Histoire des rats, pour servir à l'histoire universelle
DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
Depuis que les Auteurs amusent, ou ennuyent les Lecteurs, on n’a jamais été en droit de censurer le choix de leur sujet. Chacun peut impunément suivre son goût, son talent, son caprice même, sans être comptable au Public que de l’execution seule du projet qu’il a choisi. Je suis très-persuadé que nous sommes nés pour servir la societé, & j’honore infiniment tous les Sçavans qui ont travaillé à éclairer les hommes, & surtout à les rendre meilleurs. Mais comme malheureusement leurs talens me manquent, je n’ai garde de trop présumer de ma destination dans les Sciences ; ainsi je prens la liberté de donner une favorable interprétation au principe ; je conviens de la nécessité de contribuer au bien commun, mais je pense qu’un Auteur peut s’acquitter à peu de frais de cette étroite obligation.
En effet, plus je refléchis sur les differens interêts de la societé, plus il me semble que l’amusement, le plaisir, la bagatelle sont des parties essentielles de l’utilité publique, plus je trouve très-nécessaires la plupart des choses qu’on nomme inutiles, & surtout dans le monde litteraire, ces riens qui réjoüissent l’imagination au dépens même de l’esprit, qui dissipent l’ennui, ne me paroissent nullement des riens méprisables, parce que nous sommes autant faits pour être réjoüis que pour raisonner.
Ces vérités n’ont pas besoin de preuves, elles portent avec elles une conviction que jamais on n’a mieux sentie qu’aujourd’hui ; on aime la futilité, on court après la bagatelle, ce sont les Divinités du tems que tout Auteur qui veut être lû doit encenser ; leur regne ne sera peut-être pas éternel, mais il est à présent dans son plus grand brillant, le Public est entiérement subjugué : depuis que deux ou trois beaux esprits lui ont donné le ton par des ouvrages légers, de petites Pieces amusantes, des Romans agréables qu’on a pris pour des livres de caractéres, on dévore avidement tout ce qui est marqué au même coin, & Messieurs les Auteurs en gens habiles profitent de la mode ; ils font pleuvoir les brochûres en tous les genres qui ne demandent pas plus de peine à composer qu’à lire, tout le monde fait des Historiettes, des Contes, des Poësies fugitives, & les Muses devenuës Epicuriennes, pour ne pas avoir l’affront de se voir absolument abandonnées, ne chantent que la paresse, la molesse, la volupté.
Des personnes même d’un mérite distingué se laissent entraîner par le torrent, & sacrifient à la même bagatelle des talens qu’ils pourroient employer aux plus grandes choses. Les Censeurs ont beau dire que c’est dommage que tel Auteur ait tant d’esprit ou qu’il le place si mal à propos. M. l’Auteur loin d’avoir honte de la censure ne la prend que pour un aveu autentique du seul merite dont il soit jaloux.
Si l’on me demandoit sérieusement ce que je pense de ce goût du siécle, je ne le dirois pas, je n’ai garde de juger le public qui est mon Juge : je sçai seulement que son goût s’accorde à merveille avec celui du plaisir, & que je dois m’y conformer ; c’est pour cela que j’ai choisi, entre mille, un sujet plaisant ; si je l’ai mal rempli, on doit en vérité me tenir compte de l’intention, & me faire grace en faveur de ma complaisance pour mes Concitoyens ausquels j’aurois voulu être utile en les amusant.
Voilà un grand préambule pour conclure qu’il m’a été permis d’écrire l’Histoire des Rats, des Hanetons même, ou des Mouches, si j’avois voulu. Dans le fond, je crois mes preuves fort bonnes ; mais en même-tems je doute fort qu’on y ait égard. On ne lit guéres les Préfaces crainte de l’ennui qui en est inséparable, & pour se réserver le plein pouvoir de critiquer sans remontrance, & de trouver, dans l’ouvrage, des défauts qu’un faiseur de phrases sçait pallier ou excuser adroitement comme inévitables ; car toutes les Préfaces ne sont que des mémoires apologétiques, & celle-ci n’est point autre chose.
Je dois ajoûter encore que les Chats m’ont donné l’idée de l’Histoire des Rats, & le courage de l’entreprendre, ils ont tant de rapport ensemble, que les derniers m’ont paru mériter le même honneur que leurs ennemis. Le Livre des Chats m’a donc servi d’exemple, je l’aurois même pris pour modéle, si la crainte de tomber malgré moi dans les larcins de l’imitation, & plusieurs autres raisons ne me l’avoient défendu. Chacun doit se livrer à son caractere, & le mien n’est nullement porté pour l’éloge, je n’aime pas à séparer des qualités inséparables, ni faire abstraction des mauvaises pour présenter les autres dans un jour séduisant, cela n’est pardonnable tout au plus que dans les Oraisons funébres.
