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Histoire du Bas-Empire. Tome 01

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ÉLOGE DE LEBEAU,

Par DUPUY,

SECRÉTAIRE DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES,

Prononcé le 11 novembre 1778 dans la séance publique de cette Académie.

Charles Lebeau naquit à Paris, le 15 octobre 1701, de parents honnêtes, mais peu favorisés de la fortune. Avec les qualités solides et brillantes qui promettent les plus grands succès en divers genres, la nature avait jeté dans son cœur le germe d'une passion pour les lettres qui s'enflamma de bonne heure, et s'empara impérieusement de toutes les facultés de son ame; mais d'abord, telle qu'un feu enseveli sous la cendre, et comme captive au milieu d'une famille chargée de l'éducation de cinq enfants, elle n'eut pas la facilité de se faire jour et de s'élancer à son gré. Le foyer paternel lui paraissait un lieu d'esclavage: il lui fallait un air libre, tranquille et serein, où, maîtresse d'elle-même, elle pût prendre un essor qu'aucun obstacle ne fût capable d'arrêter. L'atmosphère qui lui convenait, elle la trouva dans le collége de Sainte-Barbe, célèbre par des phénomènes qui attiraient les regards de la capitale et des provinces.

Dans un séjour si favorable à ses vues, Lebeau, respirant en liberté et selon son goût, vit des maîtres zélés, vigilants, éclairés; des disciples actifs, diligents, laborieux, toujours en haleine, toujours se disputant à l'envi la gloire des succès. En fallait-il davantage pour exciter chez lui une émulation dont il n'avait jamais encore senti si puissamment l'aiguillon? Il se livre donc tout entier aux exercices prescrits à son âge; et bientôt une application forte et constante le rendant supérieur à tout ce qu'on exigeait de lui, ces exercices ne suffisent plus ni à son activité, ni à ses désirs. Attristé de voir que le travail commun et ordonné le laisse comme dans un état de langueur et d'inaction, il se ménage secrètement une étude particulière, et s'enfonçant dans la lecture des meilleurs écrivains grecs et latins, il se nourrit en silence de leur suc le plus pur et le plus substantiel.

Si la vigueur qu'il y puisa ne put rester long-temps inconnue, elle ne se montra pas sans causer la plus grande surprise. On ne concevait point que le temps assigné par la règle aux études et aux occupations ordinaires eût pu permettre une si abondante récolte de fruits de toute espèce, qui leur étaient comme étrangers. Ce n'était point non plus le seul temps consacré aux devoirs de la journée, qu'il avait mis à profit: loin d'en souffrir, tous ces devoirs avaient été remplis avec la plus scrupuleuse exactitude; d'autres d'une espèce différente ne l'avaient pas été de même. Une loi sage, nécessaire même, autant pour la santé de la jeunesse, que pour la sûreté du lieu, fixant les heures destinées au repos, marquait celle où partout devait cesser la lumière. Aussi semblait-elle disparaître dans la chambre de Lebeau, comme dans les autres; mais elle n'y était pour ainsi dire, qu'éclipsée: cachée furtivement sous un vase pour tromper, au mépris de la règle, la vigilance des maîtres, elle reparaissait impunément à une heure indue, lorsque tout était assoupi, pour éclairer les larcins que faisait au sommeil le jeune téméraire; tandis que les Muses indulgentes, souriant à cette ruse dangereuse, et secondant ses veilles, lui payaient amplement les sacrifices faits en leur faveur. Une constitution vigoureuse, un tempérament fort et robuste l'enhardissaient à les réitérer fréquemment, et le garantissaient des suites funestes de cette espèce d'intempérance.

Les richesses acquises par ce commerce nocturne avec les anciens, ne pouvaient manquer de lui assurer une supériorité décidée sur tous ses rivaux; mais cette supériorité ne fut jamais pour eux, ni un principe de jalousie, ni un motif de haine. Il ne la leur faisait point sentir: à peine s'en apercevait-il lui-même: ce fut au contraire un nouveau lien pour s'attacher à lui, pour briguer son estime, et pour lui vouer une amitié mêlée d'une sorte de respect, parce que leurs progrès lui étaient aussi chers qu'à eux-mêmes, et qu'ils étaient sûrs d'obtenir de lui tous les secours en ce genre, qu'ils en pouvaient attendre. Ils n'étaient pas réduits à l'humiliante nécessité de les solliciter, de les arracher, pour ainsi dire, par des importunités qui coûtent toujours à l'amour-propre. Il leur suffisait d'indiquer leurs besoins: tout ce qu'il possédait, quoi qu'il lui eût coûté, était à leur service; et si quelque chose peut diminuer le prix de cette espèce de libéralité, c'est qu'elle n'était pas capable de l'appauvrir. Ce caractère communicatif qui se manifesta dès les premières années de sa jeunesse, se soutint constamment, et se montra encore avec plus de profusion dans l'âge mûr, et jusqu'au dernier terme de la vie.

