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Histoire de la peinture en Italie

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LIVRE CINQUIÈME
SUITE DU BEAU ANTIQUE

O mélancolie! le mal de t'aimer
est un mal sans remède!


CHAPITRE LXXXIII.
CE QUE C'EST QUE LE BEAU IDÉAL.

La beauté antique est donc l'expression d'un caractère utile; car, pour qu'un caractère soit extrêmement utile, il faut qu'il se trouve réuni à tous les avantages physiques. Toute passion détruisant l'habitude, toute passion nuit à la beauté.

Outre que le sérieux plaît comme utile dans l'art sauvage, il plaît encore comme flatteur dans l'état civilisé. Si cette belle tête a pour moi tant de charmes dans son sérieux profond, que serait-ce si elle daignait me sourire? Il faut, pour donner naissance aux grandes passions, que le charme aille en croissant; c'est ce que savent bien les belles femmes d'Italie.

Les femmes d'un autre pays, où l'on prétend toujours à briller dans le moment présent, ont moins de cette sorte de succès. Raphaël le savait bien. Les autres peintres sont séducteurs, lui est enchanteur.

Les savants disent qu'il y a cinq variétés dans l'espèce humaine[239]: les Caucasiens, les Mongols, les Nègres, les Américains et les Malais. Il pourrait donc y avoir cinq espèces de beau idéal; car je doute fort que l'habitant de la côte de Guinée admire dans le Titien la vérité du coloris.

On peut augmenter encore le nombre des beautés idéales.

On n'a qu'à faire passer chacun des trois ou quatre gouvernements différents par chaque climat.

La différence des gouvernements, relativement aux arts, est dans la réponse à cette question: Que faut-il faire ici pour parvenir?

Mais cela n'est que curieux. Que nous importe de savoir le temps qu'il fait aujourd'hui à Pékin! L'essentiel est d'avoir un beau jour à Paris, où nous sommes.

[239] Blumenbach, De l'unité de l'espèce humaine, pag. 283.

CHAPITRE LXXXIV.
DE LA FROIDEUR DE L'ANTIQUE.

L'art est d'inspirer l'attention. Quand le spectateur a une certaine attention, si un auteur, dans un temps donné, dit trois mots, et un autre vingt, celui de trois mots aura l'avantage. Par lui le spectateur est créateur; mais aussi le spectateur impuissant trouve du froid.

Beaucoup de bas-reliefs de la haute antiquité étaient des inscriptions.

Dès qu'une figure est signe, elle ne tend plus à se rapprocher de la réalité, mais de la clarté comme signe.

La suppression des détails fait paraître plus grandes les parties de l'antique; elle donne une apparente roideur, et en même temps la noblesse. La première sculpture des Grecs se distingue par un style tranquille et une grande simplicité de composition. On rapporte que Périclès, au plus bel âge de la Grèce, voulut que, dans toutes ses statues, on conservât cette simplicité du premier âge, qui lui paraissait appeler l'idée de la grandeur.

Il faut entendre un passage des anciens:

L'artiste grec qui fit le choix des formes de sa Vénus sur les cinq plus belles femmes de Corinthe cherchait dans chacun de ces beaux corps les traits qui exprimaient le caractère qu'il voulait rendre.

De la manière dont le vulgaire entend ceci, c'est comme si pour peindre à la scène un jeune héros, on faisait réciter par le même acteur une tirade du jeune Horace, un morceau d'Hippolyte, et un morceau d'Orosmane, nous verrions le même homme dire:

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus,

et un instant après,

Quand je suis tout de feu, d'où vous vient cette glace?

CHAPITRE LXXXV.
LE TORSE, PLUS GRANDIOSE QUE LE LAOCOON.

J'abandonne les détails.

Pourquoi dirais-je que le Torse, où la force d'Hercule est légèrement voilée par la grâce inséparable de la divinité, est d'un style plus sublime que le Laocoon?

Si ces idées plaisent, le lecteur ne le verra-t-il pas? Il ne faut que sentir. Un homme passionné qui se soumet à l'effet des beaux-arts trouve tout dans son cœur[240].

[240] Saint Augustin.

CHAPITRE LXXXVI.
DÉFAUT QUE N'A JAMAIS L'ANTIQUE.

Les gens les plus froids[241] qui vont de Berne à Milan sont frappés de la rapidité avec laquelle la beauté (ou l'expression de la force et de la capacité d'attention) s'accroît à mesure qu'on descend vers les plaines riantes de la Lombardie.

Ils trouvent cela sévère; et, la tête pleine des assassins de l'Italie et des mystères d'Udolphe, dans ces vallées si pittoresques et si grandioses[242] qui, sillonnant si profondément les Alpes, ouvrent la belle Italie, ils voient quelque chose de sinistre et de sombre dans le paysan qui passe à côté d'eux; l'âme, transportée de cette fièvre d'amour pour le beau et la volupté, que l'approche de l'Italie donne aux cœurs nés pour les arts, jouit délicieusement de cette nuance de terreur. Le plat et l'insipide s'enfuient de ses yeux. J'aime mieux un ennemi qu'un ennuyeux.

Il est vrai, si vous êtes né dans le nord, vous trouverez à la plupart de ces figures une expression odieuse par excès de force; mais il ne leur faut qu'un peu de bienveillance pour devenir belles en un clin d'œil.

La France et l'Angleterre résistent à cette expérience. Le fond de l'expression est l'air grossier ou niais, que la bonté ne fait que rendre plus ridicule.

Aux bords du Tibre, même dans les figures les plus dégradées, brille l'expression de la force.

Non pas de la force particulière à celui que vous observez. Cette expression est dans les traits qu'il a reçus de son père[243]. Il y a de longues générations que l'image de la force est dans la famille, quoique peut-être la force elle-même n'y soit plus, et souvent les traits dont la forme dépend de l'habitude accusent une honteuse faiblesse, tandis que les grands traits annoncent les qualités les plus rares.

Une chose détruit à l'instant la beauté antique, c'est l'air niais[244].

[241] Le ministre Roland, tome I.

[242] La vallée d'Izèle.

[243] Second principe de la science des physionomies.

[244] L'air niais tient, en général, à la petitesse du nez; quand ce défaut irrémédiable existe dans une tête, il ne peut être corrigé que par la bouche et le front, et alors ces parties perdent leur expression propre, la délicatesse et les hautes pensées.

A mesure qu'on avance en Italie, les nez augmentent; ils sont sans mesure dans la grande Grèce; près de Tarente, j'ai trouvé beaucoup de profils comme le Jupiter Mansuetus. La distance de la ligne du nez à l'œil est énorme; elle est nulle en Allemagne (1799).

CHAPITRE LXXXVII.
DU MOYEN DE LA SCULPTURE.

Le mouvement, cette barrière éternelle des arts du dessin, m'avertit que cette draperie à gros plis informes couvre une cuisse vivante. Mais la sculpture n'admet que des draperies légères, non assujetties à des formes régulières[245].

Le moyen de cet art se réduit à donner une physionomie aux muscles; donc, pour des statues entières, les seules passions qui lui conviennent, après les caractères, sont les passions tournées en habitude; elles peuvent avoir une légère influence sur les formes[246].

Tout ce qui est soudain lui échappe[247].

Les sujets que repousse la sculpture sont ceux où le corps tout entier ne peut pas avoir de physionomie, et cependant, devant être nu, usurpe une part de l'attention.

Tancrède, furieux, combattant le perfide ennemi qui vient d'incendier la tour des chrétiens, et, un quart d'heure après, Tancrède dans l'état le plus affreux où puisse tomber une âme tendre, ne sont qu'un même homme pour la sculpture. De ce sujet si beau elle ne peut presque tirer que deux bustes, car quelle physionomie donner aux épaules de Tancrède penché vers Clorinde pour la baptiser? Ces épaules, nécessairement visibles par la donnée de l'art, et nécessairement sans physionomie par son impuissance, jetteraient du froid. La peinture, plus heureuse, les couvre d'une armure, et ne perd rien.

Elle est supérieure à la sculpture, même dans les deux têtes d'expression; car qu'est-ce qu'un buste passionné vu par derrière? Au contraire, dans le buste de caractère tout a une expression, et Raphaël lui-même ne peut approcher du Jupiter Mansuetus. C'est que le sculpteur peut donner sur chaque forme un bien plus grand nombre d'idées que le peintre.

De là, lorsque, sur les pas du brillant hérésiarque Bernin, la sculpture veut, par ses groupes contrastés, se rapprocher de la peinture, elle tombe dans le même genre d'erreur qu'en jetant une couleur de chair sur son marbre. La réalité a un charme qui rend tout sacré chez elle; c'est de donner sans cesse de nouvelles leçons dans le grand art d'être heureux. Une anecdote est-elle vraie, elle excite la sympathie la plus tendre; est-elle inventée, elle n'est que plate; mais les limites des arts sont gardées par l'absurde.

Les connaisseurs aiment à comparer le Coriolan de Tite-Live à celui du Poussin. Dans l'histoire, Véturie et les dames romaines, pour attendrir le héros sur le sort de sa patrie, lui peignent Rome dans la désolation et dans les larmes. Cette touchante image termine dignement leur discours.

Le Poussin l'a traduite par une figure de femme visible, et accompagnée des symboles de Rome; et cette figure que quelques dames romaines indiquent de la main à Coriolan, termine aussi la composition[248].

Les gens de lettres appellent ces sortes de fautes les beautés poétiques d'un tableau. Dans Tite-Live, l'image de Rome dans la douleur est immense; chez le Poussin, elle est ridicule. Ce grand peintre n'a pas senti que c'est parce que la poésie ne peut nous faire voir l'éclat d'un beau teint qu'elle réunit les lis et les roses sur les joues d'Angélique.

Shakespeare aurait dit au Poussin: «Ne te rappelles-tu pas que le fluide nerveux ne permet pas que le flambeau de l'attention éclaire à la fois et l'esprit et le cœur? Du moment qu'à côté d'êtres réels un tableau me présente des êtres fictifs, il cesse d'être touchant, et n'est plus pour moi qu'une énigme plus ou moins belle[249]

Le poëte laisse à l'imagination de chaque lecteur le soin de donner des dimensions aux êtres qu'il présente.

Le soleil est un géant qui parcourt sa carrière, ce qui n'empêche pas que les yeux d'Armide ne soient aussi des soleils.

Le Saint Jérôme du Corrége venant voir Jésus enfant paraît accompagné du lion, symbole de sa puissante éloquence. Par malheur, personne n'est effrayé de ce lion. Dès lors nous sommes loin de la nature, l'art prend un langage de convention, et tombe dans le froid.

Le plaisant, qui cependant est encore charmant, c'est le tableau de Guido Cagnaci, où le petit agneau de saint Jean ayant soif, le saint, sous la figure du plus beau jeune homme, recueille dans une tasse, à une source qui tombe d'un des rochers du désert, l'eau nécessaire à son agneau[250].

On peut exprimer un rapport entre la comédie et la sculpture. Quel est le caractère de l'Oreste d'Andromaque?

Si l'on peut s'élever à croire possibles des choses que nous n'avons pas vues, on conçoit un ordre monastique, composé de jeunes hommes ardents, excités dans le noviciat, par les plaisirs, dans le reste de leur carrière, par les honneurs les plus voisins de la gloire. Cet ordre de sculpteurs est consacré à la recherche de la beauté. On y présente toujours dans la même position Vénus, Jupiter, Apollon; il ne s'agit pas de faire gesticuler les statues. Tel sculpteur a donné quatre idées par cette cuisse de la Vénus; le jeune homme entrant dans la carrière aspire à rendre sensibles cinq idées. Tout ceci est bizarre; mais c'est l'histoire de l'art en Grèce[251]. Sur le tronc d'arbre qui sert d'appui au charmant Apollino court un lézard dont la forme est à peine naturelle. Les Grecs, en cela contraires aux Flamands, suivaient le grand principe de l'économie d'attention; ils donnent seulement l'idée des accessoires. Au contraire, dans la première manière de Raphaël, l'attention s'égare dans le feuillé des arbres. Le sculpteur grec était sûr que son dieu était regardé.

Cimarosa a la pensée d'un bel air, tout est fini. Phidias conçoit l'idée de son Jupiter, il lui faut des années pour la rendre.

Il me semble que le grand artiste vivant a une méthode expéditive. Il travaille en terre, et d'excellents copistes rendent mathématiquement sa statue en marbre; il la corrige ensuite par quelques coups de lime; mais toujours a-t-il besoin d'une persistance dans son image du beau, dont heureusement la peinture peut se passer[252].

[245] De là le ridicule de toutes les statues qu'on élevait en France aux grands hommes avant la Révolution.

[246] La Madeleine du marquis Canova, à Paris, chez M. Sommariva, protecteur éclairé de tous les arts, l'un des habitants de cette ville aimable qui, au milieu de toutes les entraves, a donné en peu d'années les Beccaria, les Parini, les Oriani, les Bossi, les Apiani, les Melzi, les Theulié, les Foscolo, etc., etc.

[247] Le comique.

[248] M. Quatremère de Quincy.

[249] De là, il est si cruel que le Tasse, en touchant nos cœurs par les circonstances réelles de la fuite de la pauvre Herminie, quand il arrive au coucher du soleil, qui, par les grandes ombres sortant des forêts, pouvait tellement redoubler ses terreurs, vienne nous parler d'Apollon, de char, de chevaux, et de tout l'oripeau mythologique.

Ma nell'ora che 'l sol dal carro adorno,
Scioglie i corsieri, e in grembo al mar s'annida,
Giunse del bel Giordano alle chiare acque.
Cap. VII, art. 3.

En effaçant trois cents vers de cette espèce, le coloris du Tasse serait aussi pur que celui de Virgile, et son dessin divinement supérieur. Cela sera vrai dans cinq cents ans.

[250] La peinture a quelques petits moyens d'exprimer le mouvement. Le vent le plus impétueux agite les arbres d'un paysage; cependant le juste Abel offre son holocauste au milieu de la tempête, et la fumée s'élève tranquillement au ciel comme une colonne verticale.

La draperie de cet ange, violemment rejetée en arrière, me fait sentir la rapidité avec laquelle il est descendu vers Abraham; sa sérénité parfaite et le repos des muscles de cet être divin me montrent qu'il n'a fait aucun effort: il est porté par la volonté de Jehovah.

