Histoire du Bas-Empire. Tome 01
Il ne traitait pas les Romains avec plus d'humanité. Dès avant la guerre d'Afrique, le feu ayant pris au temple de la Fortune à Rome, comme on s'empressait de l'éteindre un soldat laissa échapper un mot de raillerie sur la déesse: le peuple indigné se jette sur lui et le met en pièces. Aussitôt les soldats, et surtout les prétoriens fondent sur le peuple; ils frappent, ils massacrent, ils égorgent sans distinction d'âge ni de sexe; Rome nageait dans le sang, et cette sanglante querelle pensa détruire la capitale de l'empire. Selon Zosime, Maxence apaisa les soldats; selon Eusèbe, il abandonna le peuple à leur fureur: ces deux témoignages se balancent; mais celui d'Aurélius-Victor décide en faveur d'Eusèbe, et rend Maxence coupable du meurtre de ses sujets.
Devenu plus insolent, il ne mit plus de bornes à ses rapines, à ses débauches, à ses cruelles superstitions. Il obligeait tous les ordres, depuis les sénateurs jusqu'aux laboureurs, de lui donner par forme de présent des sommes considérables: institution odieuse, mais attrayante pour des successeurs, qui semble perdre de sa bassesse à proportion qu'elle s'éloigne de son origine, et dont les empereurs suivants crurent pouvoir profiter sans en partager la honte.
Non content de cette contribution, qui n'était volontaire qu'en apparence, il fit mourir sous de faux prétextes un grand nombre de sénateurs, pour s'emparer de leurs biens. Il regardait comme son patrimoine celui de tous ses sujets; il n'épargnait pas même les temples de ses dieux: c'était un abîme qui engloutissait toutes les richesses de l'univers, que près de onze siècles avaient accumulées dans Rome: l'Italie était remplie de délateurs et d'assassins dévoués à ses fureurs, et qu'il repaissait d'une part de sa proie: une parole, un geste innocent, décelaient un complot contre le prince; un soupir passait pour un regret de la liberté. Cette tyrannie faisait déserter les villes et les campagnes: on cherchait les retraites les plus profondes; les terres demeuraient sans semence et sans culture; et la famine fut si grande, qu'on ne se souvenait point à Rome d'en avoir éprouvé de semblable.
Le tyran semblait triompher de la misère publique. Il affectait de paraître heureux, puissant, au-dessus de toute crainte: il assemblait quelquefois ses soldats pour leur dire, qu'il était le seul empereur; que les autres qui prenaient cette qualité, n'étaient que ses lieutenants qui gardaient ses frontières: pour vous, leur disait-il, jouissez, dissipez, prodiguez: c'était là toute sa harangue. Quoiqu'il feignît d'être occupé de grands projets de guerre, il passait ses jours dans l'ombre et dans les délices: tous ses voyages, toutes ses expéditions se bornaient à se faire transporter de son palais aux jardins de Salluste. Endormi dans le sein de la mollesse, il ne se réveillait que pour se livrer aux excès de la débauche: il enlevait les femmes à leurs maris, pour les leur renvoyer déshonorées, ou les livrer à ses satellites: il n'épargnait pas l'honneur même des premiers du sénat; faire cet outrage à la principale noblesse, c'était pour lui un raffinement de volupté: insatiable dans ses infâmes désirs, sa passion changeait sans cesse d'objet, sans se fixer ni s'éteindre: les prisons étaient remplies de pères et de maris, qu'une plainte, un gémissement, avaient rendus dignes de mort.
Mais ni ses artifices ni ses menaces ne triomphaient de la chasteté des femmes chrétiennes, parce qu'elles savaient mépriser la vie. On raconte qu'une d'entre elles, nommée Sophronie, épouse du préfet de la ville, ayant appris que les ministres des débauches du tyran la venaient chercher de sa part, et que son mari par crainte et par faiblesse la leur avait abandonnée, elle leur fit demander quelques moments pour se parer, et que l'ayant obtenu, seule et retirée dans son appartement, après une courte prière elle se plongea un poignard dans le sein, et ne laissa à ces misérables que son corps sans vie. Plusieurs auteurs ecclésiastiques louent cette action; elle ne porte cependant pas le sceau de l'approbation de l'église, qui n'a pas mis cette femme au nombre des saintes. Les païens devaient admirer cette chasteté héroïque, et la mettre fort au-dessus de celle de Lucrèce.
