Histoire du Bas-Empire. Tome 01
LIVRE IV.
I. Aventures d'Hormisdas. II. Il se réfugie auprès de Constantin. III. Récit de Zonare. IV. Constantin seul maître de tout l'empire. V. Il profite de sa victoire pour étendre le christianisme. VI. Lettre de Constantin aux peuples d'Orient. VII. Il défend les sacrifices. VIII. Édit de Constantin pour tout l'Orient. IX. Tolérance de Constantin. X. Piété de Constantin. XI. Corruption de sa cour. XII. Discours de Constantin. XIII. Troubles de l'Arianisme. XIV. Commencements d'Arius. XV. Son portrait. XVI. Progrès de l'Arianisme. XVII. Premier concile d'Alexandrie contre Arius. XVIII. Eusèbe de Nicomédie. XIX. Eusèbe de Césarée. XX. Mouvements de l'Arianisme. XXI. Concile en faveur d'Arius. XXII. Lettre de Constantin à Alexandre et à Arius. XXIII. Second concile d'Alexandrie. XXIV. Généreuse réponse de Constantin. XXV. Convocation du concile de Nicée. XXVI. Occupation de Constantin jusqu'à l'ouverture du concile. XXVII. Les évêques se rendent à Nicée. XXVIII. Évêques orthodoxes. XXIX. Évêques Ariens. XXX. Philosophes païens confondus. XXXI. Trait de sagesse de Constantin. XXXII. Conférences préliminaires. XXXIII. Séances du concile. XXXIV. Constantin au concile. XXXV. Discours de Constantin. XXXVI. Liberté du concile. XXXVII. Consubstantialité du verbe. XXXVIII. Jugement du concile. XXXIX. Question de la pâque terminée. XL. Réglement au sujet des Mélétiens et des Novatiens. XLI. Canons et symbole de Nicée. XLII. Lettres du concile et de Constantin. XLIII. Vicennales de Constantin. XLIV. Conclusion du concile. XLV. Exil d'Eusèbe et de Theognis. XLVI. Saint Athanase évêque d'Alexandrie. XLVII. Lois de Constantin. XLVIII. Mort de Crispus. XLIX. Mort de Fausta. L. Insultes que Constantin reçoit à Rome. LI. Constantin quitte Rome pour n'y plus revenir. LII. Consuls. LIII. Découverte de la croix. LIV. Église du Saint-Sépulcre. LV. Piété d'Hélène. LVI. Retour d'Hélène. LVII. Sa mort. LVIII. Guerres contre les Barbares. LIX. Destruction des idoles. LX. Temple d'Aphaca. LXI. Autres débauches et superstitions abolies. LXII. Chêne de Mambré. LXIII. Églises bâties. LXIV. Arad et Maïuma deviennent chrétiennes. LXV. Conversions des Éthiopiens et des Ibériens. LXVI. Établissement des monastères. LXVII. Restes de l'idolâtrie. LXVIII. Date de la fondation de Constantinople. LXIX. Motifs de Constantin pour bâtir une nouvelle ville. LXX. Il veut bâtir à Troie. LXXI. Situation de Byzance. LXXII. Abrégé de l'histoire de Byzance jusqu'à Constantin. LXXIII. État du christianisme à Byzance. LXXIV. Nouvelle enceinte de Constantinople. LXXV. Bâtiments faits à Constantinople. LXXVI. Places publiques. LXXVII. Palais. LXXVIII. Autres ouvrages. LXXIX. Statues. LXXX. Églises bâties. LXXXI. Égouts de Constantinople. LXXXII. Prompte exécution de ces ouvrages. LXXXIII. Maisons bâties à Constantinople. LXXXIV. Nom et division de Constantinople.
Dans le temps que Constantin vainqueur à Chrysopolis se préparait à marcher à Nicomédie pour y forcer Licinius, il vit arriver dans son camp avec une suite d'Arméniens un prince étranger, qui venait auprès de lui chercher un asyle. C'était Hormisdas petit-fils de Narsès. Il s'était depuis peu échappé d'une dure prison, où il avait eu le temps de se repentir d'une parole brutale et inconsidérée. Son père Hormisdas II, huitième roi des Perses depuis qu'Artaxerxès avait rétabli leur empire l'an de Jésus-Christ 226, célébrait avec un grand appareil l'anniversaire de sa naissance. Pendant le festin qu'il donnait aux seigneurs de la Perse, Hormisdas son fils aîné entra dans la salle au retour d'une grande chasse. Les convives ne s'étant pas levés pour lui rendre l'honneur qui lui était dû, il en fut indigné, et il échappa à ce jeune prince de dire, qu'un jour il les traiterait comme avait été traité Marsyas. Le sens de ces paroles qu'ils n'entendaient pas, leur fut expliqué par un Perse qui avait vécu en Phrygie et qui leur apprit que Marsyas avait été écorché vif. C'était un supplice assez ordinaire en Perse. Cette menace fit sur eux une impression profonde, et coûta au prince la plus belle couronne du monde et la liberté. Le père étant mort après sept ans et cinq mois de règne, les grands se saisirent d'Hormisdas, le chargèrent de chaînes, et l'enfermèrent dans une tour sur une colline située à la vue de sa capitale. Le roi avait laissé sa femme enceinte: ils consultèrent les mages sur le sexe de l'enfant; et ceux-ci leur ayant assuré que ce serait un prince, ils posèrent la couronne sur le ventre de la mère, proclamèrent roi le fruit encore enfermé dans ses entrailles, et lui donnèrent le nom de Sapor II. Leur attente ne fut pas trompée. Sapor, roi avant que de naître, vécut et régna soixante et dix années; et les grands événements de son règne répondirent à des commencements si extraordinaires.
Il y avait treize ans qu'Hormisdas languissait dans les fers: ses craintes croissaient en même temps que croissait son frère; il ne pouvait guère se flatter de sauver sa vie des défiances du monarque, dès que celui-ci serait en âge d'en concevoir. Sa femme s'avisa d'une ruse pour le tirer de sa captivité et de ses alarmes: elle lui fit tenir par un eunuque une lime cachée dans le ventre d'un poisson; elle envoya en même temps aux gardes de son mari une abondante provision de vin et de viandes. Tandis que ceux-ci ne songent qu'à faire bonne chère et à s'enivrer, Hormisdas avec la lime qui lui avait été apportée, vient à bout de couper ses chaînes, prend l'habit de l'eunuque et sort de sa prison. Accompagné d'un seul domestique, il se sauve d'abord chez le roi d'Arménie[30], son ami; et ayant reçu de ce prince une escorte pour sa sûreté, il va se jeter entre les bras de Constantin. L'empereur lui fit un accueil honorable, et lui assigna un entretien convenable à sa naissance. Sapor fut bien aise d'être délivré de la nécessité de faire un crime, ou de l'embarras de garder un prisonnier aussi dangereux: loin de le redemander, il lui renvoya sa femme avec honneur. Ce prince vécut environ quarante ans à la cour de Constantin et de ses successeurs, qu'il servit utilement dans les guerres contre les Perses. La religion chrétienne qu'il embrassa adoucit ses mœurs, et il donna sous Julien des marques de son zèle pour la foi. On dit qu'il était très-vigoureux, et si adroit à lancer le javelot, qu'il annonçait en quelle partie du corps il allait frapper l'ennemi. J'aurai occasion de parler de lui dans la suite.
[30] Le prince qui régnait alors en Arménie, était Chosroès II, fils de Tiridate qui avait embrassé la religion chrétienne. Il avait succédé à son père vers l'an 314.—S.-M.
D'autres auteurs rapportent cette histoire avec quelque différence. Selon eux, Narsès laissa quatre fils. Il avait eu Sapor d'une femme de basse condition. Adanarsès[31], Hormisdas, et un troisième dont le nom n'est pas connu, étaient nés de la reine. Adanarsès étant l'aîné devait succéder à son père[32]; mais il s'était rendu odieux aux Perses par un penchant décidé à la cruauté. On raconte qu'un jour qu'on avait apporté à son père une tente de peaux de diverses couleurs, travaillée dans la célèbre manufacture de Babylone, Narsès l'ayant fait dresser et demandant à ce fils encore fort jeune, s'il la trouvait à son gré, cet enfant répondit: Quand je serai roi, j'en ferai faire une bien plus belle avec des peaux humaines. Des inclinations si monstrueuses firent peur aux Perses. Après la mort de Narsès, ils se défirent d'Adanarsès, et prévenus contre les enfants de la reine, ils mirent sur le trône Sapor, qui fit enfermer Hormisdas, et crever les yeux à son autre frère. Le reste du récit s'accorde avec ce que nous avons raconté[33].
[31] Ce nom assez commun chez les Arméniens y existe sous la forme Adernerseh, qui doit différer peu de celle qui était en usage chez les Perses.—S.-M.
[32] Le texte dit positivement qu'il succéda à son père. Τελευτήσαντος δὲ Ναρσοῦ..... Ἀδανάρσης τῆς ἀρχῆς δίαδοχος γέγονεν.—S.-M.
[33] J'ignore ce qui a pu donner lieu à ce récit de Zonaras. Sapor II n'était pas fils, mais petit-fils de Narsès et fils d'Hormisdas II. Tous les auteurs orientaux sont d'accord sur ce point et sur la longueur du règne de Sapor, qui égala la durée de sa vie, ce prince ayant été pour ainsi dire couronné lorsqu'il était encore dans le ventre de sa mère. Il est possible que dans l'espèce d'interrègne qui s'écoula entre la mort d'Hormisdas II et la naissance de Sapor, les Perses aient mis à mort un fils d'Hormisdas dont ils redoutaient la cruauté et qu'ils aient privé de la couronne ses frères moins âgés. S'il en fut ainsi, il faut toujours admettre que Zonaras s'est trompé sur la généalogie du roi de Perse.—S.-M.
La puissance impériale se trouvait réunie tout entière en la personne de Constantin, qui donna le titre de César, le 8 de novembre, à Constance, son troisième fils, âgé de six ans. Il conféra le consulat de l'année suivante 324, à ses deux autres fils Crispus et Constantin: ils possédaient cette dignité pour la troisième fois. L'empereur resta cinq mois à Nicomédie, occupé à mettre ordre aux affaires de l'Orient, que Licinius avait épuisé par son avarice. Vainqueur de tous ses rivaux, il prit le nom de Victorieux qui se voit sur ses médailles aussi-bien qu'à la tête de ses lettres, et qui passa comme un titre héréditaire à plusieurs de ses successeurs. Cet heureux changement semblait donner une vie nouvelle à tous les peuples de la domination romaine. Les membres de ce vaste empire, divisés depuis long-temps par les intérêts, souvent déchirés par les guerres, et devenus comme étrangers les uns aux autres, reprenaient avec joie leur ancienne liaison; et les provinces orientales, jalouses jusqu'alors du bonheur de l'Occident, se promettaient des jours plus sereins sous un gouvernement plus équitable.
Les chrétiens surtout crurent voir dans le triomphe du prince celui de leur religion. Le principal usage que fit Constantin de l'étendue de sa puissance, fut d'affermir et d'étendre le christianisme. Après avoir terrassé dans les batailles les images de ces dieux chimériques, il les attaqua jusque sur leurs autels. Mais en détruisant les idoles, il épargna les idolâtres; il n'oublia pas qu'ils étaient ses sujets, et que s'il ne pouvait les guérir, il devait du moins les conserver. Il fit à l'égard de l'Orient ce qu'il avait fait pour l'Italie après la défaite de Maxence: il cassa les décrets de Licinius, qui se trouvaient contraires aux anciennes lois et à la justice. Reconnaissant que c'était à Dieu seul qu'il devait tant de succès, il en voulut faire une protestation publique à la face de tout l'empire; ce fut dans ce dessein qu'il écrivit deux lettres circulaires, l'une aux églises, l'autre à toutes les villes de l'Orient. Eusèbe nous a conservé la dernière, copiée sur l'original signé de la main de l'empereur, et déposé dans les archives de Césarée. Elle est trop longue pour être rapportée ici en entier.
Le prince y montre, d'un côté, les avantages qu'il vient de remporter sur les ennemis du christianisme; de l'autre, la fin funeste des persécuteurs, comme une double preuve de la toute-puissance de Dieu: il se représente sous la main du souverain être qui, l'ayant choisi pour établir son culte dans tout l'empire, l'avait conduit des bords de l'Océan Britannique jusqu'en Asie, fortifiant son bras, et faisant tomber devant lui les plus fermes barrières: il annonce sa reconnaissance par le dessein où il est de protéger de tout son pouvoir les serviteurs fidèles de celui par qui il a été protégé lui-même; en conséquence, il rappelle ceux que la persécution avait bannis; il rend aux chrétiens leur liberté, leurs dignités, leurs priviléges; il ordonne de restituer aux particuliers et aux églises tous leurs biens, à quelque titre qu'ils soient passés dans des mains étrangères, même ceux dont le fisc était en possession, sans obliger pourtant à la restitution des fruits. Il finit par féliciter les chrétiens de la lumière dont ils jouissent, après que, sous la tyrannie du paganisme, ils ont si long-temps langui dans les ténèbres et dans la captivité.
