Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 07 / 20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
—Un coup du ciel, dit-il à Alexandre, vient de me dégager à l'égard de la Porte. Mon allié et mon ami, le sultan Sélim, a été précipité du trône dans les fers. J'avais cru qu'on pouvait faire quelque chose de ces Turcs, leur rendre quelque énergie, leur apprendre à se servir de leur courage naturel: c'est une illusion. Il faut en finir d'un empire qui ne peut plus subsister, et empêcher que ses dépouilles ne contribuent à augmenter la domination de l'Angleterre.—Là-dessus Napoléon déroula aux yeux d'Alexandre, les nouveaux projets qu'il venait de concevoir. Alexandre désirait-il être l'allié de la France, son allié solide et sincère, rien n'était plus facile, rien ne serait plus fructueux pour lui et pour son empire. Mais il fallait que cette alliance fût entière, sans réserve, suivie d'un complet dévouement aux intérêts mutuels des deux puissances. D'abord cette alliance était la seule qui convînt à la Russie. De quoi en effet accusait-on la France? de vouloir dominer l'Italie, la Hollande, peut-être l'Espagne; de vouloir créer sur le Rhin un système qui abaissât la vieille prépondérance de l'Autriche en Allemagne, et y arrêtât la prépondérance naissante de la Prusse? Mais qu'importaient à la Russie, qu'importaient l'Italie, l'Espagne, la Hollande? L'Allemagne elle-même n'était-elle pas à la fois jalouse, et secrètement ennemie de la Russie? Ne rendait-on pas service à la Russie en affaiblissant les principales puissances allemandes? De quoi, au contraire, accusait-on l'Angleterre? de vouloir dominer les mers, qui sont la propriété de tout le monde; d'opprimer les pavillons neutres dont le pavillon russe faisait partie; de s'emparer du commerce des nations, de les rançonner en leur livrant les denrées exotiques au prix qu'elle seule fixait; de mettre, partout où elle le pouvait, un pied sur le continent, en Portugal, en Danemark, en Suède; de prendre ou de menacer les points dominants du globe, le Cap, Malte, Gibraltar, le Sund, pour imposer sa loi à l'univers commerçant? En ce moment même, au lieu de secourir ses alliés, ne cherchait-elle pas à conquérir l'Égypte? Et, récemment, si elle avait réussi à se saisir des Dardanelles, qu'en aurait-elle fait? Or, de ces convoitises anglaises, on ne pouvait pas dire comme des prétentions imputées à la France, qu'importe à la Russie? C'était l'avis de la grande Catherine et de Paul Ier, que de telles convoitises importaient fort à la Russie, puisque l'une et l'autre avaient déclaré la guerre à la Grande-Bretagne, pour les droits du pavillon neutre. Les Anglais opprimaient à ce point le commerce des nations, qu'ils s'étaient emparés de celui de Saint-Pétersbourg, dont ils tenaient tous les capitaux, et qui devenait dans leurs mains un redoutable moyen d'influence sur la Russie; car en resserrant seulement l'argent, ils poussaient au murmure, à l'assassinat contre les empereurs. Une armée française, conduite par un grand capitaine, pouvait à la rigueur venir jusqu'à la Vistule, jusqu'au Niémen: irait-elle jusqu'à la Newa? Une escadre anglaise, au contraire, pouvait après avoir forcé le Sund brûler Kronstadt, menacer Saint-Pétersbourg, après avoir forcé le Bosphore, détruire Sevastopol et Odessa. Une escadre anglaise pouvait enfermer les Russes dans la Baltique et dans la mer Noire, les tenir prisonniers dans ces mers comme dans un lac. Mais la France et la Russie, ne se touchant par aucun point, ayant les mêmes ennemis, les Anglais sur mer, les Allemands sur terre, ayant de plus un objet commun et pressant de sollicitude, l'empire turc, devaient s'entendre, se concerter, et si elles le voulaient, étaient assez puissantes à elles deux pour dominer le monde.
À ces grands aperçus, Napoléon joignit un système de moyens plus séduisant encore que les idées générales qu'il venait de développer. On l'accusait de vouloir la guerre pour la guerre. Napoléon propose à Alexandre d'être le médiateur armé de la guerre entre la France et l'Angleterre. Il n'en était rien, et il le prouvait à l'instant même.—Soyez, dit-il à Alexandre, mon médiateur auprès du cabinet de Londres. Ce rôle convient à votre position d'ancien allié de l'Angleterre, et d'allié prochain de la France. Je ne songe plus à Malte. Que la Grande-Bretagne garde cette île, en compensation de ce que j'ai acquis depuis la rupture de la paix d'Amiens. Mais qu'elle rende à son tour les colonies de l'Espagne et de la Hollande, et à ce prix je lui restitue le Hanovre. Ces conditions ne sont-elles pas justes, parfaitement équitables? Puis-je en accepter d'autres? Puis-je abandonner mes alliés? Et, quand je sacrifie mes conquêtes sur le continent, une conquête comme le Hanovre, pour recouvrer les possessions lointaines de mes alliés, est-il possible de contester ma loyauté et ma modération?—
Alexandre avoua que ces conditions étaient parfaitement justes, et que la France n'en pouvait pas accepter d'autres. Napoléon, continuant, amena ce prince à reconnaître que si l'Angleterre s'obstinait après de telles propositions, il fallait bien cependant qu'on la contraignît à céder, car le monde ne devait pas être éternellement troublé pour elle; et il lui prouva qu'on avait le moyen de la réduire par une simple déclaration. Napoléon pour le prix de la guerre que la Russie serait exposée à faire en commun avec la France, lui offre la Finlande et lui fait espérer les provinces du Danube. —Si l'Angleterre, dit-il, refuse la paix à ces conditions, proclamez-vous l'allié de la France; annoncez que vous allez unir vos forces aux siennes, pour assurer la paix maritime. Faites savoir à l'Angleterre qu'outre la guerre avec la France, elle aura la guerre avec le continent tout entier, avec la Russie, avec la Prusse, avec le Danemark, avec la Suède et le Portugal, qui devront obéir quand nous leur signifierons nos volontés; avec l'Autriche elle-même, qui sera bien obligée de se prononcer dans le même sens, si vous et moi lui déclarons qu'elle aura la guerre avec nous, dans le cas où elle ne voudrait pas l'avoir avec l'Angleterre, aux conditions par nous énoncées. L'Angleterre alors, exposée à une guerre universelle, si elle ne veut pas conclure une paix équitable, l'Angleterre déposera les armes.—Tout ceci, ajoutait Napoléon, doit être communiqué à chaque cabinet avec assignation de termes précis et prochains pour se décider. Si l'Angleterre ne cède pas, nous agirons en commun, et nous trouverons de suffisantes indemnités, pour nous dédommager de cette continuation de la guerre. Deux pays fort importants, l'un des deux surtout pour la Russie, résisteront peut-être. Ce sont le Portugal et la Suède, que leur position maritime subordonne à l'Angleterre. Je m'entendrai, dit Napoléon, avec l'Espagne relativement au Portugal. Vous, prenez la Finlande, comme dédommagement de la guerre que vous aurez été amené à faire contre la Suède. Le roi de Suède, il est vrai, est votre beau-frère et votre allié; mais, puisqu'il est votre beau-frère et votre allié, qu'il suive les changements de votre politique, ou qu'il subisse les conséquences de sa mauvaise volonté. La Suède, répéta souvent Napoléon, peut être un parent, un allié du moment, mais c'est l'ennemi géographique[43]. Saint-Pétersbourg se trouve trop près de la frontière de Finlande. Il ne faut plus que les belles Russes de Saint-Pétersbourg entendent de leurs palais le canon des Suédois.
Après avoir assigné à Alexandre la Finlande comme prix de la guerre contre l'Angleterre, Napoléon lui fit entrevoir quelque chose de plus brillant encore, du côté de l'Orient.—Vous devez, dit-il à Alexandre, me servir de médiateur auprès de l'Angleterre, et de médiateur armé qui impose la paix. Je jouerai le même rôle pour vous auprès de la Porte. Je lui signifierai ma médiation: si elle refuse de traiter à des conditions qui vous satisfassent, ce qu'il ne faut pas espérer dans l'état d'anarchie où elle est tombée, je m'unirai à vous contre les Turcs, comme vous vous serez uni à moi contre les Anglais, et alors nous ferons de l'empire ottoman un partage convenable.—
C'est surtout ici que le champ des hypothèses devenait immense, et que l'imagination des deux souverains s'égara dans des combinaisons infinies. Idées de Napoléon et d'Alexandre à l'égard de l'empire turc. Le premier vœu de la Russie était d'obtenir tout de suite, quoi qu'il arrivât de la négociation avec la Porte, une portion quelconque des provinces du Danube. Napoléon y consentait en retour de l'assistance que la Russie lui prêterait dans les affaires d'Occident. Cependant, comme il était probable que les Turcs ne céderaient rien, la guerre allait s'ensuivre, et après la guerre le partage. Mais quel partage? La Russie pouvait avoir, outre la Bessarabie, la Moldavie, la Valachie, la Bulgarie jusqu'aux Balkans. Napoléon devait désirer naturellement les provinces maritimes, telles que l'Albanie, la Thessalie, la Morée, Candie. On trouverait dans la Bosnie, dans la Servie, quelques dédommagements pour l'Autriche, soit en les lui cédant en toute propriété, soit en faisant de ces territoires l'apanage d'un archiduc, et on tâcherait de la consoler ainsi de ces bouleversements du monde, desquels elle sortait chaque fois plus amoindrie, et ses rivaux plus grands.
Qu'on se figure le jeune czar, humilié la veille, venant demander la paix au camp de Napoléon, n'ayant sans doute aucune inquiétude pour ses propres États, que l'éloignement sauvait des désirs du vainqueur, mais s'attendant à perdre une notable portion du territoire de son allié le roi de Prusse, et à se retirer déconsidéré de cette guerre; qu'on se le figure transporté soudainement dans une sorte de monde, à la fois imaginaire et réel, imaginaire par la grandeur, réel par la possibilité, se voyant, au lendemain d'une défaite éclatante, sur la voie de conquérir la Finlande et une partie de l'empire turc, et de recueillir d'une guerre malheureuse, plus qu'on ne recueillait jadis d'une guerre heureuse, comme si l'honneur d'avoir été vaincu par Napoléon, équivalait presque à une victoire, et en devait rapporter les fruits; qu'on se figure ce jeune monarque, avide de gloire, la cherchant partout depuis sept années, tantôt dans la civilisation précoce de son empire, tantôt dans la création d'un nouvel équilibre européen, et ne rencontrant que d'immortelles défaites, puis trouvant tout à coup cette gloire si recherchée dans un système d'alliance avec son vainqueur, alliance qui devait le faire entrer en partage de la domination du monde, au-dessous, mais à côté du grand homme qui voulait bien la partager avec lui, et valoir à la Russie les belles conquêtes promises par Catherine à ses successeurs, tombées depuis Catherine dans le royaume des chimères; qu'on se le figure, disons-nous, passant si vite de tant d'abattement à de si hautes espérances, et on comprendra sans peine son agitation, son enivrement, sa subite amitié pour Napoléon, amitié qui prit sur-le-champ les formes d'une affection enthousiaste, et assurément sincère, au moins dans ces premiers instants.
Alexandre, qui était, comme nous l'avons déjà dit, doux, humain, spirituel, mais mobile autant que son père, se jeta brusquement dans la nouvelle voie, qui lui était ouverte par son habile séducteur. Il ne quittait pas une fois Napoléon sans exprimer une admiration sans bornes.—Quel grand homme! disait-il sans cesse à ceux qui l'approchaient; quel génie! quelle étendue de vues! quel capitaine! quel homme d'État! que ne l'ai-je connu plus tôt! que de fautes il m'eût épargnées! que de grandes choses nous eussions accomplies ensemble!—Ses ministres qui l'avaient rejoint, ses généraux qui l'entouraient, s'apercevaient de la séduction exercée sur lui, et n'en étaient pas fâchés, car ils s'applaudissaient de le voir sortir d'un très-mauvais pas, avec avantage et honneur, à en juger du moins par la satisfaction qui rayonnait sur son visage.
Pendant ce temps, l'infortuné roi de Prusse était venu apporter à Tilsit son malheur, sa tristesse, sa raison sans éclat, son modeste bon sens. Ces confidences enivrantes qui transportaient Alexandre, n'étaient pas faites pour lui. Alexandre lui présentait son intimité avec Napoléon, comme un moyen d'obtenir de plus grandes restitutions en faveur de la Prusse. Mais il lui dissimulait la nouvelle alliance qui se préparait, ou ne lui avouait que la moindre partie du secret. Il eût paru étrange en effet, que l'un des deux vaincus obtînt de si belles conquêtes, quand l'autre allait perdre la moitié de son royaume. Frédéric-Guillaume, traité avec infiniment d'égards par Napoléon, était cependant laissé à l'écart. Attitude du roi de Prusse à Tilsit. À cheval, à la tête des troupes, il n'avait pas la grâce brillante d'Alexandre, l'ascendant tranquille de Napoléon. Il restait le plus souvent en arrière, isolé comme le malheur, faisant attendre ses compagnons couronnés lorsqu'on montait à cheval ou qu'on en descendait, objet, en un mot, de peu d'empressement, et même de moins d'estime qu'il n'en méritait, car les Français croyaient, d'après les ouï-dire de la cour impériale, que Napoléon avait été trahi par la Prusse, et les Russes répétaient sans cesse qu'elle s'était mal battue. Quant à Alexandre, tous les soins étaient pour lui. Lorsqu'il rentrait de longues courses, Napoléon le retenait, lui prêtait jusqu'à ses meubles et à son linge, et ne souffrait pas qu'il perdît du temps pour aller à sa demeure revêtir d'autres habits. Un superbe nécessaire en or, dont Napoléon faisait usage, ayant paru lui plaire, fut à l'instant même offert et accepté. Après le dîner, auquel assistaient les trois souverains, et qui avait toujours lieu chez Napoléon, on se séparait de bonne heure, et les deux empereurs allaient s'enfermer ensemble, privauté de laquelle Frédéric-Guillaume était exclu, et qui s'expliquait toujours de la même manière, par les efforts d'Alexandre auprès de Napoléon pour recouvrer la plus grande partie de la monarchie prussienne.
Ce n'était pas d'elle cependant qu'il s'agissait dans ces longs tête-à-tête, mais de l'immense système européen, au moyen duquel on allait dominer l'Europe en commun. Le partage de l'empire turc, objet continuel des secrets entretiens de Napoléon et d'Alexandre. Le partage possible, probable, de l'empire turc, était le sujet continuel de l'entretien. Un premier partage avait été discuté, comme on vient de le voir, mais il semblait incomplet. La Russie avait les bords du Danube jusqu'aux Balkans; Napoléon avait les provinces maritimes, telles que l'Albanie et la Morée. Les provinces intérieures, telles que la Bosnie, la Servie, étaient données à l'Autriche. La Porte conservait la Roumélie, c'est-à-dire le sud des Balkans, Constantinople, l'Asie-Mineure, l'Égypte. Ainsi, d'après ce projet, Constantinople, la clef des mers, et dans l'imagination des hommes la vraie capitale de l'Orient, Constantinople, tant promise aux descendants de Pierre-le-Grand par l'opinion universelle, opinion formée des espérances des Russes et des craintes de l'Europe, Constantinople restait, avec Sainte-Sophie, aux barbares de l'Asie!
