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Histoire des rats, pour servir à l'histoire universelle

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VI. LETTRE.

Bella, horrida bella !

Virg.

MONSIEUR,

L’endroit le plus brillant de l’histoire militaire des Rats, est la guerre qu’ils eurent autrefois avec les Grenouilles, guerre interessante & trop peu connuë hors des Colléges. Si l’on vante les Chats pour avoir fait le sujet de deux [86]dissertations Académiques, quel comble de gloire pour les Rats d’avoir été chantés sur la Lyre, sur la Trompette de l’inimitable, de l’incomparable Homere, sur cette même Trompette qui a célébré la colere implacable [87]d’Achille, la fortune de Priam, & les longs [88]voyages du sage [89]Epoux de Pénélope !

[86] M. de Fontenelle a cherché en Physicien pourquoi les Chats tombent ordinairement sur leurs piéds, & M. Lemery a examiné leurs yeux & leur poil, qu’il appelle des phosphores naturels : sur quoi on a dit que les Chats étoient fort utiles dans les Académies, & cela peut être.

[87] Achille dans le fond n’étoit qu’un enfant gâté, un garçon mutin & volontaire, qui pour une petite grisette, nommée Briseïs, se sépare brutalement de l’armée des Confédérés.

[88] Depuis Itaque jusqu’à Tenedos, & de Tenedos aux côtes de Sicile & d’Afrique, toujours sur la Méditerranée.

[89] Le sage, le vertueux Ulysse toujours guidé dans ses desseins & voyages par Minerve, ne laissoit pas, malgré sa tendresse pour Penelope, d’en conter en passant à Circé, à Calipso, & tant d’autres.

Aussi heureux qu’Achille, & dignes comme lui de l’envie d’Alexandre [90]les Rats ont été les Héros d’Homere, quelle fortune pour eux ; surtout auprès des judicieux adorateurs de l’antiquité qui croyent le Poëte Grec sans défaut & ses héros parfaits ! [91]Aux yeux de Madame Dacier, les Rats ne dévoient point être de simples Rats, mais des Héros poëtiques. Qu’il me seroit facile de relever leur gloire par celle d’Homere, & de faire valoir en leur faveur la Batrakomiomachie ! Mais je me suis interdit l’éloge, & la sévérité de l’histoire me le défend.

[90] Atque is (Alexander) tamen cum in Sigeo ad Achillis tumulum adstitisset : O fortunate, inquit adolescens, qui tuæ virtutis Homerum præconem invenisti. Cic. pro Arch. n. 24.

Alexandre voyant le tombeau d’Achille, s’écria : Heureux Prince, vous devez votre gloire à Homere, je vous envie moins vos actions qu’un pareil historien pour immortaliser les miennes !

[91] Jamais on n’a aimé personne comme Madame Dacier faisoit Homere, elle n’a jamais pû lui voir le moindre défaut.

[92]Après tout, il n’est pas bien certain que ce Poëme soit l’ouvrage du Chantre d’Ilion : des Ecrivains d’un grand mérite en ont douté, d’autres ont osé décider qu’il lui étoit faussement attribué aussi bien que les Hymnes, le Margite, & quelques petites pieces semblables qui portent son nom. Un Ecrivain [93]célébre fait honneur du combat des Rats & des Grenoüilles à Pigrès ou Tigrès d’Halicarnasse frere de l’illustre Artemise, & le nom de ce Carien se lit à la tête d’un ancien manuscrit[94].

[92] Lisez la Preface de M. Boivin sur la Batrakomiomachie dans les journaux de Trévoux. Mois de Janvier 1718.

[93] Suidas.

[94] De la Bibliotheque du Roi.