Ces lettres, adressées à des peuples la plupart idolâtres, tendaient à ouvrir la voie aux grands changements qu'il méditait. Il prit bientôt la coignée à la main pour abattre les idoles; mais il porta ses coups avec tant de précaution, qu'il n'excita aucun trouble dans ses états. Et certes si l'on considère la force du paganisme, dont les racines plus anciennes et plus profondes que celles de l'empire semblaient y être inséparablement attachées, on s'étonnera que Constantin ait pu les arracher sans effusion de sang, sans ébranler sa puissance; et que le bruit de tant d'idoles qui tombaient de toutes parts n'ait pas alarmé leurs adorateurs. Dans une révolution qui devait être si tumultueuse et qui fut si tranquille, on ne peut s'empêcher d'admirer l'art du prince à préparer les événements, son discernement à prendre le point de maturité, sa vigilance à étudier la disposition des esprits, et sa prudence à ne pas aller plus loin que la patience de ses sujets. Il commença par envoyer dans les provinces des gouverneurs attachés inviolablement à la vraie foi, ou du moins à sa personne; et il exigea de ceux-ci, aussi-bien que de tous les officiers supérieurs et des préfets du prétoire, qu'ils s'abstinssent d'offrir aucun sacrifice. Il en fit ensuite une loi expresse pour tous les peuples des villes et des campagnes; il leur défendit d'ériger de nouvelles statues à leurs dieux, de faire aucun usage de divinations, d'immoler des victimes. Il ferma les temples, il en abattit ensuite plusieurs, aussi-bien que les idoles qui servaient d'ornement aux sépultures. Il construisit de nouvelles églises et répara les anciennes, ordonnant de leur donner plus d'étendue, pour recevoir cette foule de prosélytes qu'il espérait amener au vrai Dieu. Il recommanda aux évêques, qu'il appelle dans ses lettres ses très-chers frères, de demander tout l'argent nécessaire pour la dépense de ces édifices; aux gouverneurs de le fournir de son trésor, et de ne rien épargner.
Pour joindre sa voix à celle des évêques, qui appelaient les peuples à la foi, il fit publier dans tout l'Orient un édit, dans lequel, après avoir relevé la sagesse du Créateur, qui se fait connaître et par ses ouvrages, et même par ce mélange de vérité et d'erreur, de vice et de vertu qui partage les hommes, il rappelle la douceur de son père, et la cruauté des derniers empereurs. Il s'adresse à Dieu, dont il implore la miséricorde sur ses sujets; il lui rend graces de ses victoires; il reconnaît qu'il n'en a été que l'instrument; il proteste de son zèle pour rétablir le culte divin profané par les impies: il déclare pourtant qu'il veut que, sous son empire, les impies même jouissent de la paix et de la tranquillité; que c'est le plus sûr moyen de les ramener dans la bonne voie. Il défend de leur susciter aucun trouble; il veut qu'on abandonne les opiniâtres à leur égarement. Et comme les païens accusaient de nouveauté la religion chrétienne, il observe qu'elle est aussi ancienne que le monde; que le paganisme n'en est qu'une altération, et que le fils de Dieu est venu pour rendre à la religion primitive toute sa pureté. Il tire de cet ordre si uniforme, si invariable qui règne dans toutes les parties de la nature, une preuve de l'unité de Dieu. Il exhorte ses sujets à se supporter les uns les autres malgré la diversité des sentiments; à se communiquer mutuellement leurs lumières, sans employer la violence ni la contrainte, parce qu'en fait de religion il est beau de souffrir la mort, mais non de la donner. Il fait entendre qu'il recommande ces sentiments d'humanité, pour adoucir le zèle trop amer de quelques chrétiens, qui, se fondant sur les lois que l'empereur avait établies en faveur du christianisme, voulaient que les actes de la religion païenne fussent regardés comme des crimes d'état.
Les termes de cet édit, et la liberté que conserva encore long-temps le paganisme, prouvent que Constantin sut tempérer par la douceur la défense qu'il fit de sacrifier aux idoles; et qu'en même temps qu'il en proscrivait le culte, il fermait les yeux sur l'indocilité des idolâtres obstinés. En effet, d'un côté, il est hors de doute que l'usage des cérémonies païennes fut interdit à tous les sujets de l'empire, et surtout aux gouverneurs des provinces; qu'il fut défendu de pratiquer, même dans le secret, les mystères profanes; que les plus célèbres idoles furent enlevées, la plupart des temples dépouillés, fermés, plusieurs détruits de fond en comble. D'un autre côté, il n'est pas moins certain que les délateurs ne furent pas écoutés; que l'idolâtrie continua de régner à Rome où elle était maintenue par l'autorité du sénat; qu'elle subsista dans une grande partie de l'empire, mais avec plus d'éclat que partout ailleurs en Égypte, où, selon la description d'un auteur qui écrivait sous Constance, les temples étaient encore superbement ornés, les ministres et les adorateurs des dieux en grand nombre, les autels toujours fumants d'encens, toujours chargés de victimes; où tout, en un mot, respirait l'ancienne superstition.
La religion entrait dans toute la conduite de Constantin. Il s'attacha à combler de largesses et de faveurs ceux qui se distinguaient par leur piété: il n'en fallut pas davantage pour étendre bien loin l'extérieur du christianisme. Aussi Eusèbe remarque-t-il que, par un effet de sa candeur naturelle, il devenait souvent la dupe de l'hypocrisie, et que cette crédulité le fit tomber dans des fautes, qui sont autant de taches dans une si belle vie: peut-être Eusèbe lui-même est-il un exemple de la trop grande facilité de Constantin à se laisser éblouir par une apparence de vertu. Le prince aimait à s'entretenir avec les évêques, quand les affaires de leur église les attiraient à sa cour; il les logeait dans son palais; il écrivait fréquemment aux autres. Il faisait par lettres des exhortations aux peuples qu'il appelait ses frères et ses conserviteurs; il se regardait lui-même comme l'évêque de ceux qui étaient encore hors de l'église. Il donna une grande autorité dans sa maison à des diacres et à d'autres ecclésiastiques dont il connaissait la sagesse, la vertu, le désintéressement, et qui durent y produire un grand fruit, s'ils ne s'occupèrent que du ministère spirituel. Il passait quelquefois les nuits entières à méditer les vérités de la religion.
La piété du maître donnait sans doute le ton à toute sa cour. Le vice n'osait s'y démasquer, mais il ne perdait rien de sa malice, et il savait bien, hors de la vue du prince, se dédommager de cette contrainte. Au lieu de le punir, l'empereur plaçait son zèle dans des fonctions étrangères à ce que son rang exigeait de lui: il composait des discours et les prononçait lui-même. On peut croire qu'il ne manquait pas d'auditeurs. Il prenait ordinairement pour texte quelque point de morale; et quand son sujet le conduisait à parler des matières de religion, alors prenant un air plus grave et plus recueilli, il combattait l'idolâtrie; il prouvait l'unité de Dieu, la Providence, l'Incarnation; il représentait à ses courtisans la sévérité des jugements de Dieu, et censurait avec tant de force leur avarice, leurs rapines, leurs violences, que les reproches de leur conscience, réveillés par ceux du prince, les couvraient de confusion. Mais ils rougissaient sans se corriger. Quoique l'empereur tonnât dans ses lois et dans ses discours contre l'injustice, sa faiblesse dans l'exécution donnait l'essor à la licence et aux concussions des officiers et des magistrats. Les gouverneurs des provinces imitant cette indulgence laissaient les crimes impunis; et sous un bon prince, l'empire était en proie à l'avidité de mille tyrans, moins puissants à la vérité, mais, par leur acharnement et leur multitude, plus fâcheux peut-être que ceux qu'il avait détruits. Aussi le plus grand reproche que lui fasse l'histoire, c'est d'avoir donné sa confiance à des gens qui en étaient indignes; d'avoir épuisé le trésor public par des libéralités mal placées; d'avoir laissé libre carrière à l'avarice de ceux qui l'approchaient. Le prince, aussi-bien que les peuples, gémissait de l'abus qu'on faisait de sa bonté; et prenant un jour par le bras un de ces courtisans insatiables: Eh! quoi, lui dit-il, ne mettrons-nous jamais de frein à notre cupidité? Alors décrivant sur la terre, avec le bout de sa pique, la mesure d'un corps humain: Accumulez, ajouta-t-il, si vous le pouvez, toutes les richesses du monde, acquérez le monde entier; il ne vous restera qu'autant de terre que j'en viens de tracer, pourvu même qu'on vous l'accorde. Cet avertissement, dit Eusèbe, fut une prophétie: ce courtisan et plusieurs de ceux qui avaient abusé de la faiblesse de l'empereur, furent massacrés après sa mort et privés de la sépulture.
Il composait ses discours en latin et les faisait traduire en grec. Il nous en reste un, qu'il prononça dans le temps de la Passion. On ne sait en quelle année. M. de Tillemont conjecture que ce fut entre la défaite de Maximin et celle de Licinius. Il est adressé à l'assemblée des saints, c'est-à-dire à l'église, et n'a rien de remarquable que sa longueur. Ce goût de Constantin passa à ses successeurs. Il s'introduisit dans la cour de Constantinople un mélange bizarre des fonctions ecclésiastiques avec les fonctions impériales. C'était un article du cérémonial, que les empereurs prêchassent leur cour dans certaines fêtes de l'année; et plusieurs d'entre eux étant tombés dans l'hérésie, comme ils avaient la puissance exécutrice, et que la foudre suivait leur parole, ils furent malgré leur incapacité de très-redoutables et très-dangereux prédicateurs.
Constantin avait dessein de faire un voyage en Orient, c'est-à-dire en Syrie et en Égypte. Ces provinces, nouvellement acquises, avaient besoin de sa présence. Sur le point du départ une affligeante nouvelle l'obligea de changer d'avis, ne voulant pas être témoin de ce qu'il n'apprenait qu'avec une extrême douleur. Une hérésie factieuse, hardie, violente, née pour succéder aux fureurs de l'idolâtrie, excitait de grands troubles dans Alexandrie et dans toute l'Égypte. C'était l'Arianisme, dont nous allons exposer la naissance et les progrès.
Vers l'an 301 Mélétius évêque de Lycopolis en Thébaïde, convaincu de plusieurs crimes et entre autres d'avoir sacrifié aux idoles, fut déposé dans un concile par Pierre évêque d'Alexandrie, et commença un schisme qui s'accrédita beaucoup et qui durait encore cent cinquante ans après. Arius s'attacha d'abord à Mélétius. S'étant réconcilié avec Pierre, il fut fait diacre; mais comme il continuait de cabaler en faveur des Mélétiens excommuniés, Pierre le chassa de l'église. Ce saint évêque ayant reçu la couronne du martyre, Achillas son successeur se laissa toucher du repentir que témoignait Arius; il l'admit à sa communion, lui conféra la prêtrise, et le chargea du soin d'une église d'Alexandrie nommée Baucalis. Alexandre succéda bientôt à Achillas. Arius, plein d'ambition, avait prétendu à l'épiscopat; dévoré de jalousie, il ne regarda plus son évêque que comme un rival heureux: il chercha toutes les occasions de se venger de la préférence. Les mœurs d'Alexandre ne donnaient point de prise à la calomnie: Arius, armé de toutes les subtilités de la dialectique, prit le parti de l'attaquer du côté de la doctrine. Un jour qu'Alexandre instruisait son clergé, comme il parlait du premier et du plus incompréhensible de nos mystères, il dit, selon l'expression de la foi, que le fils est égal au père, qu'il a la même substance, en sorte que dans la trinité il y a unité. Arius se récrie aussitôt que c'est là l'hérésie de Sabellius proscrite soixante ans auparavant, qui confondait les personnes de la trinité: que si le fils est engendré, il a eu un commencement; qu'il y a donc eu un temps où il n'était pas encore, d'où il s'ensuit qu'il a été tiré du néant. Il ne rougissait pas d'admettre les conséquences impies qui sortaient de ce principe, et il ne donnait au fils de Dieu que le privilége d'être une créature choisie, et, disait-il, infiniment plus excellente que les autres. Alexandre s'efforça d'abord de ramener Arius par des avertissements charitables, et par des conférences où il lui laissa la liberté de défendre son opinion. Mais voyant que ces disputes ne servaient qu'à échauffer son opiniâtreté, et que plusieurs prêtres et diacres s'étaient déja laissé séduire, il l'interdit des fonctions du sacerdoce et l'excommunia.
Les talents d'Arius contribuaient à faire valoir une doctrine, qui se prêtait d'ailleurs à la faiblesse orgueilleuse de la raison humaine. C'était le plus dangereux ennemi que l'église eût encore vu sortir de son sein pour la combattre. Il était de la Libye Cyrénaïque, quelques-uns disent d'Alexandrie. Instruit dans les sciences humaines, d'un esprit vif, ardent, subtil, fécond en ressources, s'exprimant avec une extrême facilité, il passait pour invincible dans la dispute. Jamais poison ne fut mieux préparé par le mélange des qualités, dont il savait déguiser les uns et montrer les autres. Son ambition se dérobait sous le voile de la modestie, sa présomption sous une feinte humilité. Rusé et à la fois impétueux, prompt à pénétrer le cœur des hommes et habile à en mouvoir les ressorts; plein de détours, né pour l'intrigue, rien ne semblait plus simple, plus doux, plus rempli de franchise et de droiture, plus éloigné de toute cabale. Son extérieur aidait à la séduction; une taille haute et déliée, un visage composé, pâle, mortifié; un abord gracieux, un entretien flatteur et persuasif: tout en sa personne semblait ne respirer que vertu, charité, zèle pour la religion.
