Histoire du Bas-Empire. Tome 01
HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.
LIVRE PREMIER.
I. Date de la naissance de Constantin. II. Sa patrie. III. Son origine. IV. Qualité de sa mère. V. Noms de Constantin. VI. Ses premières années. VII. Portrait de ce prince. VIII. Sa chasteté. IX. Son savoir. X. Galérius est jaloux de Constantin. XI. Il cherche à le perdre. XII. Constantin s'échappe des mains de Galérius. XIII. Il joint son père. XIV. Il lui succède. XV. Proclamation de Constantin. XVI. Sépulture de Constance. XVII. Projets de Galérius. XVIII. Ses cruautés, XIX. contre les chrétiens; XX. contre les païens mêmes. XXI. Rigueur des impositions. XXII. Les crimes de ses officiers doivent lui être imputés. XXIII. Il refuse à Constantin le titre d'Auguste, et le donne à Sévère. XXIV. Maxence élevé à l'empire. XXV. Maximien reprend le titre d'Auguste. XXVI. Maximin ne prend point de part à ces mouvements. XXVII. Occupations de Constantin. XXVIII. Sa victoire sur les Francs. XXIX. Il achève de les dompter. XXX. Il met à couvert les terres de la Gaule. XXXI. Sévère trahi. XXXII. Sa mort. XXXIII. Mariage de Constantin. XXXIV. Galérius vient assiéger Rome. XXXV. Il est contraint de se retirer. XXXVI. Il ruine tout sur son passage. XXXVII. Maximien revient à Rome d'où il est chassé. XXXVIII. Maxence lui ôte le consulat. XXXIX. Maximien va trouver Constantin et ensuite Galérius. XL. Portrait de Licinius. XLI. Dioclétien refuse l'empire. XLII. Licinius Auguste. XLIII. Maximin continue à persécuter les chrétiens. XLIV. Punition d'Urbain et de Firmilien. XLV. Maximin prend le titre d'Auguste. XLVI. Maximien consul. XLVII. Alexandre est nommé empereur à Carthage. XLVIII. Maximien quitte la pourpre pour la seconde fois. XLIX. Il la reprend. L. Constantin marche contre lui. LI. Il s'assure de sa personne. LII. Mort de Maximien. LIII. Ambition et vanité de Maximien. LIV. Consulats. LV. Constantin fait des offrandes à Apollon. LVI. Il embellit la ville de Trèves. LVII. Guerre contre les barbares. LVIII. Nouvelles exactions de Galérius. LIX. Sa maladie. LX. Édit de Galérius en faveur des chrétiens. LXI. Mort de Galérius. LXII. Différence de sentiments au sujet de Galérius. LXIII. Consulats de cette année. LXIV. Partage de Maximin et de Licinius. LXV. Débauches de Maximin. LXVI. Maximin fait cesser la persécution. LXVII. Délivrance des chrétiens. LXVIII. Artifices contre les chrétiens. LXIX. Édit de Maximin. LXX. La persécution recommence. LXXI. Passion de Maximin pour les sacrifices. LXXII. Calomnies contre les chrétiens. LXXIII. Divers martyrs. LXXIV. Famine et peste en Orient. LXXV. Guerre contre les Arméniens. LXXVI. État du christianisme en Italie. LXXVII. Guerre contre Alexandre. LXXVIII. Défaite d'Alexandre. LXXIX. Désolation de l'Afrique. LXXX. Massacre dans Rome. LXXXI. Avarice de Maxence. LXXXII. Ses rapines. LXXXIII. Ses débauches. LXXXIV. Mort de Sophronie. LXXXV. Superstition de Maxence. LXXXVI. Constantin se prépare à la guerre. LXXXVII. Il soulage la ville d'Autun. LXXXVIII. Il retourne à Trèves. LXXXIX. Outrages qu'il reçoit de Maxence. XC. Ils s'appuient tous deux par des alliances. XCI. Préparatifs de Maxence. XCII. Forces de Constantin. XCIII. Inquiétudes de ce prince. XCIV. Réflexions qui le portent au christianisme. XCV. Apparition de la croix. XCVI. Constantin fait faire le labarum. XCVII. Culte de cette enseigne. XCVIII. Protection divine attachée au labarum. XCIX. Sur le lieu où parut ce prodige. C. Discussion sur la vérité de ce miracle. CI. Raisons pour le combattre. CII. Raisons pour l'appuyer. CIII. Constantin se fait instruire. CIV. Conversion de sa famille. CV. Fable de Zosime réfutée.
CONSTANTIN PREMIER, DIT LE GRAND.
Les commencements de la vie de Constantin sont mêlés de beaucoup d'incertitude. On ne convient ni du temps, ni du lieu de sa naissance, ni de la condition de sa mère. Les meilleurs auteurs s'accordent à dire qu'il naquit le 27 février[4]: mais ils se partagent sur l'année. Ce fut, selon les uns, en 272, selon d'autres, en 274. Cette dernière opinion me paraît la plus probable.
[4] Cette date est donnée dans un calendrier antique, publié par Bucher et par d'autres savants.—S.-M.
Sa patrie n'est pas moins contestée. Dès le temps de Justinien c'était une tradition, qu'Hélène mère de Constantin, était née à Drépane bourgade de Bithynie, et que ce prince y avait été nourri: c'est ce que nous apprenons de Procope. Mais il y a apparence que cette tradition ne doit son origine, qu'à l'honneur que Constantin fit à cette bourgade de lui donner le nom d'Hélénopolis, avec le titre de ville, pour les raisons que je dirai dans la suite. Les auteurs anglais, suivis en ce point par Baronius, veulent faire croire que leur île a vu naître ce grand prince: les uns disent que ce fut à Yorck, résidence des gouverneurs romains; les autres à Colchester où régnait Coël, père d'Hélène: on y voit encore les ruines d'un vieux château, dans lequel on prétend que naquirent Hélène et son fils. Cette opinion, adoptée par une foule d'auteurs, et mal appuyée sur quelques passages de panégyristes qui peuvent recevoir un tout autre sens, ne s'est accréditée que par le concours des historiens d'une nation illustre. L'Angleterre s'est fait gloire d'avoir donné au christianisme et à l'empire un prince qui a tant honoré l'un et l'autre. Mais cette prétention est détruite par tous les historiens qui ont écrit avant le septième siècle, dont aucun, malgré la diversité de leurs opinions, ne fait naître Constantin dans la Grande-Bretagne; et le château de Colchester ne fut bâti que vers le commencement du dixième siècle, par le roi Édouard, fils d'Alfred. Le sentiment le plus universellement reçu aujourd'hui, parce qu'il est fondé sur les auteurs les plus anciens et les plus sûrs, c'est que Constantin est né à Naïsse en Dardanie. On voit en effet que ce prince prit plaisir à embellir cette ville dont il est, pour cette raison, appelé le fondateur; qu'il la rendit beaucoup plus considérable, et qu'il était bien aise d'y faire son séjour et d'y respirer l'air de sa première jeunesse, comme il paraît par la date de plusieurs de ses lois.
Pour ce qui regarde sa famille, on ne doute point de sa noblesse du côté de son père. Mais, selon le témoignage d'un auteur contemporain, dans les premières années du règne de Constantin, son origine était presque universellement ignorée. Les révolutions fréquentes de ces temps-là, comme des vents impétueux, en avaient effacé la trace; et l'intervalle de quatre règnes, courts à la vérité, mais finis par des événements tragiques, avait déja, sous Dioclétien, presque fait oublier Claude le Gothique, malgré ses vertus et ses victoires. Aussi n'avait-il régné que deux ans. C'était du père de cet empereur que descendait Constance Chlore par sa mère Claudia, fille de Crispus et nièce de Claude. Cette généalogie ne remonte pas plus haut: le père de Claude et de Crispus est resté dans l'obscurité; et tout ce qu'on sait de leur mère, c'est qu'elle était de Dalmatie.
On en sait encore moins de l'origine d'Hélène, mère de Constantin. On la fait naître dans la Grande-Bretagne, à Trèves, à Naïsse, à Drépane en Bithynie, à Tarse, à Édesse. Le plus sûr est de dire qu'on ignore absolument la patrie et les parents de cette princesse. La condition de son alliance avec Constance Chlore, forme une question plus importante et moins difficile à résoudre. Des auteurs anciens, et même des Pères de l'église, ne laissent à Hélène que le nom de concubine, et la font sortir de la plus basse naissance. Mais des écrivains encore plus sûrs en matière d'histoire, lui donnent le titre de femme légitime, et leur témoignage est confirmé par plusieurs raisons. Les panégyristes de ce temps-là, malgré le caractère de flatterie attaché dans tous les siècles aux orateurs de ce genre, auraient-ils osé louer en face Constantin d'avoir imité la chasteté de son père, en s'éloignant, dès sa première jeunesse, des amusements de l'amour, pour contracter un engagement sérieux et légitime, si la naissance même du prince devant qui ils parlaient eût démenti cet éloge? Une contre-vérité si grossière n'eût-elle pas eu toute l'apparence d'une satire? Dioclétien aurait-il traité Constantin comme le sujet le plus distingué de sa cour? Serait-ce le premier qu'il aurait proposé, quand il fut question de nommer des Césars? et Galérius, qui cherchait à écarter ce jeune prince, aurait-il manqué alors de faire valoir le défaut de sa naissance? ce qu'il ne fit pourtant pas, comme nous le voyons par le récit de Lactance. De plus, tous les auteurs qui parlent de la séparation de Constance et d'Hélène, quand il fut obligé d'épouser Théodora, disent qu'il la répudia. Elle était donc son épouse. Ce qui peut avoir donné cours au sentiment contraire, c'est que Constance épousa Hélène dans une province où il avait un commandement: or les lois romaines n'autorisaient pas un mariage contracté par un officier dans la province où il était employé: mais une autre loi ajoutait, que si cet officier, après sa commission expirée, continuait à traiter comme son épouse la femme qu'il avait prise dans la province, le mariage devenait légitime. D'ailleurs l'obscurité de la famille d'Hélène devait lui ôter beaucoup de considération avant l'élévation de son fils: la grandeur et la fierté de Théodora, belle-fille de Maximien, qui entrait dans la maison de Constance avec tout l'éclat de la pourpre impériale, éclipsèrent cette femme répudiée; et les flatteurs de cour ne manquèrent pas sans doute de servir l'orgueil et la jalousie de la seconde épouse, en rabaissant la première, que la politique seule avait enlevée à la tendresse de Constance.
Le fils de ce prince et d'Hélène se nomma Caius Flavius Valerius Aurelius Claudius Constantinus. Une inscription lui donne le prénom de Marcus. Il tenait de son père les noms de Flavius-Valerius: les trois autres retraçaient la mémoire de Claude II, dit le Gothique. Cet empereur avait porté le nom d'Aurelius; et celui de Constantinus venait encore de sa famille, où l'on voit une de ses sœurs appelée Constantine. Le nom de Flavius était célèbre: quelques-uns prétendent que Claude II l'avait déja porté, comme une marque qu'il tirait son origine de la famille de Vespasien: mais cette descendance a bien l'air d'une fable, et je ne trouve pas dans l'histoire assez de fondement pour attribuer à ce bon prince la vanité d'emprunter d'illustres ancêtres, dont sa vertu n'avait pas besoin. Le texte de Trébellius Pollion, sur lequel on se fonde, pourrait bien signifier seulement que Claude fit donner à son petit-neveu Constance le nom de Flavius, parce qu'il prévoyait que les descendants de ce prince feraient revivre les vertus de Vespasien et de Titus; et ce ne serait qu'une flatterie d'un auteur qui écrivait sous l'empire de la famille de Claude. Ce qu'il y a de certain, c'est que la gloire de Constantin fit passer ce nom de Flavius à ses successeurs: il devint, comme ceux de César et d'Auguste, un titre de souveraineté. Cependant il ne fut pas réservé aux seuls empereurs; plusieurs familles illustres eurent l'ambition de le prendre, et les rois barbares eux-mêmes, tels que ceux des Lombards en Italie, et ceux des Goths en Espagne s'en firent honneur.
Lorsque Constance Chlore fut fait César en 292, et envoyé dans les Gaules pour la défense de l'Occident, Constantin entrait dans sa dix-neuvième année. Dioclétien le retint auprès de lui comme en ôtage, pour s'assurer de la fidélité de son père, et il lui fit trouver à sa cour tous les honneurs et toutes les distinctions qui pouvaient le flatter. Il le mena avec lui en Égypte: et dans la guerre contre Achilléus, Constantin, également propre à obéir et à commander, se fit estimer de l'empereur et chérir des troupes par sa bravoure, par son intelligence, par sa générosité, et par une force de corps qui résistait à toutes les fatigues. Ce fut apparemment dans cette expédition qu'il fut fait tribun du premier ordre.