Quoique Maxence affectât une entière sécurité, il craignait Constantin; et ne pouvant se dissimuler qu'il ne trouvait pas en lui-même assez de ressources, il en chercha dans la magie. Pour se rendre les démons favorables, et pour pénétrer dans les secrets de l'avenir, il faisait ouvrir le ventre à des femmes enceintes, fouiller dans les entrailles des enfants tirés de leur sein. On égorgeait des lions; et par des sacrifices et des formules de prières abominables il se flattait d'évoquer les puissances de l'enfer, et de détourner les malheurs dont il était menacé.
Mais il avait en tête un ennemi plus puissant que ses dieux. Constantin, soit de son propre mouvement, comme le dit Eusèbe, soit qu'il en fût secrètement sollicité par les habitants de Rome, comme le rapportent d'autres auteurs, songeait à délivrer cette ville de l'oppression sous laquelle elle gémissait; et les projets d'un prince plein de prudence et d'activité étaient plus sûrs et mieux concertés que ceux de Maxence. Pour ne laisser derrière lui aucun sujet d'inquiétude, il visita, au commencement de cette année, toute la partie de la Gaule voisine du Rhin et des Barbares. Il assura cette frontière par des flottes sur le fleuve, et par des corps de troupes qui servaient de barrière.
Il s'avança jusqu'à Autun [Augustodunum]. Cette ville signalée par son zèle pour Rome dès avant le temps de Jule-César, dont les peuples avaient reçu du sénat le nom de Frères du peuple romain, fameuse par ses écoles publiques, presque détruite par Tétricus sous l'empire de Claude II, relevée par les successeurs de ce prince, honorée depuis peu des bienfaits de Constance Chlore, était alors réduite à une misère déplorable. Quoique son territoire ne fût pas plus chargé de tailles que le reste de la Gaule, toutefois les ravages des guerres passées ayant détruit toute culture, et ruiné un terrain naturellement assez ingrat, elle était hors d'état de supporter sa part de l'imposition générale. Le découragement des laboureurs rendait le mal irrémédiable. Comme leur travail ne pouvait fournir à la fois au paiement des tailles et à leur nourriture, ils avaient pris le parti de mourir de faim sans travailler. Les moins abattus par le désespoir se retiraient dans les bois ou désertaient le pays. Lorsque Constantin entra dans la ville, qu'il croyait trouver abandonnée, il fut étonné de la multitude de peuple qui s'empressait à le voir et à lui témoigner sa joie. A la nouvelle de son approche, on était accouru en foule de tout le voisinage; on avait paré les rues jusqu'au palais, de tout ce que la misère peut appeler des ornements: toutes les compagnies sous leur drapeau, tous les prêtres avec les statues de leurs dieux, tous les instruments de musique honoraient son arrivée. Le sénat de la ville se prosterna à ses pieds à la porte du palais dans un profond silence: l'empereur versant des larmes de pitié et de tendresse, tendit la main aux sénateurs, les releva, prévint leur demande, leur remit le tribut de cinq années qu'ils devaient au trésor; sur les vingt-cinq mille taillables du territoire d'Autun, il fit grace pour l'avenir de sept mille capitaux[14]. Cette faveur fit renaître l'espoir et l'industrie: Autun se repeupla, les terres furent mises en valeur; la ville regardant Constantin comme son père et son fondateur, prit le nom de Flavia; et le prince retourna à Trèves, triomphant dans le cœur des peuples; et plus glorieux d'avoir rendu la vie à vingt-cinq mille familles, que s'il eût terrassé la plus nombreuse armée.
[14] Septem millia capitum remisisti, dit Euménius, dans le Panégyrique d'actions de grace, qu'il prononça pour remercier Constantin au nom de ses concitoyens, § XI.—S.-M.
