Histoire des rats, pour servir à l'histoire universelle
V. LETTRE.
Virg.
Revenons, Monsieur, aux Rats naturels, & commençons enfin l’Histoire de ceux dont je ne vous ai fait encore que les caracteres. Leur nom est celebre de tous tems dans les Annales de tous les Peuples & dans la Mythologie.
Lorsque les Dieux épouvantés par les Geants, s’enfuirent si prudemment en Egypte, sous diverses figures d’animaux, celle du Rat ne fut pas negligée. M. Scarron dit que :
Pan étoit peut-être le mieux avisé de ses Confreres, puisque sous cette forme empruntée, sa Divinité étoit parfaitement en sûreté, à moins que les Geants ne se fussent transformés en Chats.
C’est sans doute depuis cette metamorphose que les Rats ont été adorés, car ils l’ont été aussi-bien que les Chats.
[71] Fables de M. de la Motte.
Ce n’est pas dans l’Egypte seulement où toute bête étoit Dieu, que les Rats ont eû des Autels. La crainte qui fit les premiers Dieux du monde, força les [72]Phrigiens de les déïfier, [73]& les Peuples de Balsora & de Cambaye se feroient encore aujourd’hui un cas de conscience de faire du mal à ces animaux.
[72] Ælien & Pline.
[73] Balbus in itinerario Ind. Ori. c. 4.
S’ils sont des Dieux dans la Mithologie, ils figurent en Heros dans l’Histoire : elle est remplie de leurs conquêtes, & d’actions éclatantes qui les placent à côté des Alexandre, des Tamerlan, des Gengisckan ; semblables à ces Nations guerrieres du Septentrion qu’on a vû dans differens siecles se déborder dans l’Europe & dans l’Asie, comme des torrens impetueux renverser tout ce qui s’opposoit à leur passage, détruire des Empires, ou se les soumettre, souvent des milliers de Rats belliqueux ont pris des villes, conquis des Provinces, chassé des Peuples.
[74]Dieux malfaisans, ils firent souvent ressentir les effets de leur toute puissance aux Phrygiens qui les adoroient, & chasserent brusquement de leur Païs ces braves Troyens qui avoient soutenu dix ans les efforts réünis de toute la Grece ; enfin le Simoïs & le Scamandre, ces Fleuves celebres de la Troade n’ont vû quelquefois sur leurs bords que des Rats. [75]Pareille conqueste sur le Meandre ; les Migrations de plusieurs Peuples de l’Ionie n’ont eû d’autres causes que la cruelle necessité de ceder leurs terres à des armées de Rats victorieuses.
[74] Bochart de sacris animalibus. Pline, Ælien, &c.
[75] Pausanias.
Passons en Thrace, nous y verrons les Abderites, Peuples assez connus par une Comedie Françoise, chassés de leur Patrie par ces mêmes Conquerans : [76]Cette révolution arriva sous le regne de Cassandre Roy de Macedoine, l’un des Successeurs d’Alexandre. Les Rats reconciliés sans doute par une paix solide avec les Grenoüilles depuis cette fameuse bataille qu’Homere a chantée, se liguérent avec elles ; soutenus des Legions amphibies de ces Alliés, ils inonderent de leurs troupes les terres des Abderites, assiegerent la ville d’Abdere, & chasserent enfin les Habitans de tout le Pays, après leur avoir enlevé leur Capitale.
[76] Justin. Hist.
Les Histoires ne disent rien de la conduite du Siege, de sorte qu’on ignore comment la Ville fut attaquée & défenduë ; on ne sçait si elle fut emportée d’assaut & livrée au pillage, ou bien si elle se rendit par capitulation, & quels en furent les articles. Voilà comment les faits les plus importans de l’antiquité demeurent dans l’obscurité, faute de l’utile secours des Gazettes qui nous donnent, (soit dit en passant) un grand avantage sur les anciens.