[251] Certainement Pausanias, Strabon, Pline, Quintilien, etc., étaient d'autres hommes que Vasari; mais, comme lui, ils n'ont pas su se garantir du vague, qui, dans les arts, veut dire le faux. Pour peu qu'on n'interprète pas leurs ouvrages avec une logique sévère, on y voit la preuve de tous les systèmes possibles. J'admire souvent les passages que les érudits allemands donnent pour preuve de leurs idées. En accordant à Kant que des mots obscurs sont des idées, et que l'on peut commencer une science par une supposition, on arrive à des résultats qui seraient bien comiques s'ils n'étaient pas trop longs à exposer. Le pédantisme de ces pauvres allemands est déconcerté si on leur dit: «Soyez clairs.»

On peut faire une science raisonnable, profonde, et qui cependant n'apprenne rien. Tel est le reversi et la partie intelligible du système de Steding; je conseille au reste le Pausanias de M. Clavier, le trente-cinquième livre de Pline et le Dialogue de Xénophon. A lire les originaux, on gagne des idées et du temps.

[252] Un génie assez enflammé pour inventer la tête de Pâris, un génie assez calme pour en poursuivre l'exécution pendant plusieurs mois, tel est Canova.

CHAPITRE LXXXVIII.

Un peintre malais, avec son coloris du plus beau cuivre, qui prétendrait à la sympathie de l'Européen, ne serait-il pas ridicule? Il ne pourrait plaire que comme singulier. On aimerait en lui des marques de génie, mais d'un génie qui ne peut toucher. Voilà les tableaux de Rubens, ou la musique de Haendel à Naples. Jamais, à Venise, les couleurs si fraîches des figures anglaises ne paraîtront naturelles, si ce n'est à ces yeux pour lesquels tout est caché. Ce n'est qu'après que la lente habitude aura ôté l'étonnement que la sympathie pourra naître. Les couleurs, la lumière, l'air, tout est différent en des climats si divers[253]; et je ne trouve pas, en Angleterre, une seule tête qui rappelle les Madones de Jules Romain[254].

Les différences de formes sont tellement moindres que celles de couleurs, que l'Apollon serait beau dans plusieurs parties de l'Asie, de l'Amérique et de l'Afrique, comme en Europe.

La pesante architecture elle-même, si loin de l'imitation de la nature, soupire lorsqu'elle voit les temples grecs transportés à Paris. Il faudrait aussi y transporter ce ciel d'un bleu foncé que j'ai trouvé à Pœstum, même sous l'éclat d'un soleil embrasé. L'architecture gémit lorsqu'au plus beau jour du palais des communes, quand le roi vient y faire l'ouverture des Chambres, elle voit une ignoble tente, rendue nécessaire par l'apparence de pluie, montrer à tous les yeux, en masquant les colonnes et en détruisant leur noblesse, que nous ne sommes que de tristes imitateurs qui n'avons pas pu inventer le beau de notre climat[255].

[253] Voir les portraits du Schiavone et de plusieurs Vénitiens, galerie Giustiniani, à Berlin.

[254] Ancien Musée Napoléon, nos 1014, 1015, 1016. Tempérament bilieux.

[255] Copier le beau à tort et à travers n'est que pédant; c'est le contraire de qui glanait le beau dans la nature.

CHAPITRE LXXXIX.
UN SCULPTEUR.

Je n'abandonne point mes Grecs, parce qu'ils deviennent heureux. Ce climat fortuné porte à l'amour; la religion, loin de le glacer, l'encourage. L'exemple des dieux invite les mortels à la douce volupté. On établit les jeux isthmiques, et la Grèce assemblée décerne des prix à la beauté[256].

Par le goût du public, l'artiste est transporté au milieu de juges plus sévères, d'admirateurs plus enthousiastes, de rivaux plus terribles. L'amour de la gloire s'enflamme dans son cœur, autant qu'il est donné au corps humain de pouvoir supporter une passion. Il met bien vite en oubli qu'un jour il désira la gloire pour avoir les regards des plus belles femmes, la considération et les richesses, bonheur de la vie.

Loin de suivre ces plaisirs grossiers, il les prend en horreur; ils affaibliraient, avec ses facultés morales, et ses moyens de sentir et de créer le sublime; il sacrifie tout à cette soif d'une renommée immortelle, sa santé, sa vie. L'existence réelle n'est plus que le vil échafaudage par lequel il doit élever sa gloire. Il ne vit que d'avenir.

On le voit fuir les hommes; sauvage, solitaire, s'accorder à peine la plus indispensable nourriture. Pour prix de tant de soins, si le ciel l'a fait naître sous un climat brûlant, il aura des extases, créera des chefs-d'œuvre, et mourra à moitié fou au milieu de sa carrière[257]; et c'est un tel homme que notre injuste société veut trouver sage, modéré, prudent. S'il était prudent, sacrifierait-il sa vie pour vous plaire, hommes médiocres et sages?

Après tout, se demande le philosophe, comment doit-on estimer la vie? est-ce par une longue durée de jours insipides? ou par le nombre et la vivacité des jouissances?

Il y a un demi-siècle que nous savons ces petites particularités sur l'homme de génie; il y a un demi-siècle que tous les ouvriers, en fait d'art, voudraient bien nous persuader qu'ils sont de ce caractère. L'histoire dira:

Mais plus ils étaient occupés
Du soin flatteur de le paraître,
Et plus à nos yeux détrompés
Ils étaient éloignés de l'être.
Voltaire.

Vous souvenez-vous d'avoir rencontré à Paris, au commencement de la révolution, de jeunes peintres qui avaient arboré un vêtement particulier? Tel est l'abîme de petitesses que côtoient les artistes dans cette ville de vanités. J'ai vu l'auteur de Léonidas se flatter qu'il mettait du génie dans la manière d'écrire son nom au bas de ses tableaux.

[256] Qui est aussi la sûreté.

[257] Je suis fâché de le dire: mais, pour sentir le beau antique, il faut être chaste. L'air calme de la sculpture ne peut être rendu que par l'homme qui saurait peindre les passions dans toute leur violence.

CHAPITRE XC.
DIFFICULTÉ DE LA PEINTURE ET DE L'ART DRAMATIQUE.

Beaucoup d'imagination et l'art de bien faire les vers suffisent au poëte épique. Une grande connaissance de la beauté suffit au statuaire. Mais il y a une circonstance remarquable dans le talent du peintre et du poëte dramatique.

On ne voit pas les passions, comme les incendies ou des jeux funèbres[258], avec les yeux du corps. Leurs effets seuls sont visibles. Werther se tue par amour. M. Muzart vient dans la chambre de ce beau jeune homme, et le voit posé sur son lit; mais les mouvements qui ont porté Werther à se tuer, où les verra-t-il?

On ne peut les trouver que dans son propre cœur. Tout homme qui n'a pas éprouvé les folies de l'amour n'a pas plus d'idée des anxiétés mortelles qui brisent un cœur passionné, que l'on n'a d'idée de la lune avant de l'avoir vue avec le télescope d'Herschel[259]. Nulle description ne peut donner la sensation de cette neige piétinée par un animal dont les pieds seraient ronds.

Plaire dans la peinture et dans l'art dramatique, c'est rappeler l'idée de cette neige piétinée aux hommes qui en ont eu une vue confuse.

Nos poëtes alexandrins décrivent cette vue singulière d'après ce qu'ils en trouvent dans la copie d'après nature qu'en fit Racine autrefois. Ce qui est plus amusant que leurs tragédies, c'est de les voir soutenir dans leurs préfaces, biographies, etc., que le sage Racine ne fut jamais en proie aux erreurs des passions, et qu'il trouva les mouvements d'Oreste et de Phèdre à force de lire Euripide.

Comment peindre les passions, si on ne les connaît pas? et comment trouver le temps d'acquérir du talent, si on les sent palpiter dans son cœur?

[258] Énéide, II et V.

[259] Vu et écrit le 26 décembre 1814.

CHAPITRE XCI.
RÉFLÉCHIR L'HABITUDE.

La mouche éphémère qui éclôt le matin, et meurt avant le coucher du soleil, croit le jour éternel.

De mémoire de rose, ou n'a jamais vu mourir de jardinier.

Pour étudier l'homme, tâchons d'oublier que nous n'avons jamais vu mourir de jardinier. Voltaire nous a dit:

Notre consul Maillet, non pas consul de Rome,
Sait comment ici-bas naquit le premier homme:
D'abord il fut poisson; de ce pauvre animal
Le berceau très-changeant fut du plus fin cristal;
Et les mers des Chinois sont encore étonnées
D'avoir, par leurs courants, formé les Pyrénées.

Ce qu'il y a de plaisant dans ces jolis vers, c'est qu'ils pourraient bien être notre histoire. Du moins y a-t-il à parier, au commencement du dix-neuvième siècle, que le Nègre si noir et le Danois si blond sont les descendants du même homme[260]. La nature de l'air dans lequel nous nageons constamment, la nature des plantes qui font notre nourriture, ou des animaux que nous dévorons, et qui se nourrissent de ces plantes, varient avec le climat. Est-ce qu'on a jamais prétendu que les perdreaux de Champagne valussent ceux de Périgord? Quand Helvétius a nié l'influence des climats, il a donc dit à peu près la meilleure absurdité du siècle.

Le climat ou le tempérament fait la force du ressort. L'éducation ou les mœurs, le sens dans lequel ce ressort est employé.

«Il peut être arrivé à d'autres, comme il m'est arrivé à moi, de passer, en Grèce, une première soirée dans la société de quelques jeunes Ioniens qui, avec les traits et le langage des anciens Grecs, chantaient sur leur guitare des hymnes inspirantes. Ils comparaient la puissance turque à celle de Xerxès, et le refrain chanté en chœur était: Fidèle à ma patrie, je briserai le joug[261]. Tout à coup le jeune chantre entend sonner la trompette, et quitte l'étranger ravi, pour courir intriguer bassement dans l'antichambre d'un vaivode. Le voyageur se dit en soupirant: Vingt-quatre siècles plus tôt, il eût été Alcibiade.»

Un excellent système d'irrigation tire parti d'une source chétive, et c'est un petit filet d'eau qui fait la richesse de tout le pays d'Hières. Qui élèvera la voix pour appeler la vallée d'Hières une nouvelle Hollande? Qui osera dire que l'Angleterre est le sol natal des Timoléon et des Servilius Ahala[262]?

Le fer du physiologiste interroge les corps d'un Russe et d'un Espagnol qui ont trouvé la mort à la même batterie: les tailles, les apparences sont égales, mais, chez l'un, le poumon se trouve plus grand. Voilà une différence frappante, voilà le commencement de ce qu'il y a de démontré dans la théorie des tempéraments.

L'autre partie est une simple concomitance d'effets. Un obus part, nous voyons une maison du village sur lequel on tire, fumer et prendre feu. Il est absolument possible que ce soit un feu de cheminée; mais il y a à parier pour l'obus. C'est dans l'examen sévère et microscopique des concomitances que gisent les découvertes à faire.

Quoi de plus différent qu'une chèvre et un loup? Cependant ces animaux sont à peu près du même poids. Quoi de plus différent que l'anthropophage du Potose et le Hollandais tranquille, fumant sa pipe devant son canal d'eau dormante, et écoutant attentivement le bruit des grenouilles qui s'y jettent?

Philippe II et Rabelais devaient paraître différents, même à des yeux de vingt ans. Mais, le jour de l'ouverture de l'Assemblée constituante, distinguer juste les dispositions secrètes du fougueux Cazalès ou du sage Mounier, tranquilles à leur place, c'était l'affaire de qui avait l'esprit de Bordeu ou de Duclos, et en même temps l'inexorable sagacité du philosophe et la science physiologique du grand médecin.

Cette chose, si difficile en 1789, sera peut-être assez simple en 1900. Qui sait si l'on ne verra pas que le phosphore et l'esprit vont ensemble? alors on trouvera un phosphoromètre pour les corps vivants[263]. Il n'y a pas ici effort d'une seule tête. Le travail peut se partager; il faut une suite de vingt savants pour ne voir que ce qui est.

Osons parler un instant leur langage. Qui n'a pas éprouvé, après avoir essayé un de ces mets dont l'Inde a enrichi l'Angleterre (le kari), qu'on a plus de force dans l'organe de la langue? Par le même mécanisme, une bile extrêmement âcre donne plus de force aux grands muscles de la jambe. Nous savons tous qu'un espion espagnol traverse fort bien, en une nuit, vingt lieues de montagnes escarpées. Un Allemand meurt de fatigue à moitié chemin.

Enfin il faut se figurer que ce n'est que pour la commodité du langage que l'on dit le physique et le moral. Lorsqu'on a brisé une montre, où est allé le mouvement[264]?

[260] Et cet homme était noir, disait le célèbre John Hunter Blumenbach: de l'unité du genre humain. On a bien créé la plante du blé.

[261]

Pistos es ton patrida!
Ton zigon syntripto.

Essai sur les Grecs, par North Douglas. Londres, 1813.

[262] Plutarque, Vie de Brutus.

[263] Peut-être parviendra-t-on à saisir entre le galvanisme, l'électricité et le magnétisme, certains fluides dont on entrevoit tout au plus l'existence. Les effets sont sûrs et étonnants. Voyez les phénomènes observés à Celle (Hanovre) par M. le baron Strombeck, l'un des premiers jurisconsultes de l'Allemagne, et l'un des hommes les plus vrais.

[264] On sent fort bien qu'on ne parle ici que de l'être vivant et de l'intime liaison qui, pendant la vie, rend le physique et le moral inséparables. A Dieu ne plaise qu'on veuille nier l'immortalité de l'âme, la plus noble consolation de l'humanité!

CHAPITRE XCII.
SIX CLASSES D'HOMMES

Les combinaisons de tempéraments sont infinies; mais l'artiste, pour guider son esprit, donnera un nom à six tempéraments plus marqués, et auxquels on peut rapporter tous les autres[265]:

  • Le sanguin,
  • Le bilieux,
  • Le flegmatique,
  • Le mélancolique,
  • Le nerveux,
  • Et l'athlétique[266].

Cette idée ne dévoile pas tant les individus que les nations.

[265] Si l'on n'a pas voyagé, et que l'on doute des tempéraments, voir le Voyage de Volney en Égypte.

[266] J'aurais dû placer ici une copie de la caricature des quatre tempéraments (Lavater, I, 263), ou faire graver les dessins que j'ai fait faire dans mes voyages, d'après des gens qui me semblaient offrir les tempéraments à un degré remarquable de non-mélange. Mais mon talent n'est pas la patience. Je ne puis me flatter d'obtenir, même des meilleurs graveurs, des estampes ressemblantes aux dessins qu'on leur livre; autrefois les graveurs ne savaient pas dessiner. De nos jours, on les voit hardiment corriger les plus grands maîtres; c'est un honnête étranger qui, traduisant Molière, se dirait: «Ce caractère d'Orgon, dans le Tartufe, a des sentiments qui me semblent approcher de l'inhumain. L'humanité est une belle chose; donc je vais adoucir un peu ces passages où Orgon choque cette belle vertu.»