Un homme de ce caractère devait s'attirer beaucoup de sectateurs. Aussi séduisit-il un grand nombre de simples fidèles, des diacres, des prêtres, des évêques même. Sécundus, évêque de Ptolémaïs dans la Pentapole, et Théonas évêque de la Marmarique furent les premiers à se déclarer pour lui. Les femmes surtout se laissèrent prendre à cette apparence d'une dévotion tendre et insinuante; et sept cents vierges d'Alexandrie et du nome de Maréotis s'attachèrent à lui comme à leur père spirituel. Ces prosélytes faisaient jour et nuit des assemblées, où l'on débitait des blasphèmes contre J.-C. et des calomnies contre l'évêque. Ils dogmatisaient dans les places publiques; ils obtenaient par artifice des lettres de communion de la part des évêques étrangers, et s'en faisaient honneur auprès de leurs adhérents, qu'ils entretenaient ainsi dans l'erreur. Plusieurs d'entre eux se répandaient dans les autres églises, et s'y faisant d'abord admettre par leur adresse à déguiser leur hérésie, ils réussissaient bientôt à en communiquer le venin. Pleins d'arrogance ils méprisaient les anciens docteurs et prétendaient posséder seuls la sagesse, la connaissance des dogmes et l'intelligence des mystères. On n'entendait plus dans les villes et dans les bourgades d'Égypte, de Syrie, de Palestine, que disputes et contestations sur les questions les plus difficiles; chaque rue, chaque place était devenue une école de théologie; les maîtres de part et d'autre faisaient publiquement assaut de doctrine; et le peuple spectateur du combat s'en rendait juge, et prenait parti. Les familles étaient divisées; toutes les maisons retentissaient de querelles, et l'esprit de contention armait les frères les uns contre les autres.
Afin d'arrêter ces désordres par les voies canoniques, Alexandre convoqua un concile à Alexandrie. Il s'y trouva près de cent évêques d'Égypte et de Libye. Arius y fut anathématisé avec les prêtres et les diacres de son parti. On n'épargna pas Sécundus et Théonas. L'hérésiarque essaya de soulever contre ce jugement tous les évêques d'Orient; il leur envoya sa profession de foi, et se plaignit amèrement de l'injustice d'une condamnation, qui enveloppait, disait-il, tous les orthodoxes. Ses plus grands cris s'adressèrent à Eusèbe de Nicomédie, qui engagea plusieurs autres évêques à solliciter Alexandre de rétablir Arius dans sa communion. Pour prévenir une séduction générale, Alexandre écrivit de son côté à tous les évêques d'Orient une lettre circulaire, et une autre en particulier à l'évêque de Byzance, qui portait le même nom que lui, et que sa vertu rendait recommandable dans toute l'église. Il développe fort au long dans ces lettres la doctrine d'Arius; il rend compte de ce qui s'est passé dans le concile; il prévient ses collègues contre les fourberies des nouveaux hérétiques, et surtout d'Eusèbe de Nicomédie, dont il démasque l'hypocrisie.
C'était la plus ferme colonne du parti, et peut-être était-il Arien avant Arius même. Aussi défendit-il cette hérésie avec chaleur. Les Ariens lui donnaient le nom de Grand, et lui attribuaient des miracles. Auparavant évêque de Béryte, il avait été transféré à Nicomédie par le crédit de Constantia, princesse crédule et d'un esprit faux, plus digne d'avoir Licinius pour mari, que Constantin pour frère. Dans sa jeunesse il avait apostasié durant la persécution de Maximin, aussi-bien que Maris et Théognis qui furent depuis, l'un évêque de Chalcédoine, l'autre de Nicée, et Ariens déclarés. S. Lucien les avait ramenés au sein de l'église; ils prétendaient dans la nouvelle doctrine ne soutenir que celle de leur maître, et s'honoraient, aussi-bien qu'Arius, du titre de Collucianistes. Eusèbe intrigant, hardi, fait au manége de la cour, devint puissant auprès de Licinius. Quelques-uns le soupçonnaient de s'être prêté aux fureurs de ce prince, et d'avoir, pour lui plaire, persécuté plusieurs saints évêques. D'abord ennemi de Constantin, il sut pourtant le regagner par son adresse; et il était bien avant dans sa confiance, quand les premiers troubles éclatèrent à Alexandrie.
Tandis qu'Eusèbe de Nicomédie intriguait à la cour en faveur de l'Arianisme, un autre Eusèbe aussi courtisan que lui, quoique éloigné de la cour, donnait asyle à Arius qui s'était retiré d'Alexandrie. C'était l'évêque de Césarée, fameux par son histoire ecclésiastique, et par d'autres grands ouvrages. Il tenait un rang considérable entre les prélats de l'Orient, plus encore par son savoir, par son éloquence, et par la beauté de son esprit, que par la dignité de son église, métropole de la Palestine. Disciple du célèbre martyr Pamphile, il fut soupçonné d'avoir évité la mort en sacrifiant aux idoles; et ce soupçon ne fut jamais bien éclairci. Ce n'était pas là le seul rapport qui pouvait se trouver entre les deux Eusèbes: tous deux flatteurs, insinuants, se pliant aux circonstances; mais le premier plus haut, plus entreprenant, plus décidé, jaloux de la qualité de chef de parti, et déterminément méchant; l'autre circonspect, timide, plus vain que dominant. L'un devenait souple par nécessité, l'autre l'était par caractère. Ils agissaient d'intelligence; cependant l'évêque de Césarée ne se prêtait qu'avec réserve aux violentes impressions de l'autre. Quelques-uns croient sans beaucoup de fondement, qu'ils étaient frères ou du moins proches parents. On a voulu purger du soupçon d'arianisme un écrivain aussi utile à l'église qu'Eusèbe de Césarée; mais toute sa conduite l'accuse, et ses écrits ne le justifient pas. Le septième concile œcuménique le déclare Arien; et ce qui prouve qu'après avoir enfin consenti à signer la consubstantialité du verbe dans le concile de Nicée, il continua d'être Arien dans le cœur, c'est que dans tout ce qu'il écrivit depuis ce temps-là, il évite avec soin le terme de consubstantiel; que dans son histoire il ne nomme pas Arius; qu'il le couvre de toute son adresse; que dans le récit du concile de Nicée, il ne parle que de la question de la Pâque, et comme pour éblouir et donner le change, il s'étend avec pompe sur la forme du concile, sans toucher un seul mot de l'arianisme qui en était le principal objet; c'est enfin qu'il conserva toute sa vie des liaisons avec les principaux Ariens, et se prêta constamment à la plupart de leurs manœuvres.
Tout était en mouvement dans les églises d'Égypte, de Libye, d'Orient. Ce n'était que messages, que lettres souscrites par les uns, rejetées par les autres. Eusèbe de Nicomédie n'était pas homme à pardonner à Alexandre le portrait que celui-ci avait osé faire de lui dans sa lettre circulaire: il ne cessait pourtant pas de lui écrire en faveur d'Arius; mais en même temps il s'efforçait de soulever contre lui toutes les églises. L'esprit de parti ne ménageait pas les injures; et le scandale était si public, que les païens en prenaient sujet de risée, et jouaient sur les théâtres les divisions de l'église chrétienne. Pour augmenter le trouble, Mélétius et ses adhérents favorisaient les Ariens. Cependant on assemblait partout des synodes. Arius retiré en Palestine obtint d'Eusèbe de Césarée, et de plusieurs autres évêques, la permission de faire les fonctions du sacerdoce; ce qui, par une réserve affectée, ne lui fut pourtant accordé, qu'à condition qu'il resterait soumis de cœur à son évêque, et qu'il ne cesserait de travailler à se réconcilier avec lui. Après quelque séjour en Palestine, il alla se jeter entre les bras de son grand protecteur Eusèbe de Nicomédie: de là il écrit à Alexandre, et en lui exposant le fonds de son hérésie, il a l'audace de protester qu'il n'enseigne que ce qu'il a appris de lui-même. Ce fut dans cet asyle que pour insinuer plus agréablement son erreur, il composa un poème intitulé Thalie: ce titre n'annonçait que la joie des festins et de la débauche: l'exécution de l'ouvrage était encore plus indécente; il était versifié dans la même mesure que les chansons de Sotade, décriées chez les païens mêmes pour la lubricité qu'elles respiraient, et qui avaient coûté la vie à leur auteur. Arius y avait semé tous les principes de sa doctrine; et pour la mettre à la portée des esprits les plus grossiers, dont le zèle brutal rend un hérésiarque redoutable, il fit des cantiques accommodés au génie des divers états du peuple: il y en avait pour les nautoniers, pour ceux qui tournaient la meule, pour les voyageurs. La qualité de proscrit, de persécuté, qu'Arius savait bien faire valoir, lui attirait la compassion du vulgaire, qui ne manque presque jamais de croire les hommes innocents dès qu'il les voit malheureux.
Eusèbe de Nicomédie servit son ami avec chaleur en faisant assembler en concile les évêques de Bithynie. Il y fut résolu d'écrire à tous les évêques du monde, pour les exhorter à ne pas abandonner Arius, dont la doctrine n'avait rien que d'orthodoxe; et à se réunir pour vaincre l'injuste opiniâtreté d'Alexandre. Toutes les lettres écrites par les deux partis depuis le commencement du procès furent recueillies en un corps, d'un côté par Alexandre, de l'autre par Arius; et composèrent, pour ainsi dire, le code des orthodoxes et celui des Ariens.
Constantin fut averti de ces agitations de l'église d'Orient, lorsqu'il se disposait à partir pour la Syrie et l'Égypte. Il gémissait de voir s'élever dans le sein du christianisme une division capable de l'étouffer, ou du moins d'en retarder les progrès. Il ne jugea pas à propos de se rendre témoin de ces désordres, de peur de compromettre son autorité, ou de se mettre dans la nécessité de punir. Il prit donc le parti de se tenir éloigné, et d'employer les voies de la douceur. Eusèbe de Nicomédie profita de cette disposition pacifique du prince pour lui persuader qu'il ne s'agissait que d'une dispute de mots; que les deux partis s'accordaient sur les points fondamentaux, et que toute la querelle ne roulait que sur des subtilités où la foi n'était nullement intéressée. L'empereur le crut; il écrivit à Alexandre et à Arius qui était apparemment déja retourné à Alexandrie. Sa lettre avait pour but de rapprocher les esprits; il y blâmait l'un et l'autre d'avoir donné l'essor à leurs pensées et à leurs discours sur des objets impénétrables à l'esprit humain: il prétendait que, ces points n'étant pas essentiels, la différence d'opinion ne devait pas rompre l'union chrétienne; que chacun pouvait prendre intérieurement le parti qu'il voudrait, mais que pour l'amour de la paix il fallait s'abstenir d'en discourir. Il comparait ces dissensions aux disputes des philosophes d'une même secte, qui ne laissaient pas de faire corps, quoique les membres ne s'accordassent pas sur plusieurs questions. Ce bon prince, animé d'une tendresse paternelle, finissait en ces termes: «Rendez-moi des jours sereins et des nuits tranquilles; faites-moi jouir d'une lumière sans nuage. Si vos divisions continuent, je serai réduit à gémir, à verser des larmes; il n'y aura plus pour moi de repos. Où en trouverai-je, si le peuple de Dieu, si mes conserviteurs se déchirent avec opiniâtreté? Je voulais vous aller visiter; mon cœur était déja avec vous: vos discordes m'ont fermé le chemin de l'Orient. Réunissez-vous pour me le rouvrir. Donnez-moi la joie de vous voir heureux comme tous les peuples de mon empire: que je puisse joindre ma voix à la vôtre, pour rendre de concert au souverain Être des actions de graces de la concorde qu'il nous aura procurée.» Il mit cette lettre entre les mains d'Osius, pour la porter à Alexandrie. Il comptait beaucoup sur la sagesse de ce vieillard, évêque de Cordoue depuis trente années, respecté dans toute l'église pour son grand savoir et pour le courage avec lequel il avait confessé Jésus-Christ dans la persécution de Maximien. Afin d'étouffer toute semence de division, il lui recommanda aussi de travailler à réunir les églises partagées sur le jour de la célébration de la Pâque. C'était une dispute ancienne, qui n'avait pu être terminée par les décisions de plusieurs conciles. Tout l'Occident et une grande partie de l'Orient célébraient la fête de Pâque le premier dimanche après le quatorzième de la lune de mars: la Syrie et la Mésopotamie persistaient à la solenniser avec les Juifs le quatorzième de la lune, en quelque jour de la semaine qu'il tombât. C'était dans le culte une diversité qui donnait occasion à des contestations opiniâtres et scandaleuses. Osius fut chargé de tâcher de rétablir aussi dans ce point l'uniformité.
Ce grand évêque avait assez de zèle et de capacité pour s'acquitter d'une commission si importante. Il assembla à Alexandrie un concile nombreux. Mais il trouva trop d'aigreur dans les esprits. Il ne tira d'autre fruit de ses démarches que de se convaincre lui-même de la mauvaise foi d'Arius, et du danger de sa doctrine. On renouvela pourtant dans ce concile la condamnation de Sabellius et de Mélétius. On y condamna un prêtre nommé Colluthus qui avait fait schisme et usurpé les fonctions de l'épiscopat: il se soumit et rentra dans son rang de simple prêtre; mais plusieurs de ses sectateurs se joignirent à ceux de Mélétius et d'Arius. Constantin était retourné à Thessalonique dès le commencement de mars. Osius, s'étant rendu auprès de lui, le détrompa; il lui fit ouvrir les yeux sur la justice et la sagesse de la conduite d'Alexandre. Eusèbe méritait d'être puni pour en avoir imposé au prince; cet adroit courtisan sut se mettre à couvert. Arius osa même envoyer à l'empereur une apologie: nous avons une réponse attribuée à l'empereur, et adressée à Arius et aux Ariens. C'est une pièce satirique, remplie de raisonnements confus, et plus encore d'invectives, d'ironie, d'allusions froides et d'injures personnelles. Si c'est l'ouvrage du prince dont elle porte le nom, et non pas celui de quelque déclamateur, il faut avouer que ce style n'est pas digne de la majesté impériale. Il ne convenait pas à Constantin d'entrer en lice contre un sophiste: il était né pour dire et faire de grandes choses, et pour donner de grands exemples.
