Histoire des rats, pour servir à l'histoire universelle
VII. LETTRE.
Ovid.
Je vous annonce, Monsieur, des choses toutes merveilleuses sur l’origine, l’ancienneté, & la multiplication des Rats. Noé, si vous voulez en croire des [106]Docteurs Arabes, fut le reparateur de l’espece des Rats, comme Deucalion, selon les Poëtes, l’a été du genre humain, & d’une façon aussi simple : Noé donna un soufflet au Cochon, qui éternua sur le champ un Rat ; ce Rat étoit femelle apparemment, & de plus femelle feconde par elle-même, car dans peu l’Arche fut remplie de semblables animaux qui alloient rongeant jour & nuit, & menoient grand train les provisions du Patriarche & de ses enfans. Il se repentit bien-tôt d’avoir augmenté sa Ménagerie d’une bête si incommode, & résolut de réparer sa faute. Pour cela il n’eut besoin que de ses soufflets miraculeux ; le Lion souffleté éternua & lui donna un Chat armé de pied en cappe. Aussi-tôt ce nouvel animal courut à sa destination, & commença contre les Rats cette horrible guerre que sa posterité a toujours poussée avec tant de chaleur.
[106] Murtady Auteur Arabe (traduit en François par M. Vattier) des merveilles de l’Egypte. Lisez encore les Lettres Persanes.
Vous saurez encore, Monsieur, que le Cochon avoit été éternué par l’Eléphant, pour débarrasser l’Arche de toutes les choses inutiles & désagréables à l’odorat.
Sur ces deux traditions orientales, je fais deux réflexions : La premiere, que le Rat est plus ancien que le Chat ; & vous sentez parfaitement combien je pourrois exagerer cet avantage. La seconde, que le Rat peut rapporter son origine à l’Elephant, puisque par le Cochon il en descend en ligne droite. Le plus petit des quadrupedes, vient donc du plus gros animal qui soit dans la nature, & sans doute cela est admirable. C’est ainsi, ajouteroit un moraliste, que nous ne ressemblons pas toûjours à nos peres, & qu’on est souvent fort petit, quoique descendu de très-grands personnages. Pour cette moralité seule, les idées de mes Auteurs meritent peut-être quelque consideration ; cependant si on me contestoit leur autorité, j’avouë que l’on m’embarrasseroit fort.
La génération des Rats est plus misterieuse encore que leur origine ; les Naturalistes l’ont toûjours regardée comme un grand problême, & l’ont expliquée par des prodiges surprenans. Il est vrai que les histoires sont pleines de faits particuliers & d’exemples qui se renouvellent tous les jours dont il paroît d’abord difficile de rendre compte en n’accordant aux Rats que les principes de fécondité communs à tous les animaux à quatre pieds.
Nous avons vû qu’ils étoient en possession autrefois de désoler les campagnes des Troyens & des Œoliens ; ainsi je crois facilement, après Ælien, qu’ils se sont trouvés une fois en assez grand nombre pour couper en herbe tous les bleds de ces peuples ; je crois même que cela leur arrivoit souvent[107]. Auprès de Calene ils moissonnerent en une nuit un champ fort vaste ; & dans un [108]autre endroit de l’Italie, ils mangerent en peu de tems jusqu’aux fourrages ; [109]en Allemagne ils ravagerent, une année, les bleds si furieusement qu’ils y causerent une chereté de vivres ; [110]dans la Palestine il y a des cantons entierement abandonnés aux Rats, & d’autres où il seroit inutile de rien semer, si certains oiseaux de proye n’en devoroient sans cesse une infinité ; [111]on assure même que les Rats ont apporté quelque fois la peste dans des pays par leur multitude, & c’est pour cette raison que les [112]Romains, faisant la Guerre en Espagne, envoyoient bien loin des détachemens pour donner la chasse aux Rats, qui, outre la peste, auroient bien pû encore leur apporter plus sûrement la famine. Ces exemples en effet, prouvent presque de nouvelles créations de Rats.
[107] Niphus apud Aldovrandum lib. 2. p. 437.
[108] Baronius Annal. Tom. 13.
[109] Hist. Allem. part. 2, Aldov. p. 437.
[110] Aldovrandus ibidem.
[111] Strabon Liv. 3.
[112] Idem ibid.