Il jouissait avec satisfaction de l'estime de ses maîtres qu'il respectait, de l'affection de ses condisciples qu'il n'aimait pas moins, lorsqu'un petit incident interrompit le cours chéri et paisible de ses études. Un volume de Racine trouvé chez ses parents, avait piqué sa curiosité: un ouvrage de théâtre français était pour lui une nouveauté attrayante; il le dévore avidement, le lit et le relit encore, toujours avec un plaisir nouveau. Facilité de style, richesse d'expressions et d'images, pensées nobles et sublimes, peintures vives et animées, tout le charme et le transporte. Un enthousiasme digne de son âge et du goût pour l'éloquence, que lui avait déja inspiré la lecture des bons écrivains en prose, ne peut se contenir; et parce qu'il le juge à la fois légitime et innocent, qu'il ne soupçonne même pas la possibilité de l'improuver, loin de vouloir le contraindre ni le captiver, il s'empresse de le produire et de le faire éclater avec tout le feu dont la jeunesse est capable.

Dès ce moment, comme si l'ennemi eût été aux portes, les surveillants prennent et donnent l'alarme; on s'émeut, on s'agite, on délibère comme pour le salut de la patrie; l'austérité des principes qui les dirigent, leur fait tout craindre pour le dépôt sacré des mœurs, confié à leur vigilance: jaloux de le conserver intact, ils redoutent jusqu'à l'ombre des dangers. Le jeune coupable est appelé: il se montre avec confiance, tout étonné du délit qu'on lui impute; et indocile pour la première fois à leurs leçons, il se hasarde de plaider avec chaleur sa cause et celle de son auteur. Mais comme on n'oppose à ses raisons que des reproches amers et des menaces sérieuses, il s'alarme à son tour, et quittant brusquement un séjour dont il a toujours conservé un tendre souvenir, il rentre dans la maison paternelle, et va finir ses études au collége du Plessis.

Sa réputation l'y avait devancé; il y fut reçu avec cet accueil si puissant pour mettre en action tous les ressorts d'une ame forte et sensible: dans ce nouveau lycée, ses efforts redoublèrent et furent couronnés des plus brillants succès. Pour en juger, il suffit de savoir qu'à l'âge de vingt-six ans il fut estimé digne d'y occuper une chaire de seconde. C'est alors qu'il vit avec effroi tout ce que la patrie, en lui confiant l'instruction d'une jeunesse qui faisait ses espérances, exigeait et attendait de lui. Les mœurs, la religion, la vertu, les lettres, lui parurent se présenter à ses yeux et lui montrer une chaîne de devoirs réunis qu'il s'agissait de remplir, sous peine de se rendre coupable envers la société. Tel fut aussi le plan qu'il se fit une loi de suivre avec toute l'ardeur et l'activité dont il était capable, loi dictée par le sentiment d'une autre non moins impérieuse dans le fond de son cœur, celle de consacrer à la patrie ses talents, ses travaux, ses veilles, toute sa personne.

Un triste événement, la mort de sa mère, vint encore arrêter le jeune professeur dans la carrière qu'il fournissait à la satisfaction du public. Avec peu de fortune, elle lui laissait deux frères, deux sœurs en bas âge, et un père infirme. Quelle situation pour un aîné, qui ayant voué tous ses moments à ses élèves, se voyait pourtant dans la nécessité de donner des soins à une famille affligée! Pénétré de douleur, et tristement partagé entre les devoirs de sa place et ceux de la nature, un ami lui fit entrevoir qu'à l'aide de l'hymen il pourrait les concilier: on alla même jusqu'à fixer son choix. L'intérêt n'entrait pour rien dans cet arrangement; il ne s'agissait que de concourir à l'acquitter des devoirs de la tendresse filiale et fraternelle, et la Providence le servit selon ses désirs (en 1736).

Mais le collége du Plessis ne pouvant voir ses chaires remplies que par des personnes libres, ou du moins affranchies de ce genre d'engagement, il lui fallut renoncer à la chaire de seconde. Heureusement celle de rhétorique vint à vaquer au collége des Grassins, et on s'empressa de l'y faire monter: elle offrit un champ plus vaste, plus fécond à son génie, à son zèle, à ses travaux. Tous ceux qu'il a formés et qui ont conservé à son égard des sentiments inaltérables d'affection, de reconnaissance, de vénération, lui ont rendu un témoignage qui honorera toujours sa mémoire. A les entendre parler d'après leur expérience, qui posséda mieux que lui l'art d'instruire? qui sut démêler avec plus de sagacité les talents cachés de chacun? qui connut plus de ressources pour les développer? qui montra plus d'adresse à fixer la légèreté de la jeunesse, à la réveiller et à la faire sortir de l'inertie et de l'engourdissement qui lui sont propres; à jeter dans toutes les ames les traits enflammés de l'émulation? Enfin, qui connut mieux la nécessité d'allier au mérite du savoir celui de la vertu? Et que ne devait-on pas attendre d'un maître qui se fit toujours une loi d'instruire autant par une conduite exemplaire et irréprochable que par des leçons solides et lumineuses?