Sa gloire naissante attirait sur lui tous les regards. A son retour d'Égypte on accourait sur son passage, on s'empressait de le voir: tout annonçait un prince né pour l'empire. Il marchait à la droite de Dioclétien: sa bonne mine le distinguait de tous les autres. Une noble fierté, et un caractère de force et de vigueur marqué dans toute sa personne, imprimait d'abord un sentiment de crainte; mais cette physionomie guerrière était adoucie par une agréable sérénité répandue sur son visage. Il avait le cœur grand, libéral, et porté à la magnificence; plein de courage, de probité, et d'un amour pour la justice qui tempérait son ambition naturelle: sans ce contre-poids il eût été capable de tout entreprendre et de tout exécuter. Son esprit était vif et ardent sans être précipité; pénétrant sans défiance et sans jalousie; prudent, et tout à la fois prompt à se déterminer: enfin, pour achever ici son portrait, il avait le visage large et haut en couleur, peu de cheveux et de barbe, les yeux grands, le regard vif, mais gracieux, le col un peu gros, le nez aquilin; un tempérament délicat et assez malsain, mais qu'il sut ménager par une vie sobre et frugale, et par la modération dans l'usage des plaisirs.
Ses mœurs étaient chastes. Sa jeunesse, toute occupée de grandes et de nobles pensées, fut exempte des faiblesses de cet âge. Il se maria jeune, et ce dut être vers le temps de son voyage d'Égypte. La naissance de Minervina, sa première femme, est aussi inconnue que celle d'Hélène, et sa condition ne partage pas moins les auteurs. Des raisons tout-à-fait semblables à celles que nous avons apportées en faveur d'Hélène, prouvent que cette alliance fut un mariage légitime. Il en sortit un prince nommé Crispus, célèbre par ses belles qualités et par ses malheurs. Il naquit vers l'an 300, et ce fut par conséquent en Orient, où son père séjournait alors, et non pas à Arles, comme certains auteurs l'ont prétendu.
On ne s'accorde pas au sujet du savoir de Constantin et de son goût pour les lettres: les uns ne lui en donnent qu'une teinte légère; d'autres le font tout-à-fait ignorant; quelques-uns le représentent comme très-instruit. Eusèbe, son panégyriste, élève bien haut sa science et son éloquence, et prouve assez mal ces grands éloges par un discours fort long et fort ennuyeux, qu'il met dans la bouche de Constantin. Il est vrai qu'étant empereur, il fit pour les sciences et pour les lettres plus même quelles n'exigent d'un grand prince: non content de les protéger, de les regarder comme un des plus grands ornements de son empire, de les encourager par des bienfaits, il aimait à composer, à prononcer lui-même des discours. Mais outre que le goût des lettres n'était pas celui de la cour où il avait été élevé, et que tous les princes de ce temps-là, excepté Maximin, ne se piquaient pas d'être savants, nous voyons par le peu qui nous reste de ses écrits qu'il n'avait guère plus de savoir ni d'éloquence qu'il ne lui en fallait pour se faire applaudir de ses courtisans, et se persuader à lui-même que ces qualités ne lui manquaient pas.
Je ne puis croire ce que disent quelques historiens, que Dioclétien, jaloux du mérite de Constantin, voulut le faire périr. Un dessein si noir convient mieux au caractère de Galérius, à qui d'autres l'attribuent. Il paraît qu'après l'expédition d'Égypte, Constantin suivit celui-ci dans plusieurs guerres: sa valeur éclatante donna de l'ombrage à cette ame basse et orgueilleuse; Galérius résolut de le perdre, l'écarta d'abord du rang de César, qui lui était dû par son mérite, par la qualité de fils de Constance, par l'estime des empereurs et par l'amour des peuples: il le retint pourtant à sa cour, où la vie de ce jeune prince courait plus de risques qu'au milieu des batailles.
Sous prétexte de lui procurer de la gloire, Galérius l'exposa aux plus grands périls. Dans une guerre contre les Sarmates, les deux armées étant en présence, il lui commanda d'aller attaquer un capitaine qui, par sa grande taille, paraissait le plus redoutable de tous les barbares. Constantin court droit à l'ennemi, le terrasse, et le traînant par les cheveux, l'amène tout tremblant aux pieds de son général. Il reçut ordre, une autre fois, de se jeter à cheval dans un marais, derrière lequel étaient postés les Sarmates, et dont on ne connaissait pas la profondeur: il le traverse, montre le passage aux troupes romaines, renverse les ennemis, et ne revient qu'après avoir remporté une glorieuse victoire. On rapporte même, que le tyran l'ayant obligé de combattre un lion furieux, Constantin sortit encore de ce combat, vainqueur de ce terrible animal et des mauvais desseins de Galérius.
Constance avait plusieurs fois redemandé son fils, sans pouvoir le retirer des mains de son collègue. Enfin, étant sur le point de passer dans la Grande-Bretagne pour aller faire la guerre aux Pictes, le mauvais état de sa santé lui fit craindre de le laisser, en mourant, à la merci d'un tyran ambitieux et sanguinaire. Il parla d'un ton plus ferme: le fils, de son côté, sollicitait vivement la permission d'aller rejoindre son père; et Galérius, qui n'osait rompre ouvertement avec Constance, consentit enfin au départ de Constantin. Il lui donna sur le soir le brevet nécessaire pour prendre des chevaux de poste, en lui enjoignant expressément de ne partir, le lendemain matin, qu'après avoir reçu de lui de nouveaux ordres. Il ne laissait échapper sa proie qu'à regret, et il n'apportait ce délai que pour chercher encore quelque prétexte de l'arrêter, ou pour avoir le temps de mander à Sévère qu'il eût à le retenir lorsqu'il passerait par l'Italie. Le lendemain, Galérius affecta de rester au lit jusqu'à midi; et ayant fait appeler Constantin, il fut étonné d'apprendre qu'il était parti dès le commencement de la nuit. Frémissant de colère, il ordonne de courir après lui et de le ramener; mais la poursuite devenait impossible: Constantin, fuyant à toute bride, avait eu la précaution de faire couper les jarrets à tous les chevaux de poste qu'il laissait sur son passage; et la rage impuissante du tyran ne lui laissa que le regret de n'avoir pas osé faire le dernier crime.
Constantin traverse comme un éclair l'Illyrie et les Alpes, avant que Sévère puisse en avoir des nouvelles, et arrive au port de Boulogne (Bononia) lorsque la flotte mettait à la voile. A cette vue inespérée on ne peut exprimer la joie de Constance: il reçoit entre ses bras ce fils que tant de périls lui rendaient encore plus cher; et mêlant ensemble leurs larmes et toutes les marques de leur tendresse, ils arrivent dans la Grande-Bretagne, où Constance, après avoir vaincu les Pictes, mourut de maladie le 25 juillet de l'an 306.
Il avait eu de son mariage avec Théodora, trois fils: Delmatius, Jule-Constance, Hanniballianus, et trois filles, Constantia, qui fut femme de Licinius, Anastasia qui épousa Bassianus, et Eutropia mère de Népotianus, dont je parlerai ailleurs. Mais il respectait trop la puissance souveraine, pour l'abandonner comme une proie à disputer entre ses enfants; et il était trop prudent pour affaiblir ses états par un partage. Le droit d'aînesse, soutenu d'une capacité supérieure, appelait à l'empire Constantin, qui était déja dans sa trente-troisième année. Le père mourant couvert de gloire, au milieu de ses enfants qui fondaient en larmes et qui révéraient ses volontés comme des oracles, embrassa tendrement Constantin et le nomma son successeur; il le recommanda aux troupes, et ordonna à ses autres fils de lui obéir.
Toute l'armée s'empressa d'exécuter ces dernières dispositions de Constance: à peine eut-il les yeux fermés, que les officiers et les soldats, excités encore par Éroc, roi des Allemans auxiliaires, proclamèrent Constantin Auguste. Ce prince s'efforça d'abord d'arrêter l'ardeur des troupes; il craignait une guerre civile; et pour ne pas irriter Galérius, il voulait obtenir son agrément avant que de prendre le titre d'empereur. L'impatience des soldats se refusa à ces ménagements politiques: au premier moment que Constantin, encore tout en larmes, sortit de la tente de son père, tous l'environnèrent avec de grands cris: en vain voulut-il leur échapper à course de cheval; on l'atteignit, on le revêtit de la pourpre malgré sa résistance; tout le camp retentissait d'acclamations et d'éloges; Constance revivait dans son fils, et l'armée n'y voyait de différence que l'avantage de la jeunesse.
Le premier soin du nouvel empereur fut de rendre à son père les derniers devoirs: il lui fit faire de magnifiques funérailles, et marcha lui-même à la tête avec un grand cortège. On décerna à Constance, selon la coutume, les honneurs divins[5]. M. de Tillemont rapporte, sur le témoignage d'Alford et d'Ussérius, qu'on montre son tombeau en divers endroits de l'Angleterre, et particulièrement en un lieu appelé Caïr-Segeint ou Sejont, quelquefois Caïr-Custeint, c'est-à-dire, Ville de Constance ou de Constantin; et que, en 1283, comme on prétendit avoir trouvé son corps dans un autre lieu qui n'est pas loin de là, Edouard I, qui régnait alors, le fit transporter dans une église, sans se mettre beaucoup en peine si les canons permettaient d'y placer un prince païen. Il ajoute que Cambden raconte que peu de temps avant lui, c'est-à-dire au commencement du seizième siècle, en fouillant à York dans une grotte où l'on tenait qu'était le tombeau de Constance, on y avait trouvé une lampe qui brûlait encore; et Alford juge que selon les preuves les plus solides, c'était, en effet, le lieu de la sépulture de ce prince.
[5] Beaucoup de médailles frappées après la mort de ce prince, portent les légendes: DIVO. CONSTANTIO. AVG. ou DIVO. CONSTANTIO. PIO. PRINCIPI ou bien DIVVS. CONSTANTIVS. Quelques-unes, frappées par les ordres de Maxence, portent IMP. MAXENTIVS. DIVO. CONSTΑΝΤIΟ. AD-FINI vel COGN.—S.-M.
Sa mort semblait favoriser les desseins de Galérius: elle entrait dans le plan qu'il avait dressé pour se rendre le seul monarque; mais elle était arrivée trop tôt, et ce contre-temps rompait toutes ses mesures. Son projet avait été de substituer à Constance, Licinius son ancien ami: il s'aidait de ses conseils, et comptait sur une obéissance aveugle de sa part. Il lui destinait le titre d'Auguste, et c'était dans cette vue qu'il ne lui avait pas fait donner celui de César. Alors maître de tout, et ne laissant à Licinius qu'une ombre d'autorité, il aurait disposé à son gré de toutes les richesses de l'empire; et après avoir accumulé d'immenses trésors, il aurait quitté, comme Dioclétien, au bout de vingt ans la puissance souveraine, et se serait ménagé une retraite assurée et tranquille pour une vieillesse voluptueuse; en laissant pour empereurs Sévère avec Licinius, et pour Césars Maximin et Candidianus son fils naturel, qui n'avait encore que neuf ans, et qu'il avait fait adopter par sa femme Valéria, quoique cet enfant ne fût né que depuis le mariage de cette princesse.
Pour réussir dans ces projets il fallait exclure Constantin: mais Galérius s'était rendu trop odieux par sa cruauté et par son avarice. Depuis sa victoire sur les Perses, il avait adopté le gouvernement despotique établi de tout temps dans ce riche et malheureux pays; et sans pudeur, sans égard pour les sentiments d'une honnête soumission, à laquelle une longue habitude avait plié les Romains, il disait hautement que le meilleur usage auquel on pouvait employer des sujets, c'était d'en faire des esclaves. Ce fut sur ces principes qu'il régla sa conduite. Nulle dignité, nul privilége n'exemptait ni des coups de fouet, ni des plus horribles tortures les magistrats des villes: des croix toujours dressées attendaient ceux qu'il condamnait à mort; les autres étaient chargés de chaînes et resserrés dans des entraves. Il faisait traîner dans des maisons de force des dames illustres par leur naissance. Il avait fait chercher par tout l'empire des ours d'une énorme grosseur, et leur avait donné des noms: quand il était en belle humeur, il en faisait appeler quelqu'un, et se divertissait à les voir non pas dévorer sur-le-champ des hommes, mais sucer tout leur sang et déchirer ensuite leurs membres: il ne fallait rien moins pour faire rire ce tyran sombre et farouche. Il ne prenait guère de repas sans voir répandre du sang humain. Les supplices des gens du peuple n'étaient pas si recherchés: il les faisait brûler vifs.
