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Histoire de la peinture en Italie

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LIVRE SIXIÈME
DU BEAU IDÉAL MODERNE

Pauca intelligenti.


CHAPITRE CXI.
DE L'HOMME AIMABLE.

Que la beauté ait été trouvée chez les Grecs en même temps qu'ils sortaient de l'état sauvage, c'est ce qu'il est impossible de nier[313]; qu'elle soit tombée du ciel, aucun historien ne le rapporte; qu'elle ait été inventée par les raisonnements de leurs philosophes, il n'y a pas moyen de le croire; ils sont trop ridicules; que, comme les beaux tableaux du quinzième siècle, elle soit le fruit inattendu de la civilisation tout entière, c'est ce que les savants allemands les plus opposés à mon idée ne nieront pas.

La vraie difficulté est celle-ci: qu'elle soit l'expression de l'utile[314].

Je n'ai pas dit: Je vais vous prouver cela; mais «daignez vérifier dans votre âme si par hasard la beauté ne serait pas cela.»

A cet effet, je le répète, il faut d'abord avoir une âme; ensuite que cette âme ait un plaisir direct, et non pas de vanité, en présence de l'antique.

Je ne puis prouver à quelqu'un qu'il a la crampe. Dans cette affaire une simple dénégation détruit tout. Je n'opère pas sur des objets palpables, mais sur des sentiments cachés au fond des cœurs.

Je ne puis que faire une enceinte. Les statues expriment-elles quelque chose? Oui; car on les regarde sans s'ennuyer.

Expriment-elles quelque chose de nuisible? Non; car on les regarde avec plaisir. Quelques cœurs jeunes et simples diront: «Oui, la Pallas me fait peur;» mais, quand ils ne seront plus étonnés de cette tête colossale de Jupiter Mansuetus, ils diront: «Celle-là me rassure.»

Me voici de nouveau réduit à vous prédire vos sentiments. Par un cercle vicieux, je reviens, comme Bradamante, au pied du roc inaccessible où Atland garde Roger. Ceci ne se prouve pas. Il me faudrait aussi un bouclier magique où se peignissent les cœurs.

On ne prouve pas une analyse de l'amour, de la haine, de la jalousie. Après avoir lu Othello, on se dit: «Voilà la nature.»

. . . . . Trifles light as air
Seem to the jealous confirmations strong
As proofs from holy writ.
(Othello, acte III.)

Mais si un homme s'écrie: «Cela est absolument faux. J'ai été jaloux, et d'une autre manière;» que direz-vous, sinon: «Allons aux voix.»

Ce qui ne prouve absolument rien pour cet homme.

Quant au bon air, sans l'oisiveté des cours, sans l'ennui, sans l'amour, sans l'immense superflu, sans la noblesse héréditaire, sans les charmes de la société, je crains bien qu'on ne s'en fût jamais avisé[315].

Rien de tout cela en Grèce; mais une place publique, source éternelle de travaux et d'émotions[316]. Ou prononcez que la beauté n'a rien de commun avec l'imitation de la nature, ou convenez que, puisque la nature a changé entre le beau antique et le beau moderne, il doit y avoir une différence.

Duclos disait en 1750:

«L'homme aimable est fort indifférent sur le bien public, ardent à plaire à toutes les sociétés où le hasard le jette, et prêt à en sacrifier chaque particulier. Il n'aime personne, n'est aimé de qui que ce soit, plaît à tous, et souvent est méprisé et recherché par les mêmes gens.

«Le bon ton dans ceux qui ont le plus d'esprit consiste à dire agréablement des riens, et ne pas se permettre le moindre propos sensé, si on ne le fait excuser par les grâces du discours[317]; à voiler enfin la raison, quand on est obligé de la produire, avec autant de soin que la pudeur en exigeait autrefois quand il s'agissait d'exprimer quelque idée libre. L'agrément est devenu si nécessaire, que la médisance même cesserait de plaire si elle en était dépourvue.

«Ce prétendu bon ton, qui n'est qu'un abus de l'esprit, ne laisse pas d'en exiger beaucoup; ainsi il devient dans les sots un jargon inintelligible.

«Les choses étant sur le pied où elles sont, l'homme le plus piqué n'a pas le droit de rien prendre au sérieux, ni d'y répondre avec dureté. On ne se donne pour ainsi dire que des cartels d'esprit; il faudrait s'avouer vaincu pour recourir à d'autres armes, et la gloire de l'esprit est le point d'honneur d'aujourd'hui.»

[313] La Grèce, dans la première époque dont on ait l'histoire, et encore quelle histoire? ce n'est guère qu'une fable convenue; la Grèce, dominée par les féroces Pélages et les grossiers Hellènes, n'eut aucune idée des arts d'imitation.

Vinrent les temps héroïques, et le navire Argos si célébré ne porta probablement que des corsaires qui allaient piller à Colchos l'or que l'on trouvait dans les sables du Phase.

Vint la guerre des sept chefs contre Thèbes, et enfin la célèbre guerre de Troie.

Pendant tout ce temps, on n'a pas le plus petit indice que les beaux-arts aient été cultivés en Grèce, à l'exception de la poésie, qui, chez toutes les nations, comme on le voit en Amérique, est la compagne des héros et des guerriers.

Après la chute de Troie, les chefs qui avaient été longtemps absents de leurs peuplades les retrouvèrent en désordre; leurs femmes même ne les reçurent qu'un poignard à la main. Pour venger ces forfaits, on a des guerres civiles qui durèrent près de quatre siècles, et qui ont trouvé dans Thucydide un narrateur éloquent. Il commence son histoire par peindre rapidement les habitudes et la manière de vivre des Grecs avant le siége de Troie, et depuis cette époque jusqu'au siége où il écrit[xxv].

[xxv] Voir les Leçons d'Histoire de Volney aux écoles normales, excellente préface.

«Ce n'est, dit-il, que vers le temps de la guerre du Péloponèse que ce pays, qui porte le nom de Grèce, a été habité d'une manière stable; avant cette époque, il était sujet à de fréquentes émigrations.

«Ceux qui s'arrêtaient dans une portion de terrain l'abandonnaient sans peine, repoussés par de nouveaux occupants, qui l'étaient à leur tour par d'autres. Comme il n'y avait point de commerce, que les hommes ne pouvaient sans crainte communiquer entre eux ni par terre ni par mer, chacun ne cultivait que le morceau de terre nécessaire à sa subsistance; ils ne connaissaient point les richesses; ils ne faisaient point de plantations, parce que, n'étant pas défendus par des murailles, ils craignaient toujours qu'on ne vînt leur enlever le fruit de leur labeur. Comme chaque Grec était à peu près sûr de trouver en tous lieux sa subsistance journalière, il ne répugnait point à changer de place. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sans défense dans leurs demeures, sans sûreté dans leurs voyages, les Grecs ne quittaient point leurs armes; ils s'acquittaient, armés même, des fonctions de la vie commune. . . . . . .

«Les Athéniens, les premiers, déposèrent les armes, prirent des mœurs plus douces, et passèrent à un genre de vie plus sensuel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les Corcyréens, après un combat naval, dressèrent un trophée à Leucymne, promontoire de leur île, et y firent mourir tous leurs prisonniers, à l'exception des Corinthiens, qu'ils retinrent esclaves.» (Traduction de Lévêque.)

Changez les noms, ce fragment sera l'histoire des sauvages d'Amérique vers le temps où l'arrivée des Européens vint troubler leur naissante société. Les Pélages n'étaient que des habitants de l'Ouabache, et nous n'avons pas besoin de livres pour savoir que partout les mêmes circonstances donnent les mêmes mœurs. Ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'au milieu des avantages sans nombre de notre vie actuelle on nous cite tous les jours en exemple, et avec des regrets comiques, les mœurs et l'esprit de ces malheureux sauvages grecs, ou plutôt l'idée assez grotesque que nous nous en sommes faite. Les courtisans lisent des idylles: l'homme n'aime à admirer que ce qui est loin de lui, et les siècles civilisés n'ont rien trouvé de plus loin d'eux que les temps sauvages. Ne faut-il pas, d'ailleurs, que nos petits professeurs d'athénée dissertent chaque année régulièrement sur le plus ou moins de vérité historique de l'Achille de Racine? Je voudrais bien que le véritable Achille de la guerre de Troie leur apparût au milieu de leurs leçons; ils auraient une belle peur.

Je crains que, malgré la longueur du morceau de Thucydide, vous n'ayez encore de la Grèce une image trop polie. Le pays du monde où l'on connaît le moins les Grecs, c'est la France[xxvi], et cela, grâce à l'ouvrage de l'abbé Barthélemy: ce prêtre de cour a fort bien su tout ce qui se faisait en Grèce, mais n'a jamais connu les Grecs: c'est ainsi qu'un petit maître de l'ancien régime se transportait à Londres à grand bruit pour connaître les Anglais. Il considérait curieusement ce qui se faisait à la chambre des communes, ce qui se faisait à la chambre des pairs; il aurait pu donner l'heure précise de chaque séance, le nom de la taverne fréquentée par les membres influents, le ton de voix dont on portait les toasts; mais sur tout cela il n'avait que des remarques puériles. Comprendre quelque chose au jeu de la machine, avoir la moindre idée de la constitution anglaise, impossible[xxvii].

Le seul pays où l'on connaisse les Grecs, c'est Gottingue.

[xxvi] Les arts à l'Italie, l'esprit comique à la France, la science à l'Allemagne, la raison à l'Angleterre, tel a été l'arrêt du destin.

[xxvii] Voir la correspondance du duc de Nivernois, qui, à la cour, passait pour trop savant. 1763.

[314] Non pas le signe, mais la marque, la saillie extérieure. Le galon, qui est la beauté du peuple, est signe.

[315] Si l'on avait des doutes sur les bases morales de ce livre, voir Bezenval; j'aime ses Mémoires: il a la première qualité d'un historien, pas assez d'esprit pour inventer des circonstances qui changent la nature des faits; et la seconde, qui est d'écrire sur des temps qui intéressent encore; on y trouve le français de 1770 et la cour de Louis XVI.

[316] Pas de conversation de vanité. De là un des malheurs de nos pédants, qui ne peuvent s'empêcher de mettre Molière et Cervantes au-dessus des comiques anciens.