Si j'avais rencontré quelque bon graveur allemand, bien patient et bien consciencieux, j'aurais donné une estampe pour rendre sensible la manière de chaque grand peintre.

J'avouerai que rien ne me semble plus ridicule que les gravures des chambres du Vatican par Volpato. Pour voir, à Paris, le style des fresques du Vatican, il faut monter à la Sorbonne, chez un dessinateur dont j'ai oublié le nom, mais qui a rapporté de Rome trois ou quatre têtes dignes des originaux. Les personnes qui en sentiront l'angélique pureté comprendront mon idée; la règle du graveur est inflexible: ou il se sent plus de génie que Louis Carrache, ou il faut tout copier, même les doigts un peu longs de sa Madone[xii].

[xii] Ancien Musée Napoléon, no 876.

La Cène de Morghen, le portrait de la Fornarina, la Madonna del Sacco, la partie supérieure de la Transfiguration, donnent à l'âme la sensation affaiblie des originaux, tandis que rien n'est moins Raphaël que la Force et la Modération dont Morghen a fait un pendant à la Madone del Sacco.

Pour le Corrége, peintre presque impossible à rendre, il y a une Madone de Bonato qui me semble un miracle: qu'on ferme les persiennes pour la voir dans le demi-jour, on croira voir ce resplendissant singulier des tableaux du Corrége.

CHAPITRE XCIII.
DU TEMPÉRAMENT SANGUIN.

Ce tempérament est évidemment plus commun en France. C'est la réflexion que je faisais sur les bords du Niémen, le 6 juin 1812, en voyant passer le fleuve à cette armée innombrable, composée de tant de nations, et qui devait souffrir la déroute la plus mémorable dont l'histoire ait à parler. Le sombre avenir que j'apercevais au fond des plaines sans fin de la Russie, et avec le génie hasardeux de notre général, me faisait douter. Fatigué de vaines conjectures, je revins aux connaissances positives, ressource assurée dans toutes les fortunes. J'avais encore un volume de Cabanis, et, devinant ses idées à travers ses phrases, je cherchais des exemples dans les figures de tant de soldats qui passaient auprès de moi en chantant, et quelquefois s'arrêtaient un instant quand le pont était encombré.

C'est en effet chez les paysans qu'il faut commencer l'étude difficile des tempéraments; l'homme riche échappe avec trop de facilité à l'influence des climats; c'est compliquer le problème.

CARACTÈRES PHYSIQUES DU TEMPÉRAMENT SANGUIN.

Une tête qui a des couleurs brillantes, assez d'embonpoint, et l'expression de la gaieté, une poitrine large, qui annonce, avec un grand poumon, un cœur plus énergique, et par conséquent une chaleur plus considérable et une circulation plus rapide et plus forte; de là cette expression commune en parlant des héros: Un grand cœur.

Dans le tissu cellulaire, des extrémités nerveuses bien épanouies, qui recouvrent des membranes médiocrement tendues, doivent recevoir des impressions vives, rapides, faciles. Des muscles souples, des fibres dociles, qu'imprègne une vitalité considérable, mais une vitalité partout égale et constante, doivent donner, à leur tour, des mouvements faciles et prompts, une aisance générale dans les fonctions.

Le tempérament sanguin est donc caractérisé au physique par la vivacité et la facilité des fonctions[267].

CARACTÈRE MORAL.

Un grand sentiment de bien-être, des idées agréables et brillantes, des affections bienveillantes et douces; mais les habitudes auront peu de fixité; il y aura quelque chose de léger et de mobile dans les affections de l'âme, l'esprit manquera de profondeur et de force[268].

Tout ce que j'avance, c'est qu'on trouvera souvent ces circonstances physiques à côté de ces dispositions morales. Le médecin, qui verra les signes physiques, s'attendra aux effets moraux. Le philosophe, qui trouvera les signes moraux, sera confirmé dans ses observations par l'habitude du corps. Un homme sanguin aura beau jurer une activité infatigable, ce n'est pas à lui, toutes choses égales d'ailleurs, que Frédéric II confiera la défense d'une place importante; il l'appellera, au contraire, s'il veut un aimable courtisan.

On sait que les considérations générales prennent plus de vérité à mesure qu'on les étend sur un plus grand nombre d'individus[269]. Ainsi, dans la retraite de Moscou, l'armée française eût été sauvée par un génie allemand, un maréchal Daun, un Washington. Je voudrais trouver des noms moins célèbres. Il ne fallait pas de génie, il ne fallait qu'un peu de cet esprit d'ordre si commun dans les armées autrichiennes, mais qui doit être si rare chez un peuple sanguin. Un seul mot peindra tout: prévoir le danger est un ridicule.

Le peintre qui fera Brutus envoyant ses fils à la mort, ne donnera pas au père la beauté idéale du sanguin, tandis que ce tempérament fera l'excuse des jeunes gens. S'il croit que le temps qu'il faisait à Rome le jour de l'assassinat de César est une chose indifférente, il est en arrière de son siècle. A Londres, il y a les jours où l'on se pend[270].

[267] Cabanis, I, 442; Crichton, Mental derangement, 2 volumes in-8o, 1810; Hippocrate, Traités des eaux, des airs et des lieux; Gallien, Classification des tempéraments; Darwin, Haller, Cullen, Pinel, Hallé, Zimmermann, etc. En politique, comme dans les arts, on ne peut s'élever au sublime sans connaître l'homme, et il faut avoir le courage de commencer par le commencement, la physiologie.

La vie de l'homme se compose de deux vies: la vie organique et la vie de relation. Le nerf grand sympathique est la source de la vie des organes, la respiration, la circulation, la digestion, etc., etc. Le cerveau est la source de la vie de relation, ainsi nommée parce qu'elle nous met en relation avec le reste de l'univers. Les végétaux n'ont probablement que la vie organique; ils vivent, ils ne se décomposent pas; mais, pour eux, point de mouvements, point de reproduction, point de discours.

Les mouvements causés par le grand sympathique sont involontaires: il y a de la volonté dans tout ce qui vient du cerveau; plusieurs organes recevant à la fois les nerfs de ces deux centres, certains mouvements sont tantôt volontaires et tantôt involontaires.

De là ce vers fameux, l'histoire de notre vie:

Video meliora, proboque; deteriora sequor.

Le grand sympathique, en ce sens très-mal nommé, serait la cause de l'intérêt personnel, et le cerveau, la cause du besoin de sympathie: voilà les deux principes de l'Orient, Omaze et Arimaze, qui se disputent notre vie. (Voir l'ouvrage sublime de M. de Tracy sur la volonté.)

[268] Pendant que j'étais à Rome, j'avais noté que, parmi mes connaissances, il n'y avait qu'un sanguin, l'aimable marquis Or***.

[269] Probabilités de la Place, in-4o, 1814; Tracy, De la Volonté.

[270] Vent et brouillards au mois d'octobre.

CHAPITRE XCIV.
DU TEMPÉRAMENT BILIEUX.

Aggredior opus difficile. Je prie qu'on excuse trente pages d'une sécheresse mathématique. Pour dire les mêmes choses, au détail et à mesure du besoin, il en faudrait cent, et, pour sentir Michel-Ange, il faut passer là.

La bile est une des pièces les plus singulières de la machine humaine[271]; formée d'un sang qui s'est dépouillé dans son cours de ses parties lymphatiques, elle est surchargée de matières huileuses. Ce sang rapporte des impressions de vie multipliées de chacun des organes qu'il a parcourus. Attaquée par la chimie, la bile est une substance inflammable, albumineuse, savonneuse. Aux yeux du physiologiste, c'est une humeur très-active, très-stimulante, agissant comme un levain énergique sur les sucs alimentaires et sur les autres humeurs, imprimant aux solides des mouvements plus vifs et plus forts; elle augmente d'une manière directe leur ton naturel; elle agit directement aussi sur le système nerveux, et par lui sur les causes immédiates de la sensibilité. Presque toujours les effets stimulants de la bile coïncident avec ceux de l'humeur séminale, et ces deux substances si puissantes sur le bonheur et la sensibilité humaines ont des degrés correspondants d'exaltation.

Supposons un homme chez qui leur énergie soit extrême; supposons qu'il y ait chez cet homme un certain état de roideur et de tension dans tout le système, soit dans les points où s'épanouissent les extrémités nerveuses, soit dans les fibres musculaires. Donnons encore à cet homme une poitrine d'une grande capacité, un poumon et un cœur d'un grand volume: voilà l'image du bilieux parfait.

Cette empreinte est la plus forte qui s'observe dans la nature vivante. Tout se tient dans une machine ainsi organisée. L'activité des agents de la génération accroît celle du foie; l'activité de la bile accroît celle de tous les mouvements, et en particulier la circulation du sang. Les deux humeurs qui règnent sur l'individu augmentent la sensibilité des extrémités nerveuses. Tous les mouvements rencontrent des résistances dans la roideur des parties; mais toutes les résistances sont énergiquement vaincues. Pour achever ce tableau, voyez le caractère âcre et ardent que la bile imprime à la chaleur des mains; voyez des vaisseaux artériels et veineux d'un plus grand calibre, et une masse de sang plus considérable même que dans le tempérament sanguin.

CARACTÈRE MORAL.

Des sensations violentes, des mouvement brusques et impétueux, des impressions aussi rapides et aussi changeantes que chez le sanguin; mais, comme chaque impression a un degré plus considérable de force, elle devient pour le moment plus dominante encore. La flamme qui dévore le bilieux produit des idées et des affections plus absolues, plus exclusives, plus inconstantes.

Elle lui donne un sentiment presque habituel d'inquiétude. Le bien-être facile du sanguin lui est à jamais inconnu; il ne peut goûter de repos que dans l'excessive activité. Ce n'est que dans les grands mouvements, lorsque le danger ou la difficulté réclament toutes ses forces, lorsqu'à chaque instant il en a la conscience pleine et entière, que cet homme jouit de l'existence. Le bilieux est forcé aux grandes choses par son organisation physique.

Le cardinal de Richelieu dirigeait bien une négociation, mais n'eût peut-être été qu'un fort mauvais ambassadeur. Il faut un homme sanguin et aimable, rachetant sans cesse par les détails l'odieux du fond, comme lord Chesterfield, ou le duc de Nivernais.

Jules Romain et Michel-Ange n'ont peint que des êtres bilieux. Le Guide, au contraire, s'est élevé à la beauté céleste, en ne présentant presque que des corps sanguins. Par là sa beauté manque de sévérité. Cela est singulier en Italie, où les peintres vivaient au milieu d'un peuple bilieux.

[271] Saint Dominique, Jules II, Marius, Charles-Quint, Cromwell, c'est le tempérament des hommes grands par les actions.

CHAPITRE XCV.
LES TROIS JUGEMENTS.

On va m'accuser de tout donner aux tempéraments.

J'en conviens, dans la vie réelle nous avons des indices bien autrement sûrs, bien autrement frappants; mais dans tous ces signes il y a du mouvement. Importants pour la musique et la pantomime, ils sont nuls pour les arts du dessin, qui restent muets et presque immobiles.

Dès la première seconde qu'un esprit vif aperçoit un homme célèbre, un souverain, par exemple, il vérifie l'idée qu'il s'en est formée. Le jugement porté[272] vient presque toujours de la connaissance que l'esprit vif a des tempéraments.

Quelques secondes après, le jugement physiognomonique[273] modifie cet aperçu.

Au bout de quelques minutes, il est bouleversé à son tour par les jugements qui résultent en foule des mouvements qu'il observe.

Raphaël s'occupait sans cesse des nuances qui influent sur les deux premiers jugements.

Le troisième était moins important pour lui, comme les deux premiers pour Cervantes[274].

Un horloger habile devine l'heure en voyant les rouages d'une pendule. Le peintre doit montrer par les formes de son personnage le caractère que ses organes le forcent à avoir.

Je sais bien encore qu'avec tous les signes d'un tempérament on peut être d'un tempérament contraire; mais cette vérité, très-importante pour le médecin et le philosophe, ne signifie rien pour le peintre.

Elle est au delà de ses moyens. Philopœmen ne peut pas être condamné à scier du bois.

[272] Un peu instinctif, dira-t-on peut-être en 1916.

[273] Voir le Traité de la Science des physionomies dans l'École de Venise, tome IV de cet ouvrage.

[274] Mais on voit quelquefois dans le second jugement ce que le troisième ne peut pas donner. Une civilisation très-avancée ne permet pas de dire à un inconnu quelque chose qui décèle ou beaucoup d'esprit, ou beaucoup d'âme; c'est cette circonstance qui a élevé parmi nous la physiognomonie au rang des sciences les plus intéressantes.

CHAPITRE XCVI.
LE FLEGMATIQUE.

Le lecteur a-t-il voyagé; je le prie de se rappeler son entrée à Naples et à Rotterdam.

N'a-t-on jamais quitté Paris; de quelque finesse que l'on soit doué, on court grand risque de suivre les pas d'Helvétius, qui n'a d'esprit qu'en copiant d'après nature les routes que prennent les Français pour arriver au bonheur. On peut ouvrir les Voyages[275]; mais l'évidence produite par la foule des petites circonstances manque toujours à qui n'a pas vu avec les yeux de la tête, disait un grand homme.

Un Anglais très-calme décrit ainsi son entrée dans Rotterdam:

«Le nombre de ces petits vaisseaux (schuytz) qui parcourent les rues, et leur propreté sont encore moins étonnants que le calme et le silence avec lequel ils traversent la ville. Il est vrai qu'on peut considérer le calme et le silence comme le caractère distinctif de tous les efforts de l'industrie hollandaise: le bruit et l'agitation, ordinaires partout ailleurs lorsque plusieurs hommes s'occupent ensemble d'un travail pénible, sont absolument inconnus en Hollande. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ces matelots, ces portefaix... chargeant et déchargeant les navires de l'Inde, ne prononcent pas un seul mot assez haut pour qu'on l'entende à vingt toises. Enfin, pour achever de peindre cette nation, le trait marquant de ses militaires, c'est un grand air de modestie[276]

CARACTÈRES PHYSIQUES.