Il donna aux princes dans cette occasion celui d'une clémence vraiment magnanime. L'audace et l'emportement des hérétiques croissaient tous les jours. Les évêques s'armaient contre les évêques, les peuples contre les peuples. Toute l'Égypte depuis le fond de la Thébaïde jusqu'à Alexandrie était dans une horrible confusion. La fureur ne respecta pas les statues de l'empereur. Il en fut informé; le zèle, courtisan toujours ardent à la punition d'autrui, l'excitait à la vengeance; on se récriait sur l'énormité de l'attentat; on ne trouvait pas de supplice assez rigoureux pour punir des forcenés qui avaient insulté à coups de pierres la face du prince: dans la rumeur de cette indignation universelle, Constantin portant la main à son visage, dit en souriant: Pour moi, je ne me sens pas blessé. Cette parole ferma la bouche aux courtisans, et ne sera jamais oubliée de la postérité.
Contre un parti si turbulent, si audacieux, déja soutenu de plusieurs évêques, Constantin crut devoir réunir toutes les forces de l'église. Maître de tout l'empire, il conçut une idée digne de sa puissance et de sa piété; ce fut d'assembler un concile universel. Il choisit Nicée pour le lieu de l'assemblée. C'était une ville célèbre, en Bithynie, sur le bord du lac Ascanius, dans une plaine étendue et fertile. L'empereur y invita tous les évêques de ses états. Il donna ordre de leur fournir aux dépens du public les voitures, les mulets, les chevaux dont ils auraient besoin, et n'exigea d'eux que la diligence. Le rendez-vous était indiqué au mois de mai de l'année suivante.
L'empereur resta jusqu'à ce temps-là partie à Thessalonique, partie à Nicomédie. On ne voit pas qu'il ait fait alors autre chose que des lois. Il régla les dispenses d'âge que le prince accordait aux mineurs pour l'administration de leurs biens. Afin de diminuer les occasions de procès, il donna une nouvelle étendue à l'autorité des pères et des mères, par rapport au partage des biens entre leurs enfants. Il défendit aux magistrats de toucher aux contributions des provinces, gardées dans les dépôts publics, et d'en changer la destination, même à dessein de les remplacer ensuite. L'usure n'avait plus de bornes: pour la restreindre, il permit à ceux qui prêtaient des fruits secs ou liquides, comme du blé, du vin, de l'huile, d'exiger moitié en sus de ce qu'ils auraient prêté, par exemple, trois boisseaux de blé pour deux boisseaux; quant à l'intérêt de l'argent, il le réduisit à douze pour cent. Cette usure, tout excessive qu'elle est, était le denier autorisé par les lois romaines. Il ajoute que le créancier qui refusera le remboursement du principal pour prolonger le profit de l'intérêt, perdra l'intérêt et le principal. Cette loi ne pouvait être d'usage que pour les païens; elle ne fut jamais adoptée par l'église, qui a toujours défendu le prêt usuraire. Et ce fut sans doute pour affermir en ce point sa discipline, que trois mois après elle déclara par un canon exprès, dans le concile de Nicée, que tout clerc qui prêterait à intérêt, de quelque manière que ce fût, serait retranché du clergé. En faveur de ceux qui exposent leur vie pour le salut de l'état, il ordonna que leur dernière volonté, s'ils mouraient en campagne, serait exécutée sans contestation, de quelque manière qu'elle fût manifestée. Ainsi leur disposition testamentaire écrite avec leur sang sur le fourreau de leur épée, sur leur bouclier, ou même tracée avec leur pique sur la poussière du champ de bataille où ils perdaient la vie, avait la force d'un acte revêtu de toutes les formalités. C'était bien en effet le plus noble caractère, et la forme la plus sacrée dans laquelle un testament pût être conçu. Quelques-unes de ces lois furent publiées pendant le concile. Le prince donnait au réglement de l'état tous les moments que lui laissaient alors les affaires importantes de l'église. Il publia encore, en attendant l'ouverture du concile, plusieurs autres ordonnances, que nous avons déja indiquées à l'occasion des lois faites dans les années précédentes.
Au commencement de l'année 325, sous le consulat de Paulinus et de Julianus, les évêques accompagnés des plus savants de leurs prêtres et de leurs diacres, qui faisaient presque toute leur suite, accouraient à Nicée de toutes parts. Ils quittaient leurs églises au milieu des prières et des vœux de leurs peuples. Toutes les villes de leur passage recevaient avec vénération et avec joie ces généreux athlètes, qui, pleins d'espérance et d'ardeur pour rétablir la paix, volaient à la guerre contre les ennemis de l'église. Ils laissaient partout sur leur route l'odeur de leurs vertus, et les présages de leur victoire. Constantin était à Nicomédie au commencement de février; et dès le mois de mai, il se rendit à Nicée pour y recevoir les Pères du concile. Il leur faisait l'accueil le plus honorable: on leur fournit à ses dépens pendant leur séjour les choses nécessaires à la vie, avec une magnificence qui n'était bornée que par la simplicité et l'austérité de ces saints personnages. Jamais tant de vertus n'avaient été réunies. Nicée recevait dans son enceinte ce que la terre avait de plus auguste et de plus saint. C'était le champ de bataille où la religion et la vérité allaient combattre l'impiété et l'erreur. On y voyait les plus illustres chefs des églises du monde, depuis les confins de la haute Thébaïde jusqu'au pays des Goths, depuis l'Espagne jusqu'en Perse. Rien ne ressemblait mieux, dit Eusèbe, à cette première assemblée, dont il est parlé dans les Actes des Apôtres, lorsqu'au jour de la naissance de l'église un grand nombre d'hommes religieux et craignant Dieu, de toutes les nations qui sont sous le ciel, accoururent au bruit de la descente du Saint-Esprit. C'était aussi la première fois que l'église avait pu s'assembler toute entière: elle renaissait en quelque sorte par la liberté dont elle commençait à jouir; et c'était le même Esprit qui devait descendre. Le prince révérait dans ces illustres confesseurs les preuves de courage que plusieurs d'entre eux portaient sur leur corps; il distinguait, entre les autres, Paphnutius, évêque dans la haute Thébaïde, homme simple et pauvre, mais recommandable par la sainteté de sa vie, par ses miracles, et par la perte d'un de ses yeux au temps de la persécution de Maximin: c'était auprès de l'empereur le plus beau titre de noblesse; il faisait souvent venir Paphnutius au palais; il baisait avec respect la cicatrice, et lui rendait les plus grands honneurs.
Le concile fut composé de trois cent dix-huit évêques, entre lesquels il n'y en avait que dix-sept qui fussent infectés d'arianisme. Il appartient à l'histoire de l'Église de faire connaître tous ceux dont les noms se sont conservés. Je ne nommerai que les plus célèbres, dont l'histoire est liée avec celle de Constantin ou de ses enfants. Eustathius était né à Side en Pamphylie: il avait été évêque de Bérhée en Syrie, et transféré malgré lui à Antioche par le suffrage unanime des évêques, du clergé et du peuple après la mort de Philogonus. Ce prélat était également illustre par sa science et par sa vertu: il avait confessé la foi en présence des tyrans, et était destiné à souffrir encore une persécution plus opiniâtre de la part des Ariens. De trois Alexandres qui assistèrent au concile, l'un évêque d'Alexandrie, l'autre de Byzance, sont déja connus; le troisième gouvernait l'église de Thessalonique, et il se signala dans la suite par son zèle pour St-Athanase persécuté. Macarius, évêque de Jérusalem, était un des orthodoxes que les Ariens haïssaient davantage: il seconda dans la suite l'impératrice Hélène dans la découverte de la croix. Nous avons déja parlé de Cécilien, évêque de Carthage. Marcel d'Ancyre, dès lors célèbre par son opposition aux Ariens, le fut encore depuis par les erreurs dont il fut accusé, et qui ont fait de son orthodoxie un sujet de dispute. Jacques évêque de Nisibe, en Mésopotamie, fameux par ses austérités et par ses miracles, fut vingt-cinq ans après le plus fort rempart de sa ville épiscopale contre l'armée innombrable de Sapor, et força ce prince à lever le siége. Le plus considérable de tous ces prélats était le grand Osius, que nous avons déja fait connaître. Le pape Silvestre retenu à Rome par sa vieillesse envoya deux prêtres, Vitus et Vincent, en qualité de légats. Mais le plus formidable ennemi que les Ariens éprouvèrent dans ce concile, fut le jeune Athanase, diacre d'Alexandrie. L'évêque Alexandre qui l'avait élevé, et qui le chérissait comme son fils, l'avait amené avec lui. Les Ariens le connaissaient déja et le haïssaient mortellement: ils attribuaient à ses conseils la fermeté inflexible d'Alexandre. La Providence, qui le destinait à combattre pour l'église pendant le cours d'une longue vie jusqu'au dernier soupir, lui fit faire, pour ainsi dire, ses premières armes dans ce concile; il y soutint avec gloire à la face de l'église universelle les plus violents assauts, et se signala dès lors par une éloquence et une force de raisonnement qui confondit plusieurs fois les plus habiles d'entre les Ariens et Arius lui-même, et qui étonna l'empereur et toute sa cour. Outre les prêtres, les diacres, et les acolytes, les évêques s'étaient fait accompagner de plusieurs laïcs habiles dans les lettres humaines.
Les Ariens, dont l'hérésie s'était répandue depuis la haute Libye jusqu'en Bithynie, ne purent pourtant rassembler que dix-sept évêques. Les plus renommés sont Sécundus de Ptolémaïs, Théonas ou Théon de la Marmarique, le fameux Eusèbe de Césarée, Théognis de Nicée, Maris de Chalcédoine, et le grand défenseur de tout le parti, Eusèbe de Nicomédie. Arius les animait par sa présence et leur prêtait ses ruses et ses artifices.
Avant l'ouverture du concile les théologiens, par une espèce de prélude, eurent à s'exercer contre quelques philosophes païens. Ceux-ci étaient venus les uns par curiosité, pour s'instruire de la doctrine des chrétiens; les autres, par haine et par jalousie, pour les embarrasser dans la dispute. Un de ces derniers, arrogant et avantageux, se prévalait de sa dialectique, et traitait avec mépris les ecclésiastiques qui entreprenaient de le réfuter; lorsqu'un vieillard du nombre des confesseurs, laïc simple et ignorant, se présenta pour entrer en lice. Sa prétention fit rire d'avance les païens qui le connaissaient, et fit craindre aux chrétiens qu'il ne se rendît vraiment ridicule. Cependant on n'osa par respect lui fermer la bouche. Alors imposant silence au nom de Jésus-Christ, à ce superbe philosophe: Écoute, lui dit-il; et après lui avoir exposé en termes clairs et précis, mais sans entrer dans la discussion des preuves, les mystères les plus incompréhensibles de la religion, la trinité, l'incarnation, la mort du fils de Dieu, son avénement futur: Voilà, lui ajouta-t-il, ce que nous croyons sans curiosité. Cesse de raisonner en vain sur des vérités qui ne sont accessibles qu'à la foi; et réponds-moi si tu les crois. A ces mots, la raison du philosophe fut terrassée par une puissance intérieure; il s'avoua vaincu, remercia le vieillard, et devenu lui-même prédicateur de l'Évangile, il protestait avec serment à ses semblables, qu'il avait senti dans son cœur l'impression d'une force divine, dont il ne pouvait expliquer le secret.
De tant d'évêques rassemblés plusieurs avaient entre eux des querelles particulières. Ils croyaient l'occasion favorable pour porter leurs plaintes au prince et en obtenir justice. C'était tous les jours de nouvelles requêtes, de nouveaux mémoires d'accusation. L'empereur, en ayant reçu un grand nombre, les fit rouler ensemble, sceller de son anneau; et assigna un jour pour y répondre. Il travailla dans cet intervalle à réunir les esprits divisés. Le jour venu, les parties s'étant rendues devant lui pour recevoir la décision, il se fit apporter le rouleau, et le tenant entre ses mains, «Tous ces procès, dit-il, ont un jour auquel ils sont assignés, c'est celui du jugement général; ils ont un juge naturel, c'est Dieu même. Pour moi qui ne suis qu'un homme, il ne m'appartient pas de prononcer dans des causes où les accusateurs et les accusés sont des personnes consacrées à Dieu. C'est à eux à vivre sans mériter de reproches, et sans en faire. Imitons la bonté divine, et pardonnons ainsi qu'elle nous pardonne: effaçons jusqu'à la mémoire de nos plaintes par une réconciliation sincère, et ne nous occupons que de la cause de la foi qui nous rassemble». Après ces paroles il jeta au feu tous ces libelles, assurant avec serment qu'il n'en avait pas lu un seul: Il faut, disait-il, se donner de garde de révéler les fautes des ministres du Seigneur, de peur de scandaliser le peuple et de lui prêter de quoi autoriser ses désordres. On dit même qu'il ajouta, que s'il surprenait un évêque en adultère, il le couvrirait de sa pourpre, pour en cacher le scandale aux yeux des fidèles. Il marqua en même temps le 19 juin, pour la première séance publique.
