bien plus d'esprit et de liberté en 1517 que trois siècles après. On y voit Bramante, homme d'esprit, très-peu dupe, et appréciant fort bien les hommes et les choses. Ce dut être un ennemi fort vif et fort dangereux. Une partie de ce dialogue, très-bien traduit, forme les seules pages amusantes du gros livre de Bossi sur Léonard de Vinci, 246 à 249. La prose italienne d'aujourd'hui vaut la musique française.
[412] Dix mètres quarante-quatre millimètres sur sept mètres quatre-vingt-seize.
Voir la gravure dans M. d'Agincourt.
[413] Saint-Pierre, commencé par Nicolas V. Les murs étaient restés à cinq pieds au-dessus du sol. L'ancienne église de Saint-Pierre ne fut démolie que sous Jules II par Bramante.
CHAPITRE CL.
DISGRACE.
Jules II avait ordonné à Michel-Ange de s'adresser directement à lui toutes les fois qu'il aurait besoin d'argent pour le tombeau (1506). Un reste de marbres laissés à Carrare étant arrivés au quai du Tibre, Buonarotti les fit débarquer, transporter sur la place de Saint-Pierre, et monta au Vatican pour demander l'argent qui revenait aux matelots. On lui dit que Sa Sainteté n'était pas visible, il n'insista pas. Quelques jours après, il se rendit derechef au palais. Comme il traversait l'antichambre, un laquais lui barra le passage, et lui dit qu'il ne pouvait pas entrer. Un évêque, qui se trouvait là par hasard, se hâta de réprimander cet homme, et lui demanda s'il ne savait pas à qui il parlait: «C'est précisément parce que je sais fort bien à qui je parle que je ne laisse pas passer, dit le laquais; je m'acquitte de mes ordres.—Et vous direz au pape, répliqua Michel-Ange, que, si désormais il désire me voir, il m'enverra chercher.»
Il retourne chez lui, ordonne à deux domestiques, qui faisaient toute sa maison, de vendre ses meubles; se fait amener des chevaux de poste, part au galop, et arrive encore le même jour à Poggibonzi, village situé hors des États de l'Église, à quelques lieues de Florence.
Peu de moments après, il voit arriver aussi au galop cinq courriers du pape, qui avaient ordre de le ramener de gré ou de force où qu'ils le rencontrassent. Michel-Ange ne répondit à cet ordre que par la menace de les faire tuer s'ils ne partaient à l'instant. Ils eurent recours aux prières; les voyant sans effet, ils se réduisirent à lui demander qu'il répondît à la lettre du pape qu'ils lui rendaient, et qu'il datât sa réponse de Florence, afin que Sa Sainteté comprît qu'il n'avait pas été en leur pouvoir de le ramener.
Michel-Ange satisfit ces gens et continua sa route bien armé.
CHAPITRE CLI.
RÉCONCILIATION, STATUE COLOSSALE A BOLOGNE.
A peine fut-il à Florence que le gonfalonier reçut du pape un bref plein de menaces. Mais Soderini le voyait revenir avec plaisir, et avait à cœur de lui faire peindre la salle du Conseil d'après son fameux carton. Michel-Ange perfectionnait ce dessin célèbre. Cependant on reçut un second bref, et immédiatement après un troisième[414]. Soderini le fit appeler: «Tu t'es conduit avec le pape comme ne l'aurait pas fait un roi de France; nous ne voulons pas entreprendre une guerre pour toi, ainsi prépare-toi à partir.»
Michel-Ange songea à se retirer chez le Grand Turc. Ce prince, dans l'idée de jeter un pont de Constantinople à Péra, lui avait fait faire des propositions brillantes par quelques moines franciscains.
Soderini mit tout en œuvre pour le retenir en Italie. Il lui représenta qu'il trouverait chez le sultan un bien autre despotisme qu'à Rome, et qu'après tout, s'il avait des craintes pour sa personne, la république lui donnerait le titre de son ambassadeur.
Sur ces entrefaites, le pape, qui faisait la guerre, eut des succès. Son armée prit Bologne, il y vint lui-même, et montrait beaucoup de joie de la conquête de cette grande ville. Cette circonstance donna à Michel-Ange le courage de se présenter. Il arrive à Bologne; comme il se rendait à la cathédrale pour y entendre la messe, il est rencontré et reconnu par ces mêmes courriers du pape qu'il avait repoussés avec perte quelques mois auparavant. Ils l'abordent civilement, mais le conduisent sur-le-champ à Sa Sainteté, qui, dans ce moment, était à table au palais des Seize, où elle avait pris son logement. Jules II, le voyant entrer, s'écrie transporté de colère: «Tu devais venir à nous, et tu as attendu que nous vinssions te chercher.»
Michel-Ange était à genoux, il demandait pardon à haute voix: «Ma faute ne vient pas de mauvais naturel, mais d'un mouvement d'indignation: je n'ai pu supporter le traitement que l'on m'a fait dans le palais de Votre Sainteté.» Jules, sans répondre, restait pensif, la tête basse et l'air agité, quand un évêque, envoyé par le cardinal Soderini, frère du gonfalonier, afin de ménager le raccommodement, prit la parole pour représenter que Michel-Ange avait erré par ignorance, que les artistes tirés de leur talent étaient tous ainsi... Sur quoi le fougueux Jules l'interrompant par un coup de canne[415]: «Tu lui dis des injures que nous ne lui disons pas nous-mêmes, c'est toi qui es l'ignorant; ôte-toi de mes yeux;» et comme le prélat tout troublé ne se hâtait pas de sortir, les valets le mirent dehors à coups de poing[416]. Jules, ayant exhalé sa colère, donna sa bénédiction à Michel-Ange, le fit approcher de son fauteuil, et lui recommanda de ne pas quitter Bologne sans prendre ses ordres.
Peu de jours après, Jules le fit appeler: «Je te charge de faire mon portrait; il s'agit de jeter en bronze une statue colossale que tu placeras sur le portail de Saint-Pétrone.» Le pape mit en même temps à sa disposition une somme de mille ducats.
Michel-Ange ayant fini le modèle en terre avant le départ du pape, ce prince vint à l'atelier. Le bras droit de la statue donnait la bénédiction. Michel-Ange pria le pape de lui indiquer ce qu'il devait mettre dans la main gauche, un livre, par exemple: «Un livre! un livre! répliqua Jules II, une épée, morbleu! car pour moi je ne m'entends pas aux lettres.» Puis il ajouta, en plaisantant sur le mouvement du bras droit qui était fort décidé: «Mais, dis-moi, ta statue donne-t-elle la bénédiction ou la malédiction?—Elle menace ce peuple s'il n'est pas sage,» répondit l'artiste.
Michel-Ange employa plus de seize mois à cette statue (1508), trois fois grande comme nature; mais le peuple menacé ne fut pas sage, car ayant chassé les partisans du pape, il prit la liberté de briser la statue (1511). La tête seule put résister à sa furie; on la montrait encore un siècle après; elle pesait six cents livres. Ce monument avait coûté cinq mille ducats d'or[417].
