Histoire du Bas-Empire. Tome 01
INTRODUCTION A L'HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.
Je me propose d'écrire l'histoire de Constantin et de ses successeurs jusqu'au temps où leur puissance, ébranlée au-dehors par les attaques des Barbares, affaiblie au-dedans par l'incapacité des princes, succomba enfin sous les armes des Ottomans. L'empire romain, le mieux établi qui fut jamais, fut aussi le plus régulier dans ses degrés d'accroissement et de décadence. Ses différents périodes ont un rapport exact avec les différents âges de la vie humaine. Gouverné dans ses commencements par des rois, qui lui formèrent une constitution durable; toujours agissant sous les consuls, et fortifié par l'exercice continuel des combats, il parvint sous Auguste à sa juste grandeur, et soutint sa fortune pendant trois siècles, malgré les désordres d'un gouvernement tout militaire.
L'ouvrage que j'entreprends, est l'histoire de sa vieillesse: elle fut d'abord vigoureuse, et le dépérissement de l'état ne se déclara sensiblement que sous les fils de Théodose. De là à la chute entière, il y a plus de mille ans. La puissance des Romains avait la même consistance que leurs ouvrages: il fallut bien des siècles et des coups réitérés pour l'ébranler et pour l'abattre; et quand je considère d'un côté la faiblesse des empereurs, de l'autre les efforts de tant de peuples qui entament successivement l'empire, et qui sur ses débris établissent tous les royaumes de l'Europe en-deçà du Rhin et du Danube, je crois voir un ancien palais, qui se soutient encore par sa masse et par la stabilité de sa structure, mais qu'on ne répare plus, et que des mains étrangères démolissent peu à peu et détruisent à la longue, pour profiter de ses ruines.
Il est vrai que les siècles antérieurs présentent une scène plus vive et plus brillante. On y voit des actions plus héroïques, et des crimes plus éclatants: les vertus et les vices étaient des effets ou des excès de vigueur et de force. Ici les uns et les autres portent un caractère de faiblesse: la politique est plus timide; les intrigues de cour succèdent à l'audace; le courage militaire n'est plus dirigé par la discipline; les Romains de ces derniers temps ne songent qu'à se défendre, quand leurs ancêtres osaient attaquer: la scélératesse devient moins entreprenante, mais plus sombre; la haine et l'ambition emploient le poison plus souvent que le fer: cet esprit général, cette ame de l'état, qu'on appelait amour de la patrie, et qui en tenait toutes les parties liées ensemble, s'anéantit et fait place à l'intérêt personnel; tout se désunit, et les Barbares pénètrent jusque dans le cœur de l'empire.
Ces objets, quoique plus obscurs, n'en méritent pas moins l'attention d'un lecteur judicieux. L'histoire de la décadence de l'empire romain est la meilleure école des états qui, parvenus à un haut degré de puissance, n'ont plus à combattre que les vices qui peuvent altérer leur constitution. Il a fallu, pour le détruire, toutes les maladies dont une seule peut renverser des gouvernements moins solidement affermis.
Un tableau si sombre sera pourtant éclairé par des traits de lumière. Lors même que toute vertu paraîtra éteinte, et que tout l'empire semblera sans action et sans ame, on verra quelquefois, pour ainsi dire, du milieu de ces tombeaux s'élever des héros; et ce qui pourra encore entretenir la curiosité des lecteurs, et donner quelque chaleur à cette histoire, c'est qu'ils verront de temps en temps sortir des ruines de l'empire de puissants états, dont les uns sont aujourd'hui déja détruits, et les autres subsistent encore avec gloire, quoiqu'ils n'occupent qu'une petite portion de la vaste étendue que remplissait la domination romaine.
Le règne de Constantin est une époque fameuse. La religion chrétienne arrachée des mains des bourreaux, pour être revêtue de la pourpre impériale, et le siége des Césars transféré de Rome à Byzance, donnent à l'empire une face toute nouvelle. Mais avant que de raconter ces grands événements, je dois exposer quel était alors l'état des affaires.