Alexandre y revint plus d'une fois, et un partage plus complet, qui eût donné à Napoléon, outre la Morée, les îles de l'archipel, Candie, la Syrie, l'Égypte, mais Constantinople aux Russes, lui aurait plu davantage. Toutefois Napoléon, qui croyait en avoir assez fait, trop même, pour s'attacher le jeune empereur, ne voulut jamais aller aussi loin. Céder Constantinople, n'importe à qui, fût-ce à un ennemi déclaré de l'Angleterre, laisser faire ainsi à quelqu'un, lui vivant, la conquête la plus éblouissante qui se pût imaginer, ne devait pas convenir à Napoléon. Il pouvait bien, comme obéissant à une tendance naturelle des choses, et pour résoudre beaucoup de difficultés européennes, pour se donner enfin une puissante alliance contre l'Angleterre, il pouvait bien permettre au torrent de l'ambition russe de venir battre le pied des Balkans, surtout dans le désir de détourner ce torrent de la Vistule, mais il ne voulait pas lui laisser dépasser ces montagnes tutélaires. Il ne voulait pas que l'œuvre la plus éclatante des temps modernes fût accomplie par quelqu'un, à sa face, à côté de lui! Il était trop jaloux de la grandeur de la France, trop jaloux d'occuper à lui seul l'imagination du genre humain, pour consentir à un tel empiétement sur sa propre gloire!
Aussi, malgré l'envie de séduire son nouvel ami, il ne se prêta jamais à un autre partage que celui qui enlevait à la Porte les provinces du Danube mal attachées à l'empire, et la Grèce déjà trop réveillée pour subir long-temps le joug des Turcs.
Un jour les deux empereurs, au retour d'une longue promenade, se renfermèrent dans le cabinet de travail, où se trouvaient étalées de nombreuses cartes de géographie. Napoléon, paraissant continuer une conversation vivement engagée avec Alexandre, demanda à M. Méneval une carte de Turquie, la déploya, puis reprenant l'entretien, et posant tout à coup le doigt sur Constantinople, s'écria plusieurs fois, sans s'inquiéter d'être entendu du secrétaire, dans lequel il avait une confiance absolue: Constantinople! Constantinople! jamais! c'est l'empire du monde[44].—
Cependant, la Finlande, les provinces danubiennes, comme prix du concours de la Russie aux projets de la France, présentaient une perspective assez belle, pour enivrer Alexandre, car son règne égalerait celui de la grande Catherine, s'il obtenait ces vastes territoires. Il ne se fit donc pas presser plus long-temps, et consentit à tout ce qu'on exigeait de lui.
En conséquence il fut convenu que la France et la Russie noueraient dès cet instant une alliance intime, à la fois défensive et offensive, n'auraient à l'avenir que les mêmes amis, les mêmes ennemis, et en toute occasion tourneraient vers le même but leurs forces réunies de terre et de mer. On se promit de régler plus tard par une convention spéciale le nombre d'hommes et de vaisseaux à employer pour chaque cas particulier. Dans le moment, la Russie devait offrir sa médiation au cabinet britannique, pour le rétablissement de la paix avec la France, et si cette médiation aux conditions arrêtées par Napoléon, n'était pas acceptée, elle s'obligeait à déclarer la guerre à la Grande-Bretagne. Immédiatement après on devait contraindre toute l'Europe, l'Autriche comprise, à concourir à cette guerre. Si la Suède et le Portugal, comme il était facile de le prévoir, résistaient, une armée russe irait occuper la Finlande, une armée française le Portugal. Quant aux Turcs, Napoléon s'engageait à leur offrir sa médiation, pour les remettre en paix avec la Russie, et s'ils refusaient cette médiation, il était stipulé que la guerre de la Russie contre eux serait commune à la France, et que les deux puissances feraient ensuite de l'empire ottoman, ce qu'elles jugeraient convenable, sauf à s'arrêter, quant au démembrement, à la limite des Balkans et du golfe de Salonique.
Ces résolutions une fois adoptées en substance, Napoléon se chargea de rédiger de sa main les traités patents et secrets, qui devaient les contenir. Il fallait cependant s'entendre au sujet de cette malheureuse Prusse, que Napoléon avait promis de ne pas détruire entièrement, et, pour l'honneur d'Alexandre, de laisser subsister au moins en partie. Il y avait deux conditions fondamentales que Napoléon avait posées, et desquelles il ne voulait pas s'écarter, c'était de prendre, pour les employer à diverses combinaisons, toutes les provinces allemandes que la Prusse possédait à la gauche de l'Elbe, et en outre les provinces polonaises qu'elle avait reçues dans les divers partages de la Pologne. Ce n'était pas moins que la moitié des États prussiens, en territoire et en population. Projet de créer un royaume français en Allemagne, avec les dépouilles de la Prusse et de la Hesse. Avec les provinces de Westphalie, de Brunswick, de Magdebourg, de Thuringe, anciennement ou récemment acquises par la Prusse, Napoléon voulait, en les réunissant au grand-duché de Hesse, composer un royaume allemand, qu'il appellerait royaume de Westphalie, et qu'il se proposait de donner à son frère Jérôme, pour introduire dans la Confédération du Rhin un prince de sa famille. Il avait déjà couronné deux de ses frères, l'un qui régnait en Italie, l'autre en Hollande. Il en établirait ainsi un troisième en Allemagne. Quant au Hanovre, qui avait appartenu un moment à la Prusse, Napoléon prétendait le garder comme gage de la paix avec l'Angleterre. Résolutions de Napoléon à l'égard de la Pologne. Quant à la Pologne, son intention était d'en commencer la restauration au moyen des provinces de Posen et de Varsovie, qu'il constituerait en État indépendant, afin de payer les services des Polonais, qui lui avaient été peu secourables jusqu'ici, mais qui pourraient l'être davantage, lorsqu'ils joindraient à leur courage naturel l'avantage de l'organisation; afin d abolir aussi, en renversant l'ouvrage du grand Frédéric, la principale et la plus condamnable de ses œuvres, le partage de la Pologne. Napoléon ne savait pas ce que le temps lui permettrait d'enlever plus tard à l'Autriche, par échange ou par force, des provinces polonaises que détenait cette puissance, et en attendant, il faisait déjà renaître la Pologne, par la création d'un État polonais d'une assez grande étendue et d'une véritable importance. Pour faciliter davantage cette restauration, il avait imaginé de revenir à une autre chose du passé, c'était de donner la Pologne à la Saxe. Ainsi en détruisant l'une des grandes monarchies de l'Allemagne, la Prusse, il voulait lui substituer deux nouvelles monarchies alliées, la Westphalie, constituée de toutes pièces au profit de son plus jeune frère, la Saxe, agrandie jusqu'à la doubler, et destinées l'une et l'autre, d'après toutes les vraisemblances, à lui rester fidèlement attachées. Il entendait refaire de la sorte un nouvel équilibre allemand, et remplacer par deux alliances, la forte alliance de la Prusse, qu'il avait perdue. Il assignait donc pour limites à la Confédération du Rhin, l'Inn à l'égard de l'Autriche, l'Elbe à l'égard de la Prusse, la Vistule à l'égard de la Russie.
La Russie n'avait pas beaucoup d'objections à élever contre de telles combinaisons, une fois surtout qu'elle prenait le parti de s'associer à la politique française. Sauf les sacrifices imposés à la Prusse, sauf la restauration de la Pologne, elle s'intéressait peu à ces créations, à ces démembrements d'États allemands. Mais les sacrifices imposés à la Prusse étaient embarrassants pour l'empereur Alexandre, surtout quand il se rappelait les serments prêtés sur le tombeau du grand Frédéric, et les démonstrations d'un dévouement chevaleresque prodiguées à la reine de Prusse. De 9 millions et demi d'habitants, on réduisait la monarchie prussienne à 5 millions. De 120 millions de francs en revenu, on la réduisait à 69. Quelques objections d'Alexandre relativement au démembrement de la Prusse. Alexandre ne pouvait donc admettre un tel amoindrissement de son allié, sans quelques objections. Il les présenta à Napoléon, et n'en fut que médiocrement écouté. Réponse de Napoléon aux objections d'Alexandre. Napoléon lui répondit que c'était par considération pour lui qu'il laissait autant de provinces à la Prusse, car sans le motif de lui complaire, il l'aurait réduite à n'être qu'un des États de troisième ordre. Il lui eût enlevé, disait-il, jusqu'à la Silésie, qu'il aurait, ou donnée à la Saxe, pour transporter à celle-ci toute la puissance qu'avait eue la Prusse, ou donnée à l'Autriche, pour en obtenir les Gallicies.
Cette double combinaison aurait assurément mieux valu. Le parti de sacrifier la Prusse une fois pris, il valait mieux la détruire tout à fait qu'à moitié. C'est, dans tous les cas, un mauvais système que de renverser les anciens États, pour en créer de nouveaux, car les anciens sont prompts à revivre, les nouveaux prompts à mourir, à moins toutefois qu'on n'agisse dans le sens, déjà très-prononcé, de la marche des choses. La marche des choses avait amené l'agrandissement progressif de la Prusse, la destruction progressive de la Pologne et de la Saxe. Tout ce qu'on essayait dans ce sens avait des chances de durée; tout ce qu'on essayait dans le sens contraire, en avait peu. Il aurait fallu pour donner à ce qu'on faisait quelque consistance, rendre tout de suite la Prusse si faible, la Saxe et la Pologne si fortes, que la première eût peu de moyens de renaître, et les deux autres beaucoup de moyens de se soutenir. Ainsi en ne reconstituant pas la Prusse en entier, reconstruction qui eût été préférable à tout, Napoléon aurait mieux fait de la détruire complétement. Il le pensait lui-même ainsi, et il le dit à l'empereur Alexandre. Il alla jusqu'à lui offrir une partie des dépouilles de la maison de Brandebourg, s'il voulait se prêter à ses projets, afin de rétablir plus complétement la Pologne. Mais Alexandre s'y refusa, car il lui était évidemment impossible d'accepter les dépouilles de la Prusse. C'était déjà bien assez de ne pas la défendre davantage, et de devenir l'allié intéressé du vainqueur qui la dépouillait. Déplaisir causé à l'empereur Alexandre par la restauration de la Pologne. Indépendamment du sort infligé à la Prusse, Alexandre ne pouvait pas voir avec plaisir la restauration de la Pologne. Direction que Napoléon cherche à imprimer à l'ambition de la Russie. Mais Napoléon s'efforça de lui démontrer que la Russie devait du côté de l'Occident s'arrêter au Niémen; qu'en le dépassant pour se rapprocher de la Vistule, comme elle l'avait fait lors du dernier partage de la Pologne, elle se rendait suspecte et odieuse à l'Europe, se donnait des sujets, long-temps, peut-être même éternellement insoumis, et se mettait pour des conquêtes douteuses dans la dépendance de puissances voisines, toujours prêtes à fomenter l'insurrection chez elle; qu'il fallait qu'elle cherchât son agrandissement ailleurs; qu'elle le trouverait au Nord vers la Finlande, en Orient vers la Turquie; que dans cette dernière direction surtout, s'ouvrait pour elle la route de la vraie grandeur, de la grandeur sans limites, puisque l'Inde même était en perspective; qu'en cherchant à s'agrandir de ce côté, elle rencontrerait sur le continent des amis, des alliés, la France particulièrement, et qu'elle n'aurait d'adversaire que l'Angleterre, dont la puissance, réduite à celle de ses vaisseaux, ne pourrait jamais lui disputer les bords du Danube.
Les raisons de Napoléon était fortes, et eussent-elles été mauvaises, on n'était guère en mesure de les contredire. Il fallait choisir: ou n'avoir rien nulle part, ne s'agrandir d'aucun côté, sans empêcher la Pologne de renaître, la Prusse de tomber, ou s'agrandir beaucoup dans le sens indiqué par Napoléon. Alexandre n'hésita pas. D'ailleurs il était tellement séduit, charmé, qu'il n'y avait pas besoin de la force pour le décider. Mais il s'agissait de savoir comment on ferait supporter son malheur à Frédéric-Guillaume, qui, en voyant les deux empereurs si intimes, avait pu se flatter d'être le motif de cette intimité, et d'en recueillir le prix. Alexandre se chargea, quelque embarrassant que fût ce rôle, de faire les premières ouvertures, et après avoir communiqué à Frédéric-Guillaume les résolutions qui le concernaient, de lui laisser le soin de s'en entendre directement avec l'arbitre suprême, qui traçait les frontières de tout le monde. Manière dont Frédéric-Guillaume accueille les propositions qui le concernent. Frédéric-Guillaume accueillit mal les ouvertures d'Alexandre, et se promit d'en référer à Napoléon. Le malheureux roi de Prusse, que la fortune favorisait alors si peu, mais qu'elle devait dédommager plus tard, n'était pas capable de traiter lui-même ses propres affaires. Il n'était ni adroit, ni imposant; et si parfois son âme soulevant le poids du malheur, se livrait à quelques mouvements involontaires, c'était à des mouvements de brusquerie, fort peu séants chez un roi sans États et sans armée. La ville de Memel, où la reine de Prusse passait ses nuits et ses jours à pleurer, les dix ou quinze mille hommes du général Lestocq, voilà tout ce qui lui restait. Explication entre Napoléon et le roi Frédéric-Guillaume. Ce prince eut une longue explication avec Napoléon, et, comme dans leur première entrevue, s'attacha à lui prouver qu'il n'avait pas mérité son malheur, car l'origine de ses démêlés avec la France remontait à la violation du territoire d'Anspach, et en traversant la province d'Anspach, affirmait-il avec obstination, Napoléon avait manqué à la souveraineté prussienne. La question avait peu d'importance au point où en étaient les choses, mais à cet égard Napoléon éprouvait une conviction égale à celle de son interlocuteur. En traversant cette province d'Anspach, il avait agi avec une parfaite bonne foi, et il tenait à avoir raison sur ce point, autant que s'il n'eût pas été le plus fort. Les deux monarques s'animèrent, et le roi de Prusse, dans son désespoir, se livra à des emportements, regrettables pour sa dignité, peu utiles à sa cause, embarrassants pour Napoléon. Importuné de ses plaintes, Napoléon le renvoya à son allié Alexandre, qui l'avait entraîné à continuer la guerre, lorsque le lendemain d'Eylau, la paix eût été possible et avantageuse pour la Prusse.—Du reste, lui dit-il, l'empereur Alexandre a un moyen de vous indemniser, c'est de vous sacrifier ses parents, les princes de Mecklembourg et d'Oldenbourg, dont les États procureront un beau dédommagement à la Prusse, vers le Nord et vers la Baltique; c'est aussi de vous abandonner le roi de Suède, auquel vous pourrez prendre Stralsund, et la portion de la Poméranie dont il se sert si mal. Que l'empereur Alexandre consente pour vous à ces acquisitions, non pas égales aux territoires qu'on vous enlève, mais mieux situées, et quant à moi je ne m'y opposerai pas. Frédéric-Guillaume se résigne, mais se défend sur certains détails, et tâche de garder Magdebourg. —Napoléon était fondé à renvoyer Frédéric-Guillaume à Alexandre, qui aurait pu effectivement procurer ces compensations à la Prusse. Mais Alexandre avait déjà bien assez de l'embarras que lui causait la tristesse de ses alliés prussiens, sans y ajouter dans sa propre famille des plaintes, des reproches, des visages consternés. Frédéric-Guillaume n'aurait pas même osé en parler, et il prit l'offre pour une défaite. Il fut donc obligé de se résigner au sacrifice d'une moitié de son royaume. Cependant il était possible de lui ménager quelques consolations de détail, qui eussent fort adouci son chagrin. On lui laissait la vieille Prusse, la Poméranie, le Brandebourg, la Silésie, mais on lui enlevait la Pologne, on lui enlevait les provinces à la gauche de l'Elbe, et on lui devait, en prenant ces vastes parties de ses États, de ne pas trop isoler entre elles, celles qui lui restaient. C'était en effet avec des empiétements successifs sur la Pologne, que Frédéric avait lié ensemble la vieille Prusse, la Poméranie, le Brandebourg, la Silésie. Il s'agissait de savoir quelles portions de la Pologne on laisserait à la Prusse, pour bien rattacher ces provinces entre elles. Enfin, et par-dessus tout, il s'agissait de savoir, si en assignant à la Prusse la frontière de l'Elbe en Allemagne, on lui accorderait la place de Magdebourg, qui est sur l'Elbe plus importante encore que celle de Mayence ou de Strasbourg sur le Rhin.