Cependant, malgré la disette des Memoires, on peut assurer qu’Abdere essuya deux grands Sieges ; le premier, est celui dont nous venons de parler ; le second fut formé par les Abderites mêmes qui voulurent rentrer dans leur Ville : ils firent de puissans efforts, & ils y rentrerent enfin, mais ce ne fut pas, selon toute apparence, sans une horrible effusion de sang, les assiegeans combattans pour reconquerir leurs foyers, & les assiegés pour conserver leur Conquête. On peut conjecturer encore, que les Rats étoient seuls entrés dans Abdere, qu’ils avoient abandonné aux Grenoüilles les Rivieres, les Marais, les Prairies, & tout ce qui pouvoit être à la bien-séance de ces Alliés.
[77]Les Habitans de Ceretto, petite Ville du Royaume de Naples, se souviennent encore d’avoir été obligés, il n’y a pas cinquante ans, de disputer le terrain avec les Rats, comme avoient fait les Abderites. Les tremblemens de terre causés par les embrasemens du Mont-Vesuve, donnerent lieu à cet évenement. La Ville de Ceretto en fut presque toute boulversée, une bonne partie de ses Habitans demeurerent sous les ruïnes, & ceux qui eurent le bonheur de se sauver, se retirerent dans la plaine, où ils établirent une espece de camp ; mais bien-tôt il ne fut pas de beaucoup plus sûr que la Ville : une armée de Rats vint les y menacer d’un sort plus triste que celui qu’ils avoient évité ; c’est-à-dire, de les manger tous vifs. On opposa le fer & le feu à ces Legions furieuses, on fit de bons retranchemens, & l’on passa plusieurs nuits sous les armes crainte de surprise ; jamais allarme ne fut plus chaude.
[77] Misson, Voyage d’Italie, Tom. 3. p. 360.
Dans cet étrange embarras, on eut recours à un Chat, on l’envoya contre les Rats, mais ce fut pour leur servir de pâture. Dans un instant ils l’immolerent aux mânes de leurs peres mangés par les Chats, ou plûtôt il fut autant sacrifié à l’appétit, qu’à la haine Nationale. Jugez par-là, Monsieur, de la solidité de [78]l’inscription qui étoit autrefois sur une porte d’Arras avant que Loüis XI. eût pris cette Ville.
Les Rats ont fait des choses aussi surprenantes en Italie ; on leur a quelquefois abandonné des [79]Campagnes, & même des Villes. Par exemple celle de Cosa, [80]à present Orbitello, dont les Histoires nous disent seulement, que les Habitans furent contraints de laisser leurs Dieux Penates à la merci de ces animaux furieux.
[79] Ager Frixiensium. Baronius in Annalibus.
[80] Circa Italiam Murium agrestium vis ex agris emersa quosdam è patrio solo pepulit.
Diod. Lib. 3.
Rutilius Rufus.
Selon Bochart (opere de sacris animalibus) Diodore & Rutilius parlent de Cosa, à present Orbitello.
[81]Dans l’Isle de Gyara, l’une des Cyclades, ils ont fait encore une expedition bien plus memorable : Pline, d’après Strabon, & tous les Naturalistes d’après Pline, en parlent comme du plus terrible de tous les prodiges. Les Rats ayant formé le dessein de chasser les Insulaires, ravagerent leurs terres, couperent les moissons, les legumes, mangerent les magasins ; en un mot, affamerent l’Isle, ensuite ils attaquerent les hommes & les animaux jusques dans les Villes. Ils étoient en si grande quantité, que les Habitans, quand ils n’auroient rien eû à craindre pour leur vie, ne pouvoient esperer de tuer même sans résistance tant de millions de Rats, qui sembloient sortir de terre. Il leur falut donc obéir à la necessité, & prendre le seul parti qui restoit ; c’est-à-dire, d’abandonner ce qu’ils ne pouvoient pas conserver.