Ils ne respectent gueres plus la France que les pays étrangers ; quelquefois des Provinces en sont inondées de façon, qu’on moissonne fort peu après eux ; la terre n’est couverte que de trous qui se communiquent, & d’où l’on voit incessamment passer des Rats ; ce sont des choses qu’on ne voit que trop souvent : cependant trois mois avant la récolte il eût peut-être été difficile de trouver deux Rats dans deux lieux de terrain.
Or l’on ne peut pas imaginer d’abord que quelques Rats dispersés dans un pays, puissent, dans un Eté, l’inonder de leur race ; ainsi on a formé differens sistêmes pour expliquer ce phénomene.
Le plus simple étoit peut-être de soupçonner, 1o. que les Rats ont pendant l’hiver des retraites qu’on ne connoît pas, & d’où ils sortent au printems en plus grand nombre qu’on ne pense ; 2o. que la premiere portée que font les anciens est bien-tôt en état d’en faire une seconde, cette seconde une troisiéme, la troisiéme une quatriéme, (comme cela est en effet) & peut-être au-delà. Ensuite on pourroit calculer à peu près le produit d’un nombre supposé, & je crois qu’alors on ne seroit pas si étonné de voir tant de Rats.
Mais on a trouvé qu’il étoit plus court d’imaginer confusément que les Rats sortent de la terre, sans s’embarrasser de quelle façon ; ou bien de croire purement & simplement qu’elle les produit par une vertu générative, selon le beau principe de l’ancienne Philosophie, que la corruption d’une chose est la génération d’une autre ; ou conformément aux idées des Epicuriens, persuadés que la Terre détrempée & échauffée par le Soleil, avoit produit par sa propre force les animaux qui l’habitent, & l’homme même. Il n’y a presque personne qui ne soit du sentiment des Epicuriens à l’égard des insectes, ausquels on ne donne d’autre principe de leur existence que la corruption ; mais on prétend démontrer la thèse à l’égard des Rats. [113]On assure que le Nil étant retiré, on voit dans les endroits où il a laissé son limon, des milliers de Rats à moitié formés : une partie en est déjà animée, & l’autre, qui n’est encore que bouë, prête à recevoir l’organization. Ainsi l’on pourroit voir sensiblement cette merveilleuse opération : mais un miracle de cette nature seroit de trop grande conséquence dans toute la Physique, pour le croire sur le témoignage de Pline.
[113] Ælien. Pline.
[114]Il n’est pas plus aisé de se persuader qu’il pleut des Rats en Thébaïde, ni [115]qu’il se soit trouvé des femelles de Rats qui portoient dans leur ventre d’autres femelles pleines ; & il faut sans doute avoir pour Aristote toute la foi qu’on avoit jadis pour ses idées dans les Colleges, pour croire sur sa parole, qu’une femelle sans mâle enfermée dans un boisseau de millet y fit cent vingt petits, & qu’en général elles peuvent toutes concevoir sans mâles en lêchant du sel, comme on a écrit des Jumens d’Espagne, qu’elles conçoivent en tournant la croupe au vent du midi.
[114] Ælien.
[115] Idem.
Il est vrai que ces prodiges une fois averés, la fecondité des Rats n’a plus rien d’inconcevable, je ne les refuterai point, je serois même le premier à les croire si je les voyois.
Le peuple a aussi formé ses sistêmes sur la multiplication des Rats, comme les Naturalistes ; & vous jugez bien, Monsieur, qu’il a encore moins oublié le merveilleux. Accoûtumé à ne considerer les choses que par rapport à l’interêt qu’il en retire, ou à l’incommodité qu’il en reçoit, il admet confusément deux principes, Dieu, & les Démons ; il rapporte le bien à Dieu, & rejette le mal sur les esprits malins : Voilà toute la physique des génies foibles & superstitieux.
Ainsi dans les années où il y a beaucoup de Rats, ils en accusent les Sorciers, & les Magiciens, c’est-à-dire, des hommes imaginaires à qui ils donnent ces noms. C’est sans doute s’y prendre à merveille, pour ne jamais rien voir dans les opérations de la Nature.