Napoléon consentait à ce que les frontières de la Pologne fussent tracées de manière à lier autant que possible la vieille Prusse, la Poméranie, le Brandebourg, la Silésie; mais en concédant la basse Vistule à Frédéric-Guillaume, il voulait lui enlever Dantzig, et la constituer ville libre comme Brême, Lubeck et Hambourg. Quant à Magdebourg, il était inflexible. Mayence, Magdebourg formaient les étapes de sa puissance au Nord, il n'était pas possible qu'il y renonçât. Il fut donc absolu dans ses volontés, relativement à Dantzig et à Magdebourg.
Le roi de Prusse se résigna encore au sujet de Dantzig, mais il tenait à Magdebourg, car c'était au sein de l'Allemagne un point d'appui considérable, et la clef de l'Elbe qui était devenu sa frontière. Il faisait valoir, non pas ce motif politique, mais une raison d'ancienne affection. En effet, les habitants du duché de Magdebourg, répandus à la droite et à la gauche de l'Elbe, étaient au nombre des sujets les plus anciens et les plus affectionnés de la monarchie. Néanmoins il ne gagna rien par ce nouveau moyen. Comme il insistait beaucoup, tantôt auprès de Napoléon, tantôt auprès d'Alexandre, celui-ci imagina d'agir sur Napoléon, en appelant à Tilsit la reine de Prusse, pour qu'elle essayât sur le vainqueur de l'Europe la puissance de son esprit, de sa beauté, de son infortune. Les bruits calomnieux auxquels avait donné naissance l'admiration d'Alexandre pour cette princesse, avaient empêché qu'elle ne se rendît à Tilsit. L'empereur Alexandre imagine de faire venir la reine de Prusse à Tilsit, pour qu'elle essaie d'arracher quelques concessions en faveur de la Prusse. Cependant on eut recours à son intervention, comme dernier moyen, non de toucher grossièrement Napoléon, mais d'émouvoir ses sentiments les plus délicats, par la présence d'une reine, belle, spirituelle, et malheureuse.
Il était tard pour essayer d'une telle ressource, car les idées de Napoléon étaient définitivement arrêtées, et du reste il est peu probable qu'à quelque époque que ce fût, Napoléon eût sacrifié une partie de ses desseins, sous l'influence d'une femme, si intéressante qu'elle pût être.
Frédéric-Guillaume invita donc la reine à venir à Tilsit. Elle s'y décida, et on prolongea la négociation, qui durait depuis une douzaine de jours, pour donner à cette princesse le temps de faire le trajet. Elle arriva le 6 juillet à Tilsit. Une heure après son arrivée, Napoléon la prévint en allant lui rendre visite. La reine de Prusse comptait alors trente-deux ans. Sa beauté, autrefois éclatante, paraissait légèrement ternie par l'âge. Mais elle était encore l'une des plus belles personnes de son temps. Elle joignait à beaucoup d'esprit une certaine habitude des affaires, qu'elle avait contractée en y prenant une part indiscrète, et une parfaite noblesse de caractère et d'attitude. Cependant le désir trop vif de réussir auprès du grand homme dont elle dépendait, nuisit à son succès même. Elle parla de la grandeur de Napoléon, de son génie, du malheur de l'avoir méconnu, en termes qui n'étaient pas assez simples pour le toucher. Mais la force de caractère et d'esprit de cette princesse se fit bientôt sentir dans cet entretien, au point d'embarrasser Napoléon lui-même, qui s'appliqua, en lui prodiguant les égards et les respects, à ne pas laisser échapper une seule parole qui pût l'engager.
Elle vint dîner chez Napoléon, qui la reçut à la porte de sa demeure impériale. Pendant le dîner, elle s'efforça de le vaincre, de lui arracher au moins une parole dont elle pût tirer une espérance, surtout à l'égard de Magdebourg. Napoléon, de son côté, toujours respectueux, courtois, mais évasif, la désespéra par une résistance qui ressemblait à une fuite continuelle. Elle devina la tactique de son puissant adversaire, et se plaignit vivement de ce qu'il ne voulait pas, en la quittant, laisser dans son âme un souvenir, qui lui permît de joindre à l'admiration pour le grand homme, un inviolable attachement pour le vainqueur généreux. Peut-être si Napoléon, moins préoccupé du soin d'agrandir des royautés ingrates, ou de créer des royautés éphémères, s'était laissé fléchir en cette occasion, et avait concédé non-seulement ce qui lui était demandé, mais ce qu'il aurait pu accorder encore, sans nuire à ses autres projets, peut-être il se fût attaché le cœur ardent de cette reine, et le cœur honnête de son époux. Mais il résista à la princesse qui le sollicitait, en lui opposant d'invincibles respects.
Embarrassé de cette lutte avec une personne à laquelle il était difficile de tenir tête, pressé de terminer son nouvel ouvrage, et de rentrer dans ses États, il voulut en finir sous vingt-quatre heures. Il avait tracé avec son immuable volonté tout ce qui était relatif à la Prusse, à la Pologne, à la Westphalie; il avait consenti à une démarcation entre la Pologne et la Poméranie, qui, suivant les bords de la Netze et le canal de Bromberg, allait joindre la Vistule au-dessous de Bromberg. Il fit, quant à Magdebourg, une concession; il accorda que, dans le cas où le Hanovre resterait à la France, soit que la paix ne se conclût pas avec l'Angleterre, soit qu'elle se conclût sans rendre le Hanovre, on rétrocéderait à la Prusse sur la gauche de l'Elbe, et aux environs de Magdebourg, un territoire de trois ou quatre cent mille âmes, ce qui emportait la restitution de la place elle-même.
Il ne voulut rien accorder de plus. M. de Talleyrand eut ordre de s'aboucher avec MM. de Kourakin et de Labanoff, et de terminer toutes les contestations dans la journée du 7, de sorte que la reine, mandée à Tilsit afin d'améliorer le sort de la Prusse, ne fit qu'accélérer le résultat qu'on cherchait à prévenir, par l'embarras même qu'elle causait à Napoléon, par le succès qu'avait failli obtenir son insistance, à la fois gracieuse et opiniâtre. Les négociateurs russes et prussiens, se voyant sommés péremptoirement de consentir ou de refuser, finirent par céder. Le traité conclu le 7, fut signé le 8, et prit le titre, demeuré célèbre, de Traité de Tilsit.
Il y eut trois genres de stipulations:
Un traité patent de la France avec la Russie, et un autre de la France avec la Prusse;
Des articles secrets ajoutés à ce double traité;
Enfin un traité occulte d'alliance offensive et défensive, entre la France et la Russie, qu'on s'engageait à envelopper d'un secret absolu, tant que les deux parties ne seraient pas d'accord pour le publier.
Les deux traités patents entre la France, la Russie et la Prusse, contenaient les stipulations suivantes:
Restitution au roi de Prusse, en considération de l'empereur de Russie, de la vieille Prusse, de la Poméranie, du Brandebourg, de la haute et basse Silésie;
Abandon à la France de toutes les provinces à la gauche de l'Elbe, pour en composer, avec le grand-duché de Hesse, un royaume de Westphalie, au profit du plus jeune des frères de Napoléon, le prince Jérôme Bonaparte;
Abandon des duchés de Posen et de Varsovie, pour en former un État polonais, qui, sous le titre de grand-duché de Varsovie, serait attribué au roi de Saxe, avec une route militaire à travers la Silésie, qui donnât passage d'Allemagne en Pologne;
Reconnaissance par la Russie et par la Prusse de Louis Bonaparte en qualité de roi de Hollande, de Joseph Bonaparte en qualité de roi de Naples, de Jérôme Bonaparte en qualité de roi de Westphalie; reconnaissance de la Confédération du Rhin, et en général de tous les États créés par Napoléon;
Rétablissement dans leurs souverainetés des princes d'Oldenbourg et de Mecklembourg, mais occupation de leur territoire par les troupes françaises, pour l'exécution du blocus continental;
Enfin, médiation de la Russie, pour rétablir la paix entre la France et l'Angleterre;
Médiation de la France, pour rétablir la paix entre la Porte et la Russie.
Les articles secrets contenaient les stipulations suivantes:
Restitution aux Français des bouches du Cattaro.
Abandon des Sept-Îles, qui devaient désormais appartenir à la France en toute propriété;
Promesse à l'égard de Joseph, déjà reconnu roi de Naples dans le traité patent, de le reconnaître aussi roi des Deux-Siciles, quand les Bourbons de Naples auraient été indemnisés au moyen des Baléares, ou de Candie;
Promesse, en cas de réunion du Hanovre au royaume de Westphalie, de restituer à la Prusse, sur la gauche de l'Elbe, un territoire peuplé de trois ou quatre cent mille habitants;
Traitements viagers enfin, assurés aux chefs dépossédés des maisons de Hesse, de Brunswick, de Nassau-Orange.
Le traité occulte, le plus important de tous ceux qui étaient signés dans le moment, et qu'on se promettait d'envelopper d'un secret inviolable, contenait l'engagement de la part de la Russie et de la France, de faire cause commune en toute circonstance, d'unir leurs forces de terre et de mer dans toute guerre qu'elles auraient à soutenir; de prendre les armes contre l'Angleterre, si elle ne souscrivait pas aux conditions que nous avons rapportées, contre la Porte si celle-ci n'acceptait pas la médiation de la France, et, dans ce dernier cas, de soustraire, disait le texte, les provinces d'Europe aux vexations de la Porte, excepté Constantinople et la Roumélie. Les deux puissances s'engageaient à sommer en commun la Suède, le Danemark, le Portugal, l'Autriche elle-même, de concourir aux projets de la France et de la Russie, c'est-à-dire de fermer leurs ports à l'Angleterre, et de lui déclarer la guerre[45].
Les deux États ne pouvaient pas se lier d'une manière plus intime et plus complète. Le changement de politique de la part d'Alexandre ne pouvait être ni plus prompt, ni plus extraordinaire.
La signature donnée par les Russes entraînant celle des Prussiens, causa à ces derniers une vive émotion. La reine de Prusse voulut partir immédiatement. Après avoir comme de coutume dîné le 8, chez Napoléon, après lui avoir adressé quelques plaintes remplies de fierté, et quelques-unes à Alexandre remplies d'amertume, elle sortit, accompagnée par Duroc, qui n'avait cessé de lui porter un vif attachement, et elle se jeta dans sa voiture en sanglotant. Elle repartit tout de suite pour Memel, où elle alla pleurer son imprudence, ses passions politiques, la fâcheuse influence qu'elle avait exercée sur les affaires, la fatale confiance qu'elle avait mise dans la fidélité des chefs d'empire à leur parole et à leurs amitiés. La fortune devait changer pour son pays et pour son époux, mais cette princesse infortunée devait mourir sans avoir vu ce changement!
Alexandre débarrassé d'amis malheureux, dont la tristesse lui pesait, se livra tout entier à l'enthousiasme de ses nouveaux projets. Il était vaincu, mais ses armées s'étaient honorées; et au lieu d'essuyer des pertes à la suite d'une guerre où il n'avait eu que des revers, il quittait Tilsit avec l'espérance de réaliser prochainement les grands desseins de Catherine. La chose dépendait de lui, car il pouvait faire tourner à la paix ou à la guerre, la médiation de la Russie auprès du cabinet britannique, et la médiation de la France auprès du Divan. L'une devait lui procurer la Finlande, l'autre tout ou partie des provinces danubiennes. Il était charmé de son nouvel allié. Alexandre et Napoléon se jurent une éternelle amitié, et se promettent de se revoir bientôt. Ils se promirent d'être inviolablement attachés l'un à l'autre, de ne se rien cacher, de se revoir bientôt, pour continuer ces relations directes, qui avaient déjà porté des fruits si heureux. Alexandre n'osait proposer à Napoléon de venir voir au fond du Nord, la capitale d'un empire trop jeune encore pour mériter ses regards; mais il voulait aller à Paris, visiter la capitale de l'empire le plus civilisé de l'univers, où s'offrait le spectacle du plus grand gouvernement succédant à la plus affreuse anarchie, et où il espérait, disait-il, apprendre en assistant aux séances du conseil d'État, le grand art de régner, que l'empereur des Français exerçait d'une manière si supérieure.
Le 9 juillet, lendemain même de la signature des traités, eut lieu l'échange solennel des ratifications, et la séparation des deux souverains. Napoléon, portant le grand cordon de Saint-André, se rendit à la demeure qu'occupait Alexandre. Il fut reçu par ce prince, qui portait le grand cordon de la Légion d'honneur, et qui avait autour de lui sa garde sous les armes. Les deux empereurs ayant échangé les ratifications, montèrent à cheval, et vinrent se montrer à leurs troupes. Napoléon demanda qu'on fît sortir des rangs le soldat de la garde impériale russe réputé le plus brave, et lui donna lui-même la croix de la Légion d'honneur. Puis, après s'être long-temps entretenu avec Alexandre, il l'accompagna vers le Niémen. L'un et l'autre s'embrassèrent une dernière fois, au milieu des applaudissements de tous les spectateurs, et se séparèrent. Napoléon resta au bord du Niémen jusqu'à ce qu'il eût vu son nouvel ami débarquer sur l'autre rive. Napoléon quitte Tilsit et arrive à Kœnigsberg le 10 juillet. Il se retira seulement alors, et, après avoir fait ses adieux à ses soldats, qui par leur héroïsme avaient rendu possibles tant de merveilles, il partit pour Kœnigsberg, où il arriva le lendemain 10 juillet.
Il régla dans cette ville tous les détails de l'évacuation de la Prusse, et chargea le prince Berthier d'en faire le sujet d'une convention, qui serait signée avec M. de Kalkreuth. Les bords du Niémen devaient être évacués le 21 juillet, ceux de la Prégel le 25, ceux de la Passarge le 20 août, ceux de la Vistule le 5 septembre, ceux de l'Oder le 1er octobre, ceux de l'Elbe le 1er novembre, à condition toutefois que les contributions dues par la Prusse, tant les contributions ordinaires que les contributions extraordinaires, seraient intégralement acquittées ou en espèces, ou en engagements acceptés par l'intendant de l'armée. Somme totale des contributions imposées sur le pays conquis. Il y en avait pour cinq ou six cents millions, portant sur les villes anséatiques, sur les États allemands des princes dépossédés, sur le Hanovre, et enfin sur la Prusse proprement dite. Cette somme comprenait à la fois ce que les troupes françaises ou alliées avaient consommé en nature, et ce qui devait être soldé en argent. Le trésor de l'armée, commencé à Austerlitz, allait donc recevoir une considérable augmentation, et des ressources suffisantes pour récompenser le dévouement de soldats héroïques au plus magnifique de tous les maîtres.
