Histoire des rats, pour servir à l'histoire universelle
II. LETTRE.
Virgil.
Dans des Lettres, Monsieur, qui ne sont que des conversations écrites, on n’est astraint à aucune regle, le désordre y est permis, souvent même il y plaît ; & ce qu’on met au commencement, pourroit également se placer à la fin ; tout y est toujours à sa place : mais malgré les priviléges du Style épistolaire, le genre historique m’assujettit à la pésanteur de sa méthode ; & je ne vois pas comment je pourrois me dispenser de commencer mon Histoire par des recherches étimologiques sur le nom des Rats.
Dans le fond, la science des Etimologies n’est point si méprisable, quoiqu’en disent des Philosophes séveres : c’est une divination par le moyen de laquelle on rétablit ou l’on compose heureusement des généalogies, l’on débrouille les origines & les migrations des Peuples, l’on donne un sens favorable à un texte, de sorte qu’un Savant qui connoît plusieurs langues les compare ensemble, explique l’une par l’autre, trouve la signification propre d’un mot Arabe, par exemple, dans la Langue Celtique, ou celle d’un mot Hébreux dans la Gascone, selon qu’il le juge à propos. C’est ce qu’ont pratiqué avec beaucoup d’honneur plusieurs célébres Commentateurs.
Sans les lumiéres extraordinaires de cette même science, eût-on jamais découvert que les Dieux du Paganisme ont été pris de la famille des Patriarches ? que le [16]Ciel ou Cœlus est Tharé ; Saturne, Abraham ; Bacchus, Esaü ? Cependant rien n’est mieux démontré par l’ingénieuse analyse des noms des Patriarches, soutenuë des circonstances particulieres de leurs vies.
[16] Cœlus, le Ciel, en Grec Ouranos, comme qui diroit l’Ouranien, c’est-à-dire, l’habitant d’Our, Ville de la Chaldée, patrie de Tharé ; donc Tharé est Cœlus.
Saturnus, Saturne, en Grec Chronos, c’est-à-dire, le Charanien, ou l’habitant de Charan, autre Ville où Abraham demeura long-temps après être sorti d’Our sa patrie ; donc Abraham est Chronos ou Saturne.
Les noms des autres Patriarches, sur tout ceux de leurs femmes ne quadrent pas si bien avec la Mythologie, cependant M. Fourmont les rapproche beaucoup. Voyez l’Histoire critique des Phéniciens, des Babyloniens, des Assyriens, des Egyptiens, &c.
D’ailleurs la plûpart des noms sont significatifs, & désignent leur sujet par quelqu’endroit propre ; par exemple, si l’on fait venir femme de fama, qui signifie bruit, renommée, on se trouve aussi-tôt éclairé par une découverte interessante. [17]Ciceron lui-même déployant en plein Senat toutes les forces de son éloquence contre le Questeur Verrès, crut achever par un trait saillant le tableau des mœurs de son adversaire, en montrant de l’infamie jusques dans son nom ; & sans doute que cette pointe fut admirée dans le Sénat, comme elle l’est encore dans nos Colléges.
[17] Est adhuc id quod vos omnes admirari video, non Verrès, sed Q. Mucius. Quid enim facere potuit elegantius ad hominum existimationem… Summè hæc omnia mihi videntur esse laudanda : sed repentè è vestigio ex homine tanquam aliquo circæo poculo factus est Verrès : redit ad se & ad mores suos.
Cic. Orat. 1. contra Verri.
Jusques-là, Messieurs, c’est encore Q. Mucius digne de votre estime & de votre admiration, jusques-là le caractere de Verrès ne s’est point déclaré, mais tout-à-coup ce n’est plus un homme, il a goûté des breuvages enchanteurs de Circé, & le voilà changé en (Verrès) Verrat, il en a les mœurs aussi bien que le nom, &c. Un Verrat est un Cochon mâle.
De profonds Etimologistes n’ont pas manqué aussi de trouver dans le nom des Rats, leur plus incommode qualité, en le faisant venir de [18]ronger. D’autres prétendent que Rat vient plûtôt de raser ou de ratisser ; soit parce que cet animal a le poil raz, & qu’on peut le raser, ou bien parce qu’il ratisse, c’est-à-dire, qu’il vit en rongeant ; en effet, ces deux derniers mots sont bien analogues avec sa nature & son nom.
