Histoire des rats, pour servir à l'histoire universelle
IV. LETTRE.
Ovid.
MONSIEUR,
Les Rats dont je vous ai fait les caractéres, sont, sans contredit, ceux qui nous interessent le plus ; mais il en est encore beaucoup d’autres especes qui ont aussi quelque droit d’entrer dans notre Histoire, & sans lesquelles elle ne seroit pas complette. On ne connoît point d’animaux dont la race soit plus étenduë ni plus diversifiée que celle des Rats ; on peut dire qu’ils remplissent le monde ; & pour me servir des termes de Boileau,
[48] Despreaux, Satyre sur l’homme.
En effet, la terre est couverte de Rats, l’eau a les siens, l’air est rempli de Chauve-souris ; ainsi leur domination est universelle.
Les Chauves-souris, qui sont des Rats volans, ont la tête & le corps d’une Souris, & se servent au lieu d’aîles, de deux membranes larges & deliées ausquelles sont attachées plusieurs petites pattes armées de griffes. Ce sont, je vous l’avouë, de fort vilains oiseaux, si on peut leur donner ce nom. Il y en a de toutes blanches dans le Nord, qui sont moins affreuses ; géneralement elles n’ont point de queuë, [49]excepté celles qui logent dans la grande Piramide d’Egypte, qui en portent par privilege de fort grandes, composées de même que leurs aîles, & étenduës en éventail comme celles des oiseaux.
[49] Aldovrandus lib. de Avibus.
[50]A Madagascar, au Brésil, aux Maldives, il y a des Chauves-souris grosses comme des Corbeaux ; on en voit de plus monstrueuses encore à la Chine, & dont les Chinois trouvent la chair délicieuse ; [51]il faut que celles d’Arabie soient bien terribles, puisqu’en certains cantons elles empêchent les habitans d’y cueillir la Casse ; [52]celles des Isles Caribes, ne sont pas moins redoutables ; outre que leur morsure est venimeuse, on dit qu’elles choisissent, entre cent, un homme qu’elles ont mordu une fois, pour le mordre encore au même endroit ; aussi les Caraïbes les craignent fort, & les honorent singulierement : parce qu’ils les craignent, il leur a plu de les regarder comme de bons Anges, gardiens pendant la nuit de leurs cabanes ; ceux qui les tuent sont réputés sacrileges parmi eux.
[50] Diction. de l’Académie & de Trévoux.
[51] Aldovrandus ibid.
[52] Diction. de Trévoux.
Les Rats d’eau ne different gueres pour la figure, des Rats domestiques ; on en voit partout, en France, dans les Ruisseaux, les Rivieres, les Canaux : ils sont amphibies, & vivent de petits poissons ; c’est pourquoi ils en suivent la condition dans la cuisine de quelques Cœnobites voüés au maigre, qui, pour adoucir l’austerité de la Régle, ont naturalisé poissons, certain nombre d’oiseaux & de Quadrupedes aquatiques. Il y auroit sans doute de la mauvaise humeur à leur disputer des Rats d’eau ; généralement on ne leur envie guere ce régal : cependant il est des Villes où l’on en mange sans répugnance, & même comme un morceau délicat ; & cela n’est pas si incroyable que l’ont jugé deux Naturalistes étrangers[53] ; gens d’ailleurs point du tout incredules. Il est vrai qu’autrefois les [54]Mages sectateurs des Zoroastre les avoient en abomination, ils se faisoient un devoir de Religion de les détruire, comme des effets du mauvais principe ; & cela, à mon avis, ne prouve point la sagesse des Mages si vantée.
[53] Gesner & Jonst.
[54] Plutarc. Simposiacorum 4o. quæst. ult.
[55]Les Ichneumons méritent bien d’être comptés parmi les Rats amphibies, on les appelle autrement Rats d’Egypte ou de Pharaon, leur poil est fort rude, & mêlangé de jaune & de gris ; ils sont communs sur le Nil, ils se battent contre les Chiens, attaquent les Chevaux & les Chamaux ; jugez si les Chats auroient beau jeu avec eux. Ils se nourissent de Serpens, de Lezards, de Grenoüilles, & font une guerre continuelle aux Aspics & aux Crocodiles : mais ils ne combattent les derniers que par adresse. Voici ce qu’en dit un Historien que j’ai déja cité.