Napoléon distribua l'armée en quatre commandements, sous les maréchaux Davout, Soult, Masséna et Brune. Le maréchal Davout avec le troisième corps, les Saxons, les Polonais, et plusieurs divisions de dragons et de cavalerie légère, devait former le premier commandement, et occuper la Pologne jusqu'à ce qu'elle fût organisée. Le maréchal Soult avec le quatrième corps, la réserve d'infanterie qui avait appartenu au maréchal Lannes, une partie des dragons et de la cavalerie légère, devait former le second commandement, occuper la vieille Prusse de Kœnigsberg à Dantzig, et se charger de tous les détails de l'évacuation. Le maréchal Masséna avec le cinquième corps, avec les troupes des maréchaux Ney et Mortier, avec la division bavaroise de Wrède, devait former le troisième commandement, et occuper la Silésie jusqu'à l'évacuation générale. Enfin le maréchal Brune formant le quatrième commandement avec toutes les troupes laissées sur les derrières, avait mission de veiller sur les côtes de la Baltique, et si les Anglais y paraissaient, de les recevoir, comme il les avait autrefois reçus au Helder. La garde, et le corps de Victor, précédemment de Bernadotte, furent acheminés sur Berlin.
Napoléon partit de Kœnigsberg le 13 juillet, se rendit tout droit à Dresde, pour y passer quelques jours auprès de son nouvel allié le roi de Saxe, créé grand-duc de Varsovie, et convenir avec lui de la constitution à donner aux Polonais. Ce bon et sage prince, peu ambitieux, mais flatté ainsi que tout son peuple, des grandeurs rendues à sa famille, accueillit Napoléon avec des transports d'effusion et de reconnaissance. Retour de Napoléon à Paris. Napoléon le quitta pour rentrer dans Paris, qui l'attendait impatiemment, et qui ne l'avait pas vu depuis près d'une année. Il y arriva le 27 juillet à six heures du matin.
Jamais plus d'éclat n'avait entouré la personne et le nom de Napoléon; jamais plus de puissance apparente n'avait été acquise à son sceptre impérial. Du détroit de Gibraltar à la Vistule, des montagnes de la Bohême à la mer du Nord, des Alpes à la mer Adriatique, il dominait, ou directement ou indirectement, ou par lui-même ou par des princes qui étaient, les uns ses créatures, les autres ses dépendants. Au delà se trouvaient des alliés, ou des ennemis subjugués, l'Angleterre seule exceptée. Ainsi le continent presque entier relevait de lui, car la Russie après lui avoir résisté un moment, venait d'adopter ses desseins avec chaleur, et l'Autriche se voyait contrainte de les laisser accomplir, menacée même d'y concourir. L'Angleterre enfin, garantie de cette vaste domination par l'Océan, allait être placée entre l'acceptation de la paix, ou une guerre avec l'univers.
Tels étaient les dehors de cette puissance gigantesque: ils avaient de quoi éblouir la terre, et en effet ils l'éblouirent! mais la réalité était moins solide qu'elle n'était brillante. Il aurait suffi d'un instant de froide réflexion pour s'en convaincre. Politique de Napoléon de 1805 à 1807. Napoléon détourné de sa lutte avec l'Angleterre par la troisième coalition, attiré des bords de l'Océan à ceux du Danube, avait puni la maison d'Autriche en lui enlevant à la suite de la campagne d'Austerlitz, les États vénitiens, le Tyrol, la Souabe, et avait ainsi complété le territoire de l'Italie, agrandi nos alliés de l'Allemagne méridionale, éloigné les frontières autrichiennes des nôtres. Jusque-là tout était bien, car achever l'affranchissement territorial de l'Italie, nous ménager des amis en Allemagne, placer de nouveaux espaces entre l'Autriche et la France, était conforme assurément à la saine politique. Mais dans l'enivrement produit par la prodigieuse campagne de 1805, changer arbitrairement la face de l'Europe, et, au lieu de se borner à modifier le passé, ce qui est le plus grand triomphe accordé à la main de l'homme, vouloir le détruire; au lieu de continuer à notre profit la vieille rivalité de la Prusse et de l'Autriche, par des avantages accordés à l'une sur l'autre, arracher le sceptre germanique à l'Autriche sans le donner à la Prusse; convertir leur antagonisme en une haine commune contre la France; créer sous le titre de Confédération du Rhin, une prétendue Allemagne française, composée de princes français antipathiques à leurs sujets, de princes allemands peu reconnaissants de nos bienfaits, et après avoir rendu, par cet injuste déplacement de la limite du Rhin, la guerre avec la Prusse inévitable, guerre aussi impolitique qu'elle fut glorieuse, se laisser entraîner par le torrent de la victoire, jusqu'aux bords de la Vistule, arrivé là, essayer la restauration de la Pologne, en ayant sur ses derrières la Prusse vaincue mais frémissante, l'Autriche secrètement implacable, tout cela, admirable comme œuvre militaire, était comme œuvre politique, imprudent, excessif, chimérique!
Son génie aidant, Napoléon se soutint à ces extrémités périlleuses, triompha de tous les obstacles, des distances, du climat, des boues, du froid, et acheva sur le Niémen la défaite des puissances continentales. Mais au fond il était pressé de mettre un terme à cette course audacieuse, et toute sa conduite à Tilsit se ressentit de cette situation. S'étant aliéné pour jamais le cœur de la Prusse, qu'il n'eut pas la bonne pensée de se rattacher à jamais par un grand acte de générosité, éclairé sur les sentiments de l'Autriche, éprouvant, quelque victorieux qu'il fût, le besoin de se faire une alliance, il accepta celle de la Russie qui s'offrait dans le moment, et imagina un nouveau système politique, fondé sur un seul principe, l'entente des deux ambitions russe et française, pour se permettre tout dans le monde, entente funeste, car il importait à la France de ne pas tout permettre à la Russie, et bien plus encore de ne pas tout se permettre à elle-même. Après avoir ajouté par ce traité de Tilsit, aux profonds déplaisirs de l'Allemagne, en créant chez elle une royauté française, qui devait nous coûter en dépenses d'hommes et d'argent, en haines à surmonter, en vains conseils, tout ce que nous coûtaient déjà celles de Naples et de Hollande; après avoir reconstitué la Prusse à moitié, au lieu de la restaurer ou de la détruire entièrement; après avoir de même reconstitué la Pologne à moitié, et tout fait d'une manière incomplète, parce qu'à ces distances le temps pressait, les forces commençaient à défaillir, Napoléon s'acquit des ennemis irréconciliables, des amis impuissants ou douteux, éleva en un mot un édifice immense, édifice où tout était nouveau, de la base au sommet, édifice construit si vite que les fondements n'avaient pas eu le temps de s'asseoir, le ciment de durcir.
Mais si tout est critiquable à notre avis dans l'œuvre politique de Tilsit, quelque brillante qu'elle puisse paraître, tout est admirable au contraire dans la conduite des opérations militaires. Cette armée du camp de Boulogne, qui portée du détroit de Calais aux sources du Danube avec une promptitude incroyable, enveloppa les Autrichiens à Ulm, refoula les Russes sur Vienne, acheva d'écraser les uns et les autres à Austerlitz, reposée ensuite quelques mois en Franconie, recommença bientôt sa marche victorieuse, entra en Saxe, surprit l'armée prussienne en retraite, la brisa d'un seul coup à Iéna, la suivit sans relâche, la déborda, la prit jusqu'au dernier homme aux bords de la Baltique; cette armée qui détournée du nord à l'est, courut au-devant des Russes, les rejeta sur la Prégel, ne s'arrêta que parce que des boues impraticables la retinrent, donna alors le spectacle inouï d'une armée française campée tranquillement sur la Vistule, puis troublée tout à coup au milieu de ses quartiers, en sortit pour punir les Russes, les atteignit à Eylau, leur livra, quoique mourante de froid et de faim, une bataille sanglante, revint après cette bataille dans ses quartiers, et là campée de nouveau sur la neige, de manière que son repos seul couvrait un grand siége, nourrie, recrutée pendant un long hiver à des distances où toute administration succombe, reprit les armes au printemps, et cette fois la nature aidant le génie, se plaça entre les Russes et leur base d'opération, les réduisit, pour regagner Kœnigsberg, à passer une rivière devant elle, les y précipita à Friedland, termina ainsi par une victoire immortelle, et aux bords même du Niémen, la course la plus longue, la plus audacieuse, non à travers la Perse ou l'Inde sans défense, comme l'armée d'Alexandre, mais à travers l'Europe couverte de soldats aussi disciplinés que braves, voilà ce qui est sans exemple dans l'histoire des siècles, voilà ce qui est digne de l'éternelle admiration des hommes, voilà ce qui réunit toutes les qualités, la promptitude et la lenteur, l'audace et la sagesse, l'art des combats et l'art des marches, le génie de la guerre et celui de l'administration, et ces choses si diverses, si rarement unies, toujours à propos, toujours au moment où il les faut, pour assurer le succès! Chacun se demandera comment on pouvait déployer tant de prudence dans la guerre, si peu dans la politique! Et la réponse sera facile, c'est que Napoléon fit la guerre avec son génie, la politique avec ses passions.
Nous ajouterons toutefois, en finissant, que l'édifice colossal élevé à Tilsit, aurait duré peut-être, si de nouveaux poids accumulés bientôt sur ses fondements déjà si chargés, n'étaient venus précipiter sa ruine. La fortune de la France, quoique compromise à Tilsit, n'était donc point inévitablement perdue, et sa gloire était immense.
FIN DU LIVRE VINGT-SEPTIÈME
ET DU SEPTIÈME VOLUME.
TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME SEPTIÈME.
LIVRE VINGT-CINQUIÈME.
IÉNA.
Situation de l'Empire français au moment de la guerre de Prusse. — Affaires de Naples, de la Dalmatie et de la Hollande. — Moyens de défense préparés par Napoléon pour le cas d'une coalition générale. — Plan de campagne. — Napoléon quitte Paris et se rend à Wurzbourg. — La cour de Prusse se transporte aussi à l'armée. — Le roi, la reine, le prince Louis, le duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe. — Premières opérations militaires. — Combats de Schleitz et de Saalfeld. — Mort du prince Louis. — Désordre d'esprit dans l'état-major prussien. — Le duc de Brunswick prend le parti de se retirer sur l'Elbe, en se couvrant de la Saale. — Promptitude de Napoléon à occuper les défilés de la Saale. — Mémorables batailles d'Iéna et d'Awerstaedt. — Déroute et désorganisation de l'armée prussienne. — Capitulation d'Erfurt. — Le corps de réserve du prince de Wurtemberg surpris et battu à Halle. — Retraite divergente et précipitée du duc de Weimar, du général Blucher, du prince de Hohenlohe, du maréchal Kalkreuth. — Marche offensive de Napoléon. — Occupation de Leipzig, de Wittenberg, de Dessau. — Passage de l'Elbe. — Investissement de Magdebourg. — Entrée triomphale de Napoléon à Berlin. — Ses dispositions à l'égard des Prussiens. — Grâce accordée au prince de Hatzfeld. — Occupation de la ligne de l'Oder. — Poursuite des débris de l'armée prussienne par la cavalerie de Murat, et par l'infanterie des maréchaux Lannes, Soult et Bernadotte. — Capitulation de Prenzlow et de Lubeck. — Reddition des places de Magdebourg, Stettin et Custrin. — Napoléon maître en un mois de toute la monarchie prussienne. 1 à 206
EYLAU.
Effet que produisent en Europe les victoires de Napoléon sur la Prusse. — À quelle cause on attribue les exploits des Français. — Ordonnance du roi Frédéric-Guillaume tendant à effacer les distinctions de naissance dans l'armée prussienne. — Napoléon décrète la construction du temple de la Madeleine, et donne le nom d'Iéna au pont jeté vis-à-vis de l'École militaire. — Pensées qu'il conçoit à Berlin dans l'ivresse de ses triomphes. — L'idée de VAINCRE LA MER PAR LA TERRE se systématise dans son esprit, et il répond au blocus maritime par le blocus continental. — Décrets de Berlin. — Résolution de pousser la guerre au Nord, jusqu'à la soumission du continent tout entier. — Projet de marcher sur la Vistule, et de soulever la Pologne. — Affluence des Polonais auprès de Napoléon. — Ombrages inspirés à Vienne par l'idée de reconstituer la Pologne. — Napoléon offre à l'Autriche la Silésie en échange des Gallicies. — Refus et haine cachée de la cour de Vienne. — Précautions de Napoléon contre cette cour. — L'Orient mêlé à la querelle de l'Occident. — La Turquie et le sultan Sélim. — Napoléon envoie le général Sébastiani à Constantinople pour engager les Turcs à faire la guerre aux Russes. — Déposition des hospodars Ipsilanti et Maruzzi. — Le général russe Michelson marche sur les provinces du Danube. — Napoléon proportionne ses moyens à la grandeur de ses projets. — Appel en 1806 de la conscription de 1807. — Emploi des nouvelles levées. — Organisation en régiments de marche des renforts destinés à la grande armée. — Nouveaux corps tirés de France et d'Italie. — Mise sur le pied de guerre de l'armée d'Italie. — Développement donné à la cavalerie. — Moyens financiers créés avec les ressources de la Prusse. — Napoléon n'ayant pu s'entendre avec le roi Frédéric-Guillaume sur les conditions d'un armistice, dirige son armée sur la Pologne. — Murat, Davout, Augereau, Lannes, marchent sur la Vistule à la tête de quatre-vingt mille hommes. — Napoléon les suit avec une armée de même force, composée des corps des maréchaux Soult, Bernadotte, Ney, de la garde et des réserves. — Entrée des Français en Pologne. — Aspect du sol et du ciel. — Enthousiasme des Polonais pour les Français. — Conditions mises par Napoléon à la reconstitution de la Pologne. — Esprit de la haute noblesse polonaise. — Entrée de Murat et de Davout à Posen et à Varsovie. — Napoléon vient s'établir à Posen. — Occupation de la Vistule, depuis Varsovie jusqu'à Thorn. — Les Russes, joints aux débris de l'armée prussienne, occupent les bords de la Narew. — Napoléon veut les rejeter sur la Prégel, afin d'hiverner plus tranquillement sur la Vistule. — Belles combinaisons pour accabler les Prussiens et les Russes. — Combats de Czarnowo, de Golymin, de Soldau. — Bataille de Pultusk. — Les Russes, rejetés au delà de la Narew avec grande perte, ne peuvent être poursuivis à cause de l'état des routes. — Embarras des vainqueurs et des vaincus enfoncés dans les boues de la Pologne. — Napoléon s'établit en avant de la Vistule, entre le Bug, la Narew, l'Orezyc et l'Ukra. — Il place le corps du maréchal Bernadotte à Elbing, en avant de la basse Vistule, et forme un dixième corps sous le maréchal Lefebvre, pour commencer le siége de Dantzig. — Admirable prévoyance pour l'approvisionnement et la sûreté de ses quartiers d'hiver. — Travaux de Praga, de Modlin, de Sierock. — État matériel et moral de l'armée française. — Gaieté des soldats au milieu d'un pays nouveau pour eux. — Le prince Jérôme et le général Vandamme, à la tête des auxiliaires allemands, assiégent les places de la Silésie. — Courte joie à Vienne, où l'on croit un moment aux succès des Russes. — Une plus exacte appréciation des faits ramène la cour de Vienne à sa réserve ordinaire. — Le général Benningsen, devenu général en chef de l'armée russe, veut reprendre les hostilités en plein hiver, et marche sur les cantonnements de l'armée française en suivant le littoral de la Baltique. — Il est découvert par le maréchal Ney, qui donne l'éveil à tous les corps. — Beau combat du maréchal Bernadotte à Mohrungen. — Savante combinaison de Napoléon pour jeter les Russes à la mer. — Cette combinaison est révélée à l'ennemi par la faute d'un officier qui se laisse enlever ses dépêches. — Les Russes se retirent à temps. — Napoléon les poursuit à outrance. — Combats de Waltersdorf et de Hoff. — Les Russes, ne pouvant fuir plus long-temps, s'arrêtent à Eylau, résolus à livrer bataille. — L'armée française, mourant de faim et réduite d'un tiers par les marches, aborde l'armée russe, et lui livre à Eylau une bataille sanglante. — Sang-froid et énergie de Napoléon. — Conduite héroïque de la cavalerie française. — L'armée russe se retire presque détruite; mais l'armée française, de son côté, a essuyé des pertes cruelles. — Le corps d'Augereau est si maltraité qu'il faut le dissoudre. — Napoléon poursuit les Russes jusqu'à Kœnigsberg, et, quand il s'est assuré de leur retraite au delà de la Prégel, reprend sa position sur la Vistule. — Changement apporté à l'emplacement de ses quartiers. — Il quitte la haute Vistule pour s'établir en avant de la basse Vistule, et derrière la Passarge, afin de mieux couvrir le siége de Dantzig. — Redoublement de soins pour le ravitaillement de ses quartiers d'hiver. — Napoléon, établi à Osterode dans une espèce de grange, emploie son hiver à nourrir son armée, à la recruter, à administrer l'Empire, et à contenir l'Europe. — Tranquillité d'esprit et incroyable variété des occupations de Napoléon à Osterode et à Finkenstein. 207 à 432
FRIEDLAND ET TILSIT.