Vous voyez s'avancer un gros et grand homme blond avec une poitrine extrêmement large. D'après les observations rapportées jusqu'ici, on s'attend à le trouver plein de feu; c'est le contraire. C'est que ce poumon si vaste, comprimé par une graisse surabondante, ne reçoit, et surtout ne décompose qu'une petite quantité d'air. Des organes de la génération et un foie qui manquent d'énergie, un système nerveux moins actif, une circulation plus lente et une chaleur plus faible, des fibres originairement molles, une sanguification entravée par l'abondance des sucs muqueux, telles sont les premières données du tempérament flegmatique[277].

Bientôt les sucs muqueux émoussent la sensibilité des extrémités nerveuses. Ils assoupissent le système cérébral lui-même[278]. Les fibres charnues que ces mucosités inondent, et qui ne se trouvent sollicitées que par de faibles excitations, perdent graduellement leur ton naturel. La force totale des muscles s'énerve et s'engourdit. De là un petit Gascon vif terrasse un énorme grenadier hollandais.

On ne remarque point l'appétit vif du bilieux; tout est plus faible dans ce tempérament-ci; la puberté même, ce miracle de l'organisation, produit des changements moins grands sur la physionomie et la voix. Ces hommes ont souvent des muscles très-gros; mais ils sont moins velus, et la couleur de leurs cheveux est moins foncée. Les mouvements sont faibles et lents. Il y a une tendance générale vers le repos. Ce tempérament, qui règne en Allemagne, a son extrême en Hollande. La constitution des Anglais peut expliquer leur énergie; mais comment expliquer la vivacité des cochers russes (mougiks) que nous prîmes à Moskou?

Privé de société par la solitude héroïque de cette grande ville, ennuyé de mes camarades, j'aimais à parcourir la Slabode allemande et tous ces grands quartiers ruinés par l'incendie. Je ne savais que cinq mots russes; mais je faisais la conversation par signes avec Arthemisow, le plus vif de mes cochers, et qui tenait toujours mon droski au galop.

L'émigration de Smolensk, de Giat, de Moskou, quittée en quarante-huit heures par tous ses habitants, forme le fait moral le plus étonnant de ce siècle; pour moi, ce n'est qu'avec respect que je parcourais la maison de campagne du comte Rostopchin[279], ses livres en désordre et les manuscrits de ses filles.

Je voyais une action digne de Brutus et des Romains, digne, par sa grandeur, du génie de l'homme contre lequel elle était faite.

Puis-je admettre quelque chose de commun entre le comte Rostopchin et les bourgmestres de Vienne, venant dans Schœnbrunn faire leur cour à l'empereur, et avec respect[280]?

La disparition des habitants de Moscou est tellement peu un fait appartenant au tempérament flegmatique, que je ne crois pas un tel événement possible même en France[281].

CARACTÈRE MORAL.

Comme, par la souplesse et la flexibilité des parties, les fonctions vitales n'éprouvent pas de grandes résistances, le flegmatique ne connaît point cette inquiétude, mère des grandes choses, qui presse le bilieux. Son état habituel est un bien-être doux et tranquille; sa vie a quelque chose de médiocre et de borné. Comme, dans ces grands corps, les organes n'éprouvent que de faibles excitations; comme les impressions reçues par les extrémités nerveuses se propagent avec lenteur, ils n'ont ni la vivacité, ni la gaieté brillante, ni le caractère changeant du sanguin: c'est le tempérament de la constance. On voit d'ici sa douceur, sa lenteur, sa paresse et tout le terne de son existence. Une médiocrité exempte de chagrins est son lot habituel[282].

Le théâtre d'Ifland, le célèbre acteur, donne beaucoup de personnages de ce genre. Comparez son Joueur à celui de Regnard. Le joueur allemand fait cinq ou six prières à Dieu, et s'évanouit une ou deux fois; ce tempérament ne comprend les saillies qu'un quart d'heure après; c'est ce qui rend si plaisantes les critiques des Allemands sur Molière et Regnard[283].

Voyez Rivarol à Hambourg[284]. Ce tempérament national a pénétré jusque dans les pièces de Schiller, ce spirituel élève du grand Shakspeare. Si l'on compare son rôle de Philippe II au Philippe II d'Alfieri, on verra une lumière soudaine éclairer les deux nations. L'Italien, par une bizarre manie, se prive d'événements; mais quels vers frappés à la noire bile de la tyrannie!

FILIPPO.

Udisti?

GOMEZ.

Udii.

FILIPPO.

Vedesti?

GOMEZ.

Io vidi.

FILIPPO.

Oh rabbia!
Dunque il sospetto?....

GOMEZ.

... E omai certezza...

FILIPPO.

E inulto
Filippo è ancor?

GOMEZ.

Pensa...

FILIPPO.

Pensai.—Mi segui.

(Acte II, scène V.)

[275] Pour l'Italie, de Brosses, Misson, Duclos; pour la Hollande, Voyage fait en 1794, trad. par Cantwell, chez Buisson, an V, tom. I, p. 22.

[276] Voir les excellents Mémoires de Dalrimple sur la révolution de 1688. Le Hollandais semble ne rien vouloir; sa démarche, son regard, n'impriment rien, et vous pouvez converser des heures entières avec lui sans qu'il lui arrive d'avancer une opinion. La possession et le repos sont ses idoles.

[277] Un front élevé, les yeux à demi fermés, un nez charnu, les joues affaissées, la bouche béante, les lèvres plates, et un large menton, telle est la physionomie du Hollandais. (Darmstad, l. IV, 102.)

[278] L'acte le plus grand, le plus inconcevable de la nature, est d'avoir su tellement modeler une masse de matière brute, qu'on y voie l'empreinte de la vie, de la pensée, du sentiment, et d'un caractère moral. (Sulzer.)

Quelle main pourra saisir cette substance légère dans la tête et sous le crâne de l'homme? Un organe de chair et de sang pourra-t-il atteindre cet abîme de facultés et de forces internes qui fermentent ou se reposent? La Divinité elle-même a pris soin de couvrir ce sommet sacré, séjour et laboratoire des opérations les plus secrètes; la Divinité, dis-je, l'a couvert d'une forêt, emblème des bois sacrés où jadis on célébrait les mystères. On est saisi d'une terreur religieuse à l'idée de ce mont ombragé, qui renferme des éclairs, dont un seul, échappé du chaos, peut éclairer, embellir, ou dévaster et détruire un monde. (Herder.)

Sulzer et Herder sont des philosophes qui jouissent d'une grande réputation en Allemagne; ce qui n'empêche pas que ces passages, pris au hasard dans leurs œuvres, ne soient d'une force de niaiserie qu'on ne se permettrait pas en France. (Voyez surtout la Vie de Goethe, écrite par lui-même; Tubingue, 1816.)

[279] A demi-lieue de Moscou. Je me permis de ramasser par terre un petit traité manuscrit sur l'existence de Dieu.

[280] Voir le beau tableau de M. Girodet. Ce qui frappe dans le Russe, au premier abord, c'est sa force étonnante; elle s'annonce et par une large poitrine, et par un cou vraiment colossal, qui rappelle sur-le-champ celui de l'Hercule Farnèse.

[281] Il faut observer que le despotisme russe, étant presque volontaire chez le paysan, n'a point avili les âmes: le moral est presque digne des pays à constitution.

Quelle est exactement la différence de la vivacité du Russe à celle du Provençal? Pas un vieillard, pas une jambe cassée, pas une femme en couche, n'était resté à Moscou. Mon premier soin fut de parcourir au galop les principales rues.

[282] Ce tempérament forme la partie la plus respectée du public.

«L'abbé Alary, dit Grimm, 1771, vient de mourir à quatre-vingt-un ans. Il avait quitté la cour depuis fort longtemps, et vivait doucement à Paris, avec la réputation de sagesse dans le caractère, ce qui veut souvent dire nullité; car il n'y a qu'à ne s'affecter de rien, être de la plus belle indifférence pour le bien et pour le mal public ou particulier, louer volontiers tout ce qu'on fait, et ne jamais rien blâmer, s'appliquer à ses intérêts, mais sans affiche, et l'on a bientôt la réputation d'un homme sage[xiii].

[xiii] Ceci disparaît par les deux Chambres.

La plupart des hommes illustres par leurs écrits étant du tempérament mélancolique, l'homme sage, qui est l'ami de l'homme de génie, croit avoir toute sa vie de bonnes raisons de se moquer de lui. Dans ces relations, c'est l'homme de génie qui est l'inférieur. Le Tasse, Rousseau, Mozart, Pergolèse, Voltaire sans ses cent mille livres de rente.

[283] C'est un citoyen de Lilliput qui trouve à blâmer dans la taille de Gulliver. Un homme d'esprit, M. Schleghel, veut bien nous apprendre que les comédies de Molière ne sont que des satires tristes.

Il est vrai que M. Schleghel eût été meilleur apôtre que juge littéraire. Il commence par déclarer qu'il méprise la raison: voilà déjà un grand pas; puis, pour marcher en sûreté de conscience, il ajoute que le Dante, Shakspeare et Calderon sont des apôtres envoyés par Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec une mission spéciale; qu'ainsi on ne peut, sans sacrilége, retrancher ni blâmer une seule syllabe de leurs ouvrages. Cette belle théorie s'explique très-facilement par le sens intérieur. Celui qui a le malheur de n'être pas doué du sens intérieur ne saurait sentir les poëtes venus sur la terre avec mission. Voulez-vous savoir si vous avez le sens intérieur? M. Schleghel vous le dira: il en a une si grande part, qu'en cinq minutes de conversation il se fait fort de connaître si vous êtes du nombre des bienheureux.

Le difficile en cette affaire, c'est qu'il ne faut pas rire; voilà sans doute pourquoi ces bons Allemands ne goûtent point Molière: au reste, il est impossible d'avoir plus de science; et les érudits à sens intérieur ne proscrivent point, comme les autres, les traits énergiques.

Je m'imagine que la postérité résumera ainsi la querelle des romantiques et des pédantesques.

Les romantiques étaient presque aussi ridicules que les La Harpe; leur seul avantage était d'être persécutés. Dans le fond, ils ne traitaient pas moins la littérature comme les religions, dont une seule est la bonne. Leur vanité voulait détrôner Racine; ils savaient trop de grec pour voir que le genre de Schiller est aussi bon à Weimar, que celui de Racine à la cour de Louis XIV[xiv].

[xiv] Un auteur excellent chez le peuple pour lequel il a travaillé n'est que bon partout ailleurs.

Racine avait pour les Français des détails charmants, qu'un étranger n'atteindra jamais[xv]. Ce qu'on disait de mieux contre lui, c'est que la sphère d'influence d'un poëte s'étend avec son esprit, qui le tire du détail, pour lui faire présenter le cœur humain par les grands traits, différence de Vanderwerff au Poussin.

[xv] Le rhythme du rôle de Monime. Les étrangers ont trop de raison pour avoir tant d'honneur.

Les romantiques, aveugles sur la connaissance de l'homme, ne sentaient pas que la civilisation de leurs peuples féodaux était postérieure à celle de la belle France. Ces gens, qui poursuivaient si hautement l'esprit pour se retrancher au bon sens, ne distinguaient pas que leur littérature allemande en était encore à ses Ronsards; que, lorsqu'on veut avoir une belle littérature, il faut commencer par avoir de belles mœurs.

Ils n'avaient qu'un nom pour eux, dont ils abusaient; mais ils ne voyaient pas d'assez haut les civilisations, pour sentir que Shakspeare n'est qu'un diamant incompréhensible qui s'est trouvé dans les sables.

Il n'y a pas de demi-Shakspeare chez les Anglais; son contemporain Ben-Johnson était un pédantesque comme Pope, Johnson, Milton, etc.

Après ce grand nom, qui n'est point encore égalé, ils n'avaient que son imitateur Schiller. Ossian leur manquait, qui n'est que du Macpherson construit sur du Burke. Ils ne savaient qu'opposer à Molière; aussi ne riaient-ils point, soit qu'ils trouvassent plus commode de mépriser ce qu'ils n'avaient pas, soit que réellement leur génie, froid et toujours monté sur des échasses, fût insensible aux grâces de Thalie[xvi]. Loin de pouvoir apprécier ses créations, ils n'en concevaient pas même le mécanisme; ils ne voyaient pas que la comédie ne peut jaillir que d'une civilisation assez avancée pour que les hommes, oubliant les premiers besoins, demandent le bonheur à la vanité.

[xvi] Voir toutes les Esthétiques allemandes, et surtout les Mémoires de la margrave de Bareith, bien plus concluants: on verra ce qu'étaient les cours de ce pays en 1740, et si raisonnablement il peut prétendre à la finesse, t. II, p. 10, 12.

Le comique nous plaît parce qu'il nous fait moissonner des jouissances de vanité sur des sottises que l'art du poëte nous montre à l'improviste. S'il était un peuple où la première passion fût la vanité, et la seconde le désir de paraître gai, ce peuple ne semblerait-il pas né précisément pour la comédie[xvii]?

[xvii] En 1770.

S'il était une nation rêveuse, tendre, un peu lente à comprendre, manquant de caractère, ne vivant que de bonheur domestique, cette nation ne se donnerait-elle pas un ridicule en voulant morigéner les poëtes comiques qu'elle ne peut comprendre?

Le rire est incompatible avec l'indignation. L'homme qui s'indigne voit:

1o Sûreté, ou grands intérêts;

2o Attaque de tout cela:

or, l'homme qui songe à sa sûreté est trop occupé pour rire[xviii].

[xviii] Les deux Chambres chassent le comique.

L'homme pensif, qui se berce l'imagination par les détails enchanteurs de quelque roman dont il sent qu'il serait le héros si le ciel était juste, va-t-il se retirer de cet océan de bonheur pour jouir de la supériorité qu'il peut avoir sur un Géronte disant de son fils: «Mais que diable allait-il faire dans cette galère?»

Que lui fait la folie de cette repartie adressée au Ménechme grondeur:

Que feriez-vous, monsieur, du nez d'un marguiller?

Il est clair que, pour Alfieri et Jean-Jacques, le comique a toujours été invisible.

Jean-Jacques aurait pu sentir le comique de Shakspeare, qui, ainsi que la musique, commet la fausseté perpétuelle de donner un cœur tendre et noble à tous les personnages. Voilà le comique romantique de M. Schleghel[xix].

[xix] Le contraire de Gil Blas.

Il est enfin des gens froids, privés d'imagination, dont l'impuissance se décore du vain nom de raisonnables. Ils sont si malheureux, que, sans avoir de passion ni d'intérêt pour rien, et par la seule morosité de leur nature, la détente du comique ne part qu'avec une extrême difficulté, et ils ont le bon ridicule d'être fiers de leur disgrâce. Tel fut Johnson. Comment voir la délicieuse gaieté de la Critique du Légataire?