[55] Jonsthon de quadruped. après Ælien, Aristote, Oppien, &c.
[56]« L’Ichneumon, sorte de Rat, amphibie, empêche la race des Crocodiles de se multiplier. Cette petite bête rend ce service à l’Egypte en deux manieres. 1o. Elle observe le tems que le Crocodile est absent, & elle brise les œufs sans les manger.
[56] M. Rollin, Histoire ancienne, Tom. 1.
»2o. Lorsque le Crocodile dort sur le rivage, & il dort toujours la gueule ouverte, ce petit animal qui s’étoit tenu caché dans le limon, saute tout d’un coup dans sa gueule, pénétre jusques dans ses entrailles qu’il ronge, puis se fait une ouverture en lui perçant le ventre dont la peau est fort tendre, & sort impunément vainqueur, par sa finesse, de la force d’un si terrible animal. »
Ainsi les Egyptiens sont en quelque sorte excusables d’avoir adoré par reconnoissance l’Ichneumon. Un animal si utile devoit être un Dieu pour eux à plus juste titre que le Crocodile, les Serpens & mille autres animaux nuisibles.
Venons aux Rats de terre. Mais par quelle espece commencerai-je ? Permettez, Monsieur, que le hazard en décide : parmi ceux qu’on voit communément en France, il n’y a que le [57]Musaraigne, & le [58]Musavelaine, qui meritent quelqu’attention ; le premier est fort menu, élancé comme une Belette ; il a le groüin long & pointu, le poil cendré, & les yeux si petits que plusieurs Auteurs ont cru qu’il n’en avoit point ; de là ils l’ont appellé Rat aveugle. [59]C’est aussi par cette raison que les Egyptiens, qui croyoient les ténébres plus anciennes que la lumiere, honoroient singulierement cette espece de Rat ; & lorsqu’ils en trouvoient quelques-uns de morts, ils les portoient honorablement dans une de leurs Villes destinée à la sépulture de ces animaux. Ils sont venimeux dans les pays chauds ; mais dans les climats temperés, ils ne sont dangereux que pour les Chats, qui ne les mangent point impunément, aussi les vieux instruits par l’experience, se contentent de les tuer : au reste, si ce Rat est venimeux comme l’Araignée, il n’est pas moins agile, & il marcheroit, dit-on, comme elle sur un fil tendu. Or l’on dispute beaucoup laquelle de ces deux qualités qu’il a de communes avec l’Araignée, l’a fait nommer Musaraigne, & nous laisserons s’il vous plaît, cette contestation aux Etimologistes.
[57] Mus-Araneus.
[58] Mus-Avellanarum.
[59] Aldovrandus.
Le Musavelaine tire son nom de l’espece de Coudrier qu’il habite, & sur lequel il fait son nid dans la forme de celui des oiseaux ; son poil ressemble assez à celui de la Martre, & l’odeur en est agréable, puisque les Petits-Maîtres & les Coquettes du tems de Saint [60]Jerôme, la preferoient à tous les autres parfums. Il faut voir comment ce Saint fronde cette sensualité dans une Lettre à la Dame Demetriade, où il prêche contre les vanités de son siécle.
[60] Juvenes comam nutrientes & suavem odorem spirantes, cincinnatulos, & olentes pelliculam muris peregrini (id est Avellanarum.) Epist. ad Demetriadem.
Tous les autres Rats dont je vais parler, sont étrangers & portent ordinairement le nom des pays où ils se trouvent. Les plus près de nous & les plus connus sont les Rats des Alpes, appellés autrement Loirs, Glirons, Marmotes, car ces trois noms appartiennent à la même espece. On raconte des merveilles de la sagesse de leur gouvernement, de leur industrie à se construire des maisons sous terre, & à les fermer exactement pendant l’hyver ; on vante leur prévoyance à faire des magasins de fourages, & leur adresse singuliere à les voiturer ; jusques là que l’Apologiste des Bêtes les cite comme des animaux qui font honneur aux animaux, & qui prouvent que ce ne sont point de pures automates. Je vais, Monsieur, vous transcrire son Apologie.
[61] Apologie des Bêtes par M. de Beaumont p. 131.