Observez encore après [95]un Critique éclairé, que la plus grande partie du Poëme consiste en Parodies de l’Iliade & de l’Odyssée, & que ces Parodies en font tout l’agrément : Remarquez qu’il s’y trouve beaucoup de vers foibles, négligés, & même vicieux, mais surtout une affectation marquée à jetter du ridicule sur les Dieux d’Homere & particulierement sur la redoutable Pallas qui se plaint comme une commere de ce que les Rats lui ont rongé quelques colifichets de femme, & qui est plus embarrassée que si elle avoit perdu son Ægide. Après ces observations qui ne sont point à mépriser, Pigrès pourroit bien avoir fait la [96]Batrakomiomachie ; mais autre inconvenient : non seulement il feroit perdre aux Rats la gloire d’avoir été chantés par Homere, mais encore au divin Homere celle d’avoir inventé la Poësie burlesque ; ce qui seroit très-fâcheux, parce qu’on étoit bien aise de devoir à l’inventeur de la Poësie épique ce burlesque sublime qui donne de la noblesse aux plus petites choses, & de la gravité aux plus ridicules : car pour le bas burlesque dont on a masqué l’Iliade & l’Ænéide, c’est un genre miserable, justement méprisé aujourd’hui, & qui trouve à peine des admirateurs dans les antichambres.

[95] Heinsius.

[96] Ce mot composé signifie bataille des Rats & des Grenouilles.

Il faut convenir de bonne foi que les argumens des Critiques modernes sont pressans, mais d’un autre côté nous sommes depuis tant de siécles en possession de croire qu’Homere est Auteur du Poëme en question : Peut-on à présent revenir contre la prescription ? [97]Martial & [98]le Sculpteur Archelaüs se seroient-ils trompés avec toute l’Antiquité ? Cela n’est pas croyable. Enfin il y va de l’interêt des Rats que cet Ouvrage soit du Poëte Grec ; donc il doit être de lui, c’est, ce me semble, assez bien conclure, au moins pour ma cause.

[97]

Perlege Mæonio cantatas carmine Ranas,
Et frontem nugis solvere disce meis.

Martial.

[98] Dans le siécle dernier on a déterré près de Rome dans des anciens Jardins de l’Empereur Claude un bas relief representant un Homere, avec deux Rats, pour signifier qu’il étoit Auteur du combat des Rats. L’ouvrage est d’Archelaüs Sculpteur de Pryenne.

Mais cet avantage ne fait qu’augmenter mon embarras, plus ce Poëme sera d’Homere, & plus il me sera difficile de vous en parler d’une façon qui réponde à la reputation de son Auteur. L’Iliade de M. de la Motte m’effraye, & m’apprend qu’il y a dans les Ouvrages de ce Poëte divin des beautés à la Grecque qui s’évanoüissent dès qu’on veut les habiller à la Françoise, & que ses pensées sont des fleurs tendres qu’il ne faut toucher qu’avec beaucoup de délicatesse. Au reste, Monsieur, je ne vous ferai pas une traduction littérale de ce fameux combat des Rats[99], je ne vous en promets qu’une Analyse dans laquelle je me donnerai même bien des libertés. Je commence.

[99] M. Boivin de l’Académie des Belles Lettres a traduit ce Poëme en vers, sa traduction a été bien reçuë ; & j’ai cru ne pouvoir mieux faire que de mêler quelquefois ses vers avec ma prose.

Ratopolis Capitale des Rats, comme qui diroit Ratonville, & Batrakopolis Capitale des Grenoüilles, furent long-tems voisines sans rivalité, & florissantes sans jalousie : on assure même que depuis leur fondation, les deux Etats séparés par des bornes naturelles, avoient joüi sans interruption d’une tranquillité profonde jusqu’au regne du Roi Ratapon, & de l’Empereur Bouffard, époque malheureuse d’une guerre sanglante. Alors un coup imprévû du destin rompit une paix si constante, & les fautes des [100]Souverains précipiterent leurs sujets dans des malheurs affreux.

[100] Quidquid delirant Reges plectuntur Achivi. Hor. serm.