[317] Voilà ce dont les anciens n'eurent jamais d'idée; ils étaient trop attentifs au fond des choses. Les esprits les plus délicats, Cicéron, Quintilien, etc., parlent des difformités corporelles comme d'objets propres à la raillerie. L'aimable Horace a souvent le ton plus grossier que le théâtre des Variétés. Malgré un esprit étonnant, il eût été fort déplacé dans un salon de 1770. Nos pédants n'ont garde de nous parler de la grossièreté, de la rudesse, de l'indélicatesse des anciens, qui passent toute croyance; mais il faut voir les originaux.

CHAPITRE CXII.
DE LA DÉCENCE, DES MOUVEMENTS CHEZ LES GRECS.

Le bon air, à Athènes, ne différait guère de la beauté; c'était la même chose à Sparte. Une mode passagère montrée par Alcibiade aux jardins de l'Académie écartait bien un peu de la beauté; mais le courant des mœurs y reportait toujours; car les changements rapides dans la mode tiennent à la nullité du citoyen et à la monarchie.

On dit que le bon air se remarque plutôt dans un homme en mouvement, et la beauté dans une figure en repos. Faisons la part du mouvement, c'est la source des grâces. C'est une exception charmante faite en notre faveur à la sévérité de cette justice qui n'est plus que pour nous défendre.

Tout ce qui reste de l'antiquité rend témoignage que les mouvements, cette partie du beau que les statues n'ont pu nous transmettre, étaient réglés à Athènes par les mêmes principes que la beauté des formes en repos. Les manières d'un Athénien bien élevé montraient ces habitudes de l'âme que nous lisons dans leurs statues: la force, la gravité, sans laquelle alors il n'y avait point de haute prudence, une certaine lenteur indiquant que le citoyen ne faisait aucun mouvement sans en avoir délibéré.

On venait seulement de déposer les armes. Restait l'habitude de montrer sans cesse la force prête à repousser l'attaque. Or l'homme dont les mouvements ont une rapidité qui peut faire croire que, d'avance, il n'a pas réfléchi à toutes ses actions, est si loin de montrer la force, qu'il donne même cette idée qu'on peut l'attaquer à l'improviste, et par là d'abord avec quelque avantage. La lenteur, la gravité, une certaine grâce étudiée, régnaient donc aux jardins de l'Académie; surtout rien d'imprévu, rien de ce que nous appelons du naturel, aucune trace d'étourderie ni de gaieté. Le chevalier de Grammont et Matha n'eussent paru qu'un instant dans Athènes pour passer aux petites Maisons[318].

[318] Voilà un des avantages de la monarchie absolue tempérée par des chansons, c'est de donner des Molière et des de Brosses. Un Anglais, avec autant d'esprit que le président, qui serait allé en Italie, nous eût laissé un voyage hérissé d'idées d'utilité publique, d'idées de punition, d'idées d'argent; nous n'aurions pas manqué de trouver en route quelque homme réduit à la folie par l'excès du malheur. L'idée de justice et de malheur extrême, si l'on manque à la justice chez un peuple dont le tiers vit d'aumônes et qui est élevé à s'inquiéter sans cesse des dangers de sa liberté, corrompt jusqu'aux ouvrages les plus frivoles. Je ne trouve pas une seule idée triste dans les trois volumes de de Brosses. La vie m'est montrée du côté agréable, et l'auteur est naturel.

CHAPITRE CXIII.
DE L'ÉTOURDERIE ET DE LA GAIETÉ DANS ATHÈNES.

Se montrer en étourdi dans les rues d'Athènes, c'est comme un jeune homme connu dans le monde qui paraîtrait, un jour d'hiver, à la terrasse des Feuillants, donnant le bras à une fille; car les mouvements d'un étourdi n'offrent ni l'idée de la force bonne pour le combat, ni moins encore l'idée de la sagesse requise dans les conseils. Alors, à Athènes, comme à Constantinople de nos jours, la gaieté eût été folie.

Je reviens bien vite à ce mot de grâce. Rien de plus opposé que la grâce antique ou la Vénus du Capitole, et la grâce moderne ou la Madeleine du Corrége[319]. Pour comprendre que dix degrés de froid font à Stockholm un temps très-doux, il faudrait commencer par sentir la dureté habituelle du climat; il faudrait sentir la dureté des mœurs antiques. Par malheur, la science éteint l'esprit et désapprend à lire le blanc des lignes[320]; l'on n'a pas en France la moindre idée de l'antique[321].

La grâce aujourd'hui ne saurait exister avec une certaine apparence de force; il faut cette nuance d'étourderie si aimable quand elle est naturelle. Or toute apparence de faiblesse, chassant l'idée de force, détruisait sur-le-champ la beauté.

La grâce antique était aussi un armistice; l'aspect de la force était caché pour un instant, mais à demi caché: de là des mouvements étudiés; des gestes imprévus eussent jeté un voile trop sombre. Je croirais qu'au ridicule près la grâce était à Athènes comme la politesse dans un dîner chinois[322], ou parmi les membres d'un congrès européen. Tel mouvement était l'expression de l'idée: Je désire vous plaire. Mais, si l'homme en l'honneur duquel on faisait ce mouvement eût voulu rendre la même idée, il eût fait précisément le même geste.

A Paris, l'usage du monde est de déguiser l'idée, et de la faire reconnaître.

Il y a du charme quand cette politesse est à la fois si naturelle et si peu copiée de mouvements déjà connus, que nous pouvons un instant saisir l'illusion que l'homme aimable sent réellement ce qu'il exprime[323].

Le comble de ce genre de politesse, ou plutôt le moment où elle change de nature en passant à la réalité, c'est le mot si connu de la Fontaine: «J'y allais.» Mais ce mot n'est gracieux que pour les âmes tendres; la politesse de bien des gens envers le fablier s'en serait rabattue de moitié: faut-il dire que, dans Athènes, la grâce portée à ce point eût à jamais avili?

La révolution fournit un commentaire à ce qu'on devine ici. Voyez (en 1811) le sérieux de nos jeunes gens et la majesté avec laquelle un bambin de vingt ans déjeune chez Tortoni: c'est tout simple. Il entre, dans ce café, des militaires qu'il ne connaît pas, et qui sont jaloux d'un joli cabriolet, ou quelque ministre qu'il ménage pour une place d'auditeur.

Tout ce qu'on a pensé des Grecs tomberait de soi-même si les usages parmi les nations disparaissaient avec les raisons qui les ont fait naître[324].

[319] Dans le divin Saint Jérôme, aujourd'hui à Parme.

[320] Je ne connais encore d'autre exception que le charmant de Brosses.—Salluste.

[321] Pas même dans le droit. J. in jus ambula.

[322] Description d'un dîner chinois par un voyageur russe. (Journal des Débats et Bibliothèque britannique, 1812.)

[323] M. de Fénelon.

[324] Je pourrais embarrasser tout ceci de citations savantes qui donneraient un caractère respectable, et mettraient ces paradoxes sous la protection de tous les sots qui savent du grec. J'aime mieux renvoyer à Heyne et aux Allemands.

CHAPITRE CXIV.
DE LA BEAUTÉ DES FEMMES.

Dans la république, leurs formes doivent plutôt annoncer le bonheur; dans les monarchies, le plaisir.

Mais voyez quel est le bonheur du colon anglais qui défriche des bois dans les montagnes Bleues, et de l'homme aimable à Paris.

Sous la cabane du sauvage, les femmes ne sont que les esclaves du mari, accablées de tous les travaux pénibles[325]. A Sparte, à Corinthe, elles ne sortaient jamais du profond respect. En vertu de quoi l'homme, qui est le plus fort, n'aurait-il pas abusé de sa force? L'intimité de l'amour était pour un autre sexe. Si les femmes sortaient de leur nullité, ce n'était pas par le plaisir, c'était pour être quelquefois le conseil du mari, ou, comme veuves, pour donner des soins aux enfants; il leur fallait donc la prudence et le sérieux profond qui en était la marque; elles devaient donner des enfants capables de défendre la ville, il leur fallait donc la force. La ville était-elle devenue puissante à force de batailles, les femmes couraient aux combats de gladiateurs; et, par un mouvement de la main, le pouce renversé, ordonnaient que le gladiateur seulement blessé par son partenaire fût par lui égorgé sous leurs yeux avides: il fallait de telles mères aux jeunes Fabius.

[325] Malthus, de la Population, 5e édition.

CHAPITRE CXV.
QUE LA BEAUTÉ ANTIQUE EST INCOMPATIBLE AVEC LES PASSIONS MODERNES.

Vous connaissez Herminie arrivant chez les bergers: c'est une des situations les plus célestes qu'ait inventées la poésie moderne; tout y est mélancolie, tout y est souvenirs.

Intanto Erminia infra l'ombrose piante
D'antica selva dal cavallo è scorta;
Nè più governa in fren la man tremante,
E mezza quasi par tra viva e morta.
Fuggì tutta la notte, e tutto il giorno
Errò senza consiglio e senza guida,
Giunse del bel Giordano a le chiare acque,
E scese in riva al fiume e quì si giacque.
Ma 'l sonno, che de' miseri mortali
È col suo dolce obblio posa e quiete,
Sopì co' sensi i suoi dolori, e l'ali
Dispiegò sovra lei placide e chete.
Non si destò finchè garrir gli augelli.
Non sentì lieti e salutar gli albori,
Apre i languidi lumi..................
Ma son, mentr'ella piange, i suoi lamenti
Rotti da un chiaro suon ch'a lei ne viene,
Che sembra ed è di pastorali accenti
Misto e di boscarecce inculte avene.
Risorge e là s'indrizza a passi lenti,
E vede un uom canuto a l'ombre amene
Tesser fiscelle a la sua greggia accanto,
Ed ascoltar di tre fanciulli il canto.
Vedendo quivi comparir repente
L'insolite arme, sbigottir costoro;
Ma gli saluta Erminia, e dolcemente
Gli affida e gli occhi scopre e i bei crin d'oro,
Seguite, dice, avventurosa gente.

(Tasso, canto VII.)

Dans l'instant où Herminie ôte son casque, et où ses beaux cheveux roulent en boucles d'or sur ses épaules et détrompent les bergers, il faut sur cette charmante figure de la faiblesse, de l'amour malheureux, le besoin du repos, de la bonté venant de sympathie et non d'expérience.

Comment fera la beauté antique, si elle est l'expression de la force, de la raison, de la prudence, pour rendre une situation qui est touchante précisément par l'absence de toutes ces vertus?

CHAPITRE CXVI.
DE L'AMOUR.