[18] Selon Covarruvias, Rat à rodendo.
[19]On derive encore Rat du latin Mus, quoique ces deux mots ne se ressemblent gueres ; enfin du bas-Breton Ract, ou de l’Allemand Ratz : & peut-être que, si l’on vouloit bien chercher, on trouveroit d’autres langues d’où les Bretons & les Allemands ont tiré ces noms, dût-on remonter aux anciens jargons de la Tour de Babel.
[19] Périon & le fameux Ménage l’un des quarante, & de plus de l’Académie de la Crusca. Déclinez avec ces Messieurs Mus, Muris, Muri, Murem, Mure, Rat. Il faudroit être bien difficile pour ne pas goûter cette belle analogie.
C’est à vous, Monsieur, à choisir entre ces differentes étimologies ; ne me demandez pas laquelle je préfererois ; je n’en sai rien, en vérité. Vous me dispenserez encore de vous donner une définition des Rats ; définir les choses, ce n’est souvent que les embrouiller, les obscurcir : d’ailleurs, je peux supposer hardiment qu’il n’y a aucun de mes Lecteurs qui ne connoisse des animaux si connus.
Dans cette Lettre-ci, je ne vous parlerai que des Rats domestiques, & de ceux des champs ; ils nous touchent de plus près par les interêts que nous avons à démêler avec eux, que le Roi des Abissins ou celui de Congo, n’en déplaise à tous ceux qui s’interessent à la gloire de ces Princes.
Les gens d’esprit qui ont examiné la nature & le caractere des Rats, leur ont trouvé nos inclinations, nos passions, nos vices, nos vertus, & nous les ont proposés tantôt pour nous instruire, tantôt pour nous corriger. M. de la Fontaine, sur tout, les a connus parfaitement ; aussi, à quelques réflexions près, je ne ferai que glaner après lui ; & ce que j’ajoûterai, ne sera que par forme de commentaire.
La Nature en faisant présent aux Rats de ces grandes moustaches, dont ils semblent aussi fiers que nos peres l’étoient des leurs il n’y a pas cent ans, leur a donné un certain air déterminé qui ne plaît pas à tout le monde ; il y a dans leurs yeux & dans toute leur figure quelque chose de feroce, qui en impose quelque fois aux Chats les plus intrépides.
Les Souris, qu’on peut nommer des Rats de la petite espece, sont bien differentes. Elles ont une phisionomie douce, spirituelle, enfin toute charmante ; leurs petits yeux étincelent sans avoir rien de rude ; c’est un vrai plaisir de les voir aller & venir, joüer, bondir dans une chambre où elles se croyent seules ; toujours prêtes à s’enfuir au moindre bruit, & à revenir au moindre calme, elles s’attaquent, s’évitent, se poursuivent, & font mille tours d’adresse & d’agilité. Imaginez-vous voir dans un Couvent de Filles, une troupe de Novices folâtrer en tremblant dans un Dortoir retiré, & se faire un double plaisir de pecher contre la Regle, & de braver la vigilance des vieilles Meres.
On a donc raison de dire des enfans vifs & petulans, qu’ils sont éveillés comme une portée de Souris ; jamais comparaison ne fut plus juste.
J’ai consulté les Dictionnaires de Richelet, de Furetiere, de l’Academie, de Trevoux, &c. pour savoir l’origine du fameux proverbe, avoir des Rats. Vous savez, Monsieur, que ces livres modernes renferment par ordre alphabetique, la science universelle en abregé, & que sans autre étude on peut tout savoir, & sans autre secours, faire des Ouvrages admirables : cependant ils ne m’ont pas rendu plus savant sur mon proverbe. J’y ai bien lû qu’il s’applique à des esprits vifs, capricieux, distraits, étourdis, inconstans ; mais j’aurois voulu savoir encore ce qui a donné lieu à cette application : par quel endroit les Rats ont mérité d’être les simboles de la folie, d’entrer dans les Armes du Regiment de la Calotte ; enfin, pourquoi dans mille chansons on les accuse de loger dans les cerveaux, & de les déranger, comme de tous tems on en a accusé la Lune fort injustement à mon avis.