Psicarpax fils du Roi des Rats, trotoit un jour sur le bord des Marais de Batrachopolis : Bouffard Empereur des Grenoüilles l’apperçut, & le prit à sa taille avantageuse, & à son port majestueux pour un Monarque, ou tout au moins pour un Chevalier errant ; il lui adressa aussi-tôt la parole, lui offrit son amitié, lui demanda la sienne, & le pria de lui apprendre son nom. Psicarpax le satisfit avec cette noble fierté que peut seule donner une haute naissance, il venta le Roi Ratapon son pere, la Reine Trotine sa mere, & son ayeul Lampon. Il ne craignit pas même de dire qu’il étoit redouté dans tout l’Univers, qu’il étoit connu des Dieux, des hommes, des oiseaux. Ce Prince croyoit sans doute, que la modestie n’est qu’une vertu populaire ; d’ailleurs il exageroit visiblement, trompé peut-être par les flatteries de ses Courtisans ou par les fausses idées qu’il s’étoit faites de l’activité de la Renommée.

Les hommes se trompent tous les jours comme lui sur cet article ; la Renommée, avec toutes les aîles qu’on lui donne, ne fait souvent que planer sur les mêmes lieux, souvent il ne sort de ses cent bouches, au lieu de voix tonnantes, que des murmures, des bruits sourds, qui pour se repeter mille fois dans le même endroit, ne percent pas un certain nombre de méridiens. Cependant la passion qu’ont les hommes de se faire un nom, est une folie très-utile à la societé, & contre laquelle les gens sages ne déclameront jamais.

Revenons à notre Rat, il avoit d’autres biens que la gloire, & peut-être de plus solides : il ne les oublia pas, il parla de ses richesses avec emphase, & de la délicatesse de sa table avec un air de satisfaction que Bouffard remarqua : il en sourit, persuadé à son tour que la table de l’Empereur des Grenoüilles valloit mieux que celle du Roi Ratapon, & dit au Prince que s’il faisoit consister son honneur à bien manger, il trouveroit tout ce qu’il pourroit désirer à la Cour des Grenoüilles, en même-tems il le presse d’y passer.

Passons ce Lac, dit-il, mon dos vous servira de barque,
Bien-tôt avec plaisir vous verrez mon Palais :
Mais de peur de tomber au milieu des marais,
Prince, tenez-vous bien. Cela dit, il s’avance.

Psicarpax curieux de voir le Palais de Bouffard, & plus encore d’y faire bonne chere, se rend sans balancer aux instances du Monarque aquatique, il oublie que sa Grandeur devroit l’attacher au rivage, & s’embarque hardiment sur un Element dont il ne considere pas le danger.

Psicarpax sur son dos légerement s’élance,
L’accolle, & de ses bras le serre étroitement :
D’abord le cœur flatté d’un doux ravissement,
Il voguoit près des bords sans crainte du naufrage :
Mais si-tôt qu’il se vit éloigné du rivage,
Et que les flots troublés lui gagnerent le dos,
Il fut troublé comme eux, & n’eut plus de repos.

Son trouble étoit juste sans doute, mais qu’alloit-il chercher dans cette galere ? Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’en tremblant il tâchoit de faire bonne contenance, & n’osoit dire à Bouffard ce qu’il souffroit. Cependant la crainte, passion toujours dévote, lui arracha des vœux : c’étoit bien convenir qu’il n’avoit plus d’autre ressource.

O toi, s’écria-t-il, fardeau d’amour, merveille si vantée !
Sur le dos d’un taureau jusqu’en Créte portée.
Europe, étoit-ce ainsi que tu passas les flots ?

Il alloit ensuite s’adresser à Jupiter qu’il interessoit si adroitement à son péril, en lui rappellant ses amours : mais un spectacle terrible lui glaça les sens, & lui ôta la voix ! C’étoit un Serpent énorme (au moins il parut tel) qui leva la tête sur la surface des eaux. Fatale rencontre ! L’Empereur à la vûë de cet ennemi mortel disparut à l’instant, & s’enfonça bien avant dans le limon. Que devint le Prince abandonné à la merci des flots ? Il nage, il s’enfonce, il reparoît, il boit l’onde bourbeuse, il va périr, & il l’auroit fait plutôt [101]s’il n’avoit dû nécessairement prononcer le discours qui suit :

[101] Les anciens étoient de grands harangueurs : les Heros d’Homere haranguoient avant que de se battre, en se battant, après s’être battus, & jusqu’à la mort exclusivement.