Mais la force, la raison, la haute prudence, est-ce là ce qui fait naître l'amour[326]?

Les nobles qualités qui nous charment, la tendresse, l'absence des calculs de vanité, l'abandon aux mouvements du cœur, cette faculté d'être heureuses, et d'avoir toute l'âme occupée par une seule pensée, cette force de caractère quand elles sont portées par l'amour, cette faiblesse touchante dès qu'elles n'ont plus que le frêle soutien de leur raison, enfin les grâces divines du corps et de l'esprit, rien de tout cela n'est dans les statues antiques.

C'est que l'amour, chez les modernes, est presque toujours hors du mariage; chez les Grecs, jamais. Écoutons les maris modernes: plus de sûreté, et moins de plaisirs. Chez les Grecs, le public parlait comme mari; chez nous, comme amant; chez les Grecs, la république, c'est-à-dire la sûreté, le bonheur, la vie du citoyen, sanctifiait les vertus du ménage; tout ce qu'elles obtiennent de mieux parmi nous, c'est le silence; et il est assez reconnu qu'elles ne peuvent faire naître l'amour que chez un vieux célibataire, ou chez quelque jeune homme froid et dévoré d'ambition.

[326] N'aimions-nous pas mieux, au Musée, la charmante Hermione de l'Enlèvement d'Hélène, du Guide, que les têtes plus imposantes de l'antique? Qui jamais a été amoureux de la tête de la Vénus du Capitole ou de la Mamerca?

Le respect et l'amour ne marchent guère ensemble,

chez les modernes. Un Grec estimait son ami.

CHAPITRE CXVII.
L'ANTIQUITÉ N'A RIEN DE COMPARABLE A LA MARIANNE DE MARIVAUX.

Je ne crois pas que l'antiquaire le plus zélé puisse nier que l'amour, tel que nous le sentons aujourd'hui, l'amour de mademoiselle de l'Espinasse pour M. le comte de G..., l'amour de la religieuse portugaise pour le marquis de Chamilly, tant de passions plus tendres peut-être et du moins plus heureuses, puisqu'elles sont restées inconnues, ne soient une affection moderne. C'est un des fruits les plus singuliers et les plus imprévus du perfectionnement des sociétés.

L'amour moderne, cette belle plante brillant au loin, comme le mancenilier, de l'éclat de ses fruits charmants, qui si souvent cachent le plus mortel poison, croît et parvient à sa plus grande hauteur sous les lambris dorés des cœurs. C'est là que l'extrême loisir, l'étude du cœur humain, le cruel isolement au milieu d'un désert d'hommes, l'amour-propre heureux, ou désespéré de nuances imperceptibles, la font paraître dans tout son éclat.

Le Grec n'avait jamais ce sentiment; et, sans l'extrême loisir, point d'amour[327].

Je ne parle ici que de cette partie du cœur humain que les formes d'une statue peuvent trahir; elles sont une prédiction de moments charmants, ou elles ne sont rien; il y a, sans doute, de l'instinct; mais l'instinct est plus sensible à la peinture.

[327] L'amour est en Italie, et non aux États-Unis d'Amérique, ou à Londres. La position d'Abailard, le plus grand homme de son siècle, logé chez le chanoine Fulbert, aimant en secret son écolière, qui adorait sa gloire, était impossible dans l'antiquité. Plura erant oscula quam sententiæ, sæpius ad sinum quam ad libros deducebantur manus.

CHAPITRE CXVIII.
NOUS N'AVONS QUE FAIRE DES VERTUS ANTIQUES.

Rappelons-nous les vertus dont le sculpteur eut besoin jadis dans les forêts de la Thessalie.

C'étaient, ce me semble, la justice, la prudence, la bonté, et ces trois qualités portées à l'extrême. L'homme voulait ces vertus dans ses dieux, il les eût désirées dans son ami[328]. Or ces grandes qualités sont assez peu de mise en France: non qu'on veuille s'ériger ici en misanthrope. Je proteste que, si je tombe, c'est en cherchant pourquoi le Guide nous est plus agréable que Michel-Ange de Carravage. Je parlerai de moi; je dirai, en m'excusant ici et pour l'avenir, que toute morale m'ennuie, et que je préfère les contes de la Fontaine aux plus beaux sermons de Jean-Jacques.

Après cette profession de foi, on me permettra d'entreprendre le détrônement des vertus antiques, et de faire observer que nous n'avons que faire de la force dans une ville où la police est aussi bien faite qu'à Paris. On n'estime plus la force que pour une seule raison, car nos princes ne sont pas réduits, comme Œdipe,

. . . .  A disputer dans un étroit passage
Des vains honneurs du pas le frivole avantage.
(Voltaire.)

La force tombe, même en Angleterre; et, quand nous rencontrons dans les journaux l'éloge de la vigueur du noble lord N***, nous croyons lire une mauvaise plaisanterie. C'est que la très-grande force a un très-grand inconvénient: l'homme très-fort est ordinairement très-sot. C'est un athlète; ses nerfs n'ont presque pas de sensibilité[329]. Chasser, boire et dormir, voilà son existence.

Vous n'aimeriez pas, ce me semble, que votre ami fût un Milon de Crotone. Vous plairait-il plus avec cette énergie de caractère et cette force d'attention qui frappe dans la Pallas de Velletri? Non, cette tête sur des épaules vivantes nous ferait peur.

Non, ces vertus antiques ou chasseraient votre ami de France, ou en feraient un solitaire, un misanthrope fort ennuyeux, et fort peu utile dans le monde; car le vrai ridicule d'Alceste est de se roidir contre l'influence de son gouvernement. C'est un homme qui veut arrêter l'Océan avec un mur de jardin. Philinte aurait dû lui répondre en riant: «Passez la Manche.»

[328] Son compagnon d'armes, et non son amuseur.

[329] Boerhaave.

CHAPITRE CXIX.
DE L'IDÉAL MODERNE.

Si l'on avait à recomposer le beau idéal, on prendrait les avantages suivants:

1o Un esprit extrêmement vif.

2o Beaucoup de grâces dans les traits.

3o L'œil étincelant, non pas du feu sombre des passions, mais du feu de la saillie. L'expression la plus vive des mouvements de l'âme est dans l'œil, qui échappe à la sculpture. Les yeux modernes seraient donc fort grands.

4o Beaucoup de gaieté.

5o Un fonds de sensibilité.

6o Une taille svelte, et surtout l'air agile de la jeunesse.

CHAPITRE CXX.
REMARQUES.

Dans nos mœurs, c'est l'esprit accompagné d'un degré de force très-ordinaire qui est la force. Encore même notre force, grâce à la nature de nos armes, n'est plus une qualité physique, c'est du courage.

L'esprit est fort, parce qu'il met en mouvement les machines à coups de fusil. Les modernes se battent fort peu. Il n'y a plus d'Horatius Coclès. Ensuite l'extrême force est beaucoup moins utile dans les batailles; et, pour les combats particuliers, c'est l'adresse à manier l'épée ou le pistolet qui fait l'avantage. N'était-ce pas une grande force, en 1763, que l'esprit de Beaumarchais? et il ne se battait pas.

Je ne parle pas, pour ce second beau idéal, de l'air de santé, qui va sans dire. Cependant, dans la déroute générale des qualités naturelles, les couleurs trop vives donnent l'air commun. Une certaine pâleur est bien plus noble. Elle annonce plus d'usage du monde, plus de cette force que nous aimons.

CHAPITRE CXXI.
EXEMPLE: LA BEAUTÉ ANGLAISE.

Voyez la tournure des Anglais qui arrivent en France. Indépendamment de leurs modes, ils paraissent singuliers, et les femmes de Paris y trouvent mille choses à reprendre.

Ce n'est pas assurément que leurs couleurs fraîches et leur démarche assurée n'annoncent la santé et la force, et que l'on ne voie dans leurs regards encore plus de raison et de sérieux: c'est précisément parce qu'il y a trop de tout cela. Ils sont plus près que nous du beau antique, et nous trouvons qu'il leur manque, pour être beaux, vivacité et finesse[330].

C'est que les vertus dont le beau antique est la saillie, si l'on ose parler ainsi, sont plus honorées dans un gouvernement libre qu'en France. Voyez les têtes d'Allworthy, de Tom-Jones, de Sophie, du grand peintre Fielding. C'est du beau antique tout pur, aurait dit Voltaire. Aussi, parmi nous, ces gens-là sont-ils un peu lourds. Les Anglais, de leur côté, encore puritains sans le savoir[331], s'arment d'une sainte indignation contre les héros de Crébillon. On en dit du mal même à Paris. Ce sont cependant des portraits très-ressemblants de personnages éminemment modernes.

Le beau idéal antique est un peu républicain[332]. Je supplie qu'à ce mot l'on ne me prenne pas pour un coquin de libéral. Je me hâte d'ajouter que, grâce à l'amabilité de nos femmes, la république antique ne peut pas être, et ne sera jamais un gouvernement moderne.

Jamais en Italie, ni ailleurs, je n'ai trouvé les beaux enfants anglais avec ces cheveux bouclés autour de leurs charmants visages, et ces yeux ornés de cils si longs, si fins, légèrement relevés à l'extrémité, qui donnent à leur regard un caractère presque divin de douceur et d'innocence[333]. Ces teints éblouissants, si transparents, si purs, si profondément colorés à la moindre émotion, que l'étranger rencontre dans les Country-Seats où il a le bonheur d'être admis, c'est en vain qu'il les chercherait dans le reste de la terre. Je n'hésite pas à le dire, si Raphaël avait eu connaissance des enfants de six ans et des jeunes filles de seize de la belle Angleterre, il aurait créé le beau idéal du Nord, touchant par l'innocence et la délicatesse, comme celui du Midi par le feu de ses passions. La science vient approuver cet aperçu de l'âme, et nous dire que dans la jeunesse le tempérament bilieux est une maladie. Pendant la première minute où les yeux du voyageur se fixent sur une beauté anglaise, ils l'embellissent. Dans le Midi, c'est un effet contraire. Le premier aspect de la beauté y est ennemi. L'Italienne qui revoit tout à coup un amant adoré qu'elle croyait à trois cents lieues reste immobile. Ailleurs, on lui saute au cou.

[330] Un Anglais debout présente une ligne parfaitement droite. (Tom. IV des Physion.)