Il trouva à Trèves un grand nombre d'habitants de presque toutes les autres villes de ses états, qui venaient honorer la célébration de sa cinquième année, et lui demander des graces, soit pour leur pays, soit pour leurs propres personnes. Il renvoya satisfaits ceux même à qui il ne pouvait accorder leurs demandes. Ce fut en présence du prince et au milieu de cette nombreuse assemblée, qu'Euménius établi, par Constance Chlore, chef des études d'Autun, avec une pension de plus de soixante mille livres[15], prononça un discours de remercîment que nous avons encore, pour les bienfaits dont l'empereur avait comblé sa patrie.
[15] Salarium me liberalissimi principes, ex hujus reipublicæ viribus in sexcenis millibus nummum accipere jusserunt. Eumenius, Orat. pro restaur. scholis, § II.—S.-M.
Tout se disposait à la guerre. Constantin balançait encore; il craignait qu'elle ne fût pas assez juste. Auprès des autres souverains la justice n'était qu'une couleur, qu'ils comptaient bien que la victoire ne manquerait pas de donner à leurs entreprises: pour Constantin c'était un motif sans lequel il ne se croyait en droit de rien entreprendre. Malgré la compassion qu'il avait de la ville de Rome, malgré les cris de ceux qui l'appelaient, il doutait, avec raison, qu'il lui fût permis de détrôner un prince qui n'était pas son vassal, quoiqu'il abusât de son pouvoir. Il prit donc les voies de douceur: il envoya proposer à Maxence une entrevue. Celui-ci loin de l'accepter, entra dans une espèce de fureur; il fit abattre ce qu'il y avait à Rome de statues de Constantin, et les fit traîner dans la boue: c'était une déclaration de guerre; et Maxence, en effet, publia qu'il allait venger la mort de son père.
Licinius pouvait traverser Constantin et jeter des troupes en Italie par l'Istrie et par le Norique, qui confinaient avec ses états. Constantin réussit à se l'attacher en lui promettant sa sœur Constantia en mariage. Maximin prit ombrage de cette promesse; il crut que cette alliance se formait contre lui: et pour la balancer, il s'appuya de celle de Maxence, à qui il envoya demander son amitié, mais secrètement; car il voulait conserver avec Constantin les dehors d'une bonne intelligence. Ses offres furent acceptées avec la même joie qu'un secours envoyé du ciel: Maxence lui fit dresser des statues à côté des siennes. Cependant Constantin ne fut instruit de cette intrigue et de la perfidie de Maximin, que par la vue même de ces statues, quand il fut maître de Rome. Au reste ces deux alliances ne produisirent d'autre effet que la neutralité des deux princes, qui ne prirent aucune part à cette guerre.
Jamais l'Occident n'avait mis sur pied de si nombreuses armées. Maxence assembla cent soixante et dix mille hommes d'infanterie, et dix-huit mille chevaux. C'étaient des soldats qui avaient autrefois servi son père; Maxence les avait enlevés à Sévère, et il y avait joint de nouvelles levées. Les troupes de Rome et d'Italie faisaient quatre-vingt mille hommes; Carthage en avait fourni quarante mille: tous les habitants des côtes maritimes de la Toscane s'étaient enrôlés et formaient à part un corps considérable: le reste était des Siciliens et des Maures. Il employa une partie de ces troupes à garnir les places qui pouvaient défendre l'entrée de l'Italie, et tint la campagne par ses généraux avec cent mille hommes. Il avait des chefs expérimentés, de l'argent et des vivres: Rome en avait été pourvue pour long-temps aux dépens de l'Afrique et des îles, dont on avait enlevé tous les blés. Sa principale confiance était dans les soldats prétoriens, qui l'ayant élevé à l'empire, s'étaient prêtés à toutes ses violences, et ne pouvaient espérer de grace que d'un prince, dont ils avaient partagé tous les crimes.
Constantin avait une armée de quatre-vingt-dix mille hommes de pied et de huit mille chevaux. Elle était composée de Germains, de Bretons et de Gaulois. Mais la nécessité où il était de border le Rhin de soldats pour la sûreté de la Gaule, ne lui laissa que vingt-cinq mille hommes à conduire au-delà des Alpes. Un mot qui ne se trouve que dans un panégyriste[16], suppose qu'il avait une flotte avec laquelle il s'empara de plusieurs ports en Italie. Mais on ne sait sur ce point aucun détail.