Cruel ! n’espere pas cacher ton crime aux Dieux ;
Un œil, un œil vengeur voit tout du haut des Cieux :
Pernicieux écüeil d’où provient mon naufrage,
Tu n’aurois pas sur terre eû le même avantage ;
J’aurois sçû mieux que toi sauter, luter, courir :
Tu m’as traîné dans l’eau pour me faire mourir ;
Mais je serai vangé, les Rats sçauront ton crime,
Et toi-même dans peu tu seras ma victime.
Un flot injurieux tranchant là son discours,
Il lui tranche aussi la vie au plus beau de ses jours.

Je ne sçai si les imprécations de Psicarpax étoient fort justes ; vouloit-il que Bouffard laissât manger sa Majesté Imperiale par le Serpent ? Remarquez aussi que le Prince Rat pensoit de lui ce que nous pensons de nous ; il se croyoit fort considerable aux yeux des immortels, il s’imaginoit que les intérêts de sa petite altesse étoient ceux du Ciel, & que la foudre étoit faite pour le venger ; quelle vanité ! Il implora en vain les Dieux vengeurs de l’hospitalité violée, [102]ils sont ordinairement du côté de la Prudence & il avoit négligé cette Divinité.

[102] Nullum numen abest si sit prudentia.

Cependant les Rats apprirent bien-tôt sa triste destinée, comme il l’avoir prédit. Son Ecuyer qui du rivage en avoit été témoin, courut à Ratopolis annoncer ce malheur, & répandit par tout la fureur & la consternation.

Au point du jour naissant la clameur des Héros,
Assemble chez le Roi les Etats Généraux ;
On sonne le tocsin par toute la Province,
On fait sçavoir par tout que haut & puissant Prince,
Psicarpax froid, sans vie étendu sur le dos,
Erre loin du rivage à la merci des flots.

Le Roi Ratapon pleure d’abord, devant les Etats, la perte de son cher fils, unique, & vain appui de son Trône : ensuite il leur fait entendre adroitement que son malheur domestique interesse tous ses fidéles Sujets, & qu’ils doivent servir sa vengeance : Psicarpax, leur dit-il, a péri d’une façon indigne.

Séduit par les discours d’un perfide étranger :
Mais çà, mes cher amis, songeons à nous venger ;
Il faut verser du sang, ne versons plus de larmes,
Armons-nous. Aussi-tôt chacun courut aux armes,
Il ne fut pas besoin de les mieux animer,
Le Démon des combats prit soin de les armer.

En même-tems un Hérault est envoyé à Batrakopolis.

Il tient en main un Sceptre, & déclarant la guerre,
Il prononce ces mots d’une voix de tonnerre :
De la part des Etats & du Roi Ratapon ;
Je déclare la guerre aux hôtes du limon.
Grenoüilles, votre Prince a fait périr le nôtre,
On les a vû tantôt sur les flots l’un & l’autre :
Armez-vous, & quiconque a du cœur parmi vous
Qu’il le fasse paroître aujourd’hui contre nous.

Cette déclaration jetta l’allarme dans l’empire des marais, & l’on murmura tout bas contre l’Empereur ; il sentit bien la nécessité où il étoit de se justifier : mais dédaignant la voix des manifestes dans lesquels la vérité même est souvent suspecte, il protesta hautement dans l’assemblée des Etats, non seulement d’innocence, mais encore d’ignorance sur le crime qu’on lui imputoit. Cette courte justification soutenuë de l’assurance qu’il donna aux Grenoüilles de battre les Rats, produisit un effet surprenant ; elles reprennent aussi-tôt courage, déja elles méprisent l’ennemi, & ne demandent qu’à en venir aux mains.