En attendant ce jour, les évêques s'assemblèrent plusieurs fois en particulier, pour préparer et débattre les matières. Ils firent venir Arius, ils l'écoutèrent, ils discutèrent ses opinions. Ce fut dans ces conférences que d'un côté Arius mit en œuvre tous ses talents, toute son adresse, tantôt dévoilant sa doctrine pour sonder les esprits, tantôt la repliant, pour ainsi dire, et l'enveloppant de termes orthodoxes pour en déguiser l'horreur; et que, de l'autre, Athanase parut comme une vive lumière qui déconcertait l'hérésie, et la poursuivait dans ses détours les plus ténébreux.
La première séance se tint le 19 juin. L'antiquité ecclésiastique nous a précieusement conservé la doctrine de ce grand concile, et tout ce qui s'y passa d'important par rapport à la foi. C'est un des points historiques les plus sûrs et les mieux constatés. C'est aussi le seul qui intéresse véritablement l'église, dont les victoires doivent être immortelles. Mais pour les articles de pure curiosité, tels que le nombre des séances, leur distinction, le lieu où elles se tinrent, combien de fois et en quels jours Constantin y assista, quel fut l'évêque qui y présida, tout cela est resté dans l'obscurité. La cause de ces incertitudes, c'est que les actes du concile ne furent pas rédigés par écrit; on n'écrivit que la profession de foi, les canons, et les lettres synodiques. Il est impossible de rien déterminer sur le nombre des sessions, et de distinguer ce qui se fit dans chacune. Quant au lieu de l'assemblée et à la présence de Constantin, il me paraît très-probable que les Pères s'assemblèrent dans l'église de Nicée; mais qu'ils se rendirent au palais pour la dernière session, à laquelle Constantin voulut assister, et qui fit la clôture du concile. Pour ce qui regarde le président, les uns sont portés à croire que ce fut Eustathius d'Antioche: c'était en effet un des plus grands évêques de l'église; il était assis le premier à droite, et l'on croit que ce fut lui qui harangua Constantin au nom du concile. Mais le terme de droite employé ici par Eusèbe est équivoque, et peut aussi bien signifier la droite en entrant, ce qu'on appelle dans l'église le côté de l'épître, que le côté opposé, qui était dans le concile la place d'honneur, comme on le voit par les séances de celui de Chalcédoine. Il n'est pas même bien certain que ce soit Eustathius qui ait porté la parole à l'empereur: Eusèbe semble dire que ce fut lui-même; Sozomène confirme ce sentiment, et d'autres attribuent cet honneur à l'évêque d'Alexandrie. Quoi qu'il en soit, il ne paraît pas nécessaire que ce soit le président du concile qui ait harangué l'empereur: cette fonction a pu être donnée à celui qu'on regardait comme le plus éloquent. L'opinion qui me semble le mieux appuyée, c'est qu'Osius présida au concile au nom du pape Silvestre; le nom d'Osius se trouve avec celui des deux autres légats Vitus ou Victor et Vincent à la tête des souscriptions.
Les sessions durèrent jusqu'au 25 août. On voit par les actes du concile d'Éphèse qu'elles étaient alors fort longues, commençant sur les huit ou neuf heures du matin et durant jusqu'au soir. On mettait sur un trône ou pupitre, au milieu de l'assemblée, le livre des Évangiles. Après qu'on eut discuté les questions de foi, entendu les Ariens, arrêté les canons de discipline qu'il était à propos de confirmer par l'autorité de l'église universelle, les Pères, pour prononcer le jugement définitif, se rendirent, selon le désir du prince, dans la plus grande salle du palais. On leur avait préparé des siéges à droite et à gauche. Chacun prit sa place, et attendit en silence l'arrivée de l'empereur. Bientôt on le vit paraître sans gardes, accompagné seulement de ceux de ses courtisans qui professaient le christianisme. A son approche, les évêques se levèrent. Il parut, dit Eusèbe, comme un ange de Dieu: sa pourpre enrichie d'or et de pierreries éblouissait par son éclat; mais ce qui frappait bien plus les yeux de ces saints prélats, c'était la noble piété que respirait tout son extérieur. Ses yeux baissés, la rougeur de son visage, sa démarche modeste et respectueuse, ajoutaient une grace chrétienne à la hauteur de sa taille, à la force de ses traits, et à cet air de grandeur qui annonçait le maître de l'empire. Après avoir traversé l'assemblée, il se tint debout au haut de la salle devant un siége d'or plus bas que celui des évêques, et ne s'assit qu'après qu'ils l'en eurent prié par des signes de respect. Tous s'assirent après lui. Alors un des prélats complimenta le prince en peu de mots au nom du concile, et rendit à Dieu au nom du prince des actions de graces. Quand cet évêque eut cessé de parler, tous les autres dans un profond silence fixèrent les yeux sur l'empereur, qui, promenant des regards doux et sereins sur cette auguste compagnie, et s'étant un peu recueilli, parla en ces termes:
«Mes vœux sont accomplis. De toutes les faveurs dont le roi du ciel et de la terre a daigné me combler, celle que je désirais avec le plus d'ardeur, c'était de vous voir assemblés et réunis dans le même esprit. Je jouis de ce bonheur; graces en soient rendues au Tout-Puissant. Que l'ennemi de la paix ne vienne plus troubler la nôtre. Après que par le secours du Dieu Sauveur nous avons détruit la tyrannie de ces impies qui lui faisaient une guerre ouverte, que l'esprit de malice n'ose plus désormais attaquer par la ruse et l'artifice notre sainte religion. Je le dis du fond du cœur; les discordes intestines de l'église de Dieu sont à mes yeux les plus périlleux de tous les combats. Victorieux de mes ennemis, je me flattais de n'avoir plus qu'à louer l'auteur de mes victoires, et à partager avec vous ma reconnaissance et le fruit de mes succès. La nouvelle de vos divisions m'a plongé dans une douleur amère. C'est pour remédier à ce mal, le plus funeste de tous, que je vous ai assemblés sans délai. La joie que me donne votre présence ne sera parfaite que par la réunion de vos cœurs. Ministres d'un Dieu pacifique, faites renaître entre vous cet esprit de charité que vous devez inspirer aux autres; étouffez toute semence de discorde, affermissez en ce jour une paix inaltérable. Ce sera l'offrande la plus agréable au Dieu que vous servez, et le présent le plus précieux à un prince qui le sert avec vous.»
Ce discours, prononcé en latin par l'empereur, fut ensuite interprété en grec, la plupart des Pères du concile n'entendant que cette langue. Constantin les parlait toutes deux; mais le latin était encore la langue régnante, et la majesté impériale ne s'exprimait point autrement. L'empereur ne donna aucune atteinte à la liberté du concile: il la laissa toute entière aux Ariens avant que le jugement fût prononcé. Dans les vives contestations qui s'élevèrent entre eux et les catholiques, le prince écoutait tout avec attention et avec patience; il se prêtait aux propositions de part et d'autre; il appuyait celles qui lui paraissaient propres à rapprocher les esprits; il s'efforçait de vaincre l'opiniâtreté par sa douceur, par la force de ses raisons, par des instances pressantes, et par des remontrances assaisonnées d'éloges. Il faut pourtant convenir que la présence du souverain dans un concile était un exemple dangereux, dont Constance abusa depuis dans les conciles d'Antioche et de Milan.
Les Ariens présentèrent une profession de foi artificieusement composée. Elle révolta tous les esprits; on se récria: elle fut mise en pièces. On lut une lettre d'Eusèbe de Nicomédie, remplie de blasphèmes si outrageants contre la personne du Fils de Dieu, que les Pères, pour ne les point entendre, se bouchèrent les oreilles: on la déchira avec horreur. Les catholiques voulaient dresser un symbole, qui ne fût susceptible d'aucune ambiguité, d'aucune interprétation favorable au dogme impie d'Arius, et qui exclût absolument de la personne de Jésus-Christ toute idée de créature. Les Ariens, au contraire, ne cherchaient qu'à sortir d'embarras en sauvant l'erreur sous l'équivoque des termes. D'abord on exigea d'eux qu'ils reconnussent selon les saintes Écritures, que Jésus-Christ est par nature Fils unique de Dieu, son verbe, sa vertu, son unique sagesse, splendeur de sa gloire, caractère de sa substance: ils ne firent aucune difficulté d'adopter tous ces termes, parce que, selon eux, ils n'étaient pas incompatibles avec la qualité de créature. Ils trouvaient moyen de pratiquer dans toutes ces expressions un retranchement à l'erreur. Mais on les força tout-à-fait quand, en ramassant dans un seul mot les notions répandues dans l'Écriture touchant le Fils de Dieu, on leur proposa de déclarer qu'il était consubstantiel à son Père. Ce mot fut pour eux un coup de foudre; il ne laissait aucun subterfuge à l'hérésie: c'était reconnaître que le Fils est en tout égal à son Père et le même Dieu que lui. Aussi s'écrièrent-ils que ce terme était nouveau, qu'il n'était point autorisé par les Écritures. On leur répliqua que les termes dont ils se servaient pour dégrader le Fils de Dieu ne se trouvaient pas non plus dans les livres saints; que d'ailleurs ce mot était déja consacré par l'usage qu'en avaient fait près de quatre-vingts ans auparavant d'illustres évêques de Rome et d'Alexandrie (c'étaient les deux saints Denis), pour confondre les adversaires de la divinité de Jésus-Christ. Les Pères du concile se tinrent constamment attachés à ce terme qui tranchait toutes les subtilités d'Arius, et qui fut depuis ce temps le signal distinctif des orthodoxes et des Ariens. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que ce glaive dont ils égorgeaient l'hérésie leur avait été fourni par l'hérésie même: on avait lu une lettre d'Eusèbe de Nicomédie, dans laquelle il disait que reconnaître le Fils incréé ce serait le déclarer consubstantiel à son Père.
Tous les orthodoxes, étant d'accord sur la foi de l'église, en souscrivirent le formulaire dressé par Osius, et prononcèrent l'anathème contre Arius et sa doctrine. Les dix-sept partisans de l'hérésiarque refusèrent d'abord de souscrire; mais la plupart se réunirent, du moins en apparence. La crainte de l'exil, dont l'empereur menaçait les réfractaires, les fit signer contre leur conscience, comme ils le firent bien voir dans la suite. Eusèbe de Césarée balança, et souscrivit enfin. La lettre qu'il adressa à son église, semble faite pour rassurer les Ariens de Césarée, que la nouvelle de sa signature avait sans doute alarmés. Il y explique le terme de consubstantiel, et l'affaiblit en l'expliquant. On sent un courtisan qui se plie aux circonstances, et qui ne change que de langage. Eusèbe de Nicomédie et Théognis de Nicée disputèrent long-temps le terrain. Le premier employa tout le crédit qu'il avait auprès du prince pour se mettre à couvert, sans être obligé d'adhérer à la décision du concile. Enfin vaincu par la fermeté de l'empereur, il consentit à signer la profession de foi, mais non pas l'anathème: il connaissait trop, disait-il, l'innocence et la pureté de la foi d'Arius. Il paraît que Théognis le suivit pas à pas dans toutes ses démarches. Philostorge prétend que par le conseil de Constantia, attachée à la nouvelle doctrine, les Ariens trompèrent l'empereur et les orthodoxes, en insérant dans le mot grec qui signifie consubstantiel une lettre qui en change le sens, et réduit ce mot à n'exprimer que semblable en substance[34]: il n'est guère probable que ce faible artifice ait échappé à tant d'yeux clairvoyants. Sécundus et Théonas restèrent seuls obstinés: on les condamna avec Arius et les autres prêtres ou diacres déja frappés d'anathème dans le concile d'Alexandrie, tels que Pistus et Euzoïus, qui, à la faveur des troubles de l'hérésie, usurpèrent quelque temps après, l'un le siége d'Alexandrie, l'autre celui d'Antioche. Les écrits d'Arius, et en particulier sa Thalie, furent condamnés. En exécution de ce jugement du concile, que la puissance séculière appuya, mais qu'elle ne prévint pas, Constantin, dans une lettre adressée aux évêques absents et à tous les fidèles, ordonne que ces livres pernicieux soient jetés au feu, sous peine de mort contre tous ceux qui en seront trouvés saisis. Le concile avait défendu à Arius de retourner à Alexandrie; l'empereur le relégua à Nicée en Illyrie, avec Sécundus, Théonas et ceux qui avaient subi l'anathème. On a blâmé Constantin de cette disproportion dans les peines: on lui a reproché d'avoir condamné à mort ceux qui liraient des ouvrages dont il se contentait de bannir l'auteur. On ne peut excuser ce défaut que par un autre que nous avons déja relevé, et qui semble avoir sa racine dans la bonté même du prince: il était bien plus sévère à l'égard des crimes à commettre, qu'à l'égard des crimes commis: l'amour du bon ordre le portait à faire craindre les châtiments les plus rigoureux, et sa clémence naturelle arrêtait la punition; ainsi, par l'événement, les peines prononcées dans ses lois devenaient simplement comminatoires. Il eût sans doute mieux rempli le devoir de législateur et de souverain, s'il eût été plus retenu dans les menaces et plus ferme dans l'exécution. Il veut, dans la même lettre, que les Ariens soient désormais nommés Porphyriens, à cause de la conformité qu'il trouve entre Porphyre et Arius, tous deux ennemis mortels de la religion chrétienne qu'ils ont attaquée par des écrits impies; tous deux exécrables à la postérité et dignes de périr avec leurs ouvrages. Mais cette dénomination ne prit pas faveur; et ce n'est pas la seule fois que le langage s'est soustrait, ainsi que la pensée, à toute l'autorité des souverains.