Depuis la bataille d'Actium, qui fixa la souveraineté sur la tête d'Auguste, jusqu'au règne de Dioclétien, dans l'espace de trois cent quatorze ans, Rome avait vu une suite de trente-neuf empereurs. Plusieurs de ces princes ne firent que paraître, et ne régnèrent que le temps qu'il fallut à leurs rivaux pour monter en leur place, et leur enlever la couronne et la vie. La succession n'ayant point été réglée par une loi expresse et fondamentale, chaque prince s'efforçait de rendre l'empire héréditaire dans sa famille: l'autorité de ceux qui mouraient paisiblement leur survivait, et passait à leurs enfants ou à ceux qu'ils avaient adoptés. Mais dans les révolutions violentes, le sénat et les armées prétendaient au droit d'élection; et les armes qui parlent plus haut que les lois, lors même que celles-ci s'expliquent clairement, décidaient toujours. L'approbation du sénat n'était qu'une formalité, qui ne manquait jamais à ceux à qui la supériorité des forces donnait un titre redoutable.
Ce fut par le suffrage des soldats, qu'après la mort de Carus et de son fils Numérien, Dioclétien fut élevé à l'empire, l'an de J.-C. 284. C'était un Dalmate né dans l'obscurité, mais qui, s'étant formé au métier de la guerre sous Aurélien et sous Probus, était parvenu aux premiers emplois. Grand homme d'état, et grand capitaine; intrépide dans les combats, mais timide dans les conseils par un excès de circonspection et de prudence; d'un génie étendu, pénétrant, prompt à trouver des expédients, et habile à les mettre en œuvre; doux par tempérament, cruel par politique, et quelquefois par faiblesse; avare, et aimant le faste; ravissant le bien d'autrui, pour fournir à son luxe sans diminuer ses trésors; adroit à déguiser ses vices, et à rejeter sur les autres tout ce qu'il faisait d'odieux; et ce qui marque davantage son habileté, c'est qu'ayant communiqué sa puissance à Maximien et à Galérius, qui, féroces et audacieux, semblaient être de caractère à ne respecter personne, il demeura le maître du premier après en avoir fait son collègue, et sut long-temps tenir l'autre dans une juste subordination.
Aussitôt que par la défaite et la mort de Carinus il vit sa puissance affermie, il porta ses regards sur toutes les parties de ce vaste domaine. L'empire avait alors à peu près les mêmes limites dans lesquelles Auguste avait voulu le renfermer. Il s'étendait d'occident en orient depuis l'Océan atlantique jusqu'aux frontières de la Perse, toujours aussi impénétrables aux Romains que l'Océan même: le Rhin, le Danube, le Pont-Euxin et le Caucase le séparaient des peuples du Nord: du côté du midi il avait pour bornes le mont Atlas, les déserts de la Libye, et les extrémités de l'Égypte vers l'Éthiopie.
Les Barbares depuis près d'un siècle tentaient de franchir ces limites: ils les avaient même quelquefois forcées; mais ce n'était que par des incursions passagères, et on les avait bientôt repoussés. Au temps de Dioclétien des essaims nombreux, sortis des glaces du Nord, et la plupart inconnus jusqu'alors, commençaient à se montrer sur les bords du Danube; les Perses et les Sarrasins insultaient la Mésopotamie et la Syrie; les Blemmyes et les Nubiens attaquaient l'Égypte; et les barrières de l'empire tremblaient de toutes parts.