Galérius avait d'abord fait sur les chrétiens l'essai de toutes ces horreurs, ordonnant par édit, qu'après la torture ils seraient brûlés à petit feu. Ces ordres inhumains ne manquaient pas d'exécuteurs fidèles, qui se faisaient un mérite d'enchérir encore sur la barbarie du prince. On attachait les chrétiens à un poteau; on leur grillait la plante des pieds, jusqu'à ce que la peau se détachât des os; on appliquait ensuite sur toutes les parties de leur corps des flambeaux qu'on venait d'éteindre; et pour prolonger leurs souffrances avec leur vie, on leur rafraîchissait de temps en temps d'eau froide la bouche et le visage: ce n'était qu'après de longues douleurs que, toute leur chair étant rôtie, le feu pénétrait jusqu'aux entrailles, et jusqu'aux sources de la vie. Alors on achevait de brûler ces corps déja presque consumés, et on en jetait les cendres dans un fleuve ou dans la mer.
Le sang des chrétiens ne fit qu'irriter la soif de Galérius. Bientôt il n'épargna pas les païens mêmes. Il ne connaissait point de degré dans les punitions: reléguer, mettre en prison, condamner aux mines, étaient des peines hors d'usage; il ne parlait que de feux, de croix, de bêtes féroces: c'était à coups de lance qu'il châtiait ceux qui formaient sa maison; il fallait aux sénateurs d'anciens services et des titres bien favorables, pour obtenir la grace d'avoir la tête tranchée. Alors tous les talents qui, déja fort affaiblis, respiraient encore, furent entièrement étouffés: on bannit, on fit mourir les avocats et les jurisconsultes; les lettres passèrent pour des secrets dangereux, et les savants pour des ennemis de l'état. Le tyran, faisant taire toutes les lois, se permit de tout faire, et donna la même licence aux juges qu'il envoyait dans les provinces: c'étaient des gens qui ne connaissaient que la guerre, sans étude et sans principes, adorateurs aveugles du despotisme, dont ils étaient les instruments.
Mais ce qui porta dans les provinces une désolation universelle, ce fut le dénombrement qu'il fit faire de tous les habitants de ses états, et l'estimation de toutes les fortunes. Les commissaires répandaient partout la même inquiétude et le même effroi que des ennemis auraient pu causer; et l'empire de Galérius d'une extrémité à l'autre ne semblait plus être peuplé que de captifs. On mesurait les campagnes, on comptait les ceps de vignes, les arbres, et, pour ainsi dire, les mottes de terre; on faisait registre des hommes et des animaux: la nécessité des déclarations remplissait les villes d'une multitude de paysans et d'esclaves; les pères y traînaient leurs enfants. La justice d'une imposition proportionnelle aurait rendu ces contraintes excusables, si l'humanité les eût adoucies, et si les impositions en elles-mêmes eussent été tolérables; mais tout retentissait de coups de fouets et de gémissements; on mettait les enfants, les esclaves, les femmes à la torture, pour vérifier les déclarations des pères, des maîtres, des maris; on tourmentait les possesseurs eux-mêmes, et on les forçait, par la douleur, de déclarer plus qu'ils ne possédaient: la vieillesse ni la maladie ne dispensaient personne de se rendre au lieu ordonné; on fixait arbitrairement l'âge de chacun; et comme, selon les lois, l'obligation de payer la capitation devait commencer et finir à un certain âge, on ajoutait des années aux enfants et on en ôtait aux vieillards. Les premiers commissaires avaient travaillé à satisfaire l'avidité du prince par les rigueurs les plus outrées: cependant Galérius, pour presser encore davantage ses malheureux sujets, en envoya d'autres, à plusieurs reprises, faire de nouvelles recherches; et les derniers venus, pour enchérir sur leurs prédécesseurs, surchargeaient à leur fantaisie, et ajoutaient à leur rôle beaucoup plus qu'ils ne trouvaient ni dans les biens ni dans le nombre des habitants. Cependant les animaux périssaient, les hommes mouraient; et après la mort on les faisait vivre sur les rôles, on exigeait encore la taxe des uns et des autres. Il ne restait d'exempts que les mendiants: leur indigence les sauvait de l'imposition, mais non pas de la barbarie de Galérius; on les rassembla par son ordre au bord de la mer, et on les jeta dans des barques qu'on fit couler à fond.
Telle est l'idée qu'un auteur contemporain, très-instruit et très-digne de foi, nous a laissée du gouvernement de Galérius. Quelque méchant que fût ce prince, une partie de ces vexations doit sans doute être imputée à ses officiers. Mais telle est la condition de ceux qui gouvernent; ils prennent sur leur compte les injustices de ceux qu'ils emploient: ce sont les crimes de leurs mains. Les noms de ces hommes obscurs périssent avec eux; mais leurs iniquités survivent et restent attachées au supérieur, dont le portrait se compose en grande partie des vertus et des vices de ceux qui ont agi sous ses ordres.
Galérius était occupé de ces rapines et de ces violences, quand il apprit la mort de Constance: bientôt après on lui présenta l'image de Constantin couronnée de laurier. Le nouvel empereur la lui envoyait, selon la coutume, pour lui notifier son avénement à l'empire. Il balança long-temps s'il la recevrait: son premier mouvement fut de la jeter au feu avec celui qui l'avait apportée; mais on lui représenta ce qu'il avait à craindre de ses propres soldats, déja mécontents du choix des deux Césars, et tout disposés à se déclarer pour Constantin, qui viendrait sans doute lui arracher son consentement à main armée. Plus susceptible de crainte que de sentiment de justice, il reçut à regret cette image; et pour paraître donner ce qu'il ne pouvait ôter, il envoya la pourpre à Constantin. Ses vues sur Licinius se trouvaient trompées; mais afin d'abaisser du moins le nouveau prince, autant qu'il pourrait le faire, il s'avisa de donner le titre d'Auguste à Sévère, qui était le plus âgé, et de ne laisser à Constantin que le rang de César après Maximin, le faisant ainsi descendre du second degré au quatrième. Le jeune prince, dont l'ame était élevée et l'esprit solide, parut se contenter de ce qu'on lui accordait, et ne jugea pas à propos de troubler la paix de l'empire, pour conserver le titre d'un pouvoir dont il possédait toute la réalité. En effet, c'est de cette année qu'on commença à compter celles de sa puissance tribunitienne.
Sévère, qui commandait en Italie, fort satisfait de cette nouvelle disposition, ne différa pas d'envoyer à Rome l'image de Constantin, pour l'y faire reconnaître en qualité de César. Mais le dépit d'un rival méprisé jusques alors, et qui prétendait avoir plus de droit à l'empire que tous ces nouveaux souverains, renversa l'ordre établi par Galérius. Marcus Aurelius Valerius Maxentius était fils de Maximien. Ses mauvaises qualités, et peut-être ses malheurs, ont fait dire qu'il était supposé; on prétend même que sa mère Eutropia avoua qu'elle l'avait eu d'un Syrien. C'était un prince mal fait de corps et d'esprit, d'une ame basse, et plein d'arrogance, débauché et superstitieux, brutal jusqu'à refuser le respect à son père. Galérius lui avait donné en mariage une fille qu'il avait eue de sa première femme; mais ne voyant en lui que des vices dont il ne pouvait faire usage, il avait empêché Dioclétien de le nommer César. Ainsi Maxence, oublié de son père, haï de son beau-père, avait, jusqu'à ce temps, mené une vie obscure, enveloppé dans les ténèbres de la débauche, tantôt à Rome, tantôt en Lucanie. Le bruit de l'élévation de Constantin le réveilla: il crut devoir sauver une partie de son héritage, qu'il se voyait enlever par tant de mains étrangères. La disposition des esprits lui donnait de grandes facilités: l'insatiable avidité de Galérius alarmait la ville de Rome; on y attendait des commissaires chargés d'exercer les mêmes vexations qui faisaient déja gémir les provinces; et comme Galérius craignait la milice prétorienne, il en avait cassé une partie: c'était donner à Maxence ceux qui restaient. Aussi les gagna-t-il aisément par le moyen de deux tribuns nommés Marcellianus et Marcellus; et les intrigues de Lucien, préposé à la distribution des viandes, qui se faisait aux dépens du fisc, firent déclarer le peuple en sa faveur. La révolution fut prompte; elle ne coûta la vie qu'à un petit nombre de magistrats instruits de leur devoir, même à l'égard d'un prince odieux; entre lesquels l'histoire ne nomme qu'Abellius, dont la qualité n'est pas bien connue. Maxence, qui s'était arrêté à deux ou trois lieues de Rome sur le chemin de Lavicum, fut proclamé Auguste le 28 octobre.
Galérius qui était en Illyrie, ne fut pas fort alarmé de cette nouvelle. Il faisait trop peu de cas de Maxence pour le regarder comme un rival redoutable. Il écrit à Sévère, qui résidait à Milan, et l'exhorte à se mettre lui-même à la tête de ses troupes et à marcher contre l'usurpateur. Maxence, aussi timide que Sévère, n'osait s'exposer seul à l'orage dont il était menacé. Il eut recours à son père Maximien, qui peut-être était d'intelligence avec lui, et qui se trouvait alors en Campanie. Celui-ci, qui ne pouvait s'accoutumer à la vie privée, accourt à Rome, rassure les esprits, écrit à Dioclétien pour l'engager à reprendre avec lui le gouvernement de l'empire; et sur le refus de ce prince, il se fait prier par son fils, par le sénat et par le peuple, d'accepter de nouveau le titre d'Auguste.
Maximin ne prit point de part à ces premières agitations. Tranquille en Orient, et livré à ses plaisirs, il goûtait un repos dont il ne laissait pas jouir les chrétiens. Étant à Césarée de Palestine le 20 novembre, jour de sa naissance, qu'il célébrait avec grand appareil, après les divertissements ordinaires, il voulut embellir la fête par un spectacle dont les païens étaient toujours fort avides. Le chrétien Agapius était depuis deux ans condamné aux bêtes. La compassion du magistrat, ou l'espérance de vaincre sa fermeté, avait fait différer son supplice. Maximin le fait traîner sur l'arène avec un esclave qu'on disait avoir assassiné son maître. Le César fait grace au meurtrier, et tout l'amphithéâtre retentit d'acclamations sur la clémence du prince. Ayant fait ensuite amener le chrétien devant lui, il lui promet la vie et la liberté, s'il renonce à sa religion. Mais celui-ci protestant à haute voix qu'il est prêt à tout souffrir avec joie pour une si belle cause, court lui-même au-devant d'une ourse qu'on avait lâchée sur lui, et s'abandonne à la férocité de cet animal, qui le déchire. On le reporte à demi mort dans la prison, et le lendemain comme il respirait encore, on le jette dans la mer avec de grosses pierres attachées à ses pieds. Tels étaient les amusements de Maximin.
Constantin signalait les commencements de son empire par des actions plus dignes d'un souverain. Quoiqu'il fût encore dans les ténèbres du paganisme, il ne se contenta pas, comme son père, de laisser aux chrétiens, par une permission tacite, le libre exercice de leur religion, il l'autorisa par un édit. Comme il avait souvent dans la bouche cette belle maxime: que c'est la fortune qui fait les empereurs, mais que c'est aux empereurs à justifier le choix de la fortune, il s'occupait du soin de rendre ses sujets heureux. Il s'appliqua d'abord à régler l'intérieur de ses états, et songea ensuite à en assurer les frontières.
Après avoir visité les provinces de son obéissance, en rétablissant partout le bon ordre, il marcha contre les Francs. Ces peuples, les plus belliqueux des barbares, profitant de l'absence de Constance pour violer les traités de paix, avaient passé le Rhin et faisaient de grands ravages. Constantin les vainquit, fit prisonniers deux de leurs rois, Ascaric et Régaïse; et pour punir ces princes de leur perfidie, il les fit dévorer par les bêtes dans l'amphithéâtre: action barbare qui déshonorait sa victoire, et à laquelle la postérité doit d'autant plus d'horreur, que la basse flatterie des orateurs du temps s'est efforcée d'en faire plus d'éloge.
Ayant forcé les Francs à repasser le fleuve, il le passa lui-même sans être attendu, fondit sur leur pays[6], et les surprit avant qu'ils eussent eu le temps de se sauver, comme c'était leur coutume, dans leurs bois et leurs marais. On en massacra, on en prit un nombre prodigieux. Tous les troupeaux furent égorgés ou enlevés; tous les villages brûlés. Les prisonniers qui avaient l'âge de puberté, trop suspects pour être enrôlés dans les troupes, trop féroces pour souffrir l'esclavage, furent tous livrés aux bêtes à Trèves, dans les jeux qui furent célébrés après la victoire. Le courage de ces braves gens effraya leurs vainqueurs, qui s'amusaient de leur supplice: on les vit courir au-devant de la mort, et conserver encore un air intrépide entre les dents et sous les ongles des bêtes farouches, qui les déchiraient sans leur arracher un soupir. Quoi qu'on puisse dire pour excuser Constantin, il faut avouer qu'on retrouve dans son caractère des traits de cette férocité commune aux princes de son siècle, et qui s'échappa encore en plusieurs rencontres, lors même que le christianisme eut adouci ses mœurs.