J’aurois pû encore en imitant les Auteurs qui ont fait les fameux éloges de la Fiévre, de l’Asne, de Car, de Rien, de Quelque chose, de Personne, &c. employer pour loüer les Rats de brillans Paradoxes : mais il faut pour cela une fécondité & une souplesse d’imagination que la Nature m’a absolument refusées ; je raisonne, mais je n’imagine qu’avec peine.
Qu’est-ce donc que l’Histoire des Rats, si je n’y prens le ton de l’éloge, & si elle ne roule point sur le burlesque ? Je serois fort embarrassé d’en donner une juste idée ; c’est un ouvrage de marqueterie, ce sont les Juveneliæ d’un Militaire qui est entre son quatriéme & son cinquiéme lustre ; & de plus, si l’on veut, une Histoire Litteraire, Critique, Morale, Politique, Phisique, Naturelle, Militaire, & presque universelle. Je m’éloigne peut-être de la modestie qu’on affecte dans les Préfaces, je m’annonce d’une maniere fastueuse, au lieu de prendre cet air humble & soumis si convenable à un Auteur qui va s’exposer à la merci de ses Lecteurs : J’ai tort, sans doute, cependant on trouvera véritablement dans mon Ouvrage un peu de tout ce que je promets.
Les Rats fournissent dans le genre Historique le plus beau sujet du monde ; ils ont rapport à tout, tout a rapport à eux, en un mot, j’ai trouvé la matiére si vaste que mon plus grand embarras a été de faire un petit Livre ; car je pouvois, sans me gêner, acquérir l’honneur de l’in-folio : mais j’y ai renoncé généreusement encore par condescendance pour la délicatesse de mes contemporains qui s’endorment à la vûë d’un Ouvrage un peu considerable. Les Grecs disoient qu’un grand Livre étoit un grand mal ; on a encheri sur eux, & l’on pense aujourd’hui que le plus petit Livre est le meilleur, ainsi l’on pourroit bien encore réduire le mien à la simple brochûre, malgré ce qu’il m’en a coûté pour l’abréger : mais je vois à cela un bon accommodement, c’est de regarder chacune de mes Lettres comme autant de brochûres séparées, & pour éviter l’ennui d’une lecture suivie, de n’en lire qu’une par mois ; c’est ainsi que les Histoires de Jacob, de Marianne, de Jannette, & tant d’autres brochûres périodiques données en détail, soutiennent l’appétit du public.
Je prévois aussi que mon plus grand crime sera une érudition qu’on ne jugera immense que pour avoir lieu de s’en moquer : si c’est un crime d’être érudit, je puis bien protester d’innocence contre cette accusation, quoiqu’au défaut du génie qui me manque elle pût me faire honneur ; mais il y auroit de la mauvaise foi à en profiter. Je n’ai jamais lû que très-sobrement, crainte de perdre la liberté de penser par moi-même, en acquerant les connoissances des autres ; qu’on ne s’imagine pas aussi que j’aye passé des années à ramasser les matériaux de cet Ouvrage. La collection, en vérité, ne m’a pas coûté huit jours de recherche : un Livre en indique dix ; & comme le plus moderne est une compilation de tous les autres, on devient Auteur à bon marché. C’est pourquoi, si mon Histoire est mauvaise, je n’aurai pas au moins à me repentir d’avoir perdu beaucoup de tems à en rassembler la matiére, & si elle étoit passable, je ne veux pas qu’on la regarde comme le fruit d’une compilation penible, ni même d’une érudition acquise par une longue étude.
Je demande pardon à mes Confreres en Apollon, de dévoiler ainsi les profonds mystéres de la belle Litterature, & d’apprendre la façon de fabriquer sans peine des Livres très-gros & très-sçavans, mais je dois cette indiscrétion au Public qui apprécie ordinairement les travaux des Compilateurs plus qu’ils ne méritent, & plus quelquefois que les productions du pur génie.
Au reste, je ne prétens pas que tout Livre d’érudition soit facile à faire. Pour bâtir la Basilique de Rome, il n’a pas suffi d’en ramasser les pierres, & les marbres, il a fallu les tailler, & les mettre dans leurs places pour former ensemble ce superbe Edifice selon les regles & les proportions de l’Architecture. Il en est de même des ouvrages d’esprit, le grand art consiste dans l’Architecture, & peu de personnes peuvent l’attraper. Or je n’ai pas la vanité de me mettre de ce petit nombre ; j’avouë même que j’ignore entiérement les regles de cette ingénieuse disposition dont dépend la destinée de mon Ouvrage.