[414] Julius pp. II, dilectibus filiis prioribus libertatis et vexillifero justitiæ populi Florentini.
Dilecti filii, salutem et apostolicam benedictionem. Michael Angelus sculptor, qui a nobis leviter, et inconsulte discessit, redire ut accepimus ad nos timet, cui nos non succensemus: novimus hujusmodi hominum ingenia. Ut tamen omnem suspicionem deponat, devotionem vestram hortamur velit ei nomine nostro promittere, quod si ad nos redierit, illæsus inviolatusque erit, et in ea gratia apostolica nos habituros, qua habebatur ante discessum. Datum Romæ, 8 julii 1506, Pontificatus nostri anno III.
[415] Vasari, X, page 70.
[416] Con matti frugoni diceva Michelagnolo. (Condivi, page 22.)
[417] Le duc Alphonse de Ferrare acheta le bronze et en fit une belle pièce de canon qu'il nomma la Giulia. Il conservait la tête dans son musée.
CHAPITRE CLII.
INTRIGUE, MALHEUR UNIQUE.
A peine la statue finie, Buonarotti reçut un courrier qui l'appelait à Rome. Bramante ne put parer le coup: il trouva Jules II inébranlable dans la volonté d'employer ce grand homme, seulement il ne songeait plus au tombeau. Le parti de Bramante venait de faire appeler à la cour son parent Raphaël. Les courtisans l'opposaient à Michel-Ange. Ils avaient eu pour agir tout le temps que Michel-Ange avait été retenu à Bologne. Ils inspirèrent au pape, qui était cependant un homme ferme et un homme d'esprit, l'idée singulière de faire peindre par ce grand sculpteur la voûte de la chapelle Sixte IV au Vatican.
Ce fut un coup de partie; ou Michel-Ange n'acceptait pas, et alors il s'aliénait à jamais le bouillant Jules II, ou il entreprenait ces fresques immenses, et il restait nécessairement au-dessous de Raphaël. Ce grand peintre travaillait alors aux célèbres chambres du Vatican, à vingt pas de la Sixtine.
Jamais piége ne fut mieux dressé, Michel-Ange se vit perdu. Changer de talent au milieu de sa carrière, entreprendre de peindre à fresque, lui qui ne connaissait pas même les procédés de ce genre, et de peindre une voûte immense dont les figures devaient être aperçues de si bas! Dans son étonnement, il ne savait qu'opposer à une telle déraison. Comment prouver ce qui est évident?
Il essaya de représenter à Sa Sainteté qu'il n'avait jamais fait en peinture d'ouvrage de quelque importance, que celui-ci devait naturellement regarder Raphaël; mais enfin il comprit dans quel pays il était.
Plein de rage et de haine pour les hommes, il se mit à l'ouvrage, fit venir de Florence les meilleurs peintres à fresque[418], les fit travailler à côté de lui. Quand il eut vu le mécanisme de ce genre, il abattit tout ce qu'ils avaient fait, les paya, se renferma seul dans la chapelle, et ne les revit plus: les autres, fort mécontents, repartirent pour Florence.
Lui-même il faisait le crépi, broyait ses couleurs, et prenait tous ces soins pénibles que dédaignaient les peintres les plus vulgaires.
Pour comble de contrariété, à peine avait-il fini le tableau du Déluge, qui est un des principaux, qu'il vit son ouvrage se couvrir de moisissure et disparaître. Il abandonna tout, et se crut délivré. Il alla au pape, lui expliqua ce qui arrivait, ajoutant: «Je l'avais bien dit à Votre Sainteté, que cet art-là n'est pas le mien. Si vous ne croyez pas à ma parole, faites examiner[419].» Le pape envoya l'architecte Sangallo, qui montra à Michel-Ange qu'il avait mis trop d'eau dans la chaux employée au crépi, et il fut obligé de reprendre son travail.
Ce fut avec ces sentiments que seul, en vingt mois de temps, il termina la voûte de la chapelle Sixtine: il avait alors trente-sept ans.
Chose unique dans l'histoire de l'esprit humain, qu'on ait fait sortir un artiste, au milieu de sa carrière, de l'art qu'il avait toujours exercé, qu'on l'ait forcé à débuter dans un autre, qu'on lui ait demandé, pour son coup d'essai, l'ouvrage le plus difficile et de la plus grande dimension qui existe dans cet art, qu'il s'en soit tiré en aussi peu de temps sans imiter personne, d'une manière qui est restée inimitable, et en se plaçant au premier rang dans cet art qu'il n'avait point choisi!
On n'a rien vu depuis trois siècles qui rappelle, même de loin, ce trait de Michel-Ange. Quand on considère ce qui dut se passer dans l'âme d'un homme aussi délicat sur la gloire, et aussi sévère pour lui-même, lorsque, ignorant même les procédés mécaniques de la fresque, il se chargea de cet ouvrage immense, on croit apercevoir en lui une force de caractère égale, s'il se peut, à la grandeur de son génie.
L'étranger qui pénètre pour la première fois dans la chapelle Sixtine, grande à elle seule comme une église, est effrayé de la quantité de figures et d'objets de tout genre qui couvrent cette voûte.
Sans doute il y a trop de peinture. Chacun des tableaux ferait un effet centuple s'il était isolé au milieu d'un plafond de couleur sombre. C'était le début d'une passion. On retrouve le même défaut dans les loges de Raphaël et dans les chambres du Vatican[420].
[418] Jacopo di Sandro, Agnolo di Donnino, Judaco, Bugiardini, son ami Granacci, Aristotile di san Gallo. Voyez Vasari, X, 77.
[419] Condivi, 28.
[420] La Voûte et le Jugement dernier, au fond de la chapelle, sont de Michel-Ange; le reste des murailles a été peint par Sandro, Pérugin et les autres peintres venus de Florence. Il y a un très-bon Pérugin.
CHAPITRE CLIII.
CHAPELLE SIXTINE.
Les gens qui n'ont aucun goût pour la peinture voient du moins avec plaisir les portraits en miniature. Ils y trouvent des couleurs agréables et des contours que l'œil saisit avec facilité. La peinture à l'huile leur semble avoir quelque chose de rude et de sérieux; surtout les couleurs leur paraissent moins belles. Il en est de même des jeunes amateurs relativement aux tableaux à fresque. Ce genre est difficile à voir; l'œil a besoin d'une éducation, et, cette éducation, l'on ne peut guère se la donner qu'à Rome.
A ce moment du voyage de l'âme sensible vers le beau pittoresque, se trouve cet écueil si dangereux: «Prendre pour admirable ce qui, dans le fait, ne donne aucun plaisir.»
Rome est la ville des statues et des fresques. En y arrivant, il faut aller voir les scènes de l'histoire de Psyché peintes par Raphaël dans le vestibule du palais de la Farnésine. On trouvera dans ces groupes divins une dureté dont Raphaël n'est pas tout à fait coupable, mais qui est fort utile aux jeunes amateurs et facilite beaucoup la vision.