[6] Constantin ravagea le pays des Bructères, tribu de la nation des Francs.—S.-M.
Pour ôter aux barbares l'envie de passer le Rhin, et pour se procurer à lui-même une libre entrée sur leurs terres, il entretint, le long du fleuve, les forts déja bâtis et garnis de troupes, et sur le fleuve même une flotte bien armée. Il commença à Cologne un pont de pierre qui ne fut achevé qu'au bout de dix ans, et qui, selon quelques-uns, subsista jusqu'en 955. On dit aussi que ce fut pour défendre ce pont qu'il bâtit ou répara le château de Duitz vis-à-vis de Cologne[7]. Ces grands ouvrages achevèrent d'intimider les Francs; ils demandèrent la paix, et donnèrent pour ôtages les plus nobles de leur nation. Le vainqueur, pour couronner ces glorieux succès, institua les jeux franciques, qui continuèrent long-temps de se célébrer tous les ans depuis le 14 de juillet jusqu'au 20.
[7] C'est une conjecture de Bucher (Hist. Belg., l. 8, c. 2, § 5). Les anciens ne disent rien de pareil.—S.-M.
Tout était en mouvement en Italie. Sévère, parti de Milan au milieu de l'hiver de l'an 307, marcha vers Rome avec une grande armée, composée de Romains et de soldats Maures, qui tous avaient servi sous Maximien, et lui étaient encore affectionnés. Ces troupes, accoutumées aux délices de Rome, avaient plus d'envie de vivre dans cette ville que de la ruiner. Maxence ayant d'abord gagné Anullinus, préfet du prétoire, n'eut pas de peine à les corrompre. Dès qu'elles furent à la vue de Rome, elles quittèrent leur empereur et se donnèrent à son ennemi. Sévère abandonné prend la fuite, et rencontrant Maximien à la tête d'un corps qu'il venait de rassembler, il se sauve à Ravenne, où il se renferme avec le petit nombre de ceux qui lui étaient demeurés fidèles. Cette ville était forte, peuplée, et assez bien pourvue de vivres pour donner à Galérius le temps de venir au secours. Mais Sévère manquait de la principale ressource: il n'avait ni bon sens, ni courage. Maximien pressé par la crainte qu'il avait de Galérius, prodiguait les promesses et les serments pour engager Sévère à se rendre: celui-ci plus pressé encore par sa propre timidité, et menacé d'une nouvelle désertion, ne songeait qu'à sauver sa vie; il consentit à tout, se remit entre les mains de son ennemi, et rendit la pourpre à celui qui la lui avait donnée deux ans auparavant.
Réduit à la condition privée, il revenait à Rome, où Maximien lui avait juré qu'il serait traité avec honneur. Mais Maxence, pour dégager son père de sa parole, fit dresser à Sévère une embuscade sur le chemin. Il le prit, l'amena à Rome comme un captif, et l'envoya à trente milles sur la voie Appienne, dans un lieu nommé les Trois-Hôtelleries (Tres tabernæ), où ce prince infortuné, ayant été retenu prisonnier pendant quelques jours, fut forcé de se faire ouvrir les veines. On porta son corps dans le tombeau de Gallien, à huit ou neuf milles de Rome. Il laissa un fils nommé Sévérianus qui ne fut héritier que de ses malheurs.
Maximien s'attendait bien que Galérius ne tarderait pas de venir en Italie pour venger la mort de Sévère. Il craignait même que cet ennemi violent et irrité n'amenât avec lui Maximin; et quelles forces pourraient résister aux armées réunies de ces deux princes? Il songea donc de son côté à se procurer une alliance capable de le soutenir au milieu d'une si violente tempête. Il met Rome en état de défense, et court en Gaule pour s'attacher Constantin en lui faisant épouser sa fille Flavia-Maximiana-Fausta, qu'il avait eue d'Eutropia, et qui, du côté de sa mère, était sœur cadette de Theodora, belle-mère de Constantin. Elle était née et avait été élevée à Rome. Son père l'avait destinée au fils de Constance dès l'enfance de l'un et de l'autre: on voyait dans son palais d'Aquilée un tableau, où la jeune princesse présentait à Constantin un casque d'or. Le mariage de Minervina rompit ce projet: mais sa mort arrivée avant celle de Constance donna lieu de le reprendre, et il semble que ce prince avait consenti à cette alliance. L'état où se trouvait alors Maximien la fit promptement conclure: le mariage fut fait à Trèves, le 31 mars. Nous avons encore un panégyrique qui fut alors prononcé en présence des deux princes[8]. Pour la dot de sa fille, Maximien donna à son gendre le titre d'Auguste, sans s'embarrasser de l'approbation de Galérius.
[8] Cet ouvrage, dont on ignore l'auteur, se retrouve dans le Recueil des anciens panégyristes (Panegyrici veteres).—S.-M.
Ce prince était bien éloigné de l'accorder. Plein de courroux et ne respirant que vengeance, il était déja entré en Italie avec une armée plus forte que celle de Sévère, et ne menaçait de rien moins que d'égorger le sénat, d'exterminer le peuple, et de ruiner la ville. Il n'avait jamais vu Rome, et n'en connaissait ni la grandeur ni la force: il la trouva hors d'insulte: l'attaque et la circonvallation lui paraissant également impraticables, il fut contraint d'avoir recours aux voies de négociation. Il alla camper à Terni en Ombrie, d'où il députa à Maxence deux de ses principaux officiers, Licinius et Probus, pour lui proposer de mettre bas les armes, et de s'en rapporter à la bienveillance d'un beau-père, prêt à lui accorder tout ce qu'il ne prétendrait pas emporter par violence.
Maxence n'avait garde de donner dans ce piége. Il attaqua Galérius avec les mêmes armes qui lui avaient si bien réussi contre Sévère; et profita de ces entrevues pour lui débaucher par argent une grande partie de ses troupes, déja mécontentes d'être employées contre Rome, et par un beau-père contre son gendre. Des corps entiers quittèrent Galérius et s'allèrent jeter dans Rome. Cet exemple ébranlait déja le reste de l'armée, et Galérius était à la veille d'éprouver le même sort que celui qu'il venait venger, lorsque ce prince superbe, humilié par la nécessité, se prosternant aux pieds des soldats et les suppliant avec larmes de ne pas le livrer à son ennemi, vint à bout, à force de prières et de promesses, d'en retenir une partie. Il décampa aussitôt et s'enfuit en diligence.
Il ne fallait qu'un chef avec une poignée de bonnes troupes, pour l'accabler dans cette fuite précipitée. Il le sentit; et pour ôter à l'ennemi le moyen de le poursuivre, et payer en même temps ses soldats de leur fidélité, il leur ordonna de ruiner toutes les campagnes et de détruire toutes les subsistances. Jamais il ne fut mieux obéi. La plus belle contrée de l'Italie éprouva tous les excès de l'avarice, de la licence et de la rage la plus effrénée. Ce fut au travers de ces horribles ravages que l'empereur, ou plutôt le fléau de l'empire, regagna la Pannonie; et la malheureuse Italie eut lieu de se ressouvenir alors que Galérius, recevant deux ans auparavant le titre d'empereur, s'était déclaré l'ennemi du nom romain, et qu'il avait projeté de changer la dénomination de l'empire, en l'appelant l'empire des Daces, parce que presque tous ceux qui gouvernaient alors tiraient, comme lui, leur origine de ces barbares.
Maximien était encore en Gaule. Indigné contre son fils, dont la lâcheté avait laissé échapper Galérius, il résolut de lui ôter la puissance souveraine. Il sollicita son gendre de poursuivre Galérius, et de se joindre à lui pour dépouiller Maxence. Constantin s'y trouvait assez disposé, mais il ne put se résoudre à quitter la Gaule, où sa présence était nécessaire pour contenir les barbares. Rien n'est plus équivoque que la conduite de Maximien. Cependant, quand on suit avec attention toutes ses démarches, il paraît qu'il n'avait rien d'arrêté que le désir de se rendre le maître. Sans affection comme sans scrupule, également ennemi de son fils et de son gendre, il cherchait à les détruire l'un par l'autre, pour les faire périr tous deux. Il retourne à Rome: le dépit d'y voir Maxence plus honoré et plus obéi, et de n'être lui-même regardé que comme la créature de son fils, joignit à son ambition une amère jalousie. Il pratiqua sous main les soldats de Sévère, qui avaient été les siens: avant même que d'en être bien assuré, il assemble le peuple et les gens de guerre, monte avec Maxence sur le tribunal; et après avoir gémi sur les maux de l'état, tout-à-coup il se tourne d'un air menaçant vers son fils, l'accuse d'être la cause de ces malheurs, et, comme emporté par sa véhémence, il lui arrache le manteau de pourpre. Maxence effrayé se jette entre les bras des soldats qui, touchés de ses larmes et plus encore de ses promesses, accablent Maximien d'injures et de menaces. En vain celui-ci veut leur persuader que cette violence de sa part n'est qu'une feinte, pour éprouver leur zèle à l'égard de son fils; il est obligé de sortir de Rome.
Galérius avait donné le consulat de cette année à Sévère et à Maximin: le premier n'avait pas été reconnu dans les états de Maxence, qui avait nommé son père consul pour la neuvième fois: et Maximien, en donnant à Constantin la qualité d'Auguste, l'avait fait consul avec lui, sans s'embarrasser du titre de Maximin. Maxence ayant chassé son père, lui abrogea le consulat, sans lui substituer personne. Il cessa même alors de reconnaître Constantin pour consul, et fit dater les actes par les consulats de l'année précédente en ces termes: Après le sixième consulat; c'était celui de Constance Chlore et de Galérius, qui tous deux avaient été consuls pour la sixième fois en 306.
Maximien se retira en Gaule, soit pour armer Constantin contre Maxence, soit pour le perdre lui-même. N'ayant pu réussir dans l'un ni dans l'autre projet, il se hasarda d'aller trouver Galérius, l'ennemi mortel de son fils, sous prétexte de se réconcilier avec lui, et de prendre de concert les moyens de rétablir les affaires de l'empire: mais en effet pour chercher l'occasion de lui ôter la vie, et de régner en sa place, croyant ne pouvoir trouver du repos que sur le trône.
Galérius était à Carnunte en Pannonie. Désespéré du peu de succès qu'il avait eu contre Maxence, et craignant d'être attaqué à son tour, il songea à se donner un appui dans Licinius, en le mettant à la place de Sévère. C'était un Dace, d'une famille aussi obscure que celle de Galérius; il se vantait pourtant de descendre de l'empereur Philippe. On ne sait pas précisément son âge, mais il était plus âgé que Galérius, et c'était une des raisons qui avaient empêché celui-ci de le créer César, selon la coutume, avant que de l'élever à la dignité d'Auguste. Ils avaient formé ensemble une liaison intime, dès le temps qu'ils servaient dans les armées. Licinius s'était ensuite attaché à la fortune de son ami, et avait beaucoup contribué, par sa valeur, à la célèbre victoire remportée sur [le roi de Perse] Narsès. Il avait la réputation d'un grand homme de guerre, et il se piqua toujours d'une sévère exactitude dans la discipline. Ses vices, plus grands que ses vertus, n'avaient rien de rebutant pour un homme tel que Galérius: il était dur, colère, cruel, dissolu, d'une avarice sordide, ignorant, ennemi des lettres, des lois et de la morale; il appelait les lettres le poison de l'état; il détestait la science du barreau, et il prit plaisir, étant empereur, à persécuter les philosophes les plus renommés, et à leur faire souffrir, par haine et par caprice, les supplices réservés aux esclaves. Il y eut pourtant deux sortes de personnes qu'il sut traiter avec assez d'équité: il se montra favorable aux laboureurs et aux gens de la campagne; et retint dans une étroite contrainte les eunuques et les officiers du palais, qu'il aimait à comparer à ces insectes qui rongent sans cesse les choses auxquelles ils s'attachent.
Pour rendre l'élection de Licinius plus éclatante, Galérius invita Dioclétien à s'y trouver. Le vieillard y consentit: il partit de sa paisible retraite de Salone, et reparut à la cour avec une douce majesté, qui attirait les regards sans les éblouir, et les respects sans mélange de crainte. Maximien, toujours agité du désir de régner, comme d'une fièvre ardente, voulut encore exciter en secret son ancien collègue, devenu philosophe, à reprendre la pourpre et à rendre le calme à l'empire, qui, dans les mains de tant de jeunes souverains, n'était que le jouet de leurs passions. Ce fut alors que Dioclétien lui fit cette belle réponse: Ah! si vous pouviez voir à Salone ces fruits et ces légumes que je cultive de mes propres mains, jamais vous ne me parleriez de l'empire! Quelques auteurs ont dit que Galérius se joignit à Maximien pour faire à Dioclétien cette proposition: si le fait est vrai, ce ne pouvait être qu'une feinte et un pur compliment de la part de ce prince, qui n'était pas d'humeur à reculer d'un degré; mais l'ambition de Maximien nous répond ici de sa sincérité.