A la vue de tant d'orages prêts à éclater, Dioclétien sentit qu'il était difficile à une seule tête de mettre tout à couvert. L'expérience du passé lui montrait le danger de multiplier les généraux et les armées. Plusieurs de ses prédécesseurs avaient été détruits par ces chefs de légions, qui, ayant éprouvé le charme flatteur du commandement, tournaient contre l'empereur les armes qu'ils avaient reçues de lui pour la défense de l'empire; et les soldats des frontières perdant le respect pour le prince, à mesure qu'ils le perdaient de vue, ne voulaient plus avoir pour maître que celui qui les avait accoutumés à obéir. Il fallait donc, pour la sûreté de l'empereur, qu'il confiât ses armées à un chef qui lui fût attaché par un intérêt plus vif que le devoir, qui défendît l'empire comme son propre bien, et qui servît à assurer la puissance de son bienfaiteur, en maintenant la sienne. Pour remplir toutes ces vues, Dioclétien cherchait un collègue qui voulût bien se tenir au second rang, et sur qui la supériorité de son génie lui conservât toujours une autorité insensible.
Il le trouva dans Maximien. C'était un esprit subalterne, en qui il ne se rencontrait d'autres qualités éminentes que celles que Dioclétien désirait dans celui qu'il associerait à l'empire, l'expérience militaire et la valeur. Vain et présomptueux, mais d'une vanité de soldat, il était très-propre à suivre, sans s'en apercevoir, les impressions d'un homme habile. Né en Pannonie, près de Sirmium, dans une extrême pauvreté, nourri et élevé au milieu des alarmes et des courses des Barbares, il n'avait fait d'autres études que celle de la guerre, dont il avait partagé toutes les fatigues et tous les périls avec Dioclétien. La conformité de condition, et plus encore l'égalité de bravoure les avait unis. La fortune ne les sépara pas; elle les fit monter également aux premiers grades dans les armées, jusqu'au moment où Dioclétien prenant l'essor s'éleva au rang suprême. Il y appela bientôt son ami, qu'il savait capable de le seconder sans lui donner de jalousie. Maximien, honoré du titre d'Auguste, conserva la rudesse de son pays et de sa première profession. Soldat jusque sur le trône, il était à la vérité plus franc et plus sincère que son collègue, mais aussi plus dur et plus grossier. Prodigue plutôt que libéral, il pillait sans ménagement pour répandre sans mesure: hardi, mais dépourvu de jugement et de prudence; brutal dans ses débauches, ravisseur, et sans égard aux lois ni à l'honnêteté publique. Avec ce caractère sauvage, il fut pourtant toujours gouverné par Dioclétien, qui mit en œuvre sa valeur, et sut même profiter de ses défauts. Les vices découverts de l'un donnaient du lustre aux fausses vertus de l'autre: Maximien se prêtait de grand cœur à l'exécution de toutes les cruautés que Dioclétien jugeait nécessaires; et la comparaison qu'on faisait des deux princes tournait toute entière à l'avantage du dernier: on disait que Dioclétien ramenait le siècle d'or, et Maximien le siècle de fer.
Les deux empereurs soutinrent par leurs victoires les forces et la réputation de l'empire. Tandis que Dioclétien arrêtait les Perses et les Sarrasins, qu'il terrassait les Goths et les Sarmates, et qu'il étendait la puissance romaine du côté de la Germanie; Maximien chargé de la défense de l'Occident et du Midi, réduisait dans les Gaules les paysans révoltés, repoussait au-delà du Rhin les Germains et les Francs, et veillait à la sûreté de l'Italie, de l'Espagne et de l'Afrique.
Ces deux princes infatigables, qui comme des éclairs couraient d'une frontière à l'autre avec une rapidité que l'histoire même a peine à suivre, auraient peut-être suffi à défendre l'empire, s'il n'eût pas été troublé au-dedans par des révoltes, en même temps qu'il était attaqué de tous côtés au-dehors. Pendant que les Perses menaçaient les bords de l'Euphrate, et les peuples septentrionaux ceux du Rhin et du Danube; Carausius, de simple matelot devenu maître de l'Océan, s'était emparé de la Grande-Bretagne, et ayant battu Maximien, qui n'entendait pas la guerre de mer, il avait forcé les deux empereurs à le reconnaître pour leur collègue; Julien en Afrique, Achilléus en Égypte avaient tous deux usurpé le titre d'Auguste; et les habitants de la Libye Pentapolitaine s'étaient soulevés.