Il faut résister à la tentation, et fermer les yeux en passant devant les tableaux à l'huile. Après deux ou trois visites à la Farnésine, on ira à la galerie Farnèse d'Annibal Carrache.
On ira voir la salle des Papyrus, peinte à la bibliothèque du Vatican par Raphaël Mengs. Si, par sa fraîcheur et son afféterie, ce plafond fait plus de plaisir que la galerie de Carrache, il faut s'arrêter. Cette répugnance ne tient pas à la différence des âmes, mais à l'imperfection des organes. Une quinzaine de jours après, l'on peut se permettre l'entrée des chambres de Raphaël au Vatican. A l'aspect de ces murs noircis, l'œil jeune encore s'écriera: Raphael ubi es? Ce n'est pas mettre trop de temps que d'accorder huit jours d'étude pour sentir les fresques de Raphaël. Tout est perdu si l'on use sur des tableaux à l'huile la sensibilité à la peinture déjà si desséchée par les contrariétés du voyage.
Après un mois de séjour à Rome, pendant lequel l'on n'aura vu que des statues, des maisons de campagne, de l'architecture ou des fresques, l'on peut enfin, un jour de beau soleil, se hasarder à entrer dans la chapelle Sixtine: il est encore fort douteux que l'on trouve du plaisir.
L'âme des Italiens, pour lesquels peignit Michel-Ange, était formée par ces hasards heureux qui donnèrent au quinzième siècle presque toutes les qualités nécessaires pour les arts, mais de plus, et même chez les habitants de la Rome actuelle, si avilis par la théocratie, l'œil est formé dès l'enfance à voir toutes les différentes productions des arts. Quelque supériorité que veuille s'attribuer un habitant du Nord, d'abord très-probablement son âme est froide; en second lieu, son œil ne sait pas voir, et il est arrivé à un âge où l'éducation physique est devenue bien incertaine.
Mais supposons enfin un œil qui sache voir et une âme qui puisse sentir. En levant les yeux au plafond de la Sixtine, vous apercevez des compartiments de toutes les formes, et la figure humaine reproduite sous tous les prétextes.
La voûte est plane, et Michel-Ange a supposé des arêtes soutenues par des cariatides; ces cariatides, comme il est naturel de le penser, sont vues en raccourci. Tout autour de la voûte, et entre les fenêtres, sont les figures de prophètes et de sibylles. Au-dessus de l'autel où se dit la messe du pape, on voit la figure de Jonas, et, au centre de la voûte, à partir du Jonas jusqu'au-dessus de la porte d'entrée, sont représentées les scènes de la Genèse dans des compartiments carrés, alternativement plus grands et plus petits. C'est ces compartiments qu'il faut isoler par la pensée de tout ce qui les environne, et juger comme des tableaux. Jules II avait raison, ce travail serait bien plus facile si les peintures étaient relevées par des fonds d'or comme à la salle des Papyrus. A cette distance, l'œil a besoin de quelque chose d'éclatant.
La sculpture grecque ne voulut rien reproduire de terrible: on avait assez des malheurs réels. Ainsi, dans le domaine de l'art, rien ne peut être comparé à la figure de l'Être éternel tirant le premier homme du néant[421]. La pose, le dessin, la draperie, tout est frappant; l'âme est agitée par des sensations qu'elle n'est pas habituée à recevoir par les yeux. Lorsque dans notre malheureuse retraite de Russie nous étions tout à coup réveillés au milieu de la nuit sombre par une canonnade opiniâtre, et qui à chaque moment semblait se rapprocher, toutes les forces de l'homme se rassemblaient autour du cœur, il était en présence du destin, et, n'ayant plus d'attention pour tout ce qui était d'un intérêt vulgaire, il s'apprêtait à disputer sa vie à la fatalité. La vue des tableaux de Michel-Ange m'a rappelé cette sensation presque oubliée. Les âmes grandes jouissent d'elles-mêmes, le reste a peur et devient fou.
Il serait absurde de chercher à décrire ces peintures. Les monstres de l'imagination se forment par la réunion de diverses parties qu'on a observées dans la nature. Mais aucun lecteur qui n'a pas été devant les fresques de Michel-Ange, n'ayant jamais vu une seule des parties dont il compose les êtres surnaturels, et cependant, dans la nature qu'il nous fait apparaître, il faut renoncer à en donner une idée. On pourrait lire l'Apocalypse, et un soir, à une heure avancée de la nuit, l'imagination, obsédée des images gigantesques du poëme de saint Jean, voir des gravures parfaitement exécutées d'après la Sixtine. Mais plus les sujets sont au-dessus de l'homme, plus les gravures devraient être exécutées avec soin pour attirer les yeux.
Les tableaux de cette voûte peints sur toile formeraient cent tableaux aussi grands que la Transfiguration. On y trouve des modèles de tous les genres de perfection, même de celle du clair-obscur. Dans de petits triangles au-dessus des fenêtres on découvre des groupes qui sont presque tous remplis de grâce[422].
[421] Quatrième carré.
[422] Ces triangles, que la plupart des voyageurs n'aperçoivent même pas, sont au nombre de soixante-huit. Il faut avoir le courage de faire le tour de la chapelle dans la galerie qui passe devant les fenêtres. (Écrit ce chapitre dans cette galerie le 13 janvier 1807.)
CHAPITRE CLIV.
SUITE DE LA SIXTINE.
Il y a dans le Déluge une barque chargée de malheureux qui cherchent en vain à aborder l'arche: battue par des vagues énormes, la barque a perdu sa voile et n'a plus de moyen de salut; l'eau pénètre, on la voit couler à fond.
Près de là se trouve le sommet d'une montagne qui, par la crue des eaux, est devenue comme une île. Une foule d'hommes et de femmes, agités de mouvements divers, mais tous affreux à voir, cherchent à se mettre un peu à couvert sous une tente: mais la colère de Dieu redouble, il achève de les détruire par la foudre et des torrents de pluie[423].
Le spectateur, choqué de tant d'horreurs, baisse les yeux et s'en va. Il m'est arrivé de ne pouvoir retenir à la Sixtine de nouveaux arrivants que j'y avais conduits. Les jours suivants, je ne pouvais plus les faire arrêter dans les églises de Rome devant aucun ouvrage de Michel-Ange. J'avais beau leur dire: «Il est au-dessus d'un homme, quelque grand qu'on veuille le supposer, de deviner, non pas une vérité isolée, mais tout l'ensemble de l'état futur du genre humain. Michel-Ange pouvait-il prévoir quelle marche prendrait l'esprit humain; si par exemple il serait soumis à l'influence de la liberté de la presse ou à celle de l'inquisition?»
On sent qu'il était tout à fait impossible de trouver ou de reconnaître la beauté des dieux ou le beau idéal antique, sous l'empire universel d'un préjugé aussi féroce que celui qui représentait Dieu comme l'être souverainement méchant[424]. Une religion qui admettait la prescience dans sa Divinité, et qui ajoutait: Multi sunt vocati, pauci vero electi[425], défendait à jamais à ses Michel-Ange de devenir des Phidias[426]. Elle faisait bien toujours son Dieu à l'image de l'homme; mais, l'idéalisant en sens contraire, elle lui ôtait la bonté, la justice et les autres passions aimables, pour ne lui réserver que les fureurs de la vengeance et la plus sombre atrocité[427].