[34] Ὁμοὶουσιος pour Ὁμοόυσιος.—S.-M.
Constantin avait fort à cœur l'uniformité dans la célébration de la pâque. On s'accorda sur ce point. Il fut décidé que cette fête serait fixée au premier dimanche d'après le quatorzième de la lune de mars, et qu'on se servirait du cycle de Méton: c'est une révolution de dix-neuf ans, après lesquels la lune recommence à faire les mêmes lunaisons. Eusèbe de Césarée se chargea de composer un canon pascal de dix-neuf années: il l'adressa à Constantin avec un traité complet sur cette matière. Nous avons la lettre de l'empereur, qui le remercie de cet ouvrage. L'astronomie florissait alors surtout en Égypte: ce fut dans la suite l'évêque d'Alexandrie qui fut chargé de faire pour chaque année le calcul de la pâque, et d'en donner avis à l'évêque de Rome. Celui-ci en instruisait les autres églises. Cette coutume fut long-temps observée; mais lorsque le siége d'Alexandrie fut occupé par des prélats hérétiques, on ne voulut plus recevoir leurs lettres pascales. Malgré ce réglement du concile de Nicée, il y eut quelques évêques qui s'obstinèrent long-temps à célébrer la pâque le même jour que les Juifs: ils firent schisme, et furent nommés Quartodécimans.
Le concile aurait bien souhaité terminer toutes les disputes qui agitaient l'église. Il traita Mélétius avec plus d'indulgence qu'Arius: il lui laissa le nom et la dignité d'évêque, mais il lui ôta les ordinations. Quant aux évêques que Mélétius avait établis, ils devaient, après une nouvelle imposition des mains, conserver leur titre, à condition qu'ils céderaient le rang à ceux qu'Alexandre avait ordonnés, et à qui ils pourraient succéder, en observant les formes canoniques. Cette sage disposition du concile fut rendue inutile par l'indocilité de Mélétius, qui perpétua les troubles en se nommant un successeur quand il se vit près de mourir. Théodoret dit que de son temps, c'est-à-dire plus de cent ans après le concile de Nicée, ce schisme subsistait encore, surtout parmi quelques moines d'Égypte qui s'écartaient de la saine doctrine, et qui se livraient à des pratiques ridicules et superstitieuses. L'église était encore divisée depuis quatre-vingts ans par le schisme des Novatiens. Il avait eu pour auteur Novatianus, qui, s'étant séparé du pape Corneille, avait pris le titre d'évêque de Rome. Ces hérétiques affectaient une sévérité outrée, et se donnaient pour cette raison un nom qui, dans la langue grecque, signifie purs[35]. Ils retranchaient pour toujours de leur communion ceux qui, depuis leur baptême, avaient commis des crimes soumis à la pénitence publique: ils prétendaient que Dieu seul pouvait absoudre, et ils ôtaient à l'église le pouvoir de lier et de délier. Ils condamnaient les secondes noces comme des adultères. Leur secte était fort étendue: elle avait en Occident, et plus encore en Orient, des évêques, des prêtres, des églises. L'extérieur de régularité la rendait la moins odieuse de toutes les sectes hérétiques, et elle subsista jusque dans le huitième siècle. Les Pères de Nicée consentaient à les recevoir dans le sein de l'église, s'ils voulaient renoncer à leurs fausses préventions: ils offraient à leurs prêtres de les conserver dans le clergé, à leurs évêques de les admettre au nombre des prêtres, même de leur laisser leur titre, mais et sans fonction et seulement par honneur, si les évêques catholiques des lieux ne s'y opposaient pas. Ces offres furent inutiles. L'empereur lui-même s'employa en vain à leur réunion: il fit venir à Nicée Acésius, évêque novatien de Byzance, qu'il estimait pour la pureté de ses mœurs. Il lui communiqua les décisions du concile, et lui demanda s'il approuvait la profession de foi et ce qu'on avait statué sur la pâque. Acésius répondit qu'on n'avait rien établi de nouveau, et que ces deux points étaient conformes à la croyance et à la pratique apostolique: Pourquoi donc, lui dit Constantin, vous tenez-vous séparé de communion? Alors l'évêque, prévenu des maximes excessives des Novatiens, se rejeta sur la corruption où il prétendait que l'église était tombée en s'attribuant le pouvoir de remettre les péchés mortels; et l'empereur sentit qu'un orgueilleux rigorisme n'est pas moins difficile à guérir que le relâchement.
[35] Καθάροι.—S.-M.
Nous laissons à l'histoire de l'église le détail des canons de ce saint concile. Entre les trésors de la tradition ecclésiastique, c'est la source la plus pure, où l'église puise encore ses règles de discipline. La célèbre profession de foi, qui fut depuis ce temps la terreur et l'écueil de l'arianisme, est ce qu'on appelle aujourd'hui le symbole de Nicée. Le second concile général tenu à Constantinople y a fait quelques additions pour développer davantage les points essentiels de notre croyance. L'église d'Espagne par le conseil du roi Récarède à la fin du sixième siècle, fut la première qui le chanta à la messe, pour affermir dans la foi les Goths nouvellement sortis de l'arianisme. Sous Charlemagne, on commença à le chanter en France. Cet usage n'était pas encore établi à Rome sous le pontificat de Jean VIII du temps de Charles-le-Chauve.
Après avoir réglé ce qui regardait la foi et la discipline, le concile chargea nommément les principaux évêques d'en instruire toutes les églises, et il leur assigna à chacun leur département. Mais il jugea à propos d'appliquer lui-même le remède à la partie la plus malade. Il écrivit une lettre synodale aux églises d'Alexandrie, d'Égypte, de Libye et de Pentapole. On y remarque la douceur évangélique de ces saints évêques: loin de triompher de l'exil d'Arius, ils en paraissent affligés: Vous avez sans doute appris, disent-ils, ou vous apprendrez bientôt ce qui est arrivé à l'auteur de l'hérésie. Nous n'avons garde d'insulter à un homme qui a reçu la punition que méritait sa faute. Ils n'en disent pas davantage sur le châtiment d'Arius. Cette lettre fut accompagnée d'une autre adressée par le prince à l'église d'Alexandrie: il y remercie Dieu d'avoir confondu l'erreur à la lumière de la vérité, il rend témoignage aux Pères du concile de leur scrupuleuse exactitude à examiner et à discuter les matières; il gémit sur les blasphèmes que les Ariens ont osé prononcer contre Jésus-Christ; il exhorte les membres séparés à se rejoindre au corps de l'église; et il finit par ces paroles: La sentence prononcée par trois cents évêques doit être révérée comme sortie de la bouche de Dieu même; c'était le Saint-Esprit qui les éclairait et qui parlait en eux. Qu'aucun de vous n'hésite à les écouter: rentrez tous avec empressement dans la voie de la vérité, afin qu'à mon arrivée je puisse de concert avec vous rendre grace à celui qui pénètre le fond des consciences. On voit qu'il avait dessein d'aller incessamment en Égypte; ce qu'il n'a pas exécuté. Il écrivit encore deux autres lettres à toutes les églises: l'une est celle dont nous avons déja parlé, dans laquelle il proscrivait la doctrine et les écrits d'Arius; par l'autre il exhortait tous les fidèles à se conformer à la décision du concile sur la célébration du jour de Pâque.
La fête des Vicennales de Constantin tombait au 25 juillet de cette année: c'était le commencement de la vingtième de son règne. On croit que pour ne pas interrompre des affaires plus importantes, cette cérémonie fut remise à la fin du concile, qui se termina le 25 août. Eusèbe de Césarée fit en présence de l'assemblée l'éloge de l'empereur; et celui-ci invita tous les évêques à un festin qu'il fit préparer dans son palais. Ils furent reçus entre deux haies de gardes qui avaient l'épée nue. La salle était richement ornée; on y avait dressé plusieurs tables. L'empereur fit asseoir à la sienne les plus illustres prélats, et distingua par des honneurs et des caresses ceux qui portaient les marques glorieuses de leurs combats pour Jésus-Christ: il se sentait en les embrassant échauffer d'un nouveau zèle pour la foi qu'ils avaient si généreusement défendue. Tout se passa avec la grandeur et la modestie convenable à un empereur et à des évêques. Après le festin il leur fit des présents et leur donna des lettres pour les gouverneurs de ses provinces: il ordonnait à ceux-ci de distribuer tous les ans du blé dans chaque ville aux veuves, aux vierges, aux ministres de l'église. La quantité en fut mesurée, dit Théodoret, sur la libéralité du prince, plutôt que sur le besoin des pauvres. Julien abolit cette distribution. Jovien n'en rétablit que le tiers: la disette qui affligeait alors l'empire, ne lui permit pas de la renouveler en entier; mais ce tiers même était fort considérable et se distribuait encore du temps de Théodoret. L'empereur acheva la solennité de ses vicennales à Nicomédie, et la réitéra à Rome l'année suivante.
Avant que les évêques se séparassent, Constantin les fit assembler encore une fois; il les exhorta à conserver entre eux cette heureuse union, qui rendrait la religion vénérable même aux païens et aux hérétiques; à bannir tout esprit de domination, de contention, de jalousie. Il leur conseilla de ne pas employer seulement les paroles pour convertir les hommes: «Il en est peu, leur dit-il, qui cherchent sincèrement la vérité, il faut s'accommoder à leur faiblesse; acheter pour Dieu ceux qu'on ne peut convaincre; mettre en œuvre les aumônes, la protection, les marques de bienveillance, les présents même; en un mot, comme un habile médecin, varier le traitement selon la disposition de ceux qu'on veut guérir.» Enfin, après leur avoir demandé le secours de leurs prières et leur avoir dit adieu, il les renvoya dans leurs diocèses, et les défraya pour le retour, comme il avait fait depuis qu'ils étaient sortis de leurs églises. Telle fut la conclusion du concile de Nicée, le modèle des conciles suivants; respectable à jamais par la grandeur de la cause qui y fut traitée, et par le mérite des évêques qui la défendirent. L'église y fit la revue de ses forces; elle apprit à l'erreur à redouter ces saintes armées, composées d'autant de chefs, où le Saint-Esprit commande et donne à la vérité une victoire assurée. Mais ce qui jette sur ce concile une plus vive lumière, c'est que l'église, sortant alors des longues épreuves des persécutions, se présente à nos esprits avec toute la pureté et tout l'éclat de l'or qui sort de la fournaise. La mémoire de cette assemblée a été consacrée par la vénération des fidèles; et l'église d'Orient solennise la fête des évêques de Nicée le 28 de mai selon le ménologe des Grecs.
Aussitôt après la séparation des évêques, Eusèbe de Nicomédie et Théognis de Nicée levèrent le masque et recommencèrent à enseigner leurs erreurs. Ils se déclarèrent protecteurs de quelques Ariens obstinés, que Constantin avait mandés à sa cour, parce qu'ils semaient de nouveaux troubles dans Alexandrie. Le prince, irrité de la mauvaise foi des deux prélats, fit assembler un concile de quelques évêques trois mois après celui de Nicée. Ils y furent condamnés et déposés. L'empereur les relégua dans les Gaules, et écrivit à ceux de Nicomédie pour les en instruire. Il dépeint dans cette lettre Eusèbe comme un scélérat qui s'était prêté avec fureur à la tyrannie de Licinius, au massacre des évêques, à la persécution des fidèles: il le traite comme son ennemi personnel: il exhorte ses diocésains à se préserver de la contagion d'un si pernicieux exemple, et menace de punition quiconque prendra le parti de cet apostat. On mit à la place de ces deux prélats Amphion sur le siége de Nicomédie, et Chrestus sur celui de Nicée. Nous raconterons dans la suite par quels artifices ces deux hérétiques se procurèrent, à trois ans de là, le rappel et le rétablissement dans leurs siéges.
Cinq mois après le concile de Nicée, l'évêque d'Alexandrie alla recevoir la récompense de ses travaux. Étant prêt de mourir, il désigna par un esprit prophétique Athanase pour son successeur. Ce diacre qui dans un âge peu avancé égalait en mérite les plus anciens prélats et en modestie les plus humbles, se cacha, fut découvert, et malgré ses résistances élu selon les formes canoniques. Il fut pendant quarante-six ans que dura son épiscopat, le chef de l'armée d'Israël, et le plus ferme rempart de l'église. Cinq fois banni, souvent en danger de perdre la vie, toujours en butte à la fureur des Ariens, il ne se laissa jamais ni vaincre par leur violence, ni surprendre par leurs artifices. Génie vraiment héroïque, plein de force et de lumières, trop élevé pour être en prise aux séductions de la faveur, inébranlable au milieu des orages, il résista à des cabales armées de toute la puissance de l'enfer et de la cour. Ce fut dans la suite un malheur pour Constantin et une des plus grandes taches de son règne, de s'être laissé prévenir contre un évêque si digne de sa confiance; et rien ne montre mieux combien les ennemis d'Athanase étaient adroits et dangereux.