Pour calmer tous ces mouvements, il fallait partager les forces, et leur donner plusieurs chefs. Dioclétien, suivant son système politique, ne voulait mettre à la tête de ses troupes que des commandants personnellement intéressés à la prospérité de l'état. Dans ce dessein il songea à créer deux Césars, qui fussent attachés aux deux Augustes, dont ils seraient les lieutenants. Il n'avait qu'une fille de sa femme Prisca: Maximien avait de la sienne, appelée Eutropia, un fils nommé Maxence; mais c'était encore un enfant, qui ne pouvait être d'aucun secours. Ils jetèrent donc les yeux hors de leurs familles. Deux officiers avaient alors une haute réputation dans les armées: tous deux avaient appris le métier des armes dans la même école que Dioclétien et Maximien, et s'y étaient signalés par mille actions de valeur. Le premier était Constance Chlore, fils d'Eutrope noble Dardanien, et de Claudia, fille de Crispus frère de Claude le Gothique: ainsi Constance était, par sa mère, petit-neveu de cet empereur. Il avait d'abord servi dans un corps distingué, qu'on appelait les protecteurs; c'étaient les gardes du prince. Il parvint ensuite à l'emploi de tribun. Aussi heureux que vaillant, il fut honoré par Carus du gouvernement de la Dalmatie. On dit même que ce prince, charmé de son amour pour la justice, de sa douceur, de son désintéressement, de la régularité de ses mœurs et de ses autres belles qualités, relevées par la bonne mine et par une bravoure éclatante, eut quelque envie de le déclarer César au lieu de son fils Carinus, dont il détestait les débauches.
L'autre guerrier qui fixa l'attention de Dioclétien, se nommait Galérius; il était fils d'un paysan d'auprès de Sardique, dans la Dace Aurélienne: son père l'avait occupé dans sa première jeunesse à conduire des troupeaux; ce qui lui fit donner dans son élévation le surnom d'Armentarius. Rien ne démentait dans sa personne sa naissance et son éducation. Ses vices laissaient pourtant entrevoir un certain fonds d'équité, mais aveugle et grossière: haïssant les lettres dont il n'avait aucune teinture, fier et intraitable, ignorant les lois et n'en connaissant point d'autres que son épée, il n'avait de grace que dans le maniement des armes. Sa taille était haute et d'abord assez bien proportionnée, mais les excès de table lui donnèrent un embonpoint qui le défigurait. Ses paroles, le son de sa voix, son air, son regard, tout était farouche et terrible.
La prudence de Dioclétien fut cette fois trompée; et en donnant à Galérius le titre de César, en même temps qu'il le donna à Constance Chlore l'an de J.-C. 292, il ne prévit pas que sa créature le ferait trembler un jour, et deviendrait le fléau de sa vieillesse. Dans le partage même qu'il fit des deux Césars, il laissa Constance à son collègue, et prit pour lieutenant Galérius, à qui il donna le nom de Maximien, comme un présage de concorde et de déférence à ses volontés. Les deux empereurs par un orgueil frivole avaient pris le surnom, Dioclétien de Jovius, Maximien d'Herculius: chacun d'eux communiqua le sien au César qu'il adoptait. Constance, soit par son âge, soit à cause de sa naissance, fut toujours regardé comme le premier, et il est nommé avant Galérius dans les monuments publics.
Pour se les attacher davantage, les deux Augustes les obligèrent de répudier leurs femmes. Constance quitta à regret Hélène qu'il aimait, et dont il avait un fils âgé de dix-huit ans, qui fut le grand Constantin, pour épouser Théodora, fille d'Eutropia et d'un premier mari qu'elle avait eu avant Maximien. Galérius épousa Valéria, fille de Dioclétien.