J’aurois encore beaucoup d’obligation à mes Lecteurs, s’ils étoient assez généreux pour excuser mes fréquentes digressions : j’avouë que je m’écarte à tout moment de mon sujet pour courir à droit & à gauche sur des terres étrangeres ; mais sans ces excursions, comment aurois-je pû me défendre de l’ennui d’une marche uniforme ? Je suis même inégal par tout, tantôt je raisonne sérieusement, tantôt je veux plaisanter, quelquefois je prens un stile empoulé par imitation, ensuite je reviens au naturel ; enfin ma plume suit toûjours la disposition actuelle de mon ame plûtôt que la nature du sujet, & je n’imagine pas qu’il soit possible de soutenir le même stile ni le même caractére depuis la Préface jusqu’au Privilége.
Ce qui me déplaît d’avantage c’est que je fais trop de reflexions morales, cela sent véritablement le pédant qui veut dogmatiser, & sûrement ce n’est point mon caractere ; cependant il faut croire pour me consoler, que je plairai par-là à nombre d’honnêtes gens qui aiment les choses approfondies.
Je puis au moins protester que j’épisode plûtôt par occasion, ou sans raison, si l’on veut, que pour faire étalage de science & de litterature : si c’étoit mon dessein, j’en serois bien la dupe, car je ne crois pas que beaucoup de mes Lecteurs se laissassent ébloüir par un faux air d’Encyclopédie ; mais comment faire ? Nous vivons dans un siecle heureux, où toute la science est digerée, pour ainsi dire ; on ne pâlit plus sur les Livres, on ne sçait rien, cependant l’on sçait de tout, & je suis presque à la mode de ce côté-là, cela se peut dire, je croi, sans vanité.
Je n’ai point menagé les citations & les faits, parce que l’histoire n’est pas composée d’autres choses, & c’est même par-là que mon Ouvrage peut avoir quelque mérite. Qu’on brûle un galon, on retrouve toujours le métail : on n’y perd que la façon. Je consens volontiers qu’on mette mon Histoire au creuzet ; si j’en suis pour la façon, on y retrouvera au moins des traits curieux, des faits interessans, enfin une matiére précieuse qui pourroit reprendre une meilleure forme entre les mains d’un habile Ouvrier.
Cependant je m’apperçois que j’avance dans cette Préface, dont je voudrois bien déja être sorti. Je crois avoir prévenu quantité d’objections ; mais j’en laisse encore davantage en arriére. Premierement, parce que je n’y sçai point de réponse ; en second lieu, parce qu’il n’est pas permis d’allonger une Préface comme on tire un lingot d’or. D’ailleurs, ma premiere Lettre est déja une sorte de Préface qui me dispensoit peut-être de celle-ci ; en effet je croyois pouvoir m’en passer lorsque j’écrivis la Lettre : mais j’en ai reconnu depuis la nécessité, & je n’ai pû effacer ce qui étoit écrit.
Il faut pourtant, quoiqu’il en puisse arriver, que je dise deux mots sur le combat des Rats & des Grenoüilles ; si je l’ai commenté, si je l’ai analysé, comme j’ai fait, j’ai crû devoir cette galanterie aux Dames, persuadé aussi que tous ceux qui ne sçavent pas le Grec me seront obligés de leur faire connoître les badinages du divin Homere, & le goût de l’antiquité ; d’ailleurs ce Poëme justifie encore l’entreprise de mon Histoire, on peut tout hazarder sur l’exemple d’Homere.
Je recommence encore à craindre qu’on ne lise pas ce Discours préliminaire, & supposé qu’on le lise, effacera-t-il les impressions qu’aura déja faites l’étiquete du Livre ? Il me semble voir le Frontispice crayonné par mes Lecteurs de traits piquans differemment tournés, mais exprimant tous en gros, qu’il faut avoir des Rats pour en faire l’Histoire. La pointe est d’autant plus spirituelle qu’elle se présente naturellement ; j’en sens aussi toute la force.
Néanmoins il faut bien prendre mon parti. On n’est pas Auteur impunément ; & il est juste de sacrifier quelque chose à la vanité d’être imprimé. Après tout, ceux qui disputoient autrefois à Lyon le prix de l’Eloquence devant l’Autel d’Auguste, étoient encore plus téméraires que moi ; & sans doute qu’ils auroient volontiers échangé la crainte d’être plongés dans le Rhône, & la honte d’effacer leur piece avec la langue, contre toutes les blessures épigrammatiques que je dois essuyer.