Consequemment au même préjugé, des gens plus sots encore que les Paysans, parce qu’ils sont plus éclairés, ont proposé de chasser les Rats des Jardins & des champs par la Magie. [116]Ces Docteurs ont composé un Talisman, qu’ils disent très-efficace, le voici : Sur un papier qu’on attache à un bâton dans le champ d’où on veut chasser les Rats, on écrit ces mots redoutables : Adjuro vos omnes Mures qui hic consistitis ne mihi inferatis injuriam : assigno vobis hunc agrum, in quo si vos posthac deprehendero, matrem Deorum testor, singulos vestrum in septem frusta discerpam.
[116] Apud Aldovr. p. 438.
« Je vous conjure tous, méchans Rats qui êtes ici, de ne me faire aucun tort ; je vous défens ce champ, & si après ma défense je vous y retrouve jamais, j’atteste la mere des Dieux, que je vous couperai chacun en sept morceaux. »
Vraisemblablement cette conjuration ne vaudroit rien en François ; peut-être aussi les Rats accoûtumés à ne pas fort respecter le Latin, pourroient bien la dévorer même en cette langue.
C’est, sans doute, par condescendance pour les idées du Peuple, que le Clergé, dans certains siécles nébuleux a laissé introduire la coutume d’excommunier les Rats, cérémonie au moins inutile. On l’observoit sur tout fort exactement en Bourgogne dans les Villes d’Autun, de Baune, & de Mâcon : la chose se traitoit dans les régles, elle passoit d’abord par devant les Juges civils ; deux Avocats plaidoient l’un pour, & l’autre contre les Rats, ensuite, sur la Sentence des Juges seculiers, ceux d’Eglise faisoient droit.
Monsieur de Chassaneuz, qui est mort premier Président du Parlement de Provence, ce Jurisconsulte connu par ses Commentaires sur la Coûtume de Bourgogne, & par d’autres Ouvrages, [117]ne crut pas les Rats indignes de son éloquence & de son érudition.
[117] Les Jurisconsultes Romains avoient aussi eu égard aux Rats dans leurs loix, témoin celle-ci. Si fullo vestimenta polienda acceperit, eaque mures roserint, ex locato tenetur quia debuit ab hac re cavere. L. Item quæritur §. si fullo ff. de loc. & cond.
Au commencement du quinziéme siécle les Rats accusés, & convaincus d’avoir fait beaucoup de dégats aux environs d’Autun, furent excommuniés par l’Evêque ; Monsieur de Chassaneuz, qui étoit alors Avocat du Roy dans cette Ville, prit leur défense & fit en leur faveur un fort beau plaidoyer, au moins autant qu’on peut le présumer ; car malheureusement il n’est point dans ses Ouvrages, & je l’ai cherché inutilement ailleurs ; ceux qui pourroient en recouvrer un Manuscrit, feroient un présent bien précieux à la République des Lettres.
Monsieur le Président de Thou en parle comme d’une piece qui a subsisté, mais qu’il n’a pas vûë, & semble ne la citer qu’après Chassaneuz lui-même, qui en parle dans son Traité de la Coûtume de Bourgogne.
Comme on l’a perduë, les historiens en ont raisonné selon qu’il leur a plû. [118]Ils disent « que… Monsieur de Chassaneuz… étant à Autun dans un tems que quelques Villages de l’Auxois demandoient qu’il plût aux Juges d’Eglise d’excommunier les Rats qui désoloient le pays, il avoit pris la défense de ces animaux, & remontré que le terme qui leur avoit été donné pour comparoître étoit trop court, d’autant plus qu’il y avoit pour eux du danger à se mettre en chemin, tous les Chats des Villages voisins étant aux aguets pour les arrêter en passant : sur quoi, Chassaneuz avoit obtenu qu’ils seroient cités de nouveau, avec un plus long délai pour y répondre. »
[118] Le P. Niceron Tom. 3. pour servir à l’Histoire des Hommes illustres, p. 376.
Dans des tems où l’on citoit gravement le Diable en Justice, on pouvoit bien y citer des Rats, qui, sans doute, étoient nécessairement condamnés par défaut : cependant on ne peut croire qu’un homme de bon sens, comme l’étoit M. Chassaneuz, ait allegué les motifs de défense que je viens de citer.
Quoiqu’il en soit, il est certain par ses propres Ouvrages, qu’il a deffendu la cause des Rats, & qu’il a décidé qu’on avoit droit de les excommunier, aussi-bien que les Mouches, les Chenilles, les Sauterelles & autres insectes, contre lesquels on pratiquoit alors les mêmes cérémonies ; il y a même des Villages en Bourgogne où les Paysans obligent encore leurs Curés de les renouveller.