[331] En Angleterre, faire une partie de piquet le dimanche, ou jouer du violon, est une impiété révoltante. Le capitaine du vaisseau qui portait Bonaparte à Sainte-Hélène lui fit cette burlesque notification.

[332] Il annonce les mêmes vertus que commande la république.

[333] Ce n'est qu'en Angleterre que l'on peut comprendre cette phrase du bon Primrose: «My sons hardy and active, my daughters beautiful and blooming,» non plus que le auburn hair.

CHAPITRE CXXII.
LES TOILES SUCCESSIVES.

De même que, pour le premier beau idéal, l'artiste est parti de l'opinion des femmes, de la tribu encore sauvage, et de l'instinct; de même, dans cette seconde recherche de la beauté, faut-il partir des têtes classiques de l'antiquité.

L'artiste prendra la tête de la Niobé, ou la Vénus, ou la Pallas. Il la copiera avec une exactitude scrupuleuse.

Il prendra une seconde toile, et ajoutera à ces figures divines l'expression d'une sensibilité profonde.

Il fera un troisième tableau, où il donnera à la même beauté antique l'esprit le plus brillant et le plus étendu.

Il prendra une quatrième toile, et tâchera de réunir la sensibilité de son second tableau à l'esprit qui brille dans le troisième. Il passera bien près de l'Hermione du Guide[334].

Surtout le peintre s'assurera, par des épreuves multipliées, qu'il ne supprime que les qualités réellement incompatibles.

Je m'attends bien qu'à la première épreuve, dès qu'il voudra donner une sensibilité profonde à la Niobé, l'air de force disparaîtra.

Ici, il ne sera pas éloigné de l'Alexandre mourant de Florence, une des têtes les plus touchantes et les moins belles de l'antiquité.

La Niobé[335] a sans doute une certaine expression de douleur; mais c'est la douleur dans une âme et dans un corps pleins d'énergie. Cette douleur serait plus touchante dans un cœur profondément sensible[336]. Or je ne puis trop le redire, les arts du dessin sont muets; ils n'ont que les corps pour représenter les âmes. Ils agissent sur l'imagination par les sens, la poésie, sur les sens par l'imagination[337].

Ceci rappelle le mot de je ne sais quel mauvais poëte moderne, qui se flattait d'avoir retrouvé la douleur antique.

Je ne crois pas que ce fût là une grande découverte. La douleur antique était plus faible que la nôtre. Voilà tout.

Les jolies femmes du temps du régent avaient déjà des vapeurs, et le maréchal de Saxe était d'une force étonnante, comme son père.

[334] Enlèvement d'Hélène. Ancien Musée Napoléon, no 1,008.

[335] A Florence. La comparer avec les mères du Massacre des Innocents du Guide; et cependant le Guide est peut-être le moins expressif des grands peintres.

[336] La Madeleine du marquis Canova.

[337] S'il est vrai qu'avec les traits que nous lui connaissons Socrate ait porté une physionomie parfaitement ignoble, cette âme sublime fut à jamais hors de la portée des arts du dessin; si l'ignoble s'étendait aux mouvements, hors de la portée de la pantomime, il ne serait plus resté que la parole ou la poésie; mais il est hors de la nature qu'une grande âme ne se trahisse pas par les mouvements.

«Une physionomie pourra être des plus nobles, des plus honnêtes, des plus judicieuses, des plus spirituelles et des plus aimables; le physionomiste pourra y découvrir les plus grandes beautés, parce que, en général, il appelle beau toute bonne qualité qui est exprimée par les sens; mais la forme même ne sera pas belle dans le sens des Raphaël et des Guide.» (Lavater, V, 148.)

Cela tient aux formes reçues des parents, et au pouvoir de l'éducation. Dans la monarchie, le fils de Marius, ne pouvant avoir une compagnie, sera Cartouche. Je suppose que les parents donnent le tempérament, le ressort; et l'éducation, le sens dans lequel il agit.

La sculpture ne peut pas admettre cette exception. Pour elle, la beauté ne peut jamais être que la saillie des vertus; elle suppose toujours qu'il en est de tous les hommes comme d'Hippocrate, qui était le dix-septième grand médecin de sa race. Lavater travaille sur la réalité, si respectable pour l'homme, mais souvent insipide.

Les œuvres de la sculpture ne peuvent avoir cet avantage, et doivent fuir cet inconvénient.

CHAPITRE CXXIII.
LE BEAU ANTIQUE CONVIENT AUX DIEUX.

Mais, dira-t-on, l'idéal moderne n'aura jamais le caractère sublime et l'air de grandeur qui charment dans le moindre bas-relief antique.

L'air de grandeur se compose de l'air de force, de l'air de noblesse, de l'air d'un grand courage.

Le beau moderne n'aura pas l'air de force, il aura l'air de noblesse, et peut-être à un degré supérieur à l'antique.

Il aura l'expression d'un grand courage, précisément jusqu'au point où la force de caractère est incompatible avec la grâce. Nous aimons bien le courage: mais nous aimons bien aussi qu'il ne paraisse que dans le besoin. C'est ce qui gâte les cours militaires. Les méchants disent qu'on y est un peu bête. Catherine II en convenait.

La grâce exclut la force; car l'œil humain ne peut voir à la fois les deux côtés d'une sphère. La cour de Louis XIV restera longtemps le modèle des cours, parce que le duc de Saint-Simon y était considéré sans uniforme, parce qu'on s'y amusait plus qu'à la ville. Aussi avait-on Molière: on riait de Dorante ami de M. Jourdain, et Napoléon a été obligé de défendre l'Intrigante; car, si l'on s'était mis à rire de ses chambellans, où aurait-on fini?

Par un hasard singulier, l'Apollon est plus dieu aujourd'hui que dans Athènes. Cette statue sublime a suivi nos idées. Nous sentons mieux, nous autres modernes, ce que nous serions devant un être tout-puissant. C'est que toutes les fois qu'on nous a fait voir le Père éternel, nous avons aperçu l'enfer au fond du tableau.

Le beau idéal des anciens régnera toujours dans l'Olympe; mais nous ne l'aimerons parmi les hommes qu'autant qu'ils auront à exercer quelque fonction de la Divinité. Si je dois choisir un juge, je voudrai qu'il ressemble au Jupiter Mansuetus. Si j'ai un homme à présenter à la cour, j'aimerai qu'il ait la physionomie de Voltaire.

CHAPITRE CXXIV.
SUITE DU MÊME SUJET.

On me disputera peut-être l'air noble. Mais je représenterai qu'il y a plus de noblesse parmi les modernes, et des séparations plus fines. A Londres, j'ai vu un lord serrer la main d'un riche charcutier de la Cité[338]. J'ai cru voir Scipion l'Africain briguant pour son frère le commandement de l'armée contre Antiochus.

Dans les dissertations littéraires, voyez les plaintes des gens de lettres sur la rareté des termes nobles, et leur envie pour Homère. C'est un poëte contemporain de Montaigne, qui se serait librement servi, non-seulement du français d'alors, mais encore du picard et du languedocien, et malgré cela toujours noble. Si la chose existe, il ne manque donc plus que le talent de la peindre. Voici une objection. Comme nous n'avons jamais entendu le peuple parler grec ou latin, nous ne trouvons pas un seul mot ignoble dans Virgile ou Homère, ce qui fait un des sujets les plus raisonnables de l'admiration des pédants. L'idéal antique jouit presque du même avantage. Il a été établi sur des formes de têtes un peu différentes des nôtres. Le voyageur est frappé de rencontrer au milieu des ruines d'Athènes des traits qui le remettent tout à coup devant la Vénus ou l'Apollon. C'est comme dans les environs de Bologne, l'on ne peut faire un pas sans trouver une tête de l'Albane ou du Dominiquin.

[338] Le 6 janvier 1816.

CHAPITRE CXXV.
RÉVOLUTION DU VINGTIÈME SIÈCLE.

Rien de plus original n'a jamais existé qu'une réunion de vingt-huit millions d'hommes parlant la même langue et riant des mêmes choses. Jusqu'à quand, dans les arts, notre caractère sera-t-il enfoui sous l'imitation? Nous, le plus grand peuple qui ait jamais existé (oui, même après 1815), nous imitons les petites peuplades de la Grèce, qui pouvaient à peine former ensemble deux ou trois millions d'habitants.

Quand verrai-je un peuple élevé sur la seule connaissance de l'utile et du nuisible, sans Juifs, sans Grecs, sans Romains?

Au reste, à notre insu, cette révolution commence. Nous nous croyons de fidèles adorateurs des anciens; mais nous avons trop d'esprit pour admettre, dans la beauté de l'homme, leur système, avec toutes ses conséquences. Là, comme ailleurs, nous avons deux croyances et deux religions. Le nombre des idées s'étant prodigieusement accru depuis deux mille ans, les têtes humaines ont perdu la faculté d'être conséquentes.

Une femme, dans nos mœurs, n'énonce guère d'opinion détaillée sur la beauté, sans quoi je verrais une femme d'esprit bien embarrassée. Elle admire au Musée la statue de Méléagre; et si ce Méléagre, que les statuaires regardent avec raison comme un parfait modèle de la beauté de l'homme, entrait dans son salon avec sa figure actuelle, et précisément l'esprit qu'annonce cette figure, il serait lourd et même ridicule.

C'est que les sentiments des gens bien nés ne sont plus les mêmes que chez les Grecs. Les amateurs véritables qui enseignent au reste de la nation ce qu'elle doit sentir se rencontrent parmi les gens qui, nés dans l'opulence, ont pourtant conservé quelque naturel. Quelles étaient les passions de ces gens-là chez les Grecs? quelles sont-elles parmi nous?

Chez les anciens, après la fureur pour la patrie, un amour qu'il serait ridicule même de nommer; chez nous, quelquefois l'amour, et tous les jours ce qui ressemble le plus à l'amour[339]. Je sais bien que nos gens d'esprit, même ceux qui ont une âme, donnent bien des moments à l'ambition, soit des honneurs publics, soit des jouissances de vanité. Je sais encore qu'ils ont peu de goûts vifs, et que leur vie se passe plutôt dans une indifférence amusée. Alors les arts tombent[340]; mais de temps en temps les événements publics tuent l'indifférence[341].

Au milieu de tout cela, ce sont les passions tendres qui dirigent le goût.