On avait déja vu plusieurs fois deux empereurs en même temps: mais ils avaient toujours gouverné solidairement et sans partage. On croyait même que diviser l'empire c'était l'affaiblir et le déshonorer. La raison qui avait déterminé Dioclétien à se donner un collègue et à nommer deux Césars, l'obligeait bien à partager ses forces, mais non pas à séparer les parties de la souveraineté. Jusqu'à l'abdication de Dioclétien il n'y eut point de division: l'autorité de chacun des deux empereurs et des deux Césars s'étendait sur tout l'empire; mais ils l'exerçaient immédiatement et par eux-mêmes sur un certain nombre de provinces, dans lesquelles ils fixaient ordinairement leur séjour. Constance, particulièrement attaché à Maximien, se chargea de veiller sur la Grande-Bretagne, les Gaules, l'Espagne et la Mauritanie Tingitane; Maximien gouverna la haute Pannonie, le Norique et tous les pays jusqu'aux Alpes, l'Italie et l'Afrique, avec les îles qui sont entre deux: Dioclétien laissa à Galérius le soin de la basse Pannonie, de l'Illyrie et de la Thrace, peut-être encore de la Macédoine et de la Grèce: il se réserva l'Asie, la Syrie et l'Égypte. Il établit sa résidence à Nicomédie, et répara avec magnificence cette ville que les Scythes avaient pillée et brûlée sous Valérien: Galérius fit son séjour ordinaire à Sirmium, Maximien à Milan, et Constance à Trèves.
La multiplication des souverains soulageait Dioclétien, mais elle surchargeait l'empire. Chacun de ces princes voulant avoir autant de troupes qu'en avaient eu avant eux les empereurs qui régnaient seuls, tout devint soldat: ceux qui recevaient la paye surpassèrent en nombre ceux qui contribuaient à la fournir: les impositions épuisèrent la source d'où elles étaient tirées, et firent abandonner la culture des terres. Dans le gouvernement civil, chaque province ayant été divisée en plusieurs parties, la multitude des tribunaux de judicature et des bureaux de finances ne fit pas moins de mal. Tant de présidents, d'officiers, de receveurs et de commis de toute espèce dévoraient la substance des peuples; et les sujets de l'empire, à force de voir multiplier leurs défenseurs et leurs juges, parvinrent à ne trouver ni sûreté ni justice.
Il est vrai que les Barbares furent repoussés et les révoltes étouffées. Constance, qui par sa bonté adoucissait les misères de ses sujets, réduisit les Cauques et les Frisons, bâtit des forts sur la frontière, ravagea la Germanie depuis le Rhin jusqu'au Danube, rétablit Autun [Augustodunum], ruinée sous le règne de Claude son grand-oncle, reconquit la Grande-Bretagne par la défaite et la mort du tyran Allectus qui avait succédé à Carausius, transplanta des colonies de Francs dans la Belgique, battit les Allemans toutes les fois qu'ils osèrent passer le Rhin; et sa valeur fut pour l'empire du côté de l'occident une barrière impénétrable.
Maximien rétablit la paix dans l'Afrique: il fit rentrer dans le devoir les habitants de la Pentapole; il réduisit au désespoir l'usurpateur Julien, et força les Maures dans leurs montagnes inaccessibles.
Cependant Dioclétien et Galérius se prêtaient la main pour défendre les frontières du septentrion et de l'orient. Vainqueurs des Barbares d'au-delà du Danube, ils partagèrent entre eux les deux expéditions les plus importantes, celle de Perse et celle d'Égypte. Galérius battu d'abord par les Perses, battit à son tour leur roi Narsès, et l'obligea de céder aux Romains cinq provinces vers la source du Tigre. Ce fleuve devint dans tout son cours la borne des deux empires, et la paix qui fut le fruit de cette victoire subsista quarante ans.