Voilà donc, Monsieur, la guerre commencée, & l’orage prêt à créver. Qu’il va couler de sang ! Quel carnage va se faire sur la terre, & sur l’onde ! Et pourquoi, me direz-vous ? Pour la mort d’un miserable petit Rat. Mais la guerre de Troye eut-elle un sujet plus grave ? Achille, Ajax, Ulysse, Dioméde, Nestor, & tous les Princes Grecs eurent bien la patience de se morfondre dix ans devant les murs de Troye pour venger l’injure de Menelas, comme si l’honneur de toute la Grece eût été attaché au front de ce bon Prince. Qu’avoient fait Priam, & les Troyens à ces redresseurs de torts, comme le sçut bien dire Achille lorsqu’il boudoit pour avoir Briseïs ? & que leur importoit que la belle Heleine fût entre les bras de Pâris, ou du fils d’Atrée ? étoient-ils sages d’abandonner leurs Etats, & leurs femmes pour faire rendre celle de Menelas ? Ils meritoient le même malheur que lui. Le prudent Ulysse l’échappa belle, jugez du sort des autres qui n’avoient pas des Pénélopes comme le Roi d’Itaque.

Ne pourrois-je pas citer des guerres de Ministres, & des guerres de Religion entreprises sur des motifs aussi légers ? J’ai lu [103]quelque part que les Arabes ont autrefois donné des batailles pour décider plus absolument que dans les écoles, si les attributs de Dieu étoient distingués réellement ou virtuellement.

[103] Herbelot, Bibl. Orient.

Les postures indécentes d’un soldat Romain, qui, des galeries du Temple de Jerusalem scandalisa les Juifs un jour de Pâques, furent cause d’une grande sédition ; ensuite de la guerre de Vespasien, enfin de la destruction de la Ville, & de toute la Nation : & la plûpart des Conquérans, à compter depuis Alexandre jusqu’à Charles XII. Roi de Suéde, avoient-ils d’autres motifs de répandre tant de sang, que l’amour de la gloire ? Et ce beau nom signifie tout ce que l’on veut.

Mais le Roi Ratapon & tous ses Sujets étoient trop offensés dans la personne du Prince Psicarpax, pour laisser sa mort impunie : aussi les Dieux qui s’étoient autrefois partagés entre les Grecs & les Troyens, ne jugerent pas la querelle des Rats & des Grenoüilles indifferente pour l’Olympe.

Jupiter assemble les Dieux, & leur fait considerer dans les deux armées ces guerriers intrépides.

Qui la pique à la main marchent avec audace,
Tel que Mars au milieu des campagnes de Thrace,
Tels qu’on vit autrefois ces Titans orgueilleux,
Tels qu’on vit d’Ixion les enfans sourcilleux.

Il demande ensuite à la troupe céleste, qui d’entr’eux prend part à cette grande journée.

Puis soudain s’adressant à la fiere Pallas,
Ma fille, c’est à toi de défendre les Rats,
Ils assistent, dit-il, à tous tes sacrifices,
A l’odeur de tes mets ils trouvent des délices,
Ils fréquentent enfin ton Temple & tes Autels.

C’étoit justement ce dont se plaignoit la Déesse. Elle répondit à son pere, que les Rats étoient une race sacrilége qui ne fréquentoit ses Temples que pour ronger ses couronnes, dévorer ses sacrifices, & boire l’huile de ses lampes : mais elle exagera sur tout l’attentat qu’ils avoient commis sur une [104]coëffure ou un voile, enfin quelqu’ornement, qu’elle avoit travaillé de sa propre main ; & pour surcroît de chagrin, ajoûta-t-elle, un miserable Ouvrier à qui je l’ai donné à racommoder m’importune tous les jours pour son payement, & je n’ai pas de quoi le satisfaire.

[104] Depuis Pallas jusqu’à nous, il est arrivé dans les toilettes de si grandes révolutions, qu’on ne sait quel nom donner à cet ornement de Pallas : il sera tout ce qu’on voudra, excepté un panier, qui, ce me semble, siéroit mal à une Déesse de son caractere.