[16] Ille Oceanum classe transmisit, tu et Alpes gradu, et classibus portus Italicos occupasti. Incert. Paneg. § 25.—S.-M.
C'était peu de troupes contre des forces aussi grandes que celles de Maxence: mais au nombre suppléait une bravoure éprouvée, et la capacité de leur chef, qui ne les avait jamais ramenées du combat qu'avec la victoire. Il y eut pourtant d'abord quelques murmures dans l'armée; les officiers même semblaient intimidés et blâmaient sourdement une entreprise qui paraissait téméraire; les haruspices ne promettaient rien d'heureux; et Constantin, qui n'était pas encore affranchi des superstitions, redoutait non pas les armes de son ennemi, mais les maléfices et les secrets magiques qu'il mettait en œuvre.
Il crut devoir y opposer de son côté un secours plus puissant; et l'enfer étant déclaré pour Maxence, il chercha dans le ciel un appui supérieur à toutes les forces des hommes et des démons. Il fit réflexion qu'entre les empereurs précédents, ceux qui avaient mis leur confiance dans la multitude des dieux, et qui, avec le tribut de tant de victimes et d'offrandes, leur avaient encore sacrifié tant de chrétiens, n'en avaient reçu d'autre récompense, que des oracles trompeurs et une mort funeste; qu'ils avaient disparu de dessus la terre, sans laisser de postérité ni aucune trace de leur passage; que Sévère et Galérius, soutenus de tant de soldats et de tant de dieux, avaient terminé leur entreprise contre Maxence l'un par une mort cruelle, l'autre par une fuite honteuse; que son père seul, favorable aux chrétiens, et plus zélé pour la conservation de ses sujets que pour le culte de ces dieux meurtriers, avait couronné par une fin heureuse une vie tranquille et pleine de gloire. Occupé de ces pensées, qui ne lui donnaient que du mépris pour ses divinités, il invoquait ce Dieu unique, que les chrétiens adoraient, et qu'il ne connaissait pas; il le priait avec ardeur de l'éclairer de sa lumière et de l'aider de son secours.
Un jour que, pénétré de ces sentiments, il marchait à la tête de ses troupes, un peu après l'heure de midi, par un temps calme et serein, comme il levait souvent les yeux vers le ciel, il aperçut au-dessus du soleil du côté de l'orient, une croix éclatante, autour de laquelle étaient tracés en caractères de lumière ces trois mots latins: In hoc vince: vainquez par ceci. Ce prodige frappa les yeux et les esprits de toute l'armée. L'empereur n'était pas encore sorti de son étonnement, lorsque la nuit étant venue il vit en songe le fils de Dieu, qui tenait en main ce signe dont il venait de voir la figure dans le ciel, et qui lui ordonna d'en faire faire un semblable, et de s'en servir comme d'une enseigne dans les batailles.
Le prince à son réveil assemble ses amis, leur raconte ce qu'il vient de voir et d'entendre, mande des ouvriers, leur dépeint la forme de ce signe céleste, et leur commande d'en faire un pareil d'or et de pierreries. Eusèbe, qui atteste l'avoir vu plusieurs fois, le décrit ainsi: c'était une longue pique revêtue d'or, ayant une traverse en forme de croix: au haut de la pique s'élevait une couronne d'or enrichie de pierreries, qui enfermait le monogramme de Christ, que l'empereur voulut aussi dans la suite porter gravé sur son casque. De la traverse pendait une pièce d'étoffe de pourpre, quarrée, couverte d'une broderie d'or et de pierres précieuses, dont l'éclat éblouissait les regards. Au-dessous de la couronne, mais au-dessus du drapeau était le buste de l'empereur et de ses enfants représentés en or; soit que ces images fussent placées sur la traverse de la croix, soit qu'elles fussent brodées sur la partie supérieure du drapeau même; car l'expression d'Eusèbe ne donne pas une idée nette de cette position. Il semble même, à l'inspection de plusieurs médailles, que ces images étaient quelquefois dans des médaillons le long du bois de la pique, et que le monogramme de Christ était brodé sur le drapeau.