Dioclétien reprit Alexandrie, fit mourir Achilléus, qui depuis cinq ans jouissait du nom d'empereur; remit dans l'obéissance toute l'Égypte, dont il punit la révolte par des pillages, des massacres, des destructions de villes entières. Il donna alors à ses successeurs un exemple qui ne fut que trop imité: il traita avec les Nubiens et les Blemmyes, dont les courses fréquentes infestaient les frontières de l'Égypte; il leur céda sept journées de pays le long du Nil au-delà d'Éléphantine, et s'engagea à leur payer une pension qui flétrissait l'empire, sans faire cesser leurs hostilités.
Jusque-là Dioclétien n'avait vu que de beaux jours. Adoré, disent les auteurs, par son collègue et par les deux Césars, il était l'ame de l'état. Il les traitait de son côté comme ses égaux; et en adoucissant la subordination, il la rendait plus entière. Mais ayant reconnu l'humeur hautaine de Galérius, Dioclétien pour rabattre sa fierté, profita de la confusion que lui causa la victoire remportée sur lui par les Perses; et la première fois que le vaincu se présenta devant lui, il le laissa courir à pied près de mille pas à côté de son char avec sa robe de pourpre. Bientôt Galérius, ayant effacé sa honte par un succès éclatant, sut se relever de cette humiliation; il s'enorgueillit jusqu'à prendre le titre de fils de Mars: il échappa tout-à-fait à Dioclétien; et s'ennuyant de rester si long-temps dans un rang inférieur, il songea à dépouiller de l'empire celui à qui il devait toute sa puissance.
Son caractère turbulent le porta d'abord à troubler le dedans de l'état. La religion chrétienne s'était affermie par tous les efforts que les empereurs précédents avaient faits pour la détruire: les supplices les plus cruels ne l'avaient rendue que plus féconde, et les chrétiens s'étaient multipliés au grand avantage de leurs propres persécuteurs. Obligés par une loi intérieure à obéir aux lois civiles, et accoutumés par le péril de leur profession à mépriser la vie, c'étaient les sujets les plus fidèles et les meilleurs soldats des armées. Depuis la mort d'Aurélien, arrivée en 275, il n'y avait point eu de persécution générale; mais leur vie restait abandonnée au caprice des gouverneurs, qui faisaient revivre à leur gré et exécutaient contre eux les édits des empereurs précédents. Maximien se livrant à son humeur sanguinaire, avait, dès les commencements de son règne, fait massacrer une légion entière, et laissé un libre cours à la cruauté de Rictius Varus, gouverneur de la Belgique. Constance Chlore au contraire, rempli de douceur et d'humanité, avait épargné le sang des chrétiens; et tout païen qu'il était, il les avait même par préférence approchés de sa personne, admirant leur constance inébranlable dans le service de leur Dieu, comme un gage certain de leur fidélité à l'égard de leur prince. Dioclétien tout occupé de politique et de guerre, ne jetait sur la religion qu'un regard indifférent: il craignait pourtant le grand nombre des chrétiens, et il les avait exclus de son palais et des armées. Mais Galérius, fils d'une prêtresse fanatique et envenimée contre les ennemis des idoles, joignait ensemble deux vices très-compatibles, la barbarie et la superstition. Il fut long-temps à déterminer Dioclétien, qui cherchait le repos: il fallut faire parler les esclaves de cour et les oracles, également aisés à corrompre. Enfin au mois de février 303, la persécution s'ouvrit par un édit qui annonçait aux chrétiens les traitements les plus inhumains et les plus injustes. Il est très-vraisemblable que Galérius, peu capable de concevoir jusqu'où allait leur fidélité, s'attendait à des révoltes qui fatigueraient Dioclétien, et le dégoûteraient du gouvernement. Mais les chrétiens persécutés ne savaient que mourir; et quoique leur multitude pût balancer les forces de tout l'empire, ils ne connaissaient contre leurs maîtres, quelque durs qu'ils fussent, d'autres armes que la patience. Pour les pousser au désespoir en aigrissant la cruauté de l'empereur, Galérius fit deux fois mettre le feu au palais de Nicomédie, où était alors Dioclétien; il les accusa d'être les auteurs de l'incendie, et se sauva lui-même en Syrie, pour éviter, disait-il, d'être brûlé vif par cette race ennemie des dieux et de ses princes.