Ce fut donc en présence et du consentement des deux anciens empereurs, que Galérius honora Licinius du titre d'Auguste, le 11 novembre 307, lui donnant, à ce qu'on croit, pour département la Pannonie et la Rhétie, en attendant qu'il pût lui donner, comme il espérait le faire bientôt, toute la dépouille de Maxence. Licinius prit les noms de C. Flavius Valerius Licinianus Licinius: il y joignit le surnom de Jovius, que Galérius avait emprunté de Dioclétien.
Constantin, qui n'avait pas été consulté, garda sur cette élection un profond silence. Maxence, de son côté, créa César son fils M. Aurélius Romulus. Mais le dépit de Maximin ne tarda pas à éclater. Pour faire sa cour à Galérius, et pour gagner dans son esprit l'avantage sur Licinius, qui commençait à lui donner de la jalousie, il avait redoublé de fureur et de cruauté contre les chrétiens. Mennas, préfet d'Égypte, était chrétien: Maximin, l'ayant appris, envoie Hermogènes pour prendre sa place et pour le punir. Le nouveau préfet exécute ses ordres, et fait cruellement tourmenter son prédécesseur; mais ébranlé d'abord par sa constance, éclairé ensuite par plusieurs miracles dont il est témoin, il se convertit et embrasse le christianisme. Maximin outré de colère vient à Alexandrie: il leur fait à tous deux trancher la tête; et pour tremper lui-même ses mains dans le sang des martyrs, il tue d'un coup d'épée Eugraphus, domestique de Mennas, et qui osait devant l'empereur professer la religion proscrite. Mon dessein n'est pas de mettre sous les yeux de mes lecteurs tous les triomphes des martyrs: ce détail appartient à l'histoire de l'Église, dont ils furent l'honneur et la défense. Je me propose seulement de rendre compte des principaux faits de ce genre, auxquels les empereurs ont eu part immédiatement et par eux-mêmes.
Les édits de Maximin remplissaient tout l'Orient de gibets, de feux et de carnage. Les gouverneurs s'empressaient à l'envi à servir l'inhumanité du prince. Urbanus, préfet de la Palestine, se signalait entre les autres, et la ville de Césarée était teinte de sang. Aussi possédait-il toute la faveur du tyran: sa complaisance barbare couvrait tous ses autres crimes, dont il espérait acheter l'impunité aux dépens des chrétiens. Mais le Dieu qu'il attaquait dans ses serviteurs, ouvrit les yeux du prince sur les rapines et les injustices du préfet. Urbanus fut convaincu devant Maximin, qui devint pour lui à son tour un juge inexorable, et qui, l'ayant condamné à la mort, vengea, sans le vouloir, les martyrs sur celui qui avait prononcé tant de condamnations injustes. Firmilianus, qui succéda à Urbanus, ayant été comme lui le fidèle ministre des ordres sanguinaires du tyran, fut comme lui la victime de la vengeance divine, et eut quelques années après la tête tranchée.
Quoique les rigueurs que Maximin exerçait contre les chrétiens ne coûtassent rien à sa cruauté, cependant plus il s'était étudié à se conformer aux volontés de Galérius, plus il se sentit piqué de la préférence que ce prince donnait à Licinius. Après s'être regardé comme tenant la seconde place dans l'empire, il ne voulait pas reculer à la troisième. Il en fit des plaintes mêlées de menaces. Pour l'adoucir, Galérius lui envoie plusieurs fois des députés; il lui rappelle ses bienfaits passés; il le prie même d'entrer dans ses vues, et de déférer aux cheveux blancs de Licinius. Maximin, que ces ménagements rendaient plus fier et plus hardi, proteste qu'étant depuis trois ans revêtu de la pourpre des Césars, il ne consentira jamais à laisser à un autre le rang qui lui est dû à lui-même. Galérius, qui se croyait en droit d'en exiger une soumission entière, lui reproche en vain son ingratitude: il lui fallut céder à l'opiniâtreté de son neveu. D'abord pour essayer de le satisfaire il abolit le nom de César; il déclare que lui-même et Licinius seront appelés Augustes, et que Maximin et Constantin auront le titre non plus de Césars, mais de fils des Augustes. Il paraît par les médailles de ces deux princes, qu'ils adoptèrent d'abord cette nouvelle dénomination. Mais Maximin ne la garda pas long-temps; il se fit proclamer Auguste par son armée, et manda ensuite à son oncle la prétendue violence que ses soldats lui avaient faite. Galérius, forcé avec chagrin d'y consentir, abandonna le plan qu'il avait formé, et ordonna que les quatre princes seraient tous reconnus pour Augustes. Galérius tenait sans contredit le premier rang; l'ordre des trois autres était contesté: Licinius était le second selon Galérius, qui ne donnait que le dernier rang à Constantin; mais Maximin se nommait lui-même avant Licinius; et selon toute apparence, Constantin dans ses états était nommé avant les deux autres. D'un autre côté, Maxence ne reconnaissait d'abord que lui seul pour Auguste; il voulut bien ensuite faire part de ce titre à Maximin. Mais enfin toutes ces disputes de prééminence se terminèrent par la mort funeste de chacun de ces princes, qui cédèrent l'un après l'autre au bonheur et au mérite de Constantin.
Maximien, empereur honoraire, puisqu'il n'avait ni sujets, ni fonctions, que celles que lui imposait son humeur turbulente, avait été compté pour rien dans ces nouvelles dispositions. Il était dès lors brouillé avec Galérius: il paraît qu'au commencement de cette année ils avaient vécu en bonne intelligence, puisqu'on voit dans les fastes le dixième consulat de Maximien, joint au septième de Galérius. Maxence, qui ne reconnaissait ni l'un ni l'autre, après avoir passé près de quatre mois sans nommer de consuls, se nomma lui-même le 20 avril avec son fils Romulus, et se continua avec lui l'année suivante.
Comme il se voyait tranquille en Italie, il envoya ses images en Afrique pour s'y faire reconnaître. Il s'attribuait cette province: c'était une partie de la dépouille de Sévère. Les troupes de Carthage, regardant Maxence comme un usurpateur, refusèrent de lui obéir; et craignant que le tyran ne vînt les y contraindre à main armée, elles prirent le long du rivage la route d'Alexandrie, pour se retirer dans les états de Maximin. Mais ayant rencontré en chemin des troupes supérieures, elles se jetèrent dans des vaisseaux et retournèrent à Carthage. Maxence, irrité de cette résistance, résolut d'abord de passer en Afrique, et d'aller en personne punir les chefs de ces rebelles; mais il fut retenu à Rome par les aruspices, qui l'assurèrent que les entrailles des victimes ne lui promettaient rien de favorable. Une autre raison plus solide, c'est qu'il craignait l'opposition du vicaire d'Afrique, nommé Alexandre, qui avait un grand crédit dans le pays. Il voulut donc s'assurer de sa fidélité, et lui demanda son fils pour ôtage: c'était un jeune homme fort beau; et le père, informé des infâmes débauches de Maxence, refusa de le hasarder entre ses mains. Bientôt des assassins, envoyés pour tuer Alexandre, ayant été découverts, les soldats plus indignés encore proclamèrent Alexandre empereur. Il était Phrygien selon les uns, Pannonien selon les autres; peut-être était-il né dans une de ces provinces, et originaire de l'autre: tous conviennent qu'il était fils d'un paysan; ce qui ne le rendait pas moins digne de l'empire que Galérius, Maximin et Licinius. Mais il ne rachetait ce défaut par aucune bonne qualité: naturellement timide et paresseux, il l'était devenu encore davantage par la vieillesse. Cependant il n'eut pas besoin d'un plus grand mérite pour se soutenir plus de trois ans contre Maxence, comme nous le verrons dans la suite.
Deux caractères tels que ceux de Maximien et de Galérius ne pouvaient demeurer long-temps unis. Le premier chassé de Rome, exclu de l'Italie, obligé enfin à quitter l'Illyrie, n'avait plus d'asyle qu'auprès de Constantin. Mais en perdant toute autre ressource, il n'avait pas perdu l'envie de régner, quelque crime qu'il fallût commettre. Ainsi, en se jetant entre les bras de son gendre, il y porta le noir dessein de lui ravir la couronne avec la vie. Pour mieux cacher ses perfides projets, il quitte encore une fois la pourpre. La générosité de son gendre lui en conserva tous les honneurs et tous les avantages: Constantin le logea dans son palais, il l'entretint avec magnificence; il lui donnait la droite partout où il se trouvait avec lui; il exigeait qu'on lui obéît avec plus de respect et de promptitude qu'à sa propre personne; il s'empressait lui-même à lui obéir: on eût dit que Maximien était l'empereur, et que Constantin n'était que le ministre.
Le pont que ce prince faisait construire à Cologne, donnait de la crainte aux barbares d'au-delà du Rhin, et cette crainte produisait chez eux des effets contraires: les uns tremblaient et demandaient la paix; les autres s'effarouchaient et couraient aux armes. Constantin qui était à Trèves rassembla ses troupes; et suivant le conseil de son beau-père, dont l'âge et l'expérience lui imposaient, et dont sa propre franchise ne lui permettait pas de se défier, il ne mena pour cette expédition qu'un détachement de son armée. L'intention du perfide vieillard était de débaucher les troupes qu'on lui laisserait, tandis que son gendre, avec le reste en petit nombre, succomberait sous la multitude des barbares. Quand après quelques jours il crut Constantin déja engagé bien avant dans le pays ennemi, il reprend une troisième fois la pourpre, s'empare des trésors, répand l'argent à pleines mains, écrit à toutes les légions, et leur fait de grandes promesses. En même temps pour mettre toute la Gaule entre lui et Constantin, il marche vers Arles à petites journées en consumant les vivres et les fourrages, afin d'empêcher la poursuite; et fait courir partout le bruit de la mort de Constantin.
Cette nouvelle n'eut pas le temps de prendre crédit. Constantin, averti de la trahison de son beau-père, retourne sur ses pas avec une incroyable diligence. Le zèle de ses soldats surpasse encore ses désirs. A peine veulent-ils s'arrêter pour prendre quelque nourriture; l'ardeur de la vengeance leur prête à tous moments de nouvelles forces; ils volent sans prendre de repos des bords du Rhin à ceux de la Saône [Arar]. L'empereur pour les soulager les fait embarquer à Châlons [Cabillonensis portus]; ils s'impatientent de la lenteur de ce fleuve tranquille; ils se saisissent des rames, et le Rhône même ne leur semble pas assez rapide. Arrivés à Arles ils n'y trouvent plus Maximien, qui n'avait pas eu le temps de mettre la ville en défense, et s'était sauvé à Marseille. Mais ils y rejoignent la plupart de leurs compagnons qui, n'ayant pas voulu suivre l'usurpateur, se jettent aux pieds de Constantin et rentrent dans leur devoir. Tous ensemble courent vers Marseille, et quoiqu'ils connaissent la force de la ville, ils se promettent bien de l'emporter d'emblée.
En effet, dès que Constantin parut, il se rendit maître du port, et fit donner l'assaut à la ville: elle était prise, si les échelles ne se fussent trouvées trop courtes. Malgré cet inconvénient, grand nombre de soldats s'élançant de toutes leurs forces, et se faisant soulever par leurs camarades, s'attachaient aux créneaux et s'empressaient de gagner le haut du mur, lorsque l'empereur, pour épargner le sang de ses troupes et celui des habitants, fit sonner la retraite. Maximien s'étant montré sur la muraille, Constantin s'en approche, et lui représente avec douceur l'indécence et l'injustice de son procédé. Tandis que le vieillard se répand en invectives outrageantes, on ouvre à son insu une porte de la ville, et on introduit les soldats ennemis. Ils se saisissent de Maximien et l'amènent devant l'empereur, qui, après lui avoir reproché ses crimes, crut assez le punir en le dépouillant de la pourpre, et voulut bien lui laisser la vie.
