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Histoire des rats, pour servir à l'histoire universelle

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HISTOIRE DES RATS,
Pour servir à l’Histoire Universelle.

LETTRE PREMIERE.

Telluris sobolem cantabo, genusque superbum.

Vous sçavez, Monsieur, qu’on donna au public, il y a quelques années, un Ouvrage sur les Chats. On fut charmé de connoître plus particulierement ces anciens dieux de l’Egypte, & ceux qui les aiment trouverent dans les éloges qu’en fait l’Auteur, de fortes raisons pour les aimer encore davantage, cet Ouvrage ne laissa rien à desirer aux Naturalistes mêmes, que de le voir suivi de l’Histoire des Rats, écrite avec autant d’élégance & de sagacité ; cependant jusqu’ici personne ne l’a entreprise, quoiqu’il semblât qu’on dût s’en disputer l’honneur.

En effet, si la haine réciproque des Romains & des Cartaginois, si les guerres sanglantes, & les révolutions de ces deux puissantes Républiques nous font souhaiter de les connoître également l’une & l’autre ; si nous regrettons sans cesse que les Cartaginois n’ayent point eû de leur côté un Tite-Live, comme leurs ennemis ; pourquoi de deux peuples antipatiques, qui depuis le commencement du monde se disputent nos foyers, l’un sera-t-il seul l’objet de notre curiosité, tandis que nous n’aurons pour l’autre que de l’indifference ?

Ma comparaison n’est point burlesque, puisque, dans un [1]Ouvrage assez sérieux les Chats sont comparés à ce grand Capitaine Cartaginois qui fit souvent trembler Rome, & les Rats à ce Général Romain qui détruisit Cartage. « Lorsqu’Annibal, dit l’Auteur, ne se permettant aucun repos, observoit sans cesse Scipion afin de trouver l’occasion favorable pour le vaincre ; quel modéle avoit-il devant les yeux ? Il guêtoit son ennemi, comme le Chat fait la Souris. »

[1] Les Chats, page 87.

Mais à bon Chat bon Rat, Scipion de son côté avoit apparemment pour modéle quelque Rat habile, dont il opposoit les ruses à celles d’Annibal. Ce trait seul peut, Monsieur, vous prévenir en faveur des Rats, ou du moins vous faire entrevoir ce qu’on peut gagner à les connoître.

On prétend que les animaux ont été nos premiers maîtres en tout genre, & que si nous les avons surpassé en quelque chose, ç’a été à force de les copier. Il est probable que le Triangle que forment en volant les bandes de Canards & d’Oyes sauvages, a donné la premiere idée du triangle d’Ælien, & de la Tête de porc dont les anciens se servoient quelquefois dans leur ordre de batailles. A qui devoit-on l’invention de la Tortuë militaire, si ce n’est à la Tortuë même qu’on imitoit en se couvrant avec des boucliers ? Les Cygognes lorsqu’elles vont en troupe ont leurs sentinelles, leurs gardes avancées, leurs signaux. Les Castors surtout ont le talent d’assurer leurs travaux par un discernement invariable à distribuer des vedettes vigilantes qui sçavent [2]battre la retraite dans l’occasion ; des Chevaux attaqués par le Loup forment une espece de bataillon ou d’escadron, comme on voudra l’appeller, se serrant sur une ligne droite qu’ils arrondissent quelquefois pour enfermer le Loup, s’il est seul, ou pour faire face de tous côtés, s’ils ont à faire à plusieurs. Le Porc-épic lance avec une dexterité infinie les sortes de fléches dont il est couvert ; enfin les Renards, les Blereaux, les Lapins doivent passer pour les inventeurs des mines & des contremines.

[2] Leur queuë est couverte d’écailles, & plate comme celles des Poissons : on dit qu’ils en frappent sur l’eau des coups qu’on entend à une demi-lieuë à la ronde.

Pour peu que j’eusse de dévotion pour les gros livres, je pourrois vous en faire un assez considerable sur l’Art de la Guerre tiré des animaux, avec des observations qu’on ne trouve point sûrement dans tous les sçavans Commentateurs de Polibe, sans exception : Combien de volumes pourroient encore fournir facilement tous les Quadrupedes, les Volatiles, les Insectes, les Reptiles ausquels nous sommes redevables de la découverte des Arts, peut-être même des Sciences, & surtout de la Morale ?