C'est par le concert unanime de tant de voix, que la renommée, répandant au loin le nom de Lebeau, lui prépara une occasion favorable de consacrer publiquement les prémices de son génie aux lettres et à la religion. M. le cardinal de Polignac, peu de jours avant sa mort, avait remis son poëme célèbre entre les mains d'un ami qui aux avantages de la naissance, à la délicatesse de l'esprit, réunissait le mérite plus solide et plus vrai des qualités du cœur. Cet ami, dont l'attachement ne se démentit jamais dans les conjonctures les plus délicates, était M. l'abbé de Rothelin, à qui l'auteur laissait un pouvoir absolu sur la destinée de son ouvrage. «On sait que l'Anti-Lucrèce n'était pas[1], à beaucoup près, dans l'état où Virgile laissa l'Enéide. Travaillé par l'auteur à plusieurs reprises, plein de différentes leçons entre lesquelles il ne paraissait pas s'être déterminé, rempli de ces négligences qui échappent toujours dans le feu de la composition, c'était un assemblage de pièces de rapport, dont la liaison, quoique réelle, ne se montrait pas au premier coup-d'œil. Des additions sans nombre, écrites sur des feuilles volantes, formaient plus de trois mille vers séparés du texte même.»

[1] Voyez la préface de M. de Bougainville, à la tête de sa traduction de l'Anti-Lucrèce, page 79.

Jaloux de l'honneur de son ami qu'il eût craint de compromettre, M. l'abbé de Rothelin, loin de vouloir s'en rapporter à lui seul pour une révision qui demandait le goût le plus exquis et les connaissances les plus variées, se hâta d'associer au pénible examen de cette production du Virgile moderne, les Tucca et les Varius de son siècle: de tous les savants critiques qu'il consulta, Lebeau fut celui dont il tira le plus de secours. L'ouvrage était en état de paraître, lorsque menacé d'une mort certaine, M. l'abbé de Rothelin en confia, par un acte authentique, l'édition à un homme qui l'avait secondé avec tant de zèle et de lumières. Lebeau, regardant le dépôt précieux dont il était chargé, comme un enfant doublement posthume par la perte d'un père et d'un tuteur, lui prodigua tous ses soins; et autant que le purent permettre des obstacles imprévus, s'empressa de le produire au grand jour, en le déposant (en 1747) dans le sein des lettres et de la religion, accompagné d'une préface pleine de délicatesse, de sens et de goût. Mais si jamais la postérité sait à qui elle est redevable de cette pièce intéressante, si elle peut être instruite de tout ce que le poëme doit au travail de l'éditeur, ce ne sera jamais dans l'ouvrage même qu'elle l'apprendra. L'édition n'offre pas le plus léger vestige du nom de Lebeau; il paraît s'y être oublié parfaitement lui-même.

Sensible aux charmes de la poésie qu'il avait cultivée dès sa tendre jeunesse, il avait, à différentes reprises, célébré sur sa lyre divers événements publics ou particuliers[2]; mais après avoir imité Horace, il lui restait à se montrer au public dans le genre où il avait pris et proposé Démosthène et Cicéron pour modèles. Deux conjonctures mémorables mirent en évidence des talents qui jusqu'alors ne s'étaient manifestés que dans l'enceinte des écoles. La première, particulièrement chère à la nation, nous rappelle à cette époque si honorable, si flatteuse pour un souverain, où toute la France alarmée pour la vie de Louis XV, que le ciel rendit à ses vœux, passa, en peu de jours, des convulsions de la douleur la plus profonde, à celles d'une joie inexprimable. La seconde, intéressante pour l'Europe entière, est marquée par le traité de paix qui rendra l'année 1749 à jamais célèbre dans les fastes de l'histoire. Organe de l'Université, dans deux harangues prononcées alors en public, l'orateur, s'élevant au niveau et à la hauteur de sa matière, justifia pleinement le choix de ce corps respectable. Tous ceux qui assistèrent à l'une et à l'autre, n'ont jamais perdu le souvenir des applaudissements dont ils furent témoins; et cette compagnie n'oubliera pas non plus l'avantage qu'elle eut de partager avec l'Université l'honneur de la seconde.