Ce fut dans la suite le principal étendard de l'armée de Constantin et de ses successeurs. On l'appela Labarum ou Laborum. Le nom était nouveau; mais, selon quelques auteurs, la forme en était ancienne. Les Romains l'avaient empruntée des Barbares, et c'était la première enseigne des armées; elle marchait toujours devant les empereurs; les images des dieux y étaient représentées, et les soldats l'adoraient aussi-bien que leurs aigles. Ce culte ancien, appliqué alors au nom de J.-C. accoutuma les soldats à n'adorer que le Dieu de l'empereur, et contribua à les détacher peu à peu de l'idolâtrie. Socrate, Théophane et Cédrénus attestent que ce premier Labarum se voyait encore de leur temps dans le palais de Constantinople: le dernier de ces auteurs vivait dans le onzième siècle.
Constantin fit faire plusieurs étendards sur le même modèle, pour être portés à la tête de toutes ses armées. Il s'en servait comme d'une ressource assurée dans tous les endroits où il voyait plier ses troupes. Il semblait qu'il en sortît une vertu divine, qui inspirait la confiance à ses soldats, et la terreur aux ennemis. L'empereur choisit entre ses gardes cinquante des plus braves, des plus vigoureux et des plus attachés au christianisme, pour garder ce précieux gage de la victoire. Chacun d'eux le portait tour à tour. Eusèbe rapporte d'après Constantin même, un fait qui serait incroyable sans un aussi bon garant. Au milieu d'une bataille, celui qui portait le Labarum ayant pris l'épouvante, le remit entre les mains d'un autre et s'enfuit. A peine l'eut-il quitté, qu'il fut percé d'un trait mortel, qui lui ôta sur-le-champ la vie. Les ennemis s'efforçant de concert d'abattre cette redoutable enseigne, celui qui en était chargé se vit bientôt le but d'une grêle de javelots: pas un ne porta sur lui; tous s'enfoncèrent dans le bois de la pique: c'était une défense plus sûre que le bouclier le plus impénétrable; et jamais celui qui faisait cette fonction dans les armées, ne reçut aucune atteinte. Théodose le jeune, par une loi de l'an 416, donne à ceux qui sont préposés à la garde du Labarum des titres honorables et de grands priviléges.
On ne sait rien de certain sur le lieu où était Constantin, quand il vit cette croix miraculeuse. Quelques-uns prétendent qu'il était déja aux portes de Rome: mais, selon l'opinion la plus vraisemblable et la plus suivie, il n'avait pas encore passé les Alpes: c'est ce qui semble résulter du récit d'Eusèbe, de Socrate et de Sozomène, qui sont ici les trois auteurs originaux. Divers endroits de la Gaule se disputent l'honneur d'avoir vu ce prodige: les uns disent qu'il parut à Numagen sur la droite de la Moselle à trois milles au-dessous de Trèves; d'autres à Sintzic au confluent du Rhin et de l'Aar; quelques-uns entre Autun et Saint-Jean de Lône. Selon la tradition de l'église de Besançon, ce fut sur la rive du Danube, lorsque Constantin faisait la guerre aux Barbares, qui voulaient passer ce fleuve: d'où un savant moderne conjecture que ce fut entre le Rhin et le Danube près de Brisach, et que ces Barbares étaient alliés de Maxence. Il croit que Constantin attendit en Franche-Comté la saison de passer les Alpes, et que ce fut alors qu'il fit percer le rocher nommé aujourd'hui Pierre-Pertuis, Petra pertusa, à une journée de Bâle. Ce pertuis est long de quarante-six pieds, et large de seize ou dix-sept. Sur le roc est gravée une inscription[17], qui marque que ce chemin est l'ouvrage d'un empereur: c'était pour donner un passage des Gaules en Germanie.