Quelle figure auraient faite dans le Jugement dernier le Jupiter Mansuetus ou l'Apollon du Belvédère? Ils y auraient semblé niais. L'ami de Savonarole ne voyait pas la bonté dans ce juge terrible qui, pour les erreurs passagères de cette courte vie, précipite dans une éternité de souffrances.
Le fond de tout grand génie est toujours une bonne logique. Tel fut l'unique tort de Michel-Ange. Semblable à ces malheureux que l'on voit figurer de temps en temps devant les tribunaux, et qui assassinent les petits enfants pour en faire des anges, il raisonna juste d'après des principes atroces.
Être trop fort dans ce qui manque à la plupart des grands hommes fut l'unique malheur de cet être étonnant. La nature lui donna le génie, une santé de fer, une longue carrière, elle aurait dû, pour achever son ouvrage, le faire naître sous l'empire de préjugés raisonnables, chez un peuple où les dieux ne fussent que des hommes riches et heureux comme en Grèce, ou dans un pays où l'Être suprême fût souverainement juste, comme parmi certaines sectes de l'Angleterre.
[423] Le Dieu des catholiques pouvait les anéantir sans souffrances en un clin d'œil. Les souffrances sans témoins sont inutiles. Voyez Bentham.
[424] Quel est en France le vrai chrétien qui, en lisant le sage abbé Fleury, ne voie avec orgueil que rien n'est plus opposé que la superstition italienne du quinzième siècle et la religion sublime et consolante des de Belloy et des du Voisin. Si nous avons le bonheur de suivre la religion de l'Évangile dégagée de toutes les superstitions dont l'intérêt personnel l'avait souillée, à qui avons-nous une telle obligation, si ce n'est à ce clergé français, aussi remarquable par les lumières que par la haute pureté de ses mœurs?
Comme historien, nous prions toujours le lecteur de se souvenir que Michel-Ange ne put vivre et employer son génie que sous l'influence des idées du quinzième siècle. Voilà pourquoi nous nous trouvons forcés d'entrer dans le développement de ces idées et d'en admettre les conséquences.
Ce n'est qu'en tremblant que, dans un livre destiné à analyser l'effet des passions les plus mondaines, nous touchons aux plus redoutables vérités du christianisme. Ri. C.
[425] Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus.
[426] Comparez la mythologie à la Bible (toujours sous le rapport de l'art).
[427] Ce qui est peut-être un malheur pour la peinture; mais qu'est-ce que des arts frivoles comparés aux intérêts éternels de la morale et des gouvernements basés sur la religion? Ri. C.
CHAPITRE CLV.
EN QUOI PRÉCISÉMENT IL DIFFÈRE DE L'ANTIQUE.
Tandis que ces idées étaient bien présentes aux nouveaux arrivants, je les conduisais au musée Pio-Clémentin, car à Rome le plus ancien arrivé fait le cicerone.
Comment faire naître la terreur par la forme d'un bras?
Je leur faisais voir le fleuve antique où Michel-Ange a fait la tête, le bras droit avec l'urne, et quelques petits détails: «Regardez bien le bras gauche, le torse, les jambes qui sont antiques, figurez-vous l'être auquel ce corps doit appartenir, et de là sautez brusquement au bras et à la tête de Michel-Ange. Vous trouverez quelque chose de chargé et de forcé.» Très-souvent l'on ne voyait que les différences physiques. Ce jour-là, nous quittions bien vite le Musée, et nous allions dans le monde.
Les limites des deux styles sont encore plus frappantes si l'on compare les jambes antiques de l'Hercule Farnèse à Naples, avec les jambes qu'avait faites Guglielmo della Porta, peut-être d'après le modèle de Michel-Ange. Vingt ans après avoir découvert et restauré la statue, on retrouva les jambes antiques (1560), et Michel-Ange conseilla, dit-on, de laisser les modernes[428].
Il y avait au moins, chez ce grand homme, défaut de sentiment pour l'harmonie générale. Mais probablement il prenait cette douceur de l'antique pour une beauté de convention.
Si Corneille avait refait le rôle de Bajazet dans la tragédie de Racine, n'aurions-nous pas raison de préférer ce rôle à celui de l'auteur? Voilà ce que Michel-Ange croyait sentir.
Je sortais un jour du musée Clémentin avec un duc fort riche et fort libéral, mais pour qui le difficile[429] est toujours synonyme de beau. Il proscrivait Michel-Ange avec hauteur, et j'étais furieux. «Convenez donc, lui disais-je, que la vanité, que les gens de votre naissance mettent dans les cordons, vous la portez dans les arts: Vous êtes plus heureux de posséder tel manuscrit ignoré et inutile, ou tel vieux tableau de Crivelli[430], que de voir une nouvelle madone de Raphaël, et malgré la sagacité et la force de votre génie, vous n'êtes pas juge compétent dans les arts. Je vous demande un peu d'attention pour le mot idéaliser. L'antique altère la nature en diminuant la saillie des muscles, Michel-Ange en l'augmentant. Ce sont deux partis opposés. Celui de l'antique triomphe depuis cinquante ans, et proscrit Michel-Ange avec la rage d'un ultra. Le parti de l'antique a l'honneur d'être le plus noble, et vous avez l'avantage du nombre, je l'avoue. Il y a cinquante amateurs du difficile contre un homme sensible qui aime le beau. Mais dans cent ans, même les gens à vanité répéteront les jugements des gens sensibles, car à la longue on s'aperçoit que les aveugles ne jugent pas des couleurs. Contentez-vous de vous moquer des ridicules que se donnent les pauvres gens sensibles; leur royaume n'est pas de ce monde. Battez-les dans le salon, mais, le lendemain matin, ne comparez pas votre réveil soucieux et sec au bonheur que leur donne encore le souvenir de Teresa et Claudio[431].
«A côté d'un de ces beaux sites des environs de Rome, reproduits si divinement par le pinceau suave du Lorrain, portez une chambre obscure, vous aurez un paysage dans la chambre obscure. C'est le style de l'école de Florence avant l'apparition de Michel-Ange. Vous aurez le même site dans le tableau de l'artiste; mais, en idéalisant, il a mêlé la peinture de son âme à la peinture du sujet. Il enchantera les cœurs qui lui ressemblent, et choquera les autres. Il est vrai, le paysage de la chambre obscure plaira à tous, mais plaira toujours peu.—C'est ce que nous verrons demain,» dit l'amateur, piqué de l'approbation que deux ou trois femmes donnaient au parti du sentiment.
Le lendemain, nous prîmes deux des meilleurs paysagistes de Rome, et une chambre obscure. Nous choisîmes un site[432]; nous priâmes les artistes de le rendre l'un dans le style paisible et charmant du Lorrain, l'autre avec l'âme sévère et enflammée de Salvator Rosa.