L'empereur passa le reste de l'année et le commencement de la suivante en Thrace, en Mésie, en Pannonie. Ce temps de repos fut employé à faire des lois utiles. C'était une règle de droit, que le demandeur seul fût obligé à faire preuve de la justice de sa prétention: Constantin pour ne laisser aucun nuage dans l'esprit des juges, voulut qu'en certains cas le défendeur fût astreint à prouver la légitimité de sa possession. Quant à la nature des preuves judiciaires, telles que les écritures et les témoins, il ordonna dans les années suivantes qu'on n'aurait égard à aucunes des écritures produites par une des deux parties, si elles se combattaient l'une l'autre; que les témoins prêteraient le serment avant que de parler; que les témoignages auraient plus ou moins de poids selon le rang et le mérite des personnes; mais que la déposition d'un seul, de quelque rang qu'il fût, ne serait jamais écoutée. Une loi bien plus célèbre est celle qui défendait les combats de gladiateurs, et qui pour l'avenir condamnait au travail des mines ceux que la sentence des juges avait coutume de réserver pour ces divertissements cruels. Les chrétiens avaient toujours détesté ces jeux sanglants: Lactance venait encore d'en montrer l'horreur dans ses Institutions divines qui avaient paru quatre ou cinq ans auparavant; et il y a lieu de croire que les Pères de Nicée, dans les entretiens qu'ils eurent avec l'empereur, n'avaient pas oublié cet article. Constantin, qui avait plusieurs fois fait couler le sang des captifs dans ces affreux spectacles, devenu plus humain par la pratique des vertus chrétiennes, sentait toute la barbarie de ces combats. Il eût bien voulu les détruire dans tout l'empire; on le sent par sa loi. Il paraît cependant qu'elle n'eut d'effet que pour Béryte en Phénicie, où elle fut adressée. Cette ville était fameuse par un amphithéâtre magnifique, qu'avait autrefois bâti Agrippa roi de Judée: elle était fort adonnée à ces spectacles. Cette coutume inhumaine régna long-temps en Orient et plus encore à Rome, où elle ne fut abolie que par Honorius. Libanius parle d'un combat de gladiateurs qui fut donné à Antioche en 328, c'est-à-dire, trois ans après cette loi. L'empereur remédia à un abus qu'avait introduit l'avidité des officiers militaires. Ils devaient recevoir par jour une certaine quantité de vivres, qui se tirait des dépôts publics, dans lesquels on les tenait en réserve. Ils se faisaient donner leurs rations en argent; d'où il arrivait deux inconvénients: les dépositaires des vivres, ne vidant pas leurs magasins, exigeaient des provinces de l'argent au lieu des denrées dont ils n'avaient que faire; et les vivres séjournant trop long-temps dans les greniers s'altéraient et se distribuaient en cet état aux soldats. Constantin défendit sous peine de mort, aux gardes des magasins de se prêter à ce commerce. Il prescrivit aussi de nouvelles formalités pour l'aliénation des biens des mineurs qui se trouvaient débiteurs du fisc.
Au mois d'avril de l'an 326, Constantin consul pour la septième fois, ayant pris pour collègue son fils Constance âgé de huit ans et demi et déja César, résolut d'aller à Rome, dont il était absent depuis long-temps. Il passa par Aquilée et par Milan, où il paraît qu'il fit quelque séjour. Il était à Rome le 8 de juillet, et y demeura près de trois mois. Il y célébra de nouveau ses vicennales. Le concours des décennales des deux Césars Crispus et Constantin augmenta la solennité. Mais la joie de ces fêtes se changea en deuil par un événement funeste, qui fut pour l'empereur jusqu'à la fin de sa vie une source d'amertume. Crispus qui avait si heureusement remplacé son père dans la guerre contre les Francs, qui l'avait secondé avec tant de succès et de gloire dans la défaite de Licinius, et qui donnait encore de plus grandes espérances, fut accusé par sa belle-mère, d'avoir conçu pour elle une passion incestueuse, et d'avoir osé la lui déclarer. Quelques auteurs attribuent cette méchanceté de Fausta à la jalousie que lui inspiraient les brillantes qualités du fils de Minervina: d'autres prétendent qu'embrasée d'un criminel amour pour ce jeune prince et rebutée avec horreur, elle l'accusa du crime dont elle était seule coupable. Tous conviennent que Constantin emporté par sa colère, le condamna à mort sans examen. Il fut mené loin des yeux de son père à Pola en Istrie, où il eut la tête tranchée. Sidonius dit qu'on le fit mourir par le poison. Il était âgé d'environ trente ans. Sa mort fut bientôt vengée. Le père infortuné commença par se punir lui-même. Accablé des reproches de sa mère Hélène et plus encore de ceux de sa conscience, qui l'accusait sans cesse d'une injuste précipitation, il se livra à une espèce de désespoir. Toutes les vertus de Crispus irritaient ses remords: il semblait avoir renoncé à la vie. Il passa quarante jours entiers dans les larmes, sans faire usage du bain, sans prendre de repos. Il ne trouva d'autre consolation que de signaler son repentir par une statue d'argent qu'il fit dresser à son fils; la tête était d'or; sur le front étaient gravés ces mots: C'est mon fils injustement condamné. Cette statue fut ensuite transportée à Constantinople, où elle se voyait dans le lieu appelé Smyrnium.
La mort de Crispus, chéri de tout l'empire, attira sur Fausta l'indignation publique. On osa bientôt avertir Constantin des désordres de sa perfide épouse. Elle fut accusée d'un commerce infâme, qu'il avait peut-être seul ignoré jusqu'alors. Ce nouveau crime devint une preuve de la calomnie. Aussi malheureux mari que malheureux père, également aveugle dans sa colère contre sa femme et contre son fils, il ne se donna pas non plus cette fois le temps d'avérer l'accusation, et il courut encore le risque de l'injustice et des remords. Il fit étouffer Fausta dans une étuve. Plusieurs officiers de sa cour furent enveloppés dans cette terrible vengeance. Le jeune Licinius qui n'avait pas encore douze ans, et dont les bonnes qualités semblaient dignes d'un meilleur sort, perdit alors la vie, sans qu'on en sache le sujet. Ces exécutions firent horreur. On trouva affichés aux portes du palais deux vers satiriques où l'on rappelait la mémoire de Néron[36]. Des événements si tragiques ont noirci les dernières années de Constantin: ils contribuèrent sans doute à l'éloigner de la ville de Rome, où s'étaient passées tant de scènes sanglantes; il la regarda comme un séjour funeste.
Rome de son côté ne lui épargna pas les malédictions et les injures. On raconte qu'un jour ayant été insulté par le peuple, il consulta deux de ses frères sur la conduite qu'il devait tenir en cette rencontre. L'un lui conseilla de faire massacrer cette canaille insolente, et s'offrit à se mettre à la tête des troupes; l'autre fut d'avis qu'il convenait à un grand prince de fermer les yeux et les oreilles à ces outrages. L'empereur suivit ce dernier conseil, et regagna par cette douceur ce que les rigueurs précédentes lui avaient fait perdre dans le cœur du peuple. L'auteur qui rapporte ce trait, ajoute que Constantin distingua par des emplois et des dignités celui de ses frères qui l'avait porté à la clémence, et qu'il laissa l'autre dans une espèce d'obscurité. Ce qui peut faire croire que le premier était Jule Constance qui fut consul et patrice, ou Delmatius qui fut censeur et employé dans les plus grandes affaires, et que l'autre était Hanniballianus qui eut en effet si peu de distinction, que plusieurs auteurs le retranchent du nombre des frères de Constantin et le confondent avec Delmatius.
Ces dégoûts que l'empereur avait éprouvés à Rome, joints à l'attachement que cette ville enivrée du sang des martyrs conservait pour le paganisme, lui firent naître la pensée d'établir ailleurs le siége de son empire. On peut juger par le peu de résidence qu'il avait fait à Rome, depuis qu'il s'en était rendu maître, que cette ville n'avait jamais eu pour lui beaucoup d'attraits. En effet ce n'était plus depuis long-temps le séjour de la vertu et d'une simplicité magnanime: c'était le rendez-vous de tous les vices et de toutes les débauches. La mollesse, la parure, la pompe des équipages, l'ostentation des richesses, la dépense de table y tenaient lieu de mérite. Les grands dominaient en tyrans, et les petits rampaient en esclaves. Les hommes en place ne récompensaient plus que les services honteux et les talents frivoles. La science et la probité étaient rebutées comme des qualités inutiles ou même importunes. On achetait des valets la faveur des maîtres. Les études sérieuses se cachaient dans le silence; les amusements étaient seuls en honneur; tout retentissait de chants et de symphonies. Le musicien et le maître de danse tenaient dans l'éducation une place plus importante que le philosophe et l'orateur. Les bibliothèques étaient des solitudes ou plutôt des sépulcres, tandis que les théâtres et les salles de concert regorgeaient d'auditeurs: et dans une disette publique, où l'on fut obligé de faire sortir les étrangers, on chassa tous les maîtres des arts libéraux, et l'on garda les comédiennes, les farceurs, et trois mille danseuses avec autant de pantomimes; tant la science et la vertu étaient devenues étrangères! Ajoutez à cette peinture toutes les intrigues de la corruption, toutes les manœuvres de l'ambition et de l'avarice, l'ivrognerie de la populace, la passion désespérée du jeu, la fureur et la cabale des spectacles. Telle est l'idée que nous donne de cette ville un auteur judicieux, qui peignait à la postérité ce qu'il avait sous les yeux. Constantin l'abandonna pour n'y plus revenir, sans être encore déterminé sur le choix de sa nouvelle demeure. Il en sortit vers la fin de septembre, et retourna en Pannonie, en passant par Spolète et par Milan.
Il demeura toute l'année suivante 327 dans l'Illyrie et dans la Thrace, pendant le consulat de Constance et de Maxime. Ce Constance n'était pas de la famille de Constantin; il avait alors avec le consulat la dignité de préfet du prétoire. Cette année est à jamais mémorable par la découverte de l'instrument de notre rédemption; qui après avoir été enseveli pendant près de trois cents ans, reparut à la chute de l'idolâtrie, et s'éleva à son tour sur ses ruines.
Constantin avait résolu d'honorer Jérusalem d'un monument digne de son respect pour cette terre sacrée. Hélène sa mère, remplie de ce noble dessein, était partie de Rome l'année précédente après la mort de Crispus, pour aller chercher quelque consolation sur les vestiges du Sauveur. Agée de soixante et dix-neuf ans, elle ne se rebuta pas des fatigues d'un si long voyage. A son arrivée, sa piété fut attendrie de l'état déplorable où elle trouvait le Calvaire. Les païens, pour étouffer le christianisme dans son berceau même, avaient pris à tâche de défigurer ce lieu: ils avaient élevé sur la colline quantité de terre, et après avoir couvert le sol de grandes pierres, ils l'avaient environné d'une muraille. C'était depuis Hadrien un temple consacré à Vénus, où la statue de la déesse recevait un encens profane, et éloignait les hommages des chrétiens qui n'osaient approcher de ce lieu d'horreur. Ils avaient perdu jusqu'à la mémoire du sépulcre de Jésus-Christ. Hélène, sur les indices d'un Hébreu plus instruit que les autres, fit abattre les statues et le temple, enlever les terres qui furent jetées loin de la ville, et découvrir le sépulcre. En fouillant aux environs, on trouva trois croix, les clous dont le Sauveur avait été attaché, et séparément, l'inscription telle qu'elle est rapportée par les évangélistes. Un miracle fit distinguer la croix de Jésus-Christ.
La découverte d'un si riche trésor combla de joie l'empereur. Il ne pouvait se lasser de louer la Providence, qui, ayant si long-temps conservé un bois de lui-même corruptible, le manifestait enfin au ciel et à la terre, lorsque les chrétiens devenus libres pouvaient marcher sans crainte sous leur étendard général. Il fit bâtir une église qui est nommée dans les auteurs, tantôt l'Anastase, c'est-à-dire, la Résurrection, tantôt l'église de la Croix ou de la Passion, tantôt le Saint-Sépulcre. L'empereur recommanda à l'évêque Macarius de ne rien épargner pour en faire le plus bel édifice de l'univers. Il donna ordre à Dracilianus, vicaire des préfets et gouverneur de la Palestine, de fournir tous les ouvriers et les matériaux que demanderait l'évêque. Il envoya lui-même les pierreries, l'or, et les plus beaux marbres. Selon quelques auteurs, Eustathius prêtre de Byzance en fut l'architecte. Voici la description que fait Eusèbe de ce temple magnifique. La façade superbement ornée s'élevait sur un large parvis, et donnait entrée dans une vaste cour bordée de portiques à droite et à gauche. On entrait dans le temple par trois portes du côté de l'occident. Le bâtiment se divisait en trois corps. Celui du milieu, que nous appelons la nef, et qu'on nommait proprement la basilique, était très-étendu dans ses dimensions, et fort exhaussé. L'intérieur était incrusté des marbres les plus précieux: au-dehors les pierres étaient si bien liées et d'un si beau poli, qu'elles rendaient l'éclat du marbre. Le plafond formé de planches exactement jointes, décoré de sculpture et revêtu entièrement d'un or très-pur et très-éclatant, semblait un océan de lumière suspendu sur toute la basilique. Le toit était couvert de plomb. Vers l'extrémité s'élevait un dôme en plein cintre, soutenu sur douze colonnes, dont le nombre représentait celui des apôtres; sur les chapiteaux étaient placés autant de grands vases d'argent. De chaque côté de la basilique s'étendait un portique, dont la voûte était enrichie d'or. Les colonnes qui lui étaient communes avec la basilique, avaient beaucoup d'élévation; l'autre partie portait sur des pilastres très-ornés. On avait pratiqué sous terre un autre portique, qui répondait au supérieur dans toutes ses dimensions. De l'église on passait dans une seconde cour pavée de belles pierres polies, autour de laquelle régnaient des trois côtés de longs portiques. Au bout de cette cour et au chef de tout l'édifice était la chapelle du saint Sépulcre, où l'empereur s'était efforcé d'imiter par l'éclat de l'or et des pierres précieuses, la splendeur dont avait brillé ce saint lieu au moment de la résurrection. Cet édifice commencé sous les yeux d'Hélène ne fut achevé et dédié que huit ans après. Il n'en reste plus de vestiges, parce qu'il a été plusieurs fois ruiné: il se forma à l'entour une autre ville, qui reprit l'ancien nom de Jérusalem, et qui semblait être, dit Eusèbe, la nouvelle Jérusalem, prédite par les prophètes. Celle-ci renfermait le saint Sépulcre et le Calvaire. L'ancienne, qui depuis Hadrien portait le nom d'Ælia, fut abandonnée; et dès ce temps-là commencèrent les pélerinages, et les offrandes des chrétiens, que la dévotion y appelait de toutes les parties du monde.