Passons à l’Apologiste sa très-mauvaise Poësie ; son histoire prouve au moins beaucoup d’industrie dans les Rats ; pour une ame pensante, c’est une autre thèse qui ne se décidera que lorsqu’on connoîtra suffisamment la nature de l’ame ; & l’on ne touche pas encore à cette découverte, à en juger par les peines & les recherches inutiles qu’elle a déja coûté aux hommes depuis qu’ils raisonnent sur eux-mêmes.
On dit encore que les Marmottes dorment tout l’hyver sans manger ; mais si cela étoit, elles feroient bien des frais inutiles en été à ramasser des provisions, & leur adresse à les voiturer seroit en pure perte : il faut donc entendre seulement qu’elles se tiennent couvertes dans leurs troux tout l’hyver, & cela est fort sage ; au reste, elles s’aprivoisent facilement, & les tours que leur font faire ces petits miserables qui en tirent un tribut sur la curiosité populaire, sont des preuves de leur docilité : mais leur premier merite, c’est quelles sont très-bonnes à manger. [62]Dans l’ancienne Rome on en tenoit des Menageries appellées Gliraria, elles faisoient les delices des meilleures tables, & ce goût qui dura long-tems, eût subsisté davantage, si les Ediles, par quelqu’interêt particulier, n’eussent aboli ces Menageries. [63]Marcus Scaurus, beau-fils de Sylla par sa mere Metella, ce voluptueux d’un goût exquis, cet Edile magnifique qui fit élever ce célébre Théatre à trois étages, soutenus sur trois cens soixante colomnes de trente-huit pieds de haut ; cet homme enfin qui introduisit à Rome, par son exemple, le faste & la délicatesse à la place de l’antique sévérité, fut le premier qui apprit à ses citoyens ce que valoient les Glirons. Cette Ædilité de Scaurus, pendant laquelle ils régnerent sur les tables les plus délicates, fit plus de tort à la République, au jugement [64]de Pline, & d’un Historien [65]moderne, que ne lui en avoient fait les sanglantes proscriptions de Sylla son beau-pere. Ainsi les Casuistes, qui sont bien persuadés que c’est le luxe & la volupté qui ont perdu les Romains en les amolissant, pourront compter les Marmotes parmi les causes de la décadence de ce grand Empire.
[62] Jonsthon de Quadrupedibus.
[63] Ibidem.
[64] Cujus (M. Scauri) nescio an Ædilitas maximè prostraverit mores civiles. Plin. lib. 36. cap. 15.
[65] M. Rollin, Histoire ancienne, Tome 11.
Dans les Indes il y a des Rats qui ont la grosseur & le poil des Marmotes, excepté qu’ils sont plus argentés ; ils marchent quelquefois sur leurs piés de derriere, & sont si dangereux quand la faim les presse, qu’on ne dort point en sûreté auprès d’eux.
[66]Dans l’Isle du Pin près celle de Cuba, on en voit de presque aussi gros, de poil roux, & fort bons à manger.
[66] Journal historique de M. de la Salle, pag. 30. tom. 1.
[67]Dans l’Egypte il s’en trouve communément d’assez grands, dont le poil est presque aussi piquant que celui d’un Herisson. A Nuremberg ils sont gros comme des Fouïnes & de la couleur des Liévres ; en Hongrie ils tirent sur le verd, sont à peu près taillés comme les Belettes, sans être plus gros que nos souris.
[67] Dict. de Trevoux.
[68]Dans la Virginie il y a beaucoup de Rats blancs, dont les Naturels du Pays faisoient autrefois un usage singulier : lorsqu’ils en avoient un pendu à chaque oreille, ils se croyoient aussi bien parés que nos Dames sont sûres de l’être avec les plus belles Perles d’Orient. C’étoient, comme vous le pensez bien, des Rats morts remplis simplement de paille s’ils avoient naturellement quelque bonne odeur, ou de parfums pour corriger la mauvaise qu’ils auroient pû répandre.
[68] Bibliotheque universelle, tom. 6. pag. 267.