Après cela la pauvre Déesse de la Sagesse devoit-elle protéger les Rats ? Cependant elle protesta qu’elle ne favoriseroit point leurs ennemis contre lesquels elle avoit aussi des griefs ; car un jour qu’elle s’étoit couchée sur le bord d’un marais, fatiguée d’une grande bataille, les croassemens des Grenoüilles ne lui permirent pas de fermer l’œil : Or une prude n’oublie pas un trait semblable.

Elle conclut donc qu’il falloit les laisser battre, & conseilla aux Dieux de ne point se mêler des affaires de ces peuples féroces : Oüi, dit-elle :

Leur audace est extrême,
Ils oseroient de près attaquer un Dieu même,
Evitons de leurs dards les coups audacieux,
Et voyons leurs combats sans descendre des Cieux.

Les immortels qui se souvenoient encore des blessures qu’avoient reçûës Mars & Vénus dans les plaines de Phrigie, applaudirent aux sages discours de Pallas, & s’assirent autour du Trône de Jupiter pour regarder impunément l’action.

S’ils firent sagement pour leur sûreté, ils firent fort bien aussi de laisser tous les événemens à la valeur des combattans. S’ils étoient ainsi demeurés neûtres à Troye, les Héros qui s’y signalerent auroient encore été bien plus grands : Qu’est-ce que c’étoit que le vaillant Achille qui ne pouvoit se faire blesser qu’au talon, tandis que ses armes trempées dans le Styx portoient la mort & l’horreur par tout ? Ulysse & les autres Héros assistés d’une divinité qui étoit sage ou brave pour eux, n’avoient qu’un héroïsme emprunté.

Cependant les deux armées sont en présence ; des troupes bruyantes de moucherons sonnent la charge, & Jupiter les seconde de son tonnerre. Les Grenoüilles avoient placé une partie de leurs troupes sur un Tertre glissant, afin de combattre avec avantage les Rats qui viendroient les y attaquer, & leur corps de bataille formé dans les joncs au milieu d’un marais presque desseiché, étoit appuyé d’un côté contre de grandes flaques d’eau, & couvert par tout par des rivages escarpés à la reserve de quelques intervales applanis, mais étroits.

Les Rats qui virent bien que le terrain ne leur permettoit pas de s’étendre sur un grand front, & de faire marcher ensemble toutes leurs troupes, prirent le parti de les diviser en plusieurs corps, pour attaquer en même-tems par differens endroits. Un détachement d’Archers alla se poster sur une hauteur qui commandoit le Tertre sur lequel les Grenoüilles s’étoient logées, & de là, faisoit pleuvoir sur-elles une grêle de fléches, tandis qu’un second corps de Rats les prenoit en flanc, & que d’autres se répandoient dans le marais, favorisés par des bataillons d’Archers qui bordoient les rivages escarpés, d’où ils tiroient sans cesse.

Ainsi l’affaire s’engagea par tout où les Rats purent trouver des débouchés : bien plus ils jetterent des barques sur ces flaques d’eau dont les Grenoüilles se croyoient si bien épaulées, & les remplirent de Grenadiers qui se trouverent sur l’ennemi avant qu’il s’en fût seulement douté.

Cependant des batteaux ne se rassemblent pas en un moment, & un passage de troupes comme celui-là ne peut gueres se faire à la vûë des ennemis sans qu’on en ait des nouvelles. Avec un peu plus de vigilance, & des espions bien payés, les Généraux n’auroient pas fait un coup de tête semblable ; aussi je suis persuadé que dans le tems on ne manqua pas de les blâmer, & de croasser justement des Vaudevilles sur leur compte. Ce qu’il y a de sûr, c’est que cette faute coûta cher aux Grenoüilles, & gâta absolument leurs affaires.

Obligées de faire face de toutes parts à des milliers de Rats qui leur tomboient sur les bras, elles formerent un bataillon quarré, & se battirent vigoureusement : la mêlée fut horrible, & la fureur égale de part & d’autre : un Héros abattu étoit à l’instant vengé par la mort de son vainqueur. La terre fumoit de sang, les eaux en étoient teintes, & l’action sembloit ne devoir finir que par la défaite entiere des deux armées.