Nous avons rapporté ce miracle d'après Eusèbe, qui atteste qu'il le tient de la bouche même de Constantin, et que ce prince lui en avait confirmé la vérité par son serment. Mais il faut avouer qu'entre les auteurs anciens, quelques-uns ne parlent pas de cette apparition de la croix, d'autres ne la racontent que comme un songe: ce qui a donné lieu aux infidèles dès le cinquième siècle de décréditer ce prodige, comme nous l'apprenons de Gelasius de Cyzique; et à quelques écrivains modernes de le rejeter comme un pieux stratagème de Constantin. La vérité de la religion chrétienne ne dépend pas de celle de ce miracle; elle pose sur des principes inébranlables: c'est un édifice, élevé jusqu'au ciel, établi dans le même temps et par la même main que les fondements de la terre, qu'il doit surpasser en durée; ce miracle n'en est tout au plus qu'un ornement, qui pourrait tomber, sans lui rien ôter de sa solidité. Je me crois donc, comme historien, en droit de rapporter en peu de mots, sans préjugé ni décision, ce qu'on a dit pour détruire ou pour autoriser la réalité de cet événement.
Ceux qui le combattent, s'appuient sur l'incertitude du lieu où il s'est passé; ce qui leur semble affaiblir l'authenticité du fait en lui-même; sur la narration de Lactance et de Sozomène, qui ne parlent de cette apparition de la croix que comme d'un songe de Constantin, sur le silence des panégyristes, de Porphyrius Optatianus, poète contemporain de Constantin, d'Eusèbe même qui n'en dit rien dans son histoire ecclésiastique, et de saint Grégoire de Nazianze, qui racontant un miracle pareil arrivé du temps de Julien, ne dit pas un mot de celui-ci, qu'il aurait dû naturellement citer, s'il y eût donné quelque croyance. Le serment même de Constantin leur rend la chose plus suspecte: qu'était-il besoin de jurer pour prouver un fait, dont il devait y avoir tant de témoins?
Les autres répondent, qu'il y a dans l'histoire une infinité de faits, dont la vérité n'est pas moins constatée, quoiqu'on ne sache ni le lieu, ni quelquefois le temps même où ils sont arrivés: que Lactance n'écrivant pas une histoire ne détruit rien par son silence, et qu'il ne parle que de l'ordre que Constantin reçut en songe la veille du combat contre Maxence, de faire graver sur les boucliers de son armée le monogramme de Christ; parce qu'ayant pour objet la mort des persécuteurs, il omet tout ce qui était arrivé depuis le commencement de la guerre jusqu'à la mort du tyran: que le récit de Sozomène, qui vivait au cinquième siècle et qui a été copié par beaucoup d'autres, prouve seulement que ce miracle était contredit dès lors; et que son témoignage ne doit être compté pour rien, puisqu'après avoir raconté la chose comme un songe, il rapporte ensuite le récit d'Eusèbe avec sa preuve, c'est-à-dire avec le serment de Constantin, sans donner aucune marque de défiance: que les panégyristes étant idolâtres, n'avaient garde de relever cette apparition de la croix, qui faisait horreur aux païens comme le signe le plus malheureux: qu'on trouve cependant dans leurs discours même de quoi appuyer la vérité de cette histoire: que c'est là sans doute, ce mauvais présage, dont ils parlent, qui effraya les haruspices et les soldats: que c'est ce même phénomène, qui déguisé sous des idées plus favorables et plus assorties à la superstition païenne, donna, comme ils le disent, occasion au bruit qui courut par toute la Gaule, qu'on avait vu en l'air des armées éclatantes de lumière, et qu'on avait entendu ces mots: Nous allons au secours de Constantin. Quant au silence d'Optatianus, d'Eusèbe dans son histoire ecclésiastique et de saint Grégoire, le premier était païen selon toute apparence, et d'ailleurs ses acrostiches bizarres ne méritent aucune considération; Eusèbe dans son histoire n'a fait que parcourir succinctement toute cette guerre; il en a réservé le détail pour la vie de Constantin; saint Grégoire dans l'endroit dont il s'agit ne parlant que des prodiges qui empêchèrent les Juifs de rebâtir le temple de Jérusalem, n'avait pas besoin de s'écarter de son sujet pour citer des exemples semblables; et jamais a-t-on douté d'un fait historique, parce qu'il n'est pas rappelé par les auteurs toutes les fois qu'ils racontent d'autres faits qui y sont conformes? Pour ce qui est du serment de Constantin, il est étrange, disent-ils, que ce qu'on regarde comme une preuve de vérité dans la bouche du commun des hommes, soit converti en preuve de mensonge dans celle d'un si grand prince: est-il donc étonnant, que l'empereur s'entretenant en particulier avec Eusèbe d'un fait aussi extraordinaire, que celui-ci n'avait pas vu quoique tant d'autres en eussent été témoins, il ait voulu déterminer sa croyance par un serment? Après tout, ou les adversaires accusent Constantin d'un parjure; ce qui est un attentat à la mémoire d'un si grand prince: ou ils imputent à Eusèbe d'avoir outragé la majesté impériale par une imposture criminelle, qui démentie par un seul de tant de témoins oculaires, lui aurait attiré l'indignation de tout l'empire, et la juste colère des fils de Constantin sous les yeux desquels il écrivait. Sur ces raisons et d'autres semblables, ceux qui défendent la réalité de ce miracle, s'en tiennent à l'autorité d'Eusèbe, dont la fidélité dans le récit des faits, du moins de ceux qui n'intéressent point l'arianisme, n'a jamais été contestée.
