Histoire des rats, pour servir à l'histoire universelle
III. LETTRE.
Horat.
Il en est, Monsieur, des Rats comme des hommes, rien n’est si different d’un Rat qu’un autre Rat : l’étourderie de celui-ci vous étonne autant que la prudence & la raison de celui-là vous avoient charmé. L’esprit superficiel contraste avec le Sçavant. S’il est parmi eux des cœurs genereux, il s’y trouve aussi des ames dures & insensibles ; & pour une cervelle sensée, on compte dix petits Maîtres.
Ce dernier caractere est assez commun chez eux ; on ne peut gueres porter l’impertinence plus loin, que celui qui osoit railler un Elephant.
[31] Fables de la Fontaine, Edit. de Paris 1729. Tome 2. Fable 16. page 64.
Une Grenoüille avoit crevé autrefois à force de s’enfler, pour se faire aussi grosse qu’un Bœuf ; notre Rat n’étoit pas moins vain assurément ; mais son orgüeil trouvoit mieux son compte à cherir sa petitesse, & à mépriser la grandeur de l’Elephant. Qu’on seroit malheureux sans les ressources de l’amour propre ! Un Nain tâche de se persuader qu’il vaut bien un Geant, un Epictete dans l’esclavage prêche la patience & la constance : Un Philosophe dans la misere déclame contre les richesses : Un vieillard, contre les plaisirs de la jeunesse : Une laide, contre la fragilité de la beauté : Une vieille coquette arbore enfin l’enseigne de la devotion ; & tous ces honnêtes gens, le plus souvent, se font honneur de vertus necessaires qu’ils affectent, ou qu’ils n’ont que par l’avantage qu’ils trouvent à les avoir. Notre petit Maître paya cherement sa raillerie.
[32] Fable 16. page 64.
Un autre Rat à peu près du même caractere, n’eut pas un meilleur sort, & il n’eut que ce qu’il meritoit. Son pere à l’article de la mort obligé d’abandonner une abondante provision qu’il avoit amassée par une longue économie, l’en fit heritier, & l’exhorta avec tout ce qui lui restoit de forces à en joüir tranquillement, sans jamais se laisser tenter par les lardons insidieux des Souricieres. Que produisirent ces sages & pathetiques exhortations ? ce que produisent ordinairement celles des agonisans : on les écoute pour les negliger, ou l’impression qu’elles font dure moins que le deüil.
[33] Poësies du P. du Cerceau, page 349. & suiv.
Cependant notre fanfaron, qui pour faire la petite guerre se croyoit un personnage tout autrement important, va sottement donner dans une Souriciere attiré par l’odeur d’un lardon.
Ce fut alors qu’il maudit la guerre & les lardons, qu’il se repentit amerement d’avoir insulté aux manes de son bon pere, & d’avoir méprisé sa frugalité ; mais il étoit trop tard, une mort cruelle mit fin à ses réflexions & à sa captivité.
Ces funestes lardons sont l’écüeil ordinaire contre lequel va échoüer la prudence des Rats : L’experience est trop foible contre la voracité qui les emporte, & la force d’un [34]naturel qui revient toujours.
Horat.
Destouches.
Voulez-vous un Rat qui joigne aux mauvais airs d’un petit Maître l’ignorance d’un sot qui croit sçavoir ? c’est celui qui las de l’ennuyeuse tranquilité de la vie champêtre, quitta sa Gentil-homiere pour voyager, & termina enfin glorieusement ses courses entre les écailles d’une Huitre.
Il est des païs où l’amour de la patrie est si bien soûtenu de la crainte des dangers, que les Peuples ne s’écarteroient pas pour beaucoup de dix lieuës du clocher de leur Paroisse. Les enfans ont reçû de leurs peres cet attachement au domicile de leurs ancêtres, & rarement se rencontre-t-il des temeraires qui osent enfraindre ces loix de famille. D’autres Cantons au contraire, envoyent des voyageurs dans le reste du monde : Ces hommes étrangers chez eux, cherchent leur Patrie par tout, & la trouvent par tout. Les uns vont à des milliers de lieuës recueillir précieusement des morceaux de cruches, & de vases qu’ils nomment sacrés, déterrer des Idoles défigurées par le tems, des lampes sepulchrales, & semblables antiquailles qui ne prouvent qu’une antiquité assez moderne du monde. D’autres entraînés par un esprit de superstition ou de libertinage, abandonnent leurs Dieux Penates, pour aller porter leurs vœux & leurs offrandes à des Dieux étrangers qui peuvent cependant les écouter de loin comme de près, si leur puissance n’est pas bornée par les rivieres & les montagnes. Quelques-uns voyagent pour s’instruire, peu pour devenir plus sages, mais le plus grand nombre court pour courir.