L'expérience réussit pleinement, et nous donna une idée du style froid et exact de l'ancienne école, du style noble et tranquille des Grecs, du style terrible et fort de Michel-Ange. Cela nous avait amusés pendant quinze jours; on discuta beaucoup, et chacun garda son avis.
Pour moi, j'ai souvent regretté que la salle du couvent de Saint-Paul[433] et la chapelle Sixtine ne fussent pas dans la même ville. En allant les voir toutes deux, un de ces jours où l'on voit tout dans les arts, on en apprendrait plus sur Michel-Ange, le Corrége et l'antique, que par des milliers de volumes. Les livres ne peuvent que faire remarquer les circonstances des faits, et les faits manquent à presque tous les amateurs.
[428] Carlo Dati, Vite de Pittori, pag. 117.
[429] Le chant de madame Catalani.
[430] École de Venise.
[431] Joli opéra de Farinelli qu'on donnait alors au théâtre Alberti.
[432] Près du tombeau des Horaces et des Curiaces.
[433] A Parme.
CHAPITRE CLVI.
FROIDEUR DES ARTS AVANT MICHEL-ANGE.
Au reste, si nous étions réduits à ne voir pendant six mois que les statues et les tableaux qui peuplaient Florence durant la jeunesse de Michel-Ange, nous serions enchantés de la beauté de ses têtes. Elles sont au moins exemptes de cet air de maigreur et de malheur qui nous poursuit dans les premiers siècles de cette école.
On voit que la peinture rend sensible cette maxime de morale, que la condition première de toutes les vertus est la force[434]; si les figures de Michel-Ange n'ont pas ces qualités aimables qui nous font adorer le Jupiter et l'Apollon, du moins on ne les oublie pas, et c'est ce qui fonde leur immortalité. Elles ont assez de force pour que nous soyons obligés de compter avec elles.
Rien de plus plat qu'une figure qui veut imiter le beau antique, et n'atteint pas au sublime[435]. C'est comme la longanimité des hommes faibles, qu'entre eux ils appellent du courage. Il faut être l'Apollon pour oser résister au Moïse; et encore tout ce qui n'a pas de la noblesse dans l'âme trouvera le Moïse plus à craindre que l'Apollon.
Le caractère en peinture est comme le chant en musique: on s'en souvient toujours, et l'on ne se souvient que de cela[436].
Dans tout dessin, dans toute esquisse, dans toute mauvaise gravure où vous trouverez de la force, et une force déplaisante par excès, dites sans crainte: Voilà du Michel-Ange.
Sa religion l'empêchant de chercher l'expression des nobles qualités de l'âme, il n'idéalisait la nature que pour avoir la force. Quand il voulut donner la beauté à des figures de femme, il regarda autour de lui, et copia les têtes des plus jolies filles, toutefois, en leur donnant, malgré lui, l'expression de la force, sans laquelle rien ne pouvait sortir de ses ciseaux.
Telle est cette figure d'Ève, à la voûte de la chapelle Sixtine, la Sibylle Érithrée et la Sibylle Persique[437].
Le principal désavantage de Michel-Ange, par rapport à l'antique, est dans les têtes. Ses corps annoncent une très-grande force, mais une force un peu lourde.
[434] Si je parlais à des géomètres, j'oserais dire ma pensée telle qu'elle se présente: la peinture n'est que de la morale construite.
[435] Que me sert la profonde attention et la bonté d'un être faible? S'il se mettait en colère, il me ferait plus d'effet; s'il exprimait la douleur, il pourrait me toucher.
[436] Talma n'a fait qu'une mauvaise chose en sa vie, c'est nos tableaux. Voir Léonidas, les Sabines, Saint Étienne, etc.
[437] Zeuxis plus membris corporis dedit, id amplius atque augustius ratus; atque ut existimant Homerum secutus cui validissima quæque forma etiam in feminis placet. (Quint., Inst. or., XII, c. 10.)
Marc-Antoine a gravé Adam et Ève et la figure de Judith. Bibliothèque du roi.
CHAPITRE CLVII.
SUITE DE LA SIXTINE.
C'est, comme on voit, à la Sixtine que sont ces modèles si souvent cités du genre terrible; et une preuve qu'il faut une âme pour ce style-là, comme pour le style gracieux, c'est que les Vasari, les Salviati, les Santi-di-Tito et toute cette tourbe de gens médiocres de l'école de Florence, qui pendant soixante ans copièrent uniquement Michel-Ange, n'ont jamais pu parvenir jusqu'au dur et au laid, en cherchant le majestueux et le terrible. Comme, dans la sculpture, le calme des passions ne peut être rendu que par l'homme qui a senti toutes leurs fureurs, ainsi, pour être terrible, il faut que l'artiste offense chacune des fibres pour lesquelles on peut sentir les grâces charmantes, et de là passe jusqu'à mettre notre sûreté en péril.
En France, nous confondons l'air grand avec l'air grand seigneur[438]; c'est à peu près le contraire. L'un vient de l'habitude des grandes pensées, l'autre de l'habitude des pensées qui occupent les gens de haute naissance. Comme les grands seigneurs n'ont jamais existé en Italie, il est rare de voir un Français sentir Michel-Ange.
L'air de hauteur des figures de la Sixtine, l'audace et la force qui percent dans tous leurs traits, la lenteur et la gravité des mouvements, les draperies qui les enveloppent d'une manière hors d'usage et singulière, leur mépris frappant pour ce qui n'est qu'humain, tout annonce des êtres à qui parle Jéhovah, et par la bouche desquels il prononce ses arrêts.
Ce caractère de majesté terrible, et surtout frappant dans la figure du prophète Isaïe, qui, saisi par de profondes réflexions pendant qu'il lisait le livre de la loi, a placé sa main dans le livre pour marquer l'endroit où il en était, et, la tête appuyée sur l'autre bras, se livrait à ses hautes pensées, quand tout à coup il est appelé par un ange. Loin de se livrer à aucun mouvement imprévu, loin de changer d'attitude à la voix de l'habitant du ciel, le prophète tourne lentement la tête, et semble ne lui prêter attention qu'à regret[439].
Ces figures sont au nombre de douze; celle de Jonas, si admirable par la difficulté vaincue; le prophète Jérémie, avec cette draperie grossière qui donne le sentiment de la négligence qu'on a dans le malheur, et dont les grands plis ont cependant tant de majesté; la Sibylle Érithrée, belle quoique terrible[440]. Toutes font connaître à l'homme sensible une nouvelle beauté idéale. Aussi Annibal Carrache préférait-il de beaucoup la voûte de la chapelle Sixtine au Jugement dernier. Il y trouvait moins de science.
Tout est nouveau et cependant varié, dans ces vêtements, dans ces raccourcis, dans ces mouvements pleins de force.