Cet esprit altier et remuant, qui n'avait pu se contenter ni du titre d'empereur sans états, ni des honneurs de l'empire sans le titre d'empereur, s'accommodait bien moins encore de l'anéantissement où il se voyait réduit. Par un dernier trait de désespoir, il forma le dessein de tuer son gendre; et par un effet de cette imprudence, que Dieu attache ordinairement au crime pour en empêcher le succès ou pour en assurer la punition, il s'en ouvrit à sa fille Fausta femme de Constantin: il met en usage les prières et les larmes; il lui promet un époux plus digne d'elle; il lui demande pour toute grace, de laisser ouverte la chambre où couchait Constantin, et de faire en sorte qu'elle fût mal gardée. Fausta feint d'être touchée de ses pleurs, elle lui promet tout, et va aussitôt avertir son mari. On prend toutes les mesures qui pouvaient produire une conviction pleine et entière. On met dans le lit un eunuque, pour y recevoir le coup destiné à l'empereur. Au milieu de la nuit Maximien approche; il trouve tout dans l'état qu'il désirait: les gardes restés en petit nombre s'étaient éloignés; il leur dit en passant qu'il vient d'avoir un songe intéressant pour son fils et qu'il va lui en faire part: il entre, il poignarde l'eunuque et sort plein de joie, en se vantant du coup qu'il vient de faire. L'empereur se montre aussitôt, environné de ses gardes; on tire du lit le misérable, dont la vie avait été sacrifiée: Maximien reste glacé d'effroi; on lui reproche sa barbarie meurtrière, et on ne lui laisse que le choix du genre de mort: il se détermine à s'étrangler de ses propres mains; supplice honteux, dont il méritait bien d'être lui-même l'exécuteur et la victime. Il ne fut pourtant pas privé d'une sépulture honorable. Selon une ancienne chronique[9], on crut, vers l'an 1054, avoir trouvé son corps à Marseille, encore tout entier, dans un cercueil de plomb enfermé dans un tombeau de marbre. Mais Raimbaud, alors archevêque d'Arles, fit jeter dans la mer le corps de ce persécuteur, le cercueil, et même le tombeau. Constantin, assez généreux pour ne pas refuser les derniers honneurs à un beau-père si perfide, voulut en même temps punir ses crimes par une flétrissure souvent mise en usage dans l'empire romain à l'égard des princes détestés: il fit abattre ses statues, effacer ses inscriptions, sans épargner les monuments mêmes qui lui étaient communs avec Dioclétien. Maxence qui n'avait jamais respecté son père pendant sa vie, en fit un dieu après sa mort[10].
[9] Voyez la Collection de Duchesne, t. III, p. 641.—S.-M.
[10] Plusieurs médailles où il est appelé divus, sont la preuve de son apothéose, voyez Eckhel, Doct. num. vet., t. VIII, p. 38.—S.-M.
Maximien, selon le jeune Victor, ne vécut que soixante ans. Il avait été près de vingt ans collègue de Dioclétien. Pendant les cinq dernières années de sa vie, il fut sans cesse le jouet de son ambition, tour à tour tenté de reprendre et forcé de quitter la puissance souveraine; plus malheureux après en avoir goûté les douceurs, qu'il ne l'avait été dans la poussière de sa naissance, que son orgueil lui fit oublier dès qu'il en fut sorti. Les panégyristes, corrupteurs des princes quand ni l'orateur ni le héros ne sont philosophes, s'entendirent avec lui-même pour le séduire. Il avait pris le nom d'Herculius; ce fut pour la flatterie des uns et pour la vanité de l'autre un titre incontestable d'une noblesse qui remontait à Hercule. Pour effacer la trace de sa vraie origine, il fit construire un palais dans un lieu près de Sirmium, à la place d'une cabane où son père et sa mère avaient gagné leur vie du travail de leurs mains.
Il mourut à Marseille au commencement de l'an 310, qui est marqué dans les fastes en ces termes, la seconde année après le dixième et le septième Consulat: c'était celui de Maximien et de Galérius, en 308. Galérius n'ayant point nommé de consuls pour les deux années suivantes, elles prirent pour date ce consulat. Quoi qu'en dise M. de Tillemont, je soupçonne qu'Andronicus et Probus, marqués pour consuls en 310, dans les fastes de Théon, ne furent nommés par Galérius qu'après la mort de Maximien. Il ne voulut pas qu'on continuât de dater les actes publics par le consulat d'un prince, qui venait de subir une mort si ignominieuse. En Italie Maxence s'était fait seul consul pour la troisième fois, sans prendre pour collègue son fils Romulus, comme dans les deux années précédentes: ce qui donne à quelques-uns lieu de croire que ce jeune prince était mort en 309. Son père le mit au nombre des dieux.
La révolte de Maximien avait réveillé l'humeur guerrière des barbares; son malheureux succès leur fit mettre bas les armes. Sur la nouvelle de leurs mouvements, Constantin se mit en marche vers le Rhin: mais dès le second jour, comme il approchait d'un fameux temple d'Apollon, dont l'histoire ne marque pas le lieu, il apprit que tout était calmé. Il prit cette occasion de rendre hommage de ses victoires à ce dieu, qu'il honorait d'un culte particulier, comme il paraît par ses médailles, et de lui faire de magnifiques offrandes.
Il continua sa marche jusqu'à Trèves, et s'occupa à réparer et à embellir cette ville, où il faisait sa résidence ordinaire. Il en releva les murailles ruinées depuis long-temps: il y fit un cirque presque aussi grand que celui de Rome, des basiliques, une place publique, un palais de justice; édifices magnifiques, si l'on en croit Euménius, qui prononça en cette occasion l'éloge du prince restaurateur.
Le repos de Constantin était pour les barbares d'au-delà du Rhin le signal de la guerre. Dès qu'ils le voient occupé de ces ouvrages, ils reprennent les armes, d'abord séparément; ensuite, ils forment une ligue redoutable et réunissent leurs troupes. C'étaient les Bructères, les Chamaves, les Chérusques, les Vangions, les Allemans, les Tubantes. Ces peuples occupaient la plus grande partie des pays compris entre le Rhin, l'Océan, le Véser et les sources du Danube. L'empereur toujours préparé à la guerre dans le sein même de la paix, marche contre eux dès la première alarme; et fait, en cette occasion, ce qu'il avait vu pratiquer à Galérius dans la guerre contre les Perses. Il se déguise, et s'étant approché du camp ennemi avec deux de ses officiers, il s'entretient avec les barbares et leur fait accroire que Constantin est absent. Aussitôt il rejoint son armée, fond sur eux lorsqu'ils ne s'y attendaient pas, en fait un grand carnage, et les oblige de regagner leurs retraites. Peut-être fut-ce pour cette victoire qu'on commença cette année à lui donner sur ses monnaies le titre de Maximus, que la postérité lui a conservé. Rappelé dans la Grande-Bretagne par quelques mouvements des Pictes et des Calédoniens, il y rétablit la tranquillité.
Tandis que Dieu récompensait, par ces heureux succès, les vertus morales de Constantin, il punissait les fureurs de Galérius, qui avait le premier allumé les feux de la persécution, et qui la continuait avec la même violence. Ce prince après l'élection de Licinius s'était retiré à Sardique. Honteux d'avoir fui devant un ennemi qu'il se croyait en droit de mépriser, plein de rage et de vengeance, il songeait à rentrer en Italie, et à rassembler toutes ses forces pour écraser Maxence. Un autre dessein occupait encore sa vanité. La vingtième année depuis qu'il avait été fait César, devait expirer au 1er mars 312. Les princes se piquaient de magnificence dans cette solennité, qu'on appelait les Vicennales; et l'altier Galérius, qui se mettait fort au-dessus des trois autres Augustes, se préparait de loin à donner à cette cérémonie toute la splendeur qu'il croyait convenir au chef de tant de souverains. Pour remplir ces deux objets, il avait besoin de lever des sommes immenses, et de faire de prodigieux amas de blé, de vin, d'étoffes de toute espèce, qu'on distribuait au peuple avec profusion dans les spectacles de ces fêtes. Sa dureté naturelle et la patience de ses sujets était pour lui une ressource qu'il croyait inépuisable. Un nouvel essaim d'exacteurs se répandit dans ses états; ils ravissaient sans pitié ce qu'on avait sauvé des vexations précédentes: on pillait les maisons; on dépouillait les habitants; on saisissait toutes les récoltes, toutes les vendanges; on enlevait jusqu'à l'espérance de la récolte prochaine, en ne laissant pas aux laboureurs de quoi ensemencer leurs campagnes; on voulait même exiger d'eux à force de tourments ce que la terre ne leur avait pas donné: ces malheureux pour fournir aux largesses du prince, mouraient de faim et de misère. Tout retentissait de plaintes, lorsque les cris affreux de Galérius arrêtèrent tout-à-coup les violences de ses officiers, et les gémissements de ses sujets.
Il était tourmenté d'une cruelle maladie: c'était un ulcère au périnée, qui résistait à tous les remèdes, à toutes les opérations. Deux fois les médecins vinrent à bout de fermer la plaie; deux fois la cicatrice s'étant rompue, il perdit tant de sang qu'il fut prêt d'expirer. On avait beau couper les chairs, ce mal incurable gagnait de proche en proche; et après avoir dévoré toutes les parties externes, il pénétra dans les entrailles et y engendra des vers, qui sortaient comme d'une source intarissable. Son lit semblait être l'échafaud d'un criminel: ses cris effroyables, l'odeur infecte qu'il exhalait, la vue de ce cadavre vivant, tout inspirait l'horreur. Il avait perdu la figure humaine: toute la masse de son corps venant à se corrompre et à se dissoudre, la partie supérieure restait décharnée, ce n'était qu'un squelette pâle et desséché; l'inférieure était enflée comme une outre; on n'y distinguait plus la forme des jambes ni des pieds. Il y avait un an entier qu'il était en proie à ces horribles tourments: n'espérant plus rien de ses médecins, il eut recours à ses dieux; il implora l'assistance d'Apollon et d'Esculape; et comme les victimes se trouvaient aussi impuissantes que les remèdes employés jusqu'alors, il se fit amener par force tout ce qu'il y avait de médecins renommés dans son empire, et se vengeant sur eux de l'excès de ses douleurs, il faisait égorger les uns, parce que ne pouvant supporter l'infection ils n'osaient approcher de son lit, les autres, parce qu'après bien des soins et des peines ils ne lui procuraient aucun soulagement. Un de ces infortunés qu'il allait faire massacrer, devenu hardi par le désespoir: «Prince, s'écria-t-il, vous vous abusez, si vous espérez que les hommes guérissent une plaie dont Dieu vous a frappé lui-même: cette maladie ne vient pas d'une cause humaine; elle n'est point sujette aux lois de notre art; souvenez-vous des maux que vous avez faits aux serviteurs de Dieu, et de la guerre que vous avez déclarée à une religion divine, et vous sentirez à qui vous devez demander des remèdes. Je puis bien mourir avec mes semblables, mais aucun de mes semblables ne pourra vous guérir.»
Ces paroles pénétrèrent le cœur de Galérius, mais sans le changer. Au lieu de se condamner lui-même, de confesser le Dieu qu'il avait persécuté dans ses serviteurs, et de désarmer sa colère en se soumettant à sa justice, il le regarda comme un ennemi puissant et cruel avec qui il fallait composer. Dans les nouveaux accès de ses douleurs, il s'écriait qu'il était prêt à rebâtir les églises, et à satisfaire le Dieu des chrétiens. Enfin, plongé dans les noires vapeurs d'un affreux repentir, il fait assembler autour de son lit les grands de sa cour; il leur ordonne de faire sans délai cesser la persécution, et dicte en même temps un édit dont Lactance nous a conservé l'original: en voici la traduction.
«Entre les autres dispositions dont nous sommes sans cesse occupés pour l'intérêt de l'état, nous nous étions proposé de réformer tous les abus contraires aux lois et à la discipline romaine, et de ramener à la raison les chrétiens qui ont abandonné les usages de leurs pères. Nous étions affligés de les voir comme de concert tellement emportés par leur caprice et leur folie, qu'au lieu de suivre les pratiques anciennes, établies peut-être par leurs ancêtres mêmes, ils se faisaient des lois à leur fantaisie, et séduisaient les peuples en formant des assemblées en différents lieux. Pour remédier à ces désordres nous leur ordonnâmes de revenir aux anciennes institutions: plusieurs ont obéi par crainte; plusieurs aussi, ayant refusé d'obéir, ont été punis. Enfin, comme nous avons reconnu que la plupart, persévérant dans leur opiniâtreté, ne rendent pas aux dieux le culte qui leur est dû, et n'adorent plus même le dieu des chrétiens, par un mouvement de notre très-grande clémence, et selon notre coutume constante de donner à tous les hommes des marques de notre douceur, nous avons bien voulu étendre jusque sur eux les effets de notre indulgence, et leur permettre de reprendre les exercices du christianisme, et de tenir leurs assemblées, à condition qu'il ne s'y passera rien qui soit contraire à la discipline. Nous prescrirons aux magistrats, par une autre lettre, la conduite qu'ils doivent tenir. En reconnaissance de cette indulgence que nous avons pour les chrétiens, il sera de leur devoir de prier leur Dieu pour notre conservation, pour le salut de l'état, et pour le leur, afin que l'empire soit de toute part en sûreté, et qu'ils puissent eux-mêmes vivre sans péril et sans crainte.»