[2] En 1728, Ode sur le rétablissement de la santé du roi.

En 1729, Ode au cardinal de Fleury, nommé proviseur de Sorbonne; et une autre sur la naissance de monseigneur le Dauphin.

En 1738, en l'honneur d'Armand de Rohan de Ventadour, lorsqu'il soutint en Sorbonne sa tentative dédiée au roi.

En 1725, Rhetor in Grassinæo, il avait publié une Élégie sur le mariage de Louis XV.

Dès l'année précédente elle l'avait admis au nombre de ses associés, dans un temps où le public connaissait peu le prix de l'acquisition qu'elle faisait. Histoire ancienne et moderne, sacrée, profane, mythologie, mœurs, usages, législation des âges et des nations diverses, langues savantes, critique, littérature grecque, latine, française, italienne, espagnole, anglaise, science des médailles, des inscriptions, style lapidaire, art de penser et d'écrire avec autant de solidité que d'élégance, avec un goût aussi sûr que délicat: ces parties et d'autres dont chacune demande presque un homme entier, on s'étonna de les voir réunies dans le nouvel académicien, à un degré peu commun, et de trouver en un seul de ses membres le savoir d'un corps académique. Pouvait-on s'attendre de voir à la fois en lui et le mérite du professeur qui ne se serait jamais occupé que des devoirs essentiels de son état, et le mérite du savant qui ne le serait devenu qu'aux dépens de ses premiers devoirs? Il était permis d'ignorer que chaque jour était plus long pour Lebeau que pour tout autre. Les instants de loisir que lui laissaient des obligations indispensables, une bonne partie de ceux que revendiquait le repos de la nuit, étaient consacrés à l'étude. C'était le centre de ses plaisirs et de ses amusements, et après des travaux pénibles, il ne savait se délasser que par un nouveau travail. Il est vrai que la nature, en lui donnant les forces nécessaires pour ne pas succomber, lui avait aussi accordé en partage une conception prompte et facile, un jugement droit, une perspicacité rare, une mémoire heureuse, avec une imagination riante et féconde. L'exercice constant de toutes ces facultés l'avait mis à portée d'amasser une multitude de provisions diverses qui, sans confusion, se présentaient sous sa main dès qu'il en avait besoin: elles sortaient alors, comme sans effort, du dépôt fidèle et bien ordonné qui les recelait. L'habitude du travail était devenue chez lui une seconde nature, qui le maîtrisa même dans l'âge affaibli et appesanti par le poids des années. Incommodé dangereusement d'un crachement de sang quelque temps avant sa mort, toute application lui fut interdite par M. Bouvard son médecin et son ami. Il parut docile; mais ayant caché secrètement des livres dans son lit, il faisait semblant de dormir pour engager ceux qui l'entouraient à le laisser libre et tranquille: alors les livres sortaient de leur réduit obscur pour y rentrer au moindre bruit. On s'aperçut de la ruse, et aux reproches qu'on lui faisait: Je mourrai, répondit-il, encore plus vite par l'ennui que par le travail.

Tel est l'art, telles sont les ressources qu'il aurait pu faire envisager à quiconque était étonné de l'immensité de ses connaissances, s'il eût été dans le cas de ce Romain obligé de dévoiler la magie innocente qui lui assurait constamment une moisson plus abondante que celle de ses voisins: aussi ne touchait-il aucune matière qu'aussitôt il ne l'épuisât, sans laisser rien à l'écart, sans rien oublier. C'est ce que nous avons reconnu bien des fois dans nos séances particulières, où nous donnant l'exemple de l'assiduité, il fournissait régulièrement les mémoires d'usage: ou plutôt c'est ce que le public reconnaît tous les jours dans ces mémoires mêmes qui enrichissent notre recueil.

Son début parmi nous fut l'examen d'une question épineuse qui avait fort embarrassé les antiquaires: il s'agissait de ces médailles frappées sous les règnes de Tite, de Domitien, de Nerva et de Trajan, qu'on appelle médailles restituées. Elles portent les noms de deux personnages, d'abord ou celui d'un magistrat de l'ancienne république ou celui d'un empereur, ensuite le nom du prince qui, faisant frapper la médaille, s'annonçait pour restaurateur, par le mot entier ou abrégé, restituit.

On croyait, c'était du moins l'opinion la plus généralement reçue, que ces princes avaient pris le titre de restaurateurs, parce qu'après avoir fait refaire d'anciens coins de monnaie, ils avaient voulu que les médailles frappées avec ces coins renouvelés eussent cours dans le commerce, concurremment avec leurs propres monnaies.