L'effroi de ces embrasements produisit pour les chrétiens et pour l'empereur même des effets funestes. Dioclétien résolut d'exterminer le christianisme, et fit couler des flots de sang: mais son esprit commença dès lors à s'affaiblir; et étant allé à Rome, où il entra en triomphe avec Maximien, il n'y put soutenir les railleries du peuple qui se moquait de l'esprit d'économie qu'il fit paraître dans l'appareil de cette fête: il en sortit au mois de décembre, pour aller, contre l'usage, célébrer à Ravenne la cérémonie de son entrée dans le consulat. Le froid et les pluies qu'il essuya pendant ce voyage altérèrent sa santé. Il passa dans un état de langueur toute l'année suivante, renfermé dans son palais, soit à Ravenne, soit à Nicomédie, où il arriva à la fin de l'été. Le 13 décembre on le crut mort, et il ne revint de cette léthargie, que pour tomber de temps en temps dans des accès de démence qui durèrent jusqu'à la fin de sa vie.
Il n'était pas difficile à Galérius de subjuguer un vieillard réduit à cet état de faiblesse. Bien assuré d'y réussir, il courut d'abord en Italie pour engager Maximien à quitter volontairement la couronne, plutôt que de se la voir arracher par une guerre civile. Après l'avoir épouvanté par les plus terribles menaces, il revient à Nicomédie: il représente d'abord avec douceur à Dioclétien son âge, ses infirmités, le besoin qu'il avait de repos après des travaux si glorieux, mais si pénibles: et comme Dioclétien ne paraissait pas assez sentir la force de ces raisons, il hausse le ton, et lui déclare nettement qu'il s'ennuie de se voir depuis treize ans relégué sur les bords du Danube, occupé sans cesse à lutter avec des nations barbares, tandis que ses collègues jouissaient tranquillement des plus belles provinces de l'empire; et que si l'on s'obstine à ne pas lui céder enfin la première place, il saura bien s'en emparer.
Le faible vieillard, intimidé d'ailleurs par les lettres de Maximien qui lui avait communiqué sa terreur, et par les préparatifs de guerre qu'il savait que faisait Galérius, versa des larmes, et se rendit enfin. Pour remplacer les deux Césars qui allaient devenir Augustes, il proposa Maxence, fils de Maximien, et Constantin, fils de Constance. Mais Galérius les rejeta tous deux: le premier, qui était pourtant son gendre, parce qu'il n'était pas digne de la couronne; l'autre, parce qu'il en était trop digne, et qu'il ne serait pas assez souple et assez soumis à ses volontés. Il mit sur les rangs en leur place deux hommes sans nom et sans honneur, mais dont il s'attendait bien d'être le maître: l'un s'appelait Sévère, né en Illyrie, d'une famille obscure, sans mœurs et sans autre talent que celui d'être infatigable dans la débauche, et de passer les nuits à danser et boire: ce mérite le faisait estimer de Galérius, qui, sans attendre même le consentement de Dioclétien, l'avait déja envoyé à Maximien pour recevoir la pourpre. L'autre n'était connu que de Galérius seul, dont il était neveu, fils de sa sœur; il se nommait Daia ou Daza: il avait d'abord été berger comme son oncle, à qui il ressemblait assez pour les mœurs, mais non pas en courage ni en capacité pour le métier des armes. Galérius qui le crut propre à remplir ses vues, l'avait depuis peu ennobli en lui donnant le nom de Maximin, et le faisant rapidement passer par divers emplois de la milice jusqu'au tribunat. Dioclétien ne put entendre sans gémir un choix si indigne; mais comme Galérius y paraissait obstiné, il fallut y consentir.