Mais enfin les Grenoüilles ne purent soutenir les efforts des Rats, le Roi Ratapon blessa mortellement l’Empereur Bouffard : ce malheur ébranla ses troupes, & le Prince Méridarpax acheva de les mettre en déroute ; ce redoutable Rat fit des prodiges de force & de valeur, il renversoit lui seul des bataillons entiers : plus grand qu’Achille parce qu’il n’étoit pas invulnérable comme lui, déja sans le secours de Mars ni de Pallas, il faisoit pancher la victoire du côté des Rats, si Jupiter fût demeuré neûtre : mais il lui fut impossible, soit sentiment de compassion, soit désir de donner des preuves de sa toute-puissance, soit enfin qu’il craignît la destruction entiére de l’espece des Grenoüilles, il en eut pitié. C’en est trop, dit-il, la fureur de Méridarpax offense le Ciel, il faut que Mars ou Pallas descendent là-bas pour arrêter la rage de ce téméraire.

Mon pere, répond Mars, nos efforts seroient vains,
En vain Pallas & moi nous armerions nos mains
Pour arrêter des Rats la vaillance funeste :
A peine il suffira de la troupe céleste.
Descendons tous ensemble, ou bien lancez sur eux
Cet effroyable dard, ce dard impétueux,
Qui dompta les Titans ces illustres rebelles,
Qui fit choir Encelade & ses hautes échelles,
Et Typhon, & Mimas, & ces grands criminels,
Dont l’orgueil déclara la guerre aux immortels.

La chose étoit sérieuse ; & le pere des Dieux ne pouvant se faire obéïr par ses enfans, fut obligé de suivre leur conseil.

Jupiter prend en main son tonnerre,
Qui, d’abord en grondant épouvante la terre,
L’Olympe est ébranlé jusqu’à ses fondemens,
Puis il lance la foudre & ses traits consumans
Qui portent à son gré des coups inévitables,
. . . . . . . . . . . . . . .
En cet affreux moment tout tremble dans le monde,
Tout tremble, Rats sur terre, & Grenoüilles dans l’Onde :
Mais bien-tôt condamnant une telle frayeur
Le peuple Souriquois rappelle sa vigueur,
Ne donne aucune trêve aux Grenoüilles timides,
Et du sang ennemi teint les plaines humides.

Quelle douleur pour le grand Jupiter de voir périr ses Grenoüilles, & quel affront de voir des Rats braver son tonnerre qu’il faisoit respecter aux hommes mêmes ! Il auroit peut-être volontiers abandonné les peuples des Marais à leur destinée, s’il l’avoit pû faire avec honneur, mais il s’étoit trop avancé pour réculer.

[105]Tenter est d’un mortel, réussir est d’un Dieu.

[105] Trag. de Childeric.

Engagé de soutenir la justesse sentencieuse de ce vers heureux, il envoya aux Grenoüilles des troupes auxiliaires qui firent ce qu’il n’avoit pû faire du haut de l’Olympe : c’étoient des Ecrevices. Ces monstres plus redoutables que le tonnerre couverts d’écailles, armés de tenailles tranchantes, étonnerent d’abord les Rats par leur figure effroyable : cependant ceux-ci firent ferme, mais dès qu’ils se sentirent tenaillés & déchirés par ces nouveaux ennemis contre lesquels le courage & la valeur leur devenoient inutiles, ils battirent la retraite, ils la firent en assez bon ordre, quoi qu’à dire vrai, avec un peu de précipitation.

Cependant cette retraite qui ne fut point une déroute leur fit autant d’honneur que leur en auroit fait la victoire. S’ils céderent le champ de bataille, ils le laisserent jonché de leurs ennemis ; leur perte à proportion ne fut pas considerable, & il leur resta la gloire solide d’avoir combattu non seulement contre des ennemis puissans, mais encore contre un élement étranger, & les Dieux mêmes.

J’ai l’honneur d’être, &c.

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