Cette mode nous paroîtroit peut-être moins ridicule que celle des paniers, si les Virginiens n’étoient pas des Sauvages ; car, dans le fond il n’est point absurde que les Rats puissent servir de parure. [69]Le voile de Proserpine, la Reine du plus vaste de tous les Empires, étoit parsemé de Rats brodés avec beaucoup d’art ; & ce voile lui donnoit peut-être aux yeux de Pluton, les mêmes graces que prêta à Junon la ceinture de Vénus dans une affaire d’honneur.
[69] Euseb. apud Gesnerum, p. 826.
Et sans aller chercher des exemples dans la Virginie & aux Enfers, le petit-gris & l’Hermine, ne sont-ils pas, depuis long-tems, en possession, chez nous, de faire de fort beaux ornemens, & de marquer des titres, & des dignitez ? Or le petit-gris est la dépoüille du Rat lassique, & l’Hermine, selon la plûpart des Naturalistes, est la même chose que le Rat pontique. Il est difficile d’imaginer avec quelle complaisance un Chanoine, un Licencié, un Docteur, portent ces peaux respectables ; on a dit malicieusement qu’elles sont souvent des armes parlantes, cependant elles répondent au moins qu’un homme qui a mérité d’en être revêtu dans une Université, a étudié suivant l’Ordonnance.
J’ai connu un brave Licencié de la Sacrée Faculté de Paris qui étoit plus jaloux de sa Fourure, qu’un gueux de sa besace. A plus de cent lieuës de Paris, au fond d’une Province où l’uniforme de la Licence est inconnu, il s’en paroit en Chaire, dans les Processions, il l’endossoit souvent pour recevoir des visites ; & l’on ajoûte qu’il se donnoit quelquefois le plaisir de coucher avec, tant il l’aimoit tendrement. Je croi ce dernier trait exageré ; mais il est exactement vrai que revêtu de sa peau, ainsi que l’Asne de celle du Lyon, il se croyoit infiniment au-dessus de ses Confreres qui n’étoient pas fourés comme lui ; & ses Confreres de leur côté maudissoient de bon cœur le Licencié, & tous les Rats Pontiques, comptables de sa sote vanité.
Mon Catalogue, Monsieur, n’est pas encore rempli, j’ai bien d’autres Rats à y placer, mais beaucoup plus curieux, d’une nature particuliere, & plus étenduë que toutes les especes que j’ai parcouruës ; nous les nommerons, si vous voulez, les Rats de tout Païs. Il y en a partout où il y a des hommes ; invisibles & d’une substance spirituelle comme les génies, ils ne sont sensibles que par leurs effets, qui ne permettent pas de nier leur existence, au moins de ceux qui ne nous appartiennent point ; car chaque particulier qui en loge dans son cerveau ne s’en doute seulement pas.
N’exigez pas, Monsieur, s’il vous plaît, que je vous fasse l’Analise de toutes les Especes de Rats de cerveau, ils participent à la nature des ames, & semblent former chacun une espece differente ; cependant on pourroit les distribuer par classes selon les conditions, les genies, & les caracteres des Ratiers qui composent la Societé. Mais quelle Liste encore ? Je la commencerai, mais j’ai pour ne la point achever la même excuse, [70]qu’Erasme fait apporter à la folie pour ne pas compter toutes les sortes de Fols, c’est que le dénombrement en est impossible.
Erasme, Eloge de la Folie.
Nous mettrons donc dans la premiere Classe, les Rats des Coquettes ; je croi qu’ils doivent avoir le pas sur tous les autres sans leur faire tort ; à moins que ceux des Petits-Maîtres ne s’avisent de le leur disputer, & ils ont quelque droit de le faire ; pour lors, la chose seroit problêmatique ; & pour conserver la bonne intelligence qui regne entre-eux, on pourroit par accommodement les mettre ensemble dans le même rang indistinctement comme ils se rencontrent dans le monde. S’il étoit permis de donner de l’étenduë à des êtres immateriels, on les supposeroit, sans rien risquer, les uns & les autres, les plus grands & les mieux nourris de tous les Rats, parce que rien n’égale les caprices d’une Coquette, & l’étourderie d’un Petit-Maître.