La rêverie qui aime la peinture est plus mélangée de noblesse que celle qui s'abandonne à la musique. C'est qu'il y a une beauté idéale en peinture: elle est bien moins sensible en musique. L'on voit sur-le-champ une tête vulgaire, et la tête de l'Apollon; mais on trouve un air donnant les mêmes sentiments, et plus noble ou moins noble que del signore de Paolino dans le Mariage secret. La musique nous emporte avec elle, nous ne la jugeons pas. Le plaisir en peinture est toujours précédé d'un jugement.

L'homme qui arrive devant la Madonna alla Seggiola dit: «Que c'est beau!» Aussi la peinture ne manque-t-elle jamais tout à fait son but, comme il arrive à la musique.

Le spectateur sent plus sa force, il est plus sensible et moins mélancolique au Musée qu'à l'Opéra-Buffa. Il y a un effort pénible pour revenir des enchantements de la musique à ce que le monde appelle les affaires sérieuses, qui est beaucoup moindre en peinture.

Les brouillards de la Seine ne sont donc pas si contraires à la peinture qu'à la musique[342].

Le vent d'ouest est fort rare en été dans la mer du Sud; mais enfin c'est le seul par lequel on puisse aborder à Lima.

Le soleil est un peu pâle en France; on y a beaucoup d'esprit, on est porté à mettre de la recherche dans l'expression des passions. On ne sait admirer le simple que quand il est donné par un grand homme; mais chaque jour l'extrême civilisation guérit de ce défaut. Dans tous les pays l'on commence par le simple[343]. L'amour de la nouveauté jette dans la recherche[344], l'amour de la nouveauté ramène au simple[345]. Voilà où nous en sommes; et, pour les choses de sentiment, c'est peut-être à Paris que se trouvent les juges les plus délicats; mais il surnage toujours un peu de froideur[346].

C'est donc à Paris qu'on a le mieux peint l'amour délicat, qu'on a le mieux fait sentir l'influence d'un mot, d'un coup d'œil, d'un regard. Voyez mademoiselle Mars jouant Marivaux, et regardez-la bien, car il n'y a rien d'égal au monde.

Dans Athènes l'on ne cherchait pas tant de nuances, tant de délicatesse. La beauté physique obtenait un culte partout où elle se rencontrait. Ces gens-là n'allèrent-ils pas jusqu'à s'imaginer que les âmes qui habitaient de beaux corps s'en détachaient avec plus de répugnance que celles qui étaient cachées sous des formes vulgaires? Au dernier soupir, elles en sortaient lentement, et peu à peu, afin de ne leur causer aucune douleur violente qui eût altéré la beauté, et de les laisser comme plongés dans un sommeil tranquille[347]. Mais aussi le culte de la beauté n'était que physique, l'amour n'allait pas plus loin, et Buffon eût trouvé chez les Grecs bien des partisans de son système.

Ils ne voyaient point dans les femmes des juges de mérite, et se trouvaient peu sensibles au plaisir d'être aimés. Une femme était une esclave qui faisait son devoir. Voyez le sort d'Andromaque dans Virgile, le Mozart des poëtes. Aussi, dans la science des mouvements de l'âme, les philosophes grecs restèrent-ils des enfants. Voyez les Caractères de Théophraste, ou essayez de traduire en grec l'histoire de mademoiselle de la Pommeraie, de Jacques le Fataliste.

[339] Ceci est très-faux pour l'Angleterre, et le deviendra pour nous si les deux Chambres durent. On ne demandera plus d'un grand général: «Est-il aimable?» Les femmes de province ont donc raison d'être du parti de l'éteignoir.

[340] Le règne de Louis XVI.

[341] La révolution.

[342] La musique est une peinture tendre; un caractère parfaitement sec est hors de ses moyens. Comme la tendresse lui est inhérente, elle la porte partout; et c'est par cette fausseté que le tableau du monde qu'elle présente ravit les âmes tendres, et déplaît tant aux autres.

Pourquoi la musique est-elle si douce au malheur? C'est que, d'une manière obscure, et qui n'effarouche point l'amour-propre, elle fait croire à la douce pitié. Cet art change la douleur sèche du malheureux en douleur regrettante; il peint les hommes moins durs, il fait couler les larmes, il rappelle le bonheur passé, que le malheureux croyait impossible.

Sa consolation ne va pas plus loin; à la jeune fille folle d'amour, qui pleure la mort d'un amant chéri, il ne fait que nuire et que hâter les progrès de la phthisie.

L'écueil du comique, c'est que les personnages qui nous font rire ne nous semblent secs et n'attristent la partie tendre de l'âme. La vue du malheur lui ferait négliger la vue de sa supériorité; c'est ce qui, pour certaines gens, fait le charme d'un bon opéra-buffa, si supérieur à celui d'une bonne comédie: c'est la plus étonnante réunion de plaisirs. L'imagination et la tendresse sont actives à côté du rire le plus fou[xxviii].

[xxviii] Tels sont, supérieurement, I nimici generosi de Cimarosa.

[343] Anacréon.

[344] Le cavalier Marin.

[345] Parny, les chansons de Moncrif.

[346] Qui est peut-être nécessaire pour bien juger; c'est ce qui fait qu'en Italie on juge moins bien des passions tendres; pour peu que le livre soit passable, il ravit (Lettere di Oritz); mais le public y est parfait pour l'ambition, le patriotisme, la vengeance, etc.

[347] Philostrate.

CHAPITRE CXXVI.
DE L'AMABILITÉ ANTIQUE.

Suivons Méléagre chez Aspasie. Il y était aimable. Par sa force il brillait dans les jeux du cirque, et aimait à en parler. Cela faisait une conversation intéressante parmi des hommes que l'amour de la vie livrait à ces jeux. Chacun d'eux se rappelait que, dans le dernier combat, il avait vu tuer un de ses compagnons, pour avoir lancé son javelot trop loin. Aujourd'hui, dans une bataille, le nombre infini de ces petits drames, qui tous finissent par la mort, manque de physionomie: c'est presque toujours une balle qui entre dans une poitrine; et, une fois qu'on a bien vu l'impression que fait la balle en traversant la peau, la mort du soldat n'offre plus qu'un intérêt de calcul. Si l'on avait le temps d'être ému, ce serait tout au plus un tirage de loterie. Mais le capitaine qui voit tomber son monde pense à l'état de situation qu'il doit fournir le soir. «Si ma compagnie est réduite à moins de quarante hommes, se dit-il, il est impossible qu'elle fasse campagne; il faut qu'on m'envoie des conscrits du dépôt.»

Dans les batailles sanglantes de l'antiquité, l'épée décidait tout; le capitaine n'était pas derrière sa troupe: chaque mort formait un tableau, et un tableau intéressant pour le chef, toujours dans la mêlée[348].

Athènes, quoiqu'elle eût quatre cent mille esclaves, n'avait que trente mille citoyens. Mais, quand même il y aurait eu un public n'allant pas à la guerre, je dis qu'on y prenait un intérêt tout autre.

Parmi nous, l'État fait la guerre; cela veut dire, pour le riche habitant de Paris, qu'au lieu de payer au prince dix mille francs d'impôt, il en payera quinze ou vingt mille. Les gens d'un certain rang vont à l'armée par vanité, pour porter aux Tuileries un brillant uniforme, et dans les salons de Paris une certaine fatuité. Ils entendent dire dans les discours payés par le gouvernement que cette vanité est de l'héroïsme, et qu'ils se battent pour leur patrie, et non pour leurs épaulettes. D'ailleurs, si quelque général est emporté par un boulet, l'Académie a la mort d'Épaminondas[349].

Mais qu'est-ce que cela me fait, à moi, qui ai toujours ma loge à l'Opéra, mon équipage de chasse, et mes maîtresses? Je m'abonne tout au plus à quelque gazette étrangère[350].

En Grèce, la guerre mettait directement en péril, avec l'existence de toute la société, l'existence de chacun des habitants. Il fallait ou vaincre dans la bataille, ou être prisonnier, et l'on a vu ce que les Corcyréens faisaient des prisonniers. Le vainqueur emmenait tout, les femmes, les enfants, les animaux domestiques; il brûlait les huttes, et ensuite allait demander un triomphe au sénat de Rome.

Ne sachant ce qu'il voulait des bons Allemands, un homme a, dix ans de suite, troublé leur repos; ils ont fini par se révolter, et, guidés par la lance du Cosaque, ils sont venus nous donner un échantillon des guerres antiques. L'habitant de Paris a entendu le bruit du canon; il a vu son parc ravagé, il a été obligé de faire un uniforme. Mais il faut cinq ou six siècles pour ramener ces événements; à Athènes, on les craignait tous les cinq ou six ans. Avec la différence nécessaire dans la culture de l'esprit, et la différence dans l'amour, voilà qui explique toute l'antiquité.

La belle statue de Méléagre avait donc par sa force mille choses intéressantes à dire. S'il paraissait beau, c'est qu'il était agréable; s'il paraissait agréable, c'est qu'il était utile.

Pour moi l'utilité est de m'amuser, et non de me défendre, et je vois bien vite dans les grosses joues de Méléagre qu'il n'eût jamais dit à sa maîtresse: «Ma chère amie, ne regarde pas tant cette étoile, je ne puis pas te la donner[351]

[348] Tite-Live.

[349] «Le mot de patrie est à peu près illusoire dans un pays comme l'Europe, où il est égal, pour le bonheur, d'être à un maître ou à un autre.» (Montesquieu.) Chez les anciens, chaque citoyen était occupé du gouvernement de la patrie. Qu'a perdu Sarrelouis à n'être plus France?

[350] Besenval, Bataille de Fillinghausen.

Ridicule des prédictions de M. de Choiseul, tom. I, p. 100.

Sautez de là à Tite-Live. Une fenêtre trop étroite fait faire la guerre à Louvois (Saint-Simon). Le patriotisme est donc dans l'Europe moderne le ridicule le plus sot.

[351] Mémoires de Marmontel, milord Albemarle. Dans cent ans, lorsque les deux Chambres auront gagné toute l'Europe, les guerres seront courtes, comme les accès d'humeur des enfants. Alors pour le beau:

Novus sæclorum nascitur ordo.

CHAPITRE CXXVII.
LA FORCE EN DÉSHONNEUR.

Le public sent si bien, quoique si confusément, l'existence du beau idéal moderne, qu'il a fait un mot pour lui, l'élégance.

Que voit-on dans l'élégance? D'abord l'absence de toute cette partie de la force qui ne peut pas se tourner en agilité.