Lebeau, après avoir réfuté ce système, établit son opinion qui lui semble avoir un des caractères distinctifs de la vérité, en ce qu'ayant été trouvée la dernière, elle aurait dû se présenter la première à l'esprit. Il montre donc que la restauration indiquée par la médaille de nouvelle fabrique, est le rétablissement en tout ou en partie d'un ancien monument érigé par le personnage dont le nom paraît sur cette médaille avec celui du restaurateur. Il développe cette idée simple et heureuse dans six mémoires, et en montre l'application à toutes les médailles de cette espèce qu'il fait passer en revue l'une après l'autre. Une critique solide et lumineuse, mettant en œuvre tout ce que peut lui fournir la connaissance des monuments et des médailles, et jusqu'aux traits les moins connus de l'histoire, dissipe l'obscurité qui régnait auparavant sur cette matière.

A peine sorti de cette carrière, il entreprit d'en fournir une seconde plus vaste et plus difficile. De tous ceux qui ont écrit sur la légion romaine, aucun ne lui paraissait avoir embrassé ce sujet dans toute son étendue, parce que l'étude approfondie de l'histoire lui avait montré une infinité de traits intéressants échappés à leurs recherches. Pour suppléer à leur travail, en consultant exactement sur chaque point les originaux, il résolut de suivre le soldat légionaire, depuis l'instant de l'enrôlement jusqu'à celui, où, après un long et pénible service, on l'envoyait se reposer dans les colonies, et encourager la jeunesse au métier de la guerre, autant par le récit de ses actions militaires, que par l'aspect de la récompense dont elles avaient été couronnées: détail immense qui l'engageait à traiter de la levée des soldats, du serment militaire, du nombre des soldats de la légion, des diverses sortes d'enseignes, d'armes et d'habillements, des exercices, de l'ordre de la marche, du campement et de la bataille; de la police des légions, de leur paie, de leur nourriture, de leurs punitions, de leurs récompenses, de leurs priviléges; des divers noms donnés aux légions, et de leur nombre dans les temps différents; des quartiers des légions, du congé et de la vétérance; et enfin des villes où elles furent envoyées et qu'elles formèrent, soit par des colonies, soit par des campements.

Mais il s'astreignit sensément à n'envisager une matière si vaste et si féconde, que par le côté qui tient à l'histoire et à l'érudition. Il était trop sage pour ne pas éviter le ridicule dont se couvrit un jour aux yeux d'Annibal, et le reproche que s'attira de la part du célèbre Carthaginois, ce philosophe grec, qui tout fier des rêves qu'il avait enfantés dans son cabinet, eut l'effronterie de disserter en public, dans un long discours, sur toutes les parties de l'art militaire et sur le devoir d'un général: témérité dont s'applaudit peut-être l'amour-propre du philosophe, parce que s'il mérita l'indignation et le mépris du très-petit nombre de connaisseurs, il recueillit les nombreux suffrages de l'ignorante multitude.

Dans une longue suite de mémoires, où Lebeau a traité la plupart des parties de son sujet, on remarque tant de profondeur, de netteté, d'exactitude, de discernement, qu'on regrettera toujours de n'avoir pas de sa main le peu qui manque, pour former un ouvrage complet sur un point de littérature aussi intéressant.

Partagé entre sa chaire et l'académie, il était encore appelé à une autre place par la voix publique: elle avait retenti aux oreilles de M. Piat, professeur d'éloquence au Collége Royal, qui, connaissant depuis long-temps le mérite du sujet, n'hésita pas de le désigner pour son successeur. Si Lebeau, nommé en 1752, dut être affligé de ne voir d'abord autour de lui que deux disciples, il fut bientôt consolé par un nombreux auditoire qui s'empressa d'accourir à ses leçons.

Cependant, avec ce surcroît d'occupations, un travail d'un autre genre l'attendait encore dans le sein de cette compagnie. Affaibli par des infirmités habituelles, M. de Bougainville demanda au roi la permission de se démettre de la place de secrétaire perpétuel, dont il faisait les fonctions depuis 1749; et Sa Majesté, en 1755, lui donna pour successeur Lebeau, qui n'était pas encore alors dans la classe des pensionnaires. Quand je rappellerais ici l'intelligence, l'activité, le zèle infatigable qu'il a montrés durant l'espace de dix-huit ans qu'il a rempli cette place, je ne dirais rien qui ne soit presque aussi connu du public que de cette compagnie. Mais si je dis que je dois à l'amitié généreuse dont il m'honorait, le dangereux honneur d'être nommé par le roi pour lui succéder en cette partie; si j'ajoute que le souvenir d'un bienfait auquel je me suis long-temps opposé, ne s'effacera jamais de mon cœur, l'académie, aujourd'hui qu'il n'est plus, affligée d'une double perte, n'en sentira que mieux qu'il n'est point remplacé dans le lieu où je le représente.