La pieuse princesse bâtit encore deux autres églises, l'une à Bethléem dans le lieu où était né le Sauveur, l'autre sur le mont des Olives d'où il s'était élevé au ciel. Elle ne se borna pas à la pompe des édifices. Sa magnificence se fit encore bien mieux connaître par les bienfaits qu'elle aimait à répandre sur les hommes. Dans le cours de ses voyages elle versait sur le public et sur les particuliers les trésors de l'empereur, qui fournissait sans mesure à toutes ses libéralités: elle embellissait les églises et les oratoires des moindres villes; elle faisait de sa propre main des largesses aux soldats; elle nourrissait et habillait les pauvres; elle délivrait les prisonniers, faisait grace à ceux qui étaient condamnés aux mines, tirait d'oppression ceux qui gémissaient sous la tyrannie des grands, rappelait les exilés; en un mot, dans ce pays habité autrefois par le Sauveur du monde, elle retraçait son image, faisant pour les corps ce qu'il y avait fait pour les ames. Ce qui la rapprochait encore davantage de cette divine ressemblance, c'était la simplicité de son extérieur, et les pratiques d'humilité qui voilaient la majesté impériale sans l'avilir. On la voyait prosternée dans les églises au milieu des autres femmes dont elle ne se distinguait que par sa ferveur. Elle assembla plusieurs fois toutes les filles de Jérusalem qui faisaient profession de virginité, elle les servit à table, et ordonna qu'elles fussent nourries aux dépens du public.
Après avoir rendu aux saints lieux tout leur éclat, elle partit pour aller rejoindre son fils. La sainte croix enfermée dans une châsse d'argent, fut mise entre les mains de l'évêque, qui ne la montrait au peuple qu'une fois l'année au vendredi saint. Constantin reçut de sa mère les clous, l'inscription, et une portion considérable de la croix, dont il envoya une partie à Rome avec l'inscription: il la fit déposer dans la basilique du palais Sessorien, qui fut pour cette raison appelée l'église de Sainte-Croix, ou l'église d'Hélène. Il garda l'autre partie, qu'il fit dans la suite enfermer à Constantinople dans sa statue posée sur la colonne de porphyre. L'usage qu'il fit des clous n'est pas aussi clairement énoncé: tout ce qu'on peut tirer des expressions des auteurs originaux, c'est qu'il les fit entrer dans la composition de son casque et du mors de son cheval, pour lui servir de sauvegarde dans les batailles. Le pape Silvestre établit une fête de l'Invention de la sainte croix au troisième de mai.
Hélène ne vécut pas long-temps après cette pieuse conquête. Elle mourut au mois d'août, âgée de quatre-vingts ans, entre les bras de son fils, qu'elle fortifia dans la foi par ses dernières paroles, et qu'elle combla de bénédictions. Il fit porter son corps à Rome, où il fut mis dans un tombeau de porphyre au milieu d'un mausolée que Constantin fit construire sur la voie Lavicane, près de la basilique Saint-Marcellin-et-Saint-Pierre. Il orna cette basilique d'un grand nombre de vases précieux. Les Romains prétendent encore posséder le corps de cette princesse. Si l'on en croit les historiens grecs, il fut deux ans après transporté à Constantinople et déposé dans l'église des Saints-Apôtres. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce prince avait comblé d'honneurs sa mère pendant sa vie; il lui donna le titre d'Auguste; il fit graver le nom d'Hélène sur les monnaies[37]; il la laissa maîtresse de ses trésors. Elle n'en usa que pour satisfaire une piété magnifique et une charité inépuisable. Mais il est vraisemblable que d'un côté l'enlèvement de toutes les richesses des temples, de l'autre les pieuses profusions d'Hélène sont le principal fondement du reproche, que les auteurs païens font à Constantin, d'avoir prodigué d'une main ce qu'il ravissait de l'autre. Après la mort d'Hélène, son fils ne cessa d'honorer sa mémoire. Il lui érigea une statue à Constantinople dans une place qui prit de là le nom d'Augustéon. Ayant fait une ville du bourg de Drépane en Bithynie, pour honorer saint Lucien martyr, dont les reliques y reposaient, il l'appela Hélénopolis, et déclara exempt, tout le terrain d'alentour, jusqu'où la vue pouvait s'étendre. Quelques-uns disent que ce fut Hélène elle-même, qui à son retour augmenta cette bourgade; et c'est ce qui leur a donné lieu de croire qu'elle y était née. Sozomène parle encore d'une ville de Palestine que Constantin nomma Hélénopolis. Il changea aussi en son honneur le nom d'une partie de la province du Pont, et l'appela Hélénopontus. Justinien étendit ensuite cette dénomination à toute la province.
[37] C'est là un fait très-douteux. Il n'existe aucune médaille de Constantin où on trouve le nom d'Hélène. Celles qui le portent paraissent plutôt appartenir à Fl. Julia Helena, femme de Julien l'Apostat.—S.-M.
Les affaires de l'Église dont nous rendrons compte ailleurs, retinrent Constantin à Nicomédie une grande partie de l'année suivante, où Januarinus et Justus furent consuls. Il en sortit pour une expédition dont on ignore le détail. Une inscription de cette année qui lui donne pour la vingt-deuxième fois le titre d'Imperator, est le monument d'une victoire. La chronique d'Alexandrie, dit qu'il passa alors plusieurs fois le Danube, et qu'il fit bâtir sur ce fleuve un pont de pierre. Théophane s'accorde avec elle, et ajoute qu'il remporta une victoire signalée sur les Germains, les Sarmates et les Goths; et qu'après avoir ravagé leurs terres, il les réduisit en servitude. Mais il répète la même chose deux ans après, et l'on ne peut compter sur l'exactitude de cet auteur. La situation de la ville d'Oëscos dans la seconde Mésie sur le Danube, où Constantin était au commencement de juillet, peut faire conjecturer qu'il faisait alors la guerre aux Goths et aux Taïfales. Ceux-ci étaient une peuplade de Scythes déja connue dans l'empire; ils habitaient une partie de ce qu'on appelle aujourd'hui la Moldavie et la Valachie.
Au milieu de ces expéditions, l'empereur ne perdait pas de vue le dessein qu'il avait formé d'affaiblir l'idolâtrie: et tandis que pendant cette année et les suivantes, comme je l'expliquerai bientôt, l'Asie voyait une nouvelle capitale s'élever avec splendeur au-delà du Bosphore, elle entendait d'une autre part le fracas des idoles et des temples qu'on abattait en Cilicie, en Syrie, en Phénicie, provinces infectées des plus absurdes et des plus honteuses superstitions. La prudence du prince servait de guide à son zèle: pour ne pas donner l'alarme, il n'employait aucun moyen violent; il envoyait sans éclat dans chaque contrée deux ou trois officiers de confiance, munis de ses ordres par écrit. Ces commissaires traversant les plus grandes villes, et les campagnes les plus peuplées, détruisaient les objets de l'adoration publique. Le respect qu'on avait pour l'empereur leur tenait lieu d'armes et d'escorte. Ils obligeaient les prêtres eux-mêmes de tirer de leurs sanctuaires obscurs leurs propres divinités; ils dépouillaient ces dieux de leurs ornements à la vue du peuple, et se plaisaient à lui en montrer la difformité intérieure. Ils faisaient fondre l'or et l'argent, dont l'éclat avait ébloui la superstition; ils enlevaient les idoles de bronze; on voyait traîner hors de leurs temples ces statues célébrées par les fables des Grecs, et qui passaient parmi le vulgaire pour être tombées du ciel. Le peuple qui tremblait d'abord et qui croyait que la foudre allait écraser, ou la terre engloutir ces ravisseurs sacriléges, voyant l'impuissance et la honte de ses dieux, rougissait de ses hommages; comme il ne leur avait attribué qu'un pouvoir temporel et terrestre, il ne les regardait plus comme des dieux, dès qu'on les outrageait impunément; ainsi une erreur guérissait l'autre. Plusieurs embrassaient la religion chrétienne; les plus indociles cessaient d'en suivre aucune. Leur surprise était de ne voir dans les souterrains de ces sanctuaires, et dans le vide intérieur de ces idoles, que quelques ordures, et même des crânes et des ossements, restes affreux des cérémonies magiques ou des sacrifices de victimes humaines. Ils s'étonnaient de n'y trouver aucun de ces dieux qui avaient fait autrefois parler ces images, aucun génie, aucun fantôme; et ces lieux devinrent méprisables dès qu'ils cessèrent d'être secrets et inaccessibles.
Il y avait des temples dont l'empereur se contentait de faire enlever les portes ou découvrir le toit. Mais il faisait abattre de fond en comble ceux dans lesquels triomphait plus insolemment la débauche ou l'imposture. Sur un des sommets du Liban, entre Héliopolis et Byblos, près du fleuve Adonis, était un lieu nommé Aphaca. Là dans une retraite écartée, au milieu d'un bocage épais, s'élevait un temple de Vénus. A côté était un lac si régulier dans son contour, qu'il semblait fait de main d'homme. Dans le temps des fêtes de la déesse, on voyait un certain jour, après une invocation mystérieuse, une étoile s'élever de la cime du Liban et s'aller plonger dans l'Adonis; c'était, disait-on, Vénus-Uranie. Personne ne contestait la réalité de ce phénomène, et Zosime qui se refuse à toutes les merveilles du christianisme, n'ose douter de celle-là. Le lac était encore fameux par un autre miracle: les dévots de la déesse y jetaient à l'envi des offrandes de toute espèce: les présents qu'elle voulait bien accepter ne manquaient pas, disait-on, d'aller à fond, fussent-ils des matières les plus légères, tels que des voiles de soie et de lin; mais ceux que la divinité refusait, restaient sur l'eau quelque pesants qu'ils fussent. Ces fables accréditées par la tradition des amours de Vénus et d'Adonis, dont on plaçait la scène en ce lieu, augmentaient les charmes de cet agréable paysage. Tout y respirait la volupté. Des femmes impudiques et des hommes semblables à ces femmes venaient célébrer dans ce temple leurs infâmes orgies; la dissolution n'y craignait point de censeur, parce que la pudeur et la vertu n'en approchaient jamais. Constantin fit détruire jusqu'aux fondements cet asyle d'impureté, ainsi que les idoles et les offrandes: il en fit purifier le terrain souillé de tant d'obscénités, et arrêta par de terribles menaces le cours de cette dévotion impure et sacrilége.
Le désordre n'était pas une dévotion, c'était une loi immémoriale à Héliopolis dans le même pays. Les femmes y étaient communes, et les enfants n'y pouvaient reconnaître leurs pères. Avant que de marier les filles, on les prostituait aux étrangers. Constantin tâcha d'abolir par une loi sévère cette infâme coutume, et de rétablir dans les familles l'honneur et les droits de la nature. Il écrivit aux habitants pour les appeler à la connaissance du vrai Dieu; il fit bâtir une grande basilique; il y établit un évêque et un clergé; et pour ouvrir une voie plus facile à la vérité, il répandit dans la ville beaucoup d'aumônes. Son zèle n'eut pas le succès qu'il en attendait; et l'indocilité de ce peuple fit voir que les cœurs corrompus par de honteuses voluptés, sont les moins disposés à recevoir les semences de l'Évangile. Nous verrons comment ils se vengèrent sous Julien de la violence que Constantin leur avait faite pour les rendre raisonnables. L'empereur trouva moins d'opiniâtreté à Égès en Cilicie, où il ne s'agissait que de détruire l'imposture. On accourait de toutes parts au temple d'Esculape pour y recouvrer la santé. Le Dieu apparaissait pendant la nuit, guérissait en songe ou révélait les remèdes. Constantin étouffa cette charlatanerie en renversant et le dieu et le temple. L'Égypte adorait le Nil, comme l'auteur de sa fertilité; elle lui avait consacré une société de prêtres efféminés, qui avaient oublié jusqu'à la distinction de leur sexe. La mesure dont on se servait pour déterminer l'accroissement du Nil était en dépôt à Alexandrie dans le temple de Sérapis. On attribuait à ce dieu le pouvoir de faire répandre le fleuve sur les terres. Le prince fit transporter cette mesure dans l'église d'Alexandrie. Toute l'Égypte en fut alarmée; on ne doutait pas que Sérapis irrité ne se vengeât par la sécheresse; et pour rassurer les esprits, il ne fallut rien moins qu'une inondation plus favorable, comme elle arriva en effet plusieurs années de suite. Ce que Constantin fit sans doute de trop en cette rencontre, c'est qu'il ordonna de massacrer les prêtres du Nil. C'étaient à la vérité des hommes abominables; mais c'étaient des aveugles, qu'il devait au moins essayer de détromper avant que de les perdre.