Si un jeune homme de vingt ans débute dans le monde avec la taille d'Hercule, je lui conseille de prendre le rôle d'homme de génie. Ses séances avec son tailleur seraient toujours un supplice; il vaudrait mieux pour lui avoir quinze ans de plus et une taille élancée. C'est que la qualité qui nous est le plus antipathique dans le beau idéal antique, c'est la force[352]. Cela vient-il de l'idée confuse qu'elle est toujours accompagnée d'une certaine épaisseur dans l'esprit? Cela vient-il de l'observation que l'âge mûr ajoute aux formes sveltes de la jeunesse? Et qu'est-ce qu'un vieillard dans la monarchie? Cela vient-il du profond mépris pour le travail?

Après la force, notre plus grande aversion est pour l'appareil de la prudence, et le sérieux profond. C'est que la stupidité ressemble un peu au sérieux profond. C'est un écueil pour les statuaires[353].

Enfin, pour qu'aucune des parties du beau antique ne reste inattaquée, l'air de bonté peut paraître quelquefois l'air de la niaiserie qui demande grâce devant les épigrammes, ou l'air de la sottise, qui, comme le renard sans queue, voudrait persuader qu'il n'y a d'esprit que dans le bon sens.

Le bon sens, si déshonoré dans la monarchie, que Montesquieu, avec le style de Bentham, n'eût pas été lu[354]. Le monde est dans une révolution. Il ne reviendra jamais ni à la république antique, ni à la monarchie de Louis XIV. On verra naître un beau Constitutionnel.

[352] En 1770, un gentilhomme, insulté par un paysan, ne devait pas le rosser avec effort, mais comme en se jouant. (Voir Crébillon fils.) Les biens nationaux changent un peu cela.

[353] Dans la monarchie, le gouvernement fait tout pour vous. A quoi rêvez-vous si profondément?

Fish not with this melancholy bait
For this fool-gudgeon, this opinion.
Merch. of Venice, acte I, scène 1.

[354] J'ai connu dans le Cumberland un lord très-original (je demande grâce pour ses expressions), qui soutenait que le vrai titre de l'immortel ouvrage de Montesquieu était:

DE L'ESPRIT DES LOIS,
OU
DE L'ART DE FILOUTER,
A L'USAGE DES FILOUS ET DES HONNÊTES GENS;

Les honnêtes gens verront comment on s'y prend pour faire changer les montres de gousset; les fripons, de nouvelles méthodes excellentes pour les pêcher;

PAR M. DE MONTESQUIEU,
BON GENTILHOMME, ANCIEN PRÉSIDENT A MORTIER, EX-AMBITIEUX, ET, SUR SES VIEUX JOURS, IMITATEUR DE MACHIAVEL.

«Ce qu'il y a de plaisant, ajoutait-il, c'est que quand vos badauds voient les doigts des filous s'approcher de leurs goussets, suivant les excellents préceptes de Montesquieu, ils s'écrient: «Bon! voilà que nous sommes bien gouvernés!»

CHAPITRE CXXVIII.
QUE RESTERA-T-IL DONC AUX ANCIENS?

Dans le cercle étroit de la perfection, d'avoir excellé dans le plus facile des beaux-arts.

Dans l'empire du beau, en général, d'avoir des préjugés moins baroques, et d'être simples par simplicité, comme nous sommes simples à force d'esprit.

Si les anciens ont excellé dans la sculpture, c'est qu'ils ont toujours eu, à cet égard, une bonne constitution, et nous une mauvaise.

C'est que notre religion défend le nu, sans lequel la sculpture n'a plus les moyens d'imiter; et, dans la Divinité, les passions généreuses, sans lesquelles la sculpture n'a plus rien à imiter.

CHAPITRE CXXIX.
LES SALONS ET LE FORUM

Le beau moderne est fondé sur cette dissemblance générale qui sépare la vie de salon de la vie du forum.

Si nous rencontrons jamais Socrate ou Épictète dans les Champs-Élysées, nous leur dirons une chose dont ils seront bien scandalisés, c'est qu'un grand caractère ne fait pas chez nous le bonheur de la vie privée.

Léonidas, qui est si grand lorsqu'il trace l'inscription: Passant, va dire à Sparte[355], etc., pouvait être, et j'irai plus loin, était certainement un amant, un ami, un mari fort insipide.

Il faut être homme charmant dans une soirée, et le lendemain gagner une bataille, ou savoir mourir.

Dans ce qu'on appelle en France le bon air, la partie qui tient à ce dont le caractère moderne diffère du caractère antique durera jusqu'à ce qu'une révolution du globe nous rende malheureux et sauvages. La partie qui vient de la mode et du caprice, bien moins considérable qu'on ne le croirait, n'est qu'un effet passager des formes de gouvernements. Un article de la constitution de 1814 proscrit les habits de deux cents louis qu'on portait il y a quarante ans. Si l'on a des élections, on voudra bien se distinguer, mais non offenser.

Toute la distinction des conditions, nuance si essentielle au bonheur d'aujourd'hui, est presque dans la manière de porter les vêtements[356].

Or, il y a mouvement, nous sommes hors des arts du dessin; il y a vêtement, donc il n'y a plus de sculpture[357].

Ici près est une des sources des caricatures. Les dessinateurs mettent en contraste les deux parties de nos mœurs. Ils entassent toutes les recherches de la mode sur des corps manquant de ce bon air primitif, et qui tient à l'essence des mœurs modernes[358]. C'est Potier revêtu de l'habit de Fleury. Nous sentons qu'avec notre frac tout uni nous valons mieux que le prince Mirliflore, et nous rions quand un accident imprévu vient prouver à lui sa bêtise, et à nous notre supériorité.

Le bon air moderne a paru en France avant de se montrer ailleurs; mais il est, comme la langue, en chemin pour faire le tour du monde. En tout pays, les gens d'esprit préféreront le grand Condé au maréchal de Berwick.

Le bon air commença à faire quelques petits séjours parmi nous lorsque la poudre à canon permit aux gentilshommes français de n'être plus des athlètes. On sentit que l'esprit est absolument nécessaire au beau idéal humain. Il faut de l'esprit même pour souffrir, même pour aimer, dirais-je aux Allemands.

Le Méléagre plaira à Naples comme à Londres. Oui, mais plaire également partout, n'est-ce pas une preuve qu'on ne plaît infiniment nulle part?

Gustave III, l'abbé Galiani, Grimm, le prince de Ligne, le marquis Caraccioli[359], tous les gens d'esprit qui ont aperçu en France cette perfection passagère de la société n'ont cessé de l'adorer. Tant qu'on ne fera pas de tous les hommes des anges, ou des hommes passionnés pour le même objet, comme en Angleterre, ce qu'ils auront de mieux à faire pour se plaire sera d'être Français comme on l'était dans le salon de madame du Deffand.

Le malheur des modernes, c'est que la découverte de l'imprimerie n'ait pas précédé de deux siècles celle des manuscrits. La chevalerie eût vécu davantage. Alors, tout par les femmes. Chez les Grecs, comme chez les Turcs, tout sans les femmes. Nous fussions arrivés plus vite à notre beau idéal.

Mais, dira-t-on, un de nos jeunes colonels de l'ancien régime était d'un ridicule outré en se promenant dans Hyde-Park.

Non, c'était de l'odieux, couleur du ridicule dans les républiques. D'ailleurs, distinguez l'expression des qualités agréables qui manquaient aux anciens, et la mode. C'est par sa manière de marcher ou de monter à cheval, délicieuse à Paris[360], que ce jeune seigneur égayait John Bull. A Paris, il fallait plaire aux femmes; à Londres et en Pologne, aux électeurs. Donnez-lui quarante ans, vous lui aurez ôté tout ce qui tenait à la mode, c'est-à-dire à cette partie des manières qui na pas d'influence sur l'idéal moderne, dont tour à tour elle exagère tous les éléments[361].

Si la constitution de 1814 tient, l'anecdote de madame Michelin sera horrible dans un demi-siècle[362]. La rouerie aura le sort de l'escroquerie au jeu, dont nous avons vu périr la gloire. Elle fut une grâce dans le chevalier de Grammont à la cour de Louis XIV, et n'était plus qu'une turpitude dans M. de G***, aux chasses de Compiègne, sous Louis XVI.

Si l'élégance, de son sceptre léger, mais inflexible, défend à la force de se montrer dans les figures d'hommes, que sera-ce pour un autre sexe? La force n'y aurait qu'une manière de plaire, car notre manière de juger les jolies femmes en est encore à l'apogée des mœurs monarchiques. Les charmantes figures de Raphaël et du Guide nous semblent un peu lourdes. Nous préférons les proportions de la Diane chasseresse[363]; mais, dans nos climats, la sensibilité, comme la voix, est un luxe de santé. Nous admettrons un peu plus de force. En Italie, l'on ne fait pas cette faute. En France, l'opinion, occupée d'autre chose, s'est tue sur la beauté pendant trente ans, et s'est laissé mener par les beaux-arts[364].

[355] Voir le beau tableau de M. David. Chose singulière dans l'école française, la tête de Léonidas a une expression sublime!

[356] Voyez à l'école de natation: on ne peut distinguer les conditions. On sait qu'une duchesse n'a jamais que trente ans pour un bourgeois. Pour les arts, toute l'agitation politique entre l'aristocratie de 1770 et la constitution de 1816 se réduit à changer cette phrase, c'est un homme bien né, en celle-ci: c'est un gentleman (un homme aisé, qui a reçu une bonne éducation).

[357] Le bon air est beaucoup dans la manière de porter les vêtements, et la sculpture antique exige le nu.

[358] Ce n'est pas dans nos histoires, presque toutes vendues d'avance par l'auteur à l'autorité, ou à sa propre considération[xxix], que sont nos mœurs, mais dans les Mémoires, et encore mieux dans les lettres imprimées par hasard[xxx].

[xxix] Le père Daniel, Voltaire, etc.

[xxx] Saint-Simon, Motteville, Staal, Duclos, Lettres de Fénelon, de madame du Deffand, etc.

[359] Qui ne connaît sa réponse à Louis XVI, qui lui faisait compliment sur sa place de vice-roi de Sicile? «Ah! sire, la plus belle place de l'Europe est celle que je quitte: la place Vendôme.»

[360] Toujours en 1770, Duclos disait: «L'air noble d'aujourd'hui doit donc être une figure délicate et faible; on ne l'accorderait pas à une figure d'athlète; la comparaison la plus obligeante qu'en feraient les gens de grand monde serait celle d'un grenadier, d'un beau soldat.» (Consid., tom. I, p. 151.)