La seconde place appartient de droit à ceux des Devots & de la gent mistique. Ce sont eux qui produisent dans l’esprit de leurs Hôtes ces pieuses fantaisies qu’ils suivent comme des inspirations ; ce sont les mêmes qui sont cause des vœux imprudens, & des austerités outrées ; ils font de l’un un fanatique ; de l’autre un imbecile ; ils envoyent dans un Cloître celui-ci qui étoit né pour servir l’Estat dans les affaires ou dans les armées, & arrachent celui-là du sein de sa famille pour en faire un Misantrope, un malheureux dans la solitude. Combien tous les jours ces mêmes Rats font-ils fabriquer de Testamens ridicules, dans lesquels un pere de famille penetré d’une indifference subite pour ses enfans, les désherite dévotement, pour enrichir un Tartuffe, bâtir un Temple, ou engraisser une Communauté d’Inutiles ? En general, ils causent dans l’esprit un si prodigieux dérangement, qu’un homme toujours en contradiction avec les autres hommes, fait les plus grandes folies par des principes très-sages.
Il est inutile de protester, que je ne parle pas de tous les Devots, je les respecte sincerement, & je suis persuadé que les honnêtes gens remplis d’une saine Dévotion sont de tous les hommes ceux qui ont le moins de Rats.
Donnons, si vous voulez, Monsieur, le troisiéme rang aux Rats des Gens de génie, des hommes à talents. Les Poëtes en ont toujours eû la cervelle bien meublée, & l’on ne s’accoutumeroit point à voir un Rimeur parfaitement raisonnable : je croi bien qu’Apollon les inspire, mais c’est souvent Apollon Sminthien, c’est-à-dire le Ratier. Les Mathematiciens ne manquent pas aussi de Rats, & les Peintres, & les Musiciens en sont largement partagés. Tous ces Messieurs generalement regnent dans une Sphere plus ou moins étenduë, hors de laquelle leurs Rats les tiranisent un peu : Heureusement leurs Talents excusent leurs écarts.
Faites-moi grace, Monsieur, pour la quatriéme Classe, ou permettez-moi d’y comprendre indistinctement les Rats de tout le genre humain, & vous vous donnerez la peine de les y démêler. Tout homme qui n’a pas de liaison dans ses pensées, de suite dans ses actions, d’ordre dans ses desseins, qui semble souvent agir plutôt par hasard, par caprice, ou par principe de mecanisme, que par raison, s’appelle Ratier ; au moins ce sont les idées que je croi attachées à ce terme. Or quel est le mortel qui ne merite pas quelquefois ce nom ? La différence, Monsieur, est du plus au moins, & cette difference est infinie.
Que le Seigneur Asmodée étoit placé avantageusement sur la Tour de Sansalvador avec Don Cléofas, pour lui montrer ce qui se passoit dans Madrid ! Supposons, Monsieur, que je fusse dans Paris, sur un Observatoire pareil, avec un Etranger curieux de connoître des Ratiers, je pourrois peut-être lui montrer des personnages assez singuliers en ce genre, en supposant encore que par la même puissance diabolique les toits fussent enlevés, & que je pusse promener mes yeux dans l’interieur des maisons : convenons, encore qu’il est nuit ; car j’ai besoin de toutes ces suppositions.
Voyez-vous, dirois-je à mon Compagnon, au fond de ce College, dans une chambre qui donne sur un petit jardin, un homme empaqueté dans une robe de chambre assez malpropre, qui paroît glacé sur un pupitre ; c’est une sorte d’homme de Lettres, il fait quelquefois de méchans Vers ; & je gage qu’en ce moment il éguise une Epigrame contre le genre humain ; car il déteste tous les hommes en general par semestre ; & je sçai qu’il est à present dans son semestre de Misantropie ; au commencement du mois il se fait une liste alphabetique des tables où il doit aller manger, & il croiroit faire une impolitesse à ses Hôtes de n’y pas aller le jour marqué sur ses tablettes ; au reste il s’y presente vêtu comme un Disciple de Diogene, & s’imagine encore être mis fort galamment. La premiere fois qu’il voit un homme, il l’aime subitement, il l’accable de politesse, mais la seconde, à peine daigne-t-il le saluer : Il se fait une infinité de petites regles qu’il suit inviolablement ; quinze jours d’avance il est reglé, que tel jour, à telle heure, il fera des Vers, ou de la Prose, que le soir il ira necessairement en tel endroit, ou qu’il ne se laissera point voir qu’à telle heure ; & son plan une fois tracé, s’agiroit-il de racheter la vie à tous ses amis, il ne s’en écarteroit pas, tant il est esclave des Loix qu’il s’impose.