Événements d'Orient pendant l'hiver de 1807. — Le sultan Sélim, effrayé des menaces de la Russie, réintègre les hospodars Ipsilanti et Maruzzi. — Les Russes n'en continuent pas moins leur marche vers la frontière turque. — En apprenant la violation de son territoire, la Porte, excitée par le général Sébastiani, envoie ses passe-ports au ministre de Russie, M. d'Italinski. — Les Anglais, d'accord avec les Russes, demandent le retour de M. d'Italinski, l'expulsion du général Sébastiani, et une déclaration immédiate de guerre contre la France. — Résistance de la Porte et retraite du ministre d'Angleterre, M. Charles Arbuthnot, à bord de la flotte anglaise à Ténédos. — L'amiral Duckworth, à la tête de sept vaisseaux et de deux frégates, force les Dardanelles sans essuyer de dommage, et détruit une division navale turque au cap Nagara. — Terreur à Constantinople. — Le gouvernement turc, divisé, est près de céder. — Le général Sébastiani encourage le sultan Sélim, et l'engage à simuler une négociation, pour se donner le temps d'armer Constantinople. — Les conseils de l'ambassadeur de France sont suivis, et Constantinople est armée en quelques jours avec le concours des officiers français. — Des pourparlers s'engagent entre la Porte et l'escadre britannique mouillée aux îles des Princes. — Ces pourparlers se terminent par un refus d'obtempérer aux demandes de la légation anglaise. — L'amiral Duckworth se dirige sur Constantinople, trouve la ville armée de trois cents bouches à feu, et se décide à regagner les Dardanelles. — Il les franchit de nouveau, mais avec beaucoup de dommage pour sa division. — Grand effet produit en Europe par cet événement, au profit de la politique de Napoléon. — Quoique victorieux, Napoléon, frappé des difficultés que la nature lui oppose en Pologne, se rattache à l'idée d'une grande alliance continentale. — Il fait de nouveaux efforts pour pénétrer le secret de la politique autrichienne. — La cour de Vienne, en réponse à ses questions, lui offre sa médiation auprès des puissances belligérantes. — Napoléon voit dans cette offre une manière de s'immiscer dans la querelle, et de se préparer à la guerre. — Il appelle sur-le-champ une troisième conscription, tire de nouvelles forces de France et d'Italie, crée avec une promptitude extraordinaire une armée de réserve de cent mille hommes, et donne communication de ces mesures à l'Autriche. — État florissant de l'armée française sur la basse Vistule et la Passarge. — L'hiver, long-temps retardé, se fait vivement sentir. — Napoléon profite de ce temps d'inaction pour entreprendre le siége de Dantzig. — Le maréchal Lefebvre chargé du commandement des troupes, le général Chasseloup de la direction des opérations du génie. — Longs et difficiles travaux de ce siége mémorable. — Les deux souverains de Prusse et de Russie se décident à envoyer devant Dantzig un puissant secours. — Napoléon, de son côté, dispose ses corps d'armée de manière à pouvoir renforcer le maréchal Lefebvre à l'improviste. — Beau combat livré sous les murs de Dantzig. — Derniers travaux d'approche. — Les Français sont prêts à donner l'assaut. — La place se rend. — Ressources immenses en blé et en vin trouvées dans la ville de Dantzig. — Le maréchal Lefebvre créé duc de Dantzig. — Le retour du printemps décide Napoléon à reprendre l'offensive. — La reprise des opérations fixée au 10 juin 1807. — Les Russes préviennent les Français, et dirigent, le 5 juin, une attaque générale contre les cantonnements de la Passarge. — Le maréchal Ney, sur lequel s'étaient portés les deux tiers de l'armée russe, leur tient tête avec une intrépidité héroïque, entre Guttstadt et Deppen. — Ce maréchal donne le temps à Napoléon de concentrer toute l'armée française sur Deppen. — Napoléon prend à son tour une offensive vigoureuse, et pousse les Russes l'épée dans les reins. — Le général Benningsen se retire précipitamment vers la Prégel, en descendant l'Alle. — Napoléon marche de manière à s'interposer entre l'armée russe et Kœnigsberg. — La tête de l'armée française rencontre l'armée russe campée à Heilsberg. — Combat sanglant livré le 10 juin. — Napoléon, arrivé le soir à Heilsberg avec le gros de ses forces, se prépare à livrer le lendemain une bataille décisive, lorsque les Russes décampent. — Il continue à manœuvrer de manière à les couper de Kœnigsberg. — Il envoie sa gauche, composée des maréchaux Soult et Davout, sur Kœnigsberg, et avec les corps des maréchaux Lannes, Mortier, Ney, Bernadotte et la garde, il suit l'armée russe le long de l'Alle. — Le général Benningsen, effrayé pour le sort de Kœnigsberg, veut courir au secours de cette place, et se hâte de passer l'Alle à Friedland. — Napoléon le surprend, le 14 au matin, au moment où il passait l'Alle. — Mémorable bataille de Friedland. — Les Russes, accablés, se retirent sur le Niémen, en abandonnant Kœnigsberg. — Prise de Kœnigsberg. — Armistice offert par les Russes, et accepté par Napoléon. — Translation du quartier général français à Tilsit. — Entrevue d'Alexandre et de Napoléon sur un radeau placé au milieu du Niémen. — Napoléon invite Alexandre à passer le Niémen, et à fixer son séjour à Tilsit. — Intimité promptement établie entre les deux monarques. — Napoléon s'empare de l'esprit d'Alexandre, et lui fait accepter de vastes projets, qui consistent à contraindre l'Europe entière à prendre les armes contre l'Angleterre, si celle-ci ne veut pas consentir à une paix équitable. — Le partage de l'empire turc doit être le prix des complaisances d'Alexandre. — Contestation au sujet de Constantinople. — Alexandre finit par adhérer à tous les projets de Napoléon, et semble concevoir pour lui une amitié des plus vives. — Napoléon, par considération pour Alexandre, consent à restituer au roi de Prusse une partie de ses États. — Le roi de Prusse se rend à Tilsit. — Son rôle entre Alexandre et Napoléon. — La reine de Prusse vient aussi à Tilsit, pour essayer d'arracher à Napoléon quelques concessions favorables à la Prusse. — Napoléon respectueux envers cette reine malheureuse, mais inflexible. — Conclusions des négociations. — Traités patents et secrets de Tilsit. — Conventions occultes restées inconnues à l'Europe. — Napoléon et Alexandre, d'accord sur tous les points, se quittent en se donnant d'éclatants témoignages d'affection, et en se faisant la promesse de se revoir bientôt. — Retour de Napoléon en France, après une absence de près d'une année. — Sa gloire après Tilsit. — Caractère de sa politique à cette époque. 433 à 678
FIN DE LA TABLE DU SEPTIÈME VOLUME.
Notes
1: Nous citons la lettre suivante, écrite par Napoléon à M. de La Rochefoucauld, comme preuve des dispositions que nous lui prêtons en ce moment. Il ne faut attribuer les expressions violentes dont il se sert en parlant de la Prusse, qu'à l'irritation que lui inspirait la conduite inattendue de cette cour à son égard. Ce n'est pas dans ces termes qu'il s'exprimait ordinairement, surtout envers le roi de Prusse, pour lequel il n'avait cessé d'éprouver et de professer une estime véritable.
À M. de La Rochefoucauld, mon ambassadeur près S. M. l'empereur d'Autriche.
«Wurzbourg, le 3 octobre 1806.
»Je suis depuis hier à Wurzbourg, ce qui m'a mis à même de m'entretenir long-temps avec S. A. R. Je lui ai fait connaître ma ferme résolution de rompre tous les liens d'alliance qui m'attachaient à la Prusse, quel que soit le résultat des affaires actuelles. D'après mes dernières nouvelles de Berlin, il est possible que la guerre n'ait pas lieu; mais je suis résolu à n'être point l'allié d'une puissance si versatile et si méprisable. Je serai en paix avec elle sans doute, parce que je n'ai point le droit de verser le sang de mes peuples sous de vains prétextes. Cependant le besoin de tourner mes efforts du côté de ma marine me rend nécessaire une alliance sur le continent. Les circonstances m'avaient conduit à l'alliance de la Prusse; mais cette puissance est aujourd'hui ce qu'elle a été en 1740, et dans tous les temps, sans conséquence et sans honneur. J'ai estimé l'empereur d'Autriche, même au milieu de ses revers, et des événements qui nous ont divisés; je le crois constant et attaché à sa parole. Vous devez vous en expliquer dans ce sens, sans cependant y mettre un empressement trop déplacé. Ma position et mes forces sont telles, que j'ai à ne redouter personne: mais enfin tous ces efforts chargent mes peuples. Des trois puissances de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche, il m'en faut une pour alliée. Dans aucun cas on ne peut se fier à la Prusse: il ne reste que la Russie et l'Autriche. La marine a fleuri autrefois en France, par le bien que nous a fait l'alliance de l'Autriche. Cette puissance, d'ailleurs, a besoin de rester tranquille, sentiment que je partage aussi de cœur. Une alliance fondée sur l'indépendance de l'empire ottoman, sur la garantie de nos États, et sur des rapprochements qui consolideraient le repos de l'Europe, et me mettraient à même de jeter mes efforts du côté de ma marine, me conviendrait. La maison d'Autriche m'ayant fait faire souvent des insinuations, le moment actuel, si elle sait en profiter, est le plus favorable de tous. Je ne vous en dis pas davantage. J'ai fait connaître plus en détail mes sentiments au prince de Bénévent, qui ne manquera pas de vous en instruire. Du reste, votre mission est remplie, le jour où vous aurez fait connaître, le plus légèrement possible, que je ne suis pas éloigné d'adhérer à un système qui serrerait mes liens avec l'Autriche. Ne manquez pas d'avoir l'œil sur la Moldavie et la Valachie, afin de me prévenir des mouvements des Russes contre l'empire ottoman. Sur ce, etc.
2: Voici le tableau des forces prussiennes le plus exact à notre avis:
| Avant-garde sous le duc de Weimar | 10,000 | hommes. |
| Corps principal sous le duc de Brunswick | 66,000 | |
| Troupes de Westphalie, formant sous le général Ruchel la droite du duc de Brunswick | 17,000 | |
| ——— | ||
| Total de l'armée principale | 93,000 | hommes. |
| Corps du prince de Hohenlohe (Saxons compris) | 50,000 | hommes. |
| Réserve sous le prince de Wurtemberg | 15,000 | |
| Garnisons de l'Oder et de la Vistule | 25,000 | |
| ——— | ||
| Total des forces prussiennes | 183,000 | hommes. |
On peut néanmoins les évaluer à 185,000, car le corps du prince de Hohenlohe était en général estimé à plus de 50 mille hommes.
3: Voici un fragment de lettre qui révèle la manière de penser de Napoléon à cet égard:
À M. le maréchal prince de Neufchâtel.
«Saint-Cloud, 24 septembre 1806.
»Mon cousin, je vous envoie la copie des ordres de mouvement de l'armée, que je vous ai adressés le 20 du courant au matin, et que je suis fâché de ne pas vous avoir envoyés douze heures après le départ de mon courrier du 20 septembre, parce qu'il aurait pu être intercepté. Cependant je n'ai pas lieu de le craindre. Vous aurez dû recevoir, le 24 à midi, mon premier courrier du 20. Quand la présente vous parviendra, ce qui sans doute aura lieu le 27, des ordres auront été donnés au maréchal Soult, qui sera parti dès le 26; et, comme il lui faut trois ou quatre jours de marche pour se rendre à Amberg, il pourrait y être le 30, quoiqu'il n'ait l'ordre que d'y être le 3. Vous recevrez le présent courrier le 27, afin que vous accélériez le mouvement du maréchal Soult. Il importe qu'il arrive vite à Amberg, puisque l'ennemi est à Hof, extravagance dont je ne le croyais pas capable, pensant qu'il resterait sur la défensive le long de l'Elbe.....
4:
Au grand-duc de Berg et de Clèves, à Schleitz.
«Au quartier général impérial et royal, le 10 octobre 1806, à 5 heures du matin.
»Le général Rapp m'a fait connaître l'heureux résultat de la soirée. Il m'a paru que vous n'aviez pas sous la main assez de cavalerie réunie. En l'éparpillant toute, il ne vous restera rien. Vous avez 6 régiments; je vous avais recommandé d'en avoir au moins 4 dans la main. Je ne vous en ai vu hier que 2. Les reconnaissances sur la droite deviennent aujourd'hui beaucoup moins importantes: le maréchal Soult arrivant à Plauen, c'est sur Pösneck et sur Saalfeld qu'il faut porter de fortes reconnaissances pour savoir ce qui s'y passe. Le maréchal Lannes est arrivé le 9 au soir à Grafenthal. Il attaquera demain Saalfeld. Vous savez combien il m'importe de connaître dans la journée le mouvement sur Saalfeld, afin que, si l'ennemi avait réuni là plus de 25 mille hommes, je pusse y faire marcher des renforts par Possheim et les prendre en queue. J'ai donné l'ordre aux divisions Dupont et Beaumont de se porter sur Schleitz. Il faut, à tout événement, reconnaître une belle position en avant de Schleitz qui puisse servir de champ de bataille à plus de 80 mille hommes. Cela ne doit pas vous empêcher de profiter de la pointe du jour pour pousser de fortes reconnaissances sur Auma et Pösneck, en les faisant même soutenir par la division Drouet. La première division du maréchal Davout sera à Saalbourg, les deux autres divisions seront en avant, près d'Obersdorf, et sa cavalerie légère en avant. Je donne ordre au maréchal Ney de se rendre à Tanna. Votre grande affaire doit être aujourd'hui d'abord de profiter de la journée d'hier pour ramasser le plus de prisonniers et recueillir le plus de renseignements possible; 2o de reconnaître Auma et Saalfeld, afin de savoir positivement quels sont les mouvements de l'ennemi. Sur ce, etc.