[361] Voir la composition du beau moderne, chapitre CXIX.

[362] Vie privée du maréchal de Richelieu.

[363] Voir, à l'exposition, les formes grêles affectées dans les portraits de femmes.

[364] Elle doit beaucoup à M. David. Notre papier marqué, nos pièces de dix centimes étaient des modèles de beauté, et sans doute les plus souvent regardés.

CHAPITRE CXXX.
DE LA RETENUE MONARCHIQUE.

La jolie devise italienne cheto fuor, commosso dentro, n'aurait rien dit dans l'antiquité, où chaque homme avait des droits en proportion de son émotion. Voilà des sources charmantes qui n'existaient pas pour les beaux-arts. Le plus grand défaut d'une belle figure est de ressembler à l'idée de beauté que nous avons dans la tête.

Ainsi le charme divin de la nouveauté manque presque entièrement à la beauté. Lorsqu'il s'y trouve réuni, il y a ravissement[365].

La laideur idéale, au contraire, possède cet avantage, que l'œil en parcourt les parties avec curiosité. Dans les pays heureux, où l'âme peut suivre le sentier brillant de la volupté, ce principe a la plus grande influence sur la vie: mais les beaux-arts n'arrivent point jusque-là.

L'air mutin, l'imprévu, le singulier, font la grâce, cette grâce impossible à la sculpture, et qui échappe presque en entier aux Guide et aux Corrége.

Quelle différence en musique! Cet air charmant de Rossini[366], cet air de la plus grande beauté n'est point flétri par le plus triste des caractères, l'imitation. Il est vrai que, pour les âmes vulgaires, la peinture tient de plus près à certains plaisirs[367].

Avec quelle idolâtrie seront reçus les chefs-d'œuvre du Raphaël des temps modernes, de l'artiste étonnant qui saurait ôter ce défaut à la beauté!

[365] L'arrivée en Italie.

[366] Voir l'opéra de Tancredi. Je pensais ce soir, en entendant ce chef-d'œuvre du Guide de la musique, que le degré de ravissement où notre âme est portée fait le thermomètre du beau musical; tandis que, du plus grand sang-froid du monde, si l'on me présente un tableau de Louis Carrache, je pourrai dire: «Cela est de la première beauté.»

[367] The smile which sank into his heart, the first time he beheld her, played round her lips ever after: the look with which her eyes first met his, never passed away. The image of his mistress still haunted his mind, and was recalled by every object in nature. Even death could not dissolve the fine illusion: for that which exists in imagination is alone imperishable. As one's feelings become more ideal, the impression of the moment indeed becomes less violent, but the effect is more general and permanent. The blow is felt only by reflection; it is the rebound that is fatal. (Biography of the A.)

CHAPITRE CXXXI.
DISPOSITIONS DES PEUPLES POUR LE BEAU MODERNE.

En Italie, le climat met des passions plus fortes, les gouvernements n'y pèsent pas sur les passions; il n'y a pas de capitale. Il y a donc plus d'originalité, plus de génie naturel. Chacun ose être soi-même. Mais le peu de force qu'ont les gouvernements, ils l'ont par l'astuce.

L'Italien doit donc être souverainement méfiant. Quand son tempérament profondément bilieux lui permettrait le bonheur facile du sanguin, ses gouvernements sont là pour le lui défendre. En ce pays, où la nature prit plaisir à rassembler tous les éléments du bonheur, l'on ne saurait trop craindre, trop se méfier, trop soupçonner. La générosité, la confiance dans quelque chose ou dans quelqu'un y seraient folie. Circonstance malheureuse pour l'Europe, et qu'elle pouvait si facilement corriger en jetant dans ce jardin du monde un roi et les deux Chambres! car la terre où les grands hommes sont encore le moins impossibles, c'est l'Italie. La végétation humaine y est plus forte. Là se trouve le ressort qui fait les grands hommes; mais il est dirigé à contre-sens, les Camille y deviennent des saint Dominique.

L'Italie a échappé à l'influence de nos monarchies. La vertu y est plus connue que l'honneur; mais la superstition écrase encore le peu de vertu que les gouvernements donnent au peuple[368], et dans les paroisses obscures de campagne vient sanctifier sous le toit du paysan les plus noires atrocités. Le malheureux est noyé par la planche qui doit le sauver, et il ne peut avoir recours à l'opinion ou au qu'en dira-t-on, chose inconnue en ce pays peu vaniteux.

Ne cherchez pas la grâce des manières, ce savoir-vivre qui faisait le charme de l'ancienne France, et cependant vous ne trouverez pas l'air simple; mais, en sa place, quand l'Italien ose se livrer, la bonté, la raison, et quelquefois une sympathie vive et héroïque; mais rien de flatteur pour la vanité.

L'Italie est insupportable aux gens aimables, aux ci-devant jeunes hommes, aux vieux courtisans. En revanche, celui qui, ballotté par les révolutions, est devenu à ses dépens juste appréciateur du mérite de l'homme, préfère l'Italie.

1o Les gouvernements n'ont pu gâter le climat;

2o Dans les arts, ils n'ont corrompu que la tragédie et la comédie[369]. La musique et les arts du dessin ont été protégés par les princes, chacun en raison de ce qu'ils ont moins d'analogie avec la pensée[370];

3o Quand vous voyez faire une belle action à un Anglais, dites: «C'est la force du gouvernement.»

Quand un Italien fait un trait héroïque, dites: «C'est malgré son gouvernement.»

Ce peuple, ayant du naturel, est fort tendre à l'éducation. Le comte de Firmian, à Milan, avait détruit jusque dans la racine cette méchanceté que Machiavel trouve naturelle à l'Italie. Vingt ans de ce bon gouverneur, laissant libre l'influence du ciel, faisaient déjà naître les grands hommes[371], et, ce qui est plus remarquable, un bon poëte satirique, la chose la plus impossible à l'Italie. Le Matino de Parini est supérieur à Boileau, et le comte de Firmian protégea le poëte contre les grands seigneurs dont il peignait les ridicules[372].

Vingt ans plus tard, Bonaparte (ce destructeur de l'esprit de liberté en France) jeta du grandiose dans la civilisation de la haute Italie, par lui bien supérieure au reste[373]. L'admiration corrigeait le despotisme, ou, pour mieux dire, ne rendait sensibles que dans quelques détails les tristes effets qu'y a vus Montesquieu[374]. Si Bonaparte doit être condamné pour avoir abaissé la France, et surtout Paris, il a incontestablement élevé l'Italie[375]. Il mit le travail en honneur. Toutes les vieilleries tombaient, et sans elles point de despotisme assuré.

En Italie, la multitude des gouvernements, dont on évite l'action par un temps de galop, l'absence totale de justice criminelle, font que les qualités naturelles utiles dans une société naissante sont encore fort estimables. Comme le hasard a fait que ce peuple connaît mieux le beau idéal antique, ses gouvernements font qu'il le sent mieux. «L'Italien est naturellement méchant! s'écrie le voyageur; c'est un homme qui voit le jet d'eau de Saint-Cloud, et qui conclut que la nature de l'eau est de quitter la terre et de s'élancer vers le ciel.»

Chez les gens bien nés, cette méchanceté se réduit à une très-juste et très-nécessaire méfiance, indispensable là où la justice a laissé tomber son glaive et n'a conservé que son bandeau. La canaille, qui n'est réprimée par rien, est plus méchante qu'ailleurs, ce qui ne prouve autre chose, sinon que l'homme du Midi est supérieur à l'homme du Nord.

Il en est du reproche de méchanceté comme de celui de bassesse. Avant la Révolution, la France était un composé de grands corps qui soutenaient leurs membres. En Italie, l'individu est toujours isolé et en butte à toute la force d'un gouvernement souvent cruel, parce qu'il a toujours peur. Le jour que la justice aura des principes fixes, et que la faveur perdra des droits tout-puissants, la bassesse, étant inutile, tombera. Il est vrai que, dans un pays sans vanité, la bassesse manque de grâces.

J'arrive dans une des villes les plus peuplées de l'Italie. Une jeune femme que je reconduis le soir jusqu'à sa porte me dit: «Retournez sur vos pas, ne passez pas au bout de la rue, c'est un lieu solitaire.»

Je vais de Milan à Pavie voir le célèbre Scarpa. Je veux partir à cinq heures, il y a encore deux heures de soleil. Mon voiturin refuse froidement d'atteler. Je ne puis concevoir cet accès de folie; je comprends enfin qu'il ne se soucie pas d'être dévalisé.

J'arrive à Lucques. La foule arrête ma calèche, je m'informe. Au sortir de vêpres, un homme vient d'être percé de trois coups de couteau. «Ils sont enfin partis ces gendarmes français! Il y a trois ans que je t'avais condamné à mort,» dit l'assassin à sa victime; et il s'en va le couteau à la main.

Je passe à Gênes. «C'est singulier, me dit le chef du gouvernement, trente-deux gendarmes français maintenaient la tranquillité; nous en avons deux cent cinquante du pays, et les assassinats recommencent de tous côtés.»

La gendarmerie française avait déjà changé le beau idéal; l'on prisait moins la force.

Je vais à l'opéra à ***, je vois chacun prendre ses mesures pour se retirer après le spectacle. Les jeunes gens sont armés d'un fort bâton. Tout le monde marche au milieu de la rue et tourne les coins alla larga. On a soin de dire tout haut dans le parterre qu'on ne porte jamais d'argent sur soi[376].

Au reste, ces dangers sont profondément empreints dans l'esprit des gens prudents; les voyageurs ne forment qu'une société fugitive devant les voleurs; à chaque instant on met les voitures en caravane, ou bien on prend une escorte. Quant à moi, je n'ai jamais été attaqué, et, sans autre arme qu'un excellent poignard, je suis rentré chez moi à toutes les heures de la nuit. La part ridicule que les voleurs ont usurpée dans la conversation des gens du monde vient beaucoup de l'ancienneté de leurs droits. Depuis trois cents ans, on assassine de père en fils dans la montagne de Fondi, à l'entrée du royaume de Naples.

J'ouvre Cellini[377], et je vois en combien d'occasions il se trouva bien d'être fort et déterminé. Le Piémont est plein de paysans qui, de notoriété publique, se sont enrichis par des assassinats. On m'a rapporté le même fait du maître de poste de Bre****. Il n'en est que plus considéré. Rien de plus simple; et, si vous habitiez le pays, vous-même auriez des égards pour un coquin courageux qui, cinq ou six fois par an, a votre vie entre ses mains.