[81] Pline après Theophraste. Voyez Gesnerus de Quadrupedibus p. 809.
Ils furent encore obligés, en gagnant les Ports, de s’ouvrir des passages l’épée à la main, à travers les bataillons ennemis qui les harcellerent jusqu’à leurs vaisseaux. La fureur des Rats ne s’en tint point-là encore ; [82]les Insulaires embarqués, ils entrerent avec rage dans les maisons, & y mangerent jusqu’aux métaux, le fer, le cuivre, l’or, l’argent, tout fut dévoré.
[82] Pline & Ælien disent que les Rats mangerent de l’or & de l’argent dans l’Isle de Gyara pour satisfaire leur inclination naturelle à voler.
Ce trait merveilleux, est expliqué differemment par les Historiens ; pour moi je pense que ce prodige ne doit pas être attribué à la faim, mais plûtôt à une sage précaution : à l’exemple de ceux qui avoient rongé les cordes des Arcs, & les Couroyes des Boucliers des Assiriens ; ils penserent peut-être qu’il faloit dévorer les Arsenaux, & tout ce dont on pouvoit fabriquer des armes contre eux, afin de pouvoir combattre avec avantage leurs ennemis s’ils venoient à rentrer dans l’Isle, ou du moins leur ôter la superiorité des armes.
Ce que je viens de toucher des Rats, à l’égard des Assyriens, n’est point une bagatelle, il ne s’agit pas moins que d’une bataille gagnée, dont les Rats meritent tout l’honneur. Un grand Historien de nos jours parle fort au long, après Herodote, de cette belle action, & je ne puis mieux faire, que de rapporter ses propres termes.
Sethon ou Sévéchus Roy des Egyptiens, & grand Prêtre de Vulcain, Prince dévot, avoit irrité ses troupes par son avarice & ses mauvais traitemens. [83]« Il éprouva bientôt leur ressentiment dans une guerre qui lui survint tout à coup, & dont il ne se tira que par une protection miraculeuse… Sennacherib Roy des Arabes & des Assyriens étant entré avec une nombreuse armée en Egypte, les Officiers & les Soldats Egyptiens refuserent de marcher contre lui. Le Prêtre de Vulcain réduit à une telle extrêmité, eut recours à son Dieu qui lui dit de ne point perdre courage, & de marcher hardiment contre les ennemis avec le peu de gens qu’il pourroit ramasser : Il le fit ; un petit nombre de Marchands, d’Ouvriers, & d’Etrangers se joignit à lui ; avec cette poignée de gens il s’avança jusqu’à Péluse où Sennacherib avoit établi son camp. La nuit suivante une multitude effroyable de Rats se répandit dans le camp des Assyriens, & y ayant rongé les cordes de leurs Arcs, & toutes les courroyes de leurs Boucliers, les mit hors d’état de se défendre. Ainsi désarmés ils furent obligés de prendre la fuite, & ils se retirerent après avoit perdu une grande partie de leurs troupes. Sethon de retour chez lui se fit ériger une statuë dans le Temple de Vulcain, où tenant à la main droite un Rat, il disoit dans une inscription :
[83] M. Rollin Hist. ancienne Tom. 1. après Herodote.
On auroit pû, ce me semble, ajoûter, & à craindre les Rats.
[84]Un autre Prêtre nommé Crinis fut puni de son indévotion par ces mêmes animaux qui avoient si bien servi le dévot Sethon. Celui-là étoit Pontife d’Apollon, mais de ces Pontifes indolens qui vivent voluptueusement d’un benefice qu’ils desservent fort mal. Sa négligence dans les sacrifices scandalisoit les peuples ; Apollon en fut irrité, & couvrit les champs de Crinis d’une prodigieuse quantité de Rats & de Souris. La punition de ses fautes lui en fit connoître l’énormité, il rentra en lui-même, & songea à détourner la colere de son Dieu par sa pieté & son zéle à remplir les devoirs de son Ministére ; il réüssit : le Dieu naturellement bon lui fit entendre qu’il étoit satisfait de sa conduite, & qu’il lui rendoit ses bonnes graces ; mais ce n’étoit pas assez, il falloit délivrer Crinis des troupes qui vivoient à discretion sur ses terres, il l’obtint encore. On croira peut-être qu’Apollon n’eut besoin, pour les renvoyer, que d’une parole, ou d’un clin d’œil, enfin que du même signal qui les avoit ramassés : point du tout, engraissés aux dépens du Prêtre, ils firent les mutins, & ne jugerent pas à propos d’obéir.