5: Nous citons la lettre suivante, qui indique la pensée de Napoléon en ce moment.
Au maréchal Soult, à Plauen.
«Obersdorf, le 10 octobre 1806, 8 heures du matin.
»Nous avons culbuté hier les 8 mille hommes qui, de Hof, s'étaient retirés à Schleitz, où ils attendaient des renforts dans la nuit. Leur cavalerie a été écharpée et un colonel a été pris. Plus de 2 mille fusils et casquettes ont été trouvés sur le champ de bataille. L'infanterie prussienne n'a pas tenu. Nous n'avons ramassé que 2 ou 300 prisonniers, parce que c'était la nuit, et qu'ils se sont éparpillés dans les bois. Je compte sur un bon nombre ce matin.
»Voici ce qui me semble le plus clair: il paraît que les Prussiens avaient le projet d'attaquer; que leur gauche débouche demain par Iéna, Saalfeld et Cobourg; que le prince de Hohenlohe avait son quartier général à Iéna et le prince Louis à Saalfeld. L'autre colonne débouche par Meiningen sur Fulde. De sorte que je suis porté à penser que vous n'avez personne devant vous, peut-être pas mille hommes jusqu'à Dresde. Si vous pouvez leur écraser un corps, faites-le. Voici mes projets pour aujourd'hui. Je ne puis pas marcher, j'ai trop de choses en arrière. Je pousserai mon avant-garde à Auma. J'ai reconnu un bon champ de bataille en avant de Schleitz pour 80 ou 100 mille hommes. Je fais marcher le maréchal Ney à Tanna: il se trouvera à deux lieues de Schleitz. Vous-même, de Plauen, n'êtes pas assez loin pour ne pas pouvoir y venir dans vingt-quatre heures.
»Le 5, l'armée prussienne a fait encore un mouvement sur la Thuringe, de sorte que je la crois arriérée d'un grand nombre de jours. Ma jonction avec ma gauche n'est pas encore faite, si ce n'est par des postes de cavalerie qui ne signifient rien.
»Le maréchal Lannes n'arrive qu'aujourd'hui à Saalfeld, à moins que l'ennemi n'y soit en forces considérables.
»Ainsi les journées des 10 et 11 seront perdues pour marcher en avant. Si ma jonction est faite, je pousserai jusqu'à Neustadt et Triplitz. Après cela, quelque chose que fasse l'ennemi, s'il m'attaque, j'en serai enchanté; s'il se laisse attaquer, je ne le manquerai pas. S'il file par Magdebourg, vous serez avant lui à Dresde. Je désire beaucoup une bataille. Si l'ennemi a voulu m'attaquer, c'est qu'il a une grande confiance dans ses forces. Il n'y a point d'impossibilité alors qu'il attaque. C'est ce qu'il peut me faire de plus agréable. Après cette bataille, je serai avant lui à Dresde et à Berlin.
»J'attends avec impatience ma garde à cheval; 40 pièces d'artillerie et 3 mille chevaux comme ceux-là ne sont pas à dédaigner. Vous voyez actuellement mes projets pour aujourd'hui et demain. Vous êtes maître de vous conduire comme vous l'entendrez, mais procurez-vous du pain, afin que, si vous venez me joindre, vous en ayez pour quelques jours.
»Si vous trouvez à faire quelque chose contre l'ennemi à une marche de vous, vous pouvez le faire hardiment. Établissez de petits postes de cavalerie pour correspondre rapidement de Schleitz à Plauen. Jusqu'à cette heure, il me semble que la campagne commence sous les plus heureux auspices.
»J'imagine que vous êtes à Plauen. Il est très-convenable que vous vous en empariez.
»Faites-moi connaître ce que vous croyez avoir devant vous. Rien de ce qui était à Hof ne s'est retiré par Dresde.
»P. S. Je reçois à l'instant votre dépêche du 9 à six heures du soir. J'approuve les dispositions que vous avez faites. Le renseignement que les mille chevaux qui étaient à Plauen se sont retirés à Géra ne me laisse point de doutes que Géra ne soit le point de réunion de l'armée ennemie. Je doute qu'elle puisse s'y réunir entièrement avant que j'y sois. Au reste, dans la journée je recevrai d'autres renseignements et j'aurai des idées plus précises. Vous-même à Plauen, les lettres interceptées à la poste vous en fourniront.»
6: Nous citons une lettre de l'Empereur au prince de Ponte-Corvo, écrite après la bataille d'Awerstaedt, et qui confirme toutes nos assertions. Elle renferme l'expression d'un mécontentement que Napoléon éprouvait encore plus vivement qu'il ne l'exprimait.
Au prince de Ponte-Corvo.
«Wittenberg, 23 octobre 1806.
»Je reçois votre lettre. Je n'ai point l'habitude de récriminer sur le passé, puisqu'il est sans remède. Votre corps d'armée ne s'est pas trouvé sur le champ de bataille, et cela eût pu m'être très-funeste. Cependant, d'après un ordre très-précis, vous deviez vous trouver à Dornbourg, qui est un des principaux débouchés de la Saale, le même jour que le maréchal Lannes se trouvait à Iéna, le maréchal Augereau à Kala, et le maréchal Davout à Naumbourg. Au défaut d'avoir exécuté ces dispositions, je vous avais fait connaître dans la nuit, que, si vous étiez encore à Naumbourg, vous deviez marcher sur le maréchal Davout pour le soutenir. Vous étiez à Naumbourg lorsque cet ordre est arrivé; il vous a été communiqué, et cependant vous avez préféré faire une fausse marche pour retourner à Dornbourg, et par là vous ne vous êtes pas trouvé à la bataille, et le maréchal Davout a supporté les principaux efforts de l'armée ennemie. Tout cela est certainement très-malheureux, etc.
7: Nous ne faisons que reproduire ici le tableau tracé par les officiers prussiens eux-mêmes dans les différents récits qu'ils ont publiés.
8: Nous rapportons ici l'assertion contenue dans les Mémoires du général Dupont. Nous pouvons affirmer que dans ces Mémoires, encore manuscrits, et fort intéressants, le général Dupont n'est pas le détracteur du maréchal Bernadotte. Il le traite en ami, comme tous ceux qui ont triomphé en 1815, lorsque la France succombait.
9: Nous citons cette lettre, qui existe au dépôt de la guerre.
Le maréchal Berthier au maréchal Bernadotte.
«Halle, le 21 octobre 1806.
»L'Empereur, monsieur le maréchal, me charge de vous écrire qu'il est très-mécontent de ce que vous n'avez pas exécuté l'ordre que vous avez reçu de vous porter hier à Calbe, pour jeter un pont à l'embouchure de la Saale, à Barby. Cependant vous deviez sentir que toutes les dispositions de l'Empereur étaient combinées.
»Sa Majesté, qui est très-fâchée que vous n'ayez pas exécuté ses ordres, vous rappelle à ce sujet que vous ne vous êtes point trouvé à la bataille d'Iéna; que cela aurait pu compromettre le sort de l'armée et déjouer les grandes combinaisons de Sa Majesté, et a rendu douteuse et très-sanglante cette bataille, qui l'aurait été beaucoup moins. Quelque profondément affecté qu'ait été l'Empereur, il n'avait pas voulu vous en parler, parce qu'en se rappelant vos anciens services il craignait de vous affliger, et que la considération qu'il a pour vous l'avait porté à se taire; mais, dans cette circonstance, où vous ne vous êtes pas porté à Calbe, et où vous n'avez pas tenté le passage de l'Elbe, soit à Barby, soit à l'embouchure de la Saale, l'Empereur s'est décidé à vous dire sa façon de penser, parce qu'il n'est point accoutumé à voir sacrifier ses opérations à de vaines étiquettes de commandement.
»L'Empereur, monsieur le maréchal, me charge encore de vous parler d'une chose moins grave: c'est que, malgré l'ordre que vous avez reçu hier, vous n'avez pas encore envoyé ici trois compagnies pour conduire vos prisonniers. Il en reste à Halle 3,500 sans aucune escorte: l'Empereur, monsieur le maréchal, vous ordonne d'envoyer sur-le-champ un officier d'état-major à la tête de trois compagnies complètes formant 300 hommes, pour prendre tous les prisonniers qui sont à Halle et les conduire à Erfurt. Il ne reste ici que la garde impériale, et l'Empereur ne veut pas qu'elle escorte les prisonniers faits par votre corps d'armée. Il est neuf heures, et il n'est pas question des trois compagnies que je vous ai demandées hier.»
10: Nous citons quelques-unes des lettres du maréchal Lannes, qui font connaître l'esprit des troupes françaises à cette époque, et qui peuvent servir à donner à ces prodigieux événements leur vrai caractère.
Le maréchal Lannes à l'Empereur.
«Stettin, le 2 novembre 1806.
»Sire, j'ai reçu la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire; il m'est impossible de lui rendre le plaisir qu'elle m'a fait éprouver. Je ne désire rien tant au monde que d'être sûr que Votre Majesté sache que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour sa gloire.
»J'ai fait part à mon corps d'armée de ce que Votre Majesté a bien voulu me dire pour lui. Il serait impossible de peindre à Votre Majesté le contentement qu'il a ressenti. Une seule parole d'elle suffit pour rendre les soldats heureux.
»Trois hussards s'étaient égarés du côté de Gartz; ils se sont trouvés au milieu d'un escadron ennemi. Ils ont couru à lui en le couchant en joue, et lui disant qu'un régiment le cernait, qu'il fallait sur-le-champ mettre pied à terre. Le commandant de cet escadron a fait mettre pied à terre et a rendu les armes à ces trois hussards, qui ont conduit ici l'escadron prisonnier de guerre.
»J'aurais désiré connaître les intentions de Votre Majesté pour savoir si j'aurais pu porter la division Suchet à Stargard, et la cavalerie en avant. Par ce moyen, nous aurions économisé les vivres de la place de Stettin, auxquels cependant je n'ai pas encore touché. Les soldats sont cantonnés dans les environs et vivent chez les habitants.
»J'ai fait aujourd'hui le tour de la place avec le général Chasseloup, il la trouve mauvaise; je crois aussi qu'il faudrait y dépenser beaucoup d'argent pour la mettre en état de défense. Nous avons été à Damm, c'est une superbe position naturelle; on n'y arrive que par une chaussée d'une lieue et demie, sur laquelle se trouvent au moins quarante ponts. Je pense que, si Votre Majesté veut aller en avant, elle rendra cette position imprenable.
»On vient de m'assurer que le roi avait très-mal traité les messieurs qui l'entourent, et qui lui avaient conseillé la guerre; qu'on ne l'avait jamais vu aussi en colère; qu'il leur avait dit qu'ils étaient des coquins, qu'ils lui avaient fait perdre sa couronne; qu'il ne lui restait d'autre espoir que d'aller trouver le grand Napoléon, et qu'il comptait sur sa générosité.
»Je suis avec le plus profond respect, etc.
«Passewalck, le 1er novembre 1806.
«Sire, j'ai eu l'honneur d'annoncer hier à Votre Majesté 30 pièces de canon, 60 caissons, autant de chariots chargés de munitions, le tout attelé de huit à dix chevaux par voiture, et 1,500 canonniers d'artillerie légère. En vérité, Sire, je n'ai jamais rien vu de plus beau que ces hommes. C'est un superbe parc. Je le fais partir d'ici ce matin et le dirige sur Spandau. Presque tous ces canonniers sont à cheval, et marchent dans le plus grand ordre. Votre Majesté pourrait, si elle le voulait, les faire conduire en Italie. Je suis sûr qu'en mettant avec eux quelques officiers qui parlassent allemand, ces gens-là serviraient parfaitement. Je désirerais que Votre Majesté vît ce convoi; cela la déciderait à l'envoyer dans le royaume d'Italie.
»Le grand-duc de Berg m'écrit qu'il compte joindre l'ennemi, c'est-à-dire le grand corps du duc de Weimar et de Blucher, avec le prince de Ponte-Corvo, dans la journée de demain. Il a déjà fait quelques prisonniers de la queue de la colonne. D'après cet avis, je rappelle toute la cavalerie légère que j'avais envoyée sur Boitzenbourg, et vais rassembler tout mon corps d'armée à Stettin.
»On a trouvé dans cette place plus de 200 pièces de canon sur leurs affûts, et beaucoup d'autres de rechange, infiniment de poudre, de munitions et de magasins.
»Je jetterai toute ma cavalerie légère sur la rive droite de l'Oder. Je ferai ramasser tous les blés et farines que je pourrai pour augmenter nos magasins; je ferai faire des fours et autant de biscuit qu'il me sera possible.
»La garnison de Stettin était de 6,000 hommes; je les fais escorter sur Spandau par un régiment de la division Gazan. Il ne reste plus qu'un régiment à ce général. La division Suchet a fourni également beaucoup de monde pour l'escorte des prisonniers, de manière que mon corps d'armée est réduit à bien peu de chose.
»Si Stettin offre assez de moyens pour habiller le soldat, je le ferai, car il est tout nu. On s'occupe de dresser l'inventaire de ce qui existe dans la place. J'aurai l'honneur de l'adresser à Votre Majesté.
»En attendant, je prie Votre Majesté Impériale de me faire connaître ses intentions le plus tôt possible. Mon quartier général sera ce soir à Stettin.
»J'ai fait lire hier la proclamation de Votre Majesté à la tête des troupes. Les derniers mots qu'elle contient ont vivement touché le cœur des soldats. Ils se sont tous mis à crier: Vive l'empereur d'Occident! Il m'est impossible de dire à Votre Majesté combien ces braves gens l'aiment, et vraiment on n'a jamais été aussi amoureux de sa maîtresse qu'ils le sont de votre personne. Je prie Votre Majesté de me faire savoir si elle veut qu'à l'avenir j'adresse mes dépêches à l'Empereur d'Occident, et je le demande au nom de mon corps d'armée.
»Je suis avec le plus profond respect, etc.
11: Nous rapportons ici fidèlement le sens d'une quantité de lettres, qui ont été conservées en original, dans les innombrables papiers de Napoléon aux Archives de l'ancienne Secrétairerie d'État.
12: Nous citons à ce sujet quelques lettres de Napoléon, qui nous semblent dignes d'être reproduites.
Au ministre de l'intérieur.
«Posen, 6 décembre 1806.
»La littérature a besoin d'encouragements; vous en êtes le ministre. Proposez-moi quelques moyens pour donner une secousse à toutes les différentes branches des belles-lettres, qui ont de tout temps illustré la nation.
»Vous aurez reçu le décret que j'ai pris sur le monument de la Madeleine, et celui qui rapporte l'établissement de la Bourse sur cet emplacement. Il est cependant nécessaire d'avoir une Bourse à Paris. Mon intention est de faire construire une Bourse qui réponde à la grandeur de la capitale, et au nombre d'affaires qui doivent s'y faire un jour. Proposez-moi un local convenable. Il faut qu'il soit vaste, afin d'avoir des promenades autour. Je voudrais un emplacement isolé.