Cet édit bizarre et contradictoire, plus capable d'irriter Dieu que de l'apaiser, fut publié dans l'empire, et affiché le dernier d'avril de l'an 311 à Nicomédie, où la persécution s'était ouverte, huit ans auparavant, par la destruction de la grande église. Quinze jours après on y apprit la mort de ce prince. Il avait enfin expiré à Sardique après un supplice d'un an et demi, ayant été César treize ans et deux mois, Auguste six ans et quelques jours. Licinius reçut ses derniers soupirs, et Galérius, en mourant, lui recommanda sa femme Valéria et Candidianus, son fils naturel, dont nous raconterons dans la suite les tristes aventures. Il fut enterré en Dacie, où il était né, dans un lieu qu'il avait nommé Romulianus, du nom de sa mère Romula. Par une vanité pareille à celle d'Alexandre-le-Grand, il se vantait d'avoir eu pour père un serpent monstrueux. On ignore le nom de sa première femme, dont il eut une fille qu'il donna en mariage à Maxence. Malgré ses débauches il avait respecté Valéria, et lui avait fait l'honneur de donner son nom à une partie de la Pannonie. Il avait auparavant procuré à cette province une grande étendue de terres labourables, en faisant abattre de vastes forêts, et dessécher un lac nommé Pelso dont il avait fait écouler les eaux dans le Danube. Maxence, qui se plaisait à peupler le ciel de nouvelles divinités, en fit un dieu, quoiqu'ils eussent été mortels ennemis; et ce ne fut qu'après la mort de Galérius qu'il se ressouvint que ce prince était son beau-père, titre qu'il lui donna alors avec celui de Divus sur ses propres monnaies.
Je ne dois pas dissimuler que plusieurs auteurs païens ont parlé assez avantageusement de Galérius: ils lui donnent de la justice et même de bonnes mœurs. Mais outre que ce sont des abréviateurs qui n'entrent dans aucun détail, et qu'il faut croire sur leur parole, le zèle de ce prince pour la religion que ces auteurs professaient, peut bien, dans leur esprit, lui avoir tenu lieu de mérite. Peut-être aussi les auteurs chrétiens, par un motif contraire, ont-ils un peu exagéré ses vices. Mais il n'est pas croyable que des hommes célèbres, tels que Lactance et Eusèbe, qui écrivaient sous les yeux des contemporains de Galérius, et qui développent toute sa conduite, aient voulu s'exposer à être démentis par tant de témoins sur des faits récents et publics. Or, à juger de ce prince non pas par les qualités qu'ils lui donnent, mais par les actions qu'ils en racontent, parmi une foule de vices on ne lui trouve guère d'autre vertu que la valeur guerrière.
Il était, quand il mourut, consul pour la huitième fois. Les fastes sont fort peu d'accord sur les consulats de cette année: les uns donnent pour collègue à Galérius, Maximin pour la seconde fois; d'autres Licinius; et il est constant que celui-ci avait été consul avant l'année suivante: quelques-uns nomment Galérius seul consul. Maxence laissa Rome et l'Italie sans consuls jusqu'au mois de septembre, qu'il nomma Rufinus et Eusébius Volusianus.
A la première nouvelle de la mort de Galérius, Maximin, qui avait pris d'avance ses mesures, accourt en diligence pour prévenir Licinius et se saisir de l'Asie jusqu'à la Propontide et au détroit de Chalcédoine. Il signale son arrivée en Bithynie par le soulagement des peuples, en faisant cesser toutes les rigueurs des exactions. Cette générosité politique lui gagna tous les cœurs, et lui fit bientôt trouver plus de soldats qu'il n'en voulut. Licinius approche de son côté; déja les armées bordaient les deux rivages; mais au lieu d'en venir aux mains, les empereurs s'abouchent dans le détroit même, se jurent une amitié sincère, et conviennent, par un traité, que toute l'Asie restera à Maximin, et que le détroit servira de borne aux deux empires.
Après une conclusion si favorable, il ne tenait qu'à Maximin de vivre heureux et tranquille. Ce prince, sorti, ainsi que Galérius et Licinius, des forêts de l'Illyrie, n'avait pourtant pas l'esprit aussi grossier. Il aimait les lettres, il honorait les savants et les philosophes: peut-être ne lui avait-il manqué qu'une bonne éducation et de meilleurs modèles, pour adoucir l'humeur barbare qu'il tirait de sa naissance. Mais enivré du pouvoir suprême, pour lequel il n'était pas né, emporté par l'exemple des autres princes, enfin devenu féroce par l'habitude de verser le sang des chrétiens, il n'épargna plus ses provinces; il accabla les peuples d'impositions, il se livra sans réserve à tous les désordres. Il ne se levait guère de table sans être ivre, et le vin le rendait furieux. Ayant observé qu'il avait alors plusieurs fois donné des ordres dont il se repentait ensuite, il commanda que ce qu'il ordonnerait après son repas, ne fût exécuté que le lendemain: précaution honteuse, qui prouvait l'intempérance dont elle prévenait les effets. Dans ses voyages il portait partout la corruption et la débauche, et sa cour fidèle à l'imiter flétrissait tout sur son passage. Avec ses fourriers courait devant lui une troupe d'eunuques et de ministres de ses plaisirs, pour préparer de quoi le satisfaire. Plusieurs femmes, trop chastes pour se prêter à ses désirs, furent noyées par ses ordres: plusieurs maris se donnèrent la mort. Il abandonnait à ses esclaves des filles de condition, après les avoir déshonorées: celles du commun étaient la proie du premier ravisseur; il donnait lui-même par brevet, et comme une récompense, celles dont la noblesse était distinguée; et malheur au père qui, après la concession de l'empereur, aurait refusé sa fille au dernier de ses gardes, qui presque tous étaient des Barbares et des Goths chassés de leur pays.
L'édit de Galérius en faveur des chrétiens avait été publié dans les états de Constantin et de Licinius; et il devait l'être dans tout l'empire. Mais Maximin, à qui il ne pouvait manquer de déplaire, le supprima, et prit grand soin d'empêcher qu'il ne devînt public dans ses états. Cependant, comme il n'osait contredire ouvertement ses collègues, il ordonna de vive voix à Sabinus son préfet du prétoire de faire cesser la persécution. Celui-ci écrivit à tous les gouverneurs des provinces une lettre circulaire; il leur mandait que, l'intention des empereurs n'ayant jamais été de faire périr des hommes pour cause de religion, mais seulement de les ramener à l'uniformité du culte établi de tout temps, et l'opiniâtreté des chrétiens étant invincible, ils eussent à cesser toute contrainte, et à n'inquiéter personne qui fît profession du christianisme.
Maximin fut mieux obéi qu'il ne désirait. On mit en liberté ceux qui étaient détenus en prison ou condamnés aux mines pour avoir confessé le nom de Jésus-Christ. Les églises se repeuplaient, l'office divin s'y célébrait sans trouble: c'était une nouvelle aurore dont les païens même étaient frappés et réjouis; ils s'écriaient que le Dieu des chrétiens était le seul grand, le seul véritable. Ceux d'entre les fidèles qui avaient courageusement combattu pendant la persécution, étaient honorés comme des athlètes couronnés de gloire; ceux qui avaient succombé, se relevaient et embrassaient avec joie une austère pénitence. On voyait les rues des villes et les chemins des campagnes remplis d'une foule de confesseurs qui, couverts de glorieuses cicatrices, retournaient, comme en triomphe, dans leur patrie, chantant à la louange de Dieu des cantiques de victoire. Tous les peuples applaudissaient à leur délivrance, et leurs bourreaux mêmes les félicitaient.
L'empereur, dont les ordres avaient procuré cette joie universelle, était le seul qui ne la goûtait pas; elle faisait son supplice; il ne put l'endurer plus de six mois. Afin de la troubler, il saisit un prétexte pour défendre les assemblées auprès de la sépulture des martyrs. Ensuite il se fit envoyer des députés par les magistrats des villes, pour lui demander avec instance la permission de chasser les chrétiens et de détruire leurs églises. Dans ces pratiques secrètes il s'aida des artifices d'un certain Théotecnus magistrat d'Antioche. C'était un homme qui joignait à un esprit violent une malice consommée. Ennemi juré des chrétiens, il les avait attaqués par toutes sortes de moyens, décriés par les calomnies les plus atroces, poursuivis dans leurs retraites les plus cachées, et il en avait fait périr un grand nombre. Maximin était adonné aux affreux mystères de la magie; il ne faisait rien sans consulter les devins et les oracles: aussi donnait-il de grandes dignités et des priviléges considérables aux magiciens. Théotecnus, pour autoriser par un ordre du ciel une nouvelle persécution, consacra, avec de grandes cérémonies, une statue de Jupiter Philius, titre sous lequel ce dieu était depuis long-temps adoré à Antioche; et après un ridicule appareil d'impostures magiques et de superstitions exécrables, il fit parler l'oracle, et lui fit prononcer contre les chrétiens une sentence de bannissement hors de la ville et du territoire.
A ce signal, tous les magistrats des autres villes répondirent par un semblable arrêt, et les gouverneurs, pour faire leur cour, les y excitaient sous main. Alors l'empereur, feignant de vouloir satisfaire aux instances des députés, fit graver sur des tables d'airain un rescrit dans lequel, après avoir félicité ses peuples en termes magnifiques de leur zèle pour le culte des dieux, et de l'horreur qu'ils manifestaient contre une race impie et criminelle, il attribuait aux chrétiens tous les maux qui dans les temps passés avaient affligé la terre, et à la protection des dieux de l'empire tous les biens dont on jouissait alors, la paix, l'heureuse température de l'air, la fertilité des campagnes: il permettait aux villes, conformément à leur requête, et leur ordonnait même de bannir tous ceux qui resteraient obstinés dans l'erreur: il leur offrait de récompenser leur piété en leur accordant sur-le-champ telle grace qu'elles voudraient demander.
Il n'en fallait pas tant pour renouveler les fureurs de la persécution. On vit aussitôt rallumer tous les feux, lâcher sur les chrétiens toutes les bêtes féroces. Jamais il n'y avait eu plus de martyrs, ni plus de bourreaux. Maximin choisit en chaque ville, entre les principaux habitants, des prêtres d'un ordre supérieur, qu'il chargea de faire tous les jours des sacrifices à tous leurs dieux, d'empêcher que les chrétiens ne fissent, ni en public ni en particulier, aucun acte de leur religion, de se saisir de leurs personnes, et de les forcer à sacrifier ou de les mettre entre les mains des juges. Pour veiller à l'exécution de ces ordres, il établit dans chaque province un pontife suprême, tiré des magistrats déja éprouvés dans les fonctions publiques; ou plutôt, comme l'institution en était ancienne, il augmenta la puissance de ces pontifes, en leur donnant une compagnie de gardes, et des priviléges très-honorables: ils étaient au-dessus de tous les magistrats; ils avaient droit d'entrer dans le conseil des juges, et de prendre séance avec eux.
Comme la superstition s'allie avec tous les crimes, Maximin, étant passionné pour les sacrifices, ne passait point de jour sans en offrir dans son palais, et pour y fournir on enlevait les troupeaux dans les campagnes. Ses courtisans et ses officiers n'étaient nourris que de la chair des victimes. Il avait même imaginé de ne faire servir sur sa table que des viandes d'animaux égorgés au pied des autels et déja offerts aux dieux, pour souiller tous ses convives par la participation à son idolâtrie.
Tous ceux qui aspiraient à la faveur, s'efforçaient à l'envi de nuire aux chrétiens: c'était à qui inventerait contre eux de nouvelles calomnies. On forgea de faux actes de Pilate, remplis de blasphèmes contre Jésus-Christ, et par ordre de Maximin on les répandit par toutes les provinces; on enjoignit aux maîtres d'école de les mettre entre les mains des enfants, et de les leur faire apprendre par cœur: on suborna des femmes perdues, pour venir déposer devant les juges qu'elles étaient chrétiennes, et pour s'avouer complices des plus horribles abominations, pratiquées, disaient-elles, par les chrétiens dans leurs temples. Ces dépositions, insérées dans les actes publics, étaient aussitôt envoyées par tout l'empire.
Le théâtre le plus ordinaire des cruautés de Maximin était Césarée de Palestine. Mais partout où il allait, son passage était tracé par le sang des martyrs. A Nicomédie il fit mourir, entre autres, Lucien, célèbre prêtre de l'église d'Antioche: à Alexandrie, où il paraît qu'il alla plusieurs fois, il fit trancher la tête à Pierre, évêque de cette ville, à un grand nombre d'évêques d'Égypte, et à une multitude de fidèles. Il ôta la vie à plusieurs femmes chrétiennes, à qui il n'avait pu ôter l'honneur. Eusèbe en remarque entre les autres une qu'il ne nomme pas; c'est, selon Baronius, celle que l'église honore sous le nom de sainte Catherine, quoique Rufin la nomme Dorothée. Elle était distinguée par sa beauté, sa naissance, ses richesses, et plus encore par sa science; ce qui n'était pas sans exemple entre les femmes d'Alexandrie. Le tyran, épris d'amour, avait inutilement tenté de la séduire. Comme elle se montrait prête à mourir, mais non pas à le satisfaire, il ne put se résoudre à la livrer au supplice; il se contenta de confisquer ses biens et de la bannir d'Alexandrie; et ce trait fut regardé dans le tyran comme un effort de clémence, que l'amour seul pouvait produire. Enfin, las de carnage et de massacres, par un autre effet de cette même clémence qui lui était particulière, il ordonna qu'on ne ferait plus mourir les chrétiens, mais qu'on se contenterait de les mutiler. Ainsi, on arrachait les yeux aux confesseurs, on leur coupait les mains, les pieds, le nez et les oreilles; on leur brûlait, avec un fer rouge, l'œil droit et les nerfs du jarret gauche, et on les envoyait en cet état travailler aux mines.