La rédaction des volumes de nos Mémoires, imprimés depuis 1756 jusqu'en 1770, est son ouvrage, de même que les éloges historiques des académiciens morts dans cet intervalle, et jusqu'en 1772. Il en faut excepter l'éloge d'un frère chéri, formé de ses mains, en qui il devait espérer de revivre, et qui, dans cette compagnie, marchait à grands pas sur ses traces. Il l'avait vu, avec une tendre satisfaction, estimé digne, dès l'âge de vingt-deux ans, d'être son successeur dans la chaire de rhétorique au collége des Grassins. C'était un autre lui-même par qui il se voyait remplacé dans une carrière favorite, avec un succès dont chaque jour le rendait témoin, puisque dans le même temps et dans le même collége il occupait une chaire de grec, fondée en sa faveur; comme si cette école eût été jalouse de posséder à la fois les deux frères.

La douleur morne et profonde dont le cœur de l'aîné fut pénétré, lorsque son cadet lui fut enlevé dans la vigueur de l'âge (en mars 1766), lui ferma la bouche. M. l'abbé Garnier, lui prêtant alors un secours officieux, l'acquitta pleinement envers le public, d'un triste devoir, dans une de nos séances publiques.

Un secours d'une espèce différente lui était nécessaire, pour un projet dont la continuation lui fut comme substituée par la mort de M. de Bougainville. Je parle de l'histoire métallique de nos rois, travail qui ne pouvait s'exécuter que de concert avec des artistes, parce qu'il fallait avoir les dessins et les gravures sous les yeux. Privé de ce secours, Lebeau n'a pu recueillir en cette occasion que la gloire, si c'en est une, d'avoir refusé de toucher une pension qu'il était dans l'impossibilité de mériter.

Croira-t-on qu'une vie si pleine, si chargée d'occupations diverses, ait pu laisser quelques instants vides, quelques intervalles libres? Qu'on interroge une infinité d'auteurs qui ont eu recours à ses lumières et consulté son goût avant de hasarder leurs productions; ils diront que l'amour des lettres rendait tout possible à Lebeau. Il revoyait, il corrigeait avec une égale constance un manuscrit abstrait et volumineux, et une feuille volante de poésies légères. Que ne pourraient pas aussi répondre tant de personnes de tout état, qui sont venues si souvent l'interrompre pour des objets qui lui étaient étrangers? épitaphes, inscriptions, épithalames, épigraphes, discours latins, français, prose, vers, projets, plans d'éducation, tout était jugé de son ressort; et quand il se prêtait à leurs désirs, c'était sans songer à en tirer vanité, à peine en conservait-il le souvenir. Si dans quelques morceaux devenus publics, ses amis, ses parents même qui n'étaient point dans le secret, croyant reconnaître sa touche, le pressaient par des questions importunes, il avouait enfin: mais on sentait ce que lui coûtait le sacrifice de la modestie fait à la vérité. On eût dit qu'il voulait étendre à ces productions le précepte évangélique sur la charité: la main gauche ignorait ce qu'avait fait la droite.

Mais qu'est-il besoin de recourir à des témoignages étrangers, pour juger si Lebeau savait trouver et mettre à profit des moments de loisir au milieu des occupations les plus multipliées, quand on considère que, dans un âge déja avancé, il osa former une entreprise capable d'occuper la vie entière d'un homme de lettres? On comprend que j'ai en vue l'Histoire du Bas-Empire. De quoi s'agissait-il en effet? de parcourir depuis le règne de Constantin le Grand, jusqu'à la prise de Constantinople, un espace d'environ douze cents ans, souvent à travers la lie et la barbarie des siècles, toujours dans les fastes ténébreux d'un empire qui, ou ébranlé de toutes parts par des secousses redoublées, ou énervé par ses propres vices, et déchiré par des divisions intestines, s'écroulait chaque jour, et précipitait l'instant d'une ruine fatale. Il fallait dévorer l'ennui attaché à la lecture d'une foule d'auteurs, ou mal instruits, ou passionnés et prévenus, ou secs et décharnés, dont le moindre défaut est de manquer de l'ordre, de l'élégance, de la noblesse, du goût, enfin de ces graces piquantes qui charment dans les écrits des beaux siècles d'Athènes et de Rome. L'amour du vrai, de la vertu, de la religion, qui avait inspiré le projet, soutint Lebeau dans cette longue et laborieuse carrière, dont il avait fait choix, disait-il, pour arriver doucement au tombeau. Ayant promis de donner deux volumes chaque année, il acquittait régulièrement la dette qu'il avait contractée avec le public; et lorsqu'une mort prompte qu'il attendait en philosophe chrétien, nous l'enleva le 13 mars de cette année (1778), il était occupé à mettre la dernière main à deux volumes qui en ce moment verraient le jour, et qui l'approchaient du terme où il tendait.