»Quand j'ai assigné un fonds de trois millions pour la construction du monument de la Madeleine, je n'ai voulu parler que du bâtiment et non des ornements, auxquels, avec le temps, je veux employer une bien plus forte somme. Je désire qu'au préalable on achète les chantiers environnants, afin de faire une grande place circulaire au milieu de laquelle se trouvera le monument, et autour de laquelle je ferai bâtir des maisons sur un plan uniforme.
»Il n'y aurait pas d'inconvénient à nommer le pont de l'École militaire le pont d'Iéna. Proposez-moi un décret pour donner les noms des généraux et des colonels qui ont été tués à cette bataille aux différentes nouvelles rues.
»Sur ce, etc.
Au ministre de l'intérieur.
«Finkenstein, le 30 mai 1807.
»Après avoir examiné attentivement les différents plans du monument dédié à la Grande Armée, je n'ai pas été un moment en doute. Celui de M. Vignon est le seul qui remplisse mes intentions. C'est un temple que j'avais demandé, et non une église. Que pouvait-on faire, dans le genre des églises, qui fût dans le cas de lutter avec Sainte-Geneviève, même avec Notre-Dame, et surtout avec Saint-Pierre de Rome? Le projet de M. Vignon réunit à beaucoup d'autres avantages, celui de s'accorder beaucoup mieux avec le palais du Corps Législatif, et de ne pas écraser les Tuileries.
»Je ne veux rien en bois. Les spectateurs doivent être placés, comme je l'ai dit, sur des gradins de marbre formant les amphithéâtres destinés au public... Rien, dans ce temple, ne doit être mobile et changeant; tout, au contraire, doit y être fixé à sa place. S'il était possible de placer à l'entrée du temple le Nil et le Tibre, qui ont été apportés de Rome, cela serait d'un très-bon effet. Il faut que M. Vignon tâche de les faire entrer dans son projet définitif, ainsi que des statues équestres qu'on placerait au dehors, puisque réellement elles seraient mal dans l'intérieur. Il faut aussi désigner le lieu où l'on placera l'armure de François Ier prise à Vienne et le quadrige de Berlin.
»Il ne faut pas de bois dans la construction de ce temple... Du granit et du fer, tels doivent être les matériaux de ce monument. On objectera que les colonnes actuelles ne sont pas de granit; mais cette objection ne serait pas bonne, puisque avec le temps on peut renouveler ces colonnes sans nuire au monument. Cependant, si l'on prouvait que l'emploi du granit entraînerait dans une trop grande dépense et dans de longs délais, il faudrait y renoncer; car la condition principale du projet, c'est qu'il soit exécuté dans trois ou quatre ans, et, au plus, en cinq ans. Ce monument tient en quelque chose à la politique; il est dès lors du nombre de ceux qui doivent se faire vite. Il convient néanmoins de s'occuper à chercher du granit pour d'autres monuments que j'ordonnerai, et qui, par leur nature, peuvent permettre de donner trente, quarante ou cinquante ans à leur construction.
»Je suppose que toutes les sculptures intérieures seront en marbre, et qu'on ne me propose pas des sculptures propres aux salons et aux salles à manger des femmes des banquiers de Paris. Tout ce qui est futile n'est pas simple et noble; tout ce qui n'est pas de longue durée ne doit pas être employé dans ce monument. Je répète qu'il n'y faut aucune espèce de meubles, pas même des rideaux.
»Quant au projet qui a obtenu le prix, il n'atteint pas mon but; c'est le premier que j'ai écarté. Il est vrai que j'ai donné pour base de conserver la partie du bâtiment de la Madeleine qui existe aujourd'hui; mais cette expression est une ellipse. Il était sous-entendu que l'on conserverait de ce bâtiment le plus possible, autrement il n'y aurait pas eu besoin de programme, il n'y avait qu'à se borner à suivre le plan primitif. Mon intention était de n'avoir pas une église, mais un temple, et je ne voulais ni qu'on rasât tout, ni qu'on conservât tout. Si ces deux propositions étaient incompatibles, savoir, celle d'avoir un temple et celle de conserver les constructions actuelles de la Madeleine, il était simple de s'attacher à la définition d'un temple: par temple, j'ai entendu un monument tel qu'il y en avait à Athènes, et qu'il n'y en a pas à Paris. Il y a beaucoup d'églises à Paris, il y en a dans tous les villages. Je n'aurais assurément pas trouvé mauvais que les architectes eussent fait observer qu'il y avait une contradiction entre l'idée d'avoir un temple et l'intention de conserver les constructions faites pour une église. La première était l'idée principale, la seconde était l'idée accessoire. M. Vignon a donc deviné ce que je voulais...
13: Le maréchal Davout, fort partisan du rétablissement de la Pologne, écrivait, à la date du 1er décembre: «Les levées d'hommes se font très-facilement, mais il manque des personnes qui puissent diriger leur organisation et leur instruction. Il manque aussi des fusils. L'esprit est excellent à Varsovie; mais les grands se servent de leur influence pour calmer l'ardeur qui est générale dans les classes moyennes. L'incertitude de l'avenir les effraye, et ils laissent assez entendre qu'ils ne se déclareront ouvertement que, lorsqu'en déclarant leur indépendance, on aura pris l'engagement tacite de la garantir.
»Varsovie, le 1er décembre 1806.»
14: Nous citons la lettre suivante, qui indique bien la situation au moment dont il s'agit dans ce récit.
Au général Clarke.
«Lowicz, 18 décembre 1806, sept heures du soir.
»J'arrive à Lowicz. Je vous écris pour vous ôter toute espèce d'inquiétude. Il n'y a rien ici de nouveau. Les armées sont en présence. Les Russes sont sur la rive droite de la Narew, et nous sur la rive gauche. Indépendamment de Praga, nous avons deux têtes de pont: une à Modlin, l'autre sur la Narew, à l'embouchure de l'Ukra. Nous avons Thorn, et une armée à vingt lieues en avant qui manœuvre sur l'ennemi. Toutes ces nouvelles sont pour vous. Il est possible que d'ici à huit jours il y ait une affaire qui finisse la campagne. Prenez vos précautions pour qu'il n'y ait aucun fusil ni à Berlin ni dans les campagnes, que Spandau et Custrin soient en bon état, et que partout on fasse un bon service.
»Écrivez à Mayence et à Paris, pour dire seulement que vous écrivez, qu'il n'y a rien de nouveau, ce qu'il faut faire, en général, tous les jours, quand il ne passe pas de mes courriers: cela déconcerte les mauvais bruits.
15: Les lecteurs qui se souviennent d'avoir vu figurer le 14e de ligne avec son colonel Savary au passage de la Vistule, à Thorn, sous les ordres du maréchal Ney, auront de la peine à s'expliquer comment ce même régiment peut se trouver, le 24 décembre, sous le maréchal Augereau, au passage de l'Ukra à Kolozomb. L'explication est facile: c'est que ce régiment, laissé à Bromberg par le maréchal Augereau lorsque celui-ci remonta la rive gauche de la Vistule depuis Thorn jusqu'à Modlin, resta pour un moment à la disposition du maréchal Ney, et opéra sous ses ordres le passage de la Vistule à Thorn.
Nous n'ajouterions pas cette note, qui peut paraître inutile, si quelques critiques peu attentifs et peu instruits, ne nous avaient accusé de faire figurer dans différentes actions des corps qui n'y avaient eu aucune part. Il y a des attaques dont il faut peu s'inquiéter; cependant, par respect pour le lecteur impartial, nous tenons à lui prouver que nous n'avons rien négligé pour parvenir à l'exactitude la plus rigoureuse.
16: Le narrateur Plotho, officier de l'armée russe et témoin oculaire, avoue lui-même le chiffre de 43 mille hommes.
17: C'est l'assertion du narrateur Plotho lui-même, qui, pour faire ressortir le mérite de l'armée russe, rabaisse celui de son gouvernement, en s'attachant toujours à réduire le chiffre des forces employées. Il était étrange, en effet, de ne pouvoir pas, sur sa propre frontière, présenter à un ennemi qui venait de si loin, plus de 90 mille hommes capables de combattre.
18: Voici la force véritable des corps, établie d'après la confrontation de nombreuses pièces authentiques.
| Le maréchal Lannes. | 12,000 | hommes. |
| Le maréchal Davout. | 18,000 | |
| Le maréchal Soult. | 20,000 | |
| Le maréchal Augereau. | 10,000 | |
| Le maréchal Ney. | 10,000 | |
| Le maréchal Bernadotte. | 12,000 | |
| Le général Oudinot. | 6,000 | |
| La garde | 6,000 | |
| La cavalerie de Murat | 10,000 | |
| ——— | ||
| Total | 104,000 |
Si l'on retranche de ce chiffre total de 104,000 hommes
| 12,000 | Lannes | laissés aux environs de Varsovie, |
| 6,000 | Oudinot | |
| 12,000 | Bernadotte | devant rester entre Thorn et Graudenz. |
| ——— | ||
| 30,000 | ||
il reste 74 mille hommes de troupes actives, pouvant se trouver réunies sous la main de Napoléon.
19: Nous n'oserions pas, en présence des fausses assertions des historiens étrangers et français, avancer une telle vérité, si elle ne reposait sur les documents les plus authentiques.
20:
| Les Russes avaient perdu | 1,500 | hommes | à Mohrungen. |
| 1,000 | — | à Bergfried. | |
| 3,000 | — | à Waltersdorf. | |
| 2,000 | — | à Hoff. | |
| 1,000 | — | à Heilsberg. | |
| 500 | — | à Eylau. | |
| —— | |||
| Total | 9,000 | hommes. | |
21: Expression de Napoléon, dans le récit qu'il donna lui-même de la bataille.
22: C'est la propre assertion du narrateur Plotho.
23: Nous empruntons ce détail aux mémoires militaires et manuscrits du maréchal Davout.
24: Expression de Napoléon dans l'un de ses bulletins.
25: Il est rare qu'on parvienne à constater les pertes essuyées dans une bataille avec autant de précision qu'on peut le faire pour la bataille d'Eylau. Je me suis livré, afin d'y réussir, à un travail attentif, et voici la vérité, autant du moins qu'il est possible de l'obtenir en pareille matière. L'inspecteur des hôpitaux constata le soir même, à Eylau, l'existence de 4,500 blessés, et le lendemain, après avoir fait le tour des villages environnants, il en porta le nombre total à 7,094. Son rapport a été conservé. Les rapports des divers corps présentent, au contraire, un chiffre beaucoup plus considérable, et qui ferait monter à 13 ou 14 mille le nombre des hommes atteints plus ou moins gravement. Cette différence s'explique par la manière dont les auteurs de ces rapports entendent le mot de blessés. Les chefs de corps comptent jusqu'aux moindres contusions, chacun d'eux naturellement cherchant à faire valoir les souffrances de ses soldats. Mais la moitié des hommes désignés comme blessés ne songeaient pas même à se faire soigner, et la preuve en est dans le rapport du directeur des hôpitaux. Du reste, un mois après, une controverse fort curieuse s'établit par lettres, entre Napoléon et M. Daru. M. Daru ne trouvait pas plus de six mille blessés dans les hôpitaux de la Vistule. Cela paraissait contestable à Napoléon, qui croyait en avoir davantage, surtout en comprenant dans ce nombre les blessés de la bataille d'Eylau, et ceux des combats qui l'avaient précédée, depuis la levée des cantonnements. Cependant, après mûr examen, on n'en trouva jamais plus de six mille et quelques cents, et moins de six mille pour Eylau même, ce qui, en tenant compte des morts survenues, s'accorde parfaitement avec le chiffre de 7,094 fourni par le directeur des hôpitaux. Nous croyons donc être dans le vrai en portant à 3 mille morts et 7 mille blessés les pertes de la bataille d'Eylau. Napoléon, en parlant dans son bulletin de 2 mille morts et de 5 à 6 mille blessés, avait, comme on le voit, peu altéré la vérité, en comparaison de ce qu'avaient fait les Russes. On peut même dire que le soir de la bataille, il était fondé à n'en pas supposer davantage.
Quant aux pertes des Russes, j'ai adopté leurs propres chiffres, et ceux qui furent constatés par les Français. Nous trouvâmes 7 mille cadavres, et dans les lieux environnants 5 mille blessés. Ils durent en emmener un beaucoup plus grand nombre. L'Allemand Both dit qu'ils ramenèrent 14,900 blessés à Kœnigsberg, lesquels moururent presque tous de froid. Il admet d'ailleurs qu'ils eurent 7 mille morts, et laissèrent 5 mille blessés sur le champ de bataille. Ajoutez 3 à 4 mille prisonniers, et on arrive à une perte totale de 30 mille hommes, qui ne peut guère être contestée. Le général Benningsen, toujours si peu exact, avoua lui-même dans son récit une perte de 20 mille hommes.
26: L'Empereur ne put jamais le fixer exactement, par suite de la mobilité continuelle de l'effectif des corps.
27: «Une rivière ni une ligne quelconque, écrivait-il à Bernadotte (6 mars, Osterode), ne peuvent se défendre qu'en ayant des points offensifs; car, quand on n'a fait que se défendre, on a couru des chances sans rien obtenir. Mais, lorsqu'on peut combiner la défense avec un mouvement offensif, on fait courir à l'ennemi plus de chances qu'il n'en fait courir au corps attaqué. Faites donc travailler jour et nuit aux têtes de pont de Spanden et de Braunsberg.»
28: 13 avril.
29: Nous avons cru devoir raconter avec quelque détail le siége de Dantzig, parce que c'est un beau modèle de siége régulier, et le plus remarquable peut-être de notre siècle, parce que les exemples de siéges réguliers, si fréquents et si parfaits sous Louis XIV, sont devenus fort rares de nos jours, parce que celui de Dantzig eut l'insigne honneur d'être couvert par Napoléon à la tête de deux cent mille hommes, parce qu'il est enfin l'épisode indispensable, qui lie la campagne d'hiver à la campagne d'été, dans l'immortelle guerre de Pologne.
30: Ces nombres sont empruntés aux états trouvés dans la place.
31: Il est fort difficile de connaître au juste ce qui se passait entre ces souverains, vivant dans un tête-à-tête continuel, et ne faisant guère au public qui les entourait la confidence de leurs dispositions secrètes. Mais on a su par les communications de la cour de Prusse à plusieurs petites cours allemandes ce qui se passait au quartier général, et d'ailleurs l'assertion que je produis ici est tirée des récits que la reine de Prusse fit elle-même à l'un des diplomates respectables du temps.
32:
| Effectif. | Présents sous les armes. | |||
| Ney | 25 | mille | 17 | mille. |
| Davout | 40 | 30 | ||
| Soult | 43 | 31 ou 32 | ||
| Bernadotte | 36 | 24 | ||
| Murat | 30 | 20 | ||
| Garde | 12 | 8 ou 9 | ||
| Lannes | 20 | 15 | ||
| Mortier | 15 | 10 | ||
| —— | —— | |||
| 221 | mille | 155 | mille. | |
En ajoutant les Polonais de Zayonschek, 5 mille pour 7 ou 8 mille, on a 160 mille combattants sur 228 mille hommes d'effectif total.
33: Ces détails sont tirés des Mémoires militaires du général Dupont, Mémoires encore manuscrits et remplis du plus haut intérêt.