La vengeance divine ne tarda pas à éclater. Maximin, dans son édit contre les chrétiens, faisait honneur à ses dieux de la paix, de la santé, de l'abondance qui rendaient les peuples heureux sous son règne. Les commissaires chargés de porter cet édit dans toutes les provinces, n'avaient pas encore achevé leur voyage, que le Dieu jaloux, pour démentir ce prince impie, envoya tout à la fois la famine, la peste et la guerre. Le ciel ayant refusé pendant l'hiver ces pluies qui fertilisent la terre, les fruits et les moissons manquèrent, et la famine fut bientôt suivie de la peste. Aux symptômes ordinaires de cette maladie s'en joignit un nouveau: c'était un ulcère enflammé, qu'on appelle charbon, qui, se répandant par tout le corps, s'attachait surtout aux yeux, et qui fit perdre la vue à un nombre infini de personnes de tout âge et de tout sexe, comme pour les punir par le même supplice qu'on avait fait endurer à tant de confesseurs. Ces deux calamités réunies dépeuplaient les villes, désolaient les campagnes: le boisseau de blé se vendait plus de deux cents francs de notre monnaie: on rencontrait à chaque pas des femmes recommandables par leur naissance, qui, réduites à mendier, n'avaient d'autres marques de leur ancienne fortune, que la honte de leur misère. On vit des pères et des mères traîner dans les campagnes leur famille, pour y manger comme les bêtes le foin et les herbes même malfaisantes et qui leur donnaient la mort: on en vit d'autres vendre leurs enfants pour la misérable nourriture d'une journée. Dans les rues, dans les places publiques, chancelaient et tombaient les uns sur les autres des fantômes secs et décharnés, qui n'avaient de force que pour demander, en expirant, un morceau de pain. La peste faisait en même temps d'horribles ravages; mais il semblait qu'elle s'attachait surtout aux maisons que l'opulence sauvait de la famine. La mort, armée de ces deux fléaux, courut en peu de temps tous les états de Maximin; elle abattit des familles entières; et rien n'était si commun, dit un témoin oculaire, que de voir sortir à la fois d'une seule maison deux ou trois convois funèbres: on n'entendait dans toutes les villes qu'un affreux concert de gémissements, de cris lugubres, et d'instruments alors employés dans les funérailles. La pitié se lassa bientôt: la multitude des indigents, l'habitude de voir des mourants, l'attente prochaine d'une mort semblable avait endurci tous les cœurs; on laissait au milieu des rues les cadavres étendus sans sépulture, et servant de pâture aux chiens. Les chrétiens seuls, que ces maux vengeaient, montrèrent de l'humanité pour leurs persécuteurs: eux seuls bravaient la faim et la contagion, pour nourrir les misérables, pour soulager les mourants, pour ensevelir les morts. Cette charité généreuse étonnait et attendrissait les infidèles; ils ne pouvaient s'empêcher de louer le Dieu des chrétiens, et de convenir qu'il savait inspirer à ses adorateurs la plus belle qualité, qu'ils pussent eux-mêmes attribuer à leurs dieux, celle de bienfaiteurs des hommes.
A tant de désastres, Maximin ajouta le seul qui manquait encore pour achever de perdre ses sujets. Il entreprit contre les Arméniens une guerre insensée. Ces peuples, depuis plusieurs siècles, amis et alliés des Romains, avaient embrassé le christianisme, dont ils pratiquaient tranquillement les exercices.
[Cette guerre, dont le souvenir nous a été conservé par le seul Eusèbe, et qui fut entreprise à cause de l'attachement que les Arméniens avaient pour la religion chrétienne, n'a pas été assez remarquée par les savants modernes, qui se sont occupés des antiquités ecclésiastiques. Elle nous révèle un fait d'une grande importance resté inconnu jusqu'à présent. Elle nous montre qu'en l'an 311, c'est-à-dire avant que Constantin se fût déclaré chrétien, la doctrine de l'Évangile était professée publiquement dans un grand royaume, voisin de l'empire, ce qui donne lieu de penser que la religion chrétienne y était déja établie depuis quelque temps. Cette simple indication, donnée par Eusèbe, suffit pour faire voir que les Arméniens sont réellement la première nation qui ait adopté la foi chrétienne. Ce fait aussi curieux que remarquable, est resté inconnu aux Arméniens eux-mêmes; mais il est pleinement démontré par la série de leurs rois, comparée à la succession de leurs patriarches. Cette portion de la chronologie arménienne est environnée de difficultés; c'est là ce qui a empêché de reconnaître cette vérité. Quoi qu'il en soit, on peut regarder comme constant que le christianisme devint, vers l'an 276, la religion du roi, des princes, et des peuples de l'Arménie. Le roi Tiridate, issu du sang des Arsacides, fut alors converti avec tous ses sujets, par saint Grégoire, surnommé l'illuminateur, ainsi que lui de la race des Arsacides, mais descendu d'une branche collatérale, de la portion de cette famille, qui avait long-temps régné sur la Perse. Dix-sept ans avant cette époque et, à ce qu'il paraît, au temps de la malheureuse expédition de Valérien contre Sapor, Tiridate avait été rétabli par les Romains sur le trône de ses aïeux, dont il avait été dépouillé dans sa tendre enfance, vingt-sept ans auparavant, vers l'an 233, par le roi de Perse Ardeschir, fils de Babek, fondateur de la dynastie des Sassanides. Ce souverain, appelé ordinairement Artaxerxès, ayant détruit l'empire des Arsacides en Perse, en l'an 226, fut obligé de soutenir une guerre longue et opiniâtre, contre le prince de la même race, qui possédait l'Arménie et se nommait Chosroès. Après des succès balancés par des revers, un assassinat délivra le roi de Perse de son antagoniste, l'Arménie fut sa conquête, et le jeune Tiridate, fils de Chosroès, fut porté chez les Romains, où il trouva un asile, des instituteurs, et enfin des vengeurs[11]. Le même prince occupait encore le trône, et il y avait plus de cinquante ans qu'il régnait quand Maximin entreprit son expédition contre les Arméniens en haine du christianisme].—S.-M.
[11] Tous ces résultats qui seraient susceptibles de plus grands développements, ont déja été indiqués dans le premier volume (pag. 405, 406, 412 et 436) de mes Mémoires historiques et géographiques sur l'Arménie, publiés en 1818.—S.-M.
Le tyran se mit à la tête de ses troupes pour aller les forcer dans leurs montagnes, et relever les idoles qu'ils avaient abattues. Les historiens ne nous ont point instruits du détail de cette expédition: ils nous apprennent seulement, que l'empereur et l'armée, après avoir beaucoup souffert, n'en rapportèrent que la honte et le repentir. Si l'on excepte ces querelles sanglantes qu'une ridicule superstition avait quelquefois excitées en Égypte entre deux villes voisines, c'est ici la première guerre de religion dont parle l'histoire[12]. J'ai rassemblé tout ce que nous savons de Maximin pour cette année et la suivante, afin de n'être pas obligé d'interrompre ce qui reste de l'histoire de Maxence jusqu'à sa mort.
[12] Cette observation empruntée au savant Tillemont (Hist. des Emp., t. IV, p. 145, édition de 1723), n'est pas exacte. Il ne serait pas difficile de trouver dans l'histoire ancienne d'autres guerres qui eurent la religion pour motif. Je me contenterai de rappeler, à ce sujet, les guerres des rois de Syrie contre les Macchabées et les Juifs.—S.-M.
Ce prince, en montant sur le trône, avait trouvé grand nombre de chrétiens à Rome et en Italie. Comme il savait qu'ils étaient portés d'affection pour Constantin, qui imitait à leur égard la douceur de son père, pour se les attacher il fit cesser la persécution, leur fit rendre leurs églises, et feignit même pendant quelque temps de professer leur religion. Le christianisme reprenait haleine en Italie; et pour suffire au baptême et à la nourriture spirituelle des fidèles, qui se multipliaient tous les jours, le pape Marcel avait augmenté jusqu'à vingt-cinq le nombre des titres de la ville de Rome: c'étaient des départements pour autant de prêtres et comme autant de paroisses. Il avait engagé deux femmes pieuses et riches, nommées Priscilla et Lucine, l'une à bâtir un cimetière sur la voie Salaria, l'autre à laisser par testament à l'église l'héritage de tous ses biens. Ces donations ne furent pas heureuses. Maxence, jaloux de la pieuse adresse de ce saint pape, leva le masque, se déclara ennemi des chrétiens, voulut contraindre Marcel à sacrifier aux idoles; et sur son refus, il le fit enfermer dans une de ses écuries pour y panser les chevaux. Marcel y mourut de misère après cinq ans, d'autres disent deux ans de pontificat, dont la plus grande partie s'était passée, comme celui de presque tous ses prédécesseurs, ou dans l'attente continuelle de la mort, ou dans les souffrances. Eusèbe, Grec de naissance qui lui succéda, ne resta sur le saint siége que quelques mois, et fut remplacé par Miltiade, dont j'aurai occasion de parler dans la suite.
Tandis que Maxence faisait aux chrétiens en Italie une guerre, où il ne courait aucun risque, il en terminait en Afrique une autre, qui aurait été dangereuse, s'il avait eu un ennemi plus courageux. Résolu d'aller attaquer Constantin, sous prétexte de venger la mort de son père, qu'il ne regrettait pas, mais en effet pour s'enrichir des dépouilles d'un prince qu'il haïssait, il avait dessein de marcher en Rhétie, d'où il pourrait également se porter en Gaule et en Illyrie: il se flattait de s'emparer d'abord de cette dernière province et de la Dalmatie, à l'aide des troupes et des généraux qu'il tenait sur la frontière, et de se jeter ensuite dans la Gaule, dont il se rendrait aisément le maître. Mais avant que d'en venir à l'exécution de ces chimériques projets, il crut devoir s'assurer de l'Afrique, où Alexandre se maintenait depuis trois ans. Ce tyran y avait étendu sa puissance, et il paraît qu'il avait ruiné la ville de Cirtha, capitale de la Numidie. Maxence assembla donc un petit nombre de cohortes; il mit à leur tête Rufius-Volusianus, son préfet du prétoire, et Zénas, capitaine renommé pour sa science militaire, et chéri des troupes pour sa probité et sa douceur.
Il ne leur en coûta que la peine de passer la mer. Alexandre cassé de vieillesse, et qui n'avait pas plus de capacité que de force, traînant après lui des soldats levés à la hâte et dont la moitié étaient sans armes, vint à leur rencontre: mais ce ne fut que pour prendre la fuite dès le premier choc. A peine quelques bataillons firent-ils une faible résistance, tout fut renversé en un moment; il fut lui-même pris et étranglé sur-le-champ. On a cru pendant quelque temps que Nigrinianus, dont on a deux médailles qui lui donnent le titre de Divus, était le fils de cet Alexandre, mort avant son père et mis au rang des dieux. Mais on a depuis reconnu que ces médailles ont été frappées entre le règne de Claude second et celui de Dioclétien[13].
[13] Nigrinianus est un de ces personnages impériaux, dont la puissance éphémère est échappée à l'histoire, et dont les médailles seules ont conservé le souvenir. On est réduit à des conjectures pour déterminer l'époque où ils vécurent; mais comme les raisons sur lesquelles on se fonde laissent toujours une certaine latitude, on ne saurait prendre pour constant ce que Lebeau dit ici de Nigrinianus. Le savant Eckhel place aussi ce personnage avant Dioclétien.—S.-M.
La guerre était finie, mais les suites de la victoire furent plus funestes que la guerre. Maxence avait ordonné de saccager et de brûler Carthage, qui était redevenue une des plus florissantes villes du monde; d'enlever ou de détruire tout ce qu'il y avait de beau dans la province, et d'en transporter à Rome tous les blés. Les habitants de l'Afrique souffrirent les dernières rigueurs. De ceux qui étaient remarquables par la noblesse ou par les richesses, nul ne fut épargné: tous furent traînés devant les tribunaux, comme ayant été partisans d'Alexandre; tous furent dépouillés de leurs biens: plusieurs perdirent la vie; et après ces violences Maxence triompha dans Rome, beaucoup moins des ennemis vaincus, que de ses malheureux sujets qu'il avait ruinés.