[84] Noël le Comte, Diction. de la Fable.
Alors Apollon indigné de leur insolence, jura par le Styx qu’il les extermineroit tous ; mais connoissant à quels ennemis il avoit à faire, il se servit contr’eux des mêmes fléches, avec lesquelles il avoit terrassé le Géant Titius, le Serpent Pithon, & les fils de l’orgueilleuse Niobé. Il ne jura pas en vain, ils périrent tous jusqu’au dernier, mais avec honneur, sans penser seulement à fuir.
Cette victoire fut gravée au temple de mémoire, & justement chantée sur le double vallon par les chastes sœurs du Vainqueur. On croit même, & je n’en doute pas, que c’est depuis cette action qu’Apollon fut appellé Smynthien du nom des Rats nommés Smynthés par les Œoliens, les Crétois, & les Troyens, comme il avoit reçu le surnom de Pythius, après avoir exterminé le Serpent Python.
Aussi les Peuples que je viens de citer sacrifioient à Apollon Smynthien lorsque les Rats désoloient leurs campagnes ; c’étoit le Champion du tems dans ces sortes de calamités publiques. En Créte surtout il étoit principalement fêté sous ce titre, il y avoit un Temple magnifique, où il étoit représenté tenant un Rat à la main droite.
Ces deux Histoires, Monsieur, ne vous ont peut-être point plû, à cause des miracles sur lesquels elles sont fondées. En voici une plus moderne, & que l’on donne pour plus naturelle. [85]Il y a quelques trois cens quarante ou cinquante ans que les Rats & les Souris s’étoient si fort multipliés à Hamelen Ville du Duché de Lunebourg, que les habitans n’étoient plus maîtres dans leurs maisons ; ils se voyoient bientôt obligés de les abandonner, lorsqu’un Charlatan se présente aux Magistrats, & leur promet de les débarrasser de ces ennemis domestiques moyennant une somme qu’il leur demande. Que ne lui auroit-on pas donné ? Les conventions faites, le Charlatan court par toutes les ruës, rassemble les Rats au bruit d’un tambour, & les emmene hors de la Ville, on ne sçait où. Après il revient triomphant demander la trop juste récompense de son service : mais il étoit déja oublié, les Magistrats lui manquerent de paroles, & refuserent de le payer. Piqué de leur mauvais procedé, il reprit son tambour, & les enfans attirés par sa réputation, & par le bruit, coururent aussi-tôt après lui, il sortit avec eux de la Ville, & n’y rentra jamais, non plus que les enfans qu’on chercha inutilement.
[85] Atlas Major. De Janson Tom. 1. dans la description de l’Allemagne.
La mémoire de ce jour malheureux se conserve encore à Hamelen, à pareil jour les portes de la Ville sont fermées, & il est défendu d’y battre la caisse. Cet homme étoit sans doute un grand enchanteur, mais sans le tambour magique, Hamelen seroit peut-être devenuë Ratopolis.
Vous voyez, Monsieur, que les Rats sont une nation très-belliqueuse, qu’ils sont capables des plus grandes choses, & aussi formidables malgré leur petitesse, que les Lyons, les Tigres, les Léopards, & toutes les bêtes féroces qui désolent l’Afrique.
J’ai l’honneur d’être, &c.