Le gouvernement des Abeilles est un modéle parfait de Monarchie ; la Démocratie constituë la forme de celui des fourmis ; & celui des Castors, passe pour [3]Aristocratique : c’est peut-être sur ces grands modéles que se sont établies les trois especes principales de gouvernement qui partagent l’Univers. D’ailleurs les pilotis des Castors, & les celules des Abeilles ont été les premiers morceaux d’Architecture qui ayent donné aux hommes l’idée des maisons. La prévoyance de la Fourmi laborieuse a donné lieu à des Apologues très-sensés, & nous avons appris à son exemple à faire des [4]magazins. L’ouvrage du Ver à soye fit chercher la façon de filer la laine, le lin, les écorces d’arbres, & la toile de l’Araignée l’art de faire des étofes. Sans impiété on peut conjecturer que la bonne Cerès ne montra aux hommes à labourer la terre, qu’après l’avoir vû remuée par les animaux dont la Magicienne Circé donna la forme aux compagnons d’Ulisse, & qu’Apollon en passant pour l’inventeur de la Musique joüit d’un honneur dérobé aux Rossignols ; les cœurs tendres & constans ne se proposent-ils pas l’exemple des Tourterelles, & celui du Papillon volage, n’aide-t-il point souvent les amans malheureux à briser des chaînes incommodes ? Nos chansons en font foi.

[3] En Pologne on distingue parmi les Castors, les nobles & les roturiers ; les premiers ont une robe plus riche, & commandent aux autres. Or cela, dit-on, prouve bien que la Noblesse est quelque chose de réel.

[4] Malheureusement un habile Physicien a découvert que les Fourmis ne font point de magasins, qu’elles ne mangent point l’hyver. M. de Reaumur a bien eu tort de nous ôter un si beau sujet de moralité.

A présent je serois peut-être autorisé à conclure que l’histoire d’un petit Insecte peut valoir celle d’un grand Empire. Adresse, prudence, prévoyance, sagesse, courage, frugalité, générosité, reconnoissance, talens, vertus, tout enfin se trouve chez les animaux, il ne s’agit que de bien chercher. Vous me prendriez sans doute, Monsieur, pour un Anthousiaste, si je n’avois de bons garans de tout ce que j’avance ici, ce sont le divin Platon, & le célébre M. Despreaux l’Emule d’Horace & de Juvenal : [5]Le premier compte parmi les avantages de l’âge d’or (qui par parenthese n’a jamais existé) le bonheur qu’avoient alors les mortels fortunés de vivre en bonne intelligence avec les animaux, & de s’instruire dans ce commerce utile. Notre Poëte François a senti, comme le Philosophe Grec, combien nous avions besoin des leçons des bêtes qu’il croit même bien moins bêtes que nous ; il débute ainsi dans une Satire qui est, à ce que l’on dit, une de ses plus belles.

[5] Platon sur le bonheur de l’âge d’or. Voyez les Essais de Montagne.

[6]De tous les animaux qui s’élevent dans l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Perou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme.

[6] Despreaux, Satyre sur l’Homme.

Or l’avis de M. Despreaux doit être celui de tout le monde, à cause de sa réputation, & parce qu’on ne peut pas le soupçonner de partialité, lorsqu’il juge contre ses propres interêts, comme s’il ne tenoit point à la nature humaine. Le reste de la piece répond parfaitement au début, il nous envoye à l’école de la Sagesse chez les [7]Fourmis, les [8]Loups, les [9]Ours, les [10]Vautours, les [11]Lions : & les belles peintures qu’il fait de leurs mœurs, sont décisives en faveur de ma cause ; elles prouvent tout ce qu’on auroit pû me contester.

[7]

La Fourmi tous les ans traversant les guérets,
Grossit ses magasins des trésors de Cerès,
Et dès que l’Aquilon ramenant la froidure
Vient de ses noirs frimats attrister la nature,
Cet animal, tapi dans son obscurité,
Joüit l’hyver des biens conquis pendant l’été.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais l’homme sans arrêt dans sa course insensée,
Voltige incessamment de pensée en pensée.

[8]

Voit-on les Loups brigans comme nous inhumains,
Pour détrousser les Loups courir les grands chemins.

[9]

L’Ours a-t-il dans les bois la guerre avec les Ours ?

[10]

Le Vautour dans les airs fond-t-il sur les Vautours ?

[11]

A-t-on vû quelquefois dans les plaines d’Afrique,
Déchirant à l’envi leur propre république,
Lions contre Lions, parents contre parens,
Combattre follement pour le choix des tyrans ?
L’animal le plus fier qu’enfante la Nature
Dans un autre animal respecte sa figure,
De sa rage avec lui modére les accès,
Vit sans bruit, sans débat, sans noize, sans procès.