Il doit donc nous suffire de croire que nos anciens avoient de bonnes raisons pour accréditer de semblables idées. Et n’est-ce pas, en effet, une façon simple & très-physique d’expliquer les bizarreries, & les inégalités d’un homme, que de supposer qu’il a la tête remplie de Rats qui s’y promenent, & qui par leurs differens mouvemens y déterminent ses pensées & ses volontés ? Ces Rats ambulans, soit dit sans offenser les Cartésiens, valent bien leur glande pinéale dans laquelle l’ame n’a jamais été logée. Mais laissons là Descartes pour étudier les Rats dans La Fontaine.
Parmi leurs bonnes qualités, on compte une tendre sensibilité aux malheurs d’autrui, un attachement qui ne se borne pas à verser des larmes, ni à se répandre en plaintes inutiles ; mais qui cherche les expediens les plus efficaces pour secourir ceux qui sont dans l’adversité. La reconnoissance & la générosité, vertus assez rares chez les hommes, sont communes chez eux : un Lion arrêté dans un piége d’où sa force ne l’auroit pas tiré, se trouva bien d’avoir épargné, quelque temps auparavant, un Rat.
[20] Fables de La Fontaine, Edit. de Paris 1729. Tom. 1. Liv. 2. Fab. 11. pag. 43.
Une Gazelle amie d’un Rat en reçut le même service que le Lion.
[21] Fables de La Fontaine, Tom. 2. Liv. 12. Fab. 15. page 209. & suiv.
Malheureusement le Chasseur rencontra une Tortuë compagne de la Gazelle & du Rat, & la mit dans son sac ; elle alloit payer pour l’autre, si le Rat ne l’eût encore délivrée. La Gazelle d’intelligence avec lui, se présente devant le Chasseur ; celui-ci jette son sac pour la poursuivre, & pendant ce tems-là
[22] La Fontaine, ibidem.
Délivrer ainsi des amis captifs, voilà de l’heroïsme tout pur. Thesée n’en put faire autant pour Pirrithoüs, & le grand Hercule à peine en vint à bout pour Thesée. Cependant, Ronge-maille portoit encore les vertus plus loin. A la honte de toute la Philosophie des Grecs & des Romains, il sçavoit rendre service à ses plus cruels ennemis ; car ce fut le même sans doute, qui, touché par les prieres d’un Chat pris dans un filet, eut la générosité de le délivrer.
Je ne croi pas qu’on puisse attribuer cette action à un principe d’interêt ou de fausse gloire : Que gagnoit-il, ou plûtôt que ne risquoit-il pas, en donnant la vie à un ennemi irreconciliable ? & quel honneur en pouvoit-il esperer soit auprès des Rats qui l’auroient sûrement blâmé, soit auprès des Chats qui ne sçavent pas goûter des procédés si généreux ?
Les Rats brillent sur tout par leur prudence & leur habileté à éviter les embûches des Chats : [23]ils ont toujours plusieurs trous qui se communiquent, de sorte que s’il y en a un de bloqué, ils y laissent morfondre l’ennemi, & s’échapent par les autres. Si les Chats sont pleins de finesses, les Rats sont feconds en contre-ruses ; témoin celui qui brava Rodilardus enfariné. Ne diroit-on pas qu’il parla par inspiration ? C’étoit sans doute le Nestor de la nation Rate.
[23] Sed tamen cogitato mus pusillus quàm sapiens sit bestia, ætatem qui uno cubili nunquam commisit suam, quia si unum obsideatur, aliud persugium erit.
Plaut. in Truculento.
[24] La Fontaine Tome 1. Liv. 3. Fab. 18. pag. 79. & 80.
La défiance de ce Rat fait l’éloge de sa capacité, & nous donne de belles leçons. Troye fut prise par un Cheval de bois sottement introduit dans ses murs ; l’on a surpris une [25]Ville importante, avec un sac de noix répanduës ; & tous les jours des stratagêmes plus grossiers nous en imposent. Il est vrai que tous les Rats n’ont pas la même penétration ni autant d’expérience ; celui, par exemple, qui eut peur d’un Coq, & qui se prit d’amitié pour un Chat, sur son air doucereux, étoit fort neuf : aussi sa mere lui fit elle bien sentir le danger qu’il avoit couru, & lui donna de bonnes instructions pour ne plus s’y exposer.
[25] Amiens.
[26] La Fontaine T. 1. L. 6. Fab. 5. p. 143.
Les sept Sages de la Grece auroient-ils prononcé un plus bel Apophtegme ?