Notre Rat, je croi, n’avoit pas d’autre dessein. Le voilà donc qui part & qui marche à l’avanture droit devant lui.
[35] La Fontaine Tom. 2. Fab. 9. pag. 52. L. 8.
Il paroît par ces grands mots, qu’il avoit un peu lû, & qu’il ne sçavoit point du tout sa Topographie.
[36] Idem, Tom. 1. Liv. 4. Fab. 7. p. 96.
Après tout [37]M. de Scudery fait hardiment passer des vaisseaux de la Mer Caspienne dans la Mer Noire, quoique les Terres qui les séparent ne leur laissent aucune communication que par le vague de l’air qui ne seroit praticable qu’aux Vaisseaux aîlés des Fées.
[37] Dans son Roman de l’illustre Bassa.
[38]Virgile, le divin Virgile, & l’Historien [39]Florus ne font qu’un même champ de bataille des plaines de Philippes en Macedoine où Brutus & Cassius furent vaincus par Auguste, & de celles de Pharsale en Thessalie, où Cesar défit Pompée, & subjugua sa Patrie : cependant, il y a près de cent lieuës de Philippes à Pharsale ; & cette distance merite bien qu’on en parle.
Virg. Georg. 1.
Les Campagnes de Philippes virent donc pour la seconde fois,
Et par cette seconde fois Virgile entend la bataille d’Auguste contre Brutus & Cassius.
[39] Illi comparatis ingentibus copiis eamdem illam quæ fasalis Cneio Pompeio fuit arenam insederant. Florus Hist. lib. 4. cap. 7.
Brutus & Cassius avec les grandes Troupes qu’ils avoient ramassées, s’étoient campés dans le même endroit où Pompée avoit déjà trouvé sa perte.
Sandoval, Historien Espagnol, qui a écrit la vie de l’Empereur Charles-Quint, ne compte que dix lieuës de Paris à Luxembourg, & prend Coron, ville de la Morée, pour Cheronée, ville de Beotie. Je cite ces fautes de Geographie, parce qu’elles se presentent dans le moment à mon esprit.
Eh bien, notre Rat en joignant les Appennins au Caucase, encherit encore sur les méprises de ces grands Hommes, & cela est naturel, un Rat n’est pas obligé de sçavoir la Geographie comme des Auteurs.
Il ne s’en tînt pas sûrement à cette bévûë ; mais le journal de sa route n’a point passé jusqu’à nous ; & la perte, à dire vrai, n’est pas irreparable : Nous en avons tant d’autres qui contiennent, outre la Liste des enseignes de Cabarets, l’Histoire de la Pluye & du beau-tems, du Calme, & de la Bourasque si fidelement, qu’on pourroit y recourir pour sçavoir quel tems il fit le quinze Juillet 1698.
D’ailleurs, je vous dirai, mais sous le sceau du secret, s’il vous plaît, qu’il doit bien-tôt paroître un Ouvrage en ce genre, des plus curieux. J’en ai parcouru le Manuscrit qui a pour Titre : Les longs & penibles Voyages d’un Philosophe Chrétien. Le plus considerable est de Paris à Saint-Cloud, par eau : l’Auteur en fait une Relation poëtique assez divertissante. Il s’embarqua par un vent favorable, aux cris de joye des Matelots, accompagné de plus de deux cens personnes de toute âge, de tout sexe, & de toute condition. Ce pompeux détail est suivi d’une description de la Galiotte, & de sa manœuvre ; & cette description est souvent interrompuë par des digressions morales sur la perfidie de l’Element humide, tirées de l’Ode d’Horace à Virgile : Sic te diva potens Cypri, &c.