Boileau, Satyre de l’homme.

M. Despreaux avoit copié Horace, Juvenal & Pline.

Neque hic lupis mos, nec fuit leonibus :
Unquam nisi in dispar feris.

Horat. Epod. 7.

Sed jam serpentum major concordia : parcit
Cognatis maculis similis fera ; quando leoni
Fortior eripuit vitam leo ? Quo nemore unquam
Expiravit aper majoris dentibus apri ?
Indica tigris agit rabida cum tigride pacem
Perpetuam, sævis inter se convenit ursis.
Ast homini, &c.

Juvenal. Sat. 15. v. 150.

Denique cætera animantia in suo genere probè degunt congregari videmus, & stare contra dissimilia : leonum feritas inter se non dimicat, serpentium morsus non petit serpentes, nec maris quidem belluæ ac pisces nisi in diversa genera sæviunt : at Hercules ! Homini plurima ex homine sunt mala.

Plin. Liv, 7.

Aujourd’hui les animaux sont bien changés. O tempora ! O mores ! Les loups dans nos forêts se déchirent ; les chiens dans les ruës s’étranglent ; les bœufs, les chevaux, les moutons même se tuent, & il n’est pas jusqu’aux timides colombes qui ne se battent ; enfin nous ne voyons point d’animaux sur la terre, dans l’eau, ou dans l’air, qui, pour l’amour, la faim, ou quelques autres intérêts ne se fassent la guerre comme les hommes.

Cependant chaque Province, chaque Ville a son Histoire, [12]Chaillot même a la sienne ; on a mis beaucoup d’esprit à écrire les tours & les friponneries d’un miserable Guzman d’Alpharache ; on a chanté les illustres forfaits d’un Cartouche, on a transmis à la posterité, avec beaucoup d’exactitude, les vies joyeuses des virginités estropiées de la Grece & de la France : Enfin on ne finit pas de nous donner de faux Memoires, des Avantures imaginaires, des Anecdotes souvent peu interessantes, tandis qu’on neglige de connoître les animaux, & d’apprendre d’eux mille bonnes choses. Orgüeilleuse indifférence ! Nous les croyons faits pour nous, & nous les méprisons trop pour daigner les étudier. Notre curiosité ne va guerres au-delà du nom, & de la figure de ceux qui peuvent nous nuire, ou nous servir dans l’usage ordinaire de la vie, & generalement les plus connus sont ceux qui figurent sur nos tables.

[12] Village à une demie lieuë de Paris. Cette Histoire est une critique fine & agréable de la mauvaise érudition des Antiquaires.

Sur tout depuis que les Disciples de Descartes, plus hardis que leur Maître, ont osé décider que les animaux étoient de pures machines, on s’est accoutumé à ne voir dans leurs actions que les effets d’un mecanisme, dont on convient en même-tems de ne pouvoir expliquer les premiers principes ; ainsi presque plus de gloire à esperer pour un Naturaliste de toutes les découvertes morales qu’il peut faire, il ne doit point compter sur les applaudissemens d’un Public indifferent pour tout ce qui n’est pas Phisique.

Je vous avouë, Monsieur, que ces réflexions m’avoient d’abord découragé ; mais enfin j’ai pensé, après [13]Horace, & d’autres grands Hommes Grecs & Latins, qu’il ne faut pas écrire pour le plus grand nombre, & qu’un Ouvrage est bon s’il plaît aux Lecteurs pour lesquels il est fait.

[13]

Neque te ut miretur turba labores,
Contentus paucis lectoribus, &c.

Horat. Serm. Lib. 1. Sat. 10.

Si dans celui-ci, Monsieur, vous ne trouvés qu’un stile ordinaire, point de constructions nouvelles, aucun de ces termes ingenieusement créés, dont on enrichit notre langue depuis quelques années avec tant de succès, je me flatte au moins que vous y reconnoîtrez un caractere ami du vrai. Eloigné de la partialité qu’on a reprochée à Pline, à Quint-Curce, à Velleïus Paterculus, & presque à tous les Historiens tant anciens que modernes, je ne vous ennuyerai point de l’éloge des Rats.