Il faut faire une réflexion sur la majesté. Un grand poëte qui a chanté Frédéric II me disait un jour: Le roi, ayant appris que les souverains étrangers blâmaient son goût pour les lettres, dit au corps diplomatique réuni à une de ses audiences: «Dites à vos maîtres que si je suis moins roi qu'eux, je le dois à l'étude des lettres.»
Je pensai sur-le-champ: mais vous, grand poëte, quand vous chantiez la magnanimité de Frédéric, vous sentiez donc que vous mentiez; vous cherchiez donc à faire effet; vous étiez donc hypocrite.
Grand défaut de la poésie sérieuse, et que n'eut pas Michel-Ange, il était dupe de ses prophètes.
L'impatient Jules II, malgré son grand âge, voulut plusieurs fois monter jusqu'au dernier étage de l'échafaud. Il disait que cette manière de dessiner et de composer n'avait paru nulle part. Quand l'ouvrage fut à moitié terminé, c'est-à-dire quand il fut fini de la porte au milieu de la voûte, il exigea que Michel-Ange le découvrît; Rome fut étonnée.
On dit que Bramante demanda au pape de donner le reste de la voûte à Raphaël, et que le génie de Buonarotti fut troublé par l'idée de cette nouvelle injustice. On accuse Raphaël d'avoir profité de l'autorité de son oncle pour pénétrer dans la chapelle et étudier le style de Michel-Ange avant l'exposition publique. C'est une de ces questions qu'on ne peut décider, et j'y reviendrai dans la vie de Raphaël. Au reste, la gloire du peintre d'Urbin n'est point de n'avoir pas étudié, mais d'avoir réussi. Ce qu'il y a de sûr, c'est que Michel-Ange, poussé à bout, découvrit au pape les iniquités de Bramante, et fut plus en faveur que jamais. Il racontait, sur ses vieux jours, à ceux qui lui disaient que cette seconde moitié de la voûte était peut-être ce qu'il avait jamais fait de plus sublime en peinture, qu'après cette exposition partielle il referma la chapelle et continua son travail, mais, pressé par la furie de Jules II, il ne put terminer ces fresques comme il l'aurait voulu[441]. Le pape, lui demandant un jour quand il finirait, et l'artiste répondant comme à l'ordinaire, «Quand je serai content de moi:—Je vois que tu veux te faire jeter à bas de cet échafaud, reprit le pape.» C'est ce dont je te défie, dit en lui-même le peintre; et, étant allé sur le moment à la Sixtine, il fit démonter l'échafaud. Le lendemain, jour de Toussaint 1511, le pape eut la satisfaction qu'il désirait depuis si longtemps, il dit la messe dans la Sixtine.
Jules II se donna à peine le temps de terminer les cérémonies du jour, il fit appeler Michel-Ange pour lui dire qu'il fallait enrichir les tableaux de la voûte avec de l'or et de l'outremer (1511). Michel-Ange, qui ne voulait pas refaire son échafaud, répondit que ce qui manquait n'était d'aucune importance.—Tu as beau dire, il faut mettre de l'or.—Je ne vois pas que les hommes portent de l'or dans leurs vêtements, répondit Michel-Ange.—La chapelle aura l'air pauvre.—Et les hommes que j'ai peints furent pauvres aussi.
Le pape avait raison. Son métier de prêtre[442] lui avait donné des lumières. La richesse des autels et la splendeur des habits augmentent la ferveur des fidèles qui assistent à une grand'messe.
Michel-Ange reçut pour cet ouvrage trois mille ducats, dont il dépensa environ vingt-cinq en couleurs[443].
Ses yeux s'étaient tellement habitués à regarder au-dessus de sa tête, qu'il s'aperçut vers la fin, avec une vive inquiétude, qu'en dirigeant ses regards vers la terre il n'y voyait presque plus; pour lire une lettre, il était obligé de la tenir élevée: cette incommodité dura plusieurs mois.
Après le plafond de la Sixtine, sa faveur fut hors d'atteinte; Jules II l'accablait de présents. Ce prince sentait pour lui une vive sympathie, et Michel-Ange était regardé dans Rome comme le plus chéri de ses courtisans.
[438] Duclos, Considérations.
[439] Les prophètes de Michel-Ange ont de commun avec l'antique l'attention profonde, et par conséquent le mouvement de la bouche.
[440] C'est un ennemi qu'on estime.
[441] Par exemple, les siéges des prophètes ne sont pas dorés dans la seconde moitié de la chapelle.
[442] Louis XIV a dit: «Mon métier de roi.» R. C.
[443] En multipliant par dix les sommes citées pendant le seizième siècle, on a la somme qui achèterait aujourd'hui les mêmes choses: Michel-Ange reçut quinze mille francs, qui équivalent à cent cinquante mille francs.
CHAPITRE CLVIII.
EFFET DE LA SIXTINE.
Je crois que le spectateur catholique, en contemplant les Prophètes de Michel-Ange, cherche à s'accoutumer à la figure de ces êtres terribles devant lesquels il doit paraître un jour. Pour bien sentir ces fresques, il faut entrer à la Sixtine le cœur accablé de ces histoires de sang dont fourmille l'Ancien-Testament[444]. C'est là que se chante le fameux Miserere du vendredi saint. A mesure qu'on avance dans le psaume de pénitence, les cierges s'éteignent; on n'aperçoit plus qu'à demi ces ministres de la colère de Dieu, et j'ai vu qu'avec un degré très-médiocre d'imagination l'homme le plus ferme peut éprouver alors quelque chose qui ressemble à de la peur. Des femmes se trouvent mal lorsque les voix, faiblissant et mourant peu à peu, tout semble s'anéantir sous la main de l'Éternel. On ne serait pas étonné en cet instant d'entendre retentir la trompette du jugement, et l'idée de clémence est loin de tous les cœurs.
Vous voyez combien il est absurde de chercher le beau antique, c'est-à-dire l'expression de tout ce qui peut rassurer, dans la peinture des épouvantements de la religion.
Comme doivent s'y attendre les génies dans tous les genres, on a tourné en reproche à Michel-Ange toutes ces grandes qualités; mais une fois que la mort a fait commencer la postérité pour un grand homme, que lui font dans sa tombe toutes les faussetés, toutes les contradictions des hommes? Il semble que, du sein de cette demeure terrible, ces génies immortels ne peuvent plus être émus qu'à la voix de la vérité. Tout ce qui ne doit exister qu'un moment n'est plus rien pour eux. Un sot paraît dans la chapelle Sixtine, et sa petite voix en trouble le silence auguste par le son de ses vaines paroles; où seront ces paroles? où sera-t-il lui-même dans cent ans? Il passe comme la poussière, et les chefs-d'œuvre immortels s'avancent en silence au travers des siècles à venir.
[444] La loi de grâce nous permet de porter un œil humain sur l'histoire du peuple qui n'est pas celui de Dieu. R. C.
CHAPITRE CLIX.
SOUS LÉON X, MICHEL-ANGE EST NEUF ANS SANS RIEN FAIRE.