Mais le morceau qui m’a plû davantage, c’est la peinture d’une tempeste qu’il essuya au milieu de sa course. Que de belles réflexions sur les vents, les flots, les dangers de la navigation, sur la vie & la mort ! Il en fut quitte pour la peur, l’orage appaisé, la joye rentra dans le bâtiment, & le plaisir dans le cœur de toutes les Nymphes qui y étoient : quelques-unes même oserent lui faire des avances & tenter sa vertu, mais il se défendit vigoureusement, & triompha de leurs artifices. Enfin, il vit heureusement le Port de Saint-Cloud, échappé par une protection miraculeuse à la fureur des eaux, & aux caresses dangereuses des Nymphes effrontées de la Seine. Tel Ulisse sauvé des écueils, des tempêtes, & des mains des Cyclopes par le secours de Minerve, ne put être enivré par les breuvages de Cyrcé, ni séduit par le chant perfide des Syrenes, & rentra après bien des fatigues dans sa chere Itaque.
Le second voyage de mon Philosophe est de Paris à Saint-Denis à pied, & la Relation qu’il en fait peut passer pour un Recüeil sçavant d’observations économiques sur les Phenomenes Potagers de la plaine. Vous pouvez juger de ses autres courses par celles-là. Il n’a jamais perdu de vûë les tours de Nôtre-Dame : cependant il a eu des avantures que personne ne s’étoit encore avisé d’avoir, & il a remarqué des choses qui avoient toujours échappé à la penetration des plus curieux.
Accoûtumez-vous, s’il vous plaît, Monsieur, à mes digressions ; sans la liberté d’en faire, j’abandonnerois mon Ouvrage : je reviens à notre Rat :
[40] La Fontaine Tome 2. Liv. 8. Fab. 9. page 52.
Alors charmé de cette prétenduë découverte, il s’en promit de nouvelles, & se flatta bien-tôt de pouvoir s’immortaliser, comme Robinson, par l’histoire véritable de ses avantures ; dès ce moment feu Monsieur son Pere, & tous les Rats casaniers furent honorés de tout son mépris.
[41] La Fontaine, ibidem.
Cependant il raisonne sur ses vaisseaux de haut bord, & son appétit consulté lui dicte que ce ne peut être qu’une flotte destinée à transporter des munitions de bouche.
[42] La Fontaine, ibid. page 53.
Cette même ignorance pensa aussi jouer un mauvais tour à certain Souriceau sans expérience. Ce jeune Rat ne sçachant rien de rien, rencontre un Coq & un Chat ; celui-ci lui paroît aimable, l’autre lui fait peur, il se sauve, & vient conter son avanture à sa mere.
[43] Idem, Tom. 1. Liv. 6. Fab. 5. pag. 143.
Qu’en dites-vous, Monsieur, ne reconnoissez-vous point à ces traits, nos préventions, la légereté de nos attachemens ? Parmi nous tout animal marqueté & velouté se fait facilement des amis. Son crédit, son faste, ses richesses lui en attirent en foule de toutes les especes. Si les hommes vouloient compter avec eux-mêmes en ce point, les uns s’avoueroient qu’ils ne suivent que leur interêt, & les autres se douteroient au moins qu’ils sont aveuglés par une sotte vanité. Le plus souvent aussi nous nous attachons, sans pouvoir justifier nos attachemens : c’est la figure, c’est la taille, c’est l’air, la démarche qui nous déterminent. Nous cedons à ces rapports inconnus qu’on nomme sympathie, enfin nous jugeons ordinairement comme le souriceau, & nous nous trompons de même.
Tous ces exemples que je viens de citer font encore moins de tort aux Rats, qu’une certaine déliberation publique contre le fameux Rodilard : parce que les défauts de quelques particuliers ne sont pas ceux de tout un corps, & que les fautes d’un corps sont celles de tous les particuliers.
[44] La Fontaine, Tom. 1. Liv. 2. Fab. 2. p. 32.
C’est-à-dire, qu’il falloit prévenir promptement la ruine entiere de l’Etat. La Diette des Rats s’assemble, les préliminaires ne se passerent point en cérémonies inutiles, en harangues ennuyeuses pour démontrer des malheurs qu’on ne sentoit que trop.