Un moyen physique de détruire les Rats des champs & des maisons, mais plus efficace que les Talismans & les excommunications, seroit sans contredit une découverte très-utile, & digne des recherches des plus grands Physiciens ; au reste, il y a une certaine proportion entre leur multiplication & leur destruction, établie par la nature même, qui a dû pourvoir aux inconveniens qui résulteroient, si les especes des animaux se multiplioient à l’infini ; de sorte qu’elles se conservent toutes à peu près dans la même quantité.
Ainsi la chaleur, les grains, la fécondité naturelle des Rats, en remplissent un pays pendant l’été ; mais bien-tôt les pluyes, les gelées, la faim, les eaux en font perir une partie ; les oiseaux de proye en détruisent beaucoup, & la mort naturelle en emporte encore d’avantage ; car ils ne vivent pas long-tems, c’est pourquoi dans Horace [119]un Rat Epicurien fait souvenir son compagnon que sa vie est fort courte, & l’exhorte, selon la morale d’Epicure, à la faire bonne.
[119] Vive memor quàm sis ævi brevis. Hor. Serm.
Il ne reste donc de Rats après l’hiver qu’à peu près autant qu’il en faut pour repeupler un pays, ce qui est dans l’ordre de la Nature, quoique contraire à nos interêts : & si l’on en voit tantôt plus, tantôt moins, cette difference vient de l’irrégularité de differentes causes.
Il faut ajoûter aux principes de leur destruction, les guerres qu’ils se font ; car ils se mangent lorsqu’ils sont affamés. Sans cette barbarie, plus commune encore aux Rats domestiques, qu’à ceux des champs, nous en serions bien autrement incommodés, malgré l’Arsenic, les piéges & les Souricieres ; mais heureusement pour nous, semblables aux Romains qui, invincibles à toutes les nations étrangeres, ne purent se détruire que par eux-mêmes, les Rats se dévorent les uns les autres, & il en perit plus dans leurs guerres civiles, qu’entre les griffes des Chats. C’est peut-être exagerer, je sçai l’antipathie qui régne entre ces deux especes ; cependant, puisque l’occasion s’en présente, je vais vous rapporter un fait qui prouve que cette haine n’est pas absolument inflexible. Après cet exemple, on ne doit pas désesperer de la réconciliation des J… & des M…
[120]On a vû, ô forza d’Amor ! un gros Rat & une Chate s’aimer passionnément, & raprocher des especes entre lesquelles la figure & l’antipathie sembloient mettre une barriere éternelle. De cet amour bisarre il sortit une race mixte ; ce n’étoient ni des Rats, ni des Chats, leur condition étoit incertaine, & cette incertitude devoit produire des effets fort surprenans. Les deux especes dont ils participoient, voyoient également leurs ennemis dans cette race équivoque ; les uns les poursuivoient tandis que les autres en avoient peur ; de leur côté, comme Rats, ils devoient craindre un Chat, & comme Chats l’aimer ; de même qu’en qualité de Chats ils devoient se jetter sur un Rat, & l’aimer comme Rats. Quelle nature ! quel conflit d’inclinations ! Ils se défendirent autant qu’il leur fut possible contre les Chats ; mais enfin ceux-ci leur livrerent tant de combats, & toujours avec des forces si superieures qu’ils les exterminerent. On ajoûte que leur mere fut cruellement persecutée par les Matoux, indignés qu’elle leur eût preferé un Rat ; mais que constante à sa passion, bien loin d’en avoir honte, elle n’abandonna jamais son amant, & le défendit même en toutes occasions contre ses rivaux qui avoient juré sa perte.
[120] Rep. des Lettres, Mars 1718.
Il me semble que ce trait auroit bien relevé la fidelité des Chates, & justifié seul la chaste Diane, d’avoir pris la forme d’une de ces femelles.
Au reste, Monsieur, je ne vous apprendrai pas d’autres anecdotes sur les amours des Rats ; il n’y a point chez eux de tendres Héloïses ni d’infortunés Abailards désunis de leur être ; la galanterie se traite chez eux sans éclat, & leurs trous paisibles ne ressemblent point aux bruyans théatres des goutieres où leurs ennemis miaulent avec tant de pompe leurs peines & leurs plaisirs.
J’ai l’honneur d’être, &c.