On rapporte que du temps que Michel-Ange travaillait à la Sixtine, un jour qu'il voulait faire une course à Florence pour la fête de Saint-Jean, et répondait, comme à son ordinaire: «Quand je pourrai,» à la question: «Quand finiras-tu?» l'impatient Jules II, à portée duquel il se trouvait, lui donna un coup de la petite canne sur laquelle il s'appuyait, en répétant en colère: «Quand je pourrai! quand je pourrai!»
A peine fut-il sorti, que le pontife, craignant de le perdre pour toujours, lui envoya Accurse, son jeune favori, qui lui fit toutes les excuses possibles, et le pria de pardonner à un pauvre vieillard qui avait toujours lieu de craindre de ne pas voir la fin des ouvrages qu'il ordonnait. Il ajouta que le pape lui souhaitait un bon voyage, et lui envoyait cinq cents ducats pour s'amuser à Florence.
Jules II (1513), en mourant, chargea deux cardinaux de faire finir son tombeau. L'artiste, de concert avec eux, fit un nouveau dessin moins chargé; mais Léon X, qui était le premier pape de Florence, voulut y laisser un monument. Il ordonna à Michel-Ange d'aller faire un péristyle de marbre à Saint-Laurent, belle église, qui, comme vous savez, n'a encore pour façade qu'un mur de brique fort laid. Michel-Ange quitta Rome les larmes aux yeux; le nouveau pape avait obligé les deux cardinaux à se contenter de sa promesse de faire à Florence les statues nécessaires. A peine arrivé à Florence, et de là à Carrare, il fut dénoncé à Léon X, comme préférant, par intérêt particulier, les marbres de Carrare, pays étranger, à ceux qu'on pouvait tirer de la carrière de Pietra-Santa en Toscane. L'artiste prouva que ces marbres n'étaient pas propres à la sculpture. L'autorité voulut avoir raison. Michel-Ange se rendit dans les montagnes de Pietra-Santa; quand les marbres furent tirés de la carrière avec des peines infinies, il fit établir un chemin difficile pour les conduire à la mer. De retour à Florence, après plusieurs années de soins, il trouva que le pape ne songeait plus à Saint-Laurent, et les marbres sont encore sur le rivage de la mer. Buonarotti, piqué d'avoir vu Léon X lui donner constamment tort dans cette affaire, et le prendre pour un homme à argent, resta longtemps sans rien faire. Les gens raisonnables ne manqueront pas de remarquer qu'il aurait dû profiter du moment pour finir le tombeau de Jules II. Mais quand les gens raisonnables comprendront-ils qu'il est certains sujets dont, pour leur honneur, ils ne devraient jamais parler[445]?
L'Académie de Florence envoya des députés à Léon X, pour le prier de rendre à sa patrie les cendres du grand poëte florentin, qui sont encore à Ravenne, où il mourut dans l'exil. L'adresse originale existe[446]: voici la signature de notre artiste: «Moi, Michel-Ange, sculpteur, adresse la même prière à Votre Sainteté, offrant de faire au divin poëte un tombeau digne de lui.»
Voilà tout ce que l'histoire rapporte de Michel-Ange pendant neuf longues années. On sait qu'il vivait à Florence comme un des nobles les plus considérés, et l'éclat de sa gloire rejaillissait sur sa famille; car nous avons vu que son père était pauvre, et cependant lorsque Léon X vint revoir sa patrie, et y étaler toute sa grandeur, en 1515, Pietro Buonarotti, frère de Michel-Ange, se trouvait l'un des neuf premiers magistrats.
Michel-Ange, dégoûté de tout travail, s'était cependant remis par raison à faire les statues de Jules II, lorsque le poison ravit aux arts un de leurs plus grands protecteurs.
Ce prince aimable et digne de son beau pays eut pour successeur un Flamand. Ce barbare voulait faire détruire le plafond de la Sixtine, qui, disait-il, ressemblait plus à un bain public qu'à la voûte d'une église[447]. On accusa Michel-Ange, devant lui, d'oublier le tombeau de Jules, pour lequel cependant il avait déjà reçu seize mille écus (1523). Buonarotti voulait courir à Rome. Le cardinal de Médicis, qui quelques mois après fut Clément VII, le retint à Florence pour lui faire construire la salle de la bibliothèque, la sacristie et les tombeaux de sa famille à Saint-Laurent. Ce sont les seuls tombeaux modernes qui aient de la majesté. C'est le genre qui tient le plus au gouvernement. Les tombeaux antiques étaient sublimes par le souvenir des hommes qu'ils enfermaient. Les modernes ne sauraient être que riches, car le souvenir seul de la vertu peut être touchant, le souvenir de l'honneur n'est qu'amusant. Saint-Denis est mesquin et gai. Les Capucins de Vienne ressemblent à un cabinet d'antiquailles; Michel-Ange a vaincu tout cela.
Le pape flamand eut pour successeur Clément VII, prince hypocrite et faible, dont le sort fut de paraître digne du trône jusqu'à ce qu'il y montât. Michel-Ange continuait à Florence les travaux ordonnés.
Le duc d'Urbin, neveu de Jules II, lui fit dire qu'il songeât à sa vie, ou à finir le tombeau de son oncle. Buonarotti vint à Rome. Clément n'hésita pas à lui conseiller d'attaquer lui-même les agents du duc, ne doutant pas que Michel-Ange, par le haut prix qu'il mettait aux ouvrages déjà faits, ne se trouvât créancier de la succession. Rien ne prouve que Michel-Ange ait suivi ce lâche conseil. Il vit en arrivant où la politique du pape le conduisait, et n'eut rien de plus pressé que de regagner Florence. Bientôt après, la malheureuse Rome fut mise à feu et à sang par l'armée du connétable de Bourbon[448].
[445] L'artiste qui ne voit pas le modèle idéal, que peut-il faire?
[446] Archives de l'hôpital de Santa-Maria-Nuova, à Florence.
[447] Vianesio, ambassadeur de Bologne, lui faisant remarquer au Belvédère le groupe de Laocoon, il détourna la tête en s'écriant: «Sunt idola antiquorum.» (Lettere de principi, I, 96.)
[448] Peinture naïve et vive de ce grand événement dans Cellini, qui se trouva renfermé au château Saint-Ange avec le pape, et qui y fit les fonctions d'officier d'artillerie.
CHAPITRE CLX.
DERNIER SOUPIR DE LA LIBERTÉ ET DE LA GRANDEUR FLORENTINES.
Florence saisit l'occasion, et se débarrassa des Médicis[449]. Il s'agissait de choisir un gouvernement. Le gonfalonnier était dévot, les moines de Savonarole toujours ambitieux. Le gonfalonnier proposa de nommer roi Jésus-Christ; on passa au scrutin, et il fut élu, mais avec vingt votes contraires[450]. Le nom de ce roi n'empêcha pas son vicaire, Clément VII, de lancer contre sa patrie tous les soldats allemands qu'il put acheter en Italie. Ces barbares, ivres de joie, s'écrièrent en apercevant Florence du haut de l'Apennin: «Prépare tes brocarts d'or, ô Florence! nous venons les acheter à mesure de pique[451].» L'armée des Médicis était de trente-quatre mille hommes; les Florentins n'en avaient que treize mille[452].