Cependant la cause des romantiques était si bonne, qu'ils la gagnèrent. Ils furent l'instrument aveugle d'une grande révolution. La véritable connaissance de l'homme ramena la littérature de la miniature maniérée d'une passion à la peinture en grand de toutes les passions: ils furent le sabre de Scanderberg; mais ils n'eurent jamais d'yeux pour voir ce qu'ils frappaient ni ce qu'il fallait mettre à la place.

[284] Un Anglais, Barington, appelle Montesquieu un auteur fatigant.

CHAPITRE XCVII.
DU TEMPÉRAMENT MÉLANCOLIQUE.

Une taciturnité sombre, une gravité dure et repoussante, les âpres inégalités d'un caractère plein d'aigreur, la recherche de la solitude, un regard oblique, le timide embarras d'une âme artificieuse, trahissent, dès la jeunesse, la disposition mélancolique de Louis XI. Tibère et Louis XI ne se distinguent à la guerre que durant l'effervescence de l'âge. Le reste de leur vie se passe en immenses préparatifs militaires qui n'ont jamais d'effet, en négociations remplies d'astuce et de perfidie.

Tous les deux, avant de régner, s'exilent volontairement de la cour, et vont passer plusieurs années dans l'oubli et les langueurs d'une vie privée, l'un dans l'île de Rhodes, l'autre dans une solitude de la Belgique.

L'été de leur vie est dominé par les affaires, à travers lesquelles cependant perce toujours leur noire tristesse.

Vers la fin, quand ils osent de nouveau être eux-mêmes, en proie à de noirs soupçons, aux présages les plus sinistres, à des terreurs sans cesse renaissantes, ils vont cacher l'affreuse image du despotisme puni par lui-même, le roi dans le château de Plessis-les-Tours, l'empereur dans l'île de Caprée. Mais, quoi qu'on en dise, il y a plus de naturel dans les distractions de Tibère; elles ont au moins l'avantage de nous rappeler de charmantes spinthries.

CARACTÈRE PHYSIQUE.

Si dans le tempérament bilieux si fortement prononcé vous substituez seulement à la vaste capacité de la poitrine un poumon étroit et serré, et que vous supposiez un foie peu volumineux, les résistances deviennent à l'instant supérieures aux moyens de les vaincre. La liqueur séminale reste l'unique principe d'activité.

La roideur originelle des solides, qui est fort grande, s'accroît de plus en plus par la langueur de la circulation. Ces gens-là ne sont abordables qu'après les repas. Les extrémités nerveuses ont une sensibilité vive, les muscles sont très-vigoureux, la vie s'exerce avec une énergie constante; mais elle s'exerce avec embarras, avec une sorte d'hésitation. Il y a de la difficulté dans tous les mouvements, et ils sont accompagnés d'un sentiment de gêne et de malaise. Il manque une chaleur active et pénétrante: le cerveau n'a point ce mouvement et cette conscience de sa force, dont l'effet moral est si nécessaire pour venir à bout de tant d'obstacles. Les forces sont très-grandes, mais elles sont ignorées. L'humeur séminale tyrannise le mélancolique; c'est elle qui donne une physionomie nouvelle aux impressions, aux volontés, aux mouvements; c'est elle qui crée dans le sein de l'organe cérébral ces forces étonnantes employées à poursuivre des fantômes, ou à réduire en système les visions les plus étranges. Vous voyez les solitaires de la Thébaïde, les martyrs, beaucoup d'illustres fous; vous voyez qu'une partie de la biographie des grands hommes doit être fournie par leur médecin.

CARACTÈRE MORAL.

Des impulsions promptes, des démarches directes, trahissent sur-le-champ le bilieux. Des mouvements gênés, des déterminations pleines d'hésitation et de réserve, décèlent le mélancolique. Ses sentiments sont toujours réfléchis, ses volontés semblent n'aller au but que par des détours. S'il entre dans un salon, il se glissera en rasant les murailles[285]. La chose la plus simple, ces gens-là trouvent le secret de la dire avec une passion sombre et contenue. On rit de trouver l'anxiété d'un désir violent dans la proposition d'aller promener au bois de Boulogne plutôt qu'à Vincennes.

Souvent le but véritable semble totalement oublié. L'impulsion est donnée avec force pour un objet, et le mélancolique marche à un autre; c'est qu'il se croit faible. Cet être singulier est surtout curieux à observer dans ses amours. L'amour est toujours pour lui une affaire sérieuse.

On parlait beaucoup à Bordeaux, à la fin de 1810, d'un jeune homme de la figure la plus distinguée, qui, par amour, venait de se brûler la cervelle; il voyait tous les soirs la jeune fille qu'il aimait, mais s'était bien gardé de lui parler de sa passion; il n'avait d'ailleurs aucun sujet de jalousie. On voit tout cela dans une lettre qu'il écrivit avant de se tuer. La mort lui avait paru moins pénible qu'une déclaration.

On riait dans un événement si peu fait pour inspirer la gaieté, parce que la lettre une fois connue, lorsqu'on en parla à la jeune personne, elle s'écria naïvement: «Hé, mon Dieu! que ne parlait-il! Je ne me serais jamais doutée de son amour; au contraire, s'il y avait une malhonnêteté à faire, elle tombait sur moi de préférence.»

L'espèce de philosophie qui apprend à se tuer pour sortir d'embarras éteint l'esprit de ressource. L'idée de se tuer, étant très-simple, se présente d'abord, saisit l'esprit par son apparence de grandeur, empêche de combiner, paralyse toute activité, et donne bien moins d'épouvante que l'incertitude sur les noires circonstances par lesquelles on peut être conduit à mourir. Aussi, au delà du Rhin, les jeunes amants se tuent-ils à tout propos[286]. Cela exige moins d'activité que d'enlever sa maîtresse, la conduire en pays étranger, et la faire vivre par le travail. Si vous connaissez quelque dessin exact du Parnasse de Raphaël au Vatican, cherchez la figure d'Ovide. Si l'on n'a rien de mieux, on peut prendre la collection des têtes dessinées par Agricola, et gravées par Ghigi. Ces têtes, gravées sur un fond blanc, sont fort intelligibles.

Vous verrez bien nettement dans les beaux yeux d'Ovide que la beauté s'oppose à l'expression du malheur. Du reste, cette tête montre assez bien le caractère du mélancolique; elle en a les deux traits principaux, l'avancement de la mâchoire inférieure, et l'extrême minceur de la lèvre supérieure, qui est la marque de la timidité.

Le philosophe reconnaît le tendre amour dans l'austérité d'une morale excessive, dans les extases de la religion, dans ces maladies extraordinaires qui jadis faisaient de certains individus des prophètes ou des pythonisses. Il le reconnaît dans cette manie de décider, et dans cette horreur pour le doute, si naturelle aux jeunes gens; ce tempérament mélancolique, malgré son caractère chagrin, son commerce difficile, ses extases et ses chimères, est pourtant aimable aux yeux de l'homme qui a vécu. Il aime à serrer la main à un parent de la plupart des grands hommes.

[285] Voyez la démarche du président de Harlay, dans Saint-Simon. La timidité passionnée est un des indices les plus sûrs du talent des grands artistes. Un être vain, vif, souvent picoté par l'envie, tel que le Français, est le contraire.

[286] Voir les journaux allemands. Ces pauvres jeunes gens seront peut-être un peu retenus par la réflexion suivante. Dans les arts, comme dans la société, rien de moins touchant que le suicide. Avec quoi sympathiser? Au contraire, si le malheur a fait écrire de grandes choses, on sympathise.

CHAPITRE XCVIII.
TEMPÉRAMENTS ATHLÉTIQUES ET NERVEUX.

Voyons enfin la prépondérance du système sensitif sur le système moteur, et du système moteur sur le système sensitif. Voltaire, dans un petit corps chétif, avait cet esprit brillant qui est le représentant du dix-huitième siècle. Il sera aussi pour nous le représentant du tempérament nerveux.

Il est impossible de trouver un exemple aussi célèbre pour le tempérament athlétique, dont le propre, depuis qu'il n'y a plus de jeux olympiques, est d'empêcher la célébrité.

TEMPÉRAMENT NERVEUX.

Quoi qu'en dise le docteur Gall, il n'est rien moins que prouvé que la force de l'esprit soit toujours en raison de la masse du cerveau[287].

Ici il se présente deux branches:

Ou le despotisme du cerveau agit sur des muscles faibles,

Ou il exerce son empire sur des muscles originairement vigoureux.

ESPRIT ET FAIBLESSE, OU LA FEMME.

Cette combinaison amène des impulsions multipliées qui se succèdent sans relâche en se détruisant tour à tour.

Le moindre vent qui d'aventure
Vient rider la face des eaux...
La Fontaine.

est un emblème de cette manière d'être mobile qui prête tant de séduction aux femmes vaporeuses; il ne leur manque que des malheurs pour n'être plus malheureuses. Nous le vîmes dans l'émigration.

Il serait indiscret de citer nos aimables voyageuses. Je vais parler des saintes.

Sainte Catherine de Gênes, nous dit-on, était tellement absorbée par la vivacité de l'amour qu'elle portait à Dieu, qu'elle se trouvait hors d'état de travailler, de marcher, et même quelquefois de parler; elle n'interrompait un silence expressif que pour s'écrier en soupirant que tous les hommes se précipiteraient à l'envi dans la mer, si la mer était l'amour de Jésus. Entraînée par cette douce erreur, elle allait souvent dans le jardin du monastère conter son bonheur aux arbres et aux fleurs. D'autres fois elle tombait à terre sous les arcades du cloître en s'écriant: «Amour, amour, je n'en puis plus!»

L'excès de sa passion lui fit oublier le soin de se nourrir. Peu à peu elle fut hors d'état d'avaler même une goutte d'eau; une chaleur que rien ne pouvait éteindre lui ôtait le sommeil, et l'on peut dire d'elle, sans exagération poétique, qu'elle fut consumée par le feu de l'amour; elle cessa de parler, peu après de voir, et enfin s'éteignit au sein du plus parfait bonheur. C'est l'amour dégagé des contrariétés qui l'empoisonnent, et de la satiété qui l'éteint.

Anne de Garcias, qui a fondé plusieurs couvents en France; sainte Thérèse de Jésus, autre Espagnole, moururent aussi de cette mort charmante.

Armelle, Française, fut dans sa première jeunesse d'une complexion très-sensible, et même un peu plus portée qu'il ne faut aux erreurs de l'amour terrestre. Sa maîtresse lui conseillait, car elle était simple femme de chambre, de se livrer à des travaux pénibles; mais ces travaux, que le vulgaire regarde comme simplement fatigants, sont horribles pour les âmes tendres, qu'ils privent de leurs douces rêveries. L'auteur de la vie d'Armelle entre ici dans de grands détails. Il raconte qu'avant que son cœur fût enflammé de l'amour de Dieu, il brûlait d'une flamme infernale; que toute son âme était pleine de pensées obscènes et brutales; que les démons présentaient sans cesse à son imagination des images lascives; et, ajoute-t-il en soupirant, les démons obtenaient une victoire aussi complète qu'ils pouvaient la désirer.

Elle se convertit. Le nom seul de l'objet aimé changea; elle s'écriait, dans les mêmes transports, qu'elle ne pouvait vivre un instant loin des embrassements de son divin époux. Je ne puis plus parler, disait-elle, l'amour me subjugue de toutes parts.

Une fois, il lui sembla que, pour donner à son bien-aimé une preuve de sa passion, elle se précipitait dans une fournaise ardente, auprès de laquelle les feux de la terre ne sont que glace. Ces illusions la laissaient plongée dans un évanouissement profond. Je vois que l'amour détruit ma vie, disait-elle souvent avec une joie vive et tendre.

Subjuguée par la douce force de cet amour, enivrée et comme plongée dans un abîme immense, elle veillait des nuits entières, attendant les baisers tendres que son céleste amant venait lui donner dans le fond le plus intime de son cœur. Enfin elle crut avoir entièrement perdu son être dans les bras de son amant, et ne plus faire qu'un avec lui. Cette heureuse erreur fut suivie de la réalité, car peu après elle quitta cette vallée de larmes pour voler dans le sein de son Créateur.

Une fois en sa vie, sainte Catherine de Sienne fit l'expérience de mourir. Son esprit monta dans les cieux, et trouva dans les bras de son céleste époux les plaisirs les plus ravissants. Après quatre heures de cet avant-goût du ciel, son âme revint sur la terre. On dit que ce genre d'évanouissement se retrouve bien encore; mais, dans ce siècle malheureux, le séjour au ciel ne dure qu'un instant.

Je trouve que les saintes du nord avaient le sang-froid nécessaire pour faire de l'esprit. Sainte Gertrude de Saxe, issue de la noble famille des comtes de Hakeborn, s'écriait dans ses froides extases:

«O maître au-dessus de tous les maîtres! Dans cette pharmacie des aromes de la divinité, je veux me rassasier à tel point, je veux si fort me désaltérer dans cet aimable cabaret de l'amour divin, que je ne puisse plus remuer le pied.»

Revenons dans le midi, où nous trouverons Marie de l'Incarnation avec des figures plus élégantes.

«Mon amant est un onguent étendu. Remplie de sa céleste douceur, je veux m'anéantir dans ses chastes embrassements. Mon âme sent continuellement ce charmant moteur qui, avec le plus aimable des feux, l'enflamme tout entière, la consume, et cependant lui fait entonner un chant nuptial éternel.»

Elle ajoute: «La force de l'esprit arrêta les jouissances de mon âme. Ces plaisirs voulaient se répandre au dehors, et dans la partie inférieure; mais l'esprit renvoya tout en arrière, et confina les jouissances dans la partie supérieure.»

Tel est l'empire du cerveau avec des muscles faibles.

TEMPÉRAMENT NERVEUX, DEUXIÈME VARIÉTÉ.

Chez les hommes tels que Voltaire, Frédéric II, le cardinal de Brienne, etc., l'action musculaire est plus faible, les fonctions qui demandent un grand concours de mouvements languissent. En même temps, les impressions se multiplient, l'attention devient plus forte, toutes les opérations qui dépendent directement du cerveau, ou qui supposent une vive sympathie du cerveau avec quelque autre organe, prennent une grande énergie.

Mais, au milieu des succès si flatteurs de l'esprit, la vie ne se répand plus avec égalité dans les diverses parties de cette machine périssable par laquelle nous sentons.

Elle se concentre dans quelques points plus sensibles. Paraissent alors des maladies qui, non-seulement achèvent d'altérer les organes affaiblis, mais dénaturent la sensibilité elle-même.