34: Voici comment le narrateur Plotho a raconté la retraite du maréchal Ney à Deppen:
«Les Français, maîtres passés dans l'art de la guerre, résolurent en ce jour ce problème si difficile, d'entreprendre, sous les yeux d'un ennemi de beaucoup plus fort et pressant vivement, une retraite devenue indispensable, et de la rendre le moins préjudiciable possible. Ils s'en tirèrent avec le plus grand savoir-faire. Le calme et l'ordre, et en même temps la rapidité qu'apporta le corps de Ney à se rassembler au signal de trois coups de canon; le sang-froid et la circonspection attentive qu'il mit à exécuter sa retraite, pendant laquelle il opposa une résistance renouvelée à chaque pas, et sut tirer parti en maître de chaque position; tout cela prouva le talent du capitaine qui commandait les Français, et l'habitude de la guerre portée chez eux à la perfection, aussi bien que l'auraient pu faire les plus belles dispositions et la plus savante exécution d'une opération offensive. Pour attaquer avec succès, comme pour opposer une résistance régulière dans une retraite, il faut de rares qualités, il faut des vertus difficiles à pratiquer, et pourtant il est nécessaire que tout cela soit réuni dans le même personnage pour former le grand capitaine.»
35:
| Davout | 30 | mille. |
| Ney | 15 | |
| Lannes | 15 | |
| Soult | 30 | |
| La garde | 8 | |
| Murat | 18 | |
| Mortier | 10 | |
| —— | ||
| 126 | mille. |
36: L'historien russe Plotho dit que le général Benningsen était atteint de la maladie de la pierre.
37:
| Oudinot | 7,000 |
| Grouchy | 1,800 |
| 9e hussards, chevaux-légers et cuirassiers saxons. | 1,200 |
| —— | |
| 10,000 |
38:
| Oudinot | 7,000 |
| Verdier | 7,000 |
| Cavalerie de Lannes | 1,200 |
| Dupas | 6,000 |
| Nansouty | 3,500 |
| Grouchy | 1,800 |
| —— | |
| 26,500 |
39: Je tiens ces détails de M. le maréchal Mortier, que j'avais l'honneur de connaître, et qui me les a souvent racontés lui-même.
40: Rien n'est plus difficile que d'évaluer avec une exactitude rigoureuse les forces d'une armée le jour d'une bataille. Rarement on a des états authentiques, et, quand on a pu s'en procurer, il est plus rare encore que ces états s'accordent avec la réalité. M. Dérode, dans un excellent travail sur la bataille de Friedland, s'est servi d'un état extrait de l'ouvrage du général Mathieu Dumas, état qui, bien qu'il ait été pris au dépôt de la guerre, est inexact sous plusieurs rapports. On rédigeait dans les bureaux du ministère à Paris, des états auxquels ne répondaient pas toujours les faits qui se passaient sur la Vistule. Il existe au Louvre, dans le riche dépôt des papiers de Napoléon, des livrets faits pour lui seul, qu'il avait toujours sous la main, et qui, renouvelés mois par mois, contenaient la description exacte de chacun des corps agissant sous ses ordres. Les feuillets de ces livrets étaient écrits d'un seul côté, et sur l'autre on portait quelquefois à l'encre rouge les changements survenus dans le mois. C'est dans ces livrets, et à condition de ne pas même les prendre comme base absolue, à condition d'en modifier sans cesse les données par l'appréciation des circonstances du moment, c'est dans ces livrets qu'on peut, disons-nous, chercher la vérité approximative. Je n'ai pas trouvé, pour l'année 1807, les livrets correspondant aux mois de mai, de juin, de juillet; il a donc fallu me servir de ceux des mois de mars et d'août, quoique celui du mois de mars soit trop incomplet, car l'armée n'avait pas reçu alors tous les renforts qui lui arrivèrent en mai et en juin, et que celui du mois d'août soit trop complet au contraire, car à cette époque une portion considérable de forces, en marche pendant les événements de juin, avait rejoint. Mais, en se servant de ces états, en les comparant entre eux, en les rectifiant surtout par la correspondance de Napoléon, et en s'éclairant, pour la bataille de Friedland, d'une note écrite de sa main, laquelle donne la force de plusieurs des corps qui figurèrent à cette bataille, on peut arriver à l'évaluation suivante, que je crois fort rapprochée de la vérité. J'ajouterai que cette approximation de la vérité suffit, car, pour juger un grand événement comme Friedland ou Austerlitz, il importe peu de savoir si ce furent 80 ou 82 mille hommes qui combattirent. Deux ou trois mille combattants de plus ou de moins ne changent rien, ni au caractère de l'événement, ni aux combinaisons qui le décidèrent. Si l'historien ne doit négliger aucun soin pour arriver à la vérité absolue, c'est parce qu'il doit s'en faire une habitude constante, afin de ne jamais laisser se relâcher en lui le goût scrupuleux du vrai; mais l'important c'est le caractère, non le détail minutieux des choses.
Voici donc le tableau le plus vraisemblable des forces de l'armée française à la journée de Friedland:
| La garde, quoique portée à 9 mille hommes, n'avait dans ses rangs ni les marins ni les dragons, et avait fait sur les fusiliers une perte notable. Elle comptait tout au plus 7,500 hommes présents | 7,500 | |
| La note citée, écrite de la main de Napoléon, évalue les grenadiers Oudinot à 7,000 hommes présents | 7,000 | |
| La division Verdier à | 8,000 | |
| L'infanterie saxonne à | 4,000 | |
| Le 9e de hussards à | 400 | |
| Les cuirassiers saxons à | 600 | |
| Les chevaux-légers saxons à | 200 | |
| ——— | ||
| Ce qui faisait pour le corps de Lannes un total de | 20,200 | |
| Mais les Saxons avaient été laissés à Heilsberg sauf toutefois trois bataillons, qui, suivant quelques relations, se trouvaient à Friedland. La division Verdier avait essuyé à Heilsberg une perte notable, et enfin on avait marché très-vite. Je crois donc qu'on sera dans le vrai en évaluant ainsi le corps de Lannes: | ||
| Oudinot | 7,000 | |
| Verdier | 6,500 | |
| Saxons | 1,200 | |
| Cavalerie | 1,200 | |
| —— | ||
| 15,900 | ||
| (L'artillerie est comprise dans les divisions d'infanterie.) | ||
| Lannes | 15,900 | |
| Le corps de Ney était de 16 à 17 mille hommes présents sous les armes au moment de l'entrée en campagne, ce qui résulte d'une lettre du maréchal Ney à Napoléon. Il n'avait pas perdu moins de 2,000 à 2,500 hommes en morts, blessés et prisonniers aux deux combats de Guttstadt et de Deppen. Il était donc tout au plus, en tenant compte des marches, de 14 mille hommes. | ||
| Ney | 14,000 | |
| Le maréchal Mortier, d'après la note citée de Napoléon, avait à la division Dupas | 6,400 | |
| À la division Dombrowski | 4,000 | |
| Il possédait un détachement de chevaux bataves, dont la désignation est incertaine dans la note citée | 1,500 | |
| —— | ||
| Total | 11,900 | |
| Quand on sait, par les lettres du maréchal Lefebvre, ce qui en était des Polonais, de leur exactitude à suivre le drapeau, on ne peut pas porter le corps du maréchal Mortier à plus de 10 mille hommes. | ||
| Mortier | 10,000 | |
| Le corps du maréchal Bernadotte, commandé par le général Victor, était en mars, sans la division de dragons, de 22,000 hommes environ, présents sous les armes. Il fut recruté depuis, mais il avait laissé plusieurs postes en arrière, et, s'il monta à 25,000 hommes, il n'avait pas dû en amener plus de 22 mille à Friedland. | ||
| Victor | 22,000 | |
| La cavalerie comprenait les cuirassiers du général Nansouty, desquels il faut défalquer les pertes de la marche, celles d'Heilsberg, etc. | 3,500 | |
| Les dragons du général Grouchy | 1,800 | |
| Les dragons du général La Houssaye | 1,800 | |
| Les dragons du général Latour-Maubourg, qui comptait six régiments: | 2,400 | |
| La cavalerie légère des généraux Beaumont et Colbert | 2,000 | |
| ——— | ||
| 11,500 | 11,500 | |
| ——— | ||
| On trouve donc pour le total de l'armée | 80,900 | |
| Je crois par conséquent qu'on peut dire que l'armée française était de 80 mille hommes environ à la bataille de Friedland, dont 25 mille, comme on le verra, ne tirèrent pas un coup de fusil. Il restait le corps du maréchal Davout qui n'avait pas combattu, et qui était de 29 à 30 mille à l'entrée en campagne, de 28 mille, si on veut tenir compte de ce qu'on laisse en arrière en marchant; le maréchal Soult ayant perdu environ 5 mille hommes à Heilsberg, et ne devant guère en avoir plus de 27 mille; enfin Murat avec environ 10,000 hommes, ce qui porterait le total de l'armée en action dans le moment: | ||
| À Friedland | 80,000 | |
| Devant Kœnigsberg, ou en marche sur cette ville. | Davout | 28,000 |
| Soult | 27,000 | |
| Murat | 10,000 | |
| ——— | ||
| Total | 145,000 | |
Ce total de 145 mille hommes agissants correspondrait bien et aux forces qui existaient le 5 juin, et aux pertes que supposent les différents combats livrés depuis le 5 juin. En comptant en effet ces pertes à 12 ou 15 mille hommes, en morts, blessés, prisonniers, détachés ou traînards, on retrouve les 160,000 hommes de l'entrée en campagne. Bien que ces nombres soient empruntés aux seuls documents dignes de foi, documents éclaircis, modifiés par une correspondance de chaque jour, nous les regardons comme approximatifs, et rien de plus. Et si nous sommes entré dans ces détails, c'est pour donner une idée de la difficulté d'arriver en ce genre à une exactitude rigoureuse. Mais, nous le répétons, si l'historien, pour ne se relâcher jamais de ses devoirs, doit aspirer à la vérité rigoureuse, la postérité qui le lit, rassurée par ses efforts, peut se contenter, quant aux nombres et aux détails, de la vérité générale. C'est cette vérité générale qui lui importe, qui lui suffit, car c'est elle qui constitue le vrai caractère des choses et des événements.
41: Deux mille, dit le maréchal Ney dans son rapport.
42: Il est fort difficile de savoir avec exactitude ce qui s'est passé dans les longs entretiens que Napoléon et Alexandre eurent ensemble à Tilsit. Toute l'Europe a retenti à cet égard de récits controuvés, et on a non-seulement supposé des entretiens chimériques, mais publié une quantité de traités, sous le nom d'articles secrets de Tilsit, absolument faux. Les Anglais surtout, pour justifier leur conduite ultérieure à l'égard du Danemark, ont mis au jour beaucoup de prétendus articles secrets de Tilsit, les uns imaginés après coup par les collecteurs de traités, les autres véritablement communiqués dans le temps au cabinet de Londres par des espions diplomatiques, qui, en cette occasion, gagnèrent mal l'argent qu'on leur prodiguait. Grâce aux documents authentiques et officiels dans lesquels j'ai eu la faculté de puiser, je vais donner pour la première fois les véritables stipulations de Tilsit, tant publiques que secrètes; je vais surtout faire connaître la substance des entretiens de Napoléon et d'Alexandre. Je me servirai pour cela d'un monument fort curieux, probablement condamné pour long-temps à demeurer secret, mais dont je puis sans indiscrétion extraire ce qui est relatif à Tilsit. Il s'agit de la correspondance particulière de MM. Savary et de Caulaincourt avec Napoléon, et de la correspondance de Napoléon avec eux. Le général Savary demeura quelques mois à Saint-Pétersbourg comme envoyé extraordinaire, M. de Caulaincourt y séjourna plusieurs années à titre d'ambassadeur. Le dévouement de l'un, la véracité de l'autre, ne permettent pas de douter du soin qu'ils apportèrent à faire connaître à Napoléon la vérité tout entière, et je dois dire que le ton de sincérité de cette correspondance les honore tous les deux. Craignant de substituer leur jugement à celui de Napoléon, et voulant le mettre en mesure de juger par lui-même, ils prirent l'habitude de joindre à leurs dépêches un procès-verbal, par demandes et par réponses, de leurs conversations intimes avec Alexandre. L'un et l'autre le voyaient presque tous les jours en tête-à-tête, dans la plus grande familiarité, et, en rapportant mot pour mot ce qu'il disait, ils en ont tracé, sans y prétendre, le portrait le plus intéressant et certainement le plus vrai. Beaucoup de gens, et notamment beaucoup de Russes, pour excuser Alexandre de son intimité avec Napoléon, mettent cette intimité sur le compte de la politique, et, le faisant plus profond qu'il ne fut, disent qu'il trompait Napoléon. Cette singulière excuse ne serait pas même essayée, si on avait lu la correspondance dont il s'agit. Alexandre était dissimulé, mais il était impressionnable, et dans ces entretiens on le voit s'échapper sans cesse à lui-même, et dire tout ce qu'il pense. Il est certain qu'il s'attacha quelque temps, non pas à la personne de Napoléon, qui lui inspira toujours une certaine appréhension, mais à sa politique, et qu'il la servit très-activement. Il avait conçu une ambition fort naturelle, que Napoléon laissa naître, qu'il flatta quelque temps, et qu'il finit par décevoir. C'est alors qu'Alexandre se détacha de la France, s'en détacha avant de l'avouer, ce qui constitua pour un moment la fausseté dont les Russes lui font honneur, mais ce qui n'en était presque pas une, tant il était facile de discerner dans son langage et dans ses mouvements involontaires, le changement de ses dispositions. J'anticiperais sur le récit des temps ultérieurs, si je disais ici quelle fut cette ambition d'Alexandre, que Napoléon flatta, et qu'il finit par ne pas satisfaire. Ce que je dois dire en ce moment, c'est comment la longue suite des entretiens d'Alexandre avec MM. Savary et de Caulaincourt, a pu me servir à éclaircir le mystère de Tilsit. Voici comment j'y suis parvenu. Alexandre plein du souvenir de Tilsit, rappelait sans cesse à MM. Savary et de Caulaincourt tout ce qui s'était fait et dit, dans cette célèbre entrevue, et racontait souvent les conversations de Napoléon, les propos tour à tour profonds ou piquants recueillis de sa bouche, les promesses surtout qu'il disait en avoir reçues. Tout cela fidèlement transcrit le jour même, était mandé à Napoléon qui contestait quelquefois, d'autres fois admettait visiblement, comme ne pouvant pas être contesté, ce qu'on lui rappelait. C'est dans la reproduction contradictoire de ces souvenirs, que j'ai puisé les détails que je vais fournir, et dont l'authenticité ne saurait être mise en doute. J'ai obtenu en outre d'une source étrangère, également authentique et officielle, la communication de dépêches fort curieuses, contenant les épanchements de la reine de Prusse, à son retour de Tilsit, avec un ancien diplomate, digne de sa confiance et de son amitié. C'est à l'aide de ces divers matériaux que j'ai composé le tableau qu'on va lire, et que je crois le seul vrai, entre tous ceux qu'on a tracés des scènes mémorables de Tilsit.
43: Ce sont les propres expressions de Napoléon, répétées par Alexandre racontant à M. de Caulaincourt ce qui s'était passé à Tilsit.
44: Je tiens ces détails de M. Méneval lui-même, témoin oculaire, et outre la véracité de ce témoin respectable, j'ai pour garant de leur exactitude les correspondances de MM. Savary et de Caulaincourt, lesquelles prouvent que la limite des Balkans ne fut jamais franchie, malgré tous les efforts d'Alexandre.
45: Je publie non le texte, mais l'analyse rigoureusement exacte du traité, dont le véritable sens est resté inconnu jusqu'ici.