Le gouvernement de Jésus-Christ, qui dans le fait était républicain, nomma Michel-Ange membre du comité des Neuf, qui dirigeait la guerre; et de plus, gouverneur et procureur général pour les fortifications. Ce grand homme, préférant la vertu des républiques au faux honneur des monarchies, n'hésita pas à défendre sa patrie contre la famille de son bienfaiteur. A peine eut-il fait le tour des remparts, qu'il démontra que, dans l'état actuel des choses, l'ennemi pouvait entrer. Il prévoyait le danger, les sots l'accusèrent de le craindre. C'est précisément ce que nous avons vu à Paris, en mars 1814. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que celui qui dans le conseil d'État l'accusa de pusillanimité, parce qu'il disait que les Médicis pouvaient entrer, fut le premier à avoir la tête tranchée après le retour de ces princes[453]. Michel-Ange couvrit la ville d'excellentes fortifications[454]. Le siége commença, l'ardeur de la jeunesse était extrême; mais Buonarotti se convainquit bientôt que Florence était trahie par ses nobles. Il se fit ouvrir une porte, et partit pour Venise avec quelques amis et douze mille florins d'or. Là, pour fuir les visites et retrouver sa chère solitude, il alla se loger dans la rue la plus ignorée du quartier de la Giudeca. Mais la vigilante seigneurie sut son arrivée, l'envoya complimenter par deux Savj, et lui fit toutes les offres possibles. Bientôt arrivèrent sur ses pas des envoyés de Florence. Il entendit la voix du devoir; il crut que l'on pourrait chasser l'infâme Malatesta, et rentra dans sa patrie.
Sa première opération fut de défendre le clocher de San-Miniato, point capital, et fort maltraité par l'artillerie ennemie. En une nuit il le couvrit de matelas du haut en bas, et les boulets ne firent plus d'effet.
Tout ce que la liberté mourante peut faire de miracles, malgré la trahison des chefs, fut déployé dans ce siége. Il ne manqua à Florence, pour se sauver, que le régime de la terreur. Pendant onze mois, au milieu des horreurs de la famine, les citoyens se défendirent en gens qui savent ce que c'est que le pouvoir absolu. Ils tuèrent quatorze mille soldats au pape; ils perdirent huit mille des leurs. A la fin, ils voulaient au moins livrer bataille avant de capituler. Malatesta était en correspondance secrète avec le général ennemi. La bataille ne fut pas donnée.
Le premier article de la capitulation qui ouvrit la porte aux Médicis était l'oubli des injures. D'abord on ne parla que de clémence et de bonté. Tout à coup, le 31 octobre, on vit trancher la tête à six des citoyens les plus braves. Le nombre des emprisonnés et des exilés fut immense[455]. Sur-le-champ l'on envoya arrêter Michel-Ange. Sa maison fut fouillée jusque dans les cheminées; mais il n'était pas homme à se laisser prendre. Il disparut, au grand chagrin de la police des Médicis, qui pendant plusieurs mois perdit son temps à le chercher[456]. Ces princes voulaient sa tête, parce qu'ils le croyaient l'auteur d'un propos qui, ayant quelque chose de bas, était devenu populaire. «Il fallait, disait-on, raser le palais des Médicis, et établir sur la place le marché aux mulets;» allusion à la naissance de Clément VII.
Ce prince hypocrite avait du goût pour la sculpture; il écrivit de Rome que, si l'on parvenait à trouver Buonarotti, et qu'il s'engageât à terminer les tombeaux de Saint-Laurent, on ne lui fît aucun mal. Ennuyé de la retraite, Michel-Ange descendit du clocher de San-Nicolo-Oltre-Arno, et, sous le couteau de la terreur, il fit en peu de mois les statues de Saint-Laurent. Depuis longues années il n'avait vu ni ciseaux ni marteaux. Il commença, comme de juste, par faire une petite statue d'Apollon, pour le Valori.
L'année d'avant, lorsqu'il était question de fortifier Florence, les nobles représentèrent que, quelle que fût l'habileté de Michel-Ange, il serait utile qu'il allât voir Ferrare, chef-d'œuvre de l'art de fortifier et de l'habileté du duc Alphonse.
Ce prince reçut Michel-Ange comme cet homme illustre était reçu dans toute l'Italie. Il prit plaisir à lui montrer ses travaux, et à discuter leur force avec un si excellent connaisseur; mais, lorsqu'il fut sur son départ: «Je vous déclare, lui dit-il, que vous êtes mon prisonnier; je ferais une trop grande faute contre cette tactique dont nous avons tant parlé, si, lorsque le hasard met un si grand homme en ma puissance, je le laissais partir sans rien tirer de lui. Vous n'aurez votre liberté qu'autant que vous me jurerez de faire quelque chose pour moi; statue ou tableau, peu m'importe, pourvu que ce soit de la main de Michel-Ange.»
Buonarotti promit, et, pour se délasser des soucis du siége, il fit un tableau des amours de Léda. La fille de Thestius reçoit les embrassements du cygne, et, dans un coin du tableau, Castor et Pollux sortent de l'œuf. Lors de la chute de Florence, Alphonse envoya en toute hâte un de ses aides de camp, qui eut l'adresse de déterrer Michel-Ange; mais la sottise de dire en voyant le tableau. «Quoi, n'est-ce que ça?—Quel est votre état? répliqua Michel-Ange.» Le courtisan piqué, et voulant plaisanter Florence, grande ville de commerce: «Je suis marchand.—Eh bien! vous avez fait ici de mauvaises affaires pour votre patron. Allez-vous-en comme vous êtes venu.» Peu après, Antonio Mini, un des garçons de l'atelier, qui avait deux sœurs à marier, s'étant recommandé à Buonarotti, il lui fit cadeau de cette Léda et de deux caisses de modèles et de dessins. Mini porta tout cela en France. François Ier acheta la Léda, qui, comme tous les tableaux de ce genre, a sans doute péri sous les coups de quelque confesseur[457].
Le carton est à Londres, dans le cabinet de M. Lock. On dit que Michel-Ange, oubliant la fierté de son style, si contraire au sujet, s'était rapproché de la manière du Titien; j'en doute fort.
A Ferrare, il avait vu le portrait du duc, par le grand peintre de Venise, et l'avait extrêmement loué. Probablement dans ce petit genre il trouvait le Titien un des premiers.
Je ne dissimulerai pas que, durant son pouvoir à Florence, Buonarotti fit une petite injustice. Il y avait eu rivalité entre Bandinelli et lui pour un beau bloc de marbre de neuf brasses (cinq mètres vingt-deux millimètres). Clément VII avait adjugé le marbre à Bandinelli. Buonarotti tout-puissant se le fit donner à son tour, quoique son rival eût déjà ébauché sa statue. Il fit un modèle de Samson qui étouffe un Philistin; mais les Médicis rendirent le marbre à Bandinelli.