Je désire observer le fait des prairies qui donnent dix-huit coupes dans un an. Je suis adressé à un fermier de Quarto, à trois milles de Bologne. Je lui montre quatre hommes couchés au bord de la route sous un bouquet de grands arbres. «Ce sont des voleurs, me répond-il.» Surpris de mon étonnement, il m'apprend qu'il est régulièrement attaqué tous les ans dans sa ferme. La dernière attaque a duré trois heures, pendant lesquelles la fusillade n'a pas cessé. Les voleurs, désespérant de le dépouiller, veulent au moins mettre le feu à l'écurie. Dans cette tentative, leur chef est tué d'une balle au front, et ils s'éloignent en annonçant leur retour. «Si je voulais périr, moi, et jusqu'au dernier de mes enfants, continue le fermier, je n'aurais qu'à les dénoncer. Les deux valets de ma bergamine (écurie des vaches) sont voleurs, car ils ont vingt francs de gages par mois, et en dépensent douze ou quinze tous les dimanches au jeu; mais je ne puis les congédier, j'attends quelque sujet de plainte. Hier, j'ai renvoyé un pauvre plus insolent que les autres, qui assiégeait ma porte depuis une heure. Ma femme m'a fait une scène; c'est l'espion des voleurs; j'ai fait courir après lui, et on lui a donné une bouteille de vin et un demi-pain.»

Ne serait-il pas bien ridicule de se battre avec enthousiasme pour un gouvernement sous lequel on vit ainsi? Quand je n'étais encore qu'un enfant dans la connaissance des mœurs italiennes, un beau jeune homme de trente ans, dont j'eus plus tard l'occasion de voir l'héroïque bravoure, me disait, à l'occasion de la mort du général Montbrun, à la Moskowa, que je lui contais: «Che bel gusto di matto di andar a farsi buzzarar!»

Le beau idéal moderne est donc encore impossible en Italie. Les qualités qu'il annonce y seraient ridicules par faiblesse; mais l'Italien a une sensibilité trop vraie pour ne pas adorer l'idéal moderne dès qu'il le verra[378].

Si les Allemands, cette nation sentimentale et sans énergie, qui meurt d'envie d'avoir un caractère, et qui ne peut en venir à bout, composaient le beau moderne, ils y feraient entrer un peu plus d'innocence et un peu moins d'esprit[379].

L'Espagne, qui, après tant de courage, montre tant de bêtise, aura des artistes dans vingt ans, si elle a une constitution. Nous verrons alors quel sera son goût, car, depuis Philippe II, elle est muette.

Telle est la force des choses et la faiblesse des hommes, que le génie du despotisme aura semé dans toute l'Europe la constitution anglaise qu'il abhorrait, et par là changé les arts. C'est que mille petits liens enchaînaient le liége au fond des eaux.

[368] Léopold, le comte de Firmian, Joseph II, ont répandu la vertu, mais sans esprit; il fallait créer des institutions, forcer les hommes par leur intérêt à être bons, et ne pas compter niaisement sur une exception, le hasard qui fait un honnête homme d'un despote.

[369] Léopold prohiba la commedia dell'arte, beau genre de littérature indigène à l'Italie.

[370] Cimarosa est jeté dans un cachot, et y prend la maladie dont il est mort; Canova est fait marquis.

[371] Beccaria et Verri étaient dans le gouvernement.

[372] Le prince Belgiojoso.

[373] Campagne de Murat en 1815. Incroyable lâcheté. Le meilleur voyage à faire, plus curieux que celui du Niagara ou du golfe Persique, c'est le voyage de Calabre. Les premiers donnent sur l'homme plus ou moins sauvage des vérités générales et connues depuis cinquante ans. Du reste, à Pétersbourg, comme à Batavia, on trouve l'honneur. Passé le Garigliano, ce grand sentiment des modernes n'a pas pénétré.

Les soldats de Murat disaient: «Se il nemico venisse per le strade maestre, si potrebbe resistar, ma viene per i monti.»

Un beau colonel, en grand uniforme, garni de plusieurs croix, arrive à Rome au moment des batailles; on lui demande ce qu'il vient faire; il répond avec une franchise inouïe: «Che volete ch'io faccia? Si tratta di salvarsi la vita. Vanno a battersi, io son venuto quì.»

Le brave général Filangieri cherche à retenir ses soldats, qui répondent à ses cris: «Ma, signor generale, c'è il cannone;» et ce sont les anciens Samnites qui font de ces sortes de réponses!

Pour pénétrer dans les Calabres, on se déguise en prêtre. Là, on voit les jeunes filles ne sortir qu'armées de fusils; à tout instant, on entend les armes à feu. Les plus farouches des hommes en sont les plus lâches. Apparemment que leurs nerfs trop sensibles leur font de la mort et des blessures une image trop horrible, et que la colère seule peut faire disparaître. (Note de sir W. E.)

[374] Foscolo était persécuté; mais les jeunes gens commençaient à lire un peu.

[375] Il fut secondé par un grand ministre, le comte Prina. On sait qu'il fut assassiné par des paysans gagés. Le bon peuple milanais est innocent de ce crime.

[376] Quand j'étais en garnison à Novarre, j'observais deux choses: que très-souvent l'on trouvait dans la campagne des trésors formés par des voleurs morts sans avoir fait de confidence, et que, lorsque, dans la ville, quelqu'un était attaqué, on se gardait bien de crier: Au voleur! personne ne serait venu; on criait: Au feu!

[377] Vita. Édition des classiques; les pages 71, 110 et 113 montrent que la force doit entrer dans la beauté d'Italie.

Burckardt, Journal d'Alexandre VI, pass. Brantôme.

Rolland, Voyage à Brescia; les valets d'auberge faisaient leur service les pistolets à la ceinture.

[378] La rareté des empoisonnements prouve que les mœurs de la bonne compagnie ont gagné depuis cinquante ans; en général, on n'empoisonne pas plus qu'en France; je ne connais dans ce genre que la mort d'un beau jeune homme de Lucques.

[379] «Une âme honnête, douce et paisible, exempte d'orgueil et de remords, remplie de bienveillance et d'humanité, une âme supérieure aux sens et aux passions, se découvrent aisément dans la physionomie, etc.» (Gellert.)

Voilà l'idéal du beau moral des Allemands. L'air passionné des figures de Raphaël leur fait peur.

CHAPITRE CXXXII.
LES FRANÇAIS D'AUTREFOIS.

Il faut dire à nos neveux qu'il y avait une différence extrême entre le Français de 1770 et le Français de 1811, année qui fut l'apogée des mœurs nouvelles. On était, en 1811, beaucoup plus près du beau antique.

Je n'en ferai pas honneur à la renaissance des arts, mais à la tourmente qui nous agite depuis trente ans, et par laquelle il n'y a plus en France ni société, ni esprit de société.

Ballottés par tant d'événements singuliers, et quelquefois dangereux, la justice, la bonté, la force, ont gagné; tandis que les qualités propres à la société ne sont plus estimées; car où les faire estimer? Tout ce qui est né depuis 1780 a fait la guerre, et prise beaucoup la force physique, non pas tant pour le jour du combat que pour les fatigues de la campagne.

Autrefois il fallait de la gaieté, de l'amabilité, du tact, de la discrétion, mille qualités qui, réunies sous le nom de savoir-vivre, étaient fort goûtées dans les salons de 1770. Il fallait un certain apprentissage. Aujourd'hui, nous en sommes revenus aux agréments qu'aucun despotisme ne peut ôter du commerce du monde. Un jeune homme de seize ans qui sait danser et se taire est une homme parfait.

Je remarque que l'estime pour la force ne porte pas, comme en Angleterre, sur une occupation favorite. Il n'y a pas de chasse au renard; et le ministère du cardinal de Fleury, avec ses trente ans de paix, nous éloignerait bien vite du beau antique.

CHAPITRE CXXXIII.
QU'ARRIVERA-T-IL DU BEAU MODERNE, ET QUAND ARRIVERA-T-IL?

Par malheur, depuis que le monde s'est mis à adorer le beau idéal antique, il n'a plus paru de grands peintres. L'usage qu'on en fait aujourd'hui en dégoûtera. Pourquoi pas? La Révolution nous a bien dégoûtés de la liberté, de grandes villes ont bien demandé qu'il n'y eût pas de constitution[380]!

La France a des poëtes qui, pour imiter Molière de plus près, le copient tout simplement, et qui, par exemple, pour faire un défiant, prennent l'intrigue du Tartufe. Mais ils changent les noms.

Cette méthode générale s'applique aussi à la peinture.

Les peintres, ayant appris que l'Apollon est beau, copient toujours l'Apollon dans les figures jeunes. Pour les figures d'hommes faits, on a le torse du Belvédère. Mais le peintre se garde bien de mettre jamais rien de son âme dans son tableau: il pourrait être ridicule. L'art redevient tranquillement, et au milieu d'un concert de louanges, un pur et simple mécanisme, comme chez les ouvriers égyptiens. Les nôtres pourraient se sauver par le coloris; mais le coloris demande un peu de sentiment, et n'est pas précisément une science exacte comme le dessin.

Si nos grands artistes lisaient l'histoire, ils seraient bien scandalisés de voir leur place marquée par la postérité entre Vasari et Santi di Tito. Ceux-ci furent pour Michel-Ange ce qu'ils sont pour l'antique. Précisément les mêmes reproches qu'ils faisaient au Corrége, ils les font à Canova.

La place est faite en France pour un autre Raphaël. Les cœurs ont soif de ses ouvrages. Voyez comme ils ont accueilli la tête de Phèdre[381]. Du reste, on admire les expositions actuelles par devoir, car on dit au public: «Cela n'est-il pas bien conforme à l'antique?» Et le pauvre public ne sait que répondre. Il est dans son tort[382], et s'écoule tranquillement en bâillant.

[380] La ville de Ls, par l'organe du grand poëte comique R.

[381] Tableau de M. Guérin, à Saint-Cloud. Voir les têtes de Didon, d'Élise et de Clytemnestre, exposition de 1817. Ce grand artiste fait des progrès dans la science de l'expression. Quel dommage qu'il s'occupe si peu du clair-obscur!

[382] Interrogatoire de l'Esturgeon, joli vaudeville des Variétés.


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