Je proteste d’abord, (& vous me croirez sans peine,) que je n’ai jamais aimé les Rats, je n’ai avec eux qu’un commerce necessaire & très-involontaire ; d’ailleurs je n’ai ni Maîtresse, ni Protecteur dont l’Eloge des Rats pût flatter le goût bizarre : En un mot, je les regarde avec tout le monde comme des animaux fort incommodes, des pestes domestiques ; mais qu’il est bon de connoître, puisque nous sommes souvent obligez de vivre avec eux. Cependant je ne dois point aussi taire leurs bonnes qualités, ni dissimuler ce qui peut leur donner quelque consideration parmi les Bêtes, autrement en fuyant la partialité que je blâme, je donnerois dans l’excès opposé, ce qu’on appelle en beau stile de College, échoüer contre Caribde, en voulant éviter Sylla.

Du reste, après l’étude particuliere que je fais depuis long-tems du genie & des mœurs du Peuple Rat, on peut compter sur l’exactitude de mes Observations : Quant aux Auteurs, dont je me servirai, leur nom pour la plus part fait leur Eloge, tels sont Homere, Herodote, Aristote, personnages antiques & venerables. Je ferai aussi usage des Relations des Voyageurs ; mais avec les précautions necessaires ; j’aurai même besoin quelquefois des Fables de M. de la Fontaine, parce qu’elles contiennent dans leurs fictions des verités de caracteres, & peignent les Rats à peu près comme les Romans peignent les hommes.

Après ces précautions qui me répondent presque du succès de mon Ouvrage, il faut vous avouër, Monsieur, que ma petite vanité triomphe encore par un endroit bien plus sensible, je suis furieusement tenté de m’approprier celle d’Horace, [14]& de dire après lui : Je me sens deja venir des aîles pour voler à l’immortalité.

[14]

Jamjam residunt cruribus asperæ
Pelles, & album mutor in alitem
Supernè, nascunturque leves
Per digitos humerosque plumæ.

Hor. Lib. 2. Ode ultimâ.

Ne me traitez pas, Monsieur, s’il vous plaît, de visionnaire ; pesez bien ce que je vais vous dire, & vous tomberez peut-être d’accord, que ma folie, si c’en est une, est plus raisonnable que celle du Poëte Latin. De tant de millions de livres composés par les Egyptiens, les Grecs, les Romains, & les autres Nations sçavantes, peu ont échappé à la fureur des Rats qui en ont sûrement plus dévoré que les flâmes n’en consumerent dans la fameuse Bibliotheque d’Alexandrie.

Juvenal [15]plaint ironiquement un Poëte de son tems, appellé Codrus, dont des Rats ignorans & bornés à la Langue Latine, eurent la cruauté de manger les beaux Vers Grecs ; il ajoûte que ces Vers étoient toute la richesse de Codrus, & qu’en les perdant il perdit tout, quoiqu’il ne perdît rien. Combien nous reste-t-il de titres d’Ouvrages admirables qui ont eû le triste sort des vers de Codrus ? La plus grande partie de ceux du siecle dernier, ont déja été rongés, & le siecle prochain ne verra point certainement toutes les Brochures intermittantes, tous les Romans à parties, tous les écrits Polemiques dont nous sommes inondés, les Rats en supprimeront beaucoup dont il ne se sauvera que des lambeaux défigurés à la faveur des extraits & des journaux. Mais si certains journaux deviennent eux-même la proye des Rats, comme on peut le penser, combien de productions d’esprit rentreront dans les horreurs du néant, avec les noms de leurs Auteurs : Ne dois-je donc pas craindre le même sort ; & ce petit peuple Bibliophage, n’osera-t-il pas toucher à son Histoire ? Non ; il respectera les Archives de son illustration, & les interests de sa gloire s’opposeront toujours à son avidité.

[15]

Divina Opici roderunt carmina mures.
Nil habuit Codrus, quis enim negat ? & tamen illud
Perdidit infelix totum nihil, &c.

Juven. Sat. 3.

Que d’Auteurs voudroient ainsi n’avoir rien à craindre des Rats ! Mais ce Privilege n’appartient qu’à leur Historiographe ; j’en connois tout le prix. Quelle satisfaction, quel ravissement d’être bien assuré, comme je le suis, de transmettre son nom à la posterité ! La certitude de ce bonheur, tout imaginaire qu’il est, devient un bonheur réel. Peut-être, Monsieur, me livrai-je trop aux mouvemens impetueux de ma joye ; mais est-il possible d’avoir beaucoup de gloire, sans un peu de vanité.

J’ai l’honneur d’être, &c.

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