Voyez la mort de Mozart.

Le tempérament nerveux se développe quelquefois tout à coup chez de petits vieillards français, maigres, vifs, alertes, qui entreprennent sans difficulté les tâches les plus difficiles,

Et répondent à tout, sans se douter de rien.
Voltaire.

C'est avant la révolution que j'ai vu le plus d'exemples de ce genre de folie, très-nuisible dans les affaires; mais, du reste, assez gai. Ces gens-là donnent fort bien à dîner; et j'aimais fort à me trouver chez eux à la veille de quelque grand danger[288].

Grimm, en parlant de l'abbé de Voisenon (1763, 300), «C'est un fait, dit-il, qu'un jour à la campagne, se trouvant à l'article de la mort, ses domestiques l'abandonnèrent pour aller chercher les sacrements à la paroisse. Dans l'intervalle, le mourant se trouve mieux, se lève, prend une redingote et son fusil, et sort par une porte du parc. Chemin faisant, il rencontre le prêtre qui lui porte le viatique, avec la procession; il se met à genoux comme les autres passants, et poursuit son chemin. Le bon Dieu arrive chez lui avec les prêtres et ses domestiques. On cherche partout le mourant, qu'on aperçoit enfin sur un coteau voisin tirant des perdrix.»

LE TEMPÉRAMENT ATHLÉTIQUE.

Je prie qu'on se rappelle l'image des hommes les plus forts qu'on ait connus. Cette force n'était-elle pas accompagnée d'une désespérante lenteur dans les impressions morales? Était-ce de ces grands corps qu'il fallait attendre les grandes actions[289]?

Chez les anciens même, si grands admirateurs de la force, et à si juste titre, Hercule, le prototype des athlètes, était plus fameux par son courage que par son esprit. Les poëtes comiques, toujours insolents, s'étaient même permis de prêter à ce dieu ce qu'on appelle vulgairement des balourdises. Ce qu'il y a peut-être de plus triste et de plus sot sur la terre, c'est un athlète malade.

[287] On trouve ensemble les plus belles formes de la tête et le discernement le plus borné, ou même la folie la plus complète. Par malheur pour la peinture, l'on voit, au contraire, des têtes qui s'éloignent ridiculement des belles formes de l'Apollon, donner des idées où il est impossible de ne pas reconnaître du talent et même du génie[xx]. C'est aux médecins idéologues, et, par conséquent, véritables admirateurs d'Hippocrate et de sa manière sévère, de ne chercher la science que dans l'examen des faits, qu'il faut demander justice de tous ces jugements téméraires sur lesquels Paris voit bâtir, tous les vingt ans, quelque science nouvelle, Facta, facta, nihil præter facta, sera un jour l'épigraphe de tout ce qu'on écrira sur l'homme[xxi]. Mais Buffon répondrait fort bien que le style est tout l'homme, que les faits se prêtent plus difficilement à l'éloquence qu'une théorie vague dont on modifie les circonstances suivant les besoins de la phrase; et qu'est-ce qu'une circonstance de plus ou de moins? dit si bien mademoiselle Mars (dans les Fausses Confidences).

[xx] Pinel, Manie, 114. Crichton. M. Gall est un homme d'infiniment d'esprit qui ajoute le roman à l'histoire.

[xxi] On jugera de tous ces poëmes en langue algébrique, qu'en Allemagne un pédantisme sentimental décore du nom de systèmes de philosophie, par un mot: ils ne s'accordent qu'en un point: le profond mépris pour l'empirisme. Or, l'empirisme n'est autre chose que l'expérience.

Voilà une des plus terribles limites qui bornent la peinture. La possibilité du divorce entre le bon et le beau, l'impossibilité di voltar il foglio, comme dit Alfieri, l'absence du mouvement, mettent, pour les personnes très-sensibles, la peinture après la musique. L'une est une maîtresse, l'autre n'est qu'un ami; mais heureux l'homme qui a une maîtresse et un ami.

[288] Malgré le poids des ans, leur activité est toute corporelle. L'on raconte à Dublin l'histoire d'un homme si mobile, qu'il se sentait forcé de répéter tous les mouvements et toutes les attitudes dont le hasard le rendait témoin; si on l'empêchait d'obéir à cette impulsion, en saisissant ses membres, il éprouvait une angoisse insupportable.

C'est le défaut des singes, qu'un régime suivi pourrait peut-être guérir. L'homme agissant au hasard a fait du même animal l'énorme chien de basse-cour et le petit carlin. Il faudrait un prince qui eût pour l'histoire naturelle la passion que Henri de Portugal avait pour les découvertes maritimes; encore n'obtiendrait-on des succès dans ce genre de recherches, comme dans les recherches historiques, qu'en les confiant à des ordres monastiques.

[289] Les peintres d'Italie, le Guerchin, par exemple, n'ayant pas fait cette observation, ont donné avant tout de la force à leurs saints, et souvent n'en ont fait que des portefaix tristes. Voir le superbe Saint Pierre du Guerchin[xxii]. La sculpture, cherchant la force, côtoie sans cesse ce défaut. Rien n'est plus voisin du caractère de Claude que celui de Titus.

[xxii] Ancien Musée Napoléon, no 974.

CHAPITRE XCIX.
SUITE DE L'ATHLÉTIQUE ET DU NERVEUX.

Ces deux derniers tempéraments sont, dans la vie réelle, une des grandes sources de contrastes et de comique.

Rien ne semble plus ridicule au capitaine de grenadiers de la vieille garde que l'homme de lettres contemplatif qu'il rencontre revenant de l'Institut avec sa broderie verte. Un de ses étonnements est qu'un tel homme ait la croix.

Rien ne paraît plus plat à l'homme qui pense et qui a entendu siffler quelques balles dans sa jeunesse, que la vie de café, et cette vanterie perpétuelle et grossière, connue parmi nos braves sous le nom de blague: est-ce donc, se dit-il, une chose si miraculeuse que d'aller au feu huit ou dix fois par an? Il est donc bien pénible cet effort, puisque l'on a besoin, pour s'en payer, d'une insolence de tous les moments?

L'horreur du militaire pour tout ce qui pense ou qui en fait semblant est si forte, qu'à l'armée ils l'ont portée jusque sur les gens qui les font vivre. A la parade du Kremlin, j'ai vu Napoléon maltraiter fort un pauvre diable d'intendant qui demandait une escorte pour faire moudre à des moulins, à quelques werstes de Moscou, le blé appartenant à sa garde.

C'est par la même disposition que ce général, à son retour à Paris, accusa publiquement l'idéologie[290] des déraisons de sa campagne.

La première des vérités morales, c'est qu'il est hors de la nature de l'homme de supporter les gens qui ont un mérite absolument différent du sien, dans un genre dont il ne lui reste pas la ressource de contester l'utilité.

Mon opinion particulière, c'est que l'officier français de 1811 était supérieur à tout ce qui a jamais existé parmi les modernes. Ces braves chefs de bataillon, avec leurs grosses mines, leurs trente-six ans, leurs j'étions et j'allions à chaque mot, et leurs vingt campagnes, auraient battu en un clin d'œil l'armée du maréchal de Saxe, ou celle du grand Frédéric[291]. Ils savaient faire, et non pas dire; ce qui n'empêche pas que Cabanis n'eût tracé d'avance leur portrait:

«Il en est de la force physique comme de la force morale; moins l'une et l'autre éprouvent de résistance de la part des objets, moins elles nous apprennent à les connaître. L'homme n'a presque toujours que des idées fausses de ceux sur lesquels il agit avec une puissance non contestée. De là l'ignorance profonde et presque incroyable du cœur humain où l'on surprend les rois, même ceux qui ont de l'esprit; et la nécessité, pour les souverains de la vieille Europe, d'épouser leurs sujettes, s'ils veulent sauver leur race de l'imbécillité complète.

«L'habitude de tout emporter de haute lutte, le besoin grossier d'exercer tous les jours des facultés mécaniques[292], nous rend plus capables d'attaquer que d'observer, de bouleverser avec violence que d'asservir peu à peu. Penser est un supplice. Entraîné dans une action violente et continuelle, qui presque toujours devance la réflexion et la rend impossible, l'homme obéit à des impulsions qui semblent quelquefois dépourvues même des lumières de l'instinct. Ce mouvement excessif, qui seul peut faire sentir l'existence à l'athlète, lui devient de plus en plus nécessaire, comme l'abus des liqueurs fortes à l'homme du peuple[293]

Il faut absolument que l'homme sente pour vivre. Mozart ne sent qu'à son piano, l'athlète que lorsqu'il est à cheval. Hors de là sa vie est languissante, incertaine, effacée. En Angleterre, ces gens-là ont un nom et un costume; leur signe de reconnaissance est une cravate de couleur.

[290] Réponse au sénat. (Moniteur; décembre 1812.)

[291] La lutte de la vertu naissante contre l'honneur. Si l'on a eu des Moreau et des Pichegru sans noblesse, pourquoi dois-je souffrir le chagrin de voir ma voiture sans armes? Voir la guerre de l'ancien régime dans Bézenval, Bataille de Fillinghausen, tome I, page 100.

[292] Les après-déjeuners des commandants de place sont ce qui a le plus fait haïr les Français en Allemagne; la vile grossièreté de beaucoup de ces agents a donné bien des affiliés à la société de la vertu. (Note de sir W. E.)

[293] Les voleurs à Botany-Bey. La mort la plus certaine ne peut vaincre l'habitude. En Piémont, le Code pénal français a fait périr en vain des centaines d'assassins; ils dansaient sur l'échafaud. A Ivrée, pour demander si une fête de village a été gaie, on dit: «Combien y a-t-il eu de coups de couteau?» (Cortellate.) (Note de sir W. E.)

CHAPITRE C.
INFLUENCE DES CLIMATS.

Les climats, à la longue, font naître les tempéraments. Le tempérament bilieux peut être acquis chez le matelot hollandais qui s'établit à Naples. Mais, chez son fils ou son petit-fils, il sera naturel.

La douceur de l'air, la légèreté des eaux, la constance de la température, un ciel serein, peuplent un pays de sanguins. On voit combien il est ridicule de parler de la gaieté française sous les brouillards de Picardie, ou au milieu des tristes craies de la Champagne.

Des changements brusques dans l'état de l'air, une chaleur vive, une grande diversité dans le caractère des objets environnants, forment le tempérament bilieux.

Le mélancolique paraît propre à des pays chauds, mais où les alternatives de température sont habituelles, dont l'air est chargé d'exhalaisons, et les eaux dures et crues[294].

Une température douce, avec toutes les autres circonstances heureuses, mais agitée par des variations fréquentes, rend commune dans un pays cette combinaison de tempéraments qu'on peut désigner par le nom de sanguin-bilieux. C'est celui des habitants de la France, et je crois que ce n'est pas par vanité française que ce tempérament me semble le plus heureux. L'envie me paraît être le plus grand obstacle au bonheur des Français[295], et, s'ils ont assez de fermeté pour défendre leur constitution de 1814, cette triste passion ne naîtra plus chez nos enfants.

Le bilieux-mélancolique, variété si commune en Espagne, en Portugal, au Japon, me semble, au contraire, le tempérament du malheur sous toutes ses formes.

INFLUENCE DU RÉGIME.

Dans le cas où la législation semble démentir le climat, il faut examiner d'abord si cette législation n'entraîne pas quelque changement de régime. L'usage du vin met une grande différence entre l'immobile Osmanli et le Grec volage, entre le respectueux Allemand et l'Anglais hardi. Le porter est une toute autre liqueur que la bière allemande, et l'usage du vin de Porto, chargé d'eau-de-vie, est aussi commun chez l'ouvrier de Birmingham que celui d'une petite bière aquatique chez le pauvre Allemand de Ratisbonne[296].

Le seul usage de l'opium sépare à jamais l'Orient de l'Europe.

L'habitude du vin, joint à des aliments nourrissants et légers, rapproche à la longue du tempérament sanguin. Les aliments grossiers, mais nourrissants, tendent à faire prédominer les forces musculaires.

On sait que Voltaire prenait douze ou quinze tasses de café par jour. L'usage de ce genre de boissons stimulantes, combiné avec celui des aromates si chéris de Frédéric II[297], fait prédominer les forces sensitives.

L'abus des liqueurs fortes et des épiceries pousse le tempérament vers le bilieux.

L'apparition du mélancolique est puissamment favorisée par l'emploi journalier d'aliments de difficile digestion, et par les habitudes qui excitent vicieusement la sensibilité.

La principale différence du Français et de l'Anglais, c'est que l'un vit de pain, et l'autre n'en mange pas. Les travaux violents rapprochent du tempérament athlétique, tandis que les occupations sédentaires donnent de la finesse. Les bûcherons, les portefaix, les ouvriers des ports, sont moins sensibles et plus vigoureux; les tailleurs, les brodeurs, les ouvriers des villes, plus faibles et plus susceptibles d'impressions morales[298].

Les hommes de guerre, les ardents chasseurs, ont les habitudes du bilieux. L'action suit rapidement la parole, et ils aiment à agir. Les artistes, les gens de lettres, les savants, remettent sans cesse la moindre démarche, sont presque toujours affectés de quelque engorgement hypocondriaque, et ont les apparences du mélancolique[299].

Le froid excessif fait que l'on mange et que l'on court beaucoup plus à Pétersbourg qu'à Naples. Le prince russe lui-même, dans son palais de la Néva, sans cesse distrait par des mouvements ou des besoins corporels, n'a que des instants à donner à la pensée. L'homme du midi vit de peu, et dans un pays abondant; l'homme du nord consomme beaucoup dans un pays stérile: l'un cherche le repos comme l'autre le mouvement. L'homme du midi, dans son inaction musculaire, se trouve incessamment ramené à la méditation. Une piqûre d'épingle est, pour lui, plus cruelle qu'un coup de sabre pour l'autre[300]. L'expression dans les arts devait donc naître au midi.

L'antipathie de la force pour l'esprit me fournit une critique sur Raphaël. Je préfère de beaucoup aux siens les Saint-Jean de Léonard. Raphaël triomphe dans les têtes d'apôtre: c'est le sentiment des amateurs les plus délicats, je le sais; mais, suivant moi, ils montrent trop de force pour annoncer beaucoup d'esprit. Je n'ai jamais trouvé chez eux l'œil du grand Frédéric.

Les apôtres du Guide, toujours sanguins et élégants, n'ont pas la profondeur et l'énergie de pensée qui sont ici de costume[301].