La mort, en le frappant, ne put le surprendre, parce qu'il s'y préparait sans cesse par la pratique constante de tous ses devoirs. Les qualités les plus brillantes, les plus capables de faire un grand nom dans l'empire des sciences et des arts qu'il chérissait, n'étaient rien à ses yeux, s'il ne les voyait accompagnées de celles qui forment le citoyen vertueux et utile. L'abus des premières, au préjudice de la vertu et des mœurs, lui paraissait un crime odieux, un attentat impardonnable envers la société. «Malheur, malheur, disait-il, à une nation, si jamais follement éprise des charmes séducteurs que peuvent offrir à ses regards les productions les plus exquises des arts, des talents, du génie, lorsqu'elles tendent à la corrompre et à la dépraver, il lui arrive d'en accueillir, d'en caresser les auteurs; de leur prodiguer inconsidérément un encens dont s'offense et gémit la vertu outragée; de vouloir même avec un enthousiasme aveugle et favorable à la propagation du vice, leur assurer l'estime de tous les âges par des honneurs et des distinctions qui découragent et désespèrent le mérite vrai et utile; enfin de réchauffer en quelque sorte leurs cendres pour en faire naître des imitateurs plus audacieux encore et plus criminels. Coupables envers leur patrie, que peuvent-ils exiger d'elle, que doivent-ils en attendre, si ce n'est tout au plus un traitement pareil à celui que Platon destinait à Homère dans sa république? Celle des Romains, sous le despotisme de ses empereurs, n'avait plus l'énergie, l'austérité, la vigueur des premiers âges; néanmoins elle en eut encore assez pour oser plus d'une fois abolir totalement la mémoire des citoyens, des princes même qui avaient fait un abus déshonorant de leur pouvoir, quelques services qu'elle en eût reçus d'ailleurs; pour abattre avec indignation les statues que, dans des temps malheureux, des mains soumises à une triste nécessité, ou animées par une adulation basse et servile, leur avaient élevées; enfin pour effacer, en frémissant d'horreur, leurs noms sur les monuments publics, comme indignes d'être transmis aux siècles à venir, après avoir fait la honte du leur.»

Avec ces sentiments qui portent l'empreinte de la plus rigide vertu, Lebeau laissait rechercher à d'autres, lequel est le plus à redouter pour la société, de l'abus du pouvoir qui opprime, ou de l'abus des talents qui en pervertit les mœurs: cette question n'en était pas une pour lui. Le premier irrite, révolte, violente la nature qui ne tarde pas de rentrer dans ses droits, dès qu'il lui est permis de respirer, si déja les ames ne sont flétries par la corruption: le second flatte, plaît et séduit. L'un est un torrent destructeur, mais la consternation qui l'accompagne n'est que passagère; le désastre momentané qu'il cause peut être bientôt réparé. L'influence de l'autre est permanente et progressive; c'est un poison doux qui, s'insinuant mollement dans toutes les parties du corps politique, le mine sourdement, l'altère et l'épuise sans irritation, ou plutôt à l'aide d'une multitude de sensations délicieuses, et gagnant toujours de proche en proche, produit enfin une épidémie universelle, d'autant plus incurable qu'on chérit l'ivresse où tous les sens sont plongés, mais dont le terme n'est jamais qu'un anéantissement total.

Lebeau avait tellement à cœur tout ce qui peut intéresser les mœurs, surtout dans l'instruction de la jeunesse, qu'il se plaignait souvent de voir que ce n'était pas ordinairement l'objet capital de l'institution, soit publique, soit particulière. Lorsque l'Université, dans le sein de laquelle il avait été élevé, pour laquelle il conserva toujours une tendresse filiale, et fit éclater jusqu'à sa dernière heure l'attachement le plus vif que la reconnaissance puisse inspirer, enfin qui, en mère affligée, a versé depuis peu des larmes amères sur sa tombe par l'organe éloquent d'un de ses plus dignes membres[3]; lorsque l'Université, dis-je, distribuait annuellement des prix aux élèves qui s'étaient distingués par des compositions supérieures, il applaudissait avec joie à un usage si propre à faire fermenter les esprits, et à porter dans les ames les plus engourdies le feu d'une noble et louable émulation. Mais cette joie, tempérée par un sentiment d'amertume, ne répondait pas à l'étendue de ses désirs: Je vois, disait-il, beaucoup de récompenses pour les talents, pour le mérite littéraire; j'en vois peu pour la vertu, le mérite essentiel du citoyen.

[3] Discours de M. Charbonnet, professeur de troisième au collége Mazarin, prononcé cette année (en 1778), le jour de la distribution générale des prix de l'Université.