Constantin résolu de ne plus reconnaître d'autre Dieu que celui qui le favorisait d'une protection si éclatante, s'empressa de s'instruire. Il s'adressa aux ministres les plus saints et les plus éclairés. Eusèbe ne les nomme pas: ils lui développèrent les vérités du christianisme; et sans chercher à ménager la délicatesse du prince, ils commencèrent, comme avaient fait les apôtres, par les mystères les plus capables de révolter la raison humaine, tels que la divinité de Jésus-Christ, son incarnation, et ce que saint Paul appelle par rapport aux Gentils la folie de la croix. Le prince touché de la grace, les écouta avec docilité: il conçut dès-lors pour les ministres évangéliques un respect qu'il conserva toute sa vie: il commença même à se nourrir de la lecture des livres saints. Les Grecs modernes font l'honneur à Euphrate, chambellan de l'empereur, d'avoir beaucoup contribué à sa conversion: l'antiquité ne dit rien de cet Euphrate.
L'exemple de Constantin attira toute sa famille. Hélène sa mère, sa sœur Constantia promise à Licinius, Eutropia sa belle-mère et veuve de Maximien, Crispus son fils, alors âgé de douze ou treize ans, renoncèrent au culte des idoles. On n'a point de preuve certaine de la conversion de sa femme Fausta. Quelques auteurs supposent qu'Hélène était déja chrétienne, ce qui peut être vrai. Mais pour ceux qui prétendent qu'elle avait élevé son fils dans la foi, et que Constantin chrétien dès son enfance ne fit que manifester sa religion après le miracle de l'apparition céleste, ils sont démentis par des faits que nous avons déja rapportés.
Zosime, ennemi mortel du christianisme, et par cette raison de Constantin même, a voulu jeter du ridicule sur la conversion de ce prince. Il raconte que l'empereur ayant fait cruellement mourir sa femme Fausta et Crispus son fils, tourmenté par ses remords, s'adressa d'abord aux prêtres de ses dieux, pour obtenir d'eux l'expiation de ces crimes; que ceux-ci lui ayant répondu qu'ils n'en connaissaient point pour des forfaits si atroces, on lui présenta un Égyptien venu d'Espagne, qui se trouvait pour-lors à Rome, et qui s'était insinué auprès des femmes de la cour; que cet imposteur lui assura que la religion des chrétiens avait des secrets pour laver tous les crimes, quels qu'ils fussent, et que le plus grand scélérat, dès qu'il en faisait profession, était aussitôt purifié; que l'empereur saisit avidement cette doctrine, et qu'ayant renoncé aux dieux de ses pères, il devint la dupe du charlatan égyptien. Sozomène, plus sensé que Zosime, dont il était presque contemporain, réfute solidement cette fable et quelques autres mensonges que les païens débitaient par un aveugle désespoir. Fausta et Crispus ne moururent que la vingtième année du règne de Constantin; et d'ailleurs les prêtres païens se seraient bien gardés d'avouer que leur religion ne leur fournissait aucun moyen d'expier les crimes, eux qui enseignaient que plusieurs de leurs anciens héros, après les plus horribles meurtres, avaient été purifiés par de prétendues expiations.