Les Souricieres & toutes les autres machines fatales aux Rats, déposent hautement contre leur gourmandise ; cependant la plûpart aiment la bonne chere, moins par gloutonnerie, que par goût de grandeur & de societé. Ils se plaisent à donner à manger, & reçoivent fort bien leurs hôtes.
[27] La Fontaine Tom. 1. Liv. 1. Fab. 9. pag. 12.
Je suis sûr encore qu’il fit fort bien les honneurs du repas ; il y a même des Rats magnifiques qui poussent les choses jusqu’à la prodigalité ; ils n’ont rien à eux, & sont charmés de se voir ronger par tous les Rats du monde. Tel étoit ce Rat tenant table, dont un Fabuliste nous a conservé l’histoire.
[28] Fables de M. de la Mothe.
Je ne regarde dans cette histoire ni ces faux amis qui abandonnerent le Rat, ni ce généreux voisin qui lui ouvrit sa porte ; je ne m’attache qu’à ce caractére noble & magnifique qui lui faisoit tenir table ouverte en Seigneur. Tous les Rats de ce côté-là se ressemblent assez, on diroit que leurs biens soient en commun, & qu’ils ignorent le tien & le mien.
Je conviens encore qu’il est impossible d’excuser absolument la gourmandise des Rats, cependant on trouve chez eux au moins un exemple de frugalité ; il est peut-être unique, qu’importe, il en est plus curieux, le voici.
Ce gueux célébre, errant par le monde sans feu ni lieu, par esprit d’indépendance, manquant de tout pour être heureux, ce Cynique détaché du monde, insultant du haut de sa misere à tout le genre humain, Diogene enfin vivoit dans ses pélerinages sur la charité publique, & sçavoit même s’en passer : les feuilles des arbres, les racines, l’herbe, tout lui étoit bon[29]. Un jour qu’il mangeoit des feuilles au coin d’un buisson, il s’apperçut qu’un Rat profitoit de ses restes. Diogene admira dans cet animal la frugalité dont il lui avoit le premier donné l’exemple, il le prit à son tour pour modéle, & s’encouragea par là à mépriser les repas délicats des Athéniens. Le Rat de son côté s’estimoit peut-être heureux de vivre comme ce grand homme, dont il vouloit sans doute être disciple.
[29] Ælien Liv. 13.
Après tout, un Rat Philosophe ne seroit pas un prodige : La nation en général a un grand goût pour les livres, ils habitent les plus célébres Bibliothèques du monde, les uns y dévorent les manuscrits & les antiquités, d’autres y font des compilations de tous les genres de litterature, ceux-ci s’attachent aux Romans, ceux-là, & c’est le plus grand nombre, aux Commentateurs, aux grands in-folio de Théologie Scholastique, & Dieu sçait avec quelle ardeur ils travaillent sur ces beaux Ouvrages que les hommes commencent à négliger ! Un [30]Académicien de mérite a connu deux de ces Rats lettrés qui avoient lû prodigieusement, mais de cette lecture immense, il résultoit dans leurs têtes un cahos affreux d’érudition mal arrangée qui faisoit deux pedans de ces Messieurs ; c’est qu’ils n’avoient pas été méthodiques dans leurs études, & qu’au lieu de consulter la nature & la raison, ils avoient donné aveuglément dans tout ce qui sentoit l’antiquité, car d’ailleurs, ils avoient de très-belles dispositions, & généralement leurs semblables sont capables de tout.
[30] M. Billet de Faniere de l’Académie des belles Lettres, dans sa Fable des deux Rats inserée dans la Poësie Françoise de M. de Châlons.
N’en a-t-on pas vû un se distinguer dans la République des Lettres il y a environ dix ans ? On ne parloit alors que du Rat C***. En effet on trouve rarement ailleurs plus de sel, plus d’enjouëment, plus de légereté, plus de grace dans le stile, & de solidité dans le raisonnement : on voit qu’il possedoit toutes les parties de la Critique, & surtout, qu’il avoit un goût exquis. On a voulu le faire passer pour un Satirique dangereux, mais les personnes raisonnables qui connoissent de quelle nécessité est la Critique, & qui ne la confondent point avec la Satire, ne lui donneront jamais ce nom odieux.
Permettez moi, Monsieur, de respirer ; ce que je viens de vous dire des Rats, leur est presque tout avantageux : dans ma premiere Lettre je les peindrai avec des couleurs bien différentes.
J’ai l’honneur d’être, &c.