Portez votre vûë, continuerois-je, à plusieurs ruës au-delà du College ; appercevez-vous sur la droite, dans un grand Hôtel, cette jolie femme qui se met à sa toilette ? Je la connois, & je sçai à quoi cet appareil est destiné : lorsqu’elle sera bien parée, elle se placera dans une niche, où elle joüira des honneurs de la Divinité ; on brûlera de l’encens à ses pieds ; enfin elle recevra au milieu de la fumée & des bougies, au moins un culte domestique.
Dans la maison voisine, examinez cette autre femme qui est couchée non-chalamment dans un beau lit d’étoffe d’or ; admirez la richesse des meubles, considerez la beauté des lustres & la quantité des bougies. Combien de monde autour d’elle ! Cependant il n’y a ni Prêtre ni Medecin ; aussi n’est-elle point malade ; elle a prise en aversion la lumiere du soleil, & ne souffre pendant le jour même que celle des flambeaux ; enfin son Lit est son Thrône, & son Appartement son Empire ; il change souvent de face, car elle en varie les meubles aussi souvent qu’on fait les décorations d’un theatre. La folie de cette Dame a succedé à une autre toute opposée, elle a couru pendant cinq ans les Provinces à grands frais, sans aucun dessein : à present elle se délasse apparemment de ses fatigues.
Passons à un autre quartier, dirois-je encore à mon Etranger : Voyez-vous, sur cette place, un grand concours de monde. C’est une batterie qui a attiré cette foule ; je connois un des acteurs, c’est un homme singulier, plein de probité, & qui ne manque pas même de merite, mais ennemi juré des petits chapeaux, il a vû passer un Cavalier qui en portoit un de cette espece, il lui a demandé pourquoi il ne portoit que la moitié d’un chapeau ? L’autre lui a répondu brusquement, ils se sont piqués ; enfin ils en sont venus aux mains ; cependant cette avanture n’engagera point cet homme à faire grace aux petits chapeaux, il est aussi brave qu’il est fol, & ne va jamais en campagne sans un mulet chargé de lames, comme s’il avoit autant de bras que le Géant Briarée.
Sur le coin de cette même place, regardez ce Donjon élevé qui n’est éclairé que par la sombre lueur d’une lampe ; y voyez-vous un homme maigre, abattu, armé d’une discipline épouventable ? Croiriez-vous que c’est un Sermon Academique plein d’esprit, & d’éloquence qui l’a converti : le voilà dans son Donjon, comme étoit Simeon Stylite sur sa colonne ; mais le monde n’y perdra rien, il y reviendra bien-tôt avec des passions plus violentes ; c’est sa coutume, il fait alternativement des parties de débauche & de devotion ; il passe quelquefois un quartier dans un Cloître, ensuite un autre chez des Courtisannes.
Regardez à gauche, continuerois-je ; appercevez-vous dans une maison isolée, un homme qui se promene comme un fol dans une salle basse ? C’est un Savant très-riche, contre l’ordinaire de ses confreres ; il a partagé Paris en plusieurs parties égales par des demi-diametres qui aboutissent à un centre où il fait sa demeure principale, & c’est la maison que je vous montre ; mais il a encore loué, dans tous les Quartiers, quantité de chambres qui repondent sur ces rayons à des distances proportionelles du centre, de sorte qu’étant presque toujours également éloigné de plusieurs de ses logemens, le hasard décide de celui qu’il visitera ; il les parcourt souvent sans s’y arrêter, comme le Soleil fait les douze Signes du Zodiaque ; & quelquefois il y fait des Stations. Cependant il a des domestiques, mais il ne les voit que par rencontre, & ils lui sont aussi inutiles que le doivent être à Jupiter ses Satellites, si cette planette n’est point habitée.
Je descends, Monsieur, de mon Observatoire, & je finis mes Portraits crainte de vous ennuyer ; depuis le Cedre jusqu’à l’Hisope, je ne vois dans le monde que des Ratiers, mais pour les bien peindre, il me faudrait deux choses, l’esprit du Diable Asmodée, & la plume de Monsieur le Sage.
J’ai l’honneur d’être, &c.