Les plus grands peintres sont pleins de ces fautes-là; Cervantes et Shakspeare sont les seuls grands artistes du seizième siècle qui me paraissent avoir songé aux tempéraments[302]. Quant à nous, la noblesse du vers alexandrin met nos poëtes bien au-dessus de pareilles minuties, c'est dans Cicéron et Virgile qu'ils étudient le cœur humain. Les champs de bataille et les hôpitaux leur semblent anti-poétiques. Aussi dans leurs ouvrages:

On trouve telle rime.
Piron (Métromanie).

[294] Saturées de sels peu solubles, ou de principes terreux.

[295] Je me garderai bien d'ajouter l'hypocrisie. Voyez la douceur des défenseurs de la religion appelés aux discussions politiques, et la loyauté des chevaliers français.

[296] Observé le 15 octobre 1795, chez Kughenreuter, le fameux faiseur de pistolets.

[297] Thiébaut. Il faisait maison nette.

[298] George Le Roi observe que, quoique le chien n'arrête point naturellement, les excellentes chiennes d'arrêt font des petits qui très-souvent arrêtent, sans leçon préalable, la première fois qu'on les met en présence du gibier.

Pour qui a des yeux, toute l'histoire naturelle est dans l'histoire des diverses races de chiens.

[299] Le mélancolique paraît bilieux dans ses écrits, où l'activité constante ne peut pas se voir.

[300] De là l'énergie religieuse et l'amour. La nature a donné la force au nord, et l'esprit au midi, et cependant, grâce au génie de Catherine et d'Alexandre,

C'est du nord maintenant que nous vient la lumière.
Voltaire.

[301] Ancien Musée Napoléon, no 993.

[302] On sait qu'il est rare de rencontrer des cercles parfaits; cependant l'on étudie les propriétés du cercle. Pour les tempéraments, on peut chercher des exemples dans l'histoire; mais elle manque toujours de détails pour les faits que, du temps de l'histoire, l'on n'apercevait pas dans la nature. Il est probable, par exemple, que César n'était pas flegmatique, que Frédéric II n'était pas mélancolique, que François Ier était sanguin, et qu'un grand général, qui aurait fait tant de bien, et qui a fait tant de mal à la France, était bilieux.

Peut-être, dans quelques siècles, l'hygiène considérera-t-elle l'espèce humaine comme un individu dont l'éducation physique lui est confiée[xxiii]. Peut-être qu'après avoir pris tant de peine pour avoir des haras, d'excellents chevaux et de bons chiens de chasse, nous chercherons un jour à créer des Français sains et heureux: c'est ce qu'on nie dans les journaux, et qui doit nous être assez indifférent. L'essentiel, pendant que nous y sommes, est de fuir les sots et de nous maintenir en joie.

[xxiii] Jérémie Bentham et Dumont, Panoptique, Darwin, Odier.

CHAPITRE CI.
COMMENT L'EMPORTER SUR RAPHAEL?

Dans les scènes touchantes produites par les passions, le grand peintre des temps modernes, si jamais il paraît, donnera à chacun de ses personnages la beauté idéale tirée du tempérament fait pour sentir le plus vivement l'effet de cette passion.

Werther ne sera pas indifféremment sanguin ou mélancolique; Lovelace, flegmatique ou bilieux. Le bon curé Primerose, l'aimable Cassio, n'auront pas le tempérament bilieux, mais le juif Shylock, mais le sombre Iago, mais lady Macbeth, mais Richard III. L'aimable et pure Imogène sera un peu flegmatique[303].

D'après ses premières observations, l'artiste a fait l'Apollon du Belvédère. Mais se réduira-t-il à donner froidement des copies de l'Apollon toutes les fois qu'il voudra présenter un dieu jeune et beau. Non, il mettra un rapport entre l'action et le genre de beauté: Apollon, délivrant la terre du serpent Python, sera plus fort; Apollon, cherchant à plaire à Daphné, aura des traits plus délicats.

[303] A propos d'Imogène, je cède à la tentation de transcrire la note que je trouve sur mon Shakspeare. J'eus le plaisir, dernièrement, d'assister à la séance d'Athénée[xxiv], où M. Jay a fait comparaître ce pauvre Shakspeare, et, dûment interrogé et morigéné, l'a condamné tout d'une voix à n'être jamais qu'un barbare fait pour plaire à des fous.

[xxiv] Novembre 1814.

Plus loin, un autre professeur, encore plus grave, fait comparaître devant sa chaire Raynal ou Helvétius, et établit avec eux un petit dialogue pour leur prêter un drôle de style, et leur dire de bonnes vérités: cela s'appelle être un Père de l'Église.

Le barbare Shakspeare aurait tiré un bon parti de ces dialogues. Quoi qu'il en soit, un jeune peintre et moi, nous le lisions à Rome en 1802; nous écrivîmes à la fin du volume, et sans style, comme on va voir:

«Nous venons, Crozet et moi, de lire Cymbeline à la villa Aldobrandini; nous avons eu, en beaucoup d'endroits, un plaisir pur, tendre et avoué par la raison. Il y a plusieurs parties (petits discours d'un personnage) qui nous semblent les fruits du plus grand génie dramatique que nous connaissions; telle est: «Infidèle à sa couche!» Toute la scène où se trouvent ces paroles d'Imogène nous paraît exquise pour la pureté, la simplicité et la vérité. Si on y ajoute le charme de la position de cette pauvre Imogène, abandonnée, sans appui, sans autre espérance que celle de Posthumus fidèle, espérance qui est détruite en ce même moment, on trouvera qu'il est difficile de faire une scène plus touchante.

«Il y a très-peu de détails dans la pièce qui ne nous paraissent vrais: chaque scène prise en particulier nous semble une fidèle représentation de la nature; mais toutes les scènes ne sont pas également intéressantes, ou plutôt leur intérêt n'émane pas directement du sujet principal; car il est difficile, en lisant une scène vraie, de ne pas s'y intéresser; seulement il faut faire l'effort de se prêter à la scène. C'est cet effort qui paraît au soussigné le grand défaut de la contexture des pièces de Shakspeare; mais ce défaut est bien racheté par la grande étendue d'idées, l'immense variété de sensations, de tons, de styles, dont on jouit à la lecture de ce grand poëte.

«Le caractère d'Imogène, le premier de la pièce, nous a fait l'impression du tendre gracieux, du mélancolique doux. Imogène est une amante pure, d'un esprit borné, mais juste, sans enthousiasme et sans chaleur, ne concevant que son amour, capable de mourir pour son amant, capable aussi de lui survivre, se bornant, après sa mort, à le regretter, à parler de lui et à pleurer.

«Du reste, ce caractère que nous venons de tracer se devine par le style d'Imogène, par son genre d'affliction, par ses réponses douces et sa résignation, mais ne paraît pas tout à fait fini par le poëte: il n'a pas tiré parti de toutes les circonstances dans lesquelles il place Imogène. Lorsqu'elle voit le cadavre de Cloten, qu'elle prend pour Posthumus, sa douleur n'est pas profonde; elle parle, tandis qu'elle est restée muette aux accusations de Posthumus que lui a montrées Pisanio; elle prend le singulier parti de se mettre au service de Lucius; elle conserve assez de présence d'esprit pour mentir sans raison. Shakspeare aurait pu motiver ce parti de suivre Lucius, en lui faisant craindre de rencontrer Cloten à la cour, et de le voir se réjouir insolemment de la mort de son époux.

«Il n'en est pas moins vrai que nous ne connaissons pas de jeune première dans nos poëtes qui ait autant de grâce, qui soit aussi vraie, qu'Imogène, et, j'ose dire, dont on puisse aussi bien calquer le caractère et arrêter la physionomie.

«Rien de plus naturel que la scène de Jachimo et d'Imogène; rien de gigantesque, rien de superflu; tout se passe, ce nous semble, exactement comme dans une conversation intéressante, entre des personnages passionnés qui ne se croient pas contemplés du public. Imogène ne déclame point contre la perfidie humaine; elle s'écrie: «Hors d'ici;—holà, Pisanio!» et regarde Jachimo avec mépris.

«Les caractères du vieux bavard ampoulé monarchique, Bellarius, et des deux frères (caractères purs et jeunes), parfaitement dessinés; sérénité charmante et noble de celui qui apporte la tête de Cloten; caractère de Jachimo plein d'esprit. Le mot qu'il prête à Imogène en donnant le bracelet: «Il me fut cher autrefois,» annonce même plus que de l'esprit.—De Posthumus, presque entièrement dessiné par ce qu'on dit de lui (noble et froid), et qui paraît l'homme fait pour enflammer Imogène.—De Cloten, excellente peinture d'un brutal insolent et qui se sent soutenu (le caractère le plus hardi et le plus original de la pièce).

«Tous ces caractères, disons-nous, pourraient être plus approfondis. On conçoit, par exemple, que Cloten puisse être mis dans des positions qui le développent encore davantage.

«L'intérêt, qui n'est jamais très-vif dans le courant de la pièce, se soutient toujours: c'est un beau tableau dans le genre doux et noble.

«Tous les autres caractères sont remplis de vérité. L'Augure, par exemple, le plus court de tous, a un trait de coquinerie de prêtre qui est charmant: c'est la seconde explication du songe, contraire à la première.

«Le dialogue nous semble une voûte dont on ne peut rien ôter sans nuire à sa solidité.

«Le dénoûment est exécuté par un très-grand artiste. L'apparition de Posthumus est très-belle; mais l'extrême longueur de la scène, et le récit de choses que le spectateur a vues se passer sous ses yeux, tuent l'émotion.

«Ce qui produit en nous la sensation de grâce pure dans Imogène, c'est qu'elle se plaint sans accuser personne.

«Johnson, vol. VIII, p. 473, dit: «This play has many just sentiments, some natural dialogues, and some pleasing scenes, but they are obtained at the expence of much incongruity. To remark the folly of the fiction, the absurdity of the conduct, the confusion of the names, and manners of different times, and the impossibility of the events in any system of life, were waste criticism upon unresisting imbecility, upon faults too evident for detection, and too gross for agravation.»

«Johnson nous paraît avoir eu trop de science, et pas assez de sentiment; il s'est laissé choquer par Jachimo mis à côté de Lucius, et parlant d'un Français, fautes que le premier homme médiocre corrigerait en une heure d'attention.

«Les La Harpe auraient bien de la peine à nous empêcher de croire que, pour peindre un caractère d'une manière qui plaise pendant plusieurs siècles, il faut qu'il y ait beaucoup d'incidents qui prouvent le caractère, et beaucoup de naturel dans la manière d'exposer ces incidents.»

CHAPITRE CII.
L'INTÉRÊT ET LA SYMPATHIE.

Quant aux figures de simples mortels, véritables objets de la peinture, comme les dieux de la sculpture, l'artiste remarque que le caractère d'un homme, c'est sa manière habituelle de chercher le bonheur. Mais les passions altèrent les habitudes morales et leur expression physique. Une passion est un nouveau but dans la vie, une nouvelle manière d'aller à la félicité qui fait oublier toutes les autres, qui fait oublier l'habitude. Jusqu'à quel point l'homme peut-il oublier son intérêt direct pour se livrer aux charmes de la sympathie? Question à faire aux Raphaël, aux Poussin, aux Dominiquin; car on n'y peut répondre qu'en prenant les pinceaux. Le discours ordinaire tombe ici dans le vague, cruel défaut de tout ce qu'on écrit sur les arts[304].

[304] Le pouvoir de la sympathie augmente de siècle en siècle, avec la civilisation, avec l'ennui. Le danger était trop fort dans la retraite de Russie pour avoir pitié de personne.

CHAPITRE CIII.
DE LA MUSIQUE.

Dans une autre manière de toucher les cœurs, Cimarosa et Pergolèse ont fait des airs d'une beauté ravissante. Mozart a vu que les beaux airs n'étaient beaux que parce qu'ils portaient en eux l'expression du bonheur et de la force; et, pour représenter les passions mélancoliques, il a négligé la beauté des chants.

CHAPITRE CIV.
LEQUEL A RAISON?

Dans les jours heureux, vous préférerez hautement Cimarosa. Dans ces moments de mélancolie rêveuse et pleine de charmes, que vous rencontriez, à la fin de l'automne, dans le voisinage du château antique, sous ces hautes allées de sycomores, où le silence universel n'était troublé de temps en temps que par le bruit de quelques feuilles qui tombent, c'est le génie de Mozart que vous aimiez à rencontrer. C'est un de ses airs que vous vouliez entendre répéter dans la forêt par le cor lointain.

Ses douces pensées et sa joie timide sont d'accord avec ces derniers beaux jours où une vapeur légère semble voiler les beautés de la nature pour les rendre plus touchantes, et où même, quand le soleil paraît dans sa splendeur, l'on sent qu'il nous quitte. En rentrant au château, c'est devant une Madone de Raphaël que vous vous arrêtiez plutôt que devant la tête superbe de l'Apollon.

Une fois que les grands artistes sont arrivés à cette hauteur, qui osera se présenter pour décider? Ce serait préférer un amour de la veille à un amour du lendemain, et les cœurs passionnés savent trop bien que l'amour pur ne laisse pas de souvenirs.

Quand ce souffle divin nous a abandonnés à notre médiocrité naturelle, nous ne pouvons le juger que par ses effets, et l'admiration n'a point de traces.

La règle générale dit bien qu'on juge du degré d'une passion par la force de celle qu'on lui sacrifie; mais, dans ce problème, tout est variable, même le moins variable des attachements de l'homme, l'amour de la vie.

Qui se présentera pour décider entre le Pâris de Canova et le Moïse de Michel-Ange, si l'admiration ne laisse pas de souvenirs, si nul cœur d'homme ne peut sentir en un même jour le charme de ces ouvrages divins?

CHAPITRE CV.
DE L'ADMIRATION.

Celui qui écrit cette histoire ne déclarera point son opinion, qui n'est probablement que l'expression du tempérament que le hasard lui a donné. Le sanguin et le mélancolique préféreront peut-être le Pâris. Le bilieux sera ravi de l'expression terrible du Moïse, et le flegmatique trouvera que cela le remue un peu.

CHAPITRE CVI.
L'ON SAIT TOUJOURS CE QU'IL EST RIDICULE DE NE PAS SAVOIR.

Quel intérêt ceci peut-il avoir pour un aveugle-né? à peu près autant que pour la plupart des lecteurs. On arrive au Musée avec des femmes, et, en entrant dans la salle de l'Apollon, on cherche quelque chose de joli; ou l'on est avec un ami, et l'on veut se rappeler quelque chose de pensé, quelque phrase savante de Winckelmann. Le provincial même se croit obligé d'admirer tout haut, et cite le voyage de Dupaty. Personne n'est là pour voir. Même, parmi les vrais fidèles, quel est l'homme qui a la modestie d'aller les yeux baissés, et, en comptant les feuilles du parquet, jusqu'au tableau qu'il veut sentir? Il vaudrait bien mieux invoquer l'ombre de Lichtemberg[305] et lui demander un mot spirituel pour chaque tableau. Quel intérêt puis-je prendre aux discussions si vives sur le mérite des deux prétendants qui se disputent l'empire de la Chine?