Naturellement modeste, il ne pouvait manquer de cette modestie que le savoir donne. L'oracle sacré a prononcé que la science enfle; mais il ne croyait devoir l'entendre que d'une science fausse et peu digne de ce nom. Quand il considérait les bornes étroites qui resserrent le champ hérissé de ronces et d'épines, où peut s'exercer l'activité de l'esprit humain, le nombre infiniment petit des vérités qui sont à sa portée dans l'étendue de sa sphère, la multitude innombrable de celles qui, se jouant de sa curiosité, échapperont toujours à ses recherches, les ténèbres épaisses qui l'assiégent et l'entourent de toutes parts, cette mer orageuse d'erreurs, d'incertitudes, de doutes, où il flotte au hasard, agité en tous les sens au milieu des naufrages; une perspective, si propre à déconcerter l'amour-propre, ne montrait rien à ses regards qui pût fournir matière et servir d'aliment à la vanité. Se glorifie-t-on d'une chétive moisson acquise par des frais et des travaux immenses? On le louait un jour sur ce point: Oui, oui, dit-il, j'en sais bien assez pour être humilié de ce que je ne sais pas. On avait, à son avis, bien mal profité de ses études, si l'on n'avait pas appris à se bien apprécier soi-même, et à mettre le prix juste à ses conquêtes littéraires. S'il est des ames où le savoir se montre avec des impressions de vaine gloire, c'est qu'il y a trouvé d'avance un vice radical et tenace dont il n'est pas le principe, qui subsiste malgré lui, et qui, sans lui, se serait porté sur d'autres objets.

Avec un air sombre et taciturne, causé par la multitude des objets sérieux dont son esprit était continuellement occupé dans le cabinet, Lebeau conservait un fonds de gaieté naturelle qui se développait au-dehors, et s'épanouissait dans le monde avec une aisance et une amabilité dont on était surpris. Il y portait cette politesse unie, franche et vraie, pour laquelle il faut toujours se bien connaître soi-même, et souvent ne pas connaître trop bien les autres. Aussi ce qui étonnait plus encore, c'est qu'à portée de saisir le ton et l'esprit des meilleures sociétés où il était admis, il lui échappait quelquefois de ces questions naïves, de ces réponses ingénues, qui, pour apprêter à rire, comme étant susceptibles d'interprétations malignes qu'il ne soupçonnait seulement pas, n'en décèlent que mieux l'innocente et respectable simplicité de mœurs dans celui qui les fait.

Par une suite du même caractère, il se laissait prévenir assez aisément, et quand on avait jeté dans son ame des idées favorables ou sinistres, il lui coûtait de s'en détacher, parce que jugeant des autres par lui-même, il ne pouvait croire ni au mensonge ni à la calomnie. Si l'évidence le forçait de revenir et de reconnaître qu'on avait abusé de sa crédulité, il était dans un étonnement inexprimable, n'imaginant pas que la malignité ou la duplicité inconnue à son cœur, pût se trouver dans le cœur d'un autre. Aussi de toutes les vertus morales et chrétiennes, la charité que comportait sa fortune, était chez lui la moins éclairée, et comme il aimait à la pratiquer, il suffisait pour l'émouvoir de lui exposer des besoins avec un air de franchise. Se voyait-il trompé, ce qui lui arrivait fréquemment, il s'en consolait; mais tout en protestant d'user à l'avenir de plus de circonspection, il était bientôt trompé de nouveau.

De son mariage il avait eu une fille unique, mariée en 1759 à M. Chuppin de Germigny, alors avocat au parlement, et depuis conseiller au Châtelet, à qui il se réunit en 1764, après la mort de sa femme: heureuse union, qui dans le sein d'une famille aussi tendre que chérie, dans des cœurs sensibles et vertueux, animés du même esprit, dirigés par les mêmes sentiments, fixait le centre d'un commerce réciproque d'attentions, de tendresse, de cordialité, de confiance, d'encouragement et de consolation. Les soins que Lebeau donna, dans les dernières années de sa vie, à l'éducation de deux petits-fils, furent moins un nouveau travail pour lui qu'un délassement presque nécessaire, parce que l'affection qui en était le mobile, lui semblait en faire un devoir. En âge de sentir, ils ont tristement gémi sous le coup trop précipité pour eux, qui les a privés à la fois du meilleur des pères et du meilleur des maîtres. Pour consoler et une famille affligée, et ceux qui, comme nous, dans une perte commune, partagent sa douleur, puissent-ils faire revivre et soutenir l'honneur d'un nom dont le souvenir sera toujours cher aux ames honnêtes et éclairées, qui sentent tout ce que peut, pour le bonheur réel des hommes, objet unique de leurs vœux, l'empire des lettres, réuni à celui de la vertu.

FIN DE L'ÉLOGE DE LEBEAU.

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