Le premier jour de mai de l'année 305, Dioclétien ayant assemblé ses soldats près de Nicomédie, leur déclare en pleurant, que ses infirmités l'obligent à remettre le fardeau de l'empire à des princes plus capables de le soutenir; il nomme Augustes Constance et Galérius; et donne le titre de Césars à Sévère et à Maximin. On s'étonne qu'il préfère à Constantin, chéri et estimé des troupes, deux hommes inconnus; mais la surprise même d'une promotion si bizarre ferme la bouche à tous les assistants: aucun ne réclame: Dioclétien quitte son manteau de pourpre, le jette sur les épaules de Maximin qui était présent; et cet empereur dépouillé, traversant dans son char Nicomédie, prend le chemin de Salone sa patrie, où malgré son affaiblissement, il trouva encore dans son esprit assez de force pour étouffer, pendant plus de huit ans, des regrets qui n'éclatèrent que dans les derniers moments de sa vie.
Maximien fit le même jour à Milan la même cérémonie en faveur de Sévère, mais moins capable que Dioclétien de se contraindre, ne perdant jamais de vue la puissance souveraine, dont l'éclat l'avait ébloui, il alla gémir de son abdication forcée, dans les lieux les plus agréables de la Lucanie.
Constance empereur se contenta des provinces dont il avait pris soin en qualité de César: il laissa à Sévère le commandement de tous les pays que Maximien avait gouvernés. Mais l'ambitieux Galérius mit l'Asie dans son département, et ne donna à Maximin que l'Orient. C'est ainsi qu'on appelait alors toute l'étendue des provinces depuis le mont Amanus jusqu'à l'Égypte, qui y était même quelquefois comprise, et qui fut aussi dans le partage de Maximin.
Galérius se regardait comme le maître absolu de l'empire: les Césars étaient ses créatures; il comptait pour rien Constance Chlore, à cause de son humeur douce et pacifique. D'ailleurs il croyait voir dans la mauvaise santé de ce prince les annonces d'une mort prochaine; et si la nature tardait trop à servir ses désirs, il était sûr de trouver dans son audace et dans celle de ses deux amis assez de ressources, pour se défaire d'un collègue qu'il haïssait comme un rival.
Il n'eut pas besoin d'avoir recours au crime. Constance Chlore mourut bientôt, mais il vécut assez pour faire connaître que l'autorité absolue ne l'avait pas changé. N'étant que César il avait osé être vertueux, et courir le risque de paraître censurer par sa vie celle des empereurs, à qui il avait intérêt de plaire: devenu Auguste, il n'eut pas de peine à sauver sa vertu de la séduction du pouvoir suprême. Également affable, tempéré, modeste et encore plus libéral, il se souciait peu d'enrichir son épargne; il regardait le cœur de ses peuples comme son véritable trésor. Ce n'est pas qu'il fût ennemi de la magnificence; il aimait à donner des fêtes publiques: mais la sage économie dont il usait dans sa dépense ordinaire, le mettait en état, sans charger ses sujets, de représenter avec dignité, et de soutenir la majesté de l'empire.
Il voulut l'étendre par de nouvelles conquêtes. La Grande-Bretagne appartenait aux Romains jusqu'au mur bâti par Sévère entre les deux golfes de la Clyde et de Forth: mais ce qu'on nomme aujourd'hui l'Écosse septentrionale servait de retraite aux Pictes, anciens habitants du pays, dont les Calédoniens faisaient partie. Constance résolut de les réduire et d'achever la conquête de l'île. Sa flotte sortait à pleines voiles du port de Boulogne (Bononia), lorsque son fils Constantin, qu'il souhaitait ardemment de revoir, s'étant échappé des mains de Galérius, comme je le raconterai dans la suite, parut sur le rivage et s'embarqua avec son père, pour l'accompagner dans cette expédition périlleuse. Les Pictes furent défaits; mais Constance ne survécut que peu de jours à sa victoire: il termina sa vie à York (Eboracum), un an et près de trois mois après avoir été déclaré Auguste. Je vais entrer dans mon ouvrage par l'histoire de son successeur.