[305] C'est l'esprit de Chamfort qui est entré dans un professeur allemand, et qui a commenté le divin Hogarth.

CHAPITRE CVII.
ART DE VOIR.

Pour trouver du plaisir devant l'Apollon, il faut le regarder comme on suit un patineur rapide au bassin de La Villette. On admire son adresse tant qu'il est adroit, et l'on se moque de lui s'il tombe. L'affaire du sculpteur était apparemment de plaire à tous les hommes. C'est sa faute s'il n'attache pas un homme bien né, non distrait, ni par des chagrins, ni par des plaisirs bien vifs. Que cet homme ne soit pas humilié, surtout qu'il ne se donne pas de l'admiration par force[306], c'en serait assez pour prendre les arts en guignon.

Qu'il attende. Dans un an ou deux, un jour que le hasard l'aura conduit au Musée, il sera tout surpris d'arrêter ses yeux sur l'Apollon avec plaisir, d'y démêler mille beautés. Chaque contour semble prendre une voix, et cette voix élève et ravit son âme. Il sort tout transporté, et garde un long souvenir de cette visite.

Si les sentiments de ravissement, de bonheur, de plaisir, que j'entends exprimer chaque jour à côté de moi en me promenant dans ces longues salles, étaient sincères, ce lieu serait plus assiégé que la porte d'un ministre; l'on s'y porterait toute l'année, comme les vendredis de l'exposition. Mais tout homme du monde a la science nécessaire pour jouir de la tournure d'une jolie femme, et nous dédaignons d'acquérir la science si facile, et pourtant indispensable, pour voir les tableaux. Aussi le Musée de Paris est-il désert. Ces tableaux disséminés en Italie avaient chaque jour trois ou quatre spectateurs passionnés qui venaient de cent lieues pour les admirer. Ici, je trouve huit ou dix élèves perchés sur leurs échelles, et une douzaine d'étrangers dont la plupart ont l'air assez morne. Je les vois arriver au bout de la galerie avec des yeux rouges, une figure fatiguée, des lèvres inexpressives, livrées à leur propre poids. Heureusement il y a des canapés, et ils s'écrient en bâillant à se démettre la mâchoire: «Ceci est superbe!» Quel œil humain peut en effet passer impunément sous le feu de quinze cents tableaux[307]?

[306] Dans le temps que Barthe faisait des héroïdes, Dorat l'aperçut un soir tout seul, devant le grand bassin du Luxembourg, frappant du pied et se tordant les bras comme un furieux. Il s'approche de lui: «Eh! qu'avez-vous donc, mon ami?—J'enrage: voilà près d'une heure que je suis ici à lorgner la lune; vous savez tout ce qu'elle inspire à ces diables d'Allemands; eh bien! à moi, pas la plus petite chose; je reste plus froid que la pierre, et je m'enrhume. Que le diable emporte la lune et ses poëtes, dont la tendresse me confond!»

[307] Il m'eût été facile de changer ceci; mais je le pense encore. Certainement l'enlèvement des objets d'art est un grand soufflet pour la nation; mais sa gloire, à elle qui les a conquis, n'en reste pas moins intacte.

Comme artiste, il vaut infiniment mieux qu'ils soient en Italie; ce voyage leur a donné de l'importance aux yeux des gens titrés. Quant à la voix de la raison, elle disait de faire vingt collections assorties, et de les envoyer dans les vingt villes les plus peuplées de l'Europe.

CHAPITRE CVIII.
DU STYLE DANS LE PORTRAIT.

Si je retrouvais cet homme naturel qui n'avait pas de plaisir devant l'Apollon, et qui osait l'avouer, j'aimerais sa franchise. Si je ne lui voyais pas de répugnance à accepter quelques idées d'un homme à cheveux blancs, je l'amènerais insensiblement devant le buste d'Antinoüs, l'aimable favori d'Adrien. Nous parlons de la tristesse habituelle de ce beau jeune homme. «Il est bien singulier, me dit le curieux, que cette tristesse n'ait pas laissé la moindre ride sur le front d'Antinoüs; car, sans doute, Adrien voulut avoir un portrait ressemblant.—Il est vrai; mais Adrien, comme tous les princes voluptueux, comme notre François Ier, comme le Léon X des Italiens, avait pour les arts un tact fin, bien supérieur à la vaine science des gens froids. Il demandait au portrait d'Antinoüs les mêmes sentiments que lui inspirait cette belle tête. Un jour Antinoüs fut piqué par les moucherons du Nil. Adrien le remarqua un instant; mais un mot indifférent de son ami lui fit oublier la rougeur et la légère enflure causée par les insectes ailés. Si le peintre, qui ce jour-là faisait le portrait d'Antinoüs, se fût permis la plaisanterie de copier ces blessures légères, l'empereur aurait été frappé de l'exactitude; il aurait pensé beaucoup plus longtemps à ces petites taches rouges qu'en les voyant sur la joue d'Antinoüs. Il aurait observé curieusement si l'artiste les avait rendues avec vérité, peut-être même il aurait dit un mot sur son talent. Le soir, se souvenant du portrait: Je ne verrai plus ce barbouillage, se serait-il dit.» Durant ce discours, nous passons au salon voisin, où sont exposées ces longues files de bustes si cruellement ressemblants, où le moindre pli de la peau, la moindre verrue est saisie comme une bonne fortune. Je vois avec plaisir que mon inconnu a horreur de cette imitation basse; et, nous retrouvant devant le buste d'Antinoüs: «Ah! je sens que je respire, me dit-il; quelle différence entre les sculpteurs anciens et nos ignobles modernes!»

Vous calomniez ces pauvres gens.—Cela paraît difficile.—J'en conviens; mais la faute n'est pas toute à eux, elle est aussi dans le style qu'ils emploient. Croyez que si l'auteur d'Antinoüs avait eu affaire à quelque chevalier romain nouveau riche, et curieux de retrouver sur sa grosse figure tous les petits accidents qui la parent dans la nature, le sculpteur ancien, désireux d'être bien payé par le nouveau Midas, aurait fait un fort plat ouvrage. Tout au plus, il se serait sauvé par quelque accessoire...—Vous avez raison, s'écrie l'inconnu en m'interrompant vivement, la tristesse habituelle d'Antinoüs lui avait sans doute donné quelques rides; mais, dans la nature animée et qui change à chaque instant, c'était une grâce. C'eût été un défaut dans ce buste immobile; une telle imitation eût gâté le souvenir touchant qu'Adrien gardait de son ami[308]. La sculpture fixe trop notre vue sur ce qu'elle entreprend d'imiter. Tout ce qui pour être aimable ne veut que peu d'attention est hors de son domaine. Mais aussi cette élévation dans le style ne nuit-elle pas à la ressemblance?—Oui, si c'est un artiste vulgaire, s'il ne sait pas donner aux contours qu'il conserve la véritable physionomie de l'ensemble de la figure; mais voyez à Gênes le buste du gros Vitellius[309]. Rien de plus noble, et cependant rien de plus ressemblant.

[308] Les pédants ne prononcent le nom de cet aimable enfant qu'avec une horreur très-édifiante au collége (voy. Biographie-Michaud, tom. I); mais, jusqu'ici, l'on n'a vu aucun de ces messieurs mourir pour son ami. La sagesse antique eût été bien étonnée de voir la plus grande preuve d'amour que puisse donner un être mortel, admirée dans la fabuleuse Alceste, à peine remarquée dans Antinoüs.

Une des sources les plus fécondes du baroque moderne, c'est d'attacher le nom de vice à des actions non nuisibles.

[309] Dans la belle rue, maison..... Plus un artiste a de style dans le portrait, moins il a de mérite aux yeux du physionomiste. Holbein l'emporte sur Raphaël. (Lavater, 8o, V, 38.)

CHAPITRE CIX.
QUE LA VIE ACTIVE ÔTE LA SYMPATHIE POUR LES ARTS.

Que j'aime ces liaisons formées par le hasard tout seul, et où l'on a le plaisir de ne pas savoir le nom de son partner! Tout est découverte, tout est grâce. Il n'y a pas de lien. Tant qu'on se plaît on reste ensemble; le plaisir disparaît-il, la société se rompt sans regret, comme sans rancune. Nous nous donnons rendez-vous pour le lendemain, mon inconnu et moi. Il me propose Tortoni.—Non, prenons tout simplement du café.—Donc au café de Foy, à midi.

Nous revoilà devant l'Apollon. J'essuie d'abord une petite bordée de science. Je vois que mon homme, par respect pour mon bavardage de la veille, a envoyé chercher chez son libraire Winckelmann et Lessing.—Oublions le savant Winckelmann.—Vous avez raison, reprend-il en riant; car c'est en vain que j'y ai cherché une objection qui m'embarrasse fort. L'artiste sublime doit fuir les détails; mais voilà l'art qui, pour se perfectionner, revient à son enfance. Les premiers sculpteurs aussi n'exprimaient pas les détails. Toute la différence, c'est qu'en faisant tout d'une venue les bras et les jambes de leurs figures, ce n'étaient pas eux qui fuyaient les détails, c'étaient les détails qui les fuyaient.—Remarquez que pour choisir il faut posséder; l'auteur d'Antinoüs a développé davantage les détails qu'il a gardés. Il a surtout augmenté leur physionomie, et rendu leur expression plus claire. Voyez cet autre portrait: la statue de Napoléon[310] par Canova; remarquez la jambe, et surtout le pied. Je prends à dessein les parties les moins nobles, et cependant quelle noblesse! A quelque distance que vous aperceviez la statue, sur-le-champ vous distinguez non-seulement chaque partie du corps, mais aussi que ce corps est celui d'un héros. C'est que les grands contours de cette jambe ont la même physionomie, le même degré de convexité que les grands contours du bras[311].

Il est vrai que tout ceci est invisible et faux pour la foule de ces hommes plongés dans les intérêts grossiers de la vie active, et devant qui le temple des arts se ferme d'un triple verrou. S'ils trouvaient à vendre dans un coin de Rome un fragment du Gladiateur Borghèse que voilà, et un fragment de l'Apollon; voyant dans le Gladiateur une foule de muscles très-bien rendus, ils le préféreraient hautement au dieu du jour. Laissons ces athées des beaux-arts.

Je me donne alors le plaisir de raconter à mon inconnu la manière dont je fais naître le beau antique parmi les Grecs sauvages. Il me fait des objections charmantes. Pour y répondre, nous nous mettons à comparer avec détail chaque partie du Gladiateur à la partie correspondante de l'Apollon. Nous reconnaissons toujours le même artifice; le sculpteur grec supprimant pour faire un dieu les détails qui auraient trop rappelé l'humanité.

En nous plaçant à la gauche de l'Apollon, du côté opposé à la fenêtre, de manière que la main gauche couvre le cou, nous voyons le contour du côté de la lumière formé par cinq lignes ondoyantes. Si nous cherchons au contraire le contour du Gladiateur, nous le trouvons toujours composé d'un nombre de lignes bien plus considérable. Et ces lignes se coupent par des angles infiniment plus petits que les contours de l'Apollon.

—Croyez-vous, me dit l'inconnu, qu'on puisse supprimer encore plus de détails que dans l'Apollon, et aller plus loin dans le style sublime?

—Ma foi, je n'en sais rien. Quelques personnes pensent que oui, et que si jamais la Grèce est civilisée, ou si des Juifs détournent le cours du Tibre, on déterrera peut-être des ouvrages d'un style plus grandiose encore. J'avoue que cela est possible.

La raison me le dit, mais mon cœur n'en croit rien.
(L'Éteignoir, comédie.)

Allons voir les tableaux, me dit l'inconnu.—Mais songez-vous qu'il nous faut faire sur le coloris et le clair-obscur le même travail que nous avons fait sur les lignes?

Nous montons cependant, et le hasard porte nos pas dans la galerie d'Apollon. Nous remarquons la Calomnie d'Apelles par Raphaël, quelques études au crayon rouge, d'après la Fornarina, pour des tableaux de Madones. «Voyez, lui dis-je, les grands artistes en faisant un dessin peu chargé font presque de l'idéal. Ce dessin n'a pas quatre traits, mais chacun rend un contour essentiel. Voyez à côté les dessins de tous ces ouvriers en peinture. Ils rendent d'abord les minuties; c'est pour cela qu'ils enchantent le vulgaire, dont l'œil dans tous les genres ne s'ouvre que pour ce qui est petit.»

[310] L'esprit général de cette histoire montre assez que peu de personnes haïssent autant que l'auteur l'assassin du duc d'Enghien, du libraire de Halle, du capitaine Wright. C'est pour cela qu'il se sert hardiment des mots qui tombent sous sa plume. Napoléon est devenu un personnage historique; il appartient à celui qui étudie l'homme, tout comme au bavard politique. De grands saints le regrettent publiquement dans les journaux.» (Débats du 5 juin 1817.) Ri. C.

[311] Voir les articles, aussi profondément pensés que bien écrits, que M. Marie Boutard a donnés sur cette grosse statue.

C'est la meilleure pièce justificative de la lettre de lord Wellington sur les tableaux d'Italie.

CHAPITRE CX.
OBJECTION TRÈS-FORTE.

Je retrouvai mon aimable inconnu. «Ah! me dit-il, voici une objection qui renverse tout. N'y a-t-il pas une différence entre la beauté[312] et le bon air? Tous les jours on voit un jeune homme de vingt ans arriver de province. Ce sont bien les couleurs les plus fraîches, c'est la plus belle santé. Un autre jeune homme est arrivé dix ans plus tôt; la vie de Paris lui a fait perdre en quelques mois ces couleurs brillantes et cet air de force. Le nouveau venu est incontestablement plus beau, et cependant il fait pitié; l'autre l'écrase. La beauté dont vous m'avez expliqué la naissance n'est donc pas belle partout? cette reine n'est donc pas sûre de son empire?—Vous l'avouerai-je? c'est surtout cette objection très-forte qui me fait croire à la manière dont nous avons vu naître le beau antique.

[312] La beauté est l'expression d'une certaine manière habituelle de chercher le bonheur; les passions sont la manière accidentelle. Autre est mon ami au bal, à Paris, et autre mon ami dans les forêts d'Amérique.


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