[45] Idem, ibid.
L’avis étoit beau, la commission honorable, l’execution périlleuse, & tout le monde s’excusa le mieux qu’il put de ne pouvoir accepter un tel emploi. Il ne seroit pas difficile de trouver d’aussi braves gens dans ces cohuës errantes d’hommes oisifs, de vieillards imbecilles, de petits genies avides de faits, dogmatisans sur des riens, reglans l’Etat à l’ombre des arbres des jardins publics, & faisant la guerre dans ces maisons où l’inutilité les rassemble tous les jours. Que de magnifiques projets enfantés ! Que d’avis admirables ouverts par Messieurs les Doyens, & confirmés par la sage assemblée ! S’il falloit attacher le grelot, on ne trouveroit plus personne.
Mais les Rats solitaires sont ceux qui déshonorent le plus la nation. Retirés comme les Dervis des Turcs, ils n’ont pas plus de charité qu’eux, comme le dit M. de la Fontaine. Ces Rats solitaires ne quittent rien en quittant le monde où ils auroient vêcu miserablement & sans consideration, au lieu que, dans leurs hermitages, ils regorgent de biens, s’engraissent de loisir, & par dessus le marché passent dans leur nation pour des Saints. Or c’est un titre qui borne leur ambition & les dédommage amplement de tous ceux ausquels ils auroient pû prétendre. Ils se voüent donc au repos, en se voüant à la retraite, & leur vocation n’est que l’effet d’une aversion insurmontable pour le travail, ou d’une incapacité absoluë pour toute autre chose.
Cependant ils se croyent dans un état de perfection, ils méprisent souverainement le monde, & (ce qui est plus extraordinaire) ils l’ont accoutumé à leurs mépris. Inutiles à l’état dont ils ne font partie que comme pensionnaires, les besoins, les dangers, les malheurs de la République ne les touchent pas. Ces soins temporels troubleroient leur dévotion qui consiste à n’être occupés que d’eux-mêmes. Insensibles pour tout le reste du monde, ils sont parvenus à un excès de dureté qui leur ôte jusqu’aux sentimens naturels, qu’on ne peut, sans être hermite, refuser à ses semblables. Ainsi tous les Rats qu’ils appellent séculiers ou mondains ne sont à leurs yeux qu’une multitude profane que les saints Anachoretes verroient périr sans les assister, peut-être même sans les plaindre. Tels sont ces solitaires au moins s’ils ressemblent, comme on peut le croire, à ce Rat Levantin.
[46] La Fontaine Tom. 2. Liv. 7. Fab. 3. pag. 9.
Tandis que ce bienheureux & inutile hermite, gras, tranquille, séjourné joüissoit paisiblement d’une grande réputation de sainteté, sa patrie étoit dans un danger pressant ; Ratopolis étoit bloquée, on commençoit à y manquer de tout, & les assiégés envoyoient de toutes parts implorer le secours de leurs alliés : les Ambassadeurs crurent que le Beat les aideroit de quelque chose : qu’ils connoissoient mal les devots !
[47] Ibid. pag. 10.
Vous pensez bien, Monsieur, que ses prieres ne firent pas lever le blocus de Ratopolis. Cependant il y avoit peut-être encore vingt mille Rats retirés dans des Chartreuses de bled ou de fromage qui auroient pû le faire lever, s’ils avoient voulu y marcher & secourir la Ville de leurs personnes, non de prieres inutiles.
C’est trop long-tems vous conter des historiettes, je finis par celle-ci qu’on m’a donnée sous le titre suivant.
LE RAT PHILOSOPHE ET LE CHAT.
Je vous crois assez bien instruit à présent, Monsieur, sur les differens caracteres des Rats, vous vous seriez même fort bien passé de toutes mes réflexions que je vous prie d’excuser. Vous ferez celles qu’il vous plaira sur la malheureuse destinée de ce Rat philosophe à qui il ne servit de rien de sçavoir Platon, Zenon, & Descartes. J’en suis fâché pour l’honneur de la Philosophie.
